Résumé de l'ordonnance du 16 novembre 2023

Document Number
188-20231116-SUM-01-00-EN
Document Type
Incidental Proceedings
Number (Press Release, Order, etc)
2023/6
Date of the Document
Document File

COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Palais de la Paix, Carnegieplein 2, 2517 KJ La Haye, Pays-Bas
Tél : +31 (0)70 302 2323 Télécopie : +31 (0)70 364 9928
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Résumé
Non officiel
Résumé 2023/6 Le 16 novembre 2023
Application de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Canada et Pays-Bas c. République arabe syrienne) Demande en indication de mesures conservatoires
La Cour commence par rappeler que, le 8 juin 2023, le Canada et le Royaume des Pays-Bas ont déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la République arabe syrienne concernant des violations alléguées de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ci-après la « convention contre la torture » ou la « convention »), et que cette requête était accompagnée d’une demande priant la Cour d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :
« a) la Syrie doit immédiatement prendre des mesures efficaces pour cesser et prévenir tous les actes qui sont constitutifs de torture et d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ou y contribuent ;
b) compte tenu du risque fortement accru, pour les détenus, d’être soumis à la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, la Syrie doit immédiatement :
i) cesser les détentions arbitraires et libérer toutes les personnes détenues arbitrairement ou illégalement ;
ii) cesser toute forme de détention au secret ;
iii) permettre l’accès à tous ses lieux de détention officiels et non officiels aux mécanismes de contrôle indépendants et au personnel médical, et autoriser les contacts et les visites entre les détenus et leurs familles et avocats ;
iv) prendre des mesures urgentes pour améliorer les conditions de vie dans tous ses centres de détention officiels et non officiels, afin de garantir que tous les détenus sont traités avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à la personne humaine, conformément aux normes internationales ;
c) la Syrie doit s’abstenir de détruire ou de rendre inaccessible tout élément de preuve lié à la requête, notamment en détruisant ou en rendant inaccessibles des dossiers médicaux ou d’autres documents concernant des blessures subies à la suite d’actes de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, ou la
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dépouille de toute personne ayant été victime d’actes de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ;
d) la Syrie doit sauvegarder tout renseignement concernant la cause du décès d’un détenu décédé pendant sa détention ou son hospitalisation, y compris toute information relative à l’examen médico-légal de la dépouille et aux lieux d’inhumation, et fournir aux proches de toute personne décédée à la suite d’actes de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants après son arrestation, son hospitalisation ou sa détention un certificat de décès indiquant la cause véritable du décès ;
e) la Syrie doit communiquer aux proches l’emplacement des lieux d’inhumation des personnes décédées à la suite d’actes de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants après leur arrestation, leur hospitalisation ou leur détention ;
f) la Syrie ne doit prendre aucune mesure, et veiller à ce qu’aucune mesure ne soit prise, susceptible d’aggraver ou d’étendre le différend existant qui fait l’objet de la requête, ou d’en rendre le règlement plus difficile ; et
g) la Syrie doit présenter à la Cour un rapport sur toutes les mesures qu’elle aura prises pour donner effet à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, en commençant au plus tard six mois après le prononcé de celle-ci, et tous les six mois par la suite jusqu’au règlement du différend. »
La Cour évoque le fait que la Syrie l’a informée, par lettre datée du 9 octobre 2023, qu’elle avait décidé de ne pas participer aux audiences devant s’ouvrir le 10 octobre 2023. La Cour note toutefois que le chargé d’affaires de l’ambassade de Syrie à Bruxelles a, par lettre datée du 10 octobre 2023, communiqué à la Cour la position de son gouvernement concernant la demande en indication de mesures conservatoires présentée par le Canada et les Pays-Bas. La Cour note également que la Syrie l’a informée, par lettre datée du 13 octobre 2023, de la désignation de deux agents aux fins de l’affaire.
La Cour regrette la décision prise par la Syrie de ne pas prendre part à la procédure orale sur la demande en indication de mesures conservatoires et rappelle à cet égard que la non-comparution d’une partie comporte des conséquences négatives pour une bonne administration de la justice, en ce qu’elle prive la Cour de l’aide qu’une partie aurait pu lui apporter. La Cour doit néanmoins continuer de s’acquitter de sa fonction judiciaire dans n’importe quelle phase de l’affaire.
La Cour note que, bien qu’officiellement absentes d’une phase particulière de l’affaire, ou de toutes, les parties non comparantes soumettent parfois des lettres et des documents à la Cour par des moyens non prévus par son Règlement. Ayant avantage à connaître les vues des deux parties, quelle que soit la forme sous laquelle elles ont été présentées, la Cour indique qu’elle prendra en considération la lettre que la Syrie lui a communiquée, dans la mesure où elle estimera approprié de le faire pour s’acquitter de ses obligations. La Cour souligne enfin que la non-comparution d’une partie à la procédure ou à une phase quelconque de celle-ci ne saurait en aucun cas affecter la validité de sa décision.
I. COMPÉTENCE PRIMA FACIE (PAR. 20-47)
1. Observations générales (par. 20-23)
La Cour rappelle que, d’après sa jurisprudence, elle ne peut indiquer des mesures conservatoires que si les dispositions invoquées par le demandeur semblent prima facie constituer
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une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée. Toutefois, elle n’a pas besoin de s’assurer de manière définitive qu’elle a compétence quant au fond de l’affaire. En la présente espèce, les États demandeurs entendent fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de celle-ci et le paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture. La Cour doit donc, en premier lieu, déterminer si ces dispositions lui confèrent prima facie compétence pour statuer au fond de l’affaire.
La Cour note que le Canada, les Pays-Bas et la Syrie sont tous trois parties à la convention contre la torture et qu’aucune des Parties n’a formulé de réserve à l’article 30 de la convention.
2. Existence d’un différend concernant l’interprétation ou l’application de la convention contre la torture (par. 24-33)
La Cour rappelle que le paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture subordonne la compétence de la Cour à l’existence d’un différend concernant l’interprétation ou l’application de cet instrument. Les États demandeurs entendant fonder sa compétence sur la clause compromissoire d’une convention internationale, la Cour doit rechercher si les actes dont ils tirent grief semblent susceptibles d’entrer dans le champ d’application ratione materiae de cet instrument.
La Cour rappelle que, aux fins de déterminer s’il existait un différend entre les parties au moment du dépôt de la requête, elle tient notamment compte de l’ensemble des déclarations ou documents échangés entre elles, ainsi que de tout échange ayant eu lieu dans des enceintes multilatérales.
La Cour examine ensuite les déclarations des Parties faites dans un cadre bilatéral. Elle relève notamment que les Pays-Bas et le Canada ont adressé à la Syrie deux notes diplomatiques individuelles, respectivement datées du 18 septembre 2020 et du 3 mars 2021, lui reprochant de ne pas s’être acquittée de ses obligations au titre de la convention contre la torture. Puis, le 21 avril 2021, les demandeurs ont envoyé une première note diplomatique conjointe, qui faisait notamment référence à ces communications antérieures. Dans une note diplomatique datée du 30 septembre 2021, la Syrie a reconnu que les demandeurs avaient envoyé l’« exposé des faits » et l’« exposé de droit » le 9 août 2021 et indiqué qu’elle rejetait « in toto » la « formulation » employée par ces derniers, qui évoquait sa « responsabilité internationale pour les manquements à ses obligations au titre de la convention contre la torture ». La Cour constate que les échanges intervenus entre les Parties avant le dépôt de la requête indiquent que celles-ci ont des vues divergentes sur la question de savoir si certains actes ou omissions reprochés à la Syrie emportent violation des obligations que lui impose la convention contre la torture.
La Cour rappelle que, aux fins de la présente procédure, la Cour n’a pas à se prononcer sur la question de savoir si la Syrie a, comme cela est allégué, manqué aux obligations lui incombant au titre de la convention contre la torture, ce qu’elle ne pourrait faire que dans le cadre de l’examen de l’affaire au fond. Au stade actuel, elle doit établir si les actes et omissions dont les demandeurs tirent grief semblent susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention. La Cour note que, selon les États demandeurs, la Syrie a violé ses obligations au titre de la convention de différentes manières, soit par des disparitions forcées, le traitement odieux des détenus, des conditions inhumaines de détention, d’autres actes commis pour contraindre, punir ou terroriser la population civile, ainsi que la violence sexuelle et fondée sur le genre. De l’avis de la Cour, les actes et omissions que les demandeurs reprochent à la Syrie semblent susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention.
En conséquence, la Cour conclut qu’il existe une base suffisante pour établir prima facie qu’un différend oppose les Parties quant à l’interprétation ou à l’application de la convention contre la torture.
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3. Conditions procédurales préalables (par. 34-46)
La Cour rappelle par ailleurs que le paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture énonce des conditions procédurales préalables auxquelles il doit être satisfait pour qu’un différend puisse être porté devant la Cour. Il faut tout d’abord que les parties tentent de régler le différend par « voie de négociation ». Ensuite, le différend, s’il ne peut être réglé par cette voie, doit être « soumis à l’arbitrage à la demande de l’un[e des parties] ». Enfin, la disposition prévoit que le différend ne peut être porté devant la Cour que si, « dans les six mois qui suivent la date de la demande d’arbitrage, les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’organisation de l’arbitrage ».
S’agissant de la première de ces conditions, la Cour affirme qu’au stade actuel de la procédure, elle déterminera s’il apparaît, prima facie, que les demandeurs ont véritablement cherché à mener des négociations avec la Syrie en vue de régler le différend qui les oppose et si les demandeurs ont poursuivi ces négociations autant qu’il était possible.
La Cour relève que les négociations sont à distinguer des simples protestations ou contestations, et supposent que l’une des parties ait véritablement cherché à engager un dialogue avec l’autre en vue de régler le différend. Si les parties ont cherché à négocier ou ont entamé des négociations, cette condition préalable n’est réputée remplie que lorsque la tentative de négocier a été vaine ou que les négociations ont échoué, sont devenues inutiles ou ont abouti à une impasse. Pour satisfaire à cette condition préalable, ladite négociation doit concerner l’objet du différend, qui doit lui-même se rapporter aux obligations de fond prévues par l’instrument en question.
À cet égard, la Cour note que, depuis que la Syrie s’est vu formellement reprocher par les Pays-Bas et le Canada d’avoir manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la convention contre la torture, les Parties ont échangé, pendant deux ans, une série de notes diplomatiques et tenu des réunions en personne le 26 avril et les 5 et 6 octobre 2022 afin de tenter de parvenir à un règlement négocié du différend. Or, il apparaît à la Cour, au vu de la teneur des notes diplomatiques et des informations disponibles concernant les réunions tenues en personne, que les positions qui étaient celles des Parties n’avaient pas évolué et qu’aucun progrès substantiel n’avait été fait aux fins de la résolution du différend dans la période ayant précédé la note diplomatique conjointe du 7 novembre 2022 dans laquelle le Canada et les Pays-Bas ont demandé que le différend soit soumis à l’arbitrage.
En conséquence, il apparaît à la Cour que la condition préalable de négociation prescrite au paragraphe 1 de l’article 30 de la convention avait été remplie à la date de dépôt de la requête.
Concernant la condition préalable relative à l’arbitrage prévue au paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture, la Cour estime que, dans leur note diplomatique datée du 7 novembre 2022, les États demandeurs ont expressément proposé à la Syrie de recourir à l’arbitrage en vue de régler le différend concernant les violations de la convention qui lui étaient reprochées. La Cour observe en outre que la Syrie ne semble pas avoir accusé réception de cette proposition ni y avoir répondu d’une quelconque autre manière, et que plus de six mois se sont écoulés depuis que celle-ci a été formulée. Il apparaît donc à la Cour que la condition procédurale préalable relative à l’arbitrage, énoncée au paragraphe 1 de l’article 30 de la convention, avait été remplie à la date de dépôt de la requête.
Rappelant que, à ce stade de la procédure, elle doit se prononcer uniquement sur sa compétence prima facie, la Cour estime qu’il semble avoir été satisfait aux conditions procédurales préalables prescrites par le paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture.
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La Cour examine ensuite l’argument de la Syrie selon lequel la Cour n’a pas compétence pour connaître de la requête. Selon la Syrie, les demandeurs ne peuvent introduire une instance devant la Cour sur le fondement de l’article 30 de la convention sans avoir préalablement soumis une communication au Comité contre la torture conformément à l’article 21, ce qu’ils n’ont pas fait. La Syrie soutient également qu’elle a fait une déclaration en vertu du paragraphe 1 de l’article 28 de la convention aux termes de laquelle elle ne reconnaît pas la compétence du Comité pour agir conformément à l’article 20, et qu’elle n’a jamais soumis de déclaration reconnaissant la compétence de celui-ci pour recevoir et examiner des communications en vertu de l’article 21.
À cet égard, la Cour observe que le paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture ne semble pas indiquer que la compétence qu’il lui confère est subordonnée aux procédures du Comité contre la torture. Il apparaît en outre à la Cour que la déclaration de la Syrie rejetant la compétence de cet organe pour agir conformément à l’article 20 et le fait que celle-ci n’ait jamais reconnu la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications en vertu de l’article 21 sont sans incidence sur la compétence de la Cour au titre du paragraphe 1 de l’article 30 de la convention.
4. Conclusion quant à la compétence prima facie (par. 47)
À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, prima facie, elle a compétence en vertu du paragraphe 1 de l’article 30 de la convention contre la torture pour connaître de l’affaire dans la mesure où le différend entre les Parties concerne l’interprétation ou l’application de la convention.
II. QUALITÉ POUR AGIR DU CANADA ET DES PAYS-BAS (PAR. 48-51)
La Cour examine ensuite la question de la qualité pour agir du Canada et des Pays-Bas. Elle relève que, selon les demandeurs, les obligations incombant à la Syrie au titre de la convention contre la torture revêtent, de leur point de vue, un caractère erga omnes partes et leur sont donc dues, comme elles sont dues à tous les autres États parties à la convention. Elle relève ensuite que, selon la Syrie, les obligations découlant de la convention contre la torture sont des obligations individuelles faites aux États, et que les demandeurs ne sont pas en droit de mettre en cause sa responsabilité sur le fondement de la convention, parce qu’ils n’ont pas établi avoir subi un quelconque préjudice.
La Cour commence par rappeler que dans l’arrêt rendu le 20 juillet 2012 en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), elle a observé que, en raison des valeurs qu’ils partagent, les États parties à la convention contre la torture ont un intérêt commun à assurer la prévention des actes de torture et, si de tels actes sont commis, à veiller à ce que leurs auteurs ne bénéficient pas de l’impunité. La Cour rappelle également que cet intérêt commun implique que les obligations en question s’imposent à tout État partie à la convention à l’égard de tous les autres États parties. Ainsi, les obligations correspondantes peuvent donc être qualifiées d’obligations erga omnes partes, en ce sens que, quelle que soit l’affaire, chaque État partie a un intérêt à ce qu’elles soient respectées. Il s’ensuit, poursuit la Cour, que tout État partie à la convention contre la torture peut invoquer la responsabilité d’un autre État partie en vue d’obtenir que la Cour détermine si celui-ci a manqué à ses obligations erga omnes partes et de mettre fin à ce manquement. La Cour conclut que les demandeurs ont, prima facie, qualité pour lui soumettre le différend qui les oppose à la Syrie au sujet de violations alléguées d’obligations découlant de la convention contre la torture.
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III. DROITS DONT LA PROTECTION EST RECHERCHÉE ET LIEN ENTRE CES DROITS ET LES MESURES DEMANDÉES (PAR. 52-63)
S’agissant des droits dont la protection est recherchée, la Cour rappelle que le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires qu’elle tient de l’article 41 de son Statut a pour objet de sauvegarder, dans l’attente de sa décision au fond, les droits revendiqués par chacune des parties. Il s’ensuit que la Cour doit se préoccuper de sauvegarder par de telles mesures les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait reconnaître à l’une ou à l’autre des parties. Aussi ne peut-elle exercer ce pouvoir que si elle estime que les droits invoqués par le demandeur sont au moins plausibles. En outre, un lien doit exister entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires demandées.
La Cour note que, en la présente l’espèce, les États demandeurs se réfèrent à leurs droits d’exiger que la Syrie s’acquitte des obligations lui incombant au regard de la convention contre la torture, notamment celles énoncées aux articles 2, 7, 10, 11, 12, 13, 15 et 16. En outre, ils font valoir que la protection de ces droits aura pour effet de protéger également les personnes qui, selon eux, sont actuellement soumises à la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en Syrie ou risquent de l’être de manière imminente.
La Cour fait observer que la convention contre la torture impose aux États parties un certain nombre d’obligations en ce qui concerne la prévention et la répression des actes de torture et autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elle rappelle avoir déjà indiqué par le passé qu’il existait une corrélation entre le respect des droits des personnes consacrés par la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, les obligations que celle-ci impose aux États parties et le droit qu’ont ces derniers de demander l’exécution de ces obligations. De l’avis de la Cour, cela vaut également pour la convention contre la torture. La Cour considère que les demandeurs ont un droit plausible à ce que la Syrie s’acquitte de ses obligations au titre de la convention qui ont un caractère erga omnes partes. Ainsi, la Cour estime que les droits que les États demandeurs revendiquent et dont ils sollicitent la protection sont plausibles.
La Cour en vient ensuite à la condition du lien entre les droits revendiqués par le Canada et les Pays-Bas et les mesures conservatoires sollicitées. Elle considère à cet égard que, par leur nature même, certaines des mesures conservatoires sollicitées par les États demandeurs visent à sauvegarder les droits qu’ils revendiquent sur le fondement de la convention contre la torture en la présente espèce. Tel est le cas, en particulier, des mesures tendant à la prévention des actes de torture et autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et à la conservation des éléments de preuve se rapportant à de tels actes.
La Cour conclut qu’un lien existe entre les droits revendiqués par les États demandeurs et certaines des mesures conservatoires sollicitées.
IV. RISQUE DE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE ET URGENCE (PAR. 64-75)
La Cour rappelle qu’elle tient de l’article 41 de son Statut le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’un préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire ou lorsque la méconnaissance alléguée de ces droits risque d’entraîner des conséquences irréparables. Ce pouvoir n’est toutefois exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués avant que la Cour ne rende sa décision définitive.
La Cour estime que les personnes soumises à la torture ou à d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, qui causent sévices et détresse psychologique, sont exposées à un risque grave de préjudice irréparable. Elle observe qu’au vu de la relation entre les
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droits de telles personnes et les droits des États parties à la convention, il s’ensuit qu’un préjudice irréparable risque également d’être causé aux droits invoqués par les demandeurs.
Dans la présente espèce, la Cour observe que les éléments d’information versés au dossier comprennent différents rapports établis par la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne, établie par une résolution du Conseil des droits de l’homme en 2011. Elle relève que la Commission a constaté dans plusieurs rapports le caractère systématique des actes de torture et autres actes constitutifs de peines et traitements cruels, inhumains ou dégradants commis dans les lieux de détention administrés par les autorités syriennes, et qui entraînent la mort de nombreux détenus. La Cour note en outre que, dans sa résolution 77/230 du 15 décembre 2022, l’Assemblée générale des Nations Unies a « [d]éplor[é] et condamn[é] dans les termes les plus énergiques la poursuite des violations flagrantes généralisées et systématiques des droits humains et des libertés fondamentales » en Syrie, et notamment « la torture, les violences sexuelles et fondées sur le genre systématiques, dont les viols dans les centres de détention, les mauvais traitements, d’autres violations des droits humains et atteintes à ces droits, y compris à l’égard des femmes et des enfants ». La Cour prend également note, entre autres, du rapport de la Commission d’enquête, daté du 10 juillet 2023, dans lequel la Commission a établi que la torture et d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants perduraient dans les lieux de détention du gouvernement. La Cour fait observer que, dans son récent rapport du 14 août 2023, la Commission d’enquête a indiqué qu’elle « a[vait] des motifs raisonnables de croire que les … actes de torture et … mauvais traitements … s[’étaie]nt poursuivis ».
Par ailleurs, la Cour relève que, dans plusieurs rapports, la Commission d’enquête s’est penchée sur la question des violences sexuelles et fondées sur le genre, et a constaté que, en détention comme ailleurs, ces violences dirigées contre les femmes, les filles, les hommes et les garçons constituent un problème persistant en Syrie depuis le soulèvement de 2011.
À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits invoqués par les États demandeurs avant qu’elle ne rende sa décision définitive.
V. CONCLUSION ET MESURES À ADOPTER (PAR. 76-82)
La Cour conclut de l’ensemble des considérations qui précèdent que les conditions requises pour l’indication de mesures conservatoires sont réunies. Il y a donc lieu pour elle d’indiquer, dans l’attente de sa décision définitive, certaines mesures visant à protéger les droits revendiqués par les États demandeurs. La Cour rappelle que, lorsqu’une demande en indication de mesures conservatoires lui est présentée, elle a le pouvoir, en vertu de son Statut, d’indiquer des mesures totalement ou partiellement différentes de celles qui sont sollicitées.
En la présente espèce, ayant examiné le libellé des mesures conservatoires sollicitées par les États demandeurs ainsi que les circonstances de l’affaire, la Cour estime que les mesures à indiquer n’ont pas à être identiques à celles qui sont sollicitées. La Cour considère que, dans l’attente de la décision définitive qu’elle rendra en l’affaire, la Syrie doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention contre la torture, prendre toutes les mesures en son pouvoir afin de prévenir les actes de torture et autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et de veiller à ce qu’aucun de ses représentants, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle, son autorité ou son influence ne commette d’actes de torture ou d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. La Cour estime également que la Syrie doit prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation de tous les éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes entrant dans le champ d’application de la convention contre la torture, notamment les dossiers médicaux, examens médico-légaux et autres documents concernant des blessures et des décès.
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DISPOSITIF (PAR. 83)
Le texte intégral du dispositif de l’ordonnance se lit comme suit :
« Par ces motifs,
La Cour,
Indique les mesures conservatoires suivantes :
1) Par treize voix contre deux,
La République arabe syrienne doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, prendre toutes les mesures en son pouvoir afin de prévenir les actes de torture et autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et de veiller à ce qu’aucun de ses représentants, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle, son autorité ou son influence ne commette d’actes de torture ou d’autres actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ;
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ;
CONTRE : M. Gevorgian, vice-président ; Mme Xue, juge ;
2) Par treize voix contre deux,
La République arabe syrienne doit prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation de tous les éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes entrant dans le champ d’application de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
POUR : Mme Donoghue, présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Yusuf, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Salam, Iwasawa, Nolte, Mme Charlesworth, M. Brant, juges ;
CONTRE : M. Gevorgian, vice-président ; Mme Xue, juge. »
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M. le vice-président Gevorgian joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente ; Mme la juge Xue joint une déclaration à l’ordonnance.1
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1 Les résumés de l’opinion et de la déclaration rédigées par les membres de la Cour en anglais sont annexés au résumé de l’ordonnance en anglais.

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