Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
19660
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
OBLIGATIONS DES ÉTATS EN MATIÈRE DE CHANGEMENT CLIMATIQUE (REQUÊTE POUR AVIS CONSULTATIF)
EXPOSÉ ÉCRIT DE LA RÉPUBLIQUE D’ALBANIE
22 mars 2024
[Traduction non révisée]
TABLE DES MATIÈRES
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I. INTRODUCTION ................................................................................................................................ 1
A. Introduction .............................................................................................................................. 1
B. Contexte mondial ..................................................................................................................... 3
C. Albanie ..................................................................................................................................... 4
D. Structure de l’exposé écrit ........................................................................................................ 6
II. COMPÉTENCE DE LA COUR POUR DONNER L’AVIS CONSULTATIF DEMANDÉ PAR L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE, AUCUNE RAISON NE JUSTIFIANT QU’ELLE N’EXERCE PAS CETTE COMPÉTENCE .............................................................................................. 7
A. Compétence de la Cour pour donner l’avis consultatif demandé par l’Assemblée générale ............................................................................................................... 7
B. Il n’existe aucune raison décisive justifiant que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas donner un avis consultatif en l’espèce ........................................... 10
III. LE LIEN ENTRE LES ÉMISSIONS ANTHROPIQUES DE GAZ À EFFET DE SERRE ET LES DOMMAGES CAUSÉS AU SYSTÈME CLIMATIQUE ET À D’AUTRES COMPOSANTES DE L’ENVIRONNEMENT ................................................................................................................ 11
A. Des preuves scientifiques irréfutables .................................................................................... 12
B. Les effets dévastateurs des changements climatiques sur l’environnement ........................... 13
C. Conclusion .............................................................................................................................. 15
IV. OBLIGATIONS QUI INCOMBENT AUX ÉTATS EN CE QUI CONCERNE LA PROTECTION DU SYSTÈME CLIMATIQUE ET D’AUTRES COMPOSANTES DE L’ENVIRONNEMENT CONTRE LES ÉMISSIONS ANTHROPIQUES DE GAZ À EFFET DE SERRE ........................................... 16
A. Obligation de prévenir les dommages transfrontières ............................................................ 16
B. Obligations des États en matière de protection des droits de l’homme dans le contexte des changements climatiques ...................................................................... 27
V. ÉQUITÉ INTERGÉNÉRATIONNELLE ET DÉVELOPPEMENT DURABLE ............................................. 36
A. La nécessité d’une interprétation intégrée et globale des obligations des États en matière de changements climatiques.................................................................. 36
B. Les effets des obligations liées aux changements climatiques sur l’investissement étranger direct en tant qu’outil de développement durable .................................................... 38
VI. CONSÉQUENCES JURIDIQUES POUR LES ÉTATS QUI ONT CAUSÉ DES DOMMAGES SIGNIFICATIFS AU SYSTÈME CLIMATIQUE ET À D’AUTRES COMPOSANTES DE L’ENVIRONNEMENT ................................................................................................................ 43
A. Conséquences juridiques découlant de faits internationalement illicites ............................... 45
B. Conséquences juridiques découlant de faits licites qui comportent un risque de causer un dommage transfrontière significatif de par leurs conséquences physiques ................................................................................................ 48
VII. CONCLUSIONS ........................................................................................................................... 50
I. INTRODUCTION
A. Introduction
1. Le Gouvernement de la République d’Albanie se félicite que l’Assemblée générale des Nations Unies (l’« Assemblée générale ») ait demandé à la Cour internationale de Justice (la « Cour ») de rendre un avis consultatif sur :
a) les obligations qui incombent aux États en ce qui concerne la protection du système climatique et d’autres composantes de l’environnement contre les émissions anthropiques de gaz à effet de serre (« GES ») pour les États et pour les générations présentes et futures ;
b) les conséquences juridiques pour les États qui, par leurs actions ou omissions, ont causé des dommages significatifs au système climatique et à d’autres composantes de l’environnement d’autres États, qui, de par leur situation géographique et leur niveau de développement, sont lésés ou spécialement atteints par les effets néfastes des changements climatiques ou sont particulièrement vulnérables face à ces effets (la « demande »).
2. L’Albanie reconnaît et a pour moteur la responsabilité mondiale partagée de lutter contre les changements climatiques et de protéger l’environnement pour les générations actuelles et futures, qui doit s’accompagner de la possibilité pour tous les États d’accéder au développement durable. Ayant conscience que la présente procédure peut catalyser une réponse mondiale plus unie, plus juste et plus efficace contre les changements climatiques, l’Albanie soumet le présent exposé écrit afin d’encourager et d’aider la Cour à rendre un avis consultatif qui produira des effets concrets dans le monde réel.
3. À cet égard, l’Albanie soulignera dans son exposé que les changements climatiques multiplient les menaces existantes à l’échelle mondiale, mais que le pays, à l’instar des autres États en développement, est « susceptible de payer le plus lourd tribut aux changements climatiques en termes de pertes humaines et de répercussions sur les investissements et l’économie »1, alors qu’il a très peu contribué aux émissions anthropiques de gaz à effet de serre.
4. Dans ce contexte, ce qui était « suffisant » hier est devenu « inacceptable » aujourd’hui2. Si des mesures correctives ne sont pas prises immédiatement, les catastrophes naturelles causées par les changements climatiques continueront d’être de plus en plus fréquentes et violentes dans le monde entier, y compris en Albanie. Ce combat nécessite donc une action immédiate et collective.
5. L’Albanie s’attaque de front à ce défi en faisant preuve de leadership régional : c’est le premier pays des Balkans à avoir adopté une stratégie globale de lutte contre les changements climatiques associée à des plans d’atténuation et d’adaptation3. Le Gouvernement albanais est aussi sur la bonne voie pour atteindre l’objectif mondial des Nations Unies visant à réduire les émissions
1 P. Abeygunawardena et. al., Poverty and climate change: reducing the vulnerability of the poor through adaptation (anglais) (Washington, D.C.: World Bank Group), 2019, accessible à l’adresse suivante : https://documents. banquemondiale.org/fr/publication/documents-reports/documentdetail/534871468155709473/poverty-and-climate-change-reducing-the-vulnerability-of-the-poor-through-adaptation.
2 Hawai’i Electric Light Co, No SCOT-22-0000418, Supreme Court of the State of Hawaii, 13 March 2023, p. 19, accessible à l’adresse suivante : https://law.justia.com/cases/hawaii/supreme-court/2023/scot-22-0000418.html.
3 Conseil des ministres albanais, décision no 466, 3 juillet 2019 (« Pour l’approbation du document stratégique et des plans nationaux d’atténuation des gaz à effet de serre et d’adaptation aux changements climatiques »), accessible à l’adresse suivante : https://qbz.gov.al/share/GzkcixPlSvWPXuZoNVAqzg.
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de gaz à effet de serre de 45 % au cours de la prochaine décennie et à atteindre l’objectif de zéro émission nette d’ici à 2050, conformément à l’accord de Paris4.
6. Toutefois, les États développés doivent reconnaître leurs responsabilités dans les changements climatiques et prendre des mesures transformatrices. À la vingt-huitième session de la conférence des parties à la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (« COP 28 »), tenue en décembre 2023, le Premier ministre Edi Rama s’est exprimé sans fard lorsqu’il a dressé le bilan du statu quo : « nous savons tous que, depuis des décennies, les pays en développement comme le nôtre luttent sans relâche pour résoudre leurs problèmes de développement tout en faisant face aux effets néfastes des changements climatiques ». Il a relevé que, malgré l’espoir suscité par l’accord de Paris, la réalité était loin des engagements pris, soulignant que « le fardeau de l’action climatique continu[ait] de peser de manière disproportionnée sur les épaules des pays en développement, alors qu’ils contribu[ai]ent très peu à cette crise »5.
7. Ce constat sévère reprend et appuie les appels répétés à tant de reprises par les dirigeants des États en développement du monde entier, qui, depuis des décennies, demandent aux États développés de s’acquitter de l’obligation qui leur est faite de les aider, en les appuyant financièrement et en partageant leurs technologies, à atténuer les changements climatiques et à s’adapter à ceux-ci. En effet, cet aspect est essentiel pour faciliter une transition juste des États en développement vers « un développement qui répond[e] aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs »6. La présente procédure consultative offre donc une tribune importante où chaque voix a le même poids, et fait naître l’espoir que les obligations des États en matière de changements climatiques seront énoncées de manière juste et équitable.
8. À cet égard, l’Albanie rappelle que les réponses de la Cour doivent être guidées par les principes établis du droit international, en particulier ceux de la coopération, de l’équité et du développement durable, ainsi que par le principe des responsabilités communes mais différenciées. Un grand pas en avant est nécessaire pour traduire le consensus scientifique écrasant sur les causes et les effets néfastes des changements climatiques et la concurrence croissante entre les États en un avis clair qui fera autorité quant à la teneur des obligations des États dans ce domaine. L’Albanie a conscience que, malgré tous les efforts déployés par la communauté internationale des États pour donner effet à ces principes et pour se mobiliser face à l’ampleur et à l’urgence de la crise climatique, les orientations juridiques claires et réfléchies que la Cour donnera en réponse aux questions qui lui sont posées en la présente procédure devraient marquer un tournant. Il s’agit là d’une nouvelle étape cruciale, et l’Albanie est heureuse de pouvoir y contribuer en soumettant le présent exposé à l’examen de la Cour.
4 Permanent Mission of Albania to the UN in New York, Remarks by Ambassador Ferit Hoxha at the Arria Formula Meeting on Climate Finance for Sustaining Peace and Security, 9 March 2022, accessible à l’adresse suivante : https://ambasadat.gov.al/united-nations/remarks-by-ambassador-ferit-hoxha-at-the-arria-formula-meeting-on-climate-finance-for-sustaining-peace-and-security/.
5 Kryeministria, Prime Minister Edi Rama at the World Climate Action Summit COP 28, 2 December 2023, accessible à l’adresse suivante : https://www.kryeministria.al/en/newsroom/kryeministriediramanesamitinboterorteve primitper-klimencop28/.
6 Objectifs de développement durable de l’ONU, Programme de développement durable, accessible à l’adresse suivante : https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/development-agenda/. Voir aussi H. Xue, Liability for damage to the global commons in Transboundary Damage in International Law, Cambridge Studies in International and Comparative Law (CUP 2003), p. 229 (« L’action mondiale sera définitivement couronnée de succès quand une véritable coopération entre pays développés et pays en développement aura été instaurée dans ce domaine»).
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B. Contexte mondial
9. En mars 2023, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (« GIEC ») a présenté une perspective sombre mais non défaitiste sur l’ampleur du défi que la communauté internationale doit collectivement relever :
« Les changements climatiques sont une menace pour le bien-être humain et la santé de la planète (degré de confiance très élevé). Il nous reste peu de temps pour assurer à tous un avenir vivable et durable (degré de confiance très élevé). Le développement résilient aux changements climatiques, qui intègre l’adaptation et l’atténuation en vue de faire progresser le développement durable pour tous, est rendu possible par une coopération internationale accrue, y compris un meilleur accès à des ressources financières adéquates, en particulier pour les régions, les secteurs et les groupes vulnérables, ainsi que par une gouvernance inclusive et des politiques coordonnées (degré de confiance élevé). Les choix et les actions mis en oeuvre au cours de cette décennie auront des répercussions aujourd’hui et pendant des milliers d’années. »7
10. Les preuves scientifiques des changements climatiques anthropiques, apportées par les rapports du GIEC et d’autres experts, sont indiscutables. Il est indispensable de tenir compte de ce consensus scientifique bien établi pour prendre des décisions éclairées et collaborer face au défi climatique.
11. Comme il est souligné dans le présent exposé, la prise de décisions éclairées doit aussi s’appuyer sur un examen approfondi de la situation des personnes les plus gravement touchées. Les groupes vulnérables notamment les femmes, les enfants, les peuples autochtones, les personnes handicapées, les minorités et les personnes vivant dans l’extrême pauvreté sont les premières victimes des effets des changements climatiques. Il est impératif et éclairant d’adopter une démarche intersectionnelle, en ce qu’elle permet une compréhension plus complète et plus exacte de la myriade de facteurs qui influencent la vie quotidienne des individus. Il est tout aussi crucial d’encourager et de faciliter la participation active des personnes les plus touchées.
12. L’interconnexion des défis posés par les changements climatiques est aussi visible dans les conséquences omniprésentes de la dégradation de l’environnement pour la paix et la sécurité. Inévitablement, compte tenu de l’ampleur de l’urgence climatique, ses effets s’étendent au-delà de la sphère environnementale et jusque dans les sphères sociale et politique, agissant déjà comme un multiplicateur de risques, exacerbant les vulnérabilités sous-jacentes et alimentant les griefs existants, situation qui ne peut que s’aggraver compte tenu de notre trajectoire actuelle. Parfaitement consciente de cette réalité, l’Albanie a plaidé pour que les changements climatiques fassent partie des priorités du Conseil de sécurité de l’ONU8. Le pays soutient aussi la nomination d’un
7 IPPC, “Summary for Policymakers”, Climate Change 2023: Synthesis Report, 2023, Statement C.1 (les italiques sont de nous), accessible à l’adresse suivante : https://www.ipcc.ch/report/ar6/syr/downloads/report/GIEC_AR6_SYR_ SPM.pdf
8 Voir Permanent Mission of Albania to the UN in New York, Albania’s priorities in the UNSC, accessible à l’adresse suivante : https://ambasadat.gov.al/united-nations/albanias-priorities-in-the-unsc/. Voir aussi Permanent Mission of Albania to the UN in New York, Remarks by Ambassador Ferit Hoxha at the UN Security Council Open Debate on Climate Change, Peace and Security, 13 June 2023, accessible à l’adresse suivante : https://ambasadat.gov.al/ united-nations/remarks-by-ambassador-ferit-hoxha-at-the-un-security-council-open-debate-on-climate-change-peace-and-security/.
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représentant spécial chargé des questions liées au climat et à la sécurité afin de renforcer la capacité de l’ONU à gérer les risques que le climat fait peser sur la sécurité9.
13. À la lumière de ces considérations, l’Albanie souligne dans le présent exposé que les changements climatiques « ne sont pas seulement un problème environnemental »10, et que la myriade de difficultés qu’ils entraînent impose de décloisonner des régimes juridiques distincts. Ainsi que l’a relevé l’ambassadeur Hoxha pendant la présidence albanaise du Conseil de sécurité de l’ONU, les changements climatiques constituent « la plus grande menace existentielle pour notre survie sur cette planète »11. L’Albanie encourage donc la Cour à donner une interprétation holistique et harmonieuse du paysage juridique actuellement fragmenté.
C. Albanie
14. La lutte contre les changements climatiques est une responsabilité partagée à l’échelle mondiale. Chaque pays doit y contribuer.
15. L’Albanie s’est montrée à la hauteur de la tâche et continuera à jouer un rôle de premier plan.
16. En 1998, l’Albanie a inscrit dans sa Constitution de solides principes de protection de l’environnement, qui garantissent aussi l’accès des citoyens à l’information sur l’état de l’environnement et les efforts déployés pour protéger celui-ci12. La Constitution impose à l’État de mobiliser ses ressources et ses pouvoirs constitutionnels, en coopération avec les initiatives privées, afin de veiller à ce que les générations actuelles et futures puissent vivre dans un environnement sain. Cela suppose aussi l’utilisation durable des forêts, des eaux, des pâturages et d’autres ressources naturelles conformément au principe du développement durable13.
17. Le cadre juridique national en matière d’environnement repose sur les objectifs suivants : i) utilisation rationnelle des ressources naturelles ; ii) prévention des dommages environnementaux et, dans la mesure nécessaire, réhabilitation et restauration de l’environnement endommagé ; iii) coopération internationale dans le domaine de la protection de l’environnement. La protection de l’environnement en Albanie obéit également aux principes clés suivants : i) développement durable ;
9 Voir Delegation of the European Union to the United Nations in New York, EU Statement – UN Security Council: Ministerial Debate on Climate Change, Peace and Security, 13 June 2023, accessible à l’adresse suivante : https://www.eeas.europa.eu/delegations/un-new-york/eu-statement-%E2%80%93-un-security-council-ministerial-debate-climate-change-peace-and-security_en.
10 Permanent Mission of Albania to the UN in New York, Remarks by Ambassador Ferit Hoxha at the UN Security Council Open Debate on Climate Change, Peace and Security, 13 June 2023, disponible l’adresse : https://ambasadat.gov.al/united-nations/remarks-by-ambassador-ferit-hoxha-at-the-un-security-council-open-debate-on-climate-change-peace-and-security/.
11 Voir Permanent Mission of Albania to the UN in New York, Remarks by Ambassador Ferit Hoxha at the UN Security Council Open Debate on Climate Change, Peace and Security, 13 June 2020, accessible à l’adresse suivante : https://ambasadat.gov.al/united-nations/remarks-by-ambassador-ferit-hoxha-at-the-un-security-council-open-debate-on-climate-change-peace-and-security/.
12 Voir Constitution de la République d’Albanie, article 56, accessible à l’adresse suivante : https://www.pp.gov.al/ Legjislacioni/Kushtetuta/ (traduction non officielle en anglais, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/ albania/41888).
13 Voir Constitution de la République d’Albanie, article 59 (par. 1, al. f)), accessible à l’adresse suivante : https://www.pp.gov.al/Legjislacioni/Kushtetuta/ (traduction non officielle en anglais, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/albania/41888).
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ii) principe de précaution ; iii) prévention ; iv) concept « pollueur-payeur » ; v) réparation des dommages environnementaux, remise en état et régénération ; vi) responsabilité ; vii) niveau élevé de protection ; viii) intégration de la protection de l’environnement dans les politiques sectorielles ; ix) sensibilisation et participation du public à la prise de décisions intéressant l’environnement ; x) transparence
14. Le Gouvernement albanais durcit actuellement les sanctions prévues en cas d’infraction, démontrant ainsi qu’il entend veiller à l’application rigoureuse de la législation nationale.
18. Récemment, le Gouvernement albanais a redoublé d’efforts pour lutter contre les changements climatiques et les catastrophes climatiques en renforçant son cadre juridique national pertinent et en s’appuyant sur les nouvelles connaissances scientifiques, l’objectif étant aussi d’éliminer les inégalités sociales et la vulnérabilité de certains groupes15. La loi no 155/2020 sur les changements climatiques devrait jouer un rôle déterminant dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre, l’amélioration de l’adaptation aux changements climatiques et l’atténuation de leurs effets néfastes. Cette loi est en adéquation avec les initiatives climatiques mondiales, satisfait aux obligations mises à la charge de l’Albanie par la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (« CCNUCC ») et établit un cadre juridique et interinstitutionnel pour l’action climatique nationale conforme au droit de l’Union européenne (« UE »). Bien qu’elle vise actuellement une limitation de la hausse de la température à 2 °C16, cette loi prévoit que les objectifs nationaux de réduction des gaz à effet de serre pourront être ajustés tous les quatre ans selon l’évolution de la situation du pays17.
19. Les politiques et stratégies énergétiques adoptées par l’Albanie soulignent également son engagement indéfectible dans la lutte contre les changements climatiques. Consciente de la nécessité d’une transition verte intégrale, l’Albanie mesure l’importance de déployer tous les outils disponibles et de mettre en oeuvre des politiques stratégiques à tous les niveaux national, régional et local. Dans ce cadre, le plan national pour l’énergie et le climat 2020-2030 fixe des objectifs précis : réduction des émissions de gaz à effet de serre de 18,7 %, augmentation de l’efficacité énergétique de 8,4 % et part des énergies renouvelables portée à 54,4 % d’ici à 2030. Ce plan est actuellement réexaminé afin de prévoir des mesures supplémentaires dans tous les domaines, de tenir compte des projections révisées et d’atteindre les objectifs de l’accord de Paris (2015) et du programme vert pour les Balkans occidentaux (2020). Ainsi, conformément à l’ambition visant à atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050, l’Albanie s’emploie à élaborer une stratégie à long terme de faibles émissions de gaz à effet de serre dans le cadre de la révision de sa stratégie nationale en matière de changements climatiques. Cette révision, fondée sur le droit et les règlements de l’UE relatifs au climat, et sur
14 Voir loi no 10431 sur la protection de l’environnement, 9 juin 2011, accessible à l’adresse suivante : https://akm.gov.al/ova_doc/ligji-10431-date-9-6-2011-per-mbrojtjen-e-mjedisit/. Voir aussi loi no 31/2013 modifiant et complétant la loi no 10431 sur la protection de l’environnement, accessible à l’adresse suivante : https://leap.unep.org/en/ countries/al/national-legislation/law-no-732013-amending-and-supplementing-law-no-9441-2005 ; et loi no 30/2013 modifiant et complétant la loi no 8905 sur la protection de l’environnement marin contre la pollution et les dommages, accessible à l’adresse suivante : https://leap.unep.org/en/countries/al/national-legislation/law-no-302013-amending-and- supplementing-law-no-8905-protection.
15 Voir, respectivement, loi no 155/2020 sur les changements climatiques, 17 décembre 2020, accessible à l’adresse suivante : https://turizmi.gov.al/wp-content/uploads/2021/10/1.-Ligji-nr.-155-dt.-17.12.2020_PER-NDRYSHIMET-KLI MATIKE-1.pdf ; et loi no 10431 sur la protection de l’environnement, 9 juin 2011, accessible à l’adresse suivante : https://akm.gov.al/ova_doc/ligji-10431-date-9-6-2011-per-mbrojtjen-e-mjedisit/.
16 Voir loi no 155/2020 sur les changements climatiques, 17 décembre 2020, article 7 (par. 1), accessible à l’adresse suivante : https://turizmi.gov.al/wp-content/uploads/2021/10/1.-Ligji-nr.-155-dt.-17.12.2020_PER-NDRYSHIMET-KLI MATIKE-1.pdf.
17 Voir loi no 155/2020 sur les changements climatiques, 17 décembre 2020, article 7 (par. 2), accessible à l’adresse suivante : https://turizmi.gov.al/wp-content/uploads/2021/10/1.-Ligji-nr.-155-dt.-17.12.2020_PER-NDRYSHIMET-KLI MATIKE-1.pdf ; et conformément à l’article 4 (par. 11) de l’accord de Paris, 12 décembre 2015, Nations Unies, Recueil des traités nº 54113 (ci-après l’« accord de Paris »).
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d’autres composantes de la politique climatique européenne, devrait être adoptée d’ici à 2025 sans retard indu. Ces stratégies à long terme mettent l’accent sur la décarbonisation des secteurs qui produisent de fortes émissions, en particulier l’énergie et les transports, tout en fixant des objectifs de réduction des émissions à l’échelle de l’économie dans divers secteurs, notamment les modes de transport, les bâtiments, l’agriculture, l’industrie et la gestion des déchets. Ces efforts sont soutenus par le « Groupe des Verts au Parlement », qui a été constitué pour sensibiliser aux questions climatiques au sein du Parlement albanais et jouer un rôle pivot en matière d’information et de dialogue sur les politiques environnementales et les initiatives nécessaires pour permettre à l’Albanie de respecter les engagements qu’elle a pris dans le cadre du programme vert pour les Balkans occidentaux.
20. L’Albanie reste inébranlable dans sa détermination à lutter contre les changements climatiques, mais elle se doit de souligner les graves difficultés financières et technologiques auxquelles se heurtent les États en développement qui s’efforcent de respecter leurs engagements pris dans le cadre de l’accord de Paris et d’assurer la transition vers des pratiques énergétiques durables. Concrètement, l’incapacité des États développés à assumer leurs responsabilités à cet égard agit comme un frein, frustrant les ambitions des États en développement et entravant les progrès à l’échelle mondiale.
21. Enfin, tous les États connaissent les problèmes engendrés par le décalage entre les accords internationaux d’investissement et les engagements climatiques, décalage auquel s’ajoute le risque (devenu réalité) pour les États de se voir infliger des sentences arbitrales disproportionnées quand des différends relatifs à des mesures d’atténuation des changements climatiques les opposent à des investisseurs. Ces problèmes menacent la transition vers des pratiques énergétiques respectueuses du climat, comme on le verra à la section V.
D. Structure de l’exposé écrit
22. Dans le présent exposé écrit, l’Albanie :
a) formule des observations sur la compétence de la Cour en la présente procédure pour rendre l’avis consultatif demandé (section II) ;
b) fait certaines observations préliminaires concernant les dommages significatifs au système climatique et à d’autres composantes de l’environnement causés par l’augmentation de la concentration des gaz à effet de serre anthropique (section III) ;
c) expose sa position quant aux :
i) obligations qui incombent aux États en ce qui concerne la protection du système climatique et d’autres composantes de l’environnement contre les émissions anthropiques de gaz à effet de serre pour les États et pour les générations présentes et futures (section IV) ;
ii) conséquences juridiques pour les États qui, par leurs actions ou omissions, ont causé des dommages significatifs au système climatique et à d’autres composantes de l’environnement d’autres États qui, de par leur situation géographique et leur niveau de développement, sont lésés ou spécialement atteints par les effets néfastes des changements climatiques ou sont particulièrement vulnérables face à ces effets (section V) ;
d) résume les principaux éléments dont la Cour doit tenir compte en ce qui concerne l’importance cruciale des principes de l’équité et du développement durable pour les questions soulevées dans la demande et les conséquences des obligations relatives aux changements climatiques pour l’investissement direct étranger en tant qu’outil de développement durable (section VI).
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e) présente ses conclusions dans la section VII.
II. COMPÉTENCE DE LA COUR POUR DONNER L’AVIS CONSULTATIF DEMANDÉ PAR L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE, AUCUNE RAISON NE JUSTIFIANT QU’ELLE N’EXERCE PAS CETTE COMPÉTENCE
23. La présente section traite de la compétence de la Cour pour donner l’avis consultatif demandé par l’Assemblée générale dans la résolution 77/276 du 29 mars 2023, et de l’opportunité de le faire. Dans la section II.A., il sera démontré que la Cour a compétence pour donner l’avis consultatif demandé, étant donné que l’Assemblée générale est un organe dûment habilité à lui demander un avis consultatif et que la demande soulève des questions juridiques. Dans la section II.B., il sera démontré qu’il n’existe aucune raison pour la Cour de refuser de donner un avis consultatif sur les questions soumises par l’Assemblée générale.
A. Compétence de la Cour pour donner l’avis consultatif demandé par l’Assemblée générale
24. La Cour tire sa compétence pour donner des avis consultatifs de l’article 65, paragraphe 1, de son Statut. Aux termes de cette disposition, la Cour : « [p]eut donner un avis consultatif sur toute question juridique, à la demande de tout organe ou institution qui aura été autorisé par la Charte des Nations Unies, ou conformément à ses dispositions, à demander cet avis. »
25. Interprétant cette disposition, la Cour a expliqué que
« pour qu[’elle] ait compétence, il faut que l’avis consultatif soit demandé par un organe dûment habilité à cet effet conformément à la Charte, qu’il porte sur une question juridique et que, sauf dans le cas de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité, cette question se pose dans le cadre de l’activité de cet organe »18.
26. Il s’ensuit que deux conditions doivent être satisfaites en l’espèce pour que la Cour exerce sa compétence consultative : 1) la demande d’avis consultatif doit émaner d’un organe dûment habilité ; et 2) les questions soumises à la Cour doivent revêtir un caractère juridique.
27. Comme il sera expliqué ci-après, ces deux conditions sont satisfaites en l’espèce.
1. La demande a été dûment présentée par l’Assemblée générale en tant qu’organe autorisé par l’article 65 du Statut
28. Afin que la Cour ait compétence pour donner un avis consultatif, il faut « tout d’abord que l’organe qui sollicite l’avis soit “autorisé par la Charte des Nations Unies … à demander cet avis” ».
18 Voir Demande de réformation du jugement no 273 du Tribunal administratif des Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1982, p. 333 et 334, par. 21. Voir aussi Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I) (ci-après « Édification d’un mur (avis consultatif) »), p. 144, par. 14 ; Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II) (ci-après « Déclaration d’indépendance relative au Kosovo (avis consultatif) »), p. 413, par. 19 ; Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2019 (I), par. 55.
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29. Le paragraphe 1 de l’article 96 de la Charte des Nations Unies dispose que l’Assemblée générale « peut demander à la Cour internationale de Justice un avis consultatif sur toute question juridique ». Le libellé explicite de cette disposition établit sans ambiguïté que l’Assemblée générale est « un organe dûment habilité à [demander un avis consultatif] conformément à la Charte »19.
30. Comme l’a expliqué la Cour, « [t]oute résolution émanant d’un organe des Nations Unies régulièrement constitué, prise conformément à son règlement et déclarée adoptée par son président, doit être présumée valable »20.
31. Le 29 mars 2023, l’Assemblée générale a adopté la résolution 77/276 par consensus conformément à son propre règlement21, une procédure qu’elle utilise fréquemment pour prendre ses décisions et qui est expressément prévue à l’annexe V de son Règlement intérieur22.
32. La demande émanant de l’Assemblée générale, il n’est pas nécessaire d’établir que les questions formulées dans sa résolution 77/276 se posent dans le cadre de l’activité de cet organe23.
33. En outre, puisque la demande d’avis consultatif a été déclarée adoptée par un organe dûment habilité agissant dans les limites de ses compétences (et qu’elle soulève des questions relevant directement de son mandat), la première condition pour l’exercice de la compétence consultative que la Cour tient du paragraphe 1 de l’article 65 du Statut de la Cour est pleinement satisfaite.
2. La demande porte sur une « question juridique » au sens de l’article 65 du Statut
34. Le paragraphe 1 de l’article 96 de la Charte et le paragraphe 1 de l’article 65 du Statut prévoient que la Cour ne peut donner un avis consultatif que sur une « question juridique ».
35. En ce qui concerne cette exigence, la Cour a expliqué que « des questions []libellées en termes juridiques et soul[evant] des problèmes de droit international … sont, par leur nature même, susceptibles de recevoir une réponse fondée en droit », et « donc revêtent un caractère juridique »24.
19 Demande de réformation du jugement no 273 du Tribunal administratif des Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1982, p. 333, par. 21. Voir aussi Licéité de l’utilisation des armes nucléaires par un État dans un conflit armé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I) (ci-après « Licéité de l’utilisation des armes nucléaires (avis consultatif) »), p. 232, par. 11 ; Déclaration d’indépendance relative au Kosovo (avis consultatif), p. 413, par. 21.
20 Voir Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 22, par. 20. Voir aussi Licéité de l’utilisation des armes nucléaires (avis consultatif), p. 82, par. 29.
21 Les demandes d’avis consultatifs ne sont pas citées au paragraphe 2 de l’article 18 de la Charte des Nations Unies comme figurant au nombre des « questions importantes » demandant la majorité des deux tiers des membres, et aucune disposition n’impose de procédure spécifique pour adopter une résolution demandant un avis consultatif.
22 Organisation des Nations Unies, Règlement intérieur de l’Assemblée générale, doc. A/520/Rev.17, septembre 2007, annexe V, par. 104 (« Le Comité spécial estime que l’adoption de décisions et de résolutions par consensus est souhaitable lorsqu’elle contribue à un règlement efficace et durable des différends et, partant, à un renforcement de l’autorité de l’Organisation … »).
23 En tout état de cause, la Cour a relevé que la compétence de l’Assemblée générale était large, « à l’égard de “toutes questions ou affaires” entrant dans le cadre de la Charte » : Édification d'un mur (avis consultatif), par. 17.
24 Voir Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975 (ci-après « Sahara occidental (avis consultatif) »), p. 18, par. 15. Voir aussi Déclaration d’indépendance relative au Kosovo (avis consultatif), p. 414 et 415, par. 25 ; Licéité de l’utilisation des armes nucléaires (avis consultatif), p. 233 et 234, par. 13.
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La Cour a aussi précisé qu’« une question qui invite expressément la Cour à dire si une certaine action est conforme ou non au droit international est assurément une question juridique »
25.
36. En l’espèce, la demande porte bien sur des questions relevant du droit international, qui sont libellées en termes juridiques et revêtent un « caractère juridique » analogue. Plus précisément, les questions portent sur l’existence et la portée des obligations juridiques des États, telles qu’elles sont consacrées en droit international par les pactes, instruments et accords. En particulier, le chapeau de la demande fait expressément référence à :
« [L]a Charte des Nations Unies, au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, à la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, à l’Accord de Paris, à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, à l’obligation de diligence requise, aux droits reconnus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, au principe de prévention des dommages significatifs à l’environnement et à l’obligation de protéger et de préserver le milieu marin. »26
37. Par ailleurs, la première question invite la Cour à définir les obligations des États en ce qui concerne la protection des systèmes climatiques. La seconde question lui demande de préciser les conséquences juridiques pour les États qui ne respectent pas ces obligations, y compris s’agissant de l’équité intergénérationnelle et des États vulnérables aux changements climatiques.
38. La demande porte donc clairement et sans ambiguïté sur les obligations juridiques, notamment celles découlant des instruments internationaux susmentionnés, faites aux États parties en matière de lutte contre les effets des changements climatiques. De plus, répondre à la demande exigera de la Cour qu’elle interprète les dispositions pertinentes de ces instruments et qu’elle détermine les autres règles pertinentes du droit international.
39. En conséquence, l’Albanie est d’avis que les questions posées dans la demande doivent être considérées comme « des questions []libellées en termes juridiques et soul[evant] des problèmes de droit international … [qui] sont, par leur nature même, susceptibles de recevoir une réponse
25 Voir Déclaration d’indépendance relative au Kosovo (avis consultatif), p. 414 et 415, par. 25
(« Il appartient également à la Cour de s’assurer que la question sur laquelle son avis est demandé est une “question juridique” au sens de l’article 96 de la Charte et de l’article 65 du Statut. En l’espèce, l’Assemblée générale demande à la Cour si la déclaration d’indépendance à laquelle elle fait référence est conforme au droit international”. Or, une question qui invite expressément la Cour à dire si une certaine action est conforme ou non au droit international est assurément une question juridique. Comme la Cour l’a relevé par le passé, des questions “libellées en termes juridiques et soul[evant] des problèmes de droit international ... sont, par leur nature même, susceptibles de recevoir une réponse fondée en droit” (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 18, par. 15), et donc revêtent un caractère juridique, au sens de l’article 96 de la Charte et de l’article 65 du Statut ».)
Voir aussi Licéité de l’utilisation des armes nucléaires (avis consultatif), p. 234, par. 13
(« La question que l’Assemblée générale a posée à la Cour constitue effectivement une question juridique, car la Cour est priée de se prononcer sur le point de savoir si la menace ou l’emploi d’armes nucléaires est compatible avec les principes et règles pertinents du droit international. Pour ce faire, la Cour doit déterminer les principes et règles existants, les interpréter et les appliquer à la menace ou à l’emploi d’armes nucléaires, apportant ainsi à la question posée une réponse fondée en droit. »).
26 Voir demande, par. 2.
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fondée en droit …, et donc revêtent un caractère juridique »
27, et que la demande sollicite « un avis consultatif sur une question juridique » au sens de l’article 96, paragraphe 1, de la Charte et de l’article 65, paragraphe 1, du Statut.
40. Ces deux conditions étant satisfaites, la Cour a compétence pour donner l’avis consultatif demandé par l’Assemblée générale dans sa résolution 77/276.
B. Il n’existe aucune raison décisive justifiant que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas donner un avis consultatif en l’espèce
41. Le paragraphe 1 de l’article 65 du Statut de la Cour « lui laisse aussi le pouvoir discrétionnaire de décider si elle doit ou non donner l’avis consultatif qui lui a été demandé, une fois qu’elle a établi sa compétence pour ce faire »28.
42. Toutefois, s’il est bien établi que la Cour a toute discrétion pour décider s’il y a lieu d’examiner une demande d’avis consultatif, elle ne peut refuser de donner un avis consultatif à moins qu’il n’existe des « raisons décisives » justifiant un tel refus, en particulier lorsque les conditions juridiques prévues au paragraphe 1 de l’article 96 de la Charte et au paragraphe 1 de l’article 65 du Statut sont satisfaites29. À cet égard, nonobstant le caractère discrétionnaire de sa compétence consultative, « [l]a Cour actuelle n’a jamais, dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, refusé de répondre à une demande d’avis consultatif »30.
43. Il n’existe aucune raison décisive de refuser de donner l’avis consultatif qui a été demandé en l’espèce. Au contraire, il existe des raisons décisives de donner un avis consultatif. Celles-ci ont été dûment énoncées par l’Assemblée générale dans le préambule de la résolution 77/276, ainsi :
« Consciente que les changements climatiques constituent un défi sans précédent de portée civilisationnelle et que le bien-être des générations présentes et futures exige de notre part une réaction immédiate et urgente,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
27 Voir Sahara occidental (avis consultatif), p. 18, par. 15. Voir aussi Déclaration d’indépendance relative au Kosovo (avis consultatif), p. 414 et 415, par. 25 ; Licéité de l’utilisation des armes nucléaires (avis consultatif), p. 233 et 234, par. 13.
28 Voir Utilisation des armes nucléaires (avis consultatif), p. 234 et 335, par. 14. Voir aussi Édification d’un mur (avis consultatif), p. 156, par. 44 :
« La Cour a maintes fois eu par le passé l’occasion de rappeler que le paragraphe 1 de l’article 65 de son Statut, selon lequel “[l]a Cour peut donner un avis consultatif...”, devait être interprété comme reconnaissant a la Cour le pouvoir discrétionnaire de refuser de donner un avis consultatif même lorsque les conditions pour qu’elle soit compétente sont remplies ... » (les italiques sont de la Cour) ; Déclaration d’indépendance relative au Kosovo (avis consultatif), p. 415 et 416, par. 29.
29 Voir Déclaration d’indépendance relative au Kosovo (avis consultatif), p. 416, par. 30 ; Édification d’un mur (avis consultatif), p. 156, par. 44 ; Différend relatif à l’immunité de juridiction d’un rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1999 [(I)] (ci-après « Avis consultatif Cumaraswamy »), p. 78 et 79, par. 29.
30 Voir Édification d’un mur (avis consultatif), p. 156, par. 44. C’est seulement dans la demande d’avis consultatif sur la question de la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires que la Cour a refusé de donner un avis consultatif, au motif que l’avis consultatif sollicité par l’Organisation mondiale de la Santé ne portait pas sur une question soulevée « dans le cadre de l’activité » de cette organisation. Voir aussi Licéité de l’utilisation des armes nucléaires (avis consultatif), p. 77, par. 23. Toutefois, cette restriction ne s’applique pas en l’espèce, car le paragraphe 1 de l’article 96 de la Charte confère à l’Assemblée générale le pouvoir de demander un avis consultatif sur toute question juridique.
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Constatant avec une profonde inquiétude que les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter en dépit du fait que tous les pays, en particulier les pays en développement, sont vulnérables face aux effets néfastes des changements climatiques et que ceux qui sont particulièrement vulnérables face aux effets néfastes des changements climatiques et dont les capacités sont très insuffisantes, comme les pays les moins avancés et les petits États insulaires en développement, en subissent déjà de plus en plus les conséquences …
Soulignant qu’il est urgent d’intensifier l’action menée et l’appui apporté … de façon à améliorer la capacité d’adaptation et à mettre en oeuvre des approches concertées qui permettent de répondre efficacement aux effets néfastes des changements climatiques mais également d’éviter les pertes et préjudices liés à ces effets, de les réduire au minimum et d’y remédier, dans les pays en développement qui y sont particulièrement exposés »31.
44. Cet énoncé montre clairement que la demande reflète un large consensus entre les États sur le fait que les changements climatiques constituent l’un des problèmes les plus urgents partagés par toute la communauté internationale, et que l’interprétation du droit international existant en la matière renforcera les processus d’atténuation et d’adaptation adoptés par tous les États. L’importance de ces questions pour l’Assemblée générale et la nécessité d’obtenir l’avis de la Cour à leur égard sont mises en évidence par le fait que la résolution 77/276 a été adoptée par consensus et qu’une centaine d’États en sont coauteurs.
45. En conclusion, la Cour a compétence pour donner l’avis consultatif demandé par l’Assemblée générale dans sa résolution 77/276 du 29 mars 2023 : l’Assemblée générale est un organe dûment habilité à lui demander un avis consultatif, et la demande soulève des questions revêtant un caractère juridique. Il n’existe aucune « raison décisive » pouvant amener la Cour à refuser d’exercer la compétence consultative que la Charte et le Statut lui confèrent ; sur cette base et conformément à la jurisprudence, la Cour doit exercer cette compétence et rendre l’avis consultatif sollicité par l’Assemblée générale.
III. LE LIEN ENTRE LES ÉMISSIONS ANTHROPIQUES DE GAZ À EFFET DE SERRE ET LES DOMMAGES CAUSÉS AU SYSTÈME CLIMATIQUE ET À D’AUTRES COMPOSANTES DE L’ENVIRONNEMENT
46. Dans la présente section, l’Albanie formule quelques observations préliminaires sur :
a) les preuves scientifiques irréfutables démontrant que les émissions anthropiques de gaz à effet de serre (ou l’augmentation de leurs concentrations) sont à l’origine des changements climatiques (section A) ;
b) les effets dévastateurs des changements climatiques sur les systèmes climatiques et d’autres composantes de l’environnement (section B) ;
c) ses principales conclusions aux fins de la demande (section C).
31 Demande, préambule, par. 1, 8 et 11.
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47. La présente section n’a pas pour objet de résumer le vaste corpus scientifique sur ces points : elle vise seulement à mettre en lumière certains d’entre eux avant d’exposer les arguments juridiques de l’Albanie sur les questions posées dans la demande.
A. Des preuves scientifiques irréfutables
48. Pour reprendre les mots du Secrétaire général des Nations Unies, les constatations scientifiques sur les changements climatiques sont une « alerte rouge» pour la planète :
« La sonnette d’alarme résonne de manière assourdissante et les preuves sont irréfutables : les émissions de gaz à effet de serre provenant de la combustion de combustibles fossiles et de la déforestation étouffent notre planète et mettent en danger des milliards de personnes. Le réchauffement climatique touche toutes les régions du monde, et de nombreux changements deviennent irréversibles. Le seuil de 1,5 degré Celsius convenu au niveau international se rapproche dangereusement. »32
49. Les conclusions et les publications du GIEC comprennent des évaluations complètes des causes et des effets des changements climatiques, et constituent une ressource essentielle élaborée pour aider la communauté internationale à faire face à la menace existentielle qui pèse sur notre environnement mondial en mutation.
50. En tant qu’organe de l’Organisation des Nations Unies (ONU) chargé de fournir des « évaluations scientifiques, coordonnées à l’échelle internationale, de l’ampleur, de la chronologie et des effets potentiels de l’évolution du climat sur l’environnement et sur les conditions socio-économiques[,] et [de] formuler[] des stratégies réalistes pour agir sur ces effets »33, les travaux et les publications du GIEC méritent une attention particulière. Selon la CCNUCC, les rapports périodiques du GIEC sont « largement reconnus comme étant la source d’information la plus crédible sur les changements climatiques » et constituent les meilleures évaluations disponibles de l’état actuel des connaissances scientifiques34.
51. L’Albanie partage le point de vue selon lequel les preuves scientifiques des changements climatiques anthropiques présentées par le GIEC et d’autres experts35 sont indiscutables. Le GIEC a constaté que les activités humaines étaient responsables des concentrations atmosphériques de gaz à effet de serre les plus élevées depuis des millions d’années, phénomène qui entraîne un réchauffement de la planète à des taux jamais atteints auparavant dans l’histoire de l’humanité. Selon le GIEC, une augmentation de la température moyenne mondiale de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels constitue un seuil qui entraînera des effets catastrophiques s’il est dépassé36. En outre, la Terre est sur le point d’épuiser le « budget carbone résiduel » estimé, au-delà duquel les
32 UN Secretary General, Statement on the IPCC Working Group 1 Report on the Physical Science Basis of the Sixth Assessment, 9 August 2021, accessible à l’adresse suivante : https://www.un.org/sg/en/content/sg/statement/2021- 08-09/secretary-generals-statement-the-ipcc-working-group-1-report-the-physical-science-basis-of-the-sixth-assessment.
33 Nations Unies, Assemblée générale (43e session : 1988-1989), « Protection du climat mondial pour les générations présentes et futures », doc. A/RES/43/53, 6 décembre 1988, par. 5.
34 Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, signée le 9 mai 1992, entrée en vigueur le 21 mars 1994 (« CCNUCC »), article 21 (par. 2).
35 Voir, par exemple, European Environment Agency, ‘European Climate Risk Assessment’, EEA Report 01/2024, March 2024, accessible à l’adresse suivante : https://www.eea.europa.eu/publications/european-climate-risk-assessment.
36 Voir IPCC, Special Report on Global Warming of 1.5ºC, 2018, Chapter 3, p. 253. Voir aussi Statement by IPCC Chair Hoesing Lee during the opening of UNFCCC Cop27, 6 November 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.ipcc.ch/2022/11/07/statement-ipcc-chair-hoesung-lee-cop27/.
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températures moyennes mondiales augmenteront de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels. Le GIEC a formulé les conclusions suivantes :
« [P]our limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels avec une probabilité d’une chance sur deux (50 %) ou sur trois (67 %), les budgets carbone résiduels s’élèvent à 500 et 400 milliards de tonnes de CO2, respectivement, à compter du 1er janvier 2020 … À l’heure actuelle, les activités humaines émettent environ 40 milliards de tonnes de CO2 dans l’atmosphère par année. »37
52. Il ressort donc des calculs du GIEC que, sans une réduction drastique et urgente des émissions anthropiques de gaz à effet de serre, la Terre dépassera bientôt le budget carbone résiduel compatible, selon les estimations du groupe, avec l’objectif mondial de limitation de la hausse moyenne de la température planétaire à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels, ce qui aura des conséquences dévastatrices.
B. Les effets dévastateurs des changements climatiques sur l’environnement
1. Dommages environnementaux significatifs et interconnectés
53. La hausse des températures mondiales provoquée par les émissions de gaz à effet de serre et d’autres activités anthropiques entraîne des dommages environnementaux significatifs. On observe que les changements climatiques ont des incidences sur « de nombreux phénomènes météorologiques et climatiques extrêmes dans toutes les régions du monde», causant des « dommages considérables et des pertes de plus en plus irréversibles dans les écosystèmes terrestres, cryosphériques, côtiers, d’eau douce et de haute mer », avec des effets sur les écosystèmes du monde entier38.
54. Au-delà d’une relation linéaire de cause à effet, les dommages résultant des changements climatiques sont multidimensionnels et interconnectés. La hausse des températures mondiales produit des dommages qui se manifestent à travers différentes crises : perte de biodiversité, élévation du niveau de la mer, modifications des tendances météorologiques, contamination des écosystèmes, etc. En particulier, il est reconnu que les changements climatiques ont, et menacent d’avoir, des effets considérables sur la fréquence et l’intensité des phénomènes météorologiques extrêmes tels que les fortes précipitations, les crues et inondations, les ouragans, les vagues de chaleur et les sécheresses39.
55. Outre l’ampleur de ces dommages, il est reconnu que bon nombre de ces crises s’exacerbent les unes les autres. Ainsi, l’augmentation des températures mondiales risque d’entraîner : i) des pertes de biodiversité irréversibles40 ; et, indépendamment ; ii) une forte
37 Voir IPCC, Contribution of Working Group I to the Sixth Assessment Report, 2021, Chapter 5, p. 777, accessible à l’adresse suivante : https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg1/.
38 Voir IPCC, Climate Change 2023: Synthesis Report, 2023, p. 46, accessible à l’adresse suivante : https://www. ipcc.ch/report/ar6/syr/downloads/report/GIEC_AR6_SYR_LongerReport.pdf/
39 BVerfG, arrêt rendu par le premier sénat [de la Cour constitutionnelle fédérale] le 24 mars 2021, 1 BvR 2656/18, par. 20, accessible à l’adresse suivante : https://www.bundesverfassungsgericht.de/SharedDocs/Entscheidungen/FR/2021/ 03/rs20210324_1bvr265618fr.html.
40 IPCC, “Summary for Policymakers”, Climate Change 2023: Synthesis Report, 2023, p. 18, accessible à l’adresse suivante : https://www.ipcc.ch/report/ar6/syr/downloads/report/GIEC_AR6_SYR_SPM.pdf.
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augmentation de la concentration de vapeur d’eau atmosphérique
41. Ces deux résultats se répercutent ensuite l’un sur l’autre : parmi les multiples conséquences, le déficit de pression de vapeur dans l’air expose les écosystèmes forestiers à un risque d’incendies de forêt considérablement accru42. Ces feux de forêt contribuent directement aux émissions mondiales de gaz à effet de serre et entraînent un grave appauvrissement de la biodiversité dans les écosystèmes touchés. Le recul des forêts qui en résulte représente une perte pour les « puits de carbone » des écosystèmes, ce qui augmente la vulnérabilité face au réchauffement planétaire et forme une boucle de rétroaction43. Ce type de cycle n’est que trop familier en Albanie, qui est « extrêmement sujette aux incendies de forêt » en raison de l’augmentation des températures, des longues périodes d’aridité et de sa grande couverture forestière44.
56. Les dommages significatifs causés par les changements climatiques ne sont pas tous directement imputables aux crises environnementales. Ces crises s’aggravent mutuellement, amplifiant d’autres dommages à travers une myriade d’effets interconnectés. Les dommages provoqués par les changements climatiques ont donc une portée considérable, et une correction urgente est nécessaire pour faire face à un cercle de plus en plus vicieux de dommages découlant de la hausse des températures mondiales.
2. Dommages spécifiques à l’environnement marin
57. Les changements climatiques ont des effets particulièrement dévastateurs sur l’environnement marin, en sus de leurs conséquences environnementales plus générales. Ces répercussions sont particulièrement graves étant donné que l’océan est le principal mécanisme de régulation du climat de la Terre, en ce qu’il est chargé de l’absorption et de la redistribution du dioxyde de carbone (CO2) anthropique dans l’atmosphère, ce qui détermine les conditions météorologiques et influe sur notre climat45. Les dommages causés à l’environnement marin ont donc de lourdes répercussions sur les systèmes climatiques et sur l’environnement en général, compte tenu en particulier de leur contribution aux « boucles de rétroaction positives ». Ces boucles amplifient les effets des changements climatiques et créent un mécanisme cyclique de dommages environnementaux. En conséquence, tous les États subissent et continueront de subir les effets néfastes de ces boucles de rétroaction et de la diminution de la capacité de l’océan à réguler notre climat commun.
58. Particulièrement importante pour l’Albanie en tant qu’État côtier fortement dépendant de l’hydroélectricité, l’absorption par les océans de l’excédent de chaleur entraîne plusieurs changements physiques et chimiques interdépendants, qui causent tous de profonds dommages. Ces
41 PNAS, “Quantifying Contributions of Natural Variability and Anthropogenic Forcings on Increased Fire Weather Risk over the Western United States”, Proceedings of the National Academy of Sciences, 2021, vol. 118, no 45, p. 7, accessible à l’adresse suivante : https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.2111875118.
42 PNAS, “Quantifying Contributions of Natural Variability and Anthropogenic Forcings on Increased Fire Weather Risk over the Western United States”, Proceedings of the National Academy of Sciences, 2021, vol. 118, no 45, p. 7, accessible à l’adresse suivante : https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.2111875118.
43 Voir H. Clarke et al., “Forest fire threatens global carbon sinks and population centres under rising atmospheric water demand”, Nature communications 13, vol. 13, 2022, p. 6 (« Il existe déjà des preuves que l’augmentation récente des incendies a peut-être fait basculer l’Amazonie du statut de puits net de carbone à celui de source nette de carbone »), accessible à l’adresse suivante : https://www.nature.com/articles/s41467-022-34966-3.
44 World Bank Group, Climate Risk Country Profile: Albania, 2021, p. 18, accessible à l’adresse suivante : https://climateknowledgeportal.worldbank.org/sites/default/files/2021-06/15812-Albania%20Country%20Profile-WEB.pdf.
45 NASA, Climate Variability, accessible à l’adresse suivante : https://terra.nasa.gov/science/climate-variability -and-change#:~:text=Studying%20year%2Dto%2Dyear%20climate,happen%20as%20Earth%27s%20climate%20changes ; IPCC, “Technical Summary”, Special Report on the Ocean and Cryosphere in a Changing Climate, 2019, p. 43.
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changements sont notamment le réchauffement des océans, la fonte de la cryosphère marine, l’élévation du niveau de la mer, la modification des courants océaniques et atmosphériques, ainsi que la stratification et la désoxygénation des océans. Tous ces phénomènes causent des dommages aigus : déclin de la biodiversité et de l’abondance (en particulier dans les écosystèmes sensibles tels que les récifs coralliens), perte d’habitats marins, augmentation de l’insécurité alimentaire, réduction de la disponibilité de l’eau potable, submersion et destruction des communautés côtières, phénomènes météorologiques extrêmes, etc. Ces phénomènes menacent aussi les sites du patrimoine culturel.
C. Conclusion
59. Les preuves scientifiques sont indiscutables : les émissions anthropiques de gaz à effet de serre sont à l’origine des changements climatiques. La relation de cause à effet entre ces émissions et les dommages significatifs découlant des changements physiques et chimiques qui en résultent a des conséquences dramatiques pour le système climatique et l’environnement dans le monde. De plus, les dommages causés par les émissions de gaz à effet s’aggraveront considérablement lorsque la température moyenne de la planète dépassera 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels, seuil qui devrait être atteint entre 2030 et 2035 selon les rapports actuels du GIEC46.
60. Le coprésident du groupe de travail II du GIEC a déclaré :
« Les preuves scientifiques accumulées sont sans équivoque : les changements climatiques constituent une menace pour le bien-être humain et la santé de la planète. Tout nouveau retard dans l’action mondiale concertée et anticipative en matière d’adaptation et d’atténuation fera manquer une occasion brève et qui se referme rapidement d’assurer un avenir vivable et durable pour tous »47.
61. Malheureusement, ces dernières années, l’Albanie a fait l’expérience directe, et de plus en plus marquée, des effets nocifs des changements climatiques. Bien que ses émissions de CO2 et de gaz à effet de serre par habitant continuent de figurer parmi les plus faibles d’Europe48, l’Albanie reste sujette à des tempêtes violentes, des crues, des vagues de chaleur et des incendies de forêt, ces crises devenant de plus en plus fréquentes, imprévisibles et graves en raison de l’évolution des changements climatiques49. Comme souligné dans sa stratégie nationale de réduction des risques de catastrophe (2023), « les modifications projetées du régime de précipitations pendant les mois d’hiver, d’automne et de printemps augmentent le risque de crues », et les zones côtières sont vulnérables face à l’augmentation de ces crues et des ondes de tempête liées à l’élévation du niveau de la mer50. D’autres effets des changements climatiques sont soulignés dans le document stratégique de l’Albanie, notamment : crues et érosion des zones côtières de plus grande ampleur ; salinisation des aquifères côtiers ; vagues de chaleur et sécheresses plus fréquentes ; multiplication des incendies
46 IPPC, “Summary for Policymakers”, Climate Change 2023: Synthesis Report, 2023, p. 18, accessible à l’adresse suivante : https://www.ipcc.ch/report/ar6/syr/downloads/report/GIEC_AR6_SYR_LongerReport.pdf/.
47 IPCC, Climate Change: a threat to human wellbeing and of the planet. Taking action now can secure our future, 28 February 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.ipcc.ch/2022/02/28/pr-wgii-ar6/#:~:text=%E2%80%9 CThe%20scientific%20evidence%20is%20unequivocal,%E2%80%9D%20said%20Hans%2DOtto%20P%C3%B6rtner.
48 H. Ritchie, P. Rosado, M. Roser, CO2 and Greenhouse Gas Emissions, accessible à l’adresse suivante : https://ourworldindata.org/co2-and-greenhouse-gas-emissions.
49 World Bank Group, Climate Risk Country Profile: Albania, 2021, p. 13, accessible à l’adresse suivante : https://climateknowledgeportal.worldbank.org/sites/default/files/2021-06/15812-Albania%20Country%20Profile-WEB.pdf.
50 Republic of Albania, National Disaster Risk Reduction Strategy 2023-2030, p. 38, accessible à l’adresse suivante : https://www.undp.org/sites/g/files/zskgke326/files/2024-01/national_drr_strategy.pdf.
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de forêt ; propagation des maladies d’origine hydrique et à transmission vectorielle due à l’augmentation des inondations
51.
62. La Banque mondiale estime que, parallèlement à une plus grande variabilité des précipitations, l’augmentation des phénomènes météorologiques extrêmes en Albanie « risque de menacer gravement la production agricole, la disponibilité de l’eau, la sécurité alimentaire et la croissance économique »52. Les effets néfastes des changements climatiques sont déjà perceptibles dans le pays53 et vont inévitablement s’intensifier en l’absence d’action résolue et coordonnée de la part de la communauté internationale. Si la situation n’est pas corrigée d’urgence, des États comme l’Albanie continueront de subir des pertes et des dommages considérables dus aux conséquences dévastatrices des changements climatiques auxquels ils ont très peu contribué en comparaison avec les plus gros pollueurs du monde.
IV. OBLIGATIONS QUI INCOMBENT AUX ÉTATS EN CE QUI CONCERNE LA PROTECTION DU SYSTÈME CLIMATIQUE ET D’AUTRES COMPOSANTES DE L’ENVIRONNEMENT CONTRE LES ÉMISSIONS ANTHROPIQUES DE GAZ À EFFET DE SERRE
63. Dans la présente section, consacrée à la première question posée dans la demande, l’Albanie énoncera les obligations incombant aux États en ce qui concerne la protection du système climatique et d’autres composantes de l’environnement contre les émissions anthropiques de gaz à effet de serre pour les États et pour les générations présentes et futures.
64. L’Albanie soutient que les États ont des obligations à cet égard, qui découlent, entre autres, de :
a) leur obligation coutumière due aux autres États de prévenir les dommages transfrontières celle-ci trouve notamment son expression dans le régime conventionnel relatif aux changements climatiques et dans le droit de la mer (section A) ;
b) leurs obligations en matière de respect, de protection et de réalisation de droits humains des personnes relevant de leur juridiction (section B).
A. Obligation de prévenir les dommages transfrontières
65. L’obligation de prévenir, réduire et maîtriser le risque de dommages environnementaux sur le territoire d’autres États ou dans des régions situées au-delà de la juridiction nationale, c’est-à-dire l’obligation de ne pas causer de dommages, constitue la « pierre angulaire du droit
51 Republic of Albania, National Disaster Risk Reduction Strategy 2023-2030, p. 38, accessible à l’adresse suivante : https://www.undp.org/sites/g/files/zskgke326/files/2024-01/national_drr_strategy.pdf.
52 World Bank Group, Climate Risk Country Profile: Albania, 2021, p. 16, accessible à l’adresse suivante : https://climateknowledgeportal.worldbank.org/sites/default/files/2021-06/15812-Albania%20Country%20Profile-WEB.pdf.
53 L. Dibra, L. Tafaj, A. Borde, Striving to Adapt to Climate Change: Lessons from Albania, 29 October 2019, accessible à l’adresse suivante : https://fr.napglobalnetwork.org/2019/10/striving-to-adapt-to-climate-change-lessons- from-albania/ : « Les inondations récurrentes ont causé 218 millions [de dollars des États-Unis] de dégâts entre 1997 et 2017 et ont directement affecté plus de 550[]000 []habitants [soit plus d’un sixième de la population albanaise] ».
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international de l’environnement »
54 en général, et du droit international relatif aux changements climatiques en particulier55.
66. Étant donné qu’elle relève du droit international coutumier56, cette obligation s’applique à tous les États, qu’ils aient ou non ratifié un traité sur le climat57.
67. Confirmée pour la première fois dans l’arbitrage en l’affaire de la Fonderie de Trail58, la règle coutumière sic utere tuo ut alienum non laedas (« use de ton propre bien de manière à ne pas porter préjudice au bien d’autrui ») a été reprise depuis lors dans divers instruments contraignants et non contraignants, y compris l’article 3 de la convention sur la diversité biologique, le principe 21 de la déclaration de Stockholm de 1972 et le principe 2 de la déclaration de Rio de 1992, qui expriment la conviction commune des États concernés qu’ils ont « le devoir de faire en sorte que les activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle ne causent pas de dommage à l’environnement dans d’autres États ou dans des régions ne relevant d’aucune juridiction nationale »59. Cette règle coutumière trouve également son expression dans les articles 192 et 193 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, ainsi que dans le préambule de la CCNUCC, qui rappellent que les États « ont le devoir de faire en sorte que les activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle ne causent pas de dommage à l’environnement dans d’autres États ou dans des régions ne relevant d’aucune juridiction nationale ». De plus, l’« objectif ultime » de la CCNUCC et de « tout instrument [] connexe » est de stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre « à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique »60.
68. De même, la Cour a déjà reconnu dans son avis consultatif sur la Licéité de l’utilisation des armes nucléaires que
« l’environnement n’est pas une abstraction, mais bien l’espace où vivent les êtres humains et dont dépendent la qualité de leur vie et leur santé, y compris pour les générations à venir. L’obligation générale qu’ont les États de veiller à ce que les activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle respectent l’environnement dans d’autres États ou dans des zones ne relevant d’aucune juridiction nationale fait maintenant partie du corps de règles du droit international de l’environnement »61.
54 P. Sands et J. Peel, Principles of International Environmental Law, 3rd edn (CUP), 2012, p. 191.
55 S. Maljean-Dubois, The No-Harm Principle as the Foundation of International Climate Law in B. Mayer and A. Zahar (ed.), Debating Climate Law (Cambridge University Press, 2021), p. 15.
56 I. Brownlie, Principles of Public International Law, 7th ed., 2008, p. 275 à 285 ; P. Birnie et al., International Law and the Environment, 3rd ed. (Oxford), 2009, p. 143 à 152.
57 S. Maljean-Dubois, « The No-Harm Principle as the Foundation of International Climate Law » dans B. Mayer et A. Zahar (sous la dir. de), Debating Climate Law » (Cambridge University Press, 2021), p. 18 et 19.
58 Arbitrage dans l’affaire de la Fonderie de Trail (États-Unis c. Canada), sentences, 16 avril 1938 et 11 mars 1941, RIAA, vol. III, p. 1905.
59 Elle se retrouve également dans la convention de 1972 sur la prévention de la pollution des mers résultant de l’immersion de déchets, Nations Unies, RTNU, vol. 1046, p. 120 ; convention sur la pollution atmosphérique transfrontière à longue distance, 13 novembre 1979, RTNU, vol. 1302, p. 217 ; convention de Vienne pour la protection de la couche d’ozone, 22 mars 1985, vol. 1513, p. 293.
60 CCNUCC, article 2.
61 Licéité de l’utilisation des armes nucléaires (avis consultatif), par. 29.
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La Cour a ensuite confirmé cela dans l’affaire relative au Projet Gabčíkovo-Nagymaros, en réitérant « toute l’importance que le respect de l’environnement revêt à son avis, non seulement pour les États mais aussi pour l’ensemble du genre humain »62.
69. Selon l’Albanie, il ne fait aucun doute que les émissions anthropiques de gaz à effet de serre (ou l’augmentation de leurs concentrations) peuvent constituer un dommage transfrontière. Comme nous l’avons vu à la section III, il existe un lien manifeste entre les émissions anthropiques de gaz à effet de serre passées et futures et l’augmentation alarmante de la température moyenne à la surface du globe, qui cause à son tour des dommages significatifs au système climatique et à d’autres composantes de l’environnement. Le consensus scientifique à ce sujet est incontestable. De plus, les progrès scientifiques nous permettent aujourd’hui de localiser très précisément les émissions des États les plus responsables des changements climatiques63, et les scientifiques sont de plus en plus capables d’attribuer des phénomènes météorologiques extrêmes spécifiques aux changements climatiques64. Par conséquent, « le raisonnement justifiant la prévention des activités qui causent des dommages transfrontières locaux s’applique a fortiori aux situations dont les enjeux sont notamment la prospérité, la viabilité voire la survie d’autres États et de la civilisation humaine dans son ensemble »65.
1. Diligence requise
70. L’obligation de prévenir les dommages transfrontières a été interprétée comme une obligation positive, et plus précisément comme une obligation de diligence requise (obligation de moyens et non de résultat)66. L’idée qu’un État doit réagir avec diligence face à une violation potentielle de ses obligations positives, sans toutefois être tenu d’offrir une garantie contre tous les dommages potentiels, est la norme permettant de traiter de nombreux problèmes juridiques
62 Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 41, par. 53.
63 S. Evans, Analysis: Which countries are historically responsible for climate change? Carbon Brief, 27 November 2023, accessible à l’adresse suivante : https://www.carbonbrief.org/analysis-which-countries-are-historically-responsible -for-climate-change/.
64 Voir, par exemple, F. Otto et al., The science of attributing extreme weather events and its potential contribution to assessing loss and damage associated with climate change impacts, accessible à l’adresse suivante : https://unfccc.int/ files/adaptation/workstreams/loss_and_damage/application/pdf/attributingextremeevents.pdf (« Les récentes études d’attribution probabiliste des événements (permettent de plus en plus une évaluation quantitative des effets des changements climatiques anthropiques sur les événements météorologiques locaux) ») ; voir aussi J. D. Haskett, Is that climate change? The science of extreme event attribution, Congressional Research Service, 1er juin 2023, accessible à l’adresse suivante : https://crsreports.congress.gov/product/pdf/R/R47583 ; et M. Zachariah et. al., “Attribution of the 2015 drought in Marathwada, India from a multivariate perspective”, Weather and Climate Extremes, 2023, accessible à l’adresse suivante : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2212094722001256.
65 B. Mayer, “Construing International Climate Change Law as a Compliance Regime”, Transnational Environmental Law, 2018, vol. 7 (numéro 1), p. 121.
66 Tribunal international du droit de la mer (TIDM), Responsabilités et obligations des États qui patronnent des personnes et des entités dans le cadre d’activités menées dans la Zone (Demande d’avis consultatif soumise à la Chambre pour le règlement des différends relatifs aux fonds marins), affaire no 17, avis consultatif du 1er février 2011 (ci-après « avis consultatif relatif aux activités menées dans la Zone » ou « Responsabilités et obligations des États qui patronnent des personnes »), par. 110. Voir aussi Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (I), p. 14 (« Usines de pâte à papier »), par. 187. Voir aussi H. Xue, The doctrine of due diligence and standard of conduct in Transboundary Damage in International Law, Cambridge Studies in International and Comparative Law (CUP 2003), p. 165.
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internationaux
67 nombre d’entre eux concernant les obligations qui constituent des variations importantes de l’obligation fondamentale de diligence requise faite à un État « de protéger, à l’intérieur [de son propre] territoire, les droits d’autres États »68.
71. L’Albanie convient qu’il n’existe pas de « définition unique » du concept de diligence requise en droit international69, et que les exigences de cette obligation sont propres à chaque contexte et appellent des mesures différentes selon les circonstances. Cette flexibilité inhérente souligne toutefois l’importance de la diligence requise en tant qu’instrument essentiel de responsabilisation pour la sauvegarde du système climatique et des diverses composantes de l’environnement, ainsi que la nécessité d’obtenir de la Cour de plus amples orientations juridiques. En effet, « des critères sont apparus qui aideront [la Cour] à déterminer si un État a agi avec diligence dans différents domaines du droit international »70. En ce qui concerne la protection de l’environnement, quatre remarques peuvent être faites.
72. Premièrement, cette obligation a été interprétée comme une obligation large et astreignante,
« [qui] implique la nécessité non seulement d’adopter les normes et mesures appropriées, mais encore d’exercer un certain degré de vigilance dans leur mise en oeuvre ainsi que dans le contrôle administratif des opérateurs publics et privés, par exemple en assurant la surveillance des activités entreprises par ces opérateurs »71.
Cela est particulièrement pertinent dans le contexte des changements climatiques, où l’obligation directement faite à un État de déployer des moyens adéquats peut avoir des conséquences indirectes pour les acteurs privés dont les activités sur le territoire ou la juridiction de l’État représentent une part importante des émissions mondiales de gaz à effet de serre72.
67 L. Bastin, State Responsibility for Omissions: Establishing a Breach of the Full Protection and Security Obligation by Omissions (Oxford), 2017, p. 53 et 54 : il a donc été considéré que la diligence requise, en tant que norme, permettait de déterminer, entre autres : si un État a « m[is] en oeuvre les mesures de prévention du génocide qui étaient à sa portée, et qui auraient pu contribuer à []empêcher [le génocide] » (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 17, par. 430) ; si un État a « pr[is] toutes les mesures appropriées pour prévenir les dommages transfrontières significatifs ou en tout état de cause pour en réduire le risque au minimum » (Commission du droit international (CDI), « Projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontaliers résultant d’activités dangereuses, avec commentaires » dans rapport de la Commission sur les travaux de sa cinquante-troisième session, supplément no 10, 2001, article 3, doc. A/56/10) ; et Responsabilités et obligations des États qui patronnent des personnes et des entités dans le cadre d’activités menées dans la Zone, avis consultatif, Chambre pour le règlement des différends relatifs aux fonds marins, 1er février 2011, TIDM Recueil 2011, par. 116 (ci-après « Responsabilités et obligations des États qui patronnent des personnes ») ; et si un État a pris des mesures suffisantes pour protéger sur son territoire les missions diplomatiques et consulaires et le personnel d’un État étranger (Personnel diplomatique et consulaire des États-Unis à Téhéran (États-Unis d’Amérique c. Iran), arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 3, par. 61 à 63).
68 L. Bastin, State Responsibility for Omissions: Establishing a Breach of the Full Protection and Security Obligation by Omissions (Oxford), 2017, p. 53 et 54.
69 B. Frey, prévention des violations des droits de l’homme commises à l’aide d’armes de petit calibre et d’armes légères, doc. E/CN.4/Sub.2/2003/29, 25 juin 2003, par. 39. H. Duffy, The ‘War on Terror’ and the Framework of International Law (CUP), 2005 p. 57. R. Barnidge, “The Due Diligence Principle Under International Law”, International Community Law Review, 2006, 8(1), p. 118.
70 T. Koivurova & K. Singh, “Due Diligence”, Max Planck Encyclopaedia, August 2022, par. 5.
71 Usines de pâte à papier, par. 197.
72 S. Maljean-Dubois, The No-Harm Principle as the Foundation of International Climate Law, in B. Mayer and A. Zahar (ed.), Debating Climate Law (Cambridge University Press, 2021), p. 16.
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73. Le choix des mesures à prendre dans l’exercice de la diligence requise relève en principe du pouvoir discrétionnaire de l’État. Cela ne signifie pas pour autant que cette flexibilité est illimitée. Comme cela a été souligné, le niveau de diligence requise n’exige « ni plus ni moins que les mesures raisonnables qu’un gouvernement bien administré pourrait être tenu d’adopter dans des circonstances similaires »73. De même, le groupe d’étude sur la diligence requise (association de droit international) a noté que « le “caractère raisonnable” est un fil conducteur pour déterminer les mesures que les États doivent prendre pour agir avec la diligence requise »74.
74. En outre, dans le contexte analogue du projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses, la Commission du droit international (« CDI ») a défini cette obligation de diligence requise comme suit :
« [L]es États sont tenus de prendre des mesures unilatérales pour prévenir les dommages transfrontières significatifs ou en tout état de cause pour réduire au minimum le risque de tels dommages que peuvent comporter les activités entrant dans le champ d’application de l’article premier. Ces mesures comprennent, en premier lieu, la définition de principes d’action destinés à prévenir les dommages transfrontières significatifs ou à en réduire le risque au minimum et, en second lieu, la mise en application de ces principes. Ces principes d’action trouvent leur expression dans la législation et les règlements administratifs et ils sont mis en oeuvre à travers divers mécanismes d’exécution. »75
75. L’accent mis sur la mise en oeuvre dans l’exercice de la diligence requise souligne que la seule adoption de règles et de règlements nationaux est insuffisante. Si les précautions nécessaires à la mise en oeuvre et au suivi de ces mesures n’ont pas été prises, il convient de présumer que la diligence requise n’a pas été exercée.
76. Deuxièmement, et ce point est essentiel dans le contexte des changements climatiques, la diligence requise est une norme intrinsèquement progressiste et évolutive76. Elle peut donc changer au fil du temps et des progrès scientifiques et technologiques77. Ce point a été mis en évidence en 2011 dans l’avis consultatif donné par la Chambre pour le règlement des différends relatifs aux fonds marins (TIDM), selon lequel « la “notion de diligence requise” a un caractère variable. Elle peut changer dans le temps lorsque les mesures réputées suffisamment diligentes à un moment donné peuvent ne plus l’être en fonction, par exemple, des nouvelles connaissances scientifiques ou technologiques »78. Cette notion « peut également changer en fonction des risques encourus par
73 AV Freeman, “Responsibility of States for Unlawful Acts of their Armed Forces” (1955-II), Recueil des cours de l’Académie de droit international, tome 88, p. 263, aux pages 277 et 278.
74 T. Stephens & D. French, ILA Study Group on Due Diligence in International Law: Second Report, July 2016, accessible à l’adresse suivante : https://www.ila-hq.org/en_GB/documents/draft-study-group-report-johannesburg-2016#: ~:text=The%20ILA%20Study%20Group%20on,of%20due%20diligence%20is%20applied.
75 CDI, projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses et commentaires y relatifs, 2001, commentaire sur l’article 3, par. 10.
76 Y. Tanaka, “Shared State Responsibility for Land-Based Marine Plastic Pollution”, 2023, Transnational Environmental Law, 1-26, p. 7 ; S. Besson, La due diligence en droit international (Brill/Nijhoff), 2021, p. 138.
77 Y. Tanaka, “Shared State Responsibility for Land-Based Marine Plastic Pollution”, 2023, Transnational Environmental Law, 1-26, p. 7.
78 Responsabilités et obligations des États qui patronnent des personnes, p. 43, par. 117 (les italiques sont de nous).
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l’activité ... Le niveau de diligence requise doit être plus rigoureux pour les activités les plus risquées »
79.
77. La CDI a en outre indiqué que
« [c]e qui peut être considéré comme un degré raisonnable de vigilance ou de diligence peut changer avec le temps ; ce qui peut être considéré comme étant une procédure, une norme ou une règle appropriée et raisonnable à un moment donné peut ne pas l’être à un moment ultérieur. En conséquence le devoir de diligence nécessaire pour garantir la sûreté des opérations oblige les États à suivre les progrès technologiques et scientifiques »80.
78. Les données scientifiques actuelles revêtent donc une importance cruciale pour évaluer la mesure dans laquelle les États respectent leurs obligations de diligence requise à l’égard de l’environnement. Dans ce domaine, ainsi qu’il a été dit plus haut (voir section III.A.), le GIEC a conclu dans ses rapports périodiques, « largement reconnus [selon la CCNUCC] comme étant la source d’information la plus crédible sur les changements climatiques », que pour remédier aux dommages liés aux changements climatiques, qui sont exposés plus haut, les États devaient limiter le réchauffement de la planète au point de basculement de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels afin de réduire les risques de dommages associés à des augmentations encore plus importantes de la température moyenne mondiale. Dans son rapport de 2022 consacré à l’atténuation des changements climatiques, le GIEC avertit qu’il est impératif d’agir immédiatement et rapidement pour éliminer progressivement les combustibles fossiles et freiner ainsi les changements climatiques81. L’Agence internationale de l’énergie (« AIE ») a signalé que la réduction de la production de combustibles fossiles « [étai]t indispensable pour éviter les pires effets des changements climatiques » et que « la réduction à zéro des émissions nettes de carbone exige[ait] une énorme baisse de l’utilisation des combustibles fossiles »82. Dans ce contexte, l’Albanie ajoute que l’obligation générale faite aux États de s’acquitter de bonne foi de leurs obligations exige d’eux qu’ils s’abstiennent de chercher à saper ou à discréditer lesdits progrès scientifiques.
79. Troisièmement, réaffirmant la conclusion à laquelle elle était parvenue en l’affaire relative à des Usines de pâte à papier, la Cour a reconnu dans l’affaire relative à Certaines activités (2015) que,
79 Responsabilités et obligations des États qui patronnent des personnes, p. 43, par. 117 (les italiques sont de nous).
80 CDI, projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses et commentaires y relatifs, 2001, rapport de la Commission sur les travaux de sa cinquante-troisième session, doc. A/56/10, 2001, vol. II (2), commentaire sur l’article 3, p. 154, par. 11, accessible à l’adresse suivante : https://legal.un.org/ilc/ documentation/french/reports/a_56_10.pdf.
81 Dans son sixième rapport d’évaluation, rédigé par le groupe de travail III (« AR6 Climate Change 2022: Mitigation of Climate Change »), le GIEC a conclu ce qui suit : « Dans tous les scénarios [limitation du réchauffement à moins de 1,5 °C en 2100], les combustibles fossiles sont considérablement réduits et l’utilisation du charbon est complètement éliminée d’ici à 2050 ». Le GIEC y relève aussi que
«les émissions futures cumulées de CO2 projetées sur la durée de vie des infrastructures de combustibles fossiles existantes et actuellement prévues, sans réduction supplémentaire, dépassent les émissions nettes cumulées totales de CO2 dans les trajectoires qui limitent le réchauffement à 1,5 °C (>50 %) sans dépassement ou avec un dépassement limité. Elles sont approximativement égales aux émissions nettes totales cumulées de CO2 dans les trajectoires qui limitent le réchauffement à 2 °C (>67 %). (degré de confiance élevé) ».
82 AIE, Net Zero by 2050 A Roadmap for the Global Energy Sector, 2021, accessible à l’adresse suivante : https://www.iea.org/reports/netzeroby2050.
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« au regard du droit international coutumier, “[un] État est tenu de mettre en oeuvre tous les moyens à sa disposition pour éviter que les activités qui se déroulent sur son territoire, ou sur tout espace relevant de sa juridiction, ne causent un préjudice sensible à l’environnement d’un autre État” »83.
Dans son avis consultatif de 2011, la Chambre pour le règlement des différends relatifs aux fonds marins a examiné et défini l’obligation de diligence requise, que la convention des NationsUnies sur le droit de la mer met à la charge des États qui patronnent des personnes, comme étant « une obligation de mettre en place les moyens appropriés, de s’efforcer dans la mesure du possible et de faire le maximum pour obtenir ce résultat »84. De même, dans le commentaire qui accompagne le projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses, la CDI a précisé que « le degré de vigilance attendu d’un État dont l’économie et les ressources humaines et matérielles sont bien développées … est différent de celui attendu d’États moins bien lotis »85.
80. Ainsi, nonobstant son principal « critère d’évaluation objective »86, l’obligation peut aussi faire l’objet d’une évaluation subjective en ce que les « moyens » susmentionnés doivent être à la « disposition » des États. L’appréciation de ce qui est raisonnable peut donc dépendre des capacités d’un État et de son niveau de développement87. L’ampleur des efforts qu’un État est tenu de déployer est déterminée par ses capacités pratiques, techniques et scientifiques à entreprendre ces efforts. Il s’ensuit que les États développés et industrialisés ont une obligation de diligence requise plus stricte à cet égard. En effet, il est à la fois juste et équitable que les États développés et industrialisés soient soumis à une obligation plus stricte en matière de prévention des dommages transfrontières causés par les émissions anthropiques de GES, étant donné que le niveau de diligence requise applicable aux États doit être « approprié et proportionné au degré de risque de dommages transfrontières »88 résultant de leurs activités. En revanche, et comme indiqué à la section III, les émissions des États en développement vulnérables face aux changements climatiques sont négligeables, en ce qu’elles ne représentent qu’une part minime des émissions mondiales de GES, et sont donc de minimis. Comme l’a souligné l’Association de droit international, les États les plus avancés doivent donc être à l’avant-garde de la lutte contre les GES « en adoptant les engagements les plus stricts » et en s’attaquant aux effets néfastes de ces gaz89.
83 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 665 (« Certaines activités (2015) »), par. 118. Voir aussi Usines de pâte à papier, par. 101.
84 Responsabilités et obligations des États qui patronnent des personnes, par. 110.
85 Commission du droit international, projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses et commentaires y relatifs, 2001, commentaire sur l’article 3, par. 17.
86 C. Voigt, “The Paris Agreement: What is the standard of conduct for parties?”, The Role of Law in a Bottom-up International Climate Governance Architecture: Early Reflections on the Paris Agreement, Questions of International Law, 24 March 2016, accessible à l’adresse suivante : http://www.qil-qdi.org/paris-agreement-standard-conduct-parties/#_ftn4.
87 T. Stephens, D. French, « ILA Study Group on Due Diligence in International Law, Second Report, July 2016, p. 3 et 16, https://www.ila-hq.org/en_GB/documents/draft-study-group-report-johannesburg-2016.
88 CDI, projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses et commentaires y relatifs, 2001, rapport de la Commission sur les travaux de sa cinquante-troisième session, doc. A/56/10, 2001, vol. II (2), commentaire sur l’article 3, accessible à l’adresse suivante : legal.un.org/ilc/documentation/french/ reports/a_56_10.pdf.
89 Association de droit international, résolution 2/2014 sur la déclaration des principes juridiques relatifs au changement climatique, annexe : principes juridiques de l’ADI relatifs au changement climatique : projet d’articles, projet d’articles 5, paragraphe 3, alinéa a) responsabilités communes mais différenciées et capacités respectives. Les émissions de GES cumulées des 49 pays les moins avancés ne représentaient que 0,54 % des émissions mondiales de GES en 2003. Les émissions de ces pays sont de minimis dans la mesure où elles ne représentent que cette part minime des émissions mondiales de GES.
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81. Le principe des responsabilités communes mais différenciées donne corps à cette différenciation. La pertinence de cette manifestation du principe général de l’équité90 est expressément reconnue dans les déclarations de Stockholm et de Rio91, la CCNUCC92, le protocole de Kyoto93 et l’accord de Paris94. Il est également énoncé dans la convention des Nations Unies sur le droit de la mer95, la jurisprudence du Comité des droits de l’enfant96 et les rapports et décisions adoptés par les organes conventionnels et les procédures spéciales des Nations Unies97.
82. Quatrièmement, la diligence requise est une obligation continue. La Cour a ainsi souligné, dans l’affaire relative à des Usines de pâte à papier, que les effets d’un projet sur l’environnement devaient faire l’objet d’une surveillance continue pendant toute la durée de vie du projet98.
2. Devoir de coopération
83. Il est bien établi qu’un certain nombre d’obligations découlent de l’obligation générale de diligence requise, notamment les obligations d’information, de notification et de coopération (voir plus loin), l’obligation de procéder à une étude d’impact sur l’environnement99 et l’obligation de
90 P. Cullet, Common but differentiated responsibilities, Fitzmaurice, Malgosia, Brus, MMTA and Merkouris, Panos (eds.), Research Handbook on International Environmental Law, 2nd edition. Cheltenham: Edward Elgar, p. 209 et 228.
91 Déclaration de la conférence des Nations Unies sur l’environnement humain, adoptée le 16 juin 1972 (« déclaration de Stockholm ») ; déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, doc. A/CONF.151/26 (vol. I), adoptée le 12 août 1992 (« déclaration de Rio »), principe 7.
92 Le paragraphe 1 de l’article 3 de la CCNUCC dispose que les États doivent
« préserver le système climatique dans l’intérêt des générations présentes et futures, sur la base de l’équité et en fonction de leurs responsabilités communes mais différenciées et de leurs capacités respectives. Il appartient, en conséquence, aux pays développés parties d’être à l’avant-garde de la lutte contre les changements climatiques et leurs effets néfastes ».
93 Le protocole de Kyoto à la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques, adopté le 11 décembre 1997, est entré en vigueur le 16 février 2005 (« protocole de Kyoto »).
94 Dans l’accord de Paris, le principe des responsabilités communes mais différenciées, mentionné à plusieurs reprises, suppose que les parties seront guidées par le principe de l’équité et par celui des responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives, eu égard aux différentes situations nationales (préambule), et ledit accord doit être appliqué conformément à ces deux principes (article 2, paragraphe 2). Ce principe doit aussi être expressément pris en considération dans la contribution déterminée au niveau national par chaque État partie (article 4, paragraphe 3) et dans les stratégies à long terme de développement à faible émission de gaz à effet de serre (article 4, paragraphe 19). Voir E. Hey & S. Paulini, “Common But Differentiated Responsibilities”, Max Planck Encyclopaedia of Public International Law, October 2021, par. 6.
95 La convention des Nations Unies sur le droit de la mer, adoptée le 10 décembre 1982, est entrée en vigueur le 16 novembre 1994.
96 Voir, par exemple, Nations Unies, Comité des droits de l’enfant, Sacchi et consorts c. Argentine, communication no 104/2019 (CRC/C/88/D/105/2019), 9 novembre 2021, par. 10.10, où le Comité a conclu ce qui suit : « Conformément au principe de responsabilité commune mais différenciée ... le caractère collectif de la cause des changements climatiques n’exonère pas l’État partie de sa responsabilité individuelle qui pourrait découler du dommage que pourraient causer à des enfants, où qu’ils se trouvent, les émissions générées sur son territoire ».
97 Voir, par exemple, ONU, Conseil des droits de l’homme, rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’environnement, « Obligations relatives aux droits de l’homme se rapportant aux moyens de bénéficier d’un environnement sûr, propre, sain et durable », doc. A/74/161 (2019), par. 26 et 68.
98 Usines de pâte à papier, par. 205.
99 Comme l’a souligné la Cour dans l’affaire relative à des Usines de pâte à papier,
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surveillance continue
100. Dans le contexte des changements climatiques, l’obligation de coopération revêt une importance particulière et primordiale.
84. La coopération joue un rôle crucial dans la prévention et la gestion des risques liés aux changements climatiques. Comme l’a souligné le GIEC :
« Le changement climatique présente les caractéristiques d’un problème nécessitant une action collective à l’échelle mondiale, puisque la plupart des GES s’accumulent dans le temps et se mélangent à l’échelle du globe, et que les émissions provenant d’un acteur, quel qu’il soit (ex.: un individu, une communauté, une entreprise, un pays) ont des répercussions sur d’autres acteurs. Une atténuation ne pourra être efficace si les différents acteurs favorisent indépendamment leurs propres intérêts. Des actions menées en coopération, y compris à l’échelle internationale, se révèlent nécessaires si on veut réduire efficacement les émissions de GES et trouver des solutions aux problèmes que soulève le changement climatique .»101
85. Le principe de coopération est consacré par des instruments de droit souple102 et par de nombreux autres traités internationaux relatifs à la protection de l’environnement103. La valeur coutumière de l’obligation de coopération a été confirmée par la CDI dans son projet de directives
« conformément à une pratique acceptée si largement par les États ces dernières années, … l’on peut désormais considérer qu’il existe, en droit international général, une obligation de procéder à une évaluation de l’impact sur l’environnement lorsque l’activité industrielle projetée risque d’avoir un impact préjudiciable important dans un cadre transfrontière » (Usines de pâte à papier, par. 204, les italiques sont de nous).
L’étude d’impact sur l’environnement y est considérée comme une obligation transfrontières distincte et autonome en droit international, conformément au principe 17 de la déclaration de Rio sur l’environnement et le développement et à l’article 7 du projet d’articles de la CDI sur les dommages transfrontières. Voir A. Boyle, Pulp Mills Case A Commentary, accessible à l’adresse suivante : https://www.biicl.org/files/5167_pulp_mills_case.pdf. Cette obligation est également énoncée aux articles 204 à 206 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Le fait qu’un État puisse ne pas être totalement en mesure de retracer la chaîne de causalité reliant des émissions de GES spécifiques à des dommages affectant un État lésé ne diminue en rien la nécessité ou l’utilité de réaliser une étude d’impact sur l’environnement. Les études environnementales peuvent être adaptées aux exigences spécifiques de l’évaluation des éventuels risques d’effets préjudiciables transfrontières et extra-territoriaux des activités émettrices de GES. De telles études sont importantes pour permettre à « l’État de déterminer l’étendue et la nature du risque que présente une activité et, par conséquent, le type de mesures préventives qu’il doit prendre » (CDI, projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses et commentaires y relatifs, rapport de la CDI, cinquante-troisième session, doc. A/56/10, 2001, vol. II (2), article 7, accessible à l’adresse suivante : https://legal.un.org/ilc/documentation/french/reports/a_56_10.pdf). Comme l’a fait observer la Cour dans l’affaire relative à des Usines de pâte à papier,
« on ne pourrait considérer qu’une partie s’est acquittée [de l’obligation de protéger et de préserver] dès lors que, prévoyant de réaliser un ouvrage suffisamment important pour affecter [de façon significative] … la qualité [de l’environnement] …, elle n’aurait pas procédé à une évaluation de l’impact sur l’environnement permettant d’apprécier les effets éventuels de son projet » (Usines de pâte à papier, par. 204).
100 Usines de pâte à papier, par. 205.
101 GIEC, « Résumé à l’intention des décideurs », changement climatique 2014 : rapport de synthèse, contribution des groupes de travail I, II et III au cinquième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, 2014, p. 17 (les italiques sont de nous).
102 Déclaration de Stockholm, principe 24 ; déclaration de Rio de 1992, principes 7, 12 et 14.
103 Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, article 194 ; convention sur la diversité biologique, signée entre le 5 juin 1992 et le 4 juin 1993, entrée en vigueur le 29 décembre 2003 ; CCNUCC (préambule, articles 3, 4, 5, 6, 7 et 9) ; accord de Paris (préambule, articles 6, 7, 8, 10, 11, 12 et 14).
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sur la protection de l’atmosphère, selon lequel les États « ont l’obligation de coopérer … pour protéger l’atmosphère contre la pollution atmosphérique et la dégradation atmosphérique »
104.
86. La Cour a aussi estimé que « c’est en coopérant que les États concernés peuvent gérer en commun les risques de dommages à l’environnement qui pourraient être générés par les projets initiés par l’un ou l’autre d’entre eux, de manière à prévenir les dommages en question »105. Le TIDM a examiné le devoir de coopérer à la protection de l’environnement marin dans le contexte de la prévention de la pollution marine et de la conservation des ressources marines vivantes106, et ce devoir a été reconnu comme un principe fondamental de la prévention de la pollution du milieu marin, conformément à la partie XII de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, et comme « le principe fondamental du droit international de l’environnement, en particulier lorsque les intérêts d’États voisins sont en jeu »107.
87. Le principe de coopération jouit d’un statut et d’une reconnaissance similaires dans le contexte environnemental du droit des droits de l’homme. En particulier, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (« CIDH ») a jugé que « Les États ont l’obligation de coopérer, de bonne foi, pour protéger contre les dommages environnementaux »108. En outre, « les États doivent informer les autres États qui risquent d’être atteints », et « consulter et négocier de bonne foi avec les États susceptibles de subir des dommages transfrontières significatifs » ; ils ont aussi « l’obligation de garantir le droit d’accès à l’information » concernant les incidences potentielles sur l’environnement.
88. Trois points doivent être notés en particulier concernant le devoir de coopération imposant aux États de prévenir les dommages au système climatique et à d’autres composantes de l’environnement.
89. Premièrement, les États sont tenus de «coopérer de bonne foi», ce qui met l’accent sur un retour au multilatéralisme et sur l’obligation de négocier de bonne foi109. Ce point va au-delà de la simple rhétorique, exigeant des États qu’ils prennent des mesures concrètes pour promouvoir la durabilité et la protection de l’environnement. Cela comprend également la mise en oeuvre de mesures et de politiques conformes aux accords et aux cadres internationaux visant à atténuer les effets des changements climatiques.
104 CDI, projet de directives sur la protection de l’atmosphère, 2021, directive 8 : coopération internationale.
105 Usines de pâte à papier, par. 77.
106 Affaire de l’usine MOX (Irlande c. Royaume-Uni), mesures conservatoires, ordonnance du 3 décembre 2001, par. 82 ; Affaire relative aux travaux de poldérisation par Singapour à l’intérieur et à proximité du détroit de Johor (Malaisie c. Singapour), mesures conservatoires, ordonnance du 8 octobre 2003, par. 92 ; Demande d’avis consultatif soumise par la Commission sous-régionale des pêches, avis consultatif, 2 avril 2015, par. 140.
107 Affaire de l’usine MOX (Irlande c. Royaume Uni), mesures conservatoires, ordonnance du 3 décembre 2001, TIDM Recueil 2001, opinion individuelle de M. le juge Wolfrum, p. 135 (les italiques sont de nous). Voir aussi Usines de pâte à papier, par. 77 ; Certaines activités (2015), par. 106.
108 Inter American Court of Human Rights, The Environment and Human Rights Requested by the Republic of Colombia, Advisory Opinion, 15 November 2017, OC 23/17, par. 242 (d) (texte original : « Los Estados tienen la obligación de cooperar, de buena fe, para la protección contra daños al medio ambiente ... »). Voir aussi E. Sobenes et al., The Environment Through the Lens of International Courts and Tribunals (Springer), 2022, p. 552.
109 Voir, par exemple, Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, par. 142 ; Lac Lanoux, sentence arbitrale (16 novembre 1957), Recueil des sentences arbitrales, vol. XII, par. 13, 16, 20, 22 et 24 ; B. Mayer, ‘Customary Obligations’, International Law Obligations on Climate Change Mitigation (Oxford, 2022; online edn, Oxford Academic, 17 Nov. 2022), p. 105.
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90. Deuxièmement, la coopération revêt aussi une fonction particulière en ce qu’elle contribue à promouvoir l’équité entre les États en matière de gouvernance climatique110. Le paragraphe 3 de l’article 3 de la déclaration de l’Assemblée générale des Nations Unies sur le droit au développement dispose que les États doivent « coopérer les uns avec les autres pour assurer le développement et éliminer les obstacles au développement », notamment en ce qui concerne les changements climatiques111. De même, le principe 27 de la déclaration de Rio demande aux États de coopérer de bonne foi au développement du « droit international dans le domaine du développement durable ». De plus, comme l’Assemblée générale l’a réaffirmé en 2022 dans sa résolution historique sur le droit à un environnement propre, sain et durable,
« la coopération internationale joue un rôle essentiel pour ce qui est d’aider les pays en développement, notamment les pays pauvres très endettés, les pays les moins avancés, les pays en développement sans littoral et les petits États insulaires en développement, ainsi que les pays à revenu intermédiaire, qui se heurtent à des difficultés particulières, à renforcer leurs capacités sur le plan des ressources humaines, institutionnelles et technologiques »112.
91. Cette coopération est indispensable pour des raisons d’équité et pour permettre et faciliter la mise en oeuvre efficace des obligations conventionnelles. Ainsi, la partie XII de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer oblige les États parties à coopérer entre eux ainsi que dans le cadre des organisations internationales pour protéger et préserver le milieu marin, y compris en ce qui concerne la pollution par les émissions de gaz à effet de serre. Cette obligation générale de coopération comprend l’obligation plus spécifique faite aux États parties d’apporter une assistance scientifique, technique et financière aux États en développement afin de les aider à protéger et à préserver l’environnement marin. L’accord de Paris consacre cette obligation : il reconnaît que « [t]outes les Parties devraient coopérer en vue d’accroître la capacité des pays en développement Parties de mettre en oeuvre le[dit] [a]ccord »113, et dispose que les pays développés ont l’obligation expresse de faciliter le renforcement des capacités et de fournir un appui, sous la forme de ressources financières et d’un transfert de technologies, aux pays en développement aux fins tant de l’atténuation que de l’adaptation dans la continuité de leurs obligations au titre de la CCNUCC114.
92. Troisièmement, dans le commentaire qui accompagne le projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses, la CDI a noté que « la coopération entre les États [étai]t essentiel[le] tant pour définir que pour mettre en oeuvre des moyens efficaces de prévenir des dommages transfrontières significatifs ou en tout état de cause d’en réduire le risque au minimum »115. De même, dans le principe 24 de la déclaration de Stockholm et le principe 7 de la déclaration de Rio, il est reconnu que l’efficacité de la planification des mesures de protection de l’environnement passe par la coopération. Des formes de coopération plus spécifiques sont prévues dans les articles suivants. Il y est envisagé que l’État susceptible d’être touché participe à toute action
110 J. Rudall, “The Obligation to Cooperate in the Fight against Climate Change”, International Community Law Review, 2021, 23(2-3), p. 184 à 196.
111 Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, déclaration sur le droit au développement, doc. A/RES/41/128, adoptée le 4 décembre 1986.
112 Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, le droit de l’homme à un environnement propre, sain et durable, doc. A/RES/76/300, adoptée le 28 juillet 2022, préambule (les italiques sont de nous). Voir aussi résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, coopération entre les États dans le domaine de l’environnement, doc. A/RES/2995 (XXVII), 15 décembre 1972, et UNEP, Shared Natural Resources, Environmental law guidelines and principles, 1978, p. 2.
113 Accord de Paris, article 11, paragraphe 3.
114 Accord de Paris, article 9, paragraphe 1.
115 CDI, Projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses et commentaires y relatifs, 2001, commentaire sur l’article 4, par. 1.
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de prévention, ce qui est indispensable pour en renforcer l’efficacité
116. L’Albanie est d’avis que la participation à ces actions devrait dépasser les formalités diplomatiques et être considérée comme un impératif stratégique pour renforcer l’efficacité globale de ces efforts. Compte tenu des répercussions disproportionnées des changements climatiques sur les États en développement, ceux qui sont les plus vulnérables à ces effets néfastes devraient non seulement être écoutés avec attention mais aussi occuper une place importante à la table des négociations. Les points de vue de ces États, fondés sur leur expérience directe de la vulnérabilité climatique, jouent un rôle crucial dans l’élaboration de politiques climatiques mondiales efficaces et équitables.
93. En conclusion, l’obligation coutumière de prévenir les dommages transfrontières est essentielle pour éclairer les obligations des États en matière d’émissions anthropiques de gaz à effet de serre, telles qu’elles ressortent des principaux instruments relatifs à la protection de l’environnement (en particulier celles découlant de la CCNUCC, de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer et de l’accord de Paris). Ces deux types d’obligations ne s’opposent pas : ils se complètent117.
B. Obligations des États en matière de protection des droits de l’homme dans le contexte des changements climatiques
94. La présente section souligne le lien entre les dommages environnementaux et les droits de l’homme, et recense les principales obligations des États en ce qui concerne leurs émissions anthropiques de gaz à effet de serre (1). À la lumière de ce lien étroit, l’Albanie considère que les États ont les obligations suivantes : i) prévenir les dommages significatifs aux systèmes climatiques et à d’autres composantes de l’environnement dont on peut prévoir qu’ils porteront atteinte aux droits de l’homme ; ii) veiller à ce que les mesures prises pour lutter contre les effets des changements climatiques n’entraînent pas de violations des droits de l’homme ; et iii) offrir des réparations pour les atteintes aux droits de l’homme qui résultent de dommages significatifs aux systèmes climatiques et à d’autres composantes de l’environnement (2).
1. Lien entre les dommages environnementaux et les droits de l’homme
95. Les changements climatiques constituent la principale menace pour les droits de l’homme au XXIe siècle118. Le lien entre les changements climatiques et les droits de l’homme est bien établi et évident dans le préambule de l’accord de Paris, qui comporte un passage relatif aux droits de l’homme précisant que les États parties doivent « respecter, promouvoir et prendre en considération leurs obligations respectives concernant les droits de l’Homme » lorsqu’ils prennent des mesures face aux changements climatiques. Les organismes internationaux de défense des droits de l’homme s’accordent également à dire que la crise climatique a des répercussions considérables sur les
116 CDI, projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses et commentaires y relatifs, 2001, commentaire sur l’article 4, par. 1.
117 S. Maljean-Dubois, The No-Harm Principle as the Foundation of International Climate Law, in B. Mayer and A. Zahar (ed.), Debating Climate Law (Cambridge University Press 2021), p. 28.
118 ONU, Conseil des droits de l’homme, rapport du rapporteur spécial sur la question des obligations relatives aux droits de l’homme se rapportant aux moyens de bénéficier d’un environnement sûr, propre, sain et durable, doc. A/HRC/31/52, 1er février 2016, par. 23.
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obligations des États et la jouissance des droits de l’homme
119. Ce lien, confirmé dans une série de résolutions adoptées par le Conseil des droits de l’homme au cours d’une quinzaine d’années120, est souligné dans la déclaration conjointe sur les droits de l’homme et les changements climatiques publiée en septembre 2019 par cinq organes conventionnels de l’ONU relatifs aux droits de l’homme121.
96. Les droits les plus manifestement menacés par les changements climatiques sont notamment les suivants :
a) Le droit à la vie, reconnu comme « le droit suprême auquel aucune dérogation n’est autorisée, même dans les situations de conflit armé et autres situations de danger public exceptionnel menaçant l’existence de la nation »122. Le droit à la vie est une obligation bien établie tant en droit conventionnel qu’en droit international coutumier, et tous les États sont donc tenus d’assurer son respect, sa protection, sa promotion et sa réalisation. Cela suppose, à tout le moins, que les États prennent des mesures efficaces pour prévenir les pertes en vies humaines prévisibles et
119 Pour les communications individuelles, voir Comité des droits de l’homme, Ioane Teitiota c. Nouvelle-Zélande, communication no 2728/2016, doc. CCPR/C/127/D/2728/2016, 23 septembre 2020 (constatations adoptées le 24 octobre 2019) ; Comité des droits de l’homme, Daniel Billy et consorts c. Australie, communication no 3624/2019, doc. CCPR/C/135/D/3624/2019, 18 septembre 2023 (constatations adoptées le 21 juillet 2022) ; Comité des droits de l’enfant, Chiara Sacchi et consorts c. Argentine, communication no 104/2019, doc. CRC/C/88/D/104/2019, 11 novembre 2021 (décision adoptée le 22 septembre 2021) ; Comité des droits de l’enfant, Chiara Sacchi et consorts c. Brésil, communication no 105/2019, doc. CRC/C/88/D/105/2019, 9 novembre 2021 (décision adoptée le 22 septembre 2021 ; Comité des droits de l’enfant, Chiara Sacchi et consorts c. France, communication no 106/2019, doc. CRC/C/88/D/106/2019, 10 novembre 2021 (décision adoptée le 2 septembre 2021) ; Comité des droits de l’enfant, Chiara Sacchi et consorts c. Allemagne, communication no 107/2019, doc. CRC/C/88/D/107/2019, 11 novembre 2021 (décision adoptée le 22 septembre 2021) ; Comité des droits de l’enfant, A. M. c. Suisse, communication no 95/2019, doc. CRC/C/88/D/95/2019, 3 novembre 2021 (décision adoptée le 22 septembre 2021) ; et Comité des droits de l’enfant, Chiara Sacchi et consorts c. Turquie, communication no 108/2019, doc. CRC/C/88/D/108/2019, 9 novembre 2021 (décision adoptée le 22 septembre 2021). Pour les commentaires ou recommandations d’ordre général, voir en particulier, Comité des droits de l’homme, observation générale no 36 sur le droit à la vie, 2018 ; Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, recommandation générale no 37 (2018) sur les aspects de la réduction des risques de catastrophe et des changements climatiques ayant trait à la problématique femmes-hommes, doc. CEDAW/C/GC/37, 13 mars 2018 ; Comité des droits de l’enfant, recommandation générale no 26 (2023) sur les droits de l’enfant et l’environnement, mettant l’accent en particulier sur les changements climatiques, doc. CRC/C/GC/26, 22 août 2023. Pour les déclarations, voir Comité des droits économiques, sociaux et culturels, déclaration du Comité des droits économiques, sociaux et culturels sur les changements climatiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, doc. E/C.12/2018/1, 31 octobre 2018 ; déclaration conjointe du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, du Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, du Comité des droits de l’enfant et du Comité des droits des personnes handicapées, déclaration sur les droits de l’homme et les changements climatiques, doc. HRI/2019/1, 14 mai 2020.
120 Voir, par exemple, Comité des droits de l’homme, droits de l’homme et changements climatiques, doc. A/HRC/RES/7/23, mars 2008 ; Comité des droits de l’homme, droits de l’homme et changements climatiques, doc. A/HRC/RES/50/9, 14 juillet 2022. Voir aussi Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (« HCDH »), rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme sur les liens entre les changements climatiques et les droits de l’homme, doc. A/HRC/10/61, 15 janvier 2009 ; HCDH, réunion-débat concernant les effets néfastes des changements climatiques sur l’exercice plein et effectif des droits de l’homme par les personnes vulnérables, doc. A/HRC/52/48, 27 décembre 2022.
121 Déclaration conjointe du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, du Comité des droits économiques, sociaux et culturels, du Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, du Comité des droits de l’enfant et du Comité des droits des personnes handicapées. Prenant acte des conclusions du rapport du GIEC (2018) sur le réchauffement planétaire de 1,5 °C, cette déclaration souligne que les changements climatiques constituent de graves menaces pour la réalisation des droits de l’homme garantis par les différents instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme qui établissent ces comités.
122 Comité des droits de l’homme, observation générale no 36 sur le droit à la vie, doc. CCPR/C/GC/36, 3 septembre 2019, par. 2.
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évitables
123. Le droit à la vie recouvre aussi le droit des personnes à vivre dans la dignité et de ne pas subir d’actes ni d’omissions qui causeraient leur décès non naturel ou prématuré124. Selon le Comité des droits de l’homme, « [l]a dégradation de l’environnement, les changements climatiques et le développement non durable font partie des menaces les plus urgentes et les plus graves pour la capacité des générations présentes et futures de jouir du droit à la vie »125, et « si des mesures énergiques ne sont pas prises aux niveaux national et international, les effets des changements climatiques … risquent d’exposer les [personnes] à une violation de[] [leur] droit[] [à la vie] »126. Il a conclu qu’une « grave dégradation de l’environnement pouvait avoir des répercussions négatives sur le bien-être des personnes et entraîner une violation du droit à la vie »127. Le Comité des droits de l’enfant a lui aussi reconnu que « [l]e droit à la vie [étai]t menacé par la dégradation de l’environnement » et que les États étaient tenus de prendre des mesures positives pour protéger les enfants de ces « conditions environnementales qui p[ouvaie]nt menacer directement le droit à la vie »128.
b) Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été reconnu par la Cour comme i) « [l]’un des principes essentiels du droit international contemporain » et ii) comme créant des obligations erga omnes129. Diverses sources juridiques internationales reconnaissent également qu’il constitue une norme impérative du droit international (jus cogens)130. Le droit à disposer de soi-même comprend le droit d’un peuple de ne pas être privé de ses propres moyens de subsistance131. Ce droit impose aussi aux États de promouvoir la réalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, y compris pour ceux qui se trouvent hors de leur propre territoire132. Comme l’a relevé le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (« HCDH ») : « Les changements climatiques menacent non seulement la vie des individus, mais aussi leurs modes de vie et leurs moyens de subsistance, ainsi que la survie de populations entières»133.
123 Comité des droits de l’homme, observation générale no 36 sur le droit à la vie, doc. CCPR/C/GC/36, 3 septembre 2019, par. 7.
124 Comité des droits de l’homme, observation générale no 36 sur le droit à la vie, doc. CCPR/C/GC/36, 3 septembre 2019, par. 3. Voir aussi Comité des droits de l’homme, Daniel Billy et consorts c. Australie, doc. CCPR/C/135/3624/2019, 21 juillet 2022, par. 8.3.
125 Comité des droits de l’homme, observation générale no 36 sur le droit à la vie, doc. CCPR/C/GC/36, 3 septembre 2019, par. 62.
126 Comité des droits de l’homme, Ioane Teitiota c. Nouvelle-Zélande, doc. CCPR/C/127/D/2728/2016, 24 octobre 2019, par. 9.11 ; Daniel Billy et consorts c. Australie, par. 8.3.
127 Comité des droits de l’homme, Daniel Billy et consorts c. Australie, doc. CCPR/C/135/3624/2019, 21 juillet 2022, par. 8.5.
128 Comité des droits de l’enfant, recommandation générale no 26 (2023) sur les droits de l’enfant et l’environnement, mettant l’accent en particulier sur les changements climatiques, doc. CRC/C/GC/26, 22 août 2023, par. 20 et 21.
129 Affaire relative au Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995, par. 29.
130 Voir, par exemple, D. Tladi, quatrième rapport sur les normes impératives du droit international général (jus cogens), 31 janvier 2019, doc. A/CN.4/727, p. 48 à 52, par. 108 à 115 ; projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, avec commentaires, Annuaire de la CDI (2001), volume II, deuxième partie, rapport de la Commission à l’Assemblée générale sur les travaux de sa cinquante-troisième session, doc. A/CN.4/SER.A/2001/Add.1 (deuxième partie), p. 85, paragraphe 5 du commentaire sur l’article 26 (respect de normes impératives) : « Les normes impératives qui sont clairement acceptées et reconnues sont ... le droit à l’autodétermination ».
131 Comité des droits de l’homme, observation générale no 12 : droit à l’autodétermination, 13 mars 1984, par. 5.
132 Ibid., par. 6.
133 Submission of the Office of the High Commissioner for Human Rights to the 21st Conference of the Parties to the United Nations Framework Convention on Climate Change, 27 November 2015, p. 14, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/ClimateChange/COP21.pdf.
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c) Les droits économiques, sociaux et culturels, qui recouvrent entre autres le droit à la santé134, à l’eau135, à la nourriture136 et à un environnement propre, sain et durable (droit à un « environnement sain »)137. Les éléments de fond de ce dernier droit sont notamment les suivants :
« un air pur, un climat sûr, une eau sans risque sanitaire, des services d’assainissement adéquats, des aliments sains et produits selon des méthodes durables, des environnements non toxiques, dans lesquels chacun peut vivre, travailler, étudier et se divertir, ainsi qu’une biodiversité et des écosystèmes sains »138.
97. Les groupes vulnérables dont les femmes, les enfants, les peuples autochtones, les personnes handicapées, les minorités et les personnes vivant dans l’extrême pauvreté subissent plus intensément les effets des changements climatiques139.
2. Interprétation des obligations relatives aux droits de l’homme à travers le prisme des changements climatiques
98. Comme exposé précédemment aux sections III et IV.B.1., il est indéniable que les dommages au système climatique et à d’autres composantes de l’environnement, causés par les émissions anthropiques de gaz à effet de serre, ont des effets directs sur les droits fondamentaux des individus140. De plus, notre trajectoire actuelle montre une hausse exponentielle de ces effets (voir
134 Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), article 25, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, observation générale no 14 sur le droit au meilleur état de santé susceptible d’être atteint (article 12 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels) (2000), par. 4 et 11.
135 Assemblée générale des Nations Unies, Le droit humain à l’eau et à l’assainissement, résolution 4/292, 3 août 2010.
136 Voir, entre autres, Comité des droits de l’homme, rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme : mesures visant à minimiser l’impact négatif du changement climatique sur la pleine réalisation du droit à l’alimentation, doc. A/HRC/55/37, 1er février 2024 (en particulier les recommandations faites aux paragraphes 40 à 47).
137 Comité des droits de l’homme, le droit à un environnement propre, sain et durable, résolution A/HRC/Res/48/13, 18 octobre 2021 ; Assemblée générale des Nations Unies, le droit à un environnement propre, sain et durable, résolution A/Res/76/300, 1er août 2022.
138 Comité des droits de l’homme, rapport du rapporteur spécial sur la question des obligations relatives aux droits de l’homme se rapportant aux moyens de bénéficier d’un environnement sûr, propre, sain et durable, « Droit à un environnement sain : bonnes pratiques », doc. A/HRC/43/53, 30 décembre 2019, par. 2.
139 Comité des droits de l’homme, rapport du Secrétaire général : effets des changements climatiques sur les droits humains des personnes vulnérables, doc. A/HRC/50/57, 6 mai 2022. De même, le GIEC, dans son sixième rapport d’évaluation, et d’autres autorités scientifiques ont constaté que les changements climatiques avaient des effets disproportionnés sur certains individus et groupes, notamment les enfants, les femmes, les personnes âgées, les pauvres, les personnes handicapées, les peuples autochtones, les pêcheurs et les agriculteurs de subsistance, les personnes vivant dans des établissements informels et les personnes qui étaient déjà en situation de marginalisation sociale ou de vulnérabilité en raison d’inégalités et de discriminations préexistantes (contribution du groupe de travail II au sixième rapport d’évaluation du GIEC, p. 1692 et 1765).
140 Voir aussi l’exposé de l’intervenant Global Legal Action Network (GLAN) dans le cadre de la procédure consultative sur les changements climatiques devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH). Depuis des décennies, et au plus tard depuis l’adoption de la CCNUCC en 1992, les conséquences des émissions anthropiques de gaz à effet de serre, en particulier la corrélation entre la combustion de combustibles fossiles par l’industrie et le début de la crise du réchauffement climatique, sont largement reconnues et comprises. La menace d’un réchauffement climatique au-delà de 1,5 °C est en particulier bien connue et comprise depuis la conclusion de l’accord de Copenhague en 2009. Les rapports périodiques du GIEC élaborés depuis 1990, et acceptés par les gouvernements, soulignent les connaissances en la matière, et la ratification de l’accord de Paris par 193 États et l’Union européenne en 2015 en atteste aussi. Depuis 2008, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a adopté une série de résolutions qui soulignent également les effets actuels et prévisibles des changements climatiques sur l’exercice effectif des droits de l’homme dans le monde.
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section III). Il est également incontestable que les dommages climatiques qui entraînent des effets préjudiciables sur les droits des individus sont raisonnablement prévisibles
141.
99. Selon l’Albanie, le lien étroit entre les droits de l’homme et les dommages environnementaux causés au système climatique et à d’autres composantes de l’environnement exige donc une « interprétation harmonieuse »142 des obligations des États découlant des régimes coutumiers et conventionnels (droits de l’homme et environnement). À cet égard, les obligations des États en ce qui concerne le respect, la protection et la réalisation des droits de l’homme naissent dans divers contextes liés aux changements climatiques mais peuvent néanmoins être classées en trois catégories143 :
100. Premièrement, les États ont des obligations de prévention des dommages significatifs au système climatique et à d’autres composantes de l’environnement dont on peut prévoir qu’ils porteront atteinte aux droits de l’homme.
101. Les obligations positives de prévention des atteintes aux droits de l’homme entrent dans le champ d’application des obligations faites de veiller au respect de ces droits. La plupart, sinon la totalité, des droits fondamentaux de l’homme emporte une obligation de prévention qui, d’une part, découle de l’interprétation effective d’un droit substantiel conjuguée à la protection générale accordée par les instruments internationaux de défense des droits de l’homme concernés, et, d’autre part, impose aux États parties à ces instruments d’adopter les mesures législatives, judiciaires, administratives, éducatives et autres mesures appropriées pour s’acquitter de leurs obligations juridiques144.
102. Les organes conventionnels de l’ONU relatifs aux droits de l’homme ont donc examiné les risques que les changements climatiques font peser sur les droits de l’homme, et précisé diverses obligations incombant aux États145. Ainsi, en ce qui concerne le droit à la vie, le Comité des droits de l’homme a précisé que
« [l]a mise en oeuvre de l’obligation de respecter et garantir le droit à la vie, et en particulier à la vie dans la dignité, dépend[ait], entre autres, des mesures prises par les États parties pour préserver l’environnement et le protéger contre les dommages, la
141 Comité des droits de l’homme, « Droits de l’homme et changements climatiques », résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme le 22 juin 2017, A/HRC/RES/35/20, 7 juillet 2017 ; Comité des droits de l’homme, « Droits de l’homme et changements climatiques », résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme le 1er juillet 2016, A/HRC/RES/32/33, 18 juillet 2016 ; Comité des droits de l’homme, « Droits de l’homme et changements climatiques », résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme le 2 juillet 2015, A/HRC/RES/29/15, 22 juillet 2015 ; Comité des droits de l’homme, « Droits de l’homme et changements climatiques », résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme, A/HRC/RES/18/22, 17 octobre 2011 ; Comité des droits de l’homme, « Droits de l’homme et changements climatiques », résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme, A/HRC/RES/7/23, 28 mars 2008 ; Comité des droits de l’homme, « Droits de l’homme et changements climatiques », résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme, A/HRC/RES/10/4, 25 mars 2009.
142 The Environment and Human Rights, Advisory Opinion OC-23/17, IACtHR, 15 November 2017, par. 44.
143 Voir aussi Written Opinion of the Republic of Vanuatu, Advisory Opinion on the Climate Emergency and Human Rights, IACtHR, 18 December 2023.
144 Voir aussi B. Baade, “Due Diligence and the Duty to Protect Human Rights”, in H. Krieger et al. (eds), Due Diligence in the International Legal Order (Oxford), 2020, en ce qui concerne l’obligation de protection.
145 Pour l’examen réalisé par les organes conventionnels relatifs aux droits de l’homme en ce qui concerne la lutte contre les changements climatiques, voir, entre autres, Center for International Environmental Law, States’ Human Rights Obligations in the Context of Climate Change: Guidance Provided by the UN Human Rights Treaty Bodies (rapports pour 2020, 2021, 2022 et 2023), accessible à l’adresse suivante : https://www.ciel.org/reports/human-rights-treaty-bodies-2023/.
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pollution et les changements climatiques résultant de l’activité des acteurs publics et privés »
146.
De même, des juridictions nationales ont déjà conclu que les États avaient l’obligation de maîtriser et de réduire les émissions de gaz à effet de serre qui proviennent de sources relevant de leur juridiction afin de prévenir les préjudices causés aux personnes sous leur juridiction147.
103. Deuxièmement, les États ont l’obligation de veiller à ce que les mesures prises pour faire face aux changements climatiques n’entraînent pas de violations des droits de l’homme.
104. Dans sa résolution de 2019 sur les droits de l’homme et les changements climatiques, le Conseil des droits de l’homme a rappelé ce qui suit :
« [L]es changements climatiques sont un sujet de préoccupation pour l’humanité tout entière et … les Parties devraient, lorsqu’elles prennent des mesures pour faire face à ces changements, respecter, promouvoir et prendre en considération leurs obligations respectives concernant les droits de l’homme, le droit à la santé, les droits des peuples autochtones, des communautés locales, des migrants, des enfants, des personnes handicapées et des personnes en situation vulnérable, et le droit au développement, ainsi que l’égalité des sexes, l’autonomisation des femmes et l’équité entre les générations »148.
Le fait que ces droits figurent dans la résolution du Conseil des droits de l’homme souligne l’importance de l’intersectionnalité lorsqu’il s’agit d’aborder la crise climatique dans le contexte des
146 Comité des droits de l’homme, observation générale no 36 sur le droit à la vie, par. 62 ; Comité des droits de l’homme, Daniel Billy et consorts c. Australie, communication no 3624/2019, doc. CCPR/C/135/D/3624/2019, 18 septembre 2023 (constatations adoptées le 21 juillet 2022), par. 8.3 et 8.5. Voir aussi, Individual opinion by Committee Member Gentian Zyberi (concurring), opinion individuelle du membre du comité Gentian Zyberi soulignant que les États ont la responsabilité individuelle d’agir avec la diligence requise en prenant des mesures d’atténuation et d’adaptation fondées sur les meilleures connaissances scientifiques disponibles, en fonction du risque encouru et de leur capacité à y faire face, même s’ils ont aussi la responsabilité commune de lutter contre les changements climatiques. Étant donné que leurs émissions pèsent plus lourdement sur le système climatique mondial, les États comme l’Australie, dont les émissions totales sont importantes ou les émissions par habitant très élevées (qu’il s’agisse d’émissions passées ou actuelles), doivent respecter un niveau de diligence requise plus élevé, tout comme les États qui ont davantage la capacité de prendre des mesures d’atténuation très ambitieuses. M. Zyberi est d’avis que l’obligation de réduire les émissions de GES est inextricablement liée au droit des insulaires de jouir de leur culture minoritaire, car l’adaptation deviendra impossible si des mesures d’atténuation efficaces ne sont pas rapidement mises en oeuvre.
147 Par exemple, aux Pays-Bas, la Cour suprême a conclu que l’élévation du niveau de la mer à venir « pourrait rendre une partie des Pays-Bas inhabitable », ce qui constituait une violation des droits de l’homme même si « ce risque ne pouvait se matérialiser que dans quelques décennies, et que cette élévation aurait des incidences non pas sur des personnes ou groupe de personnes spécifiques mais sur une grande partie de la population ». La Cour suprême a ordonné au Gouvernement néerlandais de ramener les émissions de GES à 25 % au-dessous de leurs niveaux de 1990 d’ici à 2020, conformément aux objectifs de la CCNUCC et de l’Union européenne (UE), afin de protéger les droits à la vie et à la vie privée (Fondation Urgenda c. l’État des Pays-Bas [2019] ECLI:NL:HR:2019:2006). En Allemagne, la Bundesverfassungsgericht (Cour constitutionnelle fédérale) a ordonné au Gouvernement allemand d’adopter des politiques visant à atteindre, au minimum, une réduction de 65 % des GES par rapport aux niveaux de 1990 d’ici à 2030, conformément aux objectifs de la CCNUCC et de l’UE, afin de protéger les droits à la vie, à la santé, à la propriété, à la liberté et à l’équité intergénérationnelle (Neubauer et consorts c. Allemagne, Bundesverfassungsgericht [BVerfG]). En Belgique, le tribunal de première instance de Bruxelles a jugé en l’affaire ASBL Klimaatzaak c. Belgique que le Gouvernement belge avait manqué à son obligation de protéger les droits à la vie et à la vie privée en raison d’une ambition insuffisante en matière d’atténuation des GES (tribunal de première instance de Bruxelles, VZW Klimaatzaak c. Royaume de Belgique et autres, 17 novembre 2021).
148 Comité des droits de l’homme, droits de l’homme et changements climatiques : résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme le 12 juillet 2019, A/HRC/RES/41/21, 23 juillet 2019 (les italiques sont de nous).
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droits humains. Ainsi, comme l’a relevé le rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme dans le contexte des changements climatiques,
« [l]a superposition des facteurs liés au genre, à la race, à la classe sociale, à l’origine ethnique, à la sexualité, à l’identité autochtone, à l’âge, au handicap, aux revenus, au statut de migrant et à la situation géographique aggrave souvent la vulnérabilité aux effets des changements climatiques, exacerbe les inégalités et crée de nouvelles injustices »149.
105. Il s’ensuit que
« [d]es précautions particulières doivent être prises pour que soient respectées les obligations relatives aux droits de l’homme concernant la participation à la prise de décisions des personnes, des groupes et des populations en situation vulnérable, et pour que les efforts d’adaptation et d’atténuation ne portent pas préjudice à ceux qui devraient en être les bénéficiaires »150.
De même, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a jugé que, lorsqu’ils luttent contre les changements climatiques au moyen de politiques d’atténuation et d’adaptation, les États devraient adopter une approche intersectionnelle globale et intégrée, en reconnaissant qu’ils ont le devoir de garantir et de protéger les droits des individus et des groupes en situation de vulnérabilité ou particulièrement vulnérables151.
106. À cet égard, l’Albanie relève avec la plus grande préoccupation que « [l]es changements climatiques et les catastrophes frappent différemment les femmes, les filles, les hommes et les garçons, la population féminine étant à maints égards plus exposée que la population masculine aux risques, aux difficultés et aux répercussions qu’ils entraînent »152. Cela est confirmé par des preuves scientifiques montrant que les femmes et les filles ont plus de risques de mourir pendant les vagues de chaleur, les cyclones tropicaux et d’autres phénomènes extrêmes dans certains pays, et sont davantage susceptibles de souffrir d’une mauvaise santé mentale, de violence conjugale et d’insécurité alimentaire à la suite de conditions météorologiques extrêmes et d’autres catastrophes
149 [Assemblée générale, note du Secrétaire général sur la promotion et la protection des droits humains dans le contexte des changements climatiques, 26 juillet 2022, doc. A/77/226, accessible à l’adresse suivante : https://documents. un.org/api/symbol/access?j=N2243852&t=pdf].
150 HCDH, Key Messages: Human Rights and Climate Change (note d’information préparée dans le cadre de la vingt et unième conférence des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 21)), accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/ClimateChange/materials/KMClimateChange.pdf (les italiques sont de nous).
151 Comité des droits de l’homme, rapport du rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme dans le contexte des changements climatiques, 26 juillet 2022, doc. A/77/226, par. 8, accessible à l’adresse suivante : https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n22/438/52/pdf/n2243852.pdf?token=1WEzbwWfzl7pd08NNS&fe= true ; Comité des droits de l’homme, résolution sur les droits de l’homme et les changements climatiques, adoptée le 12 juillet 2019, doc. A/HRC/RES/41/21, accessible à l’adresse suivante : https://undocs.org/Home/Mobile?FinalSymbol= A%2FHRC%2FRES%2F41%2F21&Language=E&DeviceType=Desktop&LangRequested=False, par. 5 ; IACtHR, “Climate Emergency: Scope of Inter-American Human Rights Obligations”, résolution 3/2021 adoptée par la CIDH le 31 décembre 2021, accessible à l’adresse suivante : https://www.oas.org/en/iachr/decisions/pdf/2021/resolucion_ 3-21_ENG.pdf.
152 Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, recommandation générale no 37 (2018) sur les aspects de la réduction des risques de catastrophe et des changements climatiques ayant trait à la problématique femmes-hommes, doc. CEDAW/C/GC/37, 13 mars 2018. Voir aussi Commission de la condition de la femme, résolutions 56/2 et 58/2 sur l’égalité des sexes et l’autonomisation de la femme dans le contexte des catastrophes naturelles, adoptées par consensus en mars 2012 et mars 2014.
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environnementales
153. En outre, les situations de crise viennent exacerber les inégalités préexistantes entre les sexes et aggravent les formes croisées de discrimination à l’égard des femmes154. Dans bien des cas, les inégalités entre les sexes empêchent les femmes et les filles d’avoir la pleine maîtrise des décisions les concernant et limitent leur accès à des ressources telles que les denrées alimentaires, l’eau, les intrants agricoles, la terre, le crédit, l’énergie, les technologies, l’éducation, la santé, un logement décent, la protection sociale et l’emploi. Du fait de ces inégalités, les femmes et les filles sont plus exposées aux risques provoqués par les catastrophes et à la perte de leurs moyens de subsistance, et ont plus de difficultés à s’adapter aux évolutions climatiques155.
107. C’est pourquoi la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes a fait observer que les
« initiatives bien pensées en matière de réduction des risques de catastrophe et d’adaptation aux changements climatiques peuvent, lorsqu’elles prévoient une participation pleine et effective des femmes, favoriser une réelle égalité des sexes et oeuvrer pour l’autonomisation des femmes, tout en veillant à atteindre les objectifs fixés en matière de développement durable, de réduction des risques de catastrophe et d’adaptation aux changements climatiques »156.
Au Conseil de sécurité de l’ONU, l’ambassadeur Hoxha a également souligné que
« l’action en faveur du climat et de l’environnement et la réduction des risques de catastrophe doivent tenir compte des questions de genre, valoriser et promouvoir les femmes et les filles ainsi que les jeunes en tant qu’agents du changement et s’attaquer directement aux risques spécifiques auxquels elles sont exposées »157.
108. De même, les effets néfastes des changements climatiques exacerbent les conflits armés existants et menacent de déclencher de nouvelles guerres liées aux ressources naturelles rares, tant à l’intérieur des États qu’entre eux. L’Albanie rappelle à la Cour et à tous les États les conclusions tirées par le Groupe de la Banque mondiale sur les changements climatiques et le Dispositif mondial de réduction des effets des catastrophes et de relèvement, selon lesquelles, d’ici à 2030, les changements climatiques pourraient faire basculer 130 millions de personnes supplémentaires dans
153 Carbon Brief, How Climate Change Disproportionately Affects Women’s Health, 29 October 2020, accessible à l’adresse suivante : https://www.carbonbrief.org/mapped-how-climate-change-disproportionately-affects-womens- health/
154 Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, recommandation générale no 37 (2018) sur les aspects de la réduction des risques de catastrophe et des changements climatiques ayant trait à la problématique femmes-hommes, doc. CEDAW/C/GC/37, 13 mars 2018. Cela concerne, entre autres,
« les femmes en situation de pauvreté, les femmes autochtones, les femmes appartenant à des minorités ethniques, raciales, religieuses et sexuelles, les femmes handicapées, les réfugiées et demandeuses d’asile, les femmes déplacées, apatrides et migrantes, les femmes vivant en milieu rural, les femmes célibataires, ainsi que les femmes adolescentes et âgées, souvent touchées de manière disproportionnée par rapport aux hommes ou aux autres femmes ».
155 Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, recommandation générale no 37 (2018) sur les aspects de la réduction des risques de catastrophe et des changements climatiques ayant trait à la problématique femmes-hommes, doc. CEDAW/C/GC/37, 13 mars 2018.
156 Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, recommandation générale no 37 (2018) sur les aspects de la réduction des risques de catastrophe et des changements climatiques ayant trait à la problématique femmes-hommes, doc. CEDAW/C/GC/37, 13 mars 2018 (les italiques sont de nous).
157 Permanent Mission of Albania to the UN in New York, Remarks by Ambassador Ferit Hoxha at the UN Security Council Open Debate on Climate Change, Peace and Security, 13 June 2020, accessible à l’adresse suivante : https://ambasadat.gov.al/united-nations/remarks-by-ambassador-ferit-hoxha-at-the-un-security-council-open-debate-on-climate-change-peace-and-security/ (les italiques sont de nous).
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la pauvreté et aggraver ainsi les vulnérabilités existantes, telles que l’insécurité alimentaire et hydrique, de même que la fragilité socio-économique et les griefs politiques
158. Dans les régions déjà très fragiles, ces effets risquent d’aggraver les problèmes de sécurité et d’exacerber l’instabilité159. À cet égard, il ressort du sixième rapport d’évaluation du GIEC que les solutions climatiques peuvent ouvrir de nouvelles voies menant à la consolidation de la paix dans les régions exposées à la fois aux conflits et aux changements climatiques160.
109. Troisièmement, les États ont l’obligation d’offrir des réparations pour les violations des droits de l’homme qui découlent des dommages significatifs causés au système climatique et à d’autres composantes de l’environnement. Le droit à un recours effectif en cas de violation des droits de l’homme est un principe général du droit international des droits de l’homme expressément énoncé dans la plupart des instruments internationaux relatifs à ces droits161. Outre qu’il constitue un droit essentiel en soi, l’accès à un recours en tant que droit de l’homme est un élément fondamental pour la réalisation d’autres droits, en particulier lorsque ceux-ci ont été violés à la suite d’actions ou d’omissions de l’État. Le droit international des droits de l’homme prévoit non seulement que l’État doit garantir une voie juridique accessible et efficace, mais aussi la possibilité d’obtenir réparation162. Les principaux organes de défense des droits de l’homme et les mécanismes connexes ont reconnu que les États avaient l’obligation de fournir des recours en cas de violations des droits de l’homme résultant des changements climatiques163.
110. En conclusion, les États doivent tenir compte du lien entre les changements climatiques et les droits de l’homme, ainsi que de leurs obligations dans ces deux domaines en ce qui concerne notamment les émissions anthropiques de GES par essence, le droit international de l’environnement et le droit international des droits de l’homme ne peuvent pas s’appliquer en vase
158 Voir, entre autres, UNDP, What is climate security and why is it important?, 1 September 2023, accessible à l’adresse suivante : https://ambasadat.gov.al/united-nations/remarks-by-ambassador-ferit-hoxha-at-the-un-security- council-open-debate-on-climate-change-peace-and-security/.
159 Voir, entre autres, UNDP, What is climate security and why is it important?, 1 September 2023, accessible à l’adresse suivante : https://ambasadat.gov.al/united-nations/remarks-by-ambassador-ferit-hoxha-at-the-un-security- council-open-debate-on-climate-change-peace-and-security/.
160 Voir IPCC, Climate Change 2022: Impacts, Adaptation and Vulnerability, contribution du groupe de travail II au sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.ipcc.ch/report/ar6/wg2/.
161 Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée le 10 décembre 1948, article 8 ; Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté le 16 décembre 1966, entré en vigueur le 23 mars 1976, article 2, paragraphe 3, et article 9, paragraphe 5 ; convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, adoptée le 10 décembre 1984, entrée en vigueur en 26 juin 1987, articles 13 et 14 ; convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, adoptée le 21 décembre 1965, entrée en vigueur le 4 janvier 1969, article 6 ; convention européenne des droits de l’homme, adoptée le 4 novembre 1950, entrée en vigueur le 3 septembre 1953, article 13 ; Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée le 1er juin 1981, entrée en vigueur le 21 octobre 1986, article 7 ; convention américaine relative aux droits de l’homme, adoptée le 22 novembre 1969, entrée en vigueur le 18 juillet 1978, article 25 ; convention interaméricaine pour la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme, adoptée le 9 juin 1995, entrée en vigueur le 3 février 1995, article 4, alinéa g).
162 Dinah Shelton, Remedies in International Human Rights Law, 3rd edn. (OUP), 2015. Voir aussi Assemblée générale des Nations Unies, « Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire », doc. A/RES/60/147, adoptés le 16 décembre 2005.
163 Voir, entre autres, Comité des droits de l’homme, Ioane Teitiota c. Nouvelle-Zélande, communication no 2728/2016, doc. CCPR/C/127/D/2728/2016, 23 septembre 2020 (constatations adoptées le 24 octobre 2019) et Comité des droits de l’homme, Daniel Billy et consorts c. Australie, communication no 3624/2019, doc. CCPR/C/135/D/3624/2019, 18 septembre 2023 (constatations adoptées le 21 juillet 2022) ; Comité des droits de l’enfant dans cinq affaires, respectivement : Chiara Sacchi et consorts c. Brésil, Argentine, Turquie, France et Allemagne. Plusieurs affaires sont pendantes devant la Cour européenne des droits de l’homme. Une demande d’avis consultatif est pendante devant la CIDH.
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clos
164. En ce sens, les États devraient être encouragés à tenir dûment compte (entre autres) de l’importance de leurs obligations en matière de droits de l’homme pour l’interprétation des obligations mises à leur charge par le droit de l’environnement et les régimes conventionnels relatifs aux changements climatiques et vice versa.
111. Tout au long de ses presque huit décennies d’existence, la Cour a joué un rôle considérable dans l’interprétation et la promotion des règles et des principes du droit international des droits de l’homme165, notamment en formulant des opinions incidentes (obiter dicta) notables soulignant que les États devaient impérativement respecter leurs obligations juridiques internationales, y compris celles énoncées dans le droit des droits de l’homme166. Étant donné que les États demeurent au coeur du système juridique international, et que c’est en premier lieu à eux qu’il revient de protéger les droits de l’homme dans leurs juridictions respectives, un avis de la Cour, du même effet que celui exposé au paragraphe 109 ci-dessus, serait conforme au principe coutumier d’intégration systémique énoncé à l’article 31, paragraphe 3, alinéa c), de la convention de Vienne sur le droit des traités et renforcerait l’obligation faite aux États de garantir le droit à un recours effectif et à des réparations dans le contexte des changements climatiques.
V. ÉQUITÉ INTERGÉNÉRATIONNELLE ET DÉVELOPPEMENT DURABLE
A. La nécessité d’une interprétation intégrée et globale des obligations des États en matière de changements climatiques
112. Comme il a été dit à la section IV, les États sont aux prises avec un cadre juridique fragmenté en matière de changements climatiques. Le droit international de l’environnement, qui prévoit des obligations conventionnelles et coutumières, définit celles qui dictent aux États la manière dont ils doivent répondre à l’urgence climatique. Le droit de la mer fait écho à bon nombre de ces obligations, soulignant leur interdépendance. De plus, l’urgence climatique est intrinsèquement une question qui relève des droits de l’homme.
113. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a souligné l’interdépendance de ces cadres juridiques dans son avis consultatif de 2017 quand elle a fait observer que « la relation d’interdépendance entre protection de l’environnement, développement durable et droits de l’homme dans le droit international [étai]t communément reconnue »167.
164 Comité des droits de l’homme, Daniel Billy et consorts c. Australie, communication no 3624/2019, doc. CCPR/C/135/D/3624/2019, 18 septembre 2023 (constatations adoptées le 21 juillet 2022), par. 7.5. Voir aussi par. 5.6 : « [i]l est effectivement utile de tenir compte des obligations internationales des États en matière d’environnement pour interpréter la portée des obligations découlant du Pacte. Les traités devraient être interprétés compte tenu du cadre normatif existant ».
165 G. Zyberi, The Humanitarian Face of the International Court of Justice: Its Contribution to Interpreting and Developing International Human Rights and Humanitarian Law Rules and Principles, 2008. Voir aussi G. Zyberi, “The Interpretation and Development of International Human Rights Law by the International Court of Justice”, in Martin Scheinin (ed.), Human Rights Norms in ‘Other’ International Courts (CUP), 2019, p. 28 à 61 ; R. Wilde, “Human Rights beyond Borders at the World Court: The Significance of the International Court of Justice’s Jurisprudence on the Extraterritorial Application of International Human Rights Law Treaties”, Chinese Journal of International Law, 2013, 12, p. 639 à 677 ; B. Simma, “Human Rights before the International Court of Justice: Community Interest Coming to Life?”, in C. Tams and J. Sloan (eds), The Development of International Law by the International Court of Justice (OUP), 2013, p. 301 à 325 ; R. Higgins, “Human Rights in the International Court of Justice”, Leiden Journal of International Law, 2007, 20, p. 745 à 751.
166 Voir, par exemple, Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 53, par. 127.
167 The Environment and Human Rights, Advisory Opinion OC-23/17, IACtHR, 15 November 2017, par. 52 (les italiques sont de nous).
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114. Face à ces régimes juridiques interconnectés et interdépendants, l’Albanie demande instamment à la Cour de déterminer et d’interpréter les obligations des États selon une approche intégrée et globale, en se fondant, entre autres, sur les principes généraux du droit international. Parmi ceux-ci, le principe de l’équité intergénérationnelle, qui revêt une importance fondamentale, est intrinsèquement lié au principe du développement durable, le premier étant à la base du second168. Dans un rapport qui a fait date, intitulé « Notre avenir à tous » (1987), la Commission mondiale pour l’environnement et le développement a considéré que « [l]e développement durable [devait] répondr[e] aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs », et constituait un « processus de changement dans lequel l’exploitation des ressources, le choix des investissements et l’orientation des institutions [étaie]nt déterminés en fonction des besoins tant actuels qu’à venir »169.
115. Cela revêt une importance considérable dans le contexte de l’impératif d’assurer un accès généralisé aux technologies propres, cet objectif étant clé, selon le GIEC et l’accord de Paris, pour limiter l’augmentation de la température de la planète à 1,5 degré Celsius. Aujourd’hui, les pays développés continuent d’inventer la grande majorité des technologies à faible émission de carbone, le Japon, les États-Unis, l’Allemagne, la Corée du Sud et la France totalisant 75 % des inventions de ce type qui ont été brevetées entre 2005 et 2015170. Bien que les pays en développement comme l’Albanie aient pour ambition de devenir des acteurs majeurs de l’innovation dans le domaine des technologies à faible émission de carbone, d’énormes transferts internationaux de technologies sont nécessaires à court terme et compte tenu de l’urgence de la lutte contre les changements climatiques.
116. Ces transferts peuvent être accélérés grâce à des mécanismes partage des droits de propriété intellectuelle, initiatives de financement, etc. et aux investissements étrangers directs (« IDE »). Toutefois, les caractéristiques actuelles des cadres de protection pertinents (y compris les régimes de propriété intellectuelle et le droit de l’investissement) peuvent considérablement entraver toute collaboration efficace en matière de transfert de technologies. À cet égard, l’impasse dans laquelle se trouvent les négociations sur le partage des droits de propriété intellectuelle le Comité exécutif de la technologie (CET) de la CCNUCC n’ayant pas fourni de recommandations stratégiques pour la mise en place d’un régime des droits de propriété intellectuelle respectueux du climat souligne l’absence persistante de consensus171. De même, des réformes sont impératives
168 E. Brown Weiss, “Intergenerational Equity”, Max Planck Encyclopaedia, April 2021. Voir aussi Notre avenir à tous, annexe 1 : résumé des principes juridiques proposés pour la protection de l’environnement et un développement durable adoptés par le groupe d’experts du droit de l’environnement de la CMED. Équité entre les générations : « 2. Les États préserveront et utiliseront l’environnement et les ressources naturelles dans l’intérêt des générations présentes et futures ».
169 S. Imperatives, rapport de la Commission mondiale pour l’environnement et le développement : Notre avenir tous, 1987, par. 30 (les italiques sont de nous). Voir aussi D. Tladi, The principles of sustainable development in the case concerning Pulp Mills on the River Uruguay in Sustainable Development Principles in the Decisions of International Courts and Tribunals: 1992-2012, Cordonier Segger, M.-C., & Weeramantry, J.C.G. (Eds.). (2017) (1st ed.), p. 253 ; et L. Caldeira Brant, Direito ao Desenvolvimento como Direito Humano (Le droit au développement en tant que droit de l’homme), Revista brasileira de estudos políticos, 1995-07, Vol. 81
(« O termo desenvolvimento sustentável é utilizado pioneiramente no Relatório da Comissão Mundial sobre Meio Ambiente e Desenvolvimento, intitulado Our Common Future, apresentado em 20 de março de 1987 por Gro Harlem Brundtland, cuja essência do conceito consiste no “processo de mudança em que a exploração de recursos, a direção dos investimentos, a orientação do desenvolvimento tecnológico; e as mudanças institucionais estão todas em harmonia e aumentam o potencial atual e futuro para atender às necessidades e aspirações humanas »).
170 Dussaux, D. & Dechezleprêtre, A. & Glachant, M. (2017) Intellectual property rights protection and the international transfer of low-carbon technologies. i3 Working Papers Series, 17-CER-05.
171 Voir, par exemple, H. de Coninck, A. Sagar, Part II Analysis of the Provisions of the Agreement, 15 Technology Development and Transfer (Article 10) in The Paris Agreement on Climate Change: Analysis and Commentary, Oxford Scholarly Authorities on International Law, p. 262 :
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pour exploiter pleinement le potentiel des investissements étrangers directs en tant que catalyseur du développement durable, un sujet examiné plus en détail à la section V.B. ci-après.
B. Les effets des obligations liées aux changements climatiques sur l’investissement étranger direct en tant qu’outil de développement durable
117. Comme l’a noté l’OCDE, l’investissement étranger direct fait partie intégrante d’un système économique international ouvert et efficace, et constitue l’un des principaux catalyseurs du développement durable172. S’ils sont bien orientés, les investissements étrangers directs peuvent jouer un rôle prééminent en aidant les États à s’acquitter de leurs obligations relatives aux changements climatiques (en particulier les États en développement comme l’Albanie). À cet effet, les États doivent pouvoir prendre des mesures pour veiller à ce que les investissements étrangers directs facilitent l’abandon des investissements à fortes émissions de gaz à effet de serre au profit d’investissements à faibles émissions, comme le prévoit l’article 2, paragraphe 1, alinéa c) de l’accord de Paris. Toutefois, comme nous l’expliquons plus en détail ci-après, les États doivent pouvoir adopter ces mesures sans craindre de faire l’objet de lourdes réclamations internationales de la part d’investisseurs étrangers ainsi lésés.
118. L’architecture régissant les investissements étrangers directs comprend des milliers d’accords internationaux d’investissement. Ces accords contribuent à la promotion et à la protection de l’investissement étranger direct. Ils encouragent les investissements étrangers en imposant aux États de traiter ces investissements conformément à certaines normes du droit international et en donnant accès à des procédures d’arbitrage des différends entre investisseurs et États. Ces accords régissent l’ensemble des « investissements » étrangers, y compris les investissements à fortes émissions, mais ils accusent un retard considérable par rapport aux engagements climatiques et sont généralement considérés comme dépourvus des dispositions nécessaires pour soutenir l’action climatique. Il existe donc des tensions entre, d’un côté, les engagements relatifs aux investissements étrangers directs que les États ont contractés dans le cadre d’accords internationaux d’investissement, et, de l’autre, les engagements climatiques pris par les États dans le cadre de l’accord de Paris et d’autres accords sur le climat. Cette asymétrie est très problématique pour les États, notamment parce qu’elle a conduit des tribunaux arbitraux à déclarer certains d’entre eux responsables d’avoir enfreint divers accords internationaux d’investissement au motif en adoptant des mesures environnementales. Il est donc indispensable de trouver un juste équilibre entre, d’une part, la nécessité pour les États d’adapter leur législation face à la crise climatique, et, d’autre part, la stabilité et la prévisibilité des cadres réglementaires nationaux requises pour promouvoir les investissements étrangers directs.
« La question la plus âprement débattue est probablement celle des droits de propriété intellectuelle (DPI). Les pays développés, qui disposent généralement de régimes de propriété intellectuelle (PI) bien structurés, efficaces et capables de stimuler l’innovation dans le secteur privé et sans l’entraver, considèrent que l’absence de régimes de propriété intellectuelle dans les pays en développement constitue un obstacle au transfert de technologies. Les pays en développement perçoivent différemment le régime de la propriété intellectuelle : ils y voient une manifestation de l’hégémonie technologique du monde développé, et la réticence à discuter des questions de DPI comme la preuve que les pays développés ne sont pas véritablement intéressés par le partage des technologies ».
172 Voir, par exemple, OCDE, « L’investissement direct étranger au service du développement », 2002, p. 3, accessible à l’adresse suivante : https://www.oecd.org/fr/investissement/investissementpourledeveloppement/1959806. pdf.
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1. La nécessité de trouver un équilibre entre l’évolution des obligations relatives aux changements climatiques et les engagements des États en matière de promotion des investissements étrangers directs
119. Comme il a été mentionné, les accords internationaux d’investissement constituent un élément important des cadres politiques régissant les flux financiers et les investissements étrangers directs en général. Le régime actuel des accords internationaux d’investissement compte environ 3 300 traités, dont près de 85 % ont été signés entre 1959 et 2009, et environ 2 300 sont toujours en vigueur173. Les accords internationaux d’investissement signés avant 2010, dits de « première génération », sont à la base de la quasi-totalité des arbitrages entre investisseurs et États rendus à ce jour. Ces accords internationaux d’investissement énoncent des normes générales de protection (traitement juste et équitable, non-discrimination, protection contre l’expropriation illicite, etc.), mais ils offrent peu de souplesse réglementaire, voire aucune, aux États qui souhaitent adopter des mesures en faveur de l’action climatique. De plus, les récents efforts de modernisation des accords internationaux d’investissement n’ont pas encore produit d’effets concrets. Au contraire, les accords internationaux d’investissement de première et nouvelle génération ont été largement critiqués, y compris par la CNUCED174, pour leur « manque de dispositions volontaristes visant à soutenir efficacement l’action climatique»175. Le fait que les accords internationaux d’investissement soient dépourvus de dispositions efficaces pour protéger l’environnement a amené des tribunaux arbitraux à rendre des sentences disproportionnées (évoquées plus loin dans la section V.B.2) quand des États ont pris des mesures environnementales qui relevaient, selon ces derniers, de leur droit de réglementer. Comme il est expliqué ci-après, ces sentences risquent de décourager les États d’adopter des politiques respectueuses du climat, ou à tout le moins de rendre celles-ci plus coûteuses, ce qui compromet l’efficacité et l’efficience des efforts de lutte contre les changements climatiques.
120. L’asymétrie entre les engagements pris en matière de changements climatiques et ceux contractés pour promouvoir et protéger les investissements étrangers directs prévus dans les accords internationaux d’investissement en particulier les accords de première génération nécessite de trouver un juste équilibre entre les obligations concurrentes des États dans ces deux cadres. Comme le reconnaît une étude récente de l’ONU sur le droit au développement dans le droit international de l’investissement, parvenir au bon équilibre est une tâche complexe, mais il est indispensable d’offrir une souplesse réglementaire aux États, car les règlements relatifs aux changements climatiques sont extrêmement dynamiques et requièrent de pouvoir s’adapter de manière non linéaire et imprévisible pour répondre aux risques climatiques permanents et pour tenir compte des nouvelles données scientifiques176. Une réforme normative des accords internationaux d’investissement est indispensable pour parvenir à cet équilibre, et les États devraient coordonner leurs efforts en ce sens. Ainsi, l’ajout de dispositions en faveur du climat dans tous les accords internationaux d’investissement (par exemple, en prévoyant des exceptions pour le climat et les droits de l’homme
173 UNCTAD, The International Investment Treaty Regime and Climate Action, IIA Issues Note, September 2022, p. 3, accessible à l’adresse suivante : https://unctad.org/system/files/official-document/diaepcbinf2022d6_en.pdf.
174 UNCTAD, The International Investment Treaty Regime and Climate Action, IIA Issues Note, September 2022, p. 3, accessible à l’adresse suivante : https://unctad.org/system/files/official-document/diaepcbinf2022d6_en.pdf.
175 Un exemple notable est le traité sur la charte de l’énergie qui, en dépit des efforts déployés pour le moderniser, a été abandonné par de nombreux États dont récemment le Royaume-Uni au motif qu’il était incompatible avec les objectifs climatiques. Voir UK Government, Press release ‘UK Departs Energy Charter Treaty’, 22 February 2024, accessible à l’adresse suivante : https://www.gov.uk/government/news/uk-departs-energy-charter-treaty#:~:text=The% 20UK%20government%20confirms%20its,to%20agree%20vital%20modernisation%20fail.&text=The%20UK%20will %20leave%20the,today%20(Thursday%2022%20February.
176 UN Human Rights Council, Study by the Expert Mechanism on the Right to Development – Right to development in international investment law, doc. A/HRC/EMRTD/7/CRP.2, 9 March 2023, par. 46.
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dans les normes de protection qui figurent dans les accords
177) donnerait aux États une plus grande marge de manoeuvre pour adopter des mesures d’atténuation des changements climatiques et orienter les investissements étrangers directs vers des projets résilients aux changements climatiques. Cela offrirait aussi plus de certitude et de prévisibilité aux investisseurs étrangers, ce qui attirerait probablement davantage d’investissements étrangers directs à faibles émissions.
121. Toutefois, étant donné que la réforme normative des accords internationaux d’investissement sera difficile et prendra beaucoup de temps (puisqu’elle supposera de mettre des milliers de traités en conformité avec les obligations climatiques émergentes178), les arbitres doivent appréhender différemment les tensions entre obligations climatiques et obligations de protection des investissements lorsqu’ils exercent leur pouvoir discrétionnaire d’interprétation dans les différends opposant investisseurs et États. En ce sens, les arbitres devraient être encouragés à tenir dûment compte (entre autres) des dispositions de l’accord de Paris et de la référence expresse au droit au développement dans son préambule, ainsi que des autres dispositions et instruments juridiques pertinents, y compris des résolutions de l’ONU sur les changements climatiques. Il faudrait également encourager les arbitres à associer et à consulter davantage les communautés, en autorisant notamment celles-ci à présenter des mémoires en qualité d’amicus curiae dans la mesure nécessaire179. Un avis de la Cour à cet effet serait utile, car il attirerait l’attention des arbitres sur cette question importante mais souvent négligée. Indiscutablement, chaque fois que la Cour a rendu des avis précisant les obligations relatives aux investissements étrangers directs, les arbitres y ont prêté grande attention.
122. À l’instar des autres États en développement, l’Albanie veut pouvoir lutter contre les changements climatiques tout en attirant les investissements étrangers directs et en mettant en oeuvre des stratégies de développement économique. Et ce d’autant plus que les changements climatiques menacent la croissance économique et la population albanaises, comme il a déjà été dit dans d’autres sections du présent exposé. De fait, le Fonds monétaire international (« FMI ») a noté ce qui suit à propos des effets des changements climatiques en Albanie :
« Le risque croissant de crues et de sécheresses est associé à un risque plus élevé de pression sur les infrastructures d’approvisionnement en eau, ce qui, compte tenu de la forte dépendance du pays à l’égard de l’hydroélectricité, met en péril la production d’électricité ... L’élévation du niveau de la mer devrait également avoir des effets néfastes sur la population côtière et le tourisme. La hausse des températures et la variabilité des précipitations devraient avoir des répercussions négatives sur le secteur agricole, qui représente environ 20 % de l’économie. »180
123. Les inondations et les sécheresses risquent fortement de compromettre la production d’électricité en Albanie, ce qui justifie concrètement d’orienter les investissements étrangers directs
177 Pour plus d’exemples de proposition de modification d’accords internationaux d’investissement visant à adapter ceux-ci aux questions climatiques, voir : CNUCED, The International Investment Treaty Regime and Climate Action, IIA Issues Note, September 2022, p. 16, accessible à l’adresse suivante : https://unctad.org/system/files/officialdocument/ diaepcbinf2022d6_en.pdf.
178 Un autre obstacle manifeste est que la plupart des accords internationaux d’investissement contiennent des clauses d’extinction qui peuvent aller de 5 à 20 ans.
179 Les amici curiae ont souvent du mal à présenter des arguments efficaces dans les différends entre investisseurs et États, car ils se voient accorder une participation très limitée et la plupart des tribunaux interprètent le critère de l’« intérêt important » de façon étroite. Voir, par exemple, Odyssey Marine Exploration, Inc. (USA) v. United Mexican States, ICSID Case No. UNCT/20/1, Procedural Order No. 6, Professor Sands’ Dissenting Opinion, par. 2.
180 International Monetary Fund, Albania – Selected Issues, 14 November 2022), p. 3, accessible à l’adresse suivante : https://www.elibrary.imf.org/view/journals/002/2022/363/article-A001-en.xml.
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vers la construction d’infrastructures de production d’énergie renouvelable. Il est donc important que l’Albanie et les autres États en développement aux prises avec des problèmes similaires disposent de la flexibilité nécessaire pour mettre en oeuvre des mesures qui permettent et encouragent ces investissements étrangers directs sans risquer de se voir opposer des sentences arbitrales disproportionnées, comme celles évoquées dans les paragraphes suivants.
2. Des sentences arbitrales récentes illustrent le déséquilibre entre les obligations liées au changements climatiques et les engagements des États en matière de promotion des investissements étrangers directs
124. Comme on l’a vu, du fait que les accords internationaux d’investissement manquent de dispositions volontaristes concernant la protection de l’environnement, des États se sont vu imposer des sentences arbitrales dans des différends relatifs à des questions environnementales qui les opposaient à des investisseurs181. Récemment, des tribunaux arbitraux ont reconnu l’existence de tensions entre les changements climatiques et les engagements pris envers les investisseurs étrangers directs, mais ils ont néanmoins tranché en faveur des investisseurs182. Ces affaires montrent bien les conséquences de l’asymétrie entre les obligations liées aux changements climatiques et les engagements relatifs aux investissements étrangers directs, et soulignent l’importance de trouver un juste équilibre entre les deux.
125. Trois affaires récentes, très médiatisées, illustrent les efforts déployés par les États pour protéger l’environnement : RWE c. Pays-Bas183, Eco Oro c. Colombie184 et Rockhopper c. Italie185.
a) RWE c. Pays-Bas. Il s’agit de la première affaire concernant les Pays-Bas qui a été portée devant le Centre international de règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) et qui découle de la décision du Gouvernement néerlandais d’interdire la combustion du charbon pour la production d’électricité d’ici à 2030, conformément aux engagements pris par le pays dans le cadre de l’accord de Paris186. Bien que le CIRDI ne se soit pas encore prononcé, cette affaire est révélatrice du risque de procédure judiciaire auquel les États s’exposent lorsqu’ils mettent en oeuvre des réglementations visant à éliminer progressivement les combustibles fossiles.
b) Eco Gold c. Colombie. Dans cette affaire, Eco Oro détenait des droits d’exploration et d’exploitation minière dans une zone qui chevauche l’écosystème du páramo. La Colombie a interdit l’exploitation minière dans cette zone et retiré les permis accordés à Eco Oro. Dans le cadre de la procédure arbitrale, la Colombie s’est fondée sur l’exception environnementale prévue
181 Il convient de noter que, selon la CNUCED, environ 15 % des 1 190 affaires d’arbitrage entre investisseurs et États connues sont liées à la protection de l’environnement, et les chiffres pourraient être plus élevés car de nombreux différends restent confidentiels. Voir UNCTAD, Treaty-Based Investor–State Dispute Settlement Cases And Climate Action, IIA Issues Note, September 2022, p. 2, accessible à l’adresse suivante : https://unctad.org/system/files/ official-document/diaepcbinf2022d7_en.pdf.
182 Voir, par exemple, Rockhopper Italia S.p.A., Rockhopper Mediterranean Ltd, and Rockhopper Exploration Plc v. Italian Republic, ICSID Case No. ARB/17/14, Final Award, 23 August 2022, par. 10.
183 RWE AG and RWE Eemshaven Holding II BV c. Kingdom of the Netherlands, ICSID Case No. ARB/21/4 (affaire en cours).
184 Eco Oro v Colombia, ICSID Case No ARB/16/41, Decision on Jurisdiction, Liability and Directions on Quantum, 9 September 2021.
185 Rockhopper Italia S.p.A., Rockhopper Mediterranean Ltd, and Rockhopper Exploration Plc v. Italian Republic, ICSID Case No. ARB/17/14, Final Award, 23 August 2022.
186 UNCTAD, Treaty-Based Investor–State Dispute Settlement Cases And Climate Action, IIA Issues Note, September 2022, p. 2, accessible à l’adresse suivante : https://unctad.org/system/files/official-document/diaepcbinf202 2d7_en.pdf.
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à l’article 2201, paragraphe 3, de l’accord de libre-échange entre le Canada et la Colombie
187, mais le tribunal a conclu que les mesures prises par le pays violaient cet accord de libre-échange, et il a reporté la détermination du montant de l’indemnisation à une phase ultérieure de la procédure (toujours en cours). Cette affaire a deux répercussions importantes. En premier lieu, elle montre que les tribunaux arbitraux saisis d’un différend entre un investisseur et un État peuvent conclure que les mesures prises pour protéger l’environnement constituent une violation d’un accord international d’investissement. En second lieu, l’exception environnementale prévue dans l’accord de libre-échange entre le Canada et la Colombie permet de douter de l’efficacité de certaines garanties visant à protéger le droit de l’État de réglementer pour protéger l’environnement.
c) Rockhopper c. Italie. Cette affaire concernait un différend survenu quand l’Italie a rejeté la demande de concession de Rockhopper Italia pour l’exploitation du champ pétrolifère « Ombrina Mare ». Le rejet de cette demande résultait de l’adoption d’une loi qui a confirmé l’interdiction de l’exploitation d’hydrocarbures liquides et gazeux au large dans les eaux situées dans une limite de 12 milles des côtes italiennes. La majorité des membres du tribunal a déclaré l’Italie responsable d’expropriation illicite et a accordé à Rockhopper 184 millions d’euros à titre d’indemnisation. Le tribunal a expressément reconnu l’importance des préoccupations environnementales dans cette affaire188, mais il a finalement éludé les considérations environnementales et sociales qui étaient au coeur de l’adoption par le Gouvernement italien de la loi concernée.
126. Un exemple plus général, qui illustre l’ampleur des risques auxquels les États s’exposent lorsqu’ils mettent en oeuvre des mesures visant à encourager les investissements étrangers directs dans les industries respectueuses du climat (par exemple, les énergies renouvelables), concerne les récentes procédures engagées par les investisseurs contre des États pour contester des mesures législatives visant à encourager le développement des énergies renouvelables en Europe. À la fin des années 1990, un certain nombre d’États européens ont adopté des mesures législatives dans le cadre d’un régime financier spécial de tarification préférentielle de l’électricité provenant de sources d’énergie renouvelable, l’objectif étant d’inciter les investisseurs étrangers à investir dans des projets relatifs à ce type d’énergie. Toutefois, les effets de la crise financière mondiale de 2008 ont rendu ces mesures non viables, et une série de modifications de ce régime spécial ont été appliquées dans les années 2010189. Ces mesures ont entraîné un nombre sans précédent de procédures d’arbitrage entre investisseurs-États engagées contre l’Espagne et d’autres pays européens dotés de régimes
187 Voir accord de libre-échange Canada-Colombie, article 2203, accessible à l’adresse suivante : https://www.international.gc.ca/trade-commerce/trade-agreements-accords-commerciaux/agr-acc/colombia-colombie/fta-ale/22.aspx?lang=fra
(« Aux fins du chapitre huit (Investissement), sous réserve qu’elles ne soient pas appliquées de façon à constituer soit un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les investissements ou entre les investisseurs, soit une restriction déguisée au commerce ou à l’investissement international, aucune disposition du présent accord n’est interprétée comme empêchant l’adoption ou l’application par une Partie des mesures nécessaires : a. À la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou à la préservation des végétaux, étant entendu par les Parties que ces mesures englobent les mesures environnementales nécessaires à la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux et à la préservation des végétaux … »).
188 Voir, par exemple, Rockhopper Italia S.p.A., Rockhopper Mediterranean Ltd, and Rockhopper Exploration Plc v. Italian Republic, ICSID Case No. ARB/17/14, Final Award, 23 August 2022, par. 10.
189 Voir, par exemple, RWE Innogy GmbH and RWE Innogy Aersa S.A.U. v. Kingdom of Spain, ICSID Case No ARB/14/34, Decision on Jurisdiction, Liability and Certain Issues of Quantum, 30 December 2019, par. 177 à 189.
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similaires. Certaines de ces procédures ont abouti à l’octroi d’énormes indemnisations
190, l’Espagne à elle seule ayant été condamnée à verser un milliard d’euros dans le cadre de réclamations liées aux énergies renouvelables191. Plus inquiétant, selon une étude récemment publiée dans Science, « l’action mondiale contre les changements climatiques pourrait générer plus de 340 milliards de dollars de réclamations juridiques de la part des investisseurs pétroliers et gaziers », une somme « supérieure aux contributions publiques totales allouées au financement de l’action climatique dans le monde en 2020 (321 milliards de dollars) »192.
127. Ces affaires donnent une bonne indication des risques graves auxquels s’exposent les États qui cherchent à adopter des mesures de protection de l’environnement. Elles montrent aussi que, jusqu’à présent, les tribunaux d’arbitrage entre investisseurs et États ont fait une interprétation indûment restrictive du droit de l’État de réglementer, laquelle n’offre pas la souplesse nécessaire à ceux-ci pour respecter leurs obligations climatiques. Ce problème est exacerbé par le fait que ces tribunaux appliquent régulièrement des méthodes d’évaluation fondées sur les revenus futurs projetés (par exemple, la méthode de l’actualisation des flux de trésorerie) plutôt que des méthodes fondées sur les coûts. Il en est résulté des sentences arbitrales extrêmement surévaluées surtout dans le secteur des industries extractives qui se chiffrent en centaines, voire en milliards de dollars des États-Unis193. La perspective de devoir verser des indemnités disproportionnées dans le cadre de ce type de sentence risque d’empêcher les États de respecter leurs obligations climatiques et de rendre les mesures ambitieuses en faveur du climat très onéreuses au point de dissuader les États d’en adopter.
128. En résumé, le décalage entre les accords internationaux d’investissement et les engagements climatiques, associé au risque pour les États de devoir verser des indemnités disproportionnées quand ils mettent en oeuvre des mesures d’atténuation des changements climatiques, met en péril la réorientation des investissements étrangers directs dans les secteurs à faible émission de carbone. C’est pourquoi un avis de la Cour, comme celui proposé plus haut au paragraphe 120, serait utile et aurait des effets concrets.
VI. CONSÉQUENCES JURIDIQUES POUR LES ÉTATS QUI ONT CAUSÉ DES DOMMAGES SIGNIFICATIFS AU SYSTÈME CLIMATIQUE ET À D’AUTRES COMPOSANTES DE L’ENVIRONNEMENT
129. La présente section traite des conséquences juridiques pour les États qui manquent à leur obligation de diligence requise en matière de prévention des dommages transfrontières causés par les émissions anthropiques de GES, décrite plus haut dans la section IV. Comme il a été noté dans ladite
190 Voir, par exemple, Eiser Infrastructure Limited and Energía Solar Luxembourg S.à r.l. v. Kingdom of Spain, ICSID Case No. ARB/13/36, Award, 4 May 2017, par. 486 (qui a abouti à l’octroi d’une indemnisation d’un montant de 128 millions d’euros) ; NextEra Energy Global Holdings B.V. and NextEra Energy Spain Holdings B.V. v. Kingdom of Spain, ICSID Case No. ARB/14/11, Award, 31 May 2019, par. 37 (qui a abouti à l’octroi d’une indemnisation d’un montant de 290 millions d’euros) ; Infrastructure Services Luxembourg S.à.r.l. and Energia Termosolar B.V. v. Kingdom of Spain, ICSID Case No. ARB/13/31, Award, 15 June 2018, par. 748 (qui a abouti à l’octroi d’une indemnisation d’un montant de 112 millions d’euros).
191 G. Keeley, “Spain faces €8 billion in renewable legal claims over past solar boom”, EuroNews, 27 December 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.euronews.com/my-europe/2022/12/27/spain-faces-8-billion-in- renewable-legal-claims-over-past-solar-boom.
192 Science, Investor-state disputes threaten the global green energy transition, Vol. 376, Issue 6594, May 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.science.org/doi/epdf/10.1126/science.abo4637.
193 Voir, par exemple, ConocoPhillips Petrozuata B.V., ConocoPhillips Hamaca B.V. and ConocoPhillips Gulf of Paria B.V. v. Bolivarian Republic of Venezuela, ICSID Case No. ARB/07/30, Award, 8 March 2019 (8,7 milliards de dollars) ; Tethyan Copper Company Pty Limited v. Islamic Republic of Pakistan, ICSID Case No. ARB/12/1, Award, 12 July 2019 (5,9 milliards de dollars).
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section, cette obligation découle de l’obligation de ne pas causer de dommages, principe bien établi du droit international coutumier qui a été énoncé pour la première fois dans l’arbitrage rendu en l’affaire de la Fonderie de Trail
194. Les règles générales de la responsabilité de l’État s’appliquent puisque le régime conventionnel relatif aux changements climatiques ne prévoit pas de règles spécifiques concernant les conséquences juridiques d’un manquement à cette obligation195. Comme il est expliqué plus en détail ci-après, les États lésés peuvent demander une réparation intégrale, y compris sous forme d’une indemnisation pécuniaire, aux États ayant manqué et continuant de manquer à leur obligation de prévenir les dommages transfrontières.
130. Avant d’aborder ces règles, l’Albanie note quatre points fondamentaux :
a) La Cour connaît les règles générales de la responsabilité de l’État. L’Albanie ne les exposera donc pas dans tous leurs détails et renverra uniquement à leurs aspects les plus pertinents aux fins de l’espèce.
b) La présente section s’attache exclusivement aux principales conséquences juridiques pour les États qui ne respectent pas l’obligation de diligence requise en matière de prévention des dommages transfrontières causés par les émissions anthropiques de GES (obligation décrite plus haut dans la section IV). Toutefois, cela ne signifie pas qu’aucune autre conséquence ne peut découler de manquements à d’autres obligations liées au climat (comme des obligations découlant d’atteintes aux droits de l’homme et d’obligations procédurales) qui pourraient relever de régimes spéciaux de responsabilité ou de mécanismes de réparation.
c) Le présent exposé ne traite pas la question de la causalité dans ses détails, car elle dépasse la portée des questions posées à la Cour et devra être appréciée avec soin en se fondant sur les faits de chaque affaire. L’Albanie fait simplement observer qu’il sera extrêmement compliqué d’établir un lien de causalité dans les affaires liées aux changements climatiques, car ces phénomènes se produisent à grande échelle et ont des causes multiples. C’est la raison pour laquelle l’Albanie soutient respectueusement que, dans les cas de violation de l’obligation de prévenir les dommages au climat, le lien de causalité ne devrait pas être établi en appliquant le critère du « n’eût été », mais celui, moins strict, du lien « suffisamment direct et certain » appliqué par la Cour en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo, où elle a précisé que « le lien de causalité exigé p[ouvai]t varier en fonction de la règle primaire violée, ainsi que de la nature et de l’ampleur du préjudice »196. Il suffira donc d’établir un lien suffisant entre les actions ou l’inaction d’un État et les dommages causés à l’environnement. Autrement, il serait quasiment impossible d’établir qu’il y a eu violation, et encore plus d’évaluer la perte.
d) Comme nous l’avons dit, les changements climatiques sont des phénomènes de grande ampleur causés par les actions cumulées d’une pluralité d’États, dont les effets sont ressentis par tous les États (certains beaucoup plus que d’autres). Un État manque à son obligation de prévenir les dommages causés au climat dès que leur niveau atteint un seuil qui cause un « préjudice
194 Voir par. 66, supra.
195 En effet, aucune nouvelle lex specialis susceptible d’écarter le droit de la responsabilité de l’État n’a été créée par le régime conventionnel relatif aux changements climatiques. En ce qui concerne la CCNUCC, pour éviter tout risque de malentendu, un certain nombre d’États ont fait des déclarations précisant, par exemple, que leur ratification : « ne constitu[ait], en aucune façon, une renonciation à tout droit existant en droit international concernant la responsabilité des États pour les effets néfastes des changements climatiques, et qu’aucune disposition de la [CCNUCC] ne p[ouvai]t être interprétée comme dérogeant aux principes du droit international général ». En ce qui concerne l’accord de Paris, bien que le paragraphe 51 de la décision 1/CP.21 dispose ce qui suit : « [c]onvient que l’article 8 de l’Accord ne peut donner lieu ni servir de fondement à aucune responsabilité ni indemnisation », les décisions de la conférence des Parties ne peuvent pas modifier le fond des dispositions (juridiquement contraignantes). Par conséquent, rien ne s’oppose à ce qu’un État cherche à obtenir réparation au titre des règles générales du droit international relatives aux pertes et préjudices.
196 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 13, par. 93.
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sensible »
197 à l’environnement (voir la section IV). Une fois ce seuil atteint, le comportement dans son ensemble devient illicite en tant que « fait composite », au sens de l’article 15 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite : la violation s’étend sur « toute la période débutant avec la première des actions ou omissions de la série et dure aussi longtemps que ces actions ou omissions se répètent et restent non conformes à ladite obligation internationale »198. Il est donc possible que certains États se soient livrés à des comportements qui leur sont attribuables et qui remontent à des décennies, voire davantage. En outre, chaque État sera responsable des violations qu’il a commises, même si d’autres États sont également responsables du fait illicite199. Dans ce cas, l’État lésé « pourra tenir chacun des [] États responsable de l’ensemble du comportement illicite »200 et « chaque État est séparément responsable du comportement qui peut lui être attribué »201. Cette responsabilité partagée trouve son expression dans le régime mis en place pour lutter contre les changements climatiques, sous la forme, notamment, du principe des responsabilités communes mais différenciées consacré à l’article 3, paragraphe 1, et à l’article 4, paragraphe 1, de la CCNUCC.
131. La sous-section A porte sur les conséquences juridiques du comportement illicite des États (c’est-à-dire du manquement des États à leur obligation de prévenir les dommages transfrontières). Dans la sous-section B, l’Albanie explique que les États peuvent aussi être tenus responsables, dans certaines circonstances précises, de faits licites ayant causé un dommage transfrontière.
A. Conséquences juridiques découlant de faits internationalement illicites
132. Dans la mesure où les États manquent à leur obligation de prévenir un dommage visé à la section IV, ils commettent un fait illicite qui engage une responsabilité internationale202. Les États internationalement responsables de violations de cette obligation peuvent voir leur responsabilité engagée au regard des principes généraux de la responsabilité de l’État. En particulier, la responsabilité internationale des États emporte les obligations suivantes, traitées tour à tour ci-après : i) « obligation [] [de] mettre fin [au fait internationalement illicite] » et d’« offrir des assurances et des garanties de non-répétition appropriées » (article 30 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite) ; et ii) « [obligation] de réparer intégralement le préjudice causé par le fait internationalement illicite » (article 31 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite).
197 Usines de pâte à papier, par. 101.
198 ILC, projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, avec commentaire, Annuaire de la CDI (2001), volume II, deuxième partie, article 15, paragraphe 2.
199 Voir, par exemple, CDI, projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, avec commentaire, Annuaire de la CDI (2001), volume II, deuxième partie, article 47, commentaire 1.
200 CDI, projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, avec commentaire, Annuaire de la CDI (2001), volume II, deuxième partie, article 47, commentaire 2.
201 CDI, projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, avec commentaire, Annuaire de la CDI (2001), volume II, deuxième partie, article 47, commentaire 3.
202 Voir, par exemple, CDI, projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, avec commentaire, Annuaire de la CDI (2001), volume II, deuxième partie, article 28, paragraphe 2 ; Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (I), p. 99, par. 137.
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1. Les États responsables sont tenus de mettre fin à leur comportement illicite et d’offrir des garanties de non-répétition
133. Comme nous l’avons vu, les États qui commettent un fait internationalement illicite sont tenus d’exécuter l’obligation violée et de mettre fin à celui-ci203. La cessation est particulièrement importante dans ce contexte, car les changements climatiques sont des phénomènes continus qui s’aggraveront s’il n’est pas mis fin aux émissions élevées de GES. En résumé, la cessation implique de mettre fin à tout comportement illicite. Dans le contexte de l’espèce, elle se traduit par l’adoption de mesures concrètes visant à obtenir des réductions immédiates et importantes des GES conformes aux projections établies par le GIEC dans ses rapports204 et aux trajectoires estimées par le PNUE dans ses rapports consacrés à l’écart entre les besoins et les perspectives en matière de réduction de la production205 et des émissions206. La cessation peut supposer de prendre un large éventail de mesures en fonction de l’État concerné et des circonstances qui lui sont propres. Ainsi, elle peut exiger des États industrialisés qu’ils adoptent des mesures législatives pour imposer des réductions d’émissions à un large éventail d’industries, ou elle peut exiger des mesures plus extrêmes, par exemple qu’ils refusent d’approuver ou de soutenir de nouveaux projets de combustibles fossiles.
134. En plus de l’obligation de cessation, la fourniture d’assurances et de garanties de non-répétition par l’État responsable est une conséquence supplémentaire prévue à l’article 30, alinéa b), du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite. Cette fourniture peut aussi supposer l’adoption d’un grand nombre de mesures par les États responsables. Par exemple, elle peut exiger de certains États développés qu’ils annoncent des objectifs ambitieux et vérifiables de réduction de leurs GES, notamment en révisant leurs contributions déterminées au niveau national (CDN) dans le cadre de l’accord de Paris ou en s’engageant à mettre en oeuvre des mesures visant à faciliter la transition vers les sources d’énergie renouvelables.
2. Les États responsables sont tenus de fournir une réparation intégrale.
135. Outre l’obligation de cessation et celle de fournir des garanties de non-répétition, les États ont également l’obligation de réparer intégralement le préjudice qu’ils ont causé207. Selon le droit international, la réparation peut prendre la forme de la restitution, de l’indemnisation ou de la satisfaction208.
203 CDI, projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, avec commentaire, Annuaire de la CDI (2001), volume II, deuxième partie, article 30.
204 Voir, par exemple, IPCC, “Summary for Policymakers”, Synthesis Report of the IPCC Sixth Assessment Report (AR6), March 2023.
205 Voir, par exemple, UNEP, Production Gap Report 2023: Phasing down or phasing up? Top fossil fuel producers plan even more extraction despite climate promises, November 2023.
206 UNEP, Emissions Gap Report 2023: Broken Record. Temperatures reach new highs, yet world fails to cut emissions, November 2023.
207 Voir Usine de Chorzów, fond, arrêt no 13, 1928, C.P.J.I. série A no 17, p. 47, annexe 288 (où il est dit que les États doivent « effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis »).
208 Voir, par exemple, Usines de pâte à papier, par. 273
(« [S]elon le droit international coutumier, la restitution est l’une des formes de réparation du préjudice ; elle consiste dans le rétablissement de la situation qui existait avant la survenance du fait illicite. La Cour rappelle également que, dans les cas où la restitution est matériellement impossible ou emporte une charge hors de toute proportion avec l’avantage qui en dériverait, la réparation prend alors la forme de l’indemnisation ou de la satisfaction, voire de l’indemnisation et de la satisfaction. »).
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136. La restitution est généralement considérée comme la première des formes de réparation dont dispose un État lésé par un fait internationalement illicite209. Toutefois, comme il est énoncé à l’article 34 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, la restitution s’applique pour autant qu’elle « [n]’est pas matériellement impossible » et qu’elle « [n]’impose pas une charge hors de toute proportion avec l’avantage qui dériverait de la restitution plutôt que de l’indemnisation ». Dans le contexte de la présente procédure, les dommages environnementaux et leurs conséquences pour les changements climatiques sont irréversibles ; la restitution est donc impossible, du moins en ce qui concerne la restauration du système climatique à son état antérieur210. Toutefois, cela ne signifie pas qu’il ne peut y avoir de restitution dans certaines circonstances. Par exemple, la restitution pourrait être utilisée pour reconnaître à perpétuité la souveraineté, les territoires et les droits maritimes des États, des peuples et des personnes vulnérables. Elle pourrait aussi s’appliquer à certaines violations d’obligations parallèles distinctes découlant, par exemple, du droit des droits de l’homme (par exemple, en imposant le rétablissement des droits des peuples autochtones sur leurs terres, territoires et ressources qui pâtissent des changements climatiques).
137. Lorsque la restitution n’est pas possible, les États responsables sont tenus d’« indemniser » les États lésés pour tout dommage susceptible d’évaluation financière causé par le fait internationalement illicite211. En ce qui concerne les dommages environnementaux, il n’est pas contesté que ce type de dommage est susceptible d’indemnisation. En effet, comme l’a souligné la Cour en l’affaire relative à Certaines activités (2018) :
« [L]es dommages causés à l’environnement, ainsi que la dégradation ou la perte consécutive de la capacité de celui-ci de fournir des biens et services, sont susceptibles d’indemnisation en droit international. Cette indemnisation peut comprendre une indemnité pour la dégradation ou la perte de biens et services environnementaux subie pendant la période précédant la reconstitution, et une indemnité pour la restauration de l’environnement endommagé. »212
138. Une indemnisation est donc due en cas de dommages résultant de violations de l’obligation de prévenir les dommages transfrontières. Selon l’article 36 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, cette indemnisation devrait couvrir tout type de dommage pécuniaire et non pécuniaire pour autant qu’il soit « susceptible d’évaluation financière »213. Ces dommages peuvent résulter d’un très large éventail de phénomènes imputables aux changements climatiques : élévation du niveau de la mer, blanchissement des coraux, perte de biodiversité, perte de territoires et de ressources, modifications des conditions climatologiques, altération de la santé et de la vie humaines, etc.
209 Annuaire de la Commission du droit international (2001), vol. II, deuxième partie, commentaire sur l’article 3[5], par. 1 (« Conformément à l’article 34, la restitution est la première forme de réparation à laquelle peut prétendre un État lésé par un fait internationalement illicite. »).
210 En ce qui concerne le caractère « irréversible » des dommages environnementaux : voir Projet Gabčíkovo-Nagymaros, par. 140 (« [D]ans le domaine de la protection de l’environnement, la vigilance et la prévention s’imposent en raison du caractère souvent irréversible des dommages causés à l’environnement et des limites inhérentes au mécanisme même de réparation de ce type de dommages »).
211 CDI, projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, avec commentaire, Annuaire de la CDI (2001), volume II, deuxième partie, article 36.
212 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), indemnisation, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 15 (« Certaines activités (2018) »), par. 42.
213 CDI, projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, avec commentaire, Annuaire de la CDI (2001), volume II, deuxième partie, article 36.
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139. En ce qui concerne l’évaluation des dommages, l’Albanie renvoie la Cour à ses considérations antérieures, selon lesquelles « le droit international ne prescrit aucune méthode d’évaluation particulière pour l’indemnisation de dommages causés à l’environnement », et il est donc « nécessaire de tenir compte des circonstances et caractéristiques propres à chaque affaire »214. Évaluer les dommages exacts causés par les changements climatiques est extrêmement compliqué, voire impossible, dans de nombreux cas. Toutefois, une telle complexité ne saurait décharger les États de leurs responsabilités dans leur comportement internationalement illicite. L’Albanie soutient respectueusement que, dans les situations extrêmement délicates, l’indemnisation devrait d’abord être calculée par accord entre les États concernés ou, à défaut, par approximation. Cette démarche serait conforme à la conclusion de la Cour selon laquelle : « [L]’absence de certitude quant à l’étendue des dommages n’exclut pas nécessairement l’octroi d’une somme qui, selon elle, reflète approximativement la valeur de la dégradation ou de la perte de biens et services environnementaux subie. »215
140. Enfin, si la restitution ou l’indemnisation ne peut pas fournir une réparation intégrale, alors une troisième forme de réparation sera la satisfaction. Selon l’article 37 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, la satisfaction peut prendre les formes suivantes : « une reconnaissance de la violation, une expression de regrets, des excuses formelles ou toute autre modalité appropriée »216. Ces formes de satisfaction peuvent jouer un rôle important en termes de responsabilité et de prise en compte des dimensions morales des changements climatiques. Par exemple, lorsqu’un État reconnaît sa responsabilité et déplore sa contribution aux changements climatiques, il vise non seulement les dommages spécifiques causés, mais ouvre aussi la voie à la responsabilité collective et à la coopération mondiale pour atténuer les effets liés aux changements climatiques. Ce type de reconnaissance contribuerait à donner conscience d’une responsabilité partagée entre les nations. La satisfaction peut aussi être particulièrement pertinente pour fournir certaines assurances aux générations futures, restaurer la dignité de certains groupes d’individus en particulier les groupes vulnérables et contribuer à la validation culturelle et sociale des États et des peuples dont le patrimoine culturel a subi des pertes.
B. Conséquences juridiques découlant de faits licites qui comportent un risque de causer un dommage transfrontière significatif de par leurs conséquences physiques
141. Outre les conséquences juridiques des faits illicites que nous venons d’exposer, les États peuvent aussi être tenus responsables de ne pas avoir empêché un dommage dans le cadre d’activités présentant un risque significatif de dommage transfrontière par exemple, certaines activités industrielles, minières, nucléaires et de production d’énergie. Comme nous le verrons ci-après, dans ces affaires, le régime de responsabilité est plus souple et structurellement différent des règles générales de la responsabilité de l’État décrites plus haut, même si celles-ci peuvent s’appliquer dans certaines circonstances.
142. Comme il a été dit dans la section précédente, le cadre de la responsabilité de l’État pour faits illicites comprend un ensemble d’obligations secondaires (à savoir les obligations de cesser, de rétablir et de réparer) qui régissent les conséquences juridiques de ces faits. En revanche, le cadre de la responsabilité de l’État pour des dommages transfrontières causés par des activités licites est constitué d’un ensemble de règles primaires qui n’imposent qu’une obligation de prévention et
214 Certaines activités (2018), par. 52.
215 Certaines activités (2018), par. 86.
216 CDI, projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, avec commentaire, Annuaire de la CDI (2001), volume II, deuxième partie, article 36.
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d’atténuation
217. Cette obligation, qui découle de l’obligation de ne pas causer de dommages, est déclenchée par la survenance potentielle d’un préjudice et relève de la diligence requise218. Elle impose à l’État responsable de prendre des mesures appropriées pour prévenir le dommage et, lorsque celui-ci se produit, de l’éliminer si possible, ou, dans le cas contraire, de l’atténuer. Ces obligations sont énoncées à l’article 3 du projet d’articles de la CDI sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses, comme suit : « [l]’État d’origine prend toutes les mesures appropriées pour prévenir les dommages transfrontières significatifs ou en tout état de cause pour en réduire le risque au minimum »219. Cette obligation de prévention des dommages causés par des activités dangereuses licites, qui est également un objectif souligné par le principe 2 de la déclaration de Rio220, est inscrite dans de nombreux instruments internationaux221. La Cour a aussi confirmé, dans son avis consultatif sur la question de la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, que cette obligation faisait partie du « corps de règles du droit international de l’environnement »222.
143. Ainsi, contrairement aux règles générales de la responsabilité de l’État (qui déclenchent des obligations de restauration et de réparation), la responsabilité des dommages transfrontières causés par des activités licites n’emporte en principe que l’adoption de mesures de prévention et d’atténuation par les États responsables. Ces mesures peuvent être prises individuellement par l’État d’origine ou en « consultation » avec les États lésés (voir l’article 9 du projet d’articles de la CDI sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses)223. Dans ce contexte de consultation, l’indemnisation doit être négociée par les États concernés et, de ce fait, ne sera généralement pas suffisante pour fournir une réparation intégrale. Toutefois, les règles précitées de la responsabilité de l’État pour faits illicites ne s’appliquent qu’en cas de violation de l’obligation de diligence requise au titre de l’obligation principale de prévention et d’atténuation des dommages224. Bien entendu, dans ce type d’affaires, la difficulté consiste à déterminer si l’État d’origine a adopté des mesures suffisantes pour satisfaire au niveau de diligence requise, lequel doit être apprécié par
217 Voir, par exemple, A. Tanzi, “Liability for Lawful Acts”, Max Planck Encyclopaedias of International Law, January 2021, par. 2.
218 Voir, par exemple, A. Tanzi, “Liability for Lawful Acts”, Max Planck Encyclopaedias of International Law, 2021, par. 2.
219 Voir projet d’articles de la CDI sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses, article 3.
220 Déclaration de Rio, principe 9.
221 Voir, par exemple, protocole de Bâle sur la responsabilité et l’indemnisation en cas de dommages résultant de mouvements transfrontières et de l’élimination de déchets dangereux, adopté le 10 décembre 1999, articles 2 et 3 ; convention sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontières et des lacs internationaux, signée le 17 mars 1992, entrée en vigueur le 6 octobre 1996, articles 3 et 6 ; convention sur les effets transfrontières des accidents industriels, signée le 14 mars 1992, entrée en vigueur le 19 avril 2000, article 17.
222 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 226, par. 29.
223 Voir projet d’articles de la CDI sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses, article 9. Voir aussi CDI, projets de principes relatifs à la répartition des pertes en cas de dommage transfrontière découlant d’activités dangereuses et des commentaires y relatifs, 2006, principe 5.
224 Voir A. Tanzi, “Liability for Lawful Acts”, Max Planck Encyclopedias of International Law, January 2021, par. 15.
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rapport au comportement « généralement considéré comme approprié et proportionné au degré de risque de dommages transfrontières dans le cas dont il s’agit »225.
*
* *
144. En résumé, les États qui manquent à leur obligation internationale de prévenir les dommages transfrontières doivent en rendre compte conformément aux règles relatives à la responsabilité de l’État énoncées plus haut. Comme nous l’avons dit dans la section III, du point de vue scientifique, le constat est formel : les émissions élevées des gaz à effet de serre anthropiques nuisent à l’environnement et contribuent de manière significative aux changements climatiques. Les données scientifiques montrent aussi sans équivoque que « la majeure partie des gaz à effet de serre émis dans le monde par le passé et à l’heure actuelle ont leur origine dans les pays développés »226, alors que les pays en développement en particulier les petits États insulaires sont touchés de manière disproportionnée au point que certains sont face à une « menace existentielle »227. Ces États développés et industrialisés sont tenus d’assumer la responsabilité de leurs actions. Ils sont également tenus de mettre fin à leur comportement illicite en réduisant considérablement leurs émissions de gaz à effet de serre, et d’accorder une réparation intégrale aux États lésés. Pour déterminer cette réparation, les États, ainsi que les cours et tribunaux compétents qui connaissent des plaintes liées au climat, devraient envisager diverses formes de réparation allant (entre autres) de la restitution, lorsque cela est possible, à la réparation sous la forme d’une indemnisation pécuniaire et d’une assistance financière et technologique aux États touchés. Ce n’est qu’en établissant les responsabilités que l’on pourra indemniser les États touchés et protéger les droits des peuples et des individus des générations actuelles et futures atteints par les effets néfastes des changements climatiques.
VII. CONCLUSIONS
145. Pour les raisons énoncées dans le présent exposé écrit, l’Albanie soutient ce qui suit :
a) La Cour a compétence pour rendre l’avis consultatif qui lui a été demandé, et il n’y a aucune raison pour qu’elle refuse d’exercer cette compétence.
b) Les États ont l’obligation de prévenir, réduire et maîtriser les émissions anthropiques de gaz à effet de serre qui causent des dommages significatifs au système climatique et à d’autres composantes de l’environnement. Cette obligation est fondée sur celle de la diligence requise et impose, à tout le moins, en se fondant sur les meilleures données scientifiques disponibles, de faire ce qui suit :
225 Commission du droit international, projet d’articles sur la prévention des dommages transfrontières résultant d’activités dangereuses et commentaires y relatifs, 2001, commentaire sur l’article 3, par. 11.
226 Voir, par exemple, CCNUCC, préambule.
227 Voir, par exemple, IPCC, “Summary for Policymakers”, Synthesis Report of the IPCC Sixth Assessment Report (AR6), Statement A.2, accessible à l’adresse suivante : https://www.ipcc.ch/report/sixthassessmentreportcycle/ ; Exposé écrit de la Commission des petits États insulaires sur le changement climatique et le droit international (volume 1), demande d’avis consultatif présentée par la Commission des petits États insulaires sur le changement climatique et le droit international, TIDM, affaire n° 31, 16 juin 2023, par. 95, al. a), accessible à l’adresse suivante : https://www.itlos.org/ fileadmin/itlos/documents/cases/31/written_statements/2/C31-WS-2-4-COSIS_traduction_Commission.pdf.
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i) réglementer les émissions de gaz à effet de serre en vue de limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels ;
ii) coopérer pour lutter contre les effets des émissions anthropiques de gaz à effet de serre sur le système climatique et d’autres composantes de l’environnement ;
iii) évaluer, surveiller et améliorer en permanence leur politique climatique, en tenant compte des progrès scientifiques et technologiques.
c) En ce qui concerne les conséquences, le droit international exige que les États qui manquent à leur obligation internationale de prévenir les dommages transfrontières soient tenus responsables conformément aux règles générales de la responsabilité de l’État. Les États développés et industrialisés doivent donc mettre immédiatement fin à leur comportement illicite en prenant des mesures concrètes pour réduire considérablement les émissions de gaz à effet de serre, et ils doivent accorder une réparation intégrale aux États touchés. Celle-ci peut inclure, dans la mesure du possible, une réparation sous la forme d’une indemnisation pécuniaire et d’une assistance financière et technologique aux États lésés.
146. L’Albanie invite la Cour à donner, dans l’exercice de ses fonctions judiciaires, un avis consultatif qui appuie pleinement l’interprétation et l’application des obligations que le droit coutumier et conventionnel pertinent met à la charge des États en matière de changements climatiques, en se fondant sur les principes généraux du droit international, de façon à produire des effets concrets dans le monde réel et à contribuer à prévenir les changements climatiques et à atténuer leurs conséquences, en concrétisant ainsi le principe fondamental de l’équité.
147. En outre, la Cour est invitée à donner un avis sur toute mesure de réparation ou sur d’autres mesures qui pourraient s’avérer nécessaires au vu de l’ensemble des circonstances.
Son Exc. M. l’ambassadeur de
la République d’Albanie auprès du Royaume des Pays-Bas,
Artur KUKO.
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Exposé écrit de l'Albanie