DÉCLARATION DE M. LE JUGE AURESCU
[Traduction]
Juste interprétation de la deuxième mesure conservatoire relative à l’arrêt de l’offensive militaire Mesures conservatoires déjà indiquées répondant à la situation actuelle Mesures conservatoires prescrites ne remettant nullement en question le droit de protéger les civils ou de libérer les otages Évolution de l’exigence d’un « changement dans la situation » en ce qui concerne la dimension quantitative d’une situation ayant déjà été examinée Occasion manquée de faire référence à la résolution 2728 (2024) du Conseil de sécurité.
1. Je voudrais, par la présente déclaration, réaffirmer que je souscris à la décision de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires (ordonnance, dispositif (par. 57)). La situation à Gaza, en particulier dans le gouvernorat de Rafah, a atteint le niveau critique d’une catastrophe humanitaire.
2. J’estime néanmoins devoir soulever les problèmes, ci-après mentionnés, que pose l’ordonnance rendue ce jour.
3. Premièrement, je considère que, à la lecture du texte anglais de la deuxième mesure conservatoire (« The State of Israel shall, in conformity with its obligations under the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide, and in view of the worsening conditions of life faced by civilians in the Rafah Governorate . . . [i]mmediately halt its military offensive, and any other action in the Rafah Governorate, which may inflict on the Palestinian group in Gaza conditions of life that could bring about its physical destruction in whole or in part »), on ne saisit pas très bien si la dernière partie de la phrase à partir de « which may inflict » (« qui serait susceptible de soumettre », dans la version française) se rapporte uniquement à « any other action » « toute autre action » (objet indéfini), ou si elle concerne à la fois cet élément et l’arrêt de l’offensive militaire israélienne. À mon sens, il convient d’interpréter le texte anglais de ce point du dispositif comme prescrivant également l’arrêt de ladite offensive dans la mesure où celle-ci est « susceptible de soumettre le groupe des Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence capables d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle ». J’estime en outre qu’il eût été cohérent et plus clair, au regard du lien que cette mesure doit avoir avec la convention sur le génocide ⸺ laquelle constitue le fondement ratione materiae de la compétence de la Cour tout en posant les limites de la réponse que celle-ci peut apporter à la demande en question ⸺, de reprendre dans cette mesure conservatoire la terminologie employée dans l’ordonnance du 28 mars 2024, en se référant aux « Palestiniens de Gaza en tant que groupe protégé en vertu de la convention sur le génocide »1 et non au « groupe des Palestiniens de Gaza ».
4. Deuxièmement, la Cour a déjà indiqué de nombreuses mesures conservatoires dans ses ordonnances des 26 janvier et 28 mars 2024. Ce faisant, elle a tenu compte des analyses de divers organismes compétents des Nations Unies selon lesquels, à défaut d’un changement dans la ligne de conduite d’Israël, la situation dans la bande de Gaza se dégraderait de façon spectaculaire. Comme le dit la Cour dans l’ordonnance rendue ce jour, « la situation humanitaire catastrophique dans la bande de Gaza, dont elle avait, dans son ordonnance du 26 janvier 2024, noté qu’elle risquait fort de se détériorer, s’est entre-temps dégradée, et ce même davantage encore depuis qu’elle a rendu son ordonnance du 28 mars 2024 ». Conformément à ces prévisions, la situation humanitaire peut aujourd’hui être qualifiée de désastreuse (par. 28 de l’ordonnance). Je suis d’avis que les deux ordonnances précédentes répondent déjà pleinement à la situation actuelle, qui avait été envisagée au moment où elles ont été rendues. Le 26 janvier 2024, la Cour a prescrit à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission … de tout acte entrant dans le champ
1 Ordonnance du 28 mars 2024, par. 45.
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d’application de l’article II de la convention »
2. À cette mesure s’est ajoutée celle indiquée dans l’ordonnance du 28 mars 2024, consistant pour Israël à « [v]eiller, avec effet immédiat, à ce que son armée ne commette pas d’actes constituant une violation de l’un quelconque des droits des Palestiniens de Gaza en tant que groupe protégé en vertu de la convention » sur le génocide3. Ces mesures interdisent la conduite d’une offensive militaire susceptible de soumettre les Palestiniens, en tant que groupe protégé en vertu de la convention sur le génocide, à des conditions d’existence pouvant entraîner leur destruction physique totale ou partielle. Le 26 janvier 2024, la Cour a également ordonné à Israël de « prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles [étaient] soumis les Palestiniens de la bande de Gaza »4, ce qu’elle a complété en prescrivant à Israël, dans son ordonnance du 28 mars 2024, d’accroître « la capacité et le nombre des points de passage terrestres et [de maintenir] ceux-ci ouverts aussi longtemps que nécessaire »5, exigence qu’elle a renforcée par le second point du dispositif. De toute évidence, ces mesures s’appliquent aussi au point de passage de Rafah. Enfin, le 26 janvier 2024, la Cour a notamment prescrit à Israël de « prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve »6. Cela implique assurément de garantir à tout organisme compétent un accès sans entrave à la bande de Gaza pour recueillir de tels éléments.
5. La Cour aurait pu saisir l’occasion que lui offrait cette nouvelle demande de l’Afrique du Sud pour, outre la réaffirmation des mesures conservatoires déjà indiquées, préciser la façon dont celles-ci s’appliquent à la présente situation. De fait, au cours des audiences publiques, l’Afrique du Sud a prié la Cour de clarifier ses mesures précédentes ; elle a estimé que la Cour s’était jusqu’alors « refusée à ordonner “directement et explicitement” à Israël de cesser ses opérations militaires à Gaza afin de donner pleinement effet aux mesures indiquées, préférant se fonder sur ce qu’impliqu[ai]ent nécessairement » de telles mesures, et a ajouté que « la gravité d’une situation marquée par d’“effroyables souffrances humaines” exige[ait] que la Cour rende explicite ce qui était implicite dans ses ordonnances précédentes, et ordonne maintenant à Israël, dans des termes univoques et exprès, de cesser ses opérations militaires »7. Il est néanmoins positif, bien que, selon moi, insuffisant à la lumière de ce qui précède, que, au premier point du dispositif de l’ordonnance rendue ce jour, la Cour « [r]éaffirme les mesures conservatoires indiquées dans ses ordonnances des 26 janvier et 28 mars 2024, qui doivent être immédiatement et effectivement mises en oeuvre » (par. 57).
6. Troisièmement, je suis convaincu que la Cour aurait dû profiter de l’occasion que lui offraient la demande de l’Afrique du Sud et l’ordonnance rendue ce jour pour préciser que les mesures conservatoires indiquées, en particulier la deuxième, portant sur l’« arr[êt] [par Israël] [de] son offensive militaire, et [de] toute autre action menée dans le gouvernorat de Rafah, qui serait susceptible de soumettre le groupe des Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence capables d’entraîner sa destruction physique », ne remettent nullement en question le droit légitime d’Israël d’agir ⸺ dans le strict respect du droit international, notamment de manière conforme aux principes de proportionnalité et de nécessité ⸺ pour protéger ses citoyens civils et libérer les otages toujours détenus par le Hamas et d’autres groupes armés dans la région de Rafah. Le fait que la Cour, au paragraphe 56 de l’ordonnance, mentionne sa profonde préoccupation quant au sort des personnes enlevées pendant l’attaque du 7 octobre 2023 est, à mon sens, bienvenu mais insuffisant.
2 Ordonnance du 26 janvier 2024, par. 86.
3 Ordonnance du 28 mars 2024, par. 51.
4 Ordonnance du 26 janvier 2024, par. 86.
5 Ordonnance du 28 mars 2024, par. 51.
6 Ordonnance du 26 janvier 2024, par. 86.
7 CR 2024/27, p. 57, par. 14 (Ní Ghrálaigh).
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7. Quatrièmement, au paragraphe 29 de l’ordonnance rendue ce jour, tout comme dans celle du 28 mars 20248, la Cour relève, à propos du changement dans la situation au sens de l’article 76 de son Règlement, que les développements qu’elle a mentionnés sont « d’une gravité exceptionnelle ». L’exigence d’un « changement dans la situation » qui subordonne la possibilité que soit rapportée ou modifiée une mesure conservatoire déjà indiquée est consacrée par le Règlement et ce, depuis 1936, date à laquelle la Cour était encore la Cour permanente de Justice internationale. Cette disposition n’a toutefois guère été explicitée et une certaine ambiguïté subsiste à ce jour sur le point de savoir si la situation doit avoir changé qualitativement ou si le changement peut aussi être d’ordre quantitatif. À mon sens, la mention de la « gravité exceptionnelle » faite dans les ordonnances récentes montre que le changement quantitatif ou l’aggravation d’une situation existante, même prévu, peut justifier que la Cour indique de nouvelles mesures conservatoires ou modifie celles qui ont déjà été prescrites.
8. Enfin et surtout, au paragraphe 37 de l’ordonnance du 28 mars 2024, la Cour a pris note « de la résolution 2728 (2024) du Conseil de sécurité qui “[e]xige un cessez-le-feu humanitaire immédiat pendant le mois du ramadan qui soit respecté par toutes les parties et mène à un cessez-le-feu durable” ». J’estime que la Cour aurait pu saisir l’occasion offerte par cette nouvelle ordonnance pour imposer à Israël, dans son dispositif, de prendre toutes les mesures nécessaires et effectives pour mettre en oeuvre, avec effet immédiat, la résolution 2728 (2024) du Conseil de sécurité, notamment sa disposition concernant « un cessez-le-feu durable ». Une telle mesure conservatoire, outre qu’elle aurait constitué une innovation dans la jurisprudence de la Cour, aurait eu le double avantage de mettre en évidence la manière dont le Conseil de sécurité et la Cour internationale de Justice se partagent la responsabilité du maintien de la paix et de la sécurité internationales, et d’étendre aux dispositions pertinentes de ladite résolution la valeur juridique des mesures conservatoires indiquées par la Cour, ce qui aurait ouvert de nouvelles perspectives prometteuses de coopération entre les deux organes principaux de l’ONU.
(Signé) Bogdan AURESCU.
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8 Ordonnance du 28 mars 2024, par. 22.
Déclaration de M. le juge Aurescu