Déclaration de M. le juge Nolte

Document Number
192-20240524-ORD-01-02-EN
Parent Document Number
192-20240524-ORD-01-00-EN
Incidental Proceedings
Date of the Document
Document File

DÉCLARATION DE M. LE JUGE NOLTE
[Traduction]
Fonction de la Cour internationale de Justice  Conditions requises pour la modification de mesures conservatoires  Situation extraordinaire résultant de l’offensive militaire israélienne à Rafah.
1. Plus de sept mois après l’attaque commise par le Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 et le début de la riposte militaire israélienne, la situation dans la bande de Gaza demeure catastrophique. En l’absence de toute perspective de solution politique, l’Afrique du Sud a une fois de plus sollicité la Cour. Celle-ci a été priée à quatre reprises, en l’espace de cinq mois, d’indiquer des mesures conservatoires, ce qu’elle a fait deux fois et a refusé de faire une fois1.
2. La Cour ne peut jouer qu’un rôle limité dans la résolution de la situation. Elle doit se garder d’outrepasser les limites de ce qu’elle peut et doit faire, et s’en tenir au mandat que lui confient la Charte des Nations Unies2, son Statut3 et la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide4. Il est plus important que jamais de ne pas perdre de vue la fonction fondamentale de la Cour, laquelle, en sa qualité d’
« organe judiciaire principal des Nations Unies, … ne se prononce que sur la base du droit, indépendamment de toute influence ou de toute intervention de la part de quiconque, dans l’exercice de la fonction juridictionnelle confiée à elle seule par la Charte et par son Statut. Une cour, remplissant une fonction de cour de justice, ne saurait agir d’une autre manière »5.
3. Dans ce contexte, ce n’est qu’après une longue hésitation que j’ai voté la présente ordonnance. Je me bornerai ici à exposer succinctement les raisons de cette hésitation et celles qui m’ont finalement conduit à souscrire à l’ordonnance.
CONDITIONS REQUISES POUR LA MODIFICATION DE MESURES CONSERVATOIRES
4. Le paragraphe 1 de l’article 76 du Règlement de la Cour dispose que celle-ci peut « modifier toute décision concernant des mesures conservatoires si un changement dans la situation lui paraît justifier que cette décision soit … modifiée ».
1 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël, mesures conservatoires, ordonnance du 26 janvier 2024 ; ibid., décision de la Cour sur la demande en indication de mesures additionnelles présentée par l’Afrique du Sud, 16 février 2024, communiqué de presse no 2024/16 ; ibid., ordonnance du 28 mars 2024 sur la demande tendant à la modification de l’ordonnance du 26 janvier 2024 indiquant des mesures conservatoires.
2 Ci-après, la « Charte ».
3 Ci-après, le « Statut ».
4 Ci-après, la « convention sur le génocide » ou la « convention ».
5 Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 23, par. 29.
- 2 -
5. Pour que la Cour modifie des mesures conservatoires en application du paragraphe 1 de l’article 76, trois conditions doivent être remplies6. Premièrement, la Cour doit rechercher si « la situation qui a motivé l’indication de certaines mesures conservatoires … a depuis lors changé »7. Deuxièmement, elle doit déterminer si « les mesures conservatoires indiquées … ne couvrent pas intégralement les conséquences découlant des changements dans la situation »8, ce qui justifierait une modification. Enfin, elle doit « s’assurer qu’il est, dans la situation actuelle, satisfait aux conditions générales prévues à l’article 41 de son Statut »9.
6. S’agissant de la première condition, il n’est pas évident que l’offensive militaire actuellement menée à Rafah constitue un « changement dans la situation » qui n’aurait pas été pris en considération auparavant. De fait, la Cour a déjà évoqué la détérioration de la situation à Rafah dans la lettre qu’elle a adressée aux Parties le 16 février 202410 et dans son ordonnance du 28 mars 202411. Dans sa lettre du 16 février, la Cour a notamment analysé le risque créé par l’activité militaire à Rafah alors que de très nombreux Palestiniens déplacés s’y trouvaient déjà et qu’il ne semblait y avoir aucune autre zone sûre où se réfugier12. Par conséquent, aussi effroyable que la situation puisse être et demeurer, elle est essentiellement identique à celle que la Cour a examinée lorsqu’elle a été saisie de demandes semblables en janvier, février et mars. Dès lors, il est permis de douter qu’« un changement dans la situation » au sens du paragraphe 1 de l’article 76 du Règlement se soit effectivement produit.
7. Il n’est pas non plus certain que la deuxième condition soit remplie. Lorsque la Cour a examiné la situation à Rafah aux mois de février et mars 2024, elle a estimé que les mesures qu’elle avait indiquées le 26 janvier 2024 étaient suffisantes pour tenir compte de l’éventualité d’une opération militaire des forces armées israéliennes à Rafah13.
8. Je reste d’avis que la Cour ne devrait pas créer de « précédent[s] problématique[s] » qui consisteraient à « signaler aux parties à cette affaire et à d’autres qu’elle considère que le niveau d’exigence requis pour modifier, ajouter ou préciser une mesure conservatoire est peu élevé »14. La Cour ne doit pas non plus risquer de préjuger une décision sur le fond quant à la violation d’une
6 Ordonnance du 28 mars 2024, par. 14 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan), demande tendant à la modification de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 7 décembre 2021, ordonnance du 12 octobre 2022, C.I.J. Recueil 2022 (II), p. 581, par. 12.
7 Ordonnance du 28 mars 2024, par. 14.
8 Ibid., par. 23.
9 Ibid.
10 Décision de la Cour sur la demande en indication de mesures additionnelles présentée par l’Afrique du Sud, 16 février 2024, communiqué de presse no 2024/16.
11 Ordonnance du 28 mars 2024, par. 6-7, 18 et 46.
12 Décision de la Cour sur la demande en indication de mesures additionnelles présentée par l’Afrique du Sud, 16 février 2024, communiqué de presse no 2024/16 :
« La Cour note que les événements intervenus tout récemment dans la bande de Gaza, et en particulier à Rafah, “entraîneraient une aggravation exponentielle de ce qui est d’ores et déjà un cauchemar humanitaire aux conséquences régionales insondables”, ainsi que l’a indiqué le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies (Remarks to the General Assembly on priorities for 2024 (7 Feb. 2024)).
Cette situation alarmante exige la mise en oeuvre immédiate et effective des mesures conservatoires indiquées par la Cour dans son ordonnance du 26 janvier 2024, lesquelles sont applicables à l’ensemble de la bande de Gaza, y compris à Rafah ; elle ne nécessite pas l’indication de mesures additionnelles. »
13 Ibid.
14 Ordonnance du 28 mars 2024, opinion individuelle du juge Nolte, par. 5.
- 3 -
ordonnance. En outre, « la modification de mesures conservatoires n’a pas normalement pour objet de faire appliquer des mesures conservatoires déjà indiquées »
15.
9. Cette dernière considération est manifestement en cause en l’espèce. L’Afrique du Sud a ouvertement déclaré qu’elle escomptait que la Cour s’assurerait que ses précédentes ordonnances soient « effectives », éviterait qu’elles deviennent « inutiles », et suppléerait le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale des Nations Unies, qui, selon la demanderesse, ne s’acquittent pas de leur mandat en la présente affaire16.
10. Le Conseil de sécurité de l’ONU a la « responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales » (paragraphe 1 de l’article 24 de la Charte). C’est lui qui « décide quelles mesures seront prises conformément aux Articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales » (article 39 de la Charte), et donc pour empêcher la violation de règles connexes du droit international, y compris celles qui découlent de la convention sur le génocide.
11. La responsabilité du Conseil de sécurité n’est pas pour autant exclusive17. En tant qu’« organe judiciaire principal des Nations Unies » (article 92 de la Charte), la Cour est chargée de contribuer au maintien de la paix et de la sécurité internationales en procédant au règlement judiciaire de différends d’ordre juridique (paragraphe 1 de l’article 33 de la Charte). En revanche, le Conseil « a des attributions politiques » tandis que « la Cour exerce des fonctions purement judiciaires »18. Ainsi, ces deux organes « s’acquitte[nt] de leurs fonctions distinctes mais complémentaires à propos des mêmes événements »19. En la présente affaire, la compétence de la Cour est limitée à la convention sur le génocide. Contrairement au Conseil de sécurité, la Cour n’est pas chargée du contrôle ni de la mise en oeuvre de la convention, mais seulement du règlement des différends relatifs à « l’interprétation, l’application ou l’exécution » de cet instrument20. La compétence incidente qu’elle tire de l’article 41 de son Statut ne fait pas de la Cour un organe de contrôle ou d’application.
PRÉCISION DES ORDONNANCES PRÉCÉDENTES DE LA COUR EN LA PRÉSENTE AFFAIRE
12. Est-ce à dire que la Cour ne pouvait pas ou ne devait pas rendre la présente ordonnance ? Le paragraphe 1 de l’article 76 du Règlement ne traite pas explicitement de la question de savoir si, dans le cas où elle aurait prévu un certain risque in abstracto dans sa première ordonnance, la Cour pourrait indiquer de nouvelles mesures si des circonstances particulières suscitaient ultérieurement des interrogations quant à l’interprétation à donner à la mesure initiale.
13. Le paragraphe 1 de l’article 76 du Règlement n’est pas libellé dans des termes stricts. La Cour peut modifier une ordonnance « si un changement dans la situation lui paraît justifier que cette décision soit rapportée ou modifiée » [les italiques sont de moi]. Cette règle que la Cour s’est
15 Ibid., par. 3 et 5.
16 CR 2024/27, p. 13, par. 4-5 (Lowe), et p. 61, par. 24-25 (Ní Ghrálaigh).
17 Certaines dépenses des Nations Unies (article 17, paragraphe 2, de la Charte), avis consultatif, C.I.J. Recueil 1962, p. 163.
18 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 435, par. 95.
19 Ibid.
20 Voir convention sur le génocide de 1948, art. VIII et IX.
- 4 -
elle-même imposée
21 est une ligne directrice et non une limite stricte à l’exercice du pouvoir que lui confère l’article 41 de son Statut. En tout état de cause, le paragraphe 1 de l’article 76 du Règlement ne saurait être interprété comme limitant le pouvoir que la Cour tient de l’article 41 de son Statut. En vertu de cette disposition, la Cour est intrinsèquement compétente pour interpréter, et donc préciser (ou clarifier), les mesures qu’elle a précédemment indiquées afin de garantir la bonne administration de la justice22.
14. Toute précision (ou clarification) nécessite une modification des termes de l’ordonnance initiale, même si le fond reste le même. Il semble que le pouvoir qu’a la Cour d’interpréter et donc de préciser ces termes signifie que par « un changement dans la situation » on peut aussi entendre des faits nouveaux ultérieurs dont la Cour avait envisagé l’éventualité de manière générale, mais qui soulèvent de fortes incertitudes quant à la façon dont s’y applique l’ordonnance précédente.
15. Bien sûr, la possibilité que des faits nouveaux donnent lieu à l’indication de mesures conservatoires plus précises risque d’encourager les parties à revenir inutilement devant la Cour pour des raisons politiques. Si la Cour doit veiller à ne pas laisser la porte grande ouverte à des demandes répétées de ce type, j’admets à présent que l’on ne peut exclure que, dans certaines situations, il « lui parai[sse] » exceptionnellement justifié de préciser une ordonnance précédente23.
16. En l’espèce, je concours à dire que le drame humanitaire absolu qui se déroule à Rafah et aux alentours en conséquence de l’offensive militaire israélienne lancée le 7 mai 2024, ainsi que le manque de clarté concernant ce qu’Israël appelle des « zones humanitaires désignées », justifient une précision des mesures indiquées le 26 janvier et le 28 mars 2024, par lesquelles la Cour a prescrit à l’État d’Israël de
« prendre sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza »24 ;
et de
« prendre toutes les mesures nécessaires et effectives pour veiller sans délai, en étroite coopération avec l’Organisation des Nations Unies, à ce que soit assurée, sans restriction et à grande échelle, la fourniture par toutes les parties intéressées des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence, notamment la nourriture, l’eau, l’électricité, le combustible, les abris, les vêtements, les produits et installations d’hygiène et d’assainissement, ainsi que le matériel et les soins médicaux, aux Palestiniens de l’ensemble de la bande de Gaza, en particulier en accroissant la capacité et le nombre des points de passage terrestres et en maintenant ceux-ci ouverts aussi longtemps que nécessaire »25.
De mon point de vue, la première mesure indiquée aujourd’hui précise ces mesures précédentes en prescrivant à l’État d’Israël d’
21 Voir Statut de la Cour, art. 30, par. 1.
22 Voir, mutatis mutandis, Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 16.
23 Ordonnance du 28 mars 2024, opinion individuelle du juge Nolte, par. 5.
24 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 26 janvier 2024, dispositif (par. 86), point 4.
25 Ordonnance du 28 mars 2024, dispositif (par. 51), point 2, al. a).
- 5 -
« [a]rrêter immédiatement son offensive militaire, et toute autre action menée dans le gouvernorat de Rafah, qui serait susceptible de soumettre le groupe des Palestiniens de Gaza à des conditions d’existence capables d’entraîner sa destruction physique totale ou partielle ».
17. Pour formuler cette précision, il n’est pas nécessaire de juger plausible que l’offensive militaire actuelle à Rafah, ou plus généralement l’opération militaire dans la bande de Gaza, soit menée avec une intention génocidaire. Je ne suis toujours pas convaincu, en effet, que les éléments de preuve présentés à la Cour fournissent des indices plausibles portant à croire qu’Israël conduit cette opération militaire avec une telle intention26.
18. La raison d’être de la mesure indiquée aujourd’hui est, de mon point de vue, qu’Israël n’a pas suffisamment démontré qu’il peut « permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens » sans limiter l’offensive militaire qu’il mène actuellement à Rafah (voir, en particulier, le paragraphe 46 de l’ordonnance).
19. Pour juger plausible qu’Israël soit tenu par « l’obligation de prévention et le devoir d’agir qui en est le corollaire »27, il n’est pas nécessaire de conclure qu’il a manqué à ses obligations au regard de la convention sur le génocide. Pour que prenne naissance l’obligation de prévention découlant de la convention, il suffit qu’il existe un risque sérieux qu’un fait entrant dans le champ d’application de l’article III de cet instrument soit commis et qu’un État ait connaissance de ce risque28. Au stade actuel des mesures conservatoires, il suffit que soient plausibles le risque qu’un fait entrant dans le champ dudit article soit commis, et la connaissance de ce risque par Israël.
20. Sur la base des informations dont dispose la Cour, je considère que tel est le cas pour trois raisons.
Premièrement, la situation reste très précaire dans les zones vers lesquelles fuient les Palestiniens. Je note qu’Israël, en réponse à la question qui lui a été posée concernant la situation dans les zones humanitaires désignées, a rendu compte des efforts considérables qu’il déployait pour atténuer les conséquences humanitaires de son offensive militaire à Rafah29. Cependant, du propre aveu d’Israël, les abris — notamment des tentes — disponibles et mis en place dans les zones humanitaires désignées sont clairement insuffisants pour héberger les centaines de milliers de Palestiniens qu’Israël a exhortés à quitter Rafah ou que l’offensive militaire en cours a incités à fuir30. Je prends au sérieux l’affirmation d’Israël selon laquelle les personnes qui arrivent dans ces zones, y compris à Al-Mawasi, ont accès à des quantités d’eau suffisantes31, et je prends note des efforts consentis par Israël pour permettre aux organisations humanitaires d’acheminer suffisamment de nourriture, d’eau et d’autres produits de première nécessité, notamment grâce à la jetée nouvellement construite32. Toutefois, les déclarations récentes de représentants de différents organismes de l’ONU
26 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 26 janvier 2024, déclaration du juge Nolte, par. 13.
27 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 222, par. 431.
28 Ibid.
29 Voir la réponse d’Israël à la question que lui a posée le juge Nolte, 18 mai 2024.
30 Ibid., par. 26-31.
31 Ibid., par. 22-25.
32 Ibid., par. 14.
- 6 -
et d’autres organisations internationales qui sont citées dans la réponse de l’Afrique du Sud me laissent très dubitatif quant à la capacité et à la volonté d’Israël de mener son offensive militaire actuelle à Rafah tout en garantissant simultanément les conditions les plus élémentaires de survie, notamment par la fourniture d’une quantité suffisante de nourriture et d’autres produits de première nécessité, aux Palestiniens qui sont arrivés ou qui devraient arriver dans les zones humanitaires désignées
33.
21. Je doute en outre fortement que l’engagement public pris par Israël et les efforts qu’il déploie pour permettre l’acheminement de nourriture et d’autres articles humanitaires soient suffisants pour convaincre la Cour que les « services de base et … l’aide humanitaire requis de toute urgence » seront fournis durablement et en temps utile aux personnes qui ont quitté et quitteront Rafah, ainsi qu’à celles qui y restent malgré l’offensive militaire en cours. Je doute qu’Israël honore les engagements qu’il a pris publiquement, notamment parce que des citoyens israéliens ont plusieurs fois interrompu la livraison d’aide humanitaire sans que la police ou l’armée les en empêchent34.
22. Enfin, dans le même ordre d’idées, je m’inquiète des graves propos incendiaires qui continueraient d’être tenus publiquement en Israël, notamment par de hauts responsables israéliens. Quand la Cour a rendu sa première ordonnance, le 26 janvier 2024, j’ai écrit que « de telles déclarations pouvaient contribuer à un “risque grave” que fussent commis d’autres actes de génocide que l’incitation directe et publique, mettant en jeu l’obligation d’Israël de prévenir le génocide »35. Malheureusement, ce type de propos incendiaires n’a pas cessé, s’accompagnant même dans certains cas de discours ouvertement favorables à ce que la population de Gaza soit privée d’aide et d’assistance humanitaires.
23. Je ne fais pas ici référence à des propos pouvant être interprétés comme visant seulement le Hamas, mais, par exemple, à cette déclaration qu’aurait faite le ministre des finances d’Israël, M. Bezalel Smotrich, membre du cabinet de sécurité, à la fin du mois d’avril 2024 : « [I]l n’y a pas de demi-mesures. Rafah, Deir al-Balah, Nuseirat : annihilation totale »36 ; ainsi qu’à cette déclaration qu’aurait faite à la télévision israélienne, le 3 mai 2024, le vice-président de la branche internationale du Likoud, parti au pouvoir : « Je crois que nous aurions dû envahir Rafah hier … Il n’y a pas d’innocents … Il [nous] faut y aller et tuer, tuer, tuer »37. Même si ces déclarations émanent de personnes qui ne sont pas immédiatement responsables du comportement d’Israël à Gaza, elles dénotent clairement, à tout le moins, un contexte politique explosif qui suscite des doutes quant à la concrétisation des engagements publics de l’État d’Israël en ce qui concerne la fourniture d’aide et
33 Voir les observations écrites de l’Afrique du Sud sur la réponse d’Israël à la question que lui a posée le juge Nolte, 20 mai 2024.
34 Daily Press Briefing by the Office of the Spokesperson for the Secretary-General of 14 May 2024, accessible à l’adresse suivante : https://press.un.org/en/2024/db240514.doc.htm ; Eden Solomon, Josh Breiner and Bar Peleg, “Two Trucks With Humanitarian Aid Bound for Gaza Set on Fire in the West Bank”, Haaretz, 14 May 2024, accessible à l’adresse suivante : https://www.haaretz.com/israel-news/2024-05-14/ty-article/premium/two-trucks-with-humanitarian-aid-bound-for-gaza-set-on-fire-in-the-west-bank/0000018f-75f7-ddbe-addf-77ff80bb0000 ; voir aussi Lorenzo Tondo and Quique Kierszenbaum, “Israeli soldiers and police tipping off groups that attack Gaza aid trucks”, The Guardian, 21 May 2024, accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/world/article/2024/may/21/israeli-soldiers-and-police-tipping-off-groups-that-attack-gaza-aid-trucks ; Felix Pope, “Activists who attacked Gaza aid truck claim Israeli police tipped them off”, The Jewish Chronicle, 21 May 2024, accessible à l’adresse suivante : https://www.thejc.com/news/israel/ activists-who-attacked-gaza-aid-claim-israeli-police-tipped-them-off-ohrioh5q.
35 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 26 janvier 2024, déclaration du juge Nolte, par. 15.
36 “Israel’s Far-right Minister Smotrich Calls for ‘No Half Measures’ in the ‘Total Annihilation’ of Gaza”, Haaretz, 30 April 2024, accessible à l’adresse suivante : https://www.haaretz.com/israel-news/2024-04-30/ty-article/premium/ smotrich-calls-for-no-half-measures-in-thetotal-annihilation-of-gaza/0000018f-2f4c-d9c3-abcf-7f7d25460000.
37 Mohammad Alsaafin, “It’s Clearer Than Ever: Israel’s War Has Failed Catastrophically”, The Nation, 9 May 2024, accessible à l’adresse suivante : https://www.thenation.com/article/archive/rafah-invasion-israel-failure/.
- 7 -
d’assistance humanitaires aux Palestiniens de Gaza, en particulier à ceux qui se sont réfugiés à Rafah ou s’y réfugieront. Je suis d’autant plus inquiet que de hauts responsables israéliens se seraient publiquement opposés à la livraison d’aide humanitaire par des organisations internationales et auraient ouvertement cautionné les attaques commises contre des camions d’aide humanitaire destinée à Gaza
38. À cet égard, je relève que le ministre de la sécurité nationale, M. Itamar Ben Gvir, interrogé sur les récentes attaques commises contre des convois humanitaires en Israël, aurait répondu : « [C]’est le cabinet qui devrait arrêter les camions »39.
24. Sur la base de ces informations, j’estime que les déclarations faites par de hauts responsables israéliens, l’interruption ou le retardement des livraisons d’aide et d’assistance humanitaires, ainsi que la situation toujours très précaire à Al-Mawasi et dans d’autres zones d’évacuation, concourent à compromettre l’accès à l’aide humanitaire requise de toute urgence pour garantir la survie de la population palestinienne de Gaza40.
25. Pour cette raison, j’ai estimé qu’il était justifié que la Cour précise que les ordonnances rendues le 26 janvier et le 28 mars 2024 limitent l’offensive militaire actuellement menée à Rafah dans la mesure où celle-ci pourrait porter atteinte aux droits que le peuple palestinien tient de la convention sur le génocide, notamment celui de satisfaire ses besoins humanitaires fondamentaux. L’ordonnance de la Cour ne vise pas les opérations militaires menées hors de Rafah, et la mesure qui impose à Israël d’arrêter son offensive militaire actuelle à Rafah est subordonnée à la nécessité d’empêcher que ne prévalent des « conditions d’existence capables d’entraîner [la] destruction physique totale ou partielle » du groupe des Palestiniens de Gaza. Cette mesure ne concerne donc pas les autres actes d’Israël qui n’impliquent pas un tel risque.
CONCLUSION
26. Je comprends que la Cour, en l’espèce, ait exercé le pouvoir discrétionnaire que lui confèrent l’article 41 de son Statut et l’article 76 de son Règlement de préciser les mesures d’ordre général indiquées le 26 janvier et le 28 mars 2024, afin de fournir davantage d’orientations adaptées à la situation particulière causée par l’offensive menée actuellement par Israël à Rafah. Bien que mes préoccupations générales restent entières concernant le risque que la Cour outrepasse le mandat qu’elle tient de la convention sur le génocide et de son Statut en se laissant convaincre de faire appliquer ses propres ordonnances41, j’ai finalement décidé de souscrire à cette mesure, qui se justifie par la situation extraordinaire résultant de l’offensive militaire engagée par Israël à Rafah le 7 mai 2024.
(Signé) Georg NOLTE.
___________
38 N. Zilber, “Israel calls UN a ‘terror organisation’ as tensions escalate over Gaza war”, The Financial Times, 15 May 2024, accessible à l’adresse suivante : https://www.ft.com/content/f0945f3c-e4ab-4c04-8e1e-1e6f8397cb2c ; voir aussi “‘Why Are My Cops Here?’ Itamar Ben-Gvir Rages at Israel’s Police Chief for Protecting Gaza Aid Convoys”, Haaretz, 20 May 2024, accessible à l’adresse suivante : https://www.haaretz.com/israel-news/2024-05-20/ty-article/.premium/itamar-ben-gvir-rages-at-israels-police-chief-for-protecting-gaza-aid-convoys/0000018f-91ed-d17a-a9df-91fd3b670000.
39 “Ben Gvir: The cabinet should be stopping Gaza aid trucks — not protesters”, The Times of Israel, 19 May 2024, accessible à l’adresse suivante : https://www.timesofisrael.com/liveblog_entry/ben-gvir-the-cabinet-should-be-stopping-gaza-aid-trucks-not-protesters/.
40 Voir, en particulier, convention sur le génocide, art. II, al. c).
41 Ordonnance du 28 mars 2024, opinion individuelle du juge Nolte, par. 3.

Document file FR
Document Long Title

Déclaration de M. le juge Nolte

Order
2
Links