Déclaration d'intervention de l'Autriche

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182-20221012-WRI-01-00-EN
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Incidental Proceedings
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Note : Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel.
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR
LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE
(UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
DÉCLARATION D’INTERVENTION DÉPOSÉE PAR LA RÉPUBLIQUE D’AUTRICHE
EN VERTU DE L’ARTICLE 63 DU STATUT DE LA COUR
INTERNATIONALE DE JUSTICE
4 octobre 2022
[Traduction du Greffe]
DÉCLARATION D’INTERVENTION DÉPOSÉE PAR LA RÉPUBLIQUE D’AUTRICHE EN VERTU
DE L’ARTICLE 63 DU STATUT DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
4 octobre 2022
A Monsieur le greffier de la Cour internationale de Justice, le soussigné, dûment autorisé par
la République d’Autriche, déclare ce qui suit :
1. Au nom de la République d’Autriche, j’ai l’honneur de soumettre à la Cour, en vertu du
droit énoncé au paragraphe 2 de l’article 63 de son Statut, une déclaration d’intervention en l’affaire
relative à des Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie).
2. Selon le paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement de la Cour, un Etat qui désire se prévaloir
du droit que lui confère l’article 63 du Statut doit déposer une déclaration qui
«précise l’affaire et la convention qu’elle concerne et contient :
a) des renseignements spécifiant sur quelle base l’Etat déclarant se considère comme
partie à la convention ;
b) l’indication des dispositions de la convention dont il estime que l’interprétation est
en cause ;
c) un exposé de l’interprétation qu’il donne de ces dispositions ;
d) un bordereau des documents à l’appui, qui sont annexés».
3. Ces éléments sont précisés ci-dessous.
I. DROIT D’INTERVENTION DE L’AUTRICHE
4. Le 30 mars 2022, se fondant sur le paragraphe 1 de l’article 63 du Statut de la Cour, le
greffier a averti l’Autriche, en sa qualité de partie à la convention de 1948 pour la prévention et la
répression du crime de génocide (ci-après la «convention sur le génocide» ou la «convention»), que,
dans la requête de l’Ukraine, cette convention était «invoquée à la fois comme base de compétence
de la Cour et à l’appui des demandes de l’Ukraine au fond». Il a en outre précisé que
«[l’Ukraine] entend fonder la compétence de la Cour sur la clause compromissoire
figurant à l’article IX de la convention, prie la Cour de déclarer qu’elle ne commet pas
de génocide, tel que défini aux articles II et III de la convention, et soulève des questions
sur la portée de l’obligation de prévenir et de punir le génocide consacrée à l’article
premier de la convention. Il semble, dès lors, que l’interprétation de [la convention sur
le génocide] pourrait être en cause en l’affaire.»1
5. En soumettant la présente déclaration, l’Autriche se prévaut, en sa qualité de partie à la
convention sur le génocide, du droit d’intervenir qu’elle tient du paragraphe 2 de l’article 63 du
Statut. Elle exerce ce droit, conformément au paragraphe [1] de l’article 82 du Règlement de la Cour,
1 Lettre en date du 30 mars 2022 (no 156413) adressée aux Etats parties à la convention sur le génocide par le
greffier de la Cour internationale de Justice.
en déposant sa déclaration «le plus tôt possible avant la date fixée pour l’ouverture de la procédure
orale». De surcroît, en application de l’article 63 du Statut, l’Autriche entend limiter son intervention
aux questions liées à l’interprétation de la convention dans le contexte de la présente affaire.
6. Si la présente intervention est déclarée recevable, l’Autriche demande, en application du
paragraphe 1 de l’article 86 du Règlement de la Cour, à recevoir copie des pièces de procédure et
documents y annexés déposés par les Parties et se réserve le droit de présenter des observations
écrites sur l’objet de l’intervention.
7. Par la présente intervention, l’Autriche n’entend pas devenir partie à l’instance. Cependant,
en intervenant en l’espèce, elle accepte comme également obligatoire à son égard l’interprétation de
la convention sur le génocide que contiendra l’arrêt que la Cour rendra en l’espèce.
8. Enfin, l’Autriche indique par la présente être disposée à aider la Cour en joignant son
intervention à celle d’autres Etats intervenants partageant la même position en vue des stades
ultérieurs de la procédure, si la Cour estime qu’une telle démarche serait utile dans l’intérêt d’une
bonne et diligente administration de la justice.
II. AFFAIRE ET CONVENTION CONCERNÉES PAR LA PRÉSENTE DÉCLARATION
9. Le 26 février 2022, l’Ukraine a introduit une instance contre la Fédération de Russie au titre
de l’article IX de la convention sur le génocide2. La requête introductive d’instance était
accompagnée d’une demande priant la Cour d’indiquer des mesures conservatoires en application de
l’article 41 du Statut3.
10. L’Ukraine affirme que sa requête «a trait à un différend … concernant l’interprétation,
l’application et l’exécution de la convention [sur le génocide]»4. Elle avance, plus précisément, que
«la Fédération de Russie a soutenu de façon mensongère que des actes de génocide
avaient été commis dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk, a usé de ce
prétexte pour reconnaître les prétendues «République populaire de Donetsk» et
«République populaire de Louhansk», puis a annoncé et lancé une «opération militaire
spéciale» contre l’Ukraine, avec pour objectif affiché de prévenir et de punir de
prétendus actes de génocide dénués de tout fondement factuel»5.
2 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), requête introductive d’instance en date du 26 février 2022 («requête»).
3 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), demande en indication de mesures conservatoires présentée par l’Ukraine, 26 février
2022 («demande de mesures conservatoires»).
4 Requête, par. 2.
5 Ibid. ; voir aussi par. 8-11, où l’Ukraine renvoie notamment à l’allocution prononcée le 21 février 2022 par le
président de la Fédération de Russie, dans laquelle celui-ci fondait sa décision de «reconna[ître] immédiatement
l’indépendance et la souveraineté des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk» sur «des atrocités et le génocide
auxquels près de 4 millions de personnes [étaient] exposées» (http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/statements/
67828) ; et à l’allocution prononcée le 24 février 2022 par le président de la Fédération de Russie, par laquelle il déclarait
que le but de l’opération militaire était de «protéger les personnes soumises, depuis huit ans, aux exactions et au génocide
du régime de Kiev» (http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843) ; voir aussi Allégations de génocide au titre de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures
conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022 («ordonnance en indication de mesures conservatoires»), par. 37-42.
11. Le 7 mars 2022, la Fédération de Russie a déposé au Greffe de la Cour un document
exposant sa position sur la prétendue «incompétence» de la Cour en l’affaire6. Elle soutient
notamment que son «opération militaire spéciale» est «fondée sur l’article 51 de la Charte des
Nations Unies et sur le droit international coutumier»7, par opposition à la convention sur le
génocide. La Fédération de Russie considère que les allégations de l’Ukraine ne relèvent pas ratione
materiae de l’article IX de la convention sur le génocide, car
«[é]voquer un génocide ne revient pas à invoquer la convention ni à admettre l’existence
d’un différend au regard de celle-ci, puisque la notion de génocide existe en droit
international coutumier indépendamment de la convention. … Dans la déclaration à
laquelle se réfère le Gouvernement ukrainien, le président de la Fédération de Russie ne
mentionne nullement la convention.»8
12. La Cour a rejeté cet argument prima facie dans son ordonnance en indication de mesures
conservatoires en date du 16 mars 2022, rendue à la suite d’une audience et après examen du
document déposé par la Fédération de Russie9. Elle a notamment souligné que
«depuis 2014, divers organes de l’Etat et hauts représentants russes ont évoqué, dans
des déclarations officielles, la commission d’actes de génocide par l’Ukraine dans les
régions de Louhansk et de Donetsk. La Cour observe en particulier que le comité
d’investigation de la Fédération de Russie  organe public officiel  a engagé, depuis
2014, des poursuites pénales contre de hauts fonctionnaires ukrainiens à raison d’actes
allégués de génocide contre la population russophone habitant les régions
susmentionnées «en violation de la convention de 1948 pour la prévention et la
répression du crime de génocide».»10
13. La Cour en a conclu que
«les éléments versés au dossier démontrent prima facie que les déclarations faites par
les Parties mentionnent l’objet de la convention sur le génocide avec suffisamment de
clarté pour que l’Ukraine soit admise à invoquer la clause compromissoire de cet
instrument pour fonder sa compétence»11.
14. Ces observations montrent clairement que la convention sur le génocide et son
interprétation correcte sont centrales dans l’affaire en cause. En sa qualité de partie à la convention
sur le génocide, l’Autriche est en droit, sur le fondement du paragraphe 2 de l’article 63 [du Statut
de la Cour], d’intervenir et de présenter son interprétation de cet instrument. En outre, la Cour a
déclaré que les obligations prévues par la convention sont dues erga omnes partes, de sorte que tout
Etat partie à la convention a un intérêt juridique à ce que les autres Etats parties les respectent12.
6 Document (avec annexes) de la Fédération de Russie exposant sa position sur le prétendu «défaut de compétence»
de la Cour en l’affaire, 7 mars 2022 («document de la Fédération de Russie»).
7 Ibid., par. 15.
8 Ibid., par. 20.
9 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, par. 48.
10 Ibid., par. 37.
11 Ibid., par. 44.
12 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 107-109.
III. BASE SUR LAQUELLE L’AUTRICHE EST PARTIE
À LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
15. Le 19 mars 1958, l’Autriche a déposé son instrument d’adhésion à la convention sur le
génocide auprès du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies conformément à
l’article XI de la convention13. A la suite de l’entrée en vigueur de l’instrument le 17 juin 1958,
l’Autriche y est devenue partie au sens de son article XIII.
IV. DISPOSITIONS DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
QUI SONT EN CAUSE EN L’ESPÈCE
16. Selon la lettre du greffier en date du 30 mars 2022, les articles I, II, III et IX de la
convention sur le génocide sont en cause en l’espèce. Même si ces dispositions touchent tant à la
compétence de la Cour qu’au fond de l’affaire, l’Autriche limitera son intervention à des questions
de compétence, à savoir l’interprétation qu’il convient de donner de la clause compromissoire
figurant à l’article IX de la convention sur le génocide14.
17. Cependant, pour interpréter la clause compromissoire, lue plus précisément à la lumière
de l’objet et du but de la convention, il est nécessaire de se référer à d’autres dispositions de cet
instrument. L’Autriche se réserve enfin le droit de présenter d’autres déclarations portant sur
l’interprétation des articles de la convention relatifs au fond de l’affaire.
V. DÉCLARATION PORTANT SUR L’INTERPRÉTATION DE L’ARTICLE IX
DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
18. L’article IX de la convention sur le génocide se lit comme suit :
«Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation,
l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la
responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes
énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête
d’une Partie au différend.»
19. L’Autriche entend traiter de l’interprétation de la compétence de la Cour telle que prévue
à l’article IX de la convention sur le génocide au vu des circonstances propres à l’espèce. Les
demandes de l’Ukraine peuvent être réparties en deux groupes de questions de compétence.
20. La première catégorie de questions de compétence touche à la demande par laquelle
l’Ukraine a prié la Cour «de dire et de juger que, contrairement à ce que prétend la Fédération de
13 Voir annexes.
14 Ni le libellé de l’article 63 du Statut ni les quelques éléments de jurisprudence de la Cour y afférents ne
circonscrivent aux questions de fond, par opposition aux questions juridictionnelles, le droit d’intervention prévu à
l’article 63 du Statut ; voir Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis
d’Amérique), déclaration d’intervention, ordonnance du 4 octobre 1984, C.I.J. Recueil 1984, p. 235-236, opinion
dissidente du juge Schwebel (déclarant que «l’intervention pendant la phase juridictionnelle de l’instance fa[it] partie du
droit que l’article 63 confère aux Etats») ; voir aussi Kolb, R., The International Court of Justice (Hart Publishing 2014),
p. 737 («Il convient de commencer par ce qui est généralement admis, à savoir qu’une intervention est possible en lien avec
chaque titre de compétence prévu par une convention multilatérale, tel que, par exemple, une clause compromissoire.»).
Russie, aucun acte de génocide, tel que défini à l’article III de la convention sur le génocide, n’a été
commis dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk»15.
21. Le remède sollicité consisterait en un «jugement déclaratoire négatif» de la Cour à l’effet
de dire que l’Ukraine n’a pas commis de génocide, tel que défini par la convention. Se pose alors la
question de savoir si l’article IX de la convention confère à la Cour la compétence ratione materiae
de dire et de constater l’absence d’actes de génocide, soit une non-violation de l’article III.
22. Les «jugements déclaratoires négatifs» établissant le non-manquement à des obligations
internationales relèvent des prérogatives de la Cour tout autant que les jugements déclaratoires à
l’effet de constater le manquement à une obligation. A titre d’exemple, en l’affaire relative aux Droits
des ressortissants des Etats-Unis d’Amérique au Maroc, la demanderesse avait prié la Cour de
déclarer qu’elle avait agi de façon «conforme aux dispositions conventionnelles … liant … les
Etats-Unis [et elle-même]»16. La Cour, qui doit s’assurer de sa compétence proprio motu17, n’a relevé
aucun problème de compétence quant à la demande de la France aux fins d’un jugement déclaratoire
négatif et a procédé à l’examen au fond de cette demande. Elle a de même confirmé, dans son arrêt
en l’affaire Lockerbie, sa compétence à l’égard de la requête de la demanderesse qui sollicitait un
jugement déclaratoire négatif établissant qu’elle n’avait pas violé la convention de Montréal18.
23. En conséquence, l’Autriche considère, compte tenu de la jurisprudence de la Cour, que
celle-ci est compétente pour rendre un jugement déclaratoire concernant le non-manquement à des
obligations internationales.
24. La seconde catégorie des questions de compétence a trait au grief que l’Ukraine tire du fait
que
«l’annonce et la mise en oeuvre, par la Fédération de Russie, de mesures à son encontre
et sur son territoire sous la forme d’une «opération militaire spéciale» lancée le
24 février 2022 sur le fondement d’un prétendu génocide, ainsi que la reconnaissance
qui a précédé cette opération, sont incompatibles avec la convention»19.
25. Cette catégorie de griefs ne peut être examinée avant que soit établie la compétence de la
Cour à l’égard de la question de savoir si le comportement de la Fédération de Russie est contraire
aux obligations incombant à celle-ci en matière d’interprétation, d’application et d’exécution de la
convention sur le génocide.
26. Il apparaît à l’Autriche que la question principale de compétence relevant de la seconde
catégorie est celle de savoir si l’article IX de la convention donne à la Cour compétence pour
15 Requête, par. 30 a).
16 Droits des ressortissants des Etats-Unis d’Amérique au Maroc (France c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt,
C.I.J. Recueil 1952, p. 182.
17 Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI (Inde c. Pakistan), arrêt, C.I.J. Recueil 1972, p. 52,
par. 13.
18 Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien
de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, Recueil C.I.J. 1998, p. 9.
19 Requête, par. 26 et par. 30 b)-d).
connaître d’un différend relatif à des déclarations et actes effectués sur le fondement d’allégations
abusives de génocide qui vont à l’encontre de la lettre et de l’esprit de la convention sur le génocide.
27. On trouvera aux sections ci-après la déclaration de l’Autriche concernant l’interprétation
de l’article IX de la convention sur le génocide, conformément à la règle interprétative donnée à
l’article 31 de la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités (ci-après la «convention de
Vienne») : «[u]n traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes
du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but». Bien que la convention de
Vienne ne soit pas directement applicable ratione temporis en l’espèce, il est constant que son
article 31 reflète le droit international coutumier20.
1. Sens ordinaire des termes de l’article IX
28. Pour appliquer la règle générale d’interprétation, il convient tout d’abord d’interpréter les
termes du traité suivant leur sens ordinaire21.
29. Selon le sens ordinaire des termes de l’article IX de la convention sur le génocide, la Cour
a compétence à l’égard des «différends» relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la
convention. Cette notion de différend  «un désaccord sur un point de droit ou de fait, une
contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts»22  est au coeur de l’interprétation
de l’article IX.
30. Un différend existe lorsque ««les points de vue des deux parties, quant à l’exécution ou à
la non-exécution» de certaines obligations internationales, «so[]nt nettement opposés»»23. A cet
égard, «l’opposition manifeste … ne doi[]t pas nécessairement être énoncé[e] expressis verbis»24, du
moment que «le défendeur a[] connaissance, ou ne p[eu]t pas ne pas avoir connaissance, de ce que
ses vues se heurt[]ent à l’«opposition manifeste» du demandeur»25. De même, «il n’est pas nécessaire
qu’un Etat mentionne expressément, dans ses échanges avec l’autre Etat, un traité particulier pour
être ensuite admis à invoquer ledit traité devant la Cour»26.
31. Le différend doit en principe exister à la date du dépôt de la requête devant la Cour27. En
l’espèce, l’Ukraine fait référence à des déclarations qui ont manifesté les points de vue opposés
20 Voir, par exemple, Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la Cour, arrêt,
C.I.J. Recueil 2020, p. 475, par. 70.
21 Par exemple, Différend territorial (Jamahiriya arabe libyenne/Tchad), arrêt, C.I.J. Recueil 1994, p. 22, par. 41.
22 Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I., série A no 2, p. 11.
23 Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua
c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 26, par. 50.
24 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria, exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1998, p. 315, par. 89.
25 Voir, par exemple, Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes
nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 850, par. 41.
26 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85, par. 30.
27 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le
désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 851,
par. 42-43.
nourris par la Fédération de Russie et par elle-même avant qu’elle dépose sa requête28. En outre, le
document soumis à la Cour le 7 mars 2022, dans lequel la Fédération de Russie a répété les
allégations de génocide qui forment l’objet même de la demande formulée par l’Ukraine29, ainsi que
tout autre «comportement … postérieur à la requête (ou la requête proprement dite)» peuvent être
pertinents pour ce qui est «de confirmer l’existence d’un différend [ou] d’en clarifier l’objet»30.
32. Conformément à l’article IX de la convention sur le génocide, un différend ne relève de la
compétence de la Cour que s’il touche à «l’interprétation, l’application ou l’exécution» de la
convention.
33. L’Autriche fait valoir que la compétence de la Cour à l’égard de l’«exécution» de la
convention  ce qui est une caractéristique inhabituelle, car les clauses compromissoires se limitent
en général à «l’interprétation et l’application» de l’instrument dans lequel elles figurent  vient
conforter encore une interprétation de l’article IX qui fait entrer dans les prérogatives de la Cour la
constatation de l’absence de génocide. Le fait que des Etats parties ont des points de vue opposés
relativement à des allégations de génocide constitue de toute évidence un différend en ce qui
concerne non seulement l’interprétation et l’application de la convention sur le génocide, mais aussi
le point de savoir si l’Etat accusé a ou non bien «exécuté» la convention.
34. La Cour a récemment dit que «[c]ertains actes peuvent entrer dans le champ de plusieurs
instruments et un différend relatif à ces actes peut avoir trait «à l’interprétation ou à l’application»
de plusieurs traités ou autres instruments»31.
35. Il s’ensuit que le fait que les demandes d’une partie puissent toucher simultanément à
d’autres questions juridiques ou politiques que celle de «l’interprétation, l’application ou
l’exécution» de la convention sur le génocide n’infirme en rien l’article IX. Même si le différend au
sens large soulève des questions touchant à la Charte des Nations Unies ou au droit coutumier
international parallèlement aux questions soulevées au regard de la convention sur le génocide, la
Cour «ne peut pas déduire l’objet du différend du contexte politique», mais doit «se fonder sur ce
que le requérant lui demande»32 au titre de cette convention.
36. L’Ukraine prie la Cour de dire et de juger si certaines déclarations et certains actes
effectués sur le fondement d’allégations abusives de génocide sont conformes à la convention sur le
génocide. Elle en appelle à la Cour afin que celle-ci se prononce, à la lumière des dispositions de la
convention sur le génocide et du principe pacta sunt servanda, sur le comportement de la Fédération
de Russie. Selon les réclamations de l’Ukraine, la Fédération de Russie ne peut se soustraire aux
obligations qui lui incombent en application de la convention sur le génocide, car les Etats parties à
cet instrument ne peuvent choisir comme ils l’entendent d’appliquer soit un traité soit le droit
international coutumier dans une situation donnée. Au contraire, les obligations nées d’un traité
28 Voir requête, par. 8-11.
29 Document de la Fédération de Russie, par. 20.
30 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le
désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 851,
par. 43.
31 Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique
d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 27, par. 56.
32 Ibid., p. 28, par. 59.
l’emportent sur le droit international coutumier conformément à la maxime d’interprétation de la lex
specialis33.
37. De surcroît, les différends fondés sur l’article IX «compr[ennent] ceux relatifs à la
responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à
l’article III».
38. Ainsi que l’a fait observer la Cour, cette clause «n’exclut aucune forme de responsabilité
d’Etat»34, de sorte que la compétence de la Cour au titre de la convention recouvre la responsabilité
de l’Etat pour tout type de comportement, y compris la formulation d’allégations fallacieuses de
génocide. Dans le même ordre d’idées, la Cour a confirmé que l’article IX s’applique également à
des différends portant sur des obligations qui ne sont «pas expressément imposée[s] par les termes
mêmes de la Convention»35. Par conséquent, l’objet du différend peut aussi concerner l’article IX en
soi, ainsi que la convention prise dans son ensemble36.
39. Enfin, l’article IX permet à «une Partie au différend» de saisir la Cour. Il s’ensuit qu’un
Etat partie accusé de génocide a le même droit de s’adresser à la Cour pour en obtenir un jugement
déclaratoire que l’Etat qui a formulé cette accusation. En conséquence, le libellé même de l’article IX
confère compétence à la Cour pour rendre un jugement déclaratoire négatif à l’effet de constater la
non-violation de la convention sur le génocide.
2. Interprétation de bonne foi de la convention sur le génocide
40. La Cour a fait observer que le principe de bonne foi, énoncé à l’article 31 de la convention
de Vienne, «oblige les Parties à []appliquer [un traité] de façon raisonnable et de telle sorte que son
but puisse être atteint»37. Autrement dit, l’obligation d’interpréter de bonne foi sert de garde-fou
contre tout détournement des termes du traité. En ce sens, ce principe constitue le versant positif de
l’interdiction de l’abus de droit, faisant équivaloir une interprétation de mauvaise foi à une
interprétation abusive38.
41. A la lumière de ce qui précède, un Etat partie manque d’interpréter, d’appliquer et
d’exercer de bonne foi la convention sur le génocide dès lors que ses accusations de génocide et tous
33 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond,
arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 137, par. 274 («D’une manière générale, les règles conventionnelles ayant le caractère de lex
specialis, il ne conviendrait pas qu’un Etat présente une demande fondée sur une règle de droit international coutumier si,
par traité, il a déjà prévu des moyens de régler une telle demande.»).
34 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 616, par. 32.
35 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 113, par. 166.
36 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 616, par. 33.
(«[La Cour] fera d’ailleurs observer qu’il ressort à suffisance des termes mêmes de [l’]exception
[préliminaire de la Yougoslavie] que les Parties, non seulement s’opposent sur les faits de l’espèce, sur leur
imputabilité et sur l’applicabilité à ceux-ci des dispositions de la convention sur le génocide, mais, en outre,
sont en désaccord quant au sens et à la portée juridique de plusieurs de ces dispositions, dont l’article IX.»).
37 Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 79, par. 142.
38 OMC, Etats-Unis — Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes,
WT/DS58/AB/R, rapport de l’organe d’appel en date du 12 octobre 1998, par. 158.
ses actes subséquents ayant pour but déclaré de prévenir et de punir un tel génocide ne sont pas
objectivement étayés par un quelconque fondement factuel ou juridique.
42. Un différend portant sur le point de savoir si un Etat partie a méconnu le principe de bonne
foi et, partant, fait une interprétation et une application abusives de la convention sur le génocide,
entre donc dans les prévisions de l’article IX.
3. Objet et but de la convention sur le génocide
43. L’article 31 de la convention de Vienne dispose qu’un traité doit être interprété de bonne
foi à la lumière de son objet et de son but, tels qu’ils peuvent être reflétés en son préambule39. Le
préambule de la convention sur le génocide précise que l’objet et le but de cet instrument consistent
à promouvoir «l’esprit et les fins des Nations Unies». Ainsi, lorsqu’ils s’emploient à interpréter,
appliquer et exercer la convention, les Etats parties ne peuvent agir d’une façon qui irait à l’encontre
de l’esprit et des fins de la Charte des Nations Unies. S’inscrivant dans cette même logique, la Cour
a déjà affirmé qu’«il est clair que chaque Etat ne peut déployer son action que dans les limites de ce
que lui permet la légalité internationale»40.
44. La Cour a en outre relevé que «[l]a considération des fins supérieures de la Convention
est, en vertu de la volonté commune des parties, le fondement et la mesure de toutes les dispositions
qu’elle renferme»41.
45. L’objet et le but de la convention, qui sont de protéger les principes de morale les plus
élémentaires, exigent également qu’un Etat affirmant être victime d’une invocation abusive du crime
de génocide par un autre Etat partie puisse saisir la Cour. L’objet et le but de la convention plaident
donc avec force en faveur d’une lecture de l’article IX selon laquelle les différends relatifs à
l’interprétation, à l’application ou à l’exécution de la convention comprennent les différends
concernant des allégations abusives de génocide qui sont contraires à la lettre et à l’esprit de la
convention.
VI. CONCLUSION
46. Au vu de ce qui précède, l’Autriche prie respectueusement la Cour de dire que cette
déclaration est recevable et qu’elle se prévaut de son droit d’intervenir en la présente instance au titre
du paragraphe 2 de l’article 63 du Statut de la Cour.
39 Par exemple, Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de
200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 118, par. 39.
40 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430.
41 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
47. L’Autriche se réserve le droit de modifier ou de compléter la présente déclaration au cours
des exposés écrits ou oraux et en déposant d’autres déclarations auprès de la Cour.
Au nom de la République d’Autriche,
M. l’ambassadeur et agent,
(Signé) Helmut TICHY.
___________
ANNEXES : DOCUMENTS À L’APPUI DE LA PRÉSENTE DÉCLARATION D’INTERVENTION
COUR INTERNATIONALE
DE JUSTICE
INTERNATIONAL COURT
OF JUSTICE
156413 Le 30 mars 2022
J'ai l'honneur de me referer A ma lettre (n° 156253) en date du 2 mars 2022, par laquelle j'ai
porte A la connaissance de votre Gouvernement que l'Ukraine a, le 26 fevrier 2022, depose au Greffe
de la Cour internationale de Justice une requete introduisant une instance contre la Federation de
Russie en l'affaire relative A des Allegations de genocide au titre de la convention pour la prevention
et la repression du crime de genocide (Ukraine c. Federation de Russie). Une copie de la requete etait
jointe a cette lettre. Le texte de ladite requete est egalement disponible sur le site Internet de la Cour
(www.icj-cij.org).
Le paragraphe 1 de l'article 63 du Statut de la Cour dispose que
«[1]orsqu'il s'agit de 'Interpretation d'une convention A laquelle ont participe d'autres
Etats que les parties en litige, le Greffier les avertit sans delai».
Le paragraphe 1 de l'article 43 du Reglement de la Cour precise en outre que
«[1]orsque 'Interpretation d'une convention A laquelle ont participe d'autres Etats que
les parties en litige peut etre en cause au sens de l'article 63, paragraphe 1, du Statut, la
Cour examine quelles instructions donner au Greffier en la matiere».
Sur les instructions de la Cour, qui m'ont ete donnees conformement a cette derniere
disposition, j'ai l'honneur de notifier a votre Gouvernement ce qui suit.
Dans la requete susmentionnee, la convention de 1948 pour la prevention et la repression du
crime de genocide (ci-apres la «convention sur le genocide») est invoquee A la fois comme base de
competence de la Cour et a l'appui des demandes de l'Ukraine au fond. Plus precisement, celle-ci
entend fonder la competence de la Cour sur la clause compromissoire figurant A l'article IX de la
convention, prie la Cour de declarer qu'elle ne commet pas de genocide, tel que defini aux articles II
et III de la convention, et souleve des questions sur la portee de l'obligation de prevenir et de punir
le genocide consacree A Particle premier de la convention. Ii semble, des lors, que "'interpretation de
cette convention pourrait etre en cause en l'affaire.
./.
[Lettres aux Etats parties A la convention sur le genocide
(A l'exception de l'Ukraine et de la Federation de Russie)]
Palais de la Paix, Camegieplein 2
2517 KJ La Haye - Pays -Bas
Telephone: +31 (0) 70 302 23 23 - Facsimile : +31 (0) 70 364 99 28
Site Internet : www.icj-cij.org
Peace Palace, Carnegieplein 2
2517 KJ The Hague - Netherlands
Telephone: +31(0) 70 302 23 23 - Telefax: +31(0) 70 364 99 28
Website: www.icj-cij.org
COUR INTERNATIONALE INTERNATIONAL COURT
DE JUSTICE OF JUSTICE
Votre pays figure sur la liste des parties A la convention sur le genocide. Aussi la presente lettre
doit-elle etre regardee comme constituant la notification prevue au paragraphe 1 de l'article 63 du
Statut. J'ajoute que cette notification ne prejuge aucune question concernant l' application eventuelle
du paragraphe 2 de Particle 63 du Statut sur laquelle la Cour pourrait par la suite etre appelee A se
prononcer en l'espece.
Veuillez agreer, Excellence, les assurances de ma tres haute consideration.
Le Greffier de la Cour,
Philippe Gautier
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Déclaration d'intervention de l'Autriche

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