Résumé de l'arrêt du 22 juillet 2022

Document Number
178-20220722-SUM-01-00-EN
Document Type
Number (Press Release, Order, etc)
2022/4
Date of the Document
Document File

COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Palais de la Paix, Carnegieplein 2, 2517 KJ La Haye, Pays-Bas
Tél : +31 (0)70 302 2323 Télécopie : +31 (0)70 364 9928
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Résumé
Non officiel
Résumé 2022/4
Le 22 juillet 2022
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar)
Historique de la procédure (par. 1-27)
La Cour commence par rappeler que, le 11 novembre 2019, la République de Gambie (ci-après la «Gambie») a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la République de l’Union du Myanmar (ci-après le «Myanmar») concernant des violations alléguées de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1948 (ci-après la «convention sur le génocide» ou la «convention»). Dans sa requête, la Gambie entend fonder la compétence de la Cour sur l’article IX de la convention sur le génocide, lu conjointement avec le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour.
La requête contenait une demande en indication de mesures conservatoires. Par ordonnance en date du 23 janvier 2020, la Cour a indiqué certaines mesures conservatoires.
Le 20 janvier 2021, le Myanmar a soulevé des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête.
I. INTRODUCTION (PAR. 28-33)
La Cour note que la Gambie et le Myanmar sont tous deux parties à la convention sur le génocide et qu’ils n’ont pas formulé de réserve à l’article IX, qui se lit comme suit :
«Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une partie au différend.»
Après avoir relevé les quatre exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête soulevées par le Myanmar, la Cour observe que, lorsqu’elle est amenée à se prononcer sur des exceptions préliminaires, elle n’est pas tenue de suivre l’ordre dans lequel celles-ci sont présentées par le défendeur. En la présente espèce, elle commence par examiner l’exception préliminaire ayant trait à la question du «véritable demandeur» en l’affaire (première exception préliminaire), avant de se pencher sur l’existence d’un différend (quatrième exception préliminaire) puis sur la réserve formulée par le Myanmar à l’article VIII de la convention sur le
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génocide (troisième exception préliminaire). Elle traite enfin de l’exception préliminaire relative à la qualité pour agir de la Gambie (deuxième exception préliminaire), qui soulève une question de recevabilité uniquement.
II. QUESTION DE SAVOIR SI LA GAMBIE EST LE «VÉRITABLE DEMANDEUR» EN LA PRÉSENTE ESPÈCE (PREMIÈRE EXCEPTION PRÉLIMINAIRE) (PAR. 34-50)
La Cour relève que, par sa première exception préliminaire, le Myanmar affirme qu’elle n’a pas compétence ou, à titre subsidiaire, que la requête est irrecevable, parce que le «véritable demandeur» en l’instance est l’Organisation de la coopération islamique (ci-après l’«OCI»), une organisation internationale, qui, conformément au paragraphe 1 de l’article 34 du Statut de la Cour, ne saurait être partie à une instance devant celle-ci. La Cour commence par examiner la question de sa compétence.
A. Compétence ratione personae (par. 35-46)
La Cour explique qu’elle établit sa compétence ratione personae sur la base des exigences énoncées dans les dispositions pertinentes de son Statut et de la Charte des Nations Unies. Il lui appartient d’examiner tout d’abord la question de savoir si le demandeur remplit les conditions énoncées aux articles 34 et 35 du Statut et si, de ce fait, la Cour lui est ouverte. Aux termes du paragraphe 1 de l’article 34 du Statut, «[s]euls les Etats ont qualité pour se présenter devant la Cour». Aux termes du paragraphe 1 de l’article 35 du Statut, «[l]a Cour est ouverte aux Etats parties au présent Statut». Le paragraphe 1 de l’article 93 de la Charte des Nations Unies dispose quant à lui que «[t]ous les Membres des Nations Unies sont ipso facto parties au Statut de la Cour internationale de Justice». La Gambie est Membre de l’Organisation des Nations Unies depuis le 21 septembre 1965 et, ipso facto, partie au Statut de la Cour. Celle-ci considère par conséquent que la Gambie satisfait aux exigences énoncées ci-dessus.
Le Myanmar soutient cependant que, en portant ses réclamations devant la Cour, la Gambie a en réalité agi en tant qu’«organe, agent ou mandataire» de l’OCI, qui serait le «véritable demandeur» en la présente instance. Son argument principal est qu’une tierce partie, à savoir l’OCI, qui n’est pas un Etat et qui ne saurait donc être liée à l’Etat défendeur par une acceptation réciproque de la compétence, a utilisé la Gambie en tant que «mandataire» afin de contourner les limites de la compétence ratione personae de la Cour en la chargeant d’invoquer pour son compte la clause compromissoire de la convention sur le génocide.
La Cour relève que la Gambie a introduit la présente instance en son nom propre, en tant qu’Etat partie au Statut de la Cour et à la convention sur le génocide. Elle note également l’affirmation de la Gambie selon laquelle un différend oppose celle-ci au Myanmar en ce qui concerne ses propres droits en tant qu’Etat partie à la convention. La Cour observe que le fait qu’un Etat puisse avoir accepté la proposition d’une organisation intergouvernementale dont il est membre de porter une affaire devant elle, ou puisse avoir recherché et obtenu le soutien financier et politique de cette organisation ou de ses membres aux fins d’introduire ladite instance, ne remet nullement en question son statut de demandeur devant la Cour. De plus, la question de savoir ce qui peut avoir motivé un Etat tel que la Gambie à introduire une instance est dépourvue de pertinence aux fins d’établir la compétence de la Cour.
La Cour répond ensuite à l’argument du Myanmar selon lequel la méthode employée par elle pour établir l’existence d’un différend devrait être appliquée aux fins de déterminer l’identité du «véritable demandeur», lorsque celle-ci est en cause. Selon le Myanmar, la Cour devrait aller au-delà de la question limitée de savoir qui est désigné comme demandeur dans la requête et déterminer objectivement l’identité du «véritable demandeur», sur la base des faits et circonstances pertinents examinés dans leur ensemble. La Cour indique qu’elle est d’avis qu’il s’agit là de deux questions
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juridiques distinctes. En l’espèce, elle ne voit aucune raison de ne pas s’en tenir au fait que la Gambie a introduit l’instance contre le Myanmar en son nom propre. En conséquence, la Cour estime que le demandeur en la présente affaire est la Gambie.
La Cour conclut que, compte tenu de ce qui précède, la première exception préliminaire soulevée par le Myanmar, dans la mesure où elle a trait à sa compétence, doit être rejetée.
B. Recevabilité (par. 47-49)
La Cour rappelle qu’elle a déjà constaté que le demandeur en la présente instance était la Gambie, Etat partie à son Statut et à la convention sur le génocide, qui confère à la Cour compétence à l’égard des différends entre les parties contractantes relatifs à son interprétation, son application ou son exécution. La Cour note que, comme elle a déjà eu l’occasion de le préciser, seules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier qu’elle rejette pour abus de procédure une demande fondée sur une base de compétence valable. La Cour observe qu’il ne lui a été présenté aucun élément de preuve démontrant que le comportement de la Gambie constitue un abus de procédure. Elle ne se trouve pas non plus, en l’espèce, en présence d’autres motifs d’irrecevabilité qui lui imposeraient de décliner l’exercice de sa compétence. En conséquence, la première exception préliminaire du Myanmar, dans la mesure où elle a trait à la recevabilité de la requête de la Gambie, doit être rejetée.
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Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que la première exception préliminaire du Myanmar doit être rejetée.
III. EXISTENCE D’UN DIFFÉREND ENTRE LES PARTIES (QUATRIÈME EXCEPTION PRÉLIMINAIRE) (PAR. 51-77)
La Cour relève que, par sa quatrième exception préliminaire, le Myanmar fait valoir que la Cour n’a pas compétence ou, à titre subsidiaire, que la requête est irrecevable, au motif qu’il n’existait aucun différend entre les Parties à la date du dépôt de la requête introductive d’instance.
La Cour rappelle que l’existence d’un différend entre les parties est une condition pour qu’elle ait compétence en vertu de l’article IX de la convention sur le génocide. Conformément à sa jurisprudence constante, un différend est un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts entre les parties. Pour qu’un différend existe, il faut démontrer que la réclamation de l’une des parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre. Les points de vue des deux parties quant à l’exécution ou à la non-exécution de certaines obligations internationales doivent être nettement opposés. La détermination par la Cour de l’existence d’un différend est une question de fond, et non de forme ou de procédure. En principe, la date à laquelle doit être appréciée l’existence d’un différend est celle du dépôt de la requête. Toutefois, le comportement des parties postérieur à la requête peut être pertinent à divers égards et, en particulier, aux fins de confirmer l’existence d’un différend. Aux fins de trancher ce point, la Cour tient notamment compte de l’ensemble des déclarations ou documents échangés entre les parties, ainsi que des échanges qui ont eu lieu dans des enceintes multilatérales. Ce faisant, elle accorde une attention particulière aux auteurs des déclarations ou documents, aux personnes auxquelles ils étaient destinés ou qui en ont effectivement eu connaissance et à leur contenu.
A cet égard, la Cour relève que quatre déclarations pertinentes faites par des représentants des Parties devant l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2018 et septembre 2019 ont été versées au dossier de la présente espèce. Ces déclarations ont été prononcées durant les débats
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généraux de l’Assemblée de 2018 et 2019, qui se sont déroulés dans les semaines suivant la publication de deux rapports par la mission d’établissement des faits sur le Myanmar établie par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (ci-après la «mission d’établissement des faits»), les 12 septembre 2018 et 8 août 2019, respectivement. La note verbale que la Gambie a adressée à la mission permanente du Myanmar auprès de l’Organisation des Nations Unies le 11 octobre 2019 est également pertinente aux fins de l’établissement de l’existence d’un différend.
Après avoir examiné le contenu et le contexte des déclarations des Parties devant l’Assemblée générale des Nations Unies en septembre 2018 et septembre 2019, la Cour note que le Myanmar conteste l’existence d’un différend entre les Parties pour deux raisons. En premier lieu, il affirme que les déclarations faites devant l’Assemblée générale et la note verbale que lui a adressée la Gambie le 11 octobre 2019 n’étaient pas suffisamment précises, au sens où la Gambie n’a pas précisément articulé ses réclamations juridiques. En second lieu, le Myanmar soutient que l’exigence de la «connaissance mutuelle» n’est pas satisfaite parce qu’il n’a jamais rejeté aucune réclamation particulière de la Gambie. La Cour examine ces deux raisons invoquées par le Myanmar pour contester l’existence d’un différend entre les Parties.
En ce qui concerne l’argument selon lequel l’existence d’un différend exige ce que le Myanmar appelle la «connaissance mutuelle» par les parties de leurs positions respectives manifestement opposées, la Cour est d’avis qu’il n’est pas nécessaire, pour conclure que les parties ont des points de vue nettement opposés concernant l’exécution d’obligations juridiques, que le défendeur se soit expressément opposé aux réclamations du demandeur. Si tel était le cas, cela permettrait au défendeur de faire obstacle à la constatation de l’existence d’un différend en restant silencieux face aux réclamations juridiques du demandeur. Une telle conséquence serait inacceptable. C’est la raison pour laquelle la Cour considère que, dans le cas où le défendeur s’est abstenu de répondre aux réclamations du demandeur, il est possible d’inférer de ce silence, dans certaines circonstances, qu’il rejette celles-ci et que, par suite, un différend existe à la date de la requête. En conséquence, la Cour estime que l’exigence d’une «connaissance mutuelle» fondée sur deux positions explicitement opposées, telle que mise en avant par le Myanmar, est dépourvue de fondement juridique.
S’agissant de l’argument du Myanmar selon lequel les déclarations faites par la Gambie devant l’Assemblée générale des Nations Unies n’étaient pas suffisamment précises, la Cour relève que ces déclarations ne faisaient pas expressément mention de la convention sur le génocide. Elle n’estime cependant pas qu’une référence particulière à un traité ou à ses dispositions soit requise à cet égard. Ainsi qu’elle l’a déjà précisé, s’il n’est pas nécessaire qu’un Etat mentionne expressément, dans ses échanges avec l’autre Etat, un traité particulier pour être ensuite admis à invoquer ledit traité devant la Cour, il doit néanmoins s’être référé assez clairement à l’objet du traité pour que l’Etat contre lequel il formule un grief puisse savoir qu’un différend existe ou peut exister à cet égard. Sur ce point, la Cour relève que les déclarations de la Gambie de septembre 2018 et septembre 2019 ont été formulées peu de temps après la publication des rapports de la mission d’établissement des faits. Celui de 2018 contenait des allégations spécifiques quant à la perpétration dans l’Etat rakhine de crimes de nature, de gravité et d’ampleur semblables à celles de crimes qui avaient permis d’établir l’intention génocidaire dans d’autres contextes, tandis que celui de 2019 faisait expressément mention de la responsabilité du Myanmar au regard de la convention sur le génocide. Dans ses déclarations, la Gambie se référait indubitablement aux conclusions énoncées dans ces documents, qui étaient les principaux rapports de l’Organisation des Nations Unies consacrés à la situation de la population rohingya au Myanmar et avaient été mentionnés dans divers rapports soumis à l’Assemblée générale. Dans le second rapport de la mission d’établissement des faits, la Gambie était en particulier citée comme l’un des Etats déployant des efforts en vue d’engager une procédure contre le Myanmar devant la Cour sur le fondement de la convention. Ce dernier ne pouvait pas ne pas en avoir connaissance. De même, le fait que le Myanmar ait rejeté les conclusions desdits rapports démontre que les allégations selon lesquelles un génocide était commis par ses forces de sécurité contre les communautés rohingya au Myanmar ainsi que la mise en cause de sa responsabilité au regard de la convention à raison d’actes de génocide se heurtaient à son opposition manifeste. De
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telles allégations étaient contenues dans les deux rapports et ont été publiquement reprises par la Gambie.
La Cour considère que les déclarations faites par les Parties devant l’Assemblée générale des Nations Unies en 2018 et 2019 indiquent que celles-ci avaient des points de vue opposés sur la question de savoir si le traitement du groupe des Rohingya était conforme aux obligations du Myanmar au regard de la convention sur le génocide. Celui-ci ne pouvait pas ne pas avoir connaissance de ce que la Gambie avait indiqué, à la suite de la publication du rapport de la mission d’établissement des faits de 2018, qu’elle plaiderait pour la mise en place d’un mécanisme de responsabilisation concernant les crimes qui auraient été commis contre les Rohingya. Plus important encore, l’annonce faite par la vice-présidente de la Gambie devant l’Assemblée générale pendant le débat général, en septembre 2019, selon laquelle son gouvernement entendait mener des efforts concertés visant à porter la question des Rohingya devant la Cour, n’a pas pu échapper au Myanmar. La Gambie, et la Gambie seule, a exprimé une telle intention devant l’Assemblée générale en 2019. Par les déclarations qu’il a faites en 2018 et 2019 devant l’Assemblée générale, le ministre auprès du bureau du conseiller d’Etat de l’Union du Myanmar a présenté des vues de son gouvernement opposées à celles de la Gambie et indiquant clairement un rejet des rapports et conclusions de la mission d’établissement des faits.
De surcroît, la note verbale adressée par la Gambie à la mission permanente du Myanmar auprès de l’Organisation des Nations Unies le 11 octobre 2019 mettait clairement l’accent sur la divergence de vues manifeste entre les Parties, en exprimant spécifiquement et en des termes juridiques la position de la Gambie concernant les violations alléguées, par le Myanmar, de ses obligations au regard de la convention sur le génocide. Dans cette note, la Gambie se référait aux conclusions de la mission d’établissement des faits, et notamment à celles concernant «le génocide qui continu[ait] d’être commis contre le peuple rohingya de la République de l’Union du Myanmar en violation des obligations qu’impose à celle-ci la convention sur la prévention et la répression du crime de génocide», dont elle considérait qu’elles étaient «solidement étayées et hautement crédibles». De plus, la Gambie «contest[ait] formellement la position du Myanmar consistant à nier sa responsabilité à l’égard du génocide en cours contre sa population rohingya et à refuser de s’acquitter des obligations lui incombant au regard de la convention», et exhortait le défendeur à s’acquitter de ces obligations.
La Cour relève en outre que le Myanmar n’a jamais répondu à cette note verbale. Ainsi qu’elle l’a déjà précisé, le fait que la réclamation de l’une des parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre ne doit pas nécessairement être énoncé expressis verbis ; il est possible d’établir par inférence quelle est en réalité la position ou l’attitude d’une partie. En particulier, l’existence d’un différend peut être déduite de l’absence de réaction d’un Etat à une accusation dans des circonstances où une telle réaction s’imposait.
La Cour rappelle que le Myanmar était informé, par les rapports de la mission d’établissement des faits de 2018 et de 2019, des allégations formulées contre lui au sujet de violations de la convention sur le génocide. Ainsi que cela ressort des déclarations faites par les représentants des deux Etats devant l’Assemblée générale des Nations Unies, il avait également une indication de ce que ses vues sur ce point se heurtaient à l’opposition de la Gambie. Ce n’est donc pas dans la note verbale que lesdites allégations ont été portées pour la première fois à la connaissance du Myanmar. Compte tenu de la nature et de la gravité des griefs qui y étaient formulés, et étant donné que ce dernier en connaissait déjà l’existence, la Cour est d’avis que son rejet des allégations formulées par la Gambie peut être aussi déduit du fait qu’il n’a pas répondu à la note verbale dans la période d’un mois qui a précédé le dépôt de la requête.
Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il existait entre les Parties, au moment du dépôt de la requête par la Gambie le 11 novembre 2019, un différend relatif à l’interprétation, l’application et l’exécution de la convention sur le génocide, et que la quatrième exception préliminaire du Myanmar doit par conséquent être rejetée.
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IV. RÉSERVE FORMULÉE PAR LE MYANMAR À L’ARTICLE VIII DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE (TROISIÈME EXCEPTION PRÉLIMINAIRE) (PAR. 78-92)
La Cour relève que, par sa troisième exception préliminaire, le Myanmar soutient qu’elle n’a pas compétence, ou que la requête de la Gambie est irrecevable, au motif que celle-ci ne peut valablement la saisir au titre de la convention sur le génocide. Tel est, selon lui, l’effet de la réserve qu’il a formulée à l’article VIII de cet instrument. Le Myanmar fait valoir que la saisine de la Cour est régie par l’article VIII de la convention sur le génocide, qui est ainsi libellé :
«Toute Partie contractante peut saisir les organes compétents de l’Organisation des Nations Unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III.»
Le Myanmar, à l’époque l’Union birmane, a déposé son instrument de ratification de la convention le 14 mars 1956. Cet instrument contenait la réserve suivante : «En ce qui concerne l’article VIII, l’Union birmane formule la réserve suivante : les dispositions dudit article ne seront pas applicables à l’Union.» Le Myanmar soutient que la mention, à l’article VIII, des «organes compétents de l’Organisation des Nations Unies» inclut la Cour, et que, étant donné que cette disposition régit selon lui la saisine de la Cour, la réserve qu’il y a formulée exclut que cette dernière ait pu être valablement saisie par la Gambie en la présente espèce.
Afin de déterminer si l’article VIII régit sa saisine, la Cour a recours aux règles coutumières de droit international relatives à l’interprétation des traités, telles que reflétées aux articles 31 à 33 de la convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 (ci-après la «convention de Vienne»).
La Cour observe que, suivant son sens ordinaire, l’expression «organes compétents de l’Organisation des Nations Unies», considérée isolément, pourrait sembler l’englober, en sa qualité d’organe judiciaire principal de l’Organisation. L’article VIII lu dans son ensemble appelle toutefois une interprétation différente. Ladite disposition prévoit en particulier que les organes compétents de l’Organisation des Nations Unies peuvent «pren[dre] … les mesures qu’ils jugent appropriées», ce qui donne à penser que ces organes disposent d’un pouvoir discrétionnaire pour déterminer les mesures à prendre en vue de «la prévention et [de] la répression des actes de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III». La fonction desdits organes au regard de cette disposition est donc différente de celle de la Cour, «dont la mission est de régler conformément au droit international les différends qui lui sont soumis», tel qu’énoncé au paragraphe 1 de l’article 38 de son Statut, et de donner des avis consultatifs sur toute question juridique, ainsi que le prévoit le paragraphe 1 de l’article 65. En ce sens, l’article VIII peut être considéré comme ayant trait à la prévention et à la répression du génocide au niveau politique et non plus sous l’angle de la responsabilité juridique.
De plus, conformément au droit international coutumier, tel que reflété à l’article 31 de la convention de Vienne, les termes de l’article VIII doivent être interprétés dans leur contexte et, en particulier, à la lumière des autres dispositions de la convention sur le génocide. A cet égard, la Cour accorde une attention particulière à l’article IX, qui constitue le fondement de sa compétence au titre de cet instrument. La Cour estime que les articles VIII et IX de la convention sur le génocide ont des champs d’application distincts. L’article IX énonce les conditions requises pour recourir à l’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies en cas de différend entre des parties contractantes, tandis que l’article VIII permet à toute partie contractante de faire appel à d’autres organes compétents de l’Organisation, même en l’absence de différend avec une autre partie contractante.
Il ressort donc du sens ordinaire des termes de l’article VIII considérés dans leur contexte que cette disposition ne régit pas la saisine de la Cour. A la lumière de cette conclusion, la Cour estime
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qu’il n’est pas nécessaire de faire appel à des moyens supplémentaires d’interprétation, tels que les travaux préparatoires de la convention sur le génocide.
Etant donné que l’article VIII ne se rapporte pas à la saisine de la Cour, la réserve formulée par le Myanmar à cette disposition n’est pas pertinente aux fins de déterminer si la Cour est régulièrement saisie de l’affaire qui lui a été soumise. Point n’est donc besoin que la Cour examine la teneur de cette réserve.
La Cour conclut en conséquence que la troisième exception préliminaire soulevée par le Myanmar doit être rejetée.
V. QUALITÉ DE LA GAMBIE POUR PORTER LE DIFFÉREND DEVANT LA COUR (DEUXIÈME EXCEPTION PRÉLIMINAIRE) (PAR. 93-114)
La Cour note que, par sa deuxième exception préliminaire, le Myanmar soutient que la requête de la Gambie est irrecevable au motif que cette dernière n’a pas qualité pour porter le présent différend devant la Cour. Il estime premièrement que seuls les «Etats lésés», qu’il définit comme des Etats «atteint[s] par un fait internationalement illicite», ont qualité pour saisir la Cour. De l’avis du Myanmar, la Gambie n’est pas un «Etat lésé» et n’a pas démontré qu’elle possédait un intérêt juridique individuel. En conséquence, elle est, selon le Myanmar, dépourvue de qualité pour agir au titre de l’article IX de la convention sur le génocide. Deuxièmement, le Myanmar fait valoir que les réclamations de la Gambie sont irrecevables, car elles n’ont pas été portées devant la Cour conformément à la règle relative à la nationalité des réclamations telle que consacrée, selon lui, à l’alinéa a) de l’article 44 des articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite. Le défendeur affirme que la règle relative à la nationalité des réclamations s’applique à l’invocation de la responsabilité tant par des Etats «lésés» que par des Etats «non lésés», et quand bien même l’obligation faisant l’objet du manquement serait erga omnes partes ou erga omnes. Il en conclut que la Gambie n’a pas qualité pour invoquer sa responsabilité dans l’intérêt des membres du groupe rohingya, qui ne sont pas des ressortissants de cet Etat. Troisièmement, le Myanmar avance que, même à supposer que les parties contractantes qui ne sont pas «spécialement atteintes» par une violation alléguée de la convention aient qualité pour la saisir d’un différend en vertu de l’article IX, cette qualité pour agir demeurerait subsidiaire à celle des Etats «spécialement atteints» et en dépendrait. Il fait valoir que le Bangladesh est «l’Etat pour lequel il aurait été le plus naturel» d’introduire la présente instance, étant donné que celui-ci partage avec lui une frontière et a accueilli un grand nombre des personnes qui auraient été victimes de génocide. Selon le défendeur, la réserve qu’a formulée le Bangladesh à l’article IX de la convention sur le génocide non seulement empêche cet Etat d’introduire une instance contre lui, mais prive en outre tout Etat «non lésé», tel que la Gambie, de la possibilité de le faire.
La Cour considère que la question dont elle est saisie est celle de savoir si la Gambie a le droit d’invoquer devant elle la responsabilité du Myanmar à raison de manquements allégués aux obligations auxquelles il est soumis au regard de la convention sur le génocide. La Cour rappelle l’avis consultatif qu’elle a donné sur les Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, dans lequel elle a expliqué le lien juridique établi entre les Etats parties à cet instrument :
«Dans une telle convention, les Etats contractants n’ont pas d’intérêts propres ; ils ont seulement, tous et chacun, un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention. Il en résulte que l’on ne saurait, pour une convention de ce type, parler d’avantages ou de désavantages individuels des Etats, non plus que d’un exact équilibre contractuel à maintenir entre les droits et les charges. La considération des fins supérieures de la Convention est, en vertu de la volonté commune des parties, le fondement et la mesure de toutes les dispositions qu’elle renferme.»
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Tous les Etats parties à la convention sur le génocide ont donc, en souscrivant aux obligations contenues dans cet instrument, un intérêt commun à veiller à ce que le génocide soit prévenu, réprimé et puni. Un tel intérêt commun implique que les obligations en cause sont dues par tout Etat partie à tous les autres Etats parties au traité en question ; ce sont des obligations erga omnes partes, en ce sens que, quelle que soit l’affaire, chaque Etat partie a un intérêt à ce qu’elles soient respectées.
Il découle de l’intérêt commun à ce que soient respectées les obligations pertinentes énoncées dans la convention sur le génocide que tout Etat partie, sans distinction, est en droit d’invoquer la responsabilité d’un autre à raison d’une violation alléguée d’obligations erga omnes partes. La responsabilité à l’égard d’un manquement allégué à des obligations erga omnes partes découlant de la convention sur le génocide peut être invoquée par l’introduction d’une instance devant la Cour, qu’un intérêt particulier puisse, ou non, être établi. Si un tel intérêt était requis à cette fin, aucun Etat ne serait, dans bien des situations, en mesure de présenter une telle demande.
Aux fins de l’introduction d’une instance devant la Cour, un Etat n’est pas tenu de démontrer que les victimes éventuelles d’une violation alléguée d’obligations erga omnes partes découlant de la convention sur le génocide sont ses ressortissants. La Cour rappelle que, lorsqu’une personne physique ou morale se trouve lésée par le fait internationalement illicite d’un Etat, celui dont elle a la nationalité peut être en droit d’exercer une protection diplomatique, laquelle consiste en l’invocation de la responsabilité de l’Etat en question à l’égard de ce préjudice. La faculté d’invoquer devant la Cour la responsabilité d’un Etat partie à la convention sur le génocide à raison de violations alléguées d’obligations erga omnes partes est toutefois distincte du droit que peut avoir un Etat d’exercer la protection diplomatique en faveur de ses ressortissants. La faculté susmentionnée découle de l’intérêt commun de tous les Etats parties à ce que ces obligations soient respectées et n’est donc pas limitée à l’Etat de nationalité des victimes présumées. A cet égard, la Cour observe que les victimes de génocide sont souvent des ressortissants de l’Etat auquel sont reprochées les violations d’obligations erga omnes partes.
De l’avis de la Cour, la convention sur le génocide n’impose pas de conditions supplémentaires à l’invocation de la responsabilité ni à la recevabilité des demandes qui lui sont soumises. Si l’article IX emploie l’expression «les Parties contractantes», c’est parce que la compétence de la Cour au titre de cette disposition exige qu’un différend existe entre deux parties contractantes ou plus, l’article VIII prévoyant en revanche que «[t]oute Partie contractante» peut faire appel aux organes compétents de l’ONU, et ce, même en l’absence de différend avec une autre partie contractante. En outre, l’utilisation des termes «[l]es différends»  plutôt que «tout différend» ou «tous les différends» , qui figurent à l’article IX de la convention sur le génocide, n’est pas rare dans les clauses compromissoires des traités multilatéraux. De même, l’indication, à l’article IX, que les différends doivent être soumis à la Cour «à la requête d’une partie au différend», et non de toute partie contractante, ne limite pas la catégorie des parties contractantes autorisées à intenter une action à raison de violations alléguées d’obligations erga omnes partes découlant de la convention. Ce membre de phrase précise que seule une partie au différend peut porter celui-ci devant la Cour, mais n’impose en aucun cas qu’un tel différend oppose un Etat partie qui aurait violé la convention à un Etat «spécialement atteint» par la violation alléguée.
Il s’ensuit que tout Etat partie à la convention sur le génocide peut invoquer la responsabilité d’un autre Etat partie, notamment par l’introduction d’une instance devant la Cour, en vue de faire constater le manquement allégué de ce dernier à des obligations erga omnes partes lui incombant au titre de la convention et d’y mettre fin.
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La Cour reconnaît que le Bangladesh, qui jouxte le Myanmar, s’est trouvé confronté à un afflux massif de membres du groupe rohingya qui fuyaient celui-ci. Cela ne saurait toutefois affecter le droit de toutes les autres parties contractantes de faire valoir l’intérêt commun à ce qu’il soit satisfait aux obligations erga omnes partes énoncées dans la convention ni, en conséquence, exclure la qualité de la Gambie pour engager la présente instance. La Cour n’a donc pas à examiner les arguments du Myanmar se rapportant à la réserve qu’a formulée le Bangladesh à l’article IX de la convention sur le génocide.
Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour conclut que la Gambie a qualité, en tant qu’Etat partie à la convention sur le génocide, pour invoquer la responsabilité du Myanmar à raison des manquements allégués aux obligations incombant à celui-ci au regard des articles I, III, IV et V de cet instrument, et que, en conséquence, la deuxième exception préliminaire du Myanmar doit être rejetée.
DISPOSITIF (PAR. 115)
Par ces motifs,
LA COUR,
1) A l’unanimité,
Rejette la première exception préliminaire soulevée par la République de l’Union du Myanmar ;
2) A l’unanimité,
Rejette la quatrième exception préliminaire soulevée par la République de l’Union du Myanmar ;
3) A l’unanimité,
Rejette la troisième exception préliminaire soulevée par la République de l’Union du Myanmar ;
4) Par quinze voix contre une,
Rejette la deuxième exception préliminaire soulevée par la République de l’Union du Myanmar ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, juges ; Mme Pillay, M. Kress, juges ad hoc ;
CONTRE : Mme Xue, juge ;
5) Par quinze voix contre une,
Dit qu’elle a compétence, sur la base de l’article IX de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, pour connaître de la requête introduite par la République de Gambie le 11 novembre 2019, et que ladite requête est recevable.
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, juges ; Mme Pillay, M. Kress, juges ad hoc ;
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CONTRE : Mme Xue, juge.
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Mme la juge XUE joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente ; M. le juge ad hoc KRESS joint une déclaration à l’arrêt.
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Annexe au résumé 2022/4
Opinion dissidente de Mme la juge Xue
1. Dans son opinion dissidente, la juge Xue regrette de ne pouvoir se rallier à la décision de la Cour sur la qualité pour agir de la Gambie et expose les raisons pour lesquelles elle a voté contre les points 4) et 5) du dispositif de l’arrêt.
2. En premier lieu, la juge Xue estime que la première exception préliminaire du Myanmar soulève une question de fond, celle de savoir si la Cour est compétente au titre du Statut pour connaître d’une affaire introduite, en réalité, par une organisation internationale, qui a confié à l’un de ses membres la mission d’agir pour son compte. Les éléments de preuve soumis par le défendeur démontrent, selon la juge Xue, que la Gambie a été chargée par l’Organisation de la coopération islamique (ci-après l’«OCI») d’introduire contre le Myanmar l’instance devant la Cour, et qu’elle a été désignée à cet effet. A cet égard, la juge Xue se réfère notamment aux résolutions adoptées par l’OCI et aux déclarations publiques allant en ce sens, formulées par ses Etats membres, et en particulier la Gambie elle-même. Elle indique que la Gambie, en sa qualité de présidente du comité ministériel ad hoc chargé de veiller à ce que les auteurs des violations des droits de l’homme commises contre les Rohingya répondent de leurs actes, a été spécifiquement priée et chargée de porter une affaire devant la Cour par l’OCI, dont la décision de saisir la Cour avait fait l’objet de négociations et d’un accord entre ses membres, notamment pour ce qui est de la représentation aux fins de la procédure juridique envisagée et du financement de celle-ci. La juge Xue souligne que, bien que ne contestant pas ces éléments factuels, la Gambie soutient qu’elle a introduit l’instance en son nom propre et qu’un différend l’oppose au Myanmar en ce qui concerne «ses propres droits». Pour autant, celle-ci ne revendique aucun lien de quelque sorte que ce soit avec les actes qui auraient été commis au Myanmar, faisant valoir qu’elle n’a pas d’intérêt particulier en l’affaire, mais agit dans l’intérêt commun des Etats parties. La juge Xue estime que l’action en justice intentée par la Gambie, compte tenu de sa nature, peut être assimilée à une action d’intérêt général.
3. La juge Xue est d’avis que le raisonnement de la Cour concernant la première exception préliminaire du défendeur élude la véritable question dont celle-ci était saisie. Il résulte du paragraphe 1 de l’article 34 du Statut que les organisations internationales n’ont pas accès à la Cour. Selon la juge Xue, la question en cause en la présente espèce n’est pas celle de savoir au nom de quelle partie l’instance a été introduite, ni quelle a pu être la motivation du demandeur, ni encore qui a constitué l’équipe juridique aux fins de la procédure, mais celle de savoir si la Gambie agit pour le compte de l’OCI et dans l’intérêt commun de ses Etats membres, dont certains sont parties à la convention sur le génocide, et d’autres pas. Il ressort, selon elle, des éléments de preuve que la décision de soumettre la question des Rohingya à la Cour a été prise par l’OCI, et non par la Gambie, qui a uniquement été chargée de la mettre en oeuvre. En outre, la question des Rohingya n’a jamais été envisagée, au sein de l’OCI, comme un différend bilatéral entre la Gambie et le Myanmar. La juge Xue estime que la Gambie, même si elle a pris la décision de saisir la Cour de manière indépendante, a engagé l’action en justice à l’initiative de l’OCI, et agit sous mandat et avec l’appui financier de celle-ci. Elle souligne que, pour que soit établie l’existence d’un différend bilatéral entre les parties, il faut que le demandeur soit lié, d’une manière ou d’une autre, aux actes reprochés au défendeur. Cette condition de corrélation a une incidence importante sur la phase du fond. Les allégations de génocide nécessitent une enquête sérieuse et des éléments de preuve solides. Lorsque rien ne relie le demandeur aux actes allégués, il lui est évidemment difficile, si ce n’est impossible, de procéder lui-même au recueil des preuves et à la conduite des enquêtes. L’intégralité des preuves et les sources invoquées émanant de tiers en la présente espèce, on est d’autant plus enclin à penser qu’il s’agit d’une action d’intérêt général, ou actio popularis. Une telle action, même présentée comme un différend bilatéral, pourrait avoir pour effet de permettre à l’avenir à des organisations internationales d’accéder à la Cour.
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4. Bien que souscrivant à la conclusion de la Cour selon laquelle l’introduction par la Gambie d’une instance devant la Cour ne constitue pas un abus de procédure, la juge Xue n’est absolument pas convaincue par celle concernant l’absence d’autres motifs d’irrecevabilité qui imposeraient à la Cour de décliner l’exercice de sa compétence.
5. La juge Xue explique que, en application du Statut, la fonction de la Cour, en matière contentieuse, est limitée au règlement des différends entre Etats, ce qui n’inclut pas les actions d’intérêt général. Le fait pour le demandeur d’agir en réalité pour le compte d’une organisation internationale, fût-ce en son nom propre, peut placer le défendeur dans une position défavorable devant la Cour. Cela est d’autant plus vrai, selon elle, lorsque plusieurs juges siégeant en l’affaire sont des ressortissants d’Etats membres de l’organisation internationale en question. En la présente affaire, compte tenu de la présence en arrière-plan de l’organisation en cause, une inégalité pourrait se cacher dans la composition de la Cour et compromettre ainsi le principe d’égalité entre les parties. La juge Xue relève que, aussi souhaitable que puisse être l’octroi d’une protection judiciaire aux victimes des actes allégués, le défendeur, en tant que partie, a droit à une procédure équitable, conformément aux dispositions du Statut et du Règlement de la Cour.
6. La juge Xue observe en outre que l’action en justice intentée par la Gambie pourrait remettre en question le principe du caractère définitif des arrêts rendus par la Cour. Les articles 59 et 60 du Statut énoncent que la décision de la Cour n’est obligatoire que pour les parties en litige et qu’elle est définitive et sans recours. La juge Xue se demande donc si, puisque la Gambie agit dans l’intérêt commun des Etats parties à la convention sur le génocide, la décision de la Cour a également force obligatoire à l’égard de tous les autres Etats parties. Elle relève que, selon le raisonnement suivi par la Cour, rien n’empêchera ces autres Etats parties d’exercer leur droit d’introduire devant celle-ci une instance distincte pour la même cause et contre le même Etat, ce qui serait, selon elle, contraire aux règles relatives à la responsabilité de l’Etat.
7. Ces préoccupations soulèvent, pour la juge Xue, une question d’opportunité judiciaire, celle de savoir si la Cour était fondée à exercer sa compétence en la présente espèce. Elles reviennent, en fin de compte, à se demander si le «différend» relatif aux actes reprochés au Myanmar pouvait même, comme le souhaitaient la Gambie ou l’OCI, être réglé par la Cour.
8. S’agissant de la deuxième exception préliminaire du Myanmar, concernant la qualité pour agir de la Gambie, la juge Xue souligne que, compte tenu de la nature de l’action en justice intentée par la Gambie, la question de la compétence ratione personae et celle de la qualité pour agir sont, en la présente espèce, étroitement corrélées. La question de savoir si l’article IX de la convention établit la compétence ratione personae lorsque l’instance est introduite par un Etat non lésé a aussi des conséquences sur la qualité pour agir du demandeur. La juge Xue relève que la Cour, lorsqu’elle a recherché si elle avait compétence ratione personae, s’est contentée d’examiner si la Gambie satisfaisait aux conditions énoncées aux articles 34 et 35 du Statut, sans se pencher sur les termes de la clause compromissoire de la convention sur le génocide. Or, ces deux dispositions concernent, en substance, le droit ou la «capacité juridique» d’une partie de saisir la Cour, question qui a trait aux conditions réglementaires régissant l’accès à la Cour, et non au consentement à sa compétence. La juge Xue est d’avis que ce sur quoi la Cour est appelée à se prononcer n’est pas la question de la capacité juridique de la Gambie pour introduire l’instance, mais celle de savoir si la Cour a compétence ratione personae pour connaître d’une affaire portée devant elle par un Etat non lésé. Selon la juge Xue, ce qui est en cause, c’est avant tout l’interprétation de l’article IX de la convention sur le génocide, soit la question de savoir si cette disposition confère, de manière générale, à tous les Etats parties qualité pour agir aux fins de l’invocation de la responsabilité d’un autre, sur le seul fondement de leur intérêt commun à ce qu’il soit satisfait aux obligations énoncées par cet instrument.
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9. La juge Xue indique que la convention sur le génocide offre différents moyens et mécanismes d’exécution des obligations qu’elle énonce, lesquels prévoient l’hypothèse où un Etat partie non lésé soulèverait la question du génocide contre un autre. Les organes de l’ONU auxquels un tel Etat partie non lésé peut recourir n’englobent toutefois pas la Cour internationale de Justice, interprétation que confirment, selon la juge Xue, les travaux préparatoires de la convention.
10. La juge Xue note que, à l’époque de la rédaction du traité, la notion d’obligations erga omnes partes ou erga omnes n’était pas encore établie en droit international général et le terme «différend», selon son sens ordinaire, était présumé renvoyer aux différends bilatéraux. Elle fait observer que, si, lors des négociations relatives à la convention, les parties contractantes se sont essentiellement intéressées à la signification et à la portée de l’expression «responsabilité d’un Etat en matière de génocide» et à l’opportunité de faire figurer ces termes dans la disposition, il ressort néanmoins des documents officiels que celles-ci ne souhaitaient pas conférer qualité pour agir à n’importe quel Etat partie aux fins de l’invocation de la responsabilité d’un autre. Il était entendu que le principe selon lequel seul un Etat concerné par le différend serait habilité à intenter une action en justice devrait s’appliquer, et que la responsabilité pourrait être engagée chaque fois que des actes de génocide seraient commis par un Etat sur le territoire d’un autre. Les travaux préparatoires ne corroborent pas, de l’avis de la juge Xue, l’affirmation selon laquelle tout Etat partie est en droit d’invoquer la responsabilité d’un autre sur le seul fondement de la raison d’être de la convention sur le génocide.
11. La juge Xue indique que, s’il est vrai que, comme la Cour l’a constaté, la Gambie n’exerce pas, en la présente affaire, une protection diplomatique, cela ne saurait toutefois faire disparaître l’exigence qu’un lien existe entre le demandeur et les actes reprochés au défendeur. Bien que l’expression «[l]es différends» figurant à l’article IX ne soit assortie d’aucun déterminant, l’opposition de vues entre les deux parties doit porter sur un intérêt juridique que le demandeur est en mesure de faire valoir pour lui-même au regard du droit international. A moins qu’il n’en soit expressément disposé autrement dans un traité, on ne saurait présumer qu’est reconnue, de manière générale, à tout Etat partie qualité pour agir. A titre d’exemple, la juge Xue se réfère, sur ce point, à l’article 33 de la convention européenne des droits de l’homme.
12. La juge Xue relève que, dans les affaires concernant des violations alléguées de la convention sur le génocide, la Cour a confirmé que l’article IX s’étendait à toutes les formes de responsabilité de l’Etat, ce qui inclut, conformément à l’évolution du droit international en la matière, la responsabilité d’un Etat à raison d’un crime de génocide commis, au travers des actes de ses organes, par celui-ci. Or, selon la juge Xue, la Cour n’a, dans aucune de ces affaires, estimé, ni même laissé entendre, qu’un Etat partie pourrait invoquer la responsabilité internationale d’un autre sur le seul fondement de la raison d’être de la convention sur le génocide. Le demandeur doit avoir un lien territorial, national ou de quelque autre nature avec les actes allégués. La juge Xue est d’avis que l’interprétation de la Cour est peu propice à la sécurité et à la stabilité des relations conventionnelles entre les Etats parties.
13. La juge Xue considère en outre que le renvoi que fait la Cour, pour confirmer la qualité pour agir de la Gambie, à l’énoncé qu’elle a formulé dans son avis consultatif sur les Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après l’«avis consultatif») ne semble pas conforme à la pratique établie des Etats parties. Nonobstant l’intérêt commun qui y est évoqué, la Cour n’a pas, dans l’avis consultatif, jugé que les réserves à la convention sur le génocide devaient être catégoriquement prohibées. Elle a en réalité estimé que la compatibilité de la réserve avec l’objet et le but de la convention devait être le critère à l’aune duquel apprécier une réserve particulière formulée par un Etat lors de l’adhésion à la convention, ainsi que l’objection soulevée par un autre Etat à cet égard. Sur la base de ce critère, les réserves à l’article IX ont, dans
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la pratique ultérieure relative à la convention sur le génocide, été généralement considérées comme admissibles par les Etats parties, position confirmée par la jurisprudence de la Cour.
14. La juge Xue note que, si les réserves à l’article IX pourraient également conduire, dans bien des cas, à ce qu’aucun des Etats parties ne soit en mesure de présenter une réclamation devant la Cour contre un autre Etat ayant formulé une réserve portant sur la compétence de celle-ci, il n’a toutefois jamais été allégué que les décisions de la Cour confirmant l’effet des réserves en question aient pu porter atteinte à l’intérêt commun des Etats parties à la convention. Il en découle que la raison fournie par la Cour en la présente espèce pour justifier sa décision d’écarter l’exigence d’un intérêt particulier ne peut être établie. De plus, comme dans le cas d’une réserve à la compétence de la Cour, le rejet d’une requête au motif de l’absence de qualité pour agir d’un Etat non lésé revient simplement à exclure une méthode particulière de règlement d’un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention ; il est, de surcroît, sans incidence sur l’exécution même des obligations de fond concernant les actes de génocide énoncées par cet instrument.
15. La juge Xue observe que la décision rendue par la Cour dans la seconde phase des affaires du Sud-Ouest africain nous rappelle avec force que, dans les instances où l’intérêt commun de la communauté internationale est supposément en jeu, la question de la qualité pour agir du demandeur doit être envisagée avec une attention particulière. Si elle admet que la notion d’obligations erga omnes ou erga omnes partes constitue un développement positif du droit international, la juge Xue souligne que, dans les affaires du Sud-Ouest africain, une clause juridictionnelle avait été insérée dans le Mandat pour le Sud-Ouest africain parmi les garanties fournies pour en assurer le succès, et que la qualité des Etats membres pour porter une instance devant la Cour était fondée sur les dispositions statutaires du mandat et non sur un simple intérêt commun ; cette qualité avait été conférée a priori à chacun des Etats Membres de la Société des Nations, puis de l’Organisation des Nations Unies, sur la base du consentement desdits Etats Membres. La juge Xue affirme que ce système très particulier ne saurait être généralisé à toutes les autres conventions, au regard desquelles les Etats parties peuvent avoir un intérêt commun.
16. La juge Xue indique que, corrigeant, dans une large mesure, la position qu’elle avait adoptée dans les affaires du Sud-Ouest africain, la Cour s’est, dans l’affaire relative à la Barcelona Traction Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne), prononcée pour la première fois sur la notion d’obligation erga omnes, en reconnaissant l’intérêt commun qu’avait la communauté internationale dans son ensemble à ce que soient protégés certains droits importants. La Cour s’est toutefois abstenue de préciser si de telles obligations pouvaient en soi, sur le fondement de dispositions conventionnelles ou du droit international coutumier, conférer à tout Etat qualité pour introduire une instance devant la Cour contre un autre aux fins de la protection de l’intérêt commun. La juge Xue observe que, depuis l’affaire relative à la Barcelona Traction Light and Power Company, Limited, la Cour a fait référence aux obligations erga omnes dans un certain nombre d’autres affaires, sans toutefois jamais se pencher sur la relation entre ces obligations et la question de la qualité pour agir.
17. La juge Xue indique que la seule instance dans laquelle la Cour a explicitement reconnu le droit d’un Etat partie de présenter une réclamation contre un autre sur le fondement de l’intérêt commun découlant des obligations erga omnes partes est l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal). Pour ce qui est de la question de la qualité pour agir, la juge Xue s’abstiendra de répéter l’exposé de l’opinion dissidente qu’elle avait jointe à l’arrêt rendu dans cette affaire, mais souhaite revenir sur trois points.
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18. Premièrement, la juge Xue souligne que la question soulevée par le demandeur en l’affaire Belgique c. Sénégal concerne essentiellement l’interprétation et l’application du principe aut dedere aut judicare énoncé au paragraphe 1 de l’article 7 de la convention contre la torture. Dans cette espèce, la Belgique était un Etat spécialement atteint, ses juridictions nationales ayant été saisies de plaintes déposées contre M. Hissène Habré à raison d’actes de torture allégués. Elle faisait valoir que le défendeur, en omettant d’engager des poursuites contre M. Habré et en se refusant à extrader l’intéressé vers la Belgique, avait manqué à l’obligation lui incombant au titre du paragraphe 1 de l’article 7 de la convention contre la torture. Parmi les points de droit se rapportant au principe aut dedere aut judicare figurait naturellement la question de savoir si le Sénégal s’était acquitté de l’obligation que lui faisait le paragraphe 2 de l’article 6 de procéder à une enquête préliminaire portant sur les faits relatifs aux infractions alléguées.
19. Deuxièmement, la juge Xue note que la Cour a toujours maintenu une distinction claire entre les normes de fond et les règles procédurales. Celle-ci a ainsi affirmé que «l’opposabilité erga omnes d’une norme et la règle du consentement à la juridiction [étaient] deux choses différentes». Selon la juge Xue, la conclusion déduite de l’intérêt commun en l’affaire Belgique c. Sénégal et dans la présente espèce procède d’un amalgame entre l’intérêt juridique des Etats parties découlant des obligations de fond de la convention sur le génocide et la procédure de règlement des différends.
20. Troisièmement, la juge Xue observe que l’intérêt commun reconnu par la Cour dans l’avis consultatif n’existe pas seulement dans la convention sur le génocide. Un tel intérêt commun pourrait de façon analogue être établi dans bien d’autres traités concernant, notamment, les droits de l’homme, le désarmement et l’environnement. Si l’on considère en conséquence que les obligations prévues dans ces conventions sont des obligations erga omnes partes, il découle du raisonnement adopté par la Cour en la présente espèce que n’importe lequel des Etats parties, qu’il soit ou non spécialement atteint par un manquement allégué aux obligations en question, aurait qualité pour introduire une instance devant la Cour contre l’Etat auquel est reproché le manquement, à condition qu’aucune des deux parties n’ait formulé de réserve à la compétence de la Cour. La juge Xue est d’avis que cette approche pourrait avoir deux conséquences : premièrement, les Etats pourraient être davantage enclins à refuser, par voie de réserve, sa compétence, et deuxièmement, cela ouvrirait la voie à la formulation d’allégations vagues et dépourvues de substance.
21. La juge Xue indique que la situation des Rohingya au Myanmar mérite des réponses sérieuses de la part de la communauté internationale. Elle relève que différents organes de l’ONU disposent de pouvoirs qui peuvent être exercés, à l’initiative d’un ou de plusieurs Etats Membres, en vue de prévenir et de réprimer les actes de génocide, et ce, sans même que soit mise en oeuvre la faculté prévue à l’article VIII de la convention. L’Organisation des Nations Unies se préoccupe de fait, depuis plusieurs années, de la question du Myanmar et des réfugiés rohingya, des enquêtes ayant été conduites sur la situation des droits de l’homme de cette communauté par une mission d’établissement des faits et le rapporteur spécial pour le Myanmar. Il importe surtout de rappeler, selon la juge Xue, que cet Etat demeure lié par les obligations énoncées par la convention sur le génocide.
22. Enfin, la juge Xue observe que, ainsi que l’indique le rapport final de 2017 de la commission consultative sur l’Etat rakhine, la crise du Myanmar concerne à la fois le développement, les droits de l’homme et la sécurité. Si tous les groupes de population ont été touchés par les violences et les sévices, la communauté musulmane est toutefois particulièrement vulnérable, du fait de l’apatridie persistante et des graves discriminations qu’elle subit, face aux violations des droits de l’homme. La juge Xue rappelle que, comme l’a souligné M. Kofi Annan, «les difficultés auxquelles l’Etat rakhine et ses peuples sont confrontés sont complexes et la quête d’une solution durable requiert de la détermination, de la persévérance et de la confiance».
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Déclaration de M. le juge ad hoc Kress
Tout en souscrivant, de manière générale, à l’arrêt de la Cour, le juge ad hoc Kress tient à formuler des observations se rapportant à deux grandes questions distinctes. En premier lieu, il fait un certain nombre de remarques sur le changement intervenu dans la représentation du Myanmar lors de la procédure, et sur la manière dont cette question a été traitée par la Cour. En second lieu, il revient sur le raisonnement suivi par celle-ci en ce qui concerne la qualité pour agir de la Gambie.
S’agissant de la question du changement de représentation du Myanmar, le juge ad hoc Kress souligne que celui-ci résulte des événements survenus après la proclamation de l’état d’urgence par les forces armées du Myanmar, lesquels ont suscité de vives inquiétudes au sein de la communauté internationale, ainsi qu’en attestent les déclarations de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité des Nations Unies. Il est regrettable, selon le juge ad hoc Kress, que la Cour n’ait pas, dans son arrêt, précisé les raisons qui l’ont conduite à admettre ce remplacement et à agir en conséquence.
Pour ce qui est de la question de la qualité pour agir de la Gambie, le juge ad hoc Kress se félicite de ce que la Cour se soit abstenue d’adopter les expressions «Etat lésé» et «Etat autre qu’un Etat lésé» employées, aux fins du droit d’invoquer la responsabilité, par la Commission du droit international, et qu’elle ait choisi, conformément à sa jurisprudence, de se référer à la notion plus large d’«intérêt juridique». Il relève que l’utilisation de ces termes plus généraux reflète la dimension collective du concept d’obligation erga omnes (ou erga omnes partes), de la même manière, en substance, que la notion de «préjudice juridique».
Le juge ad hoc Kress présente ensuite quelques réflexions complémentaires sur la notion d’obligation erga omnes (ou erga omnes partes) et son application à la présente espèce.
Concernant le rejet par la Cour de l’argument du Myanmar fondé sur la réserve à l’article IX de la convention sur le génocide qu’a formulée le Bangladesh et le fait que ce dernier s’est trouvé confronté à un afflux massif de réfugiés, le juge ad hoc Kress est loin d’être convaincu que de telles circonstances aient pu avoir pour effet de faire de cet Etat un «Etat spécialement atteint», s’agissant des manquements allégués à la convention sur le génocide. Il est d’avis que le Bangladesh, même s’il pouvait être considéré comme tel, ne saurait être le seul autorisé à agir sur le fondement de l’intérêt collectif que les Etats parties ont à ce qu’il soit satisfait aux obligations erga omnes (ou erga omnes partes) énoncées dans cet instrument.
En réponse aux préoccupations exprimées par le Myanmar quant aux incidences plus larges que pourrait avoir une décision de la Cour admettant la qualité de la Gambie pour porter le présent différend devant elle, le juge ad hoc Kress observe qu’il aurait été malvenu que la Cour s’abstienne, par crainte de voir se multiplier les procédures contentieuses, d’accorder à l’intérêt collectif en cause en la présente affaire la protection judiciaire qui lui est due en vertu du droit applicable. Il reconnaît cependant le besoin de concilier ces deux enjeux, protection des intérêts collectifs et risque de prolifération des différends.
Enfin, le juge ad hoc Kress souligne la nécessité de faire montre d’une sensibilité particulière à l’égard de l’équité procédurale qui doit être garantie à toutes les parties à une instance introduite en vue de protéger des intérêts collectifs. Il précise que, s’il importe assurément d’offrir une protection judiciaire internationale aux intérêts collectifs, et notamment aux intérêts fondamentaux de la communauté internationale dans son ensemble, il est cependant tout aussi essentiel de ne pas perdre de vue que l’Etat mis en cause devant la Cour à raison d’une violation d’obligation erga omnes (ou erga omnes partes) peut ne pas être responsable de ladite violation.
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Exceptions préliminaires

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Résumé de l'arrêt du 22 juillet 2022

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