1er DÉCEMBRE 2023
ORDONNANCE
SENTENCE ARBITRALE DU 3 OCTOBRE 1899 (GUYANA c. VENEZUELA)
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ARBITRAL AWARD OF 3 OCTOBER 1899 (GUYANA v. VENEZUELA)
1 DECEMBER 2023
ORDER
TABLE DES MATIÈRES
Paragraphes
QUALITÉS 1-12
I. INTRODUCTION 13-16
II. COMPÉTENCE 17-18
III. DROITS DONT LA PROTECTION EST RECHERCHÉE ET LIEN ENTRE CES DROITS ET LES MESURES DEMANDÉES 19-26
IV. RISQUE DE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE ET URGENCE 27-37
V. CONCLUSION ET MESURES À ADOPTER 38-44
DISPOSITIF 45
___________
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ANNÉE 2023
2023
1er décembre
Rôle général
no 171
1er décembre 2023
SENTENCE ARBITRALE DU 3 OCTOBRE 1899
(GUYANA c. VENEZUELA)
DEMANDE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES
ORDONNANCE
Présents : MME DONOGHUE, présidente ; M. GEVORGIAN, vice-président ; MM. ABRAHAM, BENNOUNA, YUSUF, MMES XUE, SEBUTINDE, MM. BHANDARI, ROBINSON, SALAM, IWASAWA, NOLTE, BRANT, juges ; MM. WOLFRUM, COUVREUR, juges ad hoc ; M. GAUTIER, greffier.
La Cour internationale de Justice,
Ainsi composée,
Après délibéré en chambre du conseil,
Vu les articles 41 et 48 du Statut de la Cour et les articles 73, 74 et 75 de son Règlement,
Rend l’ordonnance suivante :
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1. Par une requête déposée au Greffe de la Cour le 29 mars 2018, le Gouvernement de la République coopérative du Guyana (ci-après le « Guyana ») a introduit une instance contre la République bolivarienne du Venezuela (ci-après le « Venezuela ») au sujet d’un différend concernant « la validité juridique et l’effet contraignant de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899 relative à la frontière entre la colonie de la Guyane britannique et les États-Unis du Venezuela ».
2. Dans sa requête, le Guyana entendait fonder la compétence de la Cour, en vertu du paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de celle-ci, sur le paragraphe 2 de l’article IV de l’« accord tendant à régler le différend entre le Venezuela et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord relatif à la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique », signé à Genève le 17 février 1966 (ci-après l’« accord de Genève »).
3. Le 18 juin 2018, le Venezuela a soumis à la Cour une lettre dans laquelle il affirmait que celle-ci n’avait manifestement pas compétence et indiquait qu’il avait en conséquence décidé de ne pas participer à la procédure.
4. Par ordonnance datée du 19 juin 2018, la Cour a estimé, conformément au paragraphe 2 de l’article 79 du Règlement du 14 avril 1978, tel qu’amendé le 1er février 2001, que, dans les circonstances de l’espèce, il était en premier lieu nécessaire de régler la question de sa compétence et que, en conséquence, elle devait statuer séparément, avant toute procédure sur le fond, sur cette question.
5. Par un arrêt en date du 18 décembre 2020 (ci-après l’« arrêt de 2020 »), la Cour a dit :
« 1) qu’elle a[vait] compétence pour connaître de la requête déposée par la République coopérative du Guyana le 29 mars 2018 dans la mesure où elle se rapport[ait] à la validité de la sentence arbitrale du 3 octobre 1899 et à la question connexe du règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre entre la République coopérative du Guyana et la République bolivarienne du Venezuela ; [et]
2) qu’elle n’a[vait] pas compétence pour connaître des demandes de la République coopérative du Guyana qui [étaie]nt fondées sur des faits survenus après la signature de l’accord de Genève » (Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 2020, p. 493, par. 138).
6. Le 7 juin 2022, dans le délai prescrit par le paragraphe 1 de l’article 79bis du Règlement de la Cour, le Venezuela a soulevé des exceptions préliminaires qu’il a qualifiées d’exceptions d’irrecevabilité de la requête. Par un arrêt en date du 6 avril 2023 (ci-après l’« arrêt de 2023 »), la Cour, ayant estimé que le Venezuela ne soulevait, en substance, qu’une seule exception préliminaire, a rejeté cette exception et dit qu’elle pouvait statuer sur le fond des demandes du Guyana, dans la mesure où celles-ci entraient dans le champ du point 1) du dispositif de l’arrêt de 2020 (voir le paragraphe 5 ci-dessus).
7. Le 30 octobre 2023, le Guyana, se référant à l’article 41 du Statut et aux articles 73 et 74 du Règlement de la Cour, a déposé une demande en indication de mesures conservatoires. Dans sa demande, il indique que, « [l]e 23 octobre 2023, le Gouvernement du Venezuela, par l’intermédiaire de son Conseil national électoral, a publié une liste de cinq questions qu’il prévoit de soumettre au peuple vénézuélien dans le cadre d[’]un “référendum consultatif” le 3 décembre 2023 ». Selon le demandeur, l’objectif de ces questions, qui sont reproduites au paragraphe 15 ci-après, est
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« d’obtenir des réponses qui appuieraient la décision du Venezuela d’abandonner la présente instance et de recourir plutôt à des mesures unilatérales pour “résoudre” le différend avec le Guyana en annexant et en intégrant officiellement au Venezuela l’ensemble du territoire en cause dans la présente instance, qui comprend plus des deux tiers du Guyana ».
8. Au terme de sa demande, le Guyana prie la Cour d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :
« 1. Le Venezuela ne doit pas procéder au référendum consultatif devant se tenir le 3 décembre 2023, tel qu’il se présente actuellement ;
2. En particulier, le Venezuela ne doit pas faire figurer les première, troisième et cinquième questions dans le référendum consultatif ;
3. Le Venezuela ne doit pas non plus faire figurer dans le “référendum consultatif” envisagé ou dans tout autre référendum public toute question empiétant sur les points juridiques devant être tranchés par la Cour dans l’arrêt qu’elle rendra au fond, et notamment toute question concernant :
a) la validité juridique et l’effet contraignant de la sentence arbitrale de 1899 ;
b) la souveraineté sur le territoire situé entre le fleuve Essequibo et la frontière établie par la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905 ; et
c) la création de l’État de la “Guayana Esequiba” à laquelle le Venezuela entend procéder et toute mesure s’y rapportant, y compris l’octroi de la citoyenneté vénézuélienne et de cartes d’identité nationales.
4. Le Venezuela ne doit pas entreprendre d’actions visant à préparer ou à permettre l’exercice de sa souveraineté ou d’un contrôle de facto sur tout territoire attribué à la Guyane britannique dans la sentence arbitrale de 1899.
5. Le Venezuela doit s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend soumis à la Cour ou d’en rendre le règlement plus difficile. »
9. Par lettres en date du 10 novembre 2023, le greffier a informé les Parties que la Cour avait relevé certains points sur lesquels, conformément au paragraphe 1 de l’article 62 de son Règlement, elle souhaitait obtenir de plus amples informations de leur part pendant leurs tours de plaidoiries uniques respectifs. La liste de questions suivante était jointe à la lettre du greffier :
1. La résolution du Conseil national électoral du Venezuela jointe à la demande du Guyana (annexe 1) est, selon ses propres termes, soumise à l’examen, par la chambre constitutionnelle du Tribunal suprême de justice, de la constitutionnalité des cinq questions qui seraient posées lors du référendum consultatif. La chambre constitutionnelle du Tribunal suprême de justice s’est-elle prononcée à cet égard et, dans l’affirmative, quelle a été sa décision et quand celle-ci a-t-elle été rendue ?
2. Le référendum consultatif se tiendra-t-il le 3 décembre 2023, ainsi que le prévoit la résolution du Conseil national électoral ? Dans la négative, une autre date a-t-elle été fixée ?
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3. Quel est l’effet juridique, au regard du droit vénézuélien, du référendum consultatif ? En particulier, les réponses aux questions obligent-elles les autorités exécutives et législatives du Venezuela ?
10. Au cours des audiences publiques tenues les 14 et 15 novembre 2023, des observations orales sur la demande en indication de mesures conservatoires déposée par le Guyana ont été présentées par :
Au nom du Guyana : l’honorable Carl B. Greenidge,
M. Paul S. Reichler,
M. Alain Pellet.
Au nom du Venezuela : S. Exc. Mme Delcy Rodríguez,
M. Makane Moïse Mbengue,
S. Exc. M. Samuel Reinaldo Moncada Acosta.
11. Au terme de ses plaidoiries, le Guyana a prié la Cour d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :
« Au vu des éléments de fait et de droit exposés dans sa demande en indication de mesures conservatoires et des arguments qu’elle a avancés à l’audience, la République coopérative du Guyana prie respectueusement la Cour d’indiquer les mesures conservatoires suivantes, qui resteraient en vigueur jusqu’au prononcé de son arrêt au fond :
1. Le Venezuela ne doit pas procéder au référendum consultatif devant se tenir le 3 décembre 2023, tel qu’il se présente actuellement ;
2. En particulier, le Venezuela ne doit pas faire figurer les première, troisième et cinquième questions dans le référendum consultatif ;
3. Le Venezuela ne doit pas non plus faire figurer dans le “référendum consultatif” envisagé ou dans tout autre référendum public toute question empiétant sur les points juridiques devant être tranchés par la Cour dans l’arrêt qu’elle rendra au fond, et notamment toute question concernant :
a) la validité juridique et l’effet contraignant de la sentence arbitrale de 1899 ;
b) la souveraineté sur le territoire situé entre le fleuve Essequibo et la frontière établie par la sentence arbitrale de 1899 et l’accord de 1905 ; et
c) la création de l’État de la “Guayana Esequiba” à laquelle le Venezuela entend procéder et toute mesure s’y rapportant, y compris l’octroi de la citoyenneté vénézuélienne et de cartes d’identité nationales.
4. Le Venezuela ne doit pas entreprendre d’actions visant à préparer ou à permettre l’exercice de sa souveraineté ou d’un contrôle de facto sur tout territoire attribué à la Guyane britannique dans la sentence arbitrale de 1899.
5. Le Venezuela doit s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend soumis à la Cour ou d’en rendre le règlement plus difficile. »
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12. Au terme de ses plaidoiries, le Venezuela a formulé la demande suivante :
« Pour les raisons exposées à l’audience, la République bolivarienne du Venezuela prie la Cour de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires présentée par la République coopérative du Guyana. »
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I. INTRODUCTION
13. Dans les deux arrêts qu’elle a rendus en la présente espèce, la Cour a exposé l’historique et le contexte général du différend entre le Guyana et le Venezuela (voir Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 2020, p. 464-471, par. 29-60 ; Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), exception préliminaire, arrêt du 6 avril 2023, par. 28-52). Ce différend remonte à une série d’événements qui ont eu lieu durant la seconde moitié du XIXe siècle, alors que le Guyana était encore une colonie britannique connue sous le nom de Guyane britannique. À cette époque, le Royaume-Uni et le Venezuela revendiquaient tous deux le territoire situé entre l’embouchure du fleuve Essequibo, à l’est, et l’Orénoque, à l’ouest. En 1897, un tribunal arbitral a été constitué pour régler la question de la frontière entre la Guyane britannique et le Venezuela. Par sa sentence rendue le 3 octobre 1899 (ci-après la « sentence de 1899 »), le tribunal arbitral a accordé la totalité de l’embouchure de l’Orénoque, ainsi que les terres situées de part et d’autre de celle-ci, au Venezuela, et attribué au Royaume-Uni (en ce qui concerne la Guyane britannique) les terres se trouvant à l’est, jusqu’à l’Essequibo. Entre novembre 1900 et juin 1904, une commission conjointe anglo-vénézuélienne a procédé à la démarcation de la frontière établie par la sentence de 1899. Le 10 janvier 1905, à l’issue de la démarcation de la frontière, les commissaires britanniques et vénézuéliens ont établi une carte officielle du tracé de celle-ci, et signé un accord reconnaissant, entre autres, l’exactitude des coordonnées des points énumérés.
14. Le 14 février 1962, le Venezuela a informé le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies qu’il considérait qu’un différend existait entre lui et le Royaume-Uni « concernant la démarcation de la frontière entre le Venezuela et la Guyane britannique ». Le Gouvernement du Royaume-Uni a, pour sa part, le 13 novembre 1962, fait valoir que « la frontière occidentale de la Guyane britannique et du Venezuela a[vait] fait l’objet d’un règlement définitif par la sentence que le tribunal d’arbitrage a[vait] rendue le 3 octobre 1899 », et précisé qu’il ne saurait « admettre le moindre différend sur la question tranchée par la sentence ». Après l’échec de diverses tentatives pour régler la question, les représentants du Royaume-Uni, du Venezuela et de la Guyane britannique ont, le 17 février 1966, signé l’accord de Genève. Le 26 mai 1966, le Guyana, ayant accédé à l’indépendance, est devenu partie à cet accord. Dans les décennies qui ont suivi, des tentatives ont été faites pour résoudre le différend par divers moyens de règlement prévus dans l’accord de Genève, lesquelles ont toutes échoué, ce qui a conduit le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, au mois de janvier 2018, à choisir, en vertu de l’accord de Genève, la Cour comme moyen de règlement du différend. Le Guyana a déposé sa requête au Greffe de celle-ci le 29 mars 2018 (voir le paragraphe 1 ci-dessus).
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15. Le 20 octobre 2023, le Conseil national électoral du Venezuela a publié une liste de cinq questions devant être soumises au peuple vénézuélien le 3 décembre 2023, dans le cadre d’un référendum consultatif. La résolution pertinente du Conseil national électoral se lit comme suit :
« [L]e Conseil national électoral …
DÉCIDE :
PREMIÈREMENT : D’annoncer au peuple vénézuélien, dont la souveraineté est inaliénable, conformément à l’article 5 de la Constitution de la République bolivarienne du Venezuela, les questions qui seront posées dans le cadre du référendum consultatif pour la défense de la Guayana Esequiba, afin que la volonté du peuple puisse s’exprimer le trois (3) décembre 2023 ; ces questions sont les suivantes :
PREMIÈRE QUESTION : Êtes-vous d’accord pour rejeter par tous les moyens, conformément au droit, la ligne frauduleusement imposée par la sentence arbitrale de Paris de 1899, qui vise à nous priver de notre Guayana Esequiba ?
DEUXIÈME QUESTION : Soutenez-vous la position selon laquelle l’accord de Genève de 1966 constitue le seul instrument juridique valable pour parvenir à une solution pratique et satisfaisante pour le Venezuela et le Guyana en ce qui concerne leur différend portant sur le territoire de la Guayana Esequiba ?
TROISIÈME QUESTION : Êtes-vous d’accord avec la position historique du Venezuela, consistant à ne pas reconnaître la compétence de la Cour internationale de Justice pour résoudre le différend territorial sur la Guayana Esequiba ?
QUATRIÈME QUESTION : Êtes-vous d’accord pour vous opposer par tous les moyens, conformément au droit, à la prétention du Guyana de disposer unilatéralement d’une mer encore à délimiter, de manière illicite et contraire au droit international ?
CINQUIÈME QUESTION : Êtes-vous d’accord avec la création de l’État de la Guayana Esequiba et l’élaboration d’un plan accéléré de prise en charge globale de la population actuelle et future de ce territoire, qui prévoirait notamment l’octroi de la citoyenneté et de cartes d’identité vénézuéliennes, conformément à l’accord de Genève et au droit international, incorporant par conséquent cet État sur la carte du territoire vénézuélien ?
DEUXIÈMEMENT : De soumettre la présente résolution à la chambre constitutionnelle du Tribunal suprême de justice, afin que celle-ci puisse se prononcer sur la constitutionnalité des cinq (5) questions devant être posées dans le cadre du référendum consultatif. » [Traduction de la Cour.]
16. Le 30 octobre 2023, le Guyana a déposé la présente demande en indication de mesures conservatoires.
II. COMPÉTENCE
17. La Cour ne peut indiquer des mesures conservatoires que si les dispositions invoquées par le demandeur semblent, au moins prima facie, constituer une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée (voir, par exemple, Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 217-218, par. 24).
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18. En la présente espèce, la Cour a déjà conclu, dans son arrêt de 2020, qu’elle avait compétence pour connaître de la requête déposée par le Guyana le 29 mars 2018 dans la mesure où celle-ci se rapportait à la validité de la sentence de 1899 et à la question connexe du règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre entre le Guyana et le Venezuela (voir le paragraphe 5 ci-dessus). Elle rappelle en outre que, dans son arrêt de 2023 (voir le paragraphe 6 ci-dessus), elle a jugé qu’elle pouvait statuer sur le fond des demandes du Guyana, dans la mesure où celles-ci entraient dans le champ du point 1) du dispositif de l’arrêt de 2020. La Cour procédera maintenant à l’examen des autres conditions requises pour l’indication de mesures conservatoires.
III. DROITS DONT LA PROTECTION EST RECHERCHÉE ET LIEN ENTRE CES DROITS ET LES MESURES DEMANDÉES
19. Le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires que la Cour tient de l’article 41 de son Statut a pour objet de sauvegarder, dans l’attente de sa décision au fond, les droits revendiqués par chacune des parties. Il s’ensuit que la Cour doit se préoccuper de sauvegarder, par de telles mesures, les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait reconnaître à l’une ou à l’autre des parties. Aussi ne peut-elle exercer ce pouvoir que si elle estime que les droits invoqués par la partie qui sollicite des mesures conservatoires sont au moins plausibles (voir, par exemple, Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 223, par. 50).
20. À ce stade de la procédure, cependant, la Cour n’est pas appelée à se prononcer définitivement sur le point de savoir si les droits que le Guyana souhaite voir protégés existent ; il lui faut seulement déterminer si les droits que celui-ci revendique au fond et dont il sollicite la protection sont plausibles. En outre, un lien doit exister entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires demandées (Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 224, par. 51).
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21. Le Guyana affirme qu’il cherche à voir sauvegardé et protégé son droit au territoire qui lui a été attribué par la sentence de 1899, en attendant que la Cour se prononce sur la validité de celle-ci, et à l’intégrité de son territoire, ou, à titre alternatif, son droit à ce que la Cour règle la question de la frontière terrestre entre lui et le Venezuela. Il soutient que ses droits sont directement menacés par le référendum prévu par le Venezuela et l’incorporation dans le territoire vénézuélien de la région de l’Essequibo du Guyana à laquelle le Venezuela entend procéder conformément à la réponse que son peuple « ne manquera pas » d’apporter à la question concernant « la création de l’État de la Guayana Esequiba » (voir le paragraphe 15 ci-dessus). Il soutient également que ses droits tels que définis ci-dessus sont plausibles au stade actuel de la procédure et que toute autre conclusion préjugerait l’issue de la présente affaire au fond.
22. Le Venezuela avance, pour sa part, que les droits invoqués par le Guyana ne sont pas plausibles.
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23. La Cour rappelle qu’elle a dit, dans son arrêt de 2020, qu’un différend existe entre les Parties au sujet de leur frontière terrestre. Elle observe en outre que le territoire qui constitue l’objet de ce différend a été attribué à la Guyane britannique dans la sentence de 1899 (voir le paragraphe 13 ci-dessus). Pour ces raisons, la Cour considère que le droit du Guyana à la souveraineté sur le territoire en question est plausible.
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24. La Cour en vient maintenant à la condition de l’existence d’un lien entre le droit revendiqué par le Guyana que la Cour a jugé plausible et les mesures conservatoires sollicitées. Elle note que les Parties n’ont, ni l’une ni l’autre, traité directement cette question.
25. La Cour observe que l’une des mesures conservatoires demandées par le Guyana tend à obtenir que le Venezuela n’entreprenne pas « d’actions visant à préparer ou à permettre l’exercice de sa souveraineté ou d’un contrôle de facto sur tout territoire attribué à la Guyane britannique dans la sentence arbitrale de 1899 » (voir le paragraphe 11 ci-dessus). Elle considère que cette mesure vise à protéger le droit du Guyana qu’elle a jugé plausible (voir le paragraphe 23 ci-dessus).
26. La Cour conclut de ce qui précède qu’un lien existe entre le droit revendiqué par le Guyana que la Cour a jugé plausible et la mesure conservatoire sollicitée susmentionnée.
IV. RISQUE DE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE ET URGENCE
27. La Cour tient de l’article 41 de son Statut le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’un préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire ou lorsque la méconnaissance alléguée de ces droits risque d’entraîner des conséquences irréparables (voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 226, par. 65).
28. Le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires n’est toutefois exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués avant que la Cour ne rende sa décision définitive. La condition d’urgence est remplie dès lors que les actes susceptibles de causer un préjudice irréparable peuvent « intervenir à tout moment » avant que la Cour ne se prononce de manière définitive en l’affaire (voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 227, par. 66). La Cour doit donc rechercher si pareil risque existe à ce stade de la procédure.
29. La Cour n’a pas, aux fins de sa décision sur la demande en indication de mesures conservatoires, à se prononcer sur les positions respectives des Parties quant au fond, mais doit déterminer si les circonstances exigent l’indication de telles mesures à l’effet de protéger le droit
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jugé plausible. Elle n’est pas habilitée, à ce stade, à conclure de façon définitive sur les faits, et sa décision sur la demande en indication de mesures conservatoires laisse intact le droit de chacune des Parties de faire valoir à cet égard ses moyens au fond.
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30. Le Guyana avance que, si le référendum prévu devait se tenir, la réponse affirmative qui « ne manquera[it] pas » d’être apportée à la cinquième question (voir le paragraphe 15 ci-dessus) conduirait le Venezuela à annexer la région de l’Essequibo et à octroyer la citoyenneté vénézuélienne aux habitants de celle-ci, ce qui causerait un préjudice irréparable aux droits du Guyana. Il soutient que même un arrêt de la Cour au fond confirmant la validité de la sentence de 1899 ou réglant le différend frontalier d’une manière qui laisse tout ou partie de la région de l’Essequibo sous sa souveraineté pourrait ne pas suffire pour protéger ses droits, dans l’hypothèse où le Venezuela aurait déjà annexé ce territoire. Selon le Guyana, il s’agit d’un « exemple type » de situation dans laquelle les droits de la partie qui demande des mesures conservatoires sont « irrémédiablement menacés » et doivent être préservés conformément au paragraphe 1 de l’article 41 du Statut de la Cour.
31. Le Guyana argue que, le référendum devant avoir lieu le 3 décembre 2023, la nécessité de mesures conservatoires ne saurait être plus urgente. Il affirme que l’urgence est en outre attestée par les déclarations publiques des plus hautes autorités civiles et militaires vénézuéliennes, qui indiquent que les forces armées nationales sont prêtes et déterminées à « récupérer notre Guayana Esequiba ».
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32. Le Venezuela avance que l’organisation d’un référendum consultatif est un exercice de souveraineté, et que « les résultats du référendum ne sauraient en aucun cas avoir le moindre effet néfaste sur le titre que le Guyana prétend avoir sur le territoire en litige, et moins encore créer le risque qu’un préjudice irréparable soit causé au Guyana ». Il ajoute que sa décision d’organiser un référendum consultatif a été portée à la connaissance du Guyana il y a plus de deux ans.
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33. Ayant déjà conclu à la plausibilité du droit du Guyana à la souveraineté sur le territoire attribué à la Guyane britannique par la sentence de 1899, ainsi qu’à l’existence d’un lien entre ce droit et l’une des mesures conservatoires sollicitées (voir les paragraphes 23 et 26 ci-dessus), la Cour recherchera à présent si un préjudice irréparable pourrait être causé audit droit, et s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un tel préjudice lui soit porté avant qu’elle ne rende sa décision définitive.
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34. La Cour rappelle que la cinquième question du référendum mentionne explicitement la « création de l’État de la Guayana Esequiba » ainsi que « l’élaboration d’un plan accéléré de prise en charge globale » prévoyant « l’octroi de la citoyenneté et de cartes d’identité vénézuéliennes » à la population de ce territoire, incorporant par conséquent « [l’]État [de la Guayana Esequiba] sur la carte du territoire vénézuélien » (voir le paragraphe 15 ci-dessus).
35. La Cour observe en outre que le Tribunal suprême de justice du Venezuela a confirmé la constitutionnalité des questions devant être posées dans le référendum.
36. La Cour note que le Venezuela a déclaré à l’audience qu’il « ne tournera[it] pas le dos à ce que le peuple décidera[it] lors du référendum » du 3 décembre 2023. Le 24 octobre 2023, le président du Venezuela, M. Nicolás Maduro Moros, a publiquement affirmé ce qui suit au sujet du référendum : « C’est la première fois que tous les arguments politiques, diplomatiques, juridiques, historiques et territoriaux sont présentés à notre peuple, afin que nous prenions une décision collective en tant que pays » [traduction de la Cour]. D’autres déclarations officielles donnent à penser que le Venezuela prend actuellement des mesures en vue d’obtenir le contrôle du territoire litigieux et de l’administrer. Ainsi, le 6 novembre 2023, son ministre de la défense, le général Vladimir Padrino López, a appelé « au combat » en se référant au territoire en question. Des responsables militaires vénézuéliens ont en outre annoncé que des dispositions concrètes étaient mises en oeuvre par le Venezuela en vue de construire une piste d’atterrissage qui servirait « de base logistique pour le développement intégral de l’Essequibo ».
37. La Cour estime que, eu égard à l’état de vive tension qui caractérise aujourd’hui les relations entre les deux Parties, les circonstances décrites ci-dessus présentent un risque sérieux de voir le Venezuela acquérir et exercer le contrôle et l’administration du territoire en litige dans l’affaire. En conséquence, elle conclut qu’un préjudice irréparable risque d’être causé au droit revendiqué par le Guyana en la présente instance qu’elle a jugé plausible (voir le paragraphe 23 ci-dessus). La Cour considère en outre que le fait que le Venezuela se soit dit prêt à prendre des mesures à l’égard du territoire en litige à tout moment après le référendum prévu le 3 décembre 2023 montre qu’il y a urgence, c’est-à-dire qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé au droit plausible du Guyana avant qu’elle ne rende sa décision définitive.
V. CONCLUSION ET MESURES À ADOPTER
38. La Cour conclut de l’ensemble des considérations qui précèdent que les conditions requises pour l’indication de mesures conservatoires sont réunies. Il y a donc lieu pour elle d’indiquer, dans l’attente de sa décision définitive, certaines mesures visant à protéger le droit plausible revendiqué par le Guyana, tel qu’il a été exposé ci-dessus (voir le paragraphe 23).
39. La Cour rappelle que, lorsqu’une demande en indication de mesures conservatoires lui est présentée, elle a le pouvoir, en vertu de son Statut, d’indiquer des mesures totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées. Le paragraphe 2 de l’article 75 de son Règlement mentionne expressément ce pouvoir, qu’elle a déjà exercé en plusieurs occasions par le passé (voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 229, par. 79).
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40. En la présente espèce, ayant examiné le libellé des mesures conservatoires sollicitées par le Guyana ainsi que les circonstances de l’affaire, la Cour estime que les mesures à indiquer n’ont pas à être identiques à celles qui sont sollicitées.
41. La Cour observe que la situation prévalant dans le territoire en litige est que celui-ci est administré et contrôlé par le Guyana. Elle considère que, dans l’attente de la décision définitive qu’elle rendra en l’affaire, le Venezuela doit s’abstenir d’entreprendre toute action qui modifierait cette situation.
42. La Cour souligne que la question de la validité de la sentence de 1899 et la question connexe du règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre entre le Guyana et le Venezuela sont des questions qu’il lui appartient de trancher au stade du fond.
43. La Cour rappelle que le Guyana l’a priée d’indiquer des mesures visant à prévenir toute aggravation du différend qui l’oppose au Venezuela. Lorsqu’elle indique des mesures conservatoires à l’effet de sauvegarder des droits particuliers, la Cour peut aussi indiquer des mesures conservatoires à l’effet d’empêcher l’aggravation ou l’extension du différend si elle estime que les circonstances l’exigent (voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 229-230, par. 82). En la présente espèce, ayant examiné l’ensemble des circonstances, la Cour estime nécessaire d’indiquer, en sus de la mesure particulière qu’elle a décidé de prescrire, une mesure supplémentaire adressée aux deux Parties et visant à prévenir toute aggravation du différend qui les oppose.
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44. La Cour rappelle que ses ordonnances indiquant des mesures conservatoires au titre de l’article 41 du Statut ont un caractère obligatoire et créent donc des obligations juridiques internationales pour toute partie à laquelle ces mesures sont adressées (Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 230, par. 84).
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45. Par ces motifs,
LA COUR,
Indique les mesures conservatoires suivantes :
1) À l’unanimité,
Dans l’attente d’une décision définitive en l’affaire, la République bolivarienne du Venezuela doit s’abstenir d’entreprendre toute action qui modifierait la situation prévalant dans le territoire en litige, à savoir que celui-ci est administré et contrôlé par la République coopérative du Guyana ;
2) À l’unanimité,
Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile.
Fait en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le premier décembre deux mille vingt-trois, en trois exemplaires, dont l’un restera déposé aux archives de la Cour et les autres seront transmis respectivement au Gouvernement de la République coopérative du Guyana et au Gouvernement de la République bolivarienne du Venezuela.
La présidente,
(Signé) Joan E. DONOGHUE.
Le greffier,
(Signé) Philippe GAUTIER.
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Mme la juge SEBUTINDE joint une déclaration à l’ordonnance ; M. le juge ROBINSON joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge ad hoc COUVREUR joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion individuelle.
(Paraphé) J.E.D.
(Paraphé) Ph.G.
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Ordonnance du 1er décembre 2023