DÉCLARATION DE M. LE JUGE TLADI
[Traduction]
Approche suivie par la Cour s’agissant de la modification de précédentes ordonnances Relation entre l’article 41 du Statut de la Cour et les articles 75 et 76 de son Règlement Préoccupations en matière de sécurité, de légitime défense et de proportionnalité.
1. J’ai voté pour le dispositif de l’ordonnance. J’estime que l’ordonnance rendue par la Cour et les mesures particulières qu’elle y indique sont pleinement justifiées compte tenu des circonstances. La présente déclaration vise à soulever deux points seulement. Le premier concerne la façon dont la Cour traite les demandes en indication de mesures conservatoires lorsqu’elle a déjà rendu une décision à cet égard, c’est-à-dire son approche s’agissant de la modification de décisions antérieures. Le second porte sur la question des préoccupations en matière de sécurité, qui est au coeur des moyens de défense que fait valoir Israël.
I. CONDITION REQUISE POUR LA MODIFICATION DE MESURES
2. La Cour prend soin d’expliquer que, de son point de vue, la demande de l’Afrique du Sud se fonde sur le paragraphe 1 de l’article 76 du Règlement, c’est-à-dire que l’Afrique du Sud souhaite que soient « modifiées » les précédentes ordonnances en indication de mesures conservatoires car « un changement dans la situation » justifie qu’elles le soient. La Cour adopte cette position définitive alors même que l’Afrique du Sud reste évasive quant au fondement de sa demande. Outre le paragraphe 1 de l’article 76, l’Afrique du Sud se réfère également au paragraphe 3 de l’article 75, qui exige la présentation de « faits nouveaux » et non la survenance d’« un changement dans la situation ».
3. La Cour considère qu’il s’est produit « un changement dans la situation » depuis l’ordonnance du 28 mars 2024 en cela que, selon elle, « la situation humanitaire catastrophique dans la bande de Gaza », dont elle avait précédemment noté « qu’elle risquait fort de se détériorer, s’est entre-temps dégradée, et ce même davantage encore depuis qu’elle a rendu » ladite ordonnance. Au sujet de Rafah, en particulier, la Cour relève que les craintes qu’elle avait exprimées dans sa décision du 16 février 2024 se sont concrétisées et que « la situation humanitaire peut aujourd’hui être qualifiée de désastreuse ». Elle évoque également le déplacement d’une partie importante de la population.
4. S’il est vrai que tous ces éléments étaient déjà présents en mars 2024, je souscris à l’appréciation de la Cour selon laquelle cette détérioration peut et doit, en l’occurrence être considérée comme « un changement dans la situation ». Toutefois, je peux concevoir que d’aucuns considèrent ces éléments comme s’inscrivant simplement dans la continuité de l’opération des forces armées israéliennes qui a donné lieu à l’ordonnance du 26 janvier 2024 ou à celle du 28 mars 2024. Autrement dit, le débat est permis sur le point de savoir si la détérioration ou l’aggravation de la situation peut être interprétée comme « un changement dans la situation ».
5. En l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro), la Cour avait estimé que « le risque grave » sur lequel reposait son ordonnance en indication de mesures conservatoires initiale avait été « accru par la persistance de conflits sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine et la commission d’actes odieux au cours de ces conflits », ce qui suffisait à
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établir « un changement dans la situation »
1. De fait, la Bosnie-Herzégovine avait fondé sa demande en indication de mesures conservatoires sur l’existence d’une « campagne [continue] de génocide contre le peuple bosnien qu’il s’agisse de musulmans, de chrétiens, de juifs, de Croates ou de Serbes »2, et y avait en outre évoqué l’« aggravation rapide de la catastrophe humaine »3. Ces éléments sont semblables à ceux dont la Cour a estimé, dans son ordonnance de mars et dans la présente, qu’ils constituaient la preuve d’« un changement dans la situation ».
6. Dans la présente affaire, cependant, si elle a pris note, dans sa lettre du 16 février 2024, que la situation à Gaza s’était détériorée et que « les tout derniers développements dans la bande de Gaza, et en particulier à Rafah, “pourraient entraîner une aggravation exponentielle de ce qui [était] d’ores et déjà un cauchemar humanitaire aux conséquences régionales insondables” », la Cour n’a pas jugé opportun de modifier son ordonnance de janvier 2024. De même, dans l’ordonnance qu’elle a rendue le 12 octobre 2022 en l’affaire Arménie c. Azerbaïdjan, elle a considéré que les hostilités qui avaient éclaté après la conclusion d’un accord de cessez-le-feu ne suffisaient pas à établir un changement dans la situation, car celle-ci était « demeurée instable » et « précaire »4. En dépit de l’engagement de nouvelles hostilités, la Cour est parvenue à la conclusion suivante : « la situation telle qu’elle existait lorsqu’elle a rendu [sa première] ordonnance … a perduré et n’est pas différente de la situation actuelle »5.
7. De mon point de vue, il n’y a pas d’incohérence entre les positions que la Cour a adoptées, d’une part, dans ses décisions du 16 février 2024 et du 12 octobre 2022 et, d’autre part, dans son ordonnance du 13 septembre 1993 en l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro) et dans la présente ordonnance. Ces décisions montrent simplement qu’il ne peut y avoir de distinction stricte entre « un changement dans la situation » et « aucun changement dans la situation ». C’est pourquoi il ne faut pas, à mon sens, s’attacher à déterminer si un tel changement est survenu ou non. La vraie question, et donc celle qui mérite qu’on s’y intéresse, est de savoir si les circonstances dénoncées sont de nature à justifier l’indication de nouvelles mesures ou la modification d’une ordonnance existante.
8. En définitive, il nous faut garder à l’esprit que le Règlement de la Cour a vocation à faciliter la mise en oeuvre et l’application du Statut ; de mon point de vue, la règle d’or reste l’article 41 du Statut qui, telle une boussole, autorise la Cour à rendre une ordonnance en indication de mesures conservatoires « si elle estime que les circonstances l’exigent ». Cette règle générale est bien rendue au paragraphe 1 de l’article 76 du Règlement, qui non seulement fait référence à « un changement dans la situation », mais encore et selon moi surtout précise qu’une ordonnance existante ne doit être modifiée que si la situation nouvelle « justifie[] » qu’elle le soit.
9. La Cour n’a pas à procéder à la recherche superficielle d’« un changement dans la situation » ou de « faits nouveaux ». Je ne sous-entends pas qu’elle l’ait fait en l’espèce. Tant dans la présente
1 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro)), mesures conservatoires, ordonnance du 13 septembre 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 337, par. 22, lu conjointement avec le paragraphe 53 (les italiques sont de moi).
2 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro)), demande en indication de mesures conservatoires de protection soumise par le Gouvernement de la République de Bosnie-Herzégovine, 27 juillet 1993, p. 1 (les italiques sont de moi).
3 Ibid., p. 3 (les italiques sont de moi).
4 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), demande tendant à la modification de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 7 décembre 2021, ordonnance du 12 octobre 2022, C.I.J. Recueil 2022 (II), p. 582-583, par. 18.
5 Ibid., p. 583, par. 18.
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ordonnance que dans d’autres rendues par le passé, notamment en l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro), la Cour s’est attachée à déterminer si les circonstances présentées à elle « justifi[aient] » l’adoption de nouvelles mesures ou la modification de mesures existantes.
10. Bien que je souscrive à la conclusion de la Cour selon laquelle un changement dans la situation s’est produit qui justifie la modification de ses ordonnances précédentes, la façon dont la Cour est parvenue à cette conclusion me laisse quelque peu perplexe. Je ne suis pas convaincu, en particulier, par la volonté manifeste de la Cour d’établir une séparation nette entre le « changement dans la situation » et les circonstances qui justifient la nouvelle modification. S’il peut sembler rigoureux et intellectuellement sérieux de définir des catégories ou des cases telles que « changement dans la situation » ou « faits nouveaux », et d’insister sur le fait qu’aucune modification ne peut être décidée à moins que l’une de ces cases ne soit cochée, une telle approche ne permet pas à la Cour d’évaluer objectivement si les circonstances telles qu’elles se présentent justifient la modification de l’ordonnance précédente et l’indication de mesures différentes.
11. Le problème que pose le raisonnement général tenu par la Cour apparaît clairement au paragraphe 21, dans lequel elle dit qu’elle doit d’abord déterminer s’il y a eu un changement dans la situation, mais que la modification (ou l’indication de nouvelles mesures) ne peut intervenir « que s’il [est] satisfait, dans ce cas également, aux conditions générales énoncées à l’article 41 du Statut »6, laissant ainsi entendre que ces conditions s’ajoutent à celles prévues aux articles 75 et 76 du Règlement. Cette distinction nette entre le changement dans la situation (ou l’existence de faits nouveaux) et l’article 41 est vaine. Les articles 75 et 76 du Règlement ne doivent pas être considérés comme s’additionnant aux conditions énoncées à l’article 41 du Statut, mais comme y donnant corps. Aussi, proposer de rechercher d’abord s’il s’est produit un changement dans la situation pour ensuite seulement déterminer si les conditions énoncées à l’article 41 sont remplies revient à battre en brèche cet article et à amoindrir l’importance de la condition principale, qui est de savoir « si les circonstances l’exigent ».
12. De mon point de vue, la bonne application du droit est celle qui apparaît au paragraphe 48, où la Cour conclut que « les circonstances de l’espèce exigent qu’elle modifie la décision énoncée dans son ordonnance du 28 mars 2024 ». Elle n’y établit nulle distinction stricte entre le « changement dans la situation » et la question de savoir si les circonstances justifient la modification des ordonnances précédentes. De fait, dans la conclusion (section III), la Cour ne fait aucune mention d’un « changement dans la situation ».
II. LE DROIT D’ISRAËL DE SE DÉFENDRE
13. Le droit d’Israël de se défendre et de défendre son peuple constitue un élément central de ses exposés, dans lesquels il a plusieurs fois affirmé son droit et son obligation de se défendre et de défendre ses citoyens contre les attaques du Hamas. D’un côté, Israël argue que l’attaque perpétrée le 7 octobre 2023 constituait une agression armée à laquelle il est autorisé à riposter en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations Unies, tandis que de l’autre, il affirme qu’il existe un droit général d’agir pour la protection d’Israël et de sa population (au-delà des dispositions de l’article 51). On ne sait pas si le second argument fait partie intégrante du premier, mais si Israël l’invoque à part entière pour justifier l’emploi de la force, c’est clairement à tort.
6 Les italiques sont de moi.
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14. Il n’est pas nécessaire, aux seules fins de la présente déclaration, de définir la relation entre ces deux aspects du droit à la sécurité et à la légitime défense. Il importe en revanche de relever que l’Afrique du Sud a apporté préventivement, dans ses plaidoiries, une réponse en trois volets à l’argument de la légitime défense et de la sécurité. Elle a fait valoir premièrement que la légitime défense ne pouvait jamais justifier le génocide ; deuxièmement que les opérations israéliennes étaient disproportionnées par rapport aux attaques du Hamas ; et troisièmement que, conformément à l’avis consultatif de la Cour sur le mur, Israël n’était pas en droit de recourir à la force contre un territoire placé sous son occupation.
15. S’agissant du premier volet, la position de l’Afrique du Sud est indubitablement correcte sur le plan juridique, et je suis certain qu’Israël ne la contesterait pas. En revanche, il contestera (et a d’ailleurs contesté) le fait qu’un génocide soit commis. Le premier volet de la réponse de l’Afrique du Sud est donc étroitement lié au fond de l’affaire. De même, des questions ont été soulevées sur le point de savoir si, au moment des attaques perpétrées le 7 octobre par le Hamas, la bande de Gaza était de fait occupée. Il pourrait être préférable, dès lors, de réserver aussi le troisième volet pour le stade du fond. Mais je m’explique difficilement qu’Israël ne traite nullement du deuxième volet, à savoir le caractère tout à fait disproportionné de sa riposte aux attaques du 7 octobre. D’un bout à l’autre des plaidoiries d’Israël, de fait, l’on ne pouvait qu’être frappé par la disproportion flagrante entre les préjudices causés par le Hamas dont Israël tire grief et l’ampleur des pertes et de la dévastation occasionnées par les opérations militaires israéliennes du côté palestinien. Il eût été bon d’entendre Israël répondre à cette question.
16. La préoccupation en matière de sécurité invoquée par Israël soulève une autre question. Le défendeur soutient qu’accéder à la demande de l’Afrique du Sud reviendrait à laisser au Hamas « les mains libres pour poursuivre ses attaques contre le territoire et les civils israéliens ». Cette position suppose erronément qu’il faille faire un choix entre deux extrêmes. Elle laisse entendre qu’Israël est contraint soit de permettre la violation de ses droits et de ceux de ses citoyens, soit de mener le type d’opération sans limites dont les conséquences catastrophiques ont déjà été amplement rapportées.
17. La Cour a prescrit à Israël d’« arrêter … son offensive militaire [à] Rafah ». L’emploi du terme « offensive » relativement aux opérations montre que des actions défensives légitimes, menées dans les limites strictement définies du droit international pour repousser des attaques spécifiques, seraient conformes à l’ordonnance de la Cour, contrairement à la poursuite de l’opération militaire offensive menée à Rafah et ailleurs, dont les conséquences sont dévastatrices pour les droits protégés par la convention sur la prévention et la répression du crime de génocide.
III. CONCLUSION
18. Il n’y a plus de mots pour décrire les horreurs qui se produisent actuellement à Gaza. Les termes « apocalyptique », « exceptionnellement grave », « désastreuse » et « catastrophique » qui ont été employés pour décrire la situation semblent bien trop faibles étant donné la réalité de ce qui se déroule sous nos yeux. Chaque jour ou presque nous parviennent des récits déchirants de victimes et de survivants et des images de souffrances inimaginables. Qu’il puisse se passer des choses pareilles à l’heure où le droit international est censé être devenu un « ordre juridique beaucoup plus sensible aux réalités de la société »7 est tout simplement aberrant.
7 Bruno Simma, “From Bilateralism to Community Interest in International Law”, Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, vol. 250 (1994), p. 234.
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19. Aujourd’hui, la Cour a explicitement prescrit à l’État d’Israël d’arrêter son offensive à Rafah. Elle lui avait précédemment ordonné, quoique de manière implicite et indirecte, de ne pas mener d’opérations militaires ailleurs à Gaza, car de telles opérations empêchent l’acheminement de l’aide humanitaire et portent préjudice au peuple palestinien. Elle a également réitéré sa demande de libération urgente des otages retenus par le Hamas. Mais la Cour n’est qu’une cour.
(Signé) Dire TLADI.
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Déclaration de M. le juge Tladi