Résumé de l'ordonnance du 17 novembre 2023

Document Number
180-20231117-SUM-01-00-EN
Document Type
Incidental Proceedings
Number (Press Release, Order, etc)
2023/7
Date of the Document
Document File

COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Palais de la Paix, Carnegieplein 2, 2517 KJ La Haye, Pays-Bas
Tél : +31 (0)70 302 2323 Télécopie : +31 (0)70 364 9928
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Résumé
Non officiel
Résumé 2023/7
Le 17 novembre 2023
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Arménie c. Azerbaïdjan) Demande en indication de mesures conservatoires
La Cour commence par rappeler le déroulement de la procédure en l’affaire, qui peut se résumer comme suit :
 À la suite du dépôt par l’Arménie, le 16 septembre 2021, d’une requête introductive d’instance contre l’Azerbaïdjan à raison de violations alléguées de la convention internationale du 21 décembre 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la « CIEDR »), qui était accompagnée d’une demande en indication de mesures conservatoires (la « première demande »), la Cour a indiqué les mesures conservatoires suivantes dans l’ordonnance qu’elle a rendue le 7 décembre 2021 :
« 1) La République d’Azerbaïdjan doit, conformément aux obligations que lui impose la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale,
a) Protéger contre les voies de fait et les sévices toutes les personnes arrêtées en relation avec le conflit de 2020 qui sont toujours en détention et garantir leur sûreté et leur droit à l’égalité devant la loi ;
b) Prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher l’incitation et l’encouragement à la haine et à la discrimination raciales, y compris par ses agents et ses institutions publiques, à l’égard des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne ;
c) Prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher et punir les actes de dégradation et de profanation du patrimoine culturel arménien, notamment, mais pas seulement, les églises et autres lieux de culte, monuments, sites, cimetières et artefacts ;
2) Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile. »
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 Par lettre en date du 16 septembre 2022, l’Arménie a prié la Cour de modifier son ordonnance du 7 décembre 2021 (la « deuxième demande »). Par ordonnance en date du 12 octobre 2022, la Cour a dit que « les circonstances, telles qu’elles se présent[ai]ent [alors] à elle, n[’étaie]nt pas de nature à exiger l’exercice de son pouvoir de modifier les mesures indiquées dans l’ordonnance du 7 décembre 2021 ». Elle a en outre réaffirmé les mesures conservatoires qu’elle avait indiquées dans ladite ordonnance, en particulier celle enjoignant aux Parties de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont elle était saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile.
 Le 28 décembre 2022, l’Arménie a présenté une nouvelle demande en indication de mesures conservatoires (la « troisième demande »). Par ordonnance en date du 22 février 2023, la Cour a indiqué la mesure conservatoire suivante :
« La République d’Azerbaïdjan doit, dans l’attente de la décision finale en l’affaire et conformément aux obligations qui lui incombent au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, prendre toutes les mesures dont elle dispose afin d’assurer la circulation sans entrave des personnes, des véhicules et des marchandises le long du corridor de Latchine dans les deux sens. »
 Par lettre en date du 12 mai 2023, l’Arménie a sollicité une modification de l’ordonnance rendue par la Cour le 22 février 2023 (la « quatrième demande »). Par ordonnance en date du 6 juillet 2023, la Cour a conclu que les circonstances, telles qu’elles se présentaient alors à elle, n’étaient « pas de nature à exiger l’exercice de son pouvoir de modifier l’ordonnance du 22 février 2023 indiquant une mesure conservatoire », et a réaffirmé la mesure conservatoire indiquée dans ladite ordonnance.
 Le 28 septembre 2023, l’Arménie a présenté une nouvelle demande en indication de mesures conservatoires (la « cinquième demande »), objet de la présente ordonnance. Dans sa demande, l’Arménie affirme que, le 19 septembre 2023, l’Azerbaïdjan « a lancé une offensive militaire de grande envergure contre les 120 000 habitants d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh, bombardant de manière indiscriminée la capitale, Stepanakert, et d’autres zones habitées par des civils ». Elle ajoute que l’attaque a fait des centaines de morts et de blessés, notamment parmi les civils, et a entraîné le déplacement forcé de dizaines de milliers de personnes d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh vers l’Arménie.
Dans sa demande, l’Arménie prie la Cour d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :
« 1) L’Azerbaïdjan doit s’abstenir de prendre toute mesure qui pourrait emporter manquement aux obligations qu’il tient de la CIEDR.
2) L’Azerbaïdjan doit s’abstenir de tout acte ayant directement ou indirectement pour but ou pour effet de déplacer du Haut-Karabakh les personnes d’origine ethnique arménienne qui s’y trouvent encore, ou d’empêcher le retour sûr et rapide dans leurs foyers des personnes déplacées pendant la récente offensive militaire, notamment celles qui ont fui vers l’Arménie ou des États tiers, tout en permettant à celles qui le souhaitent de quitter le Haut-Karabakh sans entrave.
3) L’Azerbaïdjan doit retirer tous les personnels militaires et policiers de tous les établissements civils du Haut-Karabakh occupés depuis son attaque armée du 19 septembre 2023.
4) L’Azerbaïdjan doit faciliter, et s’abstenir d’entraver d’une quelconque façon, l’accès de l’Organisation des Nations Unies et de ses institutions spécialisées à la population
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d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh, et s’abstenir de s’ingérer d’une quelconque façon dans leurs activités.
5) L’Azerbaïdjan doit faciliter, et s’abstenir d’entraver d’une quelconque façon, l’intervention du Comité international de la Croix-Rouge pour fournir une aide humanitaire aux personnes d’origine ethnique arménienne du Haut-Karabakh, et coopérer avec ce comité pour remédier aux autres conséquences du récent conflit.
6) L’Azerbaïdjan doit immédiatement faciliter le rétablissement complet des services publics dans le Haut-Karabakh, notamment l’approvisionnement en gaz et en électricité, et s’abstenir de les suspendre à l’avenir.
7) L’Azerbaïdjan doit s’abstenir de prendre des mesures punitives contre toute personne qui est actuellement, ou a été par le passé, un représentant politique ou un membre des forces armées du Haut-Karabakh.
8) L’Azerbaïdjan ne doit modifier ni détruire aucun monument à la mémoire du génocide arménien de 1915 ni aucun autre monument ou bien ou site culturel arménien présent dans le Haut-Karabakh.
9) L’Azerbaïdjan doit reconnaître les registres d’état civil, documents d’identité, titres de propriété et registres fonciers établis par les autorités du Haut-Karabakh et leur donner effet, et ne doit pas détruire ni confisquer ces registres et documents.
10) L’Azerbaïdjan doit soumettre à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour exécuter l’ordonnance en indication de mesures conservatoires dans un délai d’un mois à compter de la date de celle-ci, puis tous les trois mois jusqu’à ce que la Cour ait statué définitivement en l’affaire. »
L’Arménie prie également la Cour de « réaffirmer les obligations qu’elle a déjà faites à l’Azerbaïdjan dans ses ordonnances antérieures ».
I. OBSERVATIONS GÉNÉRALES (PAR. 27-29)
La Cour commence par observer que, conformément au paragraphe 1 de l’article 76 de son Règlement, elle peut modifier une décision concernant des mesures conservatoires si « un changement dans la situation lui paraît [le] justifier ». Aux termes du paragraphe 3 de l’article 75 du Règlement, « [l]e rejet d’une demande en indication de mesures conservatoires n’empêche pas la partie qui l’avait introduite de présenter en la même affaire une nouvelle demande fondée sur des faits nouveaux ». Il en est de même lorsque des mesures additionnelles sont sollicitées. Il appartient donc à la Cour de s’assurer que la cinquième demande de l’Arménie est fondée sur des « circonstances nouvelles de nature à en justifier l’examen ».
La Cour relève que, dans sa cinquième demande, l’Arménie allègue que des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne ont été déplacées de force à la suite d’une offensive militaire dont elles ont été la cible par l’Azerbaïdjan. Elle rappelle que la première demande de l’Arménie concernait le traitement réservé par l’Azerbaïdjan aux prisonniers de guerre, otages et autres détenus arméniens sous sa garde qui avaient été capturés pendant ou après les hostilités de septembre-novembre 2020, l’incitation et l’encouragement supposés de l’Azerbaïdjan à la haine et à la discrimination raciales à l’égard des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne, et le préjudice qu’aurait causé l’Azerbaïdjan au patrimoine historique, culturel et religieux arménien. Dans sa troisième demande, l’Arménie se référait au blocage du corridor de Latchine que l’Azerbaïdjan, selon elle, orchestrait depuis le 12 décembre 2022.
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Au vu de ce qui précède, la Cour considère que les circonstances qui sous-tendent la présente demande de l’Arménie sont différentes de celles sur la base desquelles elle a indiqué des mesures conservatoires le 7 décembre 2021 et le 22 février 2023. Il s’ensuit qu’il existe des circonstances nouvelles justifiant l’examen de la cinquième demande de l’Arménie.
II. COMPÉTENCE PRIMA FACIE (PAR. 30)
La Cour rappelle que, dans son ordonnance du 7 décembre 2021 portant indication de mesures conservatoires en la présente affaire, elle a conclu que, « prima facie, elle a[vait] compétence en vertu de l’article 22 de la CIEDR pour connaître de l’affaire dans la mesure où le différend opposant les Parties concerne “l’interprétation ou l’application” de la convention ». Elle a réaffirmé cette conclusion dans son ordonnance du 22 février 2023 et ne voit aucune raison d’y revenir aux fins de la présente demande.
III. DROITS DONT LA PROTECTION EST RECHERCHÉE ET LIEN ENTRE CES DROITS ET LES MESURES DEMANDÉES (PAR. 31-46)
La Cour réitère que le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires qu’elle tient de l’article 41 de son Statut a pour objet de sauvegarder, dans l’attente de sa décision au fond, les droits revendiqués par chacune des parties. Il s’ensuit que la Cour doit se préoccuper de sauvegarder par de telles mesures les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait reconnaître à l’une ou à l’autre des parties. Aussi ne peut-elle exercer ce pouvoir que si elle estime que les droits invoqués par le demandeur sont au moins plausibles.
À ce stade de la procédure, cependant, la Cour n’est pas appelée à se prononcer définitivement sur le point de savoir si les droits que l’Arménie souhaite voir protégés existent ; il lui faut seulement déterminer si les droits que l’Arménie revendique au fond et dont elle sollicite la protection sont plausibles. En outre, il doit exister un lien entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires demandées.
La Cour note que la CIEDR impose aux États parties un certain nombre d’obligations en ce qui concerne l’élimination de la discrimination raciale sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations. Le paragraphe 1 de l’article premier de la convention définit la discrimination raciale. Conformément à l’article 2 de la convention, les États parties « condamnent la discrimination raciale et s’engagent à poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer toute forme de discrimination raciale ». Au titre de l’article 5, ils s’engagent à garantir le droit de chacun à l’égalité devant la loi dans la jouissance d’une liste non exhaustive de droits.
La Cour fait observer que les articles 2 et 5 de la CIEDR visent à protéger les personnes de la discrimination raciale. Elle rappelle, comme elle l’a déjà fait par le passé dans d’autres affaires dans lesquelles l’article 22 de la CIEDR était invoqué pour fonder sa compétence, qu’il existe une corrélation entre le respect des droits des personnes consacrés par la convention, les obligations que celle-ci impose aux États parties et le droit qu’ont ces derniers de demander l’exécution de ces obligations.
Un État partie à la CIEDR ne peut invoquer les droits énoncés dans les articles précités que dans la mesure où les actes dont il tire grief sont susceptibles de constituer des actes de discrimination raciale au sens de l’article premier de la convention. Dans le cas d’une demande en indication de mesures conservatoires, la Cour doit examiner si les droits revendiqués par un demandeur sont au moins plausibles.
Dans la cinquième demande, l’Arménie soutient qu’une attaque des forces azerbaïdjanaises contre 120 000 personnes d’origine ethnique arménienne a entraîné un déplacement forcé, du
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Haut-Karabakh vers l’Arménie, de dizaines de milliers de ces personnes. Les articles 2 et 5 de la CIEDR protègent des droits, notamment le droit de ne pas subir de discrimination raciale et le droit à l’égalité devant la loi dans la jouissance du droit à la sûreté de la personne et à la protection de l’État contre les voies de fait ou les sévices, du droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État, et du droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. À la lumière de ces droits, la Cour juge plausible le droit des personnes de ne pas se voir obligées de fuir leur lieu de résidence par crainte d’être prises pour cible en raison de leur appartenance à un groupe protégé par la CIEDR, et leur droit de se voir garantir un retour en toute sécurité.
Au vu des informations qui lui ont été présentées, la Cour considère comme plausibles au moins certains des droits invoqués par l’Arménie dont elle dit qu’ils ont été violés à la suite de l’opération déclenchée par l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh le 19 septembre 2023.
La Cour en vient à la condition de l’existence d’un lien entre les droits revendiqués par l’Arménie et les mesures conservatoires demandées.
La Cour considère qu’un lien existe entre les droits revendiqués par l’Arménie qui sont plausibles au regard de la CIEDR et certaines mesures demandées par celle-ci. En particulier, un lien existe entre ces droits et la mesure qui consiste à enjoindre à l’Azerbaïdjan d’empêcher le déplacement du Haut-Karabakh des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne qui s’y trouvent encore, de garantir à celles qui ont été déplacées le droit de regagner leurs foyers en toute sécurité, et de permettre à celles qui le souhaitent de quitter le Haut-Karabakh sans entrave. La Cour estime qu’un lien existe également entre ces droits et la mesure demandée relative aux registres d’état civil, documents d’identité, titres de propriété et registres fonciers.
La Cour conclut, par conséquent, qu’il existe un lien entre certains droits revendiqués par l’Arménie et certaines des mesures conservatoires demandées.
IV. RISQUE DE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE ET URGENCE (PAR. 47-65)
La Cour rappelle qu’elle tient de l’article 41 de son Statut le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’un préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire ou lorsque la méconnaissance alléguée de ces droits risque d’entraîner des conséquences irréparables. Ce pouvoir n’est toutefois exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués avant que la Cour ne rende sa décision définitive. La condition d’urgence est remplie dès lors que les actes susceptibles de causer un préjudice irréparable peuvent « intervenir à tout moment » avant que la Cour ne se prononce de manière définitive en l’affaire. La Cour recherche donc si pareil risque existe à ce stade de la procédure.
La Cour n’a pas, aux fins de sa décision sur la cinquième demande, à établir l’existence de manquements aux obligations découlant de la CIEDR, mais doit déterminer si les circonstances exigent l’indication de mesures conservatoires à l’effet de protéger certains droits conférés par cet instrument. Elle n’est pas habilitée, à ce stade, à conclure de façon définitive sur les faits, et sa décision relative à la cinquième demande laisse intact le droit de chacune des Parties de faire valoir à cet égard ses moyens au fond.
La Cour relève que l’opération déclenchée par l’Azerbaïdjan le 19 septembre 2023 a eu lieu alors que la population du Haut-Karabakh se trouvait depuis longtemps dans une situation de vulnérabilité et de précarité sociale. Comme elle l’a noté précédemment, les perturbations durables de la liaison entre le Haut-Karabakh et l’Arménie via le corridor de Latchine ont eu de graves répercussions sur les habitants de la région, empêchant des patients hospitalisés d’origine nationale ou ethnique arménienne d’être transférés vers des établissements médicaux en Arménie pour y recevoir des soins urgents. Ces perturbations faisaient également obstacle à l’importation de produits
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de première nécessité au Haut-Karabakh, ce qui a provoqué des pénuries de nourriture, de médicaments et d’autres fournitures médicales vitales.
La Cour note en outre que, selon des rapports de l’Organisation des Nations Unies, plus de 100 000 personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne se sont vues obligées de quitter leur lieu de résidence et de gagner la frontière arménienne depuis l’opération que l’Azerbaïdjan a déclenchée au Haut-Karabakh le 19 septembre 2023, après laquelle il a repris entièrement le contrôle de ce territoire. Elle est d’avis que les personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne qui se trouvent au Haut-Karabakh et celles qui en sont parties demeurent vulnérables.
S’agissant des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne qui habitent toujours au Haut-Karabakh, la Cour rappelle, comme elle l’a relevé par le passé, qu’un préjudice irréparable peut être causé au droit à l’égalité devant la loi dans la jouissance du droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État dès lors que les personnes concernées sont exposées à des privations, à un sort pénible et angoissant et même à des dangers pour leur vie et leur santé. La Cour a également estimé qu’un préjudice peut être considéré comme irréparable lorsqu’il touche des personnes séparées de leur famille, de manière temporaire ou potentiellement continue, qui, de ce fait, endurent une souffrance psychologique, ou lorsqu’il touche des étudiants qui ne peuvent poursuivre leurs études.
La Cour a dit que les personnes contraintes de quitter leur lieu de résidence sans possibilité de retour peuvent courir un risque grave de préjudice irréparable. Elle estime que les mêmes considérations valent pour les personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne qui se voient obligées de fuir leur lieu de résidence par crainte d’être prises pour cible en raison de leur appartenance à un groupe protégé par la CIEDR.
Au vu de la relation entre les droits des personnes désignées précédemment et les droits des États parties à la convention, il s’ensuit qu’un préjudice irréparable risque également d’être causé aux droits invoqués par la demanderesse.
Au vu des considérations qui précèdent, la Cour conclut que la méconnaissance des droits qu’elle a jugés plausibles pourrait causer un préjudice irréparable à ces droits et qu’il y a urgence, c’est-à-dire qu’il existe un risque réel et imminent qu’un tel préjudice soit causé avant qu’elle ne se prononce de manière définitive en l’affaire.
La Cour relève que ces conclusions relatives au risque de préjudice irréparable et au caractère d’urgence doivent être considérées à la lumière des engagements formels pris par l’agent de l’Azerbaïdjan, au nom de son gouvernement, à l’audience publique tenue l’après-midi du 12 octobre 2023, à savoir :
« a) L’Azerbaïdjan s’engage à faire tout ce qui est en son pouvoir pour garantir, sans distinction fondée sur l’origine ethnique ou nationale :
a) la sécurité des habitants au Garabagh, y compris en veillant à la sûreté de leur personne et en subvenant à leurs besoins humanitaires, notamment par :
i) l’approvisionnement du Garabagh en denrées alimentaires, médicaments et autres produits de première nécessité,
ii) l’accès aux soins médicaux disponibles, et
iii) le maintien des services publics, notamment l’approvisionnement en gaz et en électricité ;
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b) le droit des habitants du Garabagh de circuler librement et de choisir leur lieu de résidence, y compris en permettant le retour sûr et rapide de ceux qui choisissent de regagner leur foyer, et le départ sûr et sans obstacle de tous ceux qui veulent quitter le Garabagh ;
c) la protection des biens des personnes qui ont quitté le Garabagh.
b) L’Azerbaïdjan s’engage également à faciliter :
a) l’accès du CICR, ainsi que les activités du comité, avec lequel l’Azerbaïdjan s’engage à coopérer pour que l’aide humanitaire parvienne au Garabagh ;
b) les inspections effectuées par l’ONU, de sorte que l’Organisation puisse se rendre au Garabagh afin de faire des recommandations sur les mesures à prendre pour pourvoir aux besoins humanitaires, socio-économiques et autres dans cette région.
c) L’Azerbaïdjan s’engage à protéger et à ne pas endommager ou détruire les monuments, artefacts et sites culturels au Garabagh.
d) L’Azerbaïdjan s’engage à protéger et à ne pas détruire les documents et registres liés à l’enregistrement, à l’identité, et/ou à la propriété privée qui se trouvent au Garabagh. »
La Cour rappelle que les déclarations unilatérales peuvent créer des obligations juridiques et que les États intéressés peuvent tenir compte des déclarations unilatérales et tabler sur elles ; ils sont fondés à exiger que l’obligation ainsi créée soit respectée. Elle rappelle également que dès lors qu’un État a pris un tel engagement quant à son comportement, il doit être présumé qu’il s’y conformera de bonne foi. La Cour note que les engagements de l’agent de l’Azerbaïdjan, qui ont été pris publiquement devant elle, et formulés de manière détaillée, visent à remédier à la situation dans laquelle se trouvent les personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne au Haut-Karabakh depuis l’opération déclenchée par l’Azerbaïdjan dans la région le 19 septembre 2023. Elle est d’avis que les engagements pris par l’agent de l’Azerbaïdjan au nom de son gouvernement sont contraignants et créent des obligations juridiques à la charge de cet État.
La Cour constate que nombre des engagements de l’Azerbaïdjan répondent aux préoccupations exprimées par l’Arménie dans la cinquième demande, bien qu’ils ne correspondent pas à tous égards aux mesures sollicitées. Il en va ainsi notamment pour la demande de l’Arménie concernant la situation des personnes d’origine nationale ou ethnique arménienne qui se trouvent au Haut-Karabakh et ne souhaitent pas en partir mais qui pourraient se sentir obligées de le faire si des « acte[s] ayant directement ou indirectement pour but ou pour effet de déplacer du Haut-Karabakh les personnes d’origine ethnique arménienne qui s’y trouvent encore » étaient commis.
De l’avis de la Cour, les engagements pris par l’agent de l’Azerbaïdjan à l’audience publique tenue l’après-midi du 12 octobre 2023 contribuent à atténuer le risque imminent de préjudice irréparable résultant de l’opération déclenchée par l’Azerbaïdjan au Haut-Karabakh le 19 septembre 2023, mais ne l’écartent pas totalement.
À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, même compte tenu des engagements pris par l’agent de l’Azerbaïdjan au nom de son gouvernement à l’audience publique tenue l’après-midi du 12 octobre 2023, un préjudice irréparable pourrait être causé aux droits invoqués par l’Arménie et l’urgence persiste, c’est-à-dire qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé à ces droits avant que la Cour ne rende sa décision définitive.
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V. CONCLUSION ET MESURES À ADOPTER (PAR. 66-73)
La Cour conclut de l’ensemble des considérations qui précèdent que les conditions requises pour l’indication de mesures conservatoires sont réunies. Il y a donc lieu pour elle d’indiquer, dans l’attente de sa décision définitive, certaines mesures visant à protéger les droits revendiqués par l’Arménie, tels qu’ils sont exposés ci-dessus.
La Cour rappelle que, lorsqu’une demande en indication de mesures conservatoires lui est présentée, elle a le pouvoir, en vertu de son Statut, d’indiquer des mesures totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées. Le paragraphe 2 de l’article 75 de son Règlement mentionne expressément ce pouvoir, qu’elle a déjà exercé en plusieurs occasions par le passé.
En la présente espèce, ayant examiné le libellé des mesures conservatoires sollicitées par l’Arménie ainsi que les circonstances de l’affaire, la Cour estime que les mesures à indiquer n’ont pas à être identiques à celles qui sont sollicitées.
La Cour conclut que, s’agissant de la situation décrite précédemment, et en attendant l’arrêt définitif en l’affaire, l’Azerbaïdjan doit, conformément aux obligations qu’il tient de la CIEDR, i) veiller à ce que toute personne qui aurait quitté le Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et qui souhaiterait y retourner soit en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement ; ii) veiller à ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et qui souhaiterait en partir soit en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement ; et iii) veiller à ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 ou qui y serait retournée et qui souhaiterait y rester ne fasse pas l’objet de recours à la force ou d’intimidation susceptible de l’inciter à fuir.
La Cour rappelle aussi que l’Azerbaïdjan s’est engagé à « protéger et à ne pas détruire les documents et registres liés à l’enregistrement, à l’identité, et/ou à la propriété privée qui se trouvent au Garabagh ». À cet égard, elle considère nécessaire que l’Azerbaïdjan tienne aussi dûment compte dans sa pratique administrative et législative desdits documents et registres s’agissant des personnes qui auraient quitté le Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et celles qui y seraient restées.
Compte tenu de la nature spécifique des mesures conservatoires qu’elle a décidé d’indiquer, et à la lumière des engagements pris par l’agent de l’Azerbaïdjan à l’audience publique tenue l’après-midi du 12 octobre 2023, la Cour estime que l’Azerbaïdjan doit lui présenter un rapport sur les dispositions qu’il aura prises pour donner effet aux mesures conservatoires indiquées et aux engagements susmentionnés, dans un délai de huit semaines à compter de la date de la présente ordonnance. Le rapport ainsi présenté sera communiqué à l’Arménie, qui aura la possibilité de faire part à la Cour de ses observations à son sujet.
La Cour réaffirme les mesures conservatoires indiquées dans ses ordonnances du 7 décembre 2021 et du 22 février 2023.
VI. DISPOSITIF (PAR. 74)
Le texte intégral du dispositif de l’ordonnance se lit comme suit :
« Par ces motifs,
LA COUR,
Indique à titre provisoire les mesures conservatoires suivantes :
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1) Par treize voix contre deux,
La République d’Azerbaïdjan doit, conformément aux obligations qu’elle tient de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, i) veiller à ce que toute personne qui aurait quitté le Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et qui souhaiterait y retourner soit en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement ; ii) veiller à ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 et qui souhaiterait en partir soit en mesure de le faire en toute sécurité, librement et rapidement ; et iii) veiller à ce que toute personne qui serait restée au Haut-Karabakh après le 19 septembre 2023 ou qui y serait retournée et qui souhaiterait y rester ne fasse pas l’objet de recours à la force ou d’intimidation susceptible de l’inciter à fuir ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Bennouna, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Yusuf, juge ; M. Koroma, juge ad hoc ;
2) Par treize voix contre deux,
La République d’Azerbaïdjan doit, conformément aux obligations qu’elle tient de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, protéger et préserver les documents et registres liés à l’enregistrement, à l’identité, et à la propriété privée relatifs aux personnes désignées au point 1) et en tenir dûment compte dans sa pratique administrative et législative ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Bennouna, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Yusuf, juge ; M. Koroma, juge ad hoc ;
3) Par treize voix contre deux,
La République d’Azerbaïdjan doit présenter à la Cour un rapport sur les dispositions qu’elle aura prises pour donner effet aux mesures conservatoires indiquées ainsi qu’aux engagements pris par son agent, en son nom, lors de l’audience publique qui s’est tenue l’après-midi du 12 octobre 2023, dans un délai de huit semaines à compter de la date de la présente ordonnance.
POUR : Mme Donoghue, présidente ; M. Gevorgian, vice-président ; MM. Tomka, Bennouna, Mmes Xue, Sebutinde, MM. Bhandari, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Yusuf, juge ; M. Koroma, juge ad hoc. »
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M. le juge Yusuf joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente ; M. le juge ad hoc Koroma joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente1.
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1 Les résumés des opinions rédigées par les membres de la Cour en anglais sont annexés au résumé de l’ordonnance en anglais.

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Résumé de l'ordonnance du 17 novembre 2023

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