Exposé écrit des observations et conclusions de l’Ukraine sur les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie

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182-20230203-WRI-01-00-EN
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Incidental Proceedings
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE (UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
EXPOSÉ ÉCRIT DES OBSERVATIONS ET CONCLUSIONS DE L’UKRAINE SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LA FÉDÉRATION DE RUSSIE
3 février 2023
[Traduction du Greffe]
TABLE DES MATIERES
Page
CHAPITRE 1. INTRODUCTION .............................................................................................................. 1
A. La Fédération de Russie tente de détourner l’attention de ses violations de la convention sur le génocide .......................................................................................................................... 2
B. La Fédération de Russie déforme le contexte factuel de ce différend ...................................... 3
C. Bref rappel de la procédure et économie de l’exposé écrit de l’Ukraine .................................. 5
CHAPITRE 2. IL EXISTE ENTRE L’UKRAINE ET LA FÉDÉRATION DE RUSSIE UN DIFFÉREND RELATIF À LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE .............................................................................. 8
A. La Fédération de Russie applique le mauvais critère pour déterminer l’existence, au moment du dépôt de la requête de l’Ukraine, d’un différend entre les Parties relevant de la convention sur le génocide ................................................................................................... 8
B. Il ressort des éléments dont dispose la Cour qu’il existait, au moment du dépôt de la requête de l’Ukraine, un différend relatif à la convention sur le génocide entre l’Ukraine et la Fédération de Russie ....................................................................................................... 11
C. L’objet du différend a trait à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide ..................................................................................................... 28
CHAPITRE 3. LA COUR A COMPÉTENCE RATIONE MATERIAE À L’ÉGARD DES GRIEFS DE L’UKRAINE, QUI SOUTIENT QUE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE A VIOLÉ LES ARTICLES PREMIER ET IV DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE ............................................... 32
A. La large compétence que la Cour tient de l’article IX de la convention ................................ 33
B. Les demandes de l’Ukraine sont susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide, et l’interprétation définitive des articles premier et IV peut être renvoyée au stade de l’examen au fond ........................................................................... 37
C. Une interprétation correcte des articles premier et IV de la convention sur le génocide milite en faveur de l’exercice de la compétence ratione materiae de la Cour ....................... 39
CHAPITRE 4. LES DEMANDES DE L’UKRAINE SONT RECEVABLES .................................................... 52
A. Les demandes formées par l’Ukraine dans son mémoire relèvent de l’objet du différend présenté dans sa requête.......................................................................................................... 52
B. Un arrêt de la Cour accueillant les demandes de l’Ukraine aurait un effet pratique .............. 55
C. La Cour pourrait déclarer qu’il n’y a pas d’élément crédible prouvant que l’Ukraine a commis un génocide en violation de la convention sur le génocide....................................... 57
D. La requête de l’Ukraine ne constitue pas un abus de procédure ............................................. 59
CHAPITRE 5. LA COUR A COMPÉTENCE À L’ÉGARD DU GRIEF PAR LEQUEL L’UKRAINE REPROCHE À LA FÉDÉRATION DE RUSSIE D’ÊTRE RESPONSABLE D’UN MANQUEMENT À SON ORDONNANCE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES AYANT FORCE OBLIGATOIRE ............................................................................................................................... 62
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A. La Fédération de Russie a continué de contrevenir à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires depuis que l’Ukraine a déposé son mémoire .................................... 63
B. La Cour a compétence à l’égard des manquements à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires commis par la Fédération de Russie ................................................. 66
OBSERVATIONS ET CONCLUSIONS ..................................................................................................... 71
___________
CHAPITRE 1 INTRODUCTION
1. Conformément à l’ordonnance rendue par la Cour le 7 octobre 2022, l’Ukraine soumet dans le présent exposé ses observations et conclusions sur les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie (ci-après également dénommée la « Russie »).
2. L’Ukraine a introduit la présente instance au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. En ratifiant ce traité historique relatif aux droits de l’homme, la Fédération de Russie a pris l’engagement solennel de prévenir et de punir le génocide. Or, au lieu de s’en acquitter en toute bonne foi, elle a dénaturé cette obligation et l’a détournée. L’Ukraine a fait la preuve, dans son mémoire, de la manipulation cynique de la convention sur le génocide à laquelle s’est livrée la Russie. Le génocide a longtemps « occup[é] la place particulière de “crime des crimes” » en droit international1. C’est ce crime extrêmement grave que, depuis 2014, la Fédération de Russie accuse l’Ukraine et ses agents de commettre en violation de la convention sur le génocide. Ces allégations sont portées malgré leur fausseté absolue et sans que les impératifs de diligence aient été respectés. Dans ce contexte, un différend de longue date relatif à la convention sur le génocide oppose les deux États : la Russie allègue depuis 2014 qu’un génocide en violation de la convention est commis par l’Ukraine ; celle-ci dément fermement ces allégations.
3. En février 2022, la situation s’est brusquement aggravée, la Fédération de Russie invoquant ces allégations infondées pour prendre des mesures unilatérales avec pour objectif affiché de faire cesser le génocide qu’elle reprochait à l’Ukraine de commettre dans le Donbas. C’est sur la base de ces allégations mensongères que la Russie a reconnu la prétendue indépendance des régions ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk. La Russie a en outre lancé ce qu’elle a qualifié d’« opération militaire spéciale », mais qui était en réalité une invasion de grande ampleur menée de manière brutale et criminelle. Les raisons et objectifs qu’elle a mis en avant pour justifier ses actes n’auraient pu être plus clairs. Pour reprendre les termes employés par le président russe dans une allocution transmise au Conseil de sécurité des Nations Unies, la Russie « dev[ait] faire cesser ces atrocités, ce génocide » et son « objectif » était « de protéger ceux et celles qui, huit années durant, [avaient] subi les outrages du régime de Kiev et le génocide orchestré par lui »2. Ainsi, un différend existant, relatif à des allégations mettant en cause la responsabilité d’un État à raison d’un génocide au sens de la convention sur le génocide, s’est cristallisé en un différend relatif à un usage abusif et dévoyé de cette convention, sans précédent et emportant violation de ses principes fondamentaux.
4. Lorsqu’elle a ratifié la convention sur le génocide, la Fédération de Russie ne s’est pas simplement engagée à donner effet de bonne foi à ses dispositions. Elle a consenti à la compétence de la Cour pour connaître des différends, quels qu’ils soient, « relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution » de la convention, « y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ». L’article IX de la convention est rédigé en termes généraux ; ainsi, il ne se limite pas
1 William A. Schabas, [Note introductive], Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, United Nations Audiovisual Library of International Law (2008), p. 4, accessible à l’adresse suivante : https://legal.un.org/ avl/pdf/ha/cppcg/cppcg_f.pdf.
2 Allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie (24 février 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843 (MU, annexe 6) ; lettre datée du 24 février 2022 adressée au Secrétaire général par le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation des Nations Unies, doc. S/2022/154 (24 février 2022) (transmettant le discours au Conseil de sécurité des Nations Unies).
L’Ukraine utilise ses propres translittérations orthographiques de noms de lieux ukrainiens tels que « Donbas » et « Kyïv ».
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aux questions liées à l’« interprétation ou l’application » visées par nombre de clauses compromissoires, et il prévoit une base de compétence supplémentaire applicable aux différends relatifs à l’« exécution » de la convention. Le différend dont l’Ukraine a saisi la Cour relève donc clairement de cet article.
5. La Russie n’en a pas moins soulevé une série d’exceptions préliminaires pour tenter de se soustraire aux conséquences de son consentement à la compétence de la Cour. Ses exceptions déforment le droit, ne tiennent aucun compte de la réalité des faits et devraient être rejetées par la Cour. Si l’on fait de la convention sur le génocide une interprétation correcte conforme à la jurisprudence constante de la Cour et que l’on tient compte de l’ensemble des moyens de preuve exposés par l’Ukraine, le différend dont est saisie la Cour porte sur l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide. À ce titre, il relève de la compétence conférée à la Cour. Les exceptions d’irrecevabilité soulevées par la Russie, qui sont pour l’essentiel des reprises reformulées de ses exceptions d’incompétence dénuées de fondement, sont tout aussi infondées que celles-ci.
A. LA FEDERATION DE RUSSIE TENTE DE DETOURNER L’ATTENTION DE SES VIOLATIONS DE LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE
6. Lorsqu’elle appréciera les exceptions préliminaires que soulève la Russie, la Cour devrait prêter une attention particulière aux allégations d’abus de procédure, qui sont non seulement spécieuses, mais également révélatrices, plus généralement, de l’approche juridiquement erronée adoptée par cet État. En soumettant à la Cour le différend qui oppose les Parties, l’Ukraine a fait précisément ce que prévoit l’article IX. En introduisant sa requête, en sollicitant des mesures conservatoires, en demandant réparation à la Russie et en cherchant à obtenir satisfaction devant l’organe judiciaire principal de l’ONU, elle a réaffirmé son attachement au droit international et à la résolution pacifique des différends. L’exercice par la Cour de son rôle fondamental au sein du système des Nations Unies revêt d’autant plus d’importance que d’autres organes de ce système sont paralysés.
7. Comme elle l’a relevé dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires, « [l]a Cour garde présents à l’esprit les buts et les principes de la Charte des Nations Unies, de même que les responsabilités qui lui incombent, en vertu de ladite Charte et du Statut de la Cour, en ce qui concerne le maintien de la paix et de la sécurité internationales, ainsi que le règlement pacifique des différends »3. L’Ukraine est également consciente du rôle qui incombe à la Cour et de la lourde responsabilité que lui ont confiée les parties à la convention sur le génocide par le jeu de la clause compromissoire de cet instrument, qui couvre l’ensemble des différends relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention.
8. La Fédération de Russie, en revanche, défie le droit international et l’autorité de la Cour. En effet, non seulement elle avance des arguments fallacieux dans le but de restreindre la compétence que celle-ci tient de la convention sur le génocide, mais elle rejette aussi manifestement et expressément l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue en l’espèce. Dans ce contexte, il est stupéfiant qu’elle consacre une grande partie de ses exceptions préliminaires à accuser l’Ukraine d’« abus de procédure »4. Ce prétendu « abus » qu’aurait commis l’Ukraine est emblématique de la vision rétrograde qu’a la Russie du droit international. Dans sa conception, la
3 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, par. 18 (ci-après « l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022 »).
4 Voir exceptions préliminaires de la Fédération de Russie (ci-après « EPFR »), chap. V, sect. D.
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convention sur le génocide n’est pas un bouclier destiné à protéger les peuples vulnérables du crime le plus odieux, mais une épée à brandir face à un État souverain, son gouvernement élu démocratiquement et son peuple.
9. Dans sa vision, la Russie peut alléguer à maintes reprises qu’une partie contractante a violé la convention sur le génocide sans créer de différend relatif à cet instrument. Selon elle, aucune disposition de la convention sur le génocide n’empêche les États de s’acquitter de leurs obligations en agissant de mauvaise foi et en abusant de leur engagement de prévenir et de punir le génocide, de sorte à nuire à une autre partie à la convention. Le seul « abus » que la Russie est en mesure de percevoir est l’acte pacifique consistant à introduire une requête auprès de la Cour internationale de Justice. Le fait que la Russie soit prête à avancer pareil argument est révélateur de la nature de ses exceptions préliminaires dans leur globalité.
10. En effet, même lorsqu’elles ne portent pas directement sur un abus de procédure, les exceptions préliminaires qu’avance la Russie consistent pour l’essentiel en critiques boiteuses de la manière dont l’Ukraine procède devant la Cour. Par exemple, la Russie affirme que l’Ukraine a procédé à une « modification radicale » en l’espèce et que
« sa revendication initiale visant à obtenir confirmation que les actes de la Fédération de Russie ne trouvaient aucune justification dans la convention sur le génocide a été transformée en demandes dont l’objectif est d’établir la responsabilité de la Fédération de Russie à raison de violations alléguées des articles premier et IV de la convention »5.
Or, la « modification radicale » que perçoit la Russie ne s’est pas produite. Depuis le début de la présente instance, la Cour a bien compris le grief central de l’Ukraine, à savoir que « la Fédération de Russie a agi de manière incompatible avec ses obligations et devoirs, tels qu’énoncés aux articles premier et IV de la convention », et que l’Ukraine a « le droit, en vertu de la convention, de ne pas faire l’objet d’un préjudice résultant d’un usage abusif et dévoyé que fait la Fédération de Russie de celle-ci »6.
11. Que les actes commis par la Fédération de Russie ne trouvent aucune justification dans la convention sur le génocide, d’une part, et qu’ils emportent violation des dispositions de cette même convention, de l’autre, sont tout simplement les deux faces de la même réalité — ou, en l’espèce, du même différend. Dans la pratique de la Cour, il est habituel qu’une partie précise et détaille ses demandes et arguments juridiques dans son mémoire, et c’est ce qu’a fait l’Ukraine — elle n’a pas transformé le différend, et encore moins commis un abus de procédure.
B. LA FEDERATION DE RUSSIE DEFORME LE CONTEXTE FACTUEL DE CE DIFFEREND
12. La Fédération de Russie déforme également les éléments factuels de ce différend au chapitre II de ses exceptions préliminaires, dans lequel elle prétend présenter un long « contexte factuel » afin de « rétablir la vérité »7. Or, en réalité, le récit qu’elle fait dans ce chapitre n’est que pure fiction.
5 Ibid., par. 72 ; voir également ibid., chap. V, sect. A.
6 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 52 et 54.
7 EPFR, par. 5.
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13. L’Ukraine est disposée à revenir en détail sur les éléments factuels lorsque le moment sera venu — c’est-à-dire au stade du fond. Il est bien établi que, pour apprécier sa compétence ratione materiae au stade des exceptions préliminaires, la Cour vérifie si le différend est susceptible de relever des prévisions du traité en question, sur la base des faits tels qu’allégués par le requérant8. Au stade du fond, la Russie pourra tenter de convaincre la Cour d’accepter la réalité parallèle qu’elle cherche à imposer. Ce qui importe pour l’heure, ce sont les faits tels qu’ils sont allégués par l’Ukraine. C’est pourquoi celle-ci ne répondra pas en détail au récit campé par la Russie — récit qu’elle rejette, pour dissiper tout doute, à tous les égards. Elle fera toutefois trois brèves observations à ce sujet.
14. Premièrement, l’Ukraine invite la Cour à comparer les sources sur lesquelles chaque Partie s’appuie pour présenter le contexte factuel de la présente instance. Pour sa part, elle se base essentiellement dans son mémoire sur des rapports impartiaux émanant d’organisations internationales, dont le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)9. La Russie, quant à elle, cite surtout des articles de presse, et, en particulier, l’agence TASS et la chaîne Russia Today, toutes deux détenues par l’État russe10. Cette différence d’approche ne laisse guère de doute quant à celle des deux Parties qui expose les faits et celle qui soumet des éléments de propagande.
15. Deuxièmement, la Fédération de Russie présente une réalité parallèle dans laquelle c’est la victime, et non l’auteur des faits, qui est responsable de l’invasion et des atrocités qu’elle subit. Ainsi, en accusant l’Ukraine d’avoir déclenché une « guerre civile » sur son propre territoire en 2014, la Russie fait abstraction de ce que des observateurs des droits de l’homme de l’ONU ont qualifié de « règne de l’intimidation et de la terreur » instauré sur le territoire ukrainien par des groupes armés illégaux, ainsi que du rôle amplement prouvé qu’elle a elle-même joué dans l’attisement de ce conflit11. C’est la même approche qu’elle adopte s’agissant des conséquences de son invasion de février 2022. La Russie en donne un exemple flagrant lorsqu’elle accuse les forces armées ukrainiennes d’avoir bombardé des civils ukrainiens à la gare de Kramatorsk le 8 avril 2022 — en citant seulement une déclaration émanant de son propre ministère de la défense12. Or, cette manoeuvre visant à rejeter la responsabilité de ses actes sur autrui a été percée à jour par des observateurs impartiaux, dont l’OSCE, qui ont déterminé que la Russie était non seulement responsable des actes en question, mais que, de surcroît, « [s]ur la base des éléments de preuve recueillis, il [était] raisonnable de penser que la Fédération de Russie a[vait] délibérément attaqué les civils venus se réfugier dans la gare de Kramatorsk »13.
16. Troisièmement, la Russie applique aussi sa stratégie de déformation des faits à des questions plus pertinentes aux fins de ses exceptions préliminaires, à savoir l’existence d’un différend
8 Voir ci-dessous, chap. 3, sect. B.
9 Voir, par exemple, mémoire de l’Ukraine (MU), par. 27-30, 52-54, 66-68 et notes correspondantes.
10 Voir, par exemple, EPFR, par. 23, 56 et notes correspondantes.
11 Voir OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 July 2014), par. 26, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/Ukraine_Report_15July2014.pdf.
12 EPFR, par. 55.
13 OSCE et ODIHR, Interim Report on Reported Violations of International Humanitarian Law and International Human Rights Law in Ukraine (20 July 2022), par. 46 (ci-après le rapport intérimaire de l’OSCE), accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/files/f/documents/c/d/523081_0.pdf ; voir également Pierre Vaux, Benjamin Strick and Benjamin Den Braber, Verification of a Bombing: Kramatorsk, Ukraine, Centre for Information Resilience (October 2022), p. 3-4, accessible à l’adresse suivante : https://www.info-res.org/post/verification-of-a-bombing-kramatorsk-ukraine. L’attaque de la gare de Kramatorsk a été menée à l’aide de missiles Tochka-U à sous-munitions. L’OSCE a conclu que « [c]ontrairement à ce qu’avance la Fédération de Russie, il existe des preuves substantielles de l’utilisation de systèmes Tochka-U par les forces armées pendant le conflit ». Rapport intérimaire de l’OSCE, par. 44.
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relatif à la convention sur le génocide. Elle cite ainsi certains morceaux choisis des discours prononcés par le président Poutine, les 21 et 24 février 2022, dont la remarque absurde que « la Russie a tout fait pour préserver l’intégrité territoriale de l’Ukraine »14. Ce faisant, elle omet cependant de citer le passage du discours dans lequel le président affirmait, le 21 février, que 4 millions de personnes en Ukraine subissaient un « génocide »15. De même, dans la présentation qu’elle fait de cette allocution du 24 février, la Russie passe tout simplement sous silence la justification de l’emploi de la force par un « génocide orchestré par [le régime de Kiev] » et le besoin de « faire cesser ces atrocités, ce génocide [des] millions de personnes qui vivent là-bas »16. Malgré leur caractère mensonger et absurde, les commentaires du président russe sont également directement pertinents aux fins de l’établissement d’un différend, et le fait que la Russie omette de les mentionner en dit long. En bref, la Russie déforme la réalité de la situation — et la nature des demandes de l’Ukraine — dans l’espoir d’éviter d’être tenue responsable au regard de la convention sur le génocide.
C. BREF RAPPEL DE LA PROCEDURE ET ECONOMIE DE L’EXPOSE ECRIT DE L’UKRAINE
17. Le 26 février 2022, deux jours après le déclenchement de l’invasion de grande ampleur du territoire ukrainien par la Russie, l’Ukraine a déposé sa requête introductive d’instance contre cette dernière. Le même jour, elle a également prié la Cour d’indiquer des mesures conservatoires. Le 7 mars 2022, la Cour a tenu une audience publique sur cette demande en indication de mesures conservatoires. Le 16 mars 2022, elle a rendu une ordonnance en indication de mesures conservatoires (ci-après l’« ordonnance » ou l’« ordonnance en indication de mesures conservatoires ») dans laquelle elle a conclu qu’elle avait compétence prima facie pour connaître du différend opposant les Parties et que l’Ukraine revendiquait un droit plausible au titre de la convention sur le génocide17. La Cour a prescrit ce qui suit :
1. « La Fédération de Russie doit suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine » ;
2. « La Fédération de Russie doit veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, ne commette d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires » ; et
3. « Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile. »18
14 EPFR, par. 39.
15 Voir ibid., par. 38-39.
16 Voir ibid., par. 44-45 ; allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie (24 février 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843 (MU, annexe 6).
17 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 48 et 64.
18 Ibid., par. 86.
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18. Le 17 mars 2022, lendemain du prononcé de cette ordonnance, le porte-parole du président de la Fédération de Russie a annoncé que celle-ci « ne sera[it] pas en mesure de prendre cette décision en considération »19.
19. Le 23 mars 2022, la Cour a rendu une ordonnance fixant les dates d’expiration des délais pour le dépôt du mémoire de l’Ukraine et du contre-mémoire de la Russie. L’Ukraine a déposé son mémoire et les annexes y relatives le 1er juillet 2022. La Fédération de Russie a présenté ses exceptions préliminaires le 3 octobre 2022.
20. Le 7 octobre 2022, par ordonnance, la Cour a fixé au 3 février 2023 la date limite d’expiration du délai dans lequel l’Ukraine pouvait présenter un exposé écrit contenant ses observations et conclusions sur les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie. Conformément à cette ordonnance, l’Ukraine soumet par la présente ledit exposé, qui est organisé comme suit.
21. Le chapitre 2 traite de la première exception préliminaire, par laquelle la Fédération de Russie nie l’existence d’un différend au titre de la convention sur le génocide. Contrairement à ce qu’asserte la Russie, les éléments dont dispose la Cour prouvent que, au moment du dépôt de la requête de l’Ukraine, il existait entre celle-ci et la Fédération de Russie un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide.
22. Le chapitre 3 porte sur la deuxième exception préliminaire, par laquelle la Fédération de Russie affirme que la Cour n’a pas compétence ratione materiae pour connaître des demandes de l’Ukraine. Les exceptions de la Russie soulèvent des questions d’interprétation dont certains aspects concernent le fond et n’ont pas à être tranchés au stade des exceptions préliminaires de l’espèce. En tout état de cause, l’Ukraine a correctement interprété la convention. Toute partie qui trahit son engagement solennel de prévenir et de punir le génocide et prend, prétendument en application de la convention sur le génocide, des mesures qui dérogent au droit international viole ladite convention.
23. Au chapitre 4, l’Ukraine réfute les exceptions d’irrecevabilité de ses demandes que soulève la Fédération de Russie. Contrairement à ce qu’affirme celle-ci, 1) les demandes formées par l’Ukraine dans son mémoire relèvent de l’objet du différend présenté dans sa requête ; 2) un arrêt par lequel la Cour accueillerait les demandes de l’Ukraine aurait un effet pratique ; 3) la Cour pourrait déclarer qu’il n’y pas d’élément crédible prouvant que l’Ukraine a violé la convention sur le génocide ; et 4) la requête de l’Ukraine ne constitue pas un abus de procédure.
24. Au chapitre 5, il est démontré que la Cour a compétence pour connaître de la demande de l’Ukraine, selon qui la Fédération de Russie est responsable de manquements à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, laquelle est contraignante. La Russie, dans ses exceptions préliminaires, demande à la Cour de se déclarer incompétente pour connaître de la totalité des demandes de l’Ukraine, dont celle portant sur ces manquements. Le chapitre 5 établit — pour dissiper tout doute — que la Cour est compétente à l’égard des manquements en question, soit en conjonction avec l’examen du fond de l’affaire, soit sur la base autonome des pouvoirs qui lui sont dévolus par l’article 41 du Statut.
19 Sofia Stuart Leeson, Russia Rejects International Court Ruling to Stop Invasion of Ukraine, EURACTIV (17 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.euractiv.com/section/europe-s-east/news/russia-rejects- international-court-ruling-to-stop-invasion-of-ukraine/.
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25. Enfin, l’Ukraine présente brièvement ses observations finales avant d’énoncer ses conclusions.
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26. Les violations de la convention par la Fédération de Russie sont loin d’être théoriques, puisque le peuple ukrainien continue d’en subir les conséquences brutales, conjuguées à celles de l’usage abusif et dévoyé de cet instrument et des manquements persistants, par cet État, à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires. L’Ukraine prie instamment la Cour de rejeter les exceptions préliminaires soulevées par la Russie et de procéder rapidement à l’examen de l’affaire au fond, de façon à contribuer à la réalisation des buts de la Charte des Nations Unies et au règlement pacifique de ce différend majeur entre les Parties.
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CHAPITRE 2 IL EXISTE ENTRE L’UKRAINE ET LA FEDERATION DE RUSSIE UN DIFFEREND RELATIF A LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE
27. L’Ukraine a démontré dans son mémoire qu’il existe entre elle et la Fédération de Russie un différend portant sur l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide. En particulier, elle demande à la Cour de résoudre un différend relatif aux allégations de la Russie, qui l’accuse de commettre un génocide en violation de la convention sur le génocide, et à l’invocation par la Russie de ces allégations mensongères pour agir de manière unilatérale contre elle et sur son territoire depuis février 202220.
28. Dans sa première exception préliminaire, la Fédération de Russie soutient qu’il n’y a pas de différend entre les Parties relatif à la convention sur le génocide21. Elle affirme en effet que, au moment du dépôt de sa requête, l’Ukraine n’a pas produit de preuves suffisantes pour établir l’existence d’un tel différend22. À titre subsidiaire, elle fait valoir que, à supposer qu’un différend existe entre les Parties, celui-ci concernerait des questions qui ne relèvent manifestement pas de la convention23.
29. Comme l’Ukraine le démontrera dans le présent chapitre, l’exception de la Fédération de Russie est indéfendable. Non seulement celle-ci dénature les prétentions de l’Ukraine, mais elle conteste, à tort, la pertinence des éléments de preuve produits, qui attestent l’existence d’un différend. La section A du présent chapitre traitera de la tentative infondée de la Russie d’imposer un nouveau critère, plus strict, pour établir l’existence d’un différend, en contradiction avec la jurisprudence constante de la Cour. Dans la section B, il sera démontré qu’un différend existait au moment où l’Ukraine a introduit sa requête, et que les deux Parties avaient des positions opposées sur l’objet de ce différend. Enfin, la section C reviendra sur la tentative unilatérale et fautive de la Russie de redéfinir le différend dont l’Ukraine a saisi la Cour.
30. Lorsqu’elle a indiqué les mesures conservatoires, la Cour a examiné la plupart des preuves relatives à la première exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie et a conclu qu’elles établissaient « prima facie l’existence d’un différend entre les Parties relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide »24. La Cour peut désormais conclure de façon définitive à l’existence d’un différend relevant de l’article IX de la convention.
A. LA FEDERATION DE RUSSIE APPLIQUE LE MAUVAIS CRITERE POUR DETERMINER L’EXISTENCE, AU MOMENT DU DEPOT DE LA REQUETE DE L’UKRAINE, D’UN DIFFEREND ENTRE LES PARTIES RELEVANT DE LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE
31. Les critères que la Cour applique pour déterminer l’existence d’un différend sont bien établis. Or, dans sa première exception préliminaire, la Fédération de Russie demande à la Cour de ne pas en tenir compte et d’exiger, dans les échanges entre les Parties, un degré de spécificité dont
20 MU, par. 149.
21 EPFR, chap. III.
22 Voir, de manière générale, ibid., chap. III, sect. A-C.
23 Ibid., chap. III, sect. D.
24 Ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 47.
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on ne trouve nulle trace dans sa jurisprudence25. En particulier, la Fédération de Russie soutient que l’Ukraine « doit démontrer qu’il existait, au moment du dépôt de sa requête, un différend relativement à chacune des prétentions formulées dans son mémoire » — ce que, selon elle, l’Ukraine n’a pas fait26. De plus, la Russie affirme — sans étayer son assertion — que la jurisprudence de la Cour suppose que les éléments prouvant l’existence d’un différend soient
« suffisamment précis et [constitués] de telle manière que [les parties] avaient connaissance, ou ne pouvaient pas ne pas avoir connaissance, qu’elles avaient des vues nettement opposées quant à leurs obligations spécifiques au titre de la convention, qui sont l’objet de la demande portée par l’Ukraine devant la Cour »27.
En somme, selon la Russie, il ne peut y avoir de différend relevant d’un traité que lorsqu’un demandeur présente l’intégralité de ses arguments juridiques et factuels tirés dudit traité et en fait part au défendeur avant de saisir la Cour.
32. En cherchant à imposer ce nouveau critère à l’Ukraine, la Fédération de Russie demande à la Cour de déroger à l’arrêt que celle-ci a récemment rendu en l’affaire Gambie c. Myanmar28. Dans cette affaire, également introduite au titre de la convention sur le génocide, le Myanmar contestait l’existence d’un différend au motif que la Gambie, dans ses déclarations antérieures au dépôt de sa requête, « n’a[vait] pas précisément articulé ses réclamations juridiques »29. Comme le fait maintenant la Russie, le Myanmar alléguait que, pour que soit établie l’existence d’un différend, il fallait « qu’aient été portés à [l]a connaissance [du défendeur] les faits qui, selon le demandeur, emportent violation du droit international, ainsi que les dispositions du droit international qui font l’objet des manquements allégués »30. Rejetant cet argument, la Cour a précisé qu’« elle n’estim[ait] cependant pas qu’une référence particulière à un traité ou à ses dispositions soit requise à cet égard »31. La Cour a réaffirmé qu’« il n’[était] pas nécessaire qu’un État mentionne expressément, dans ses échanges avec l’autre État, un traité particulier pour être ensuite admis à invoquer ledit traité devant la Cour » et qu’il pouvait, en revanche, s’être « référé assez clairement à l’objet du traité pour que l’État contre lequel il formule un grief puisse savoir qu’un différend existe ou peut exister à cet égard »32.
25 Voir EPFR, par. 61-62.
26 Ibid., par. 72 (les italiques sont de nous) ; voir également ibid., par. 63 (« l’Ukraine doit démontrer que les demandes dont elle a saisi la Cour sur la base de la convention se sont heurtées à l’opposition manifeste de la Fédération de Russie avant l’introduction de la présente instance »).
27 Ibid., par. 65 (les italiques sont de nous).
28 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 72-77.
29 Ibid., par. 70 ; voir également ibid., exceptions préliminaires du Myanmar (20 janvier 2021), par. 530-531, 538-540 et 552.
30 Ibid., exceptions préliminaires du Myanmar (20 janvier 2021), par. 531.
31 Ibid., exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 72 ; voir également l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 44.
32 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 72 (citant Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85, par. 30) ; voir également l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 44.
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33. La décision rendue par la Cour en l’affaire Gambie c. Myanmar est conforme au principe bien établi qui veut que « c’est à [la Cour] qu’il appartient de déterminer, compte tenu des conclusions des parties, quel est l’objet du différend dont elle est saisie »33. S’il n’était pas possible de porter devant elle des différends sans avoir exposé au préalable dans le détail les arguments factuels et les dispositions d’un traité spécifiquement invoqués, il n’y aurait sans doute aucune raison pour que la Cour s’interroge sur le véritable objet de ces différends, puisque celui-ci serait clairement défini. Qui plus est, s’il était vrai, comme l’affirme la Russie, qu’une partie soit tenue de préciser par le menu ses arguments juridiques et factuels avant de pouvoir saisir la Cour, celle-ci n’aurait pas conclu à l’existence d’un différend dans un certain nombre d’affaires dans lesquelles elle a pourtant exercé sa compétence. Pour ne prendre qu’un exemple, dans l’affaire des Plates-formes pétrolières, rien n’indiquait que l’Iran avait précédemment invoqué le traité d’amitié, et encore moins ses dispositions en particulier, avant de saisir la Cour34.
34. En l’espèce, l’objet du différend est le génocide ainsi que les mesures de prévention et de répression qu’il convient de prendre à cet égard. Ainsi qu’il sera détaillé plus loin, l’Ukraine a montré que, depuis 2014, la Fédération de Russie l’accuse, elle et ses agents, de commettre un génocide dans le Donbas en violation de la convention sur le génocide, et que, en février 2022, la Fédération de Russie a agi unilatéralement contre elle et sur son territoire au motif exprès de mettre fin à ce génocide. Au moment où elle a introduit sa requête, l’Ukraine avait rejeté les allégations de génocide de la Russie ainsi que l’invocation de ces allégations par cette dernière pour reconnaître les prétendues « République populaire de Donetsk » (RPD) et « République populaire de Louhansk » (RPL) et pour envahir l’Ukraine.
35. La Russie affirme à tort que l’Ukraine a procédé à une
« modification radicale de ses demandes [et que] sa revendication initiale visant à obtenir confirmation que les actes de la Fédération de Russie ne trouvaient aucune justification dans la convention sur le génocide a été transformée en demandes dont l’objectif est d’établir la responsabilité de la Fédération de Russie à raison de violations alléguées des articles premier et IV de la convention »35.
La Fédération de Russie a beau s’appuyer, pour étayer sa position, sur l’affaire des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni) et celle relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), celles-ci ne lui sont d’aucun secours. Voir Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 853, par. 49 (où il est conclu que, dans une déclaration unique prononcée au sein d’une enceinte multilatérale sur un ton d’exhortation, il n’avait pas été fait référence assez clairement à l’objet d’une réclamation pour que le Royaume-Uni, en l’occurrence, puisse savoir qu’un différend existait à cet égard) ; Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 444-445, par. 54 (où il est estimé que, bien qu’ayant clairement exposé le différend entre les parties relatif à l’interprétation ou l’application de la convention contre la torture, la Belgique n’avait pas fait état d’un quelconque différend relatif à des obligations de poursuivre et d’extrader incombant au Sénégal en vertu du droit international coutumier et, par conséquent, l’objet et la portée du différend ne s’étendaient pas à cette obligation coutumière spécifique).
33 Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 26, par. 52 (citant Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 447-449, par. 29-32).
34 L’Iran et les États-Unis n’entretenaient pas de relations diplomatiques au moment où est né le différend, et la requête de l’Iran faisait uniquement référence à une rencontre entre fonctionnaires au cours de laquelle le représentant iranien avait exigé le paiement de dommages, sans mentionner le traité d’amitié. Voir Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 809-810, par. 16 ; voir également ibid., requête introductive d’instance (2 novembre 1992), p. 5-6.
35 EPFR, par. 72.
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Rien de tel ne s’est produit. Dans son mémoire, l’Ukraine a précisé et détaillé les demandes qu’elle avait formées dans sa requête, dans laquelle elle soutenait que les actes de la Russie étaient « incompatibles avec la convention sur le génocide et viol[ai]ent les droits de l’Ukraine »36. Le Règlement et la jurisprudence de la Cour (comme il sera expliqué plus en détail au chapitre 4, au sujet de l’exception d’irrecevabilité de la Russie reposant sur le même argument) autorisent l’Ukraine à donner des précisions sur cette demande dans son mémoire37. La question de savoir si les actes de la Russie sont justifiés au regard de la convention sur le génocide, et celle de savoir si, par ces actes, cet État a violé ladite convention, ne sont que les deux faces d’une même réalité et constituent un seul et même différend38.
B. IL RESSORT DES ELEMENTS DONT DISPOSE LA COUR QU’IL EXISTAIT, AU MOMENT DU DEPOT DE LA REQUETE DE L’UKRAINE, UN DIFFEREND RELATIF A LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE ENTRE L’UKRAINE ET LA FEDERATION DE RUSSIE
36. Dans son mémoire, l’Ukraine a présenté de nombreuses preuves de l’existence du différend entre les Parties. Elle a montré que, depuis 2014, la Fédération de Russie affirme que l’Ukraine et ses agents commettent un génocide dans le Donbas, région d’Ukraine orientale, tout en déclarant que ce prétendu génocide emporte violation de la convention sur le génocide39. Invoquant l’intention de mettre fin à ce crime, la Russie a, en février 2022, reconnu l’« indépendance » de la RPD et de la RPL, puis entrepris peu après une invasion militaire de grande ampleur du territoire ukrainien. Par ses propos comme par ses actes, l’Ukraine a contesté les allégations de génocide portées contre elle par la Russie et a rejeté l’invocation que celle-ci en a fait pour justifier les actes commis, en février 2022, contre l’Ukraine et sur son territoire. Parallèlement, en agissant unilatéralement dans le but explicite de mettre fin à un génocide allégué, la Russie a aussi démontré par son comportement qu’un différend l’opposait à l’Ukraine relativement à l’interprétation, l’application ou l’exécution, par cette dernière, de la convention sur le génocide.
37. La Fédération de Russie demande à la Cour de ne pas tenir compte des preuves présentées et de conclure au contraire à l’absence de différend entre les Parties, au mépris de toute vraisemblance. Les éléments de preuve dont dispose la Cour confirment que la Russie a accusé l’Ukraine et ses agents de commettre un génocide en violation de la convention sur le génocide et s’est servie de ces allégations comme prétexte pour agir unilatéralement contre l’Ukraine et sur son territoire. Les éléments versés au dossier confirment en outre que, au moment du dépôt de sa requête, l’Ukraine avait rejeté les allégations de génocide de la Russie ainsi que l’invocation de ces allégations par cette dernière pour reconnaître la RPD et la RPL et envahir son territoire le 24 février 2022. Dans ce contexte, il existait une divergence de vues entre les Parties quant à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide.
1. La Fédération de Russie a accusé l’Ukraine de commettre un génocide en violation de la convention sur le génocide, et a invoqué ces allégations pour justifier son action unilatérale contre l’Ukraine et sur le territoire ukrainien
38. Les éléments versés au dossier prouvent que la Fédération de Russie a accusé maintes fois l’Ukraine et ses agents d’être responsables d’un génocide qui aurait été commis sur le territoire de l’Ukraine, en violation de la convention sur le génocide — accusation invoquée expressément par la
36 Requête introductive d’instance de l’Ukraine, par. 29.
37 Voir ci-dessus chap. 4, sect. A.
38 Voir ci-dessus chap. 4, sect. A ; ci-dessus, chap. 1, sect. A.
39 MU, par. 34-51.
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Russie en février 2022 pour justifier sa reconnaissance de la RPD et de la RPL et son invasion de grande ampleur de l’Ukraine. Dans son mémoire, l’Ukraine a notamment rappelé ce qui suit :
⎯ À compter de 2014, le comité d’enquête de la Fédération de Russie (ci-après le « comité d’enquête ») a engagé des poursuites pénales contre de hauts responsables ukrainiens à raison d’actes allégués de génocide contre la population russophone de la région du Donbas en Ukraine, et a allégué à maintes reprises que des agents ukrainiens avaient commis des crimes relevant de la convention sur le génocide40.
⎯ À l’approche de l’invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie le 24 février 2022, ces allégations se sont intensifiées, de hauts responsables russes affirmant par exemple que les « actes de Kiev … rel[evaient] en réalité de la convention des Nations Unies pour la prévention du génocide »41.
⎯ Le 21 février 2022, le président russe, Vladimir Poutine, a reconnu « l’indépendance » de la RPD et de la RPL au motif que les habitants de cette région étaient victimes de génocide42. Il a réaffirmé plus tard que c’était essentiellement « les sentiments et la douleur de ces personnes » victimes de « génocide » qui l’avaient « conduit[] à prendre la décision de reconnaître l’indépendance des républiques populaires du Donbass »43.
⎯ Le 24 février 2022, le président Poutine a annoncé le lancement d’une « opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, précisant que « l’objectif de cette opération [était] de protéger ceux et celles qui, huit années durant, [avaient] subi les outrages du régime de Kiev et le génocide orchestré par lui »44.
39. Les déclarations du président russe ne laissent aucun doute quant à l’objectif de la reconnaissance de la DPR et de la LPR et du lancement de l’« opération militaire spéciale » par la Russie. L’existence d’un génocide allégué dans le Donbas est la raison qui a été expressément invoquée pour justifier l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Les déclarations du président Poutine confirment que, « depuis huit ans », il existe un différend entre les Parties relatif aux allégations de génocide portées par la Russie contre le « régime de Kiev » — différend pour le règlement duquel celle-ci avait ensuite pris des mesures unilatérales en février 2022.
40. La Fédération de Russie ne conteste pas, et ne peut contester, qu’elle a maintes fois porté ces graves accusations de génocide contre l’Ukraine. Elle cherche plutôt à minorer l’importance de ces déclarations — ou n’en tient tout simplement pas compte. Premièrement, elle soutient qu’elle « n’a pas invoqué la responsabilité de l’Ukraine au regard de la convention »45, et ajoute que, en tout état de cause, l’emploi du mot « génocide » ne fait pas nécessairement référence à la convention sur le génocide46. Deuxièmement, elle avance que l’Ukraine s’appuie sur des « déclarations qui ne
40 Voir MU, par. 36-37 ; voir également l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 37.
41 Voir MU, par. 38.
42 Ibid., par. 40.
43 Allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie (24 février 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843 (MU, annexe 6) ; voir également MU, par 41.
44 Allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie (24 février 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843 (MU, annexe 6) ; voir également MU, par. 42-43.
45 EPFR, par. 95.
46 Ibid., par. 104.
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représentent pas la position de l’État sur la scène internationale »47. Troisièmement, elle tente de faire valoir son objection par omission : elle néglige les déclarations du président Poutine et d’autres hauts responsables russes invoquant expressément la volonté de mettre fin à un génocide allégué pour justifier les actes unilatéraux commis par la Russie en février 2022 contre l’Ukraine et sur son territoire48. En somme, la Russie demande à la Cour de ne faire aucun cas des déclarations expresses de ses dirigeants et de ses organes d’État et de conclure que ses actes sont sans rapport avec le génocide ou la convention sur le génocide. De tels arguments devraient être rejetés.
i) L’invocation expresse de la responsabilité de l’État ou du nom d’un traité n’est pas une condition nécessaire à l’existence d’un différend, mais, en tout état de cause, l’une et l’autre sont présentes
41. La Fédération de Russie demande à la Cour d’écarter la totalité des éléments prouvant qu’elle a allégué que l’Ukraine commettait un génocide en violation de la convention sur le génocide, au motif qu’elle n’aurait jamais « invoqué » explicitement la responsabilité de l’Ukraine au regard de la convention49. En particulier, elle asserte que « l’Ukraine n’a présenté aucun élément prouvant que la Fédération de Russie ait pris les mesures nécessaires pour invoquer la responsabilité de l’Ukraine à raison d’un manquement aux obligations découlant de la convention »50. S’appuyant sur le projet d’articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (ci-après les « articles de la CDI sur la responsabilité de l’État »), la Russie affirme que l’« invocation » de la responsabilité doit nécessiter la prise de « mesures d’un caractère relativement formel »51 et qu’un « État lésé qui souhaite invoquer la responsabilité d’un autre État [doit] notifie[r] sa demande à cet État »52.
42. Là encore, la position de la Russie est incompatible avec la jurisprudence de la Cour. En l’affaire Îles Marshall c. Royaume-Uni, le Royaume-Uni s’est appuyé sur l’article 43 des articles de la CDI sur la responsabilité de l’État pour avancer que « l’État qui a l’intention d’invoquer la responsabilité d’un autre État doit lui notifier sa réclamation, cette notification étant un élément constitutif de la condition relative à l’existence d’un différend »53. La Cour lui a donné tort, réaffirmant que l’existence d’un différend est une question de « fond », et relevant que les commentaires relatifs aux articles de la CDI sur la responsabilité de l’État précisent que les articles
47 Voir ibid., par. 108.
48 Voir, de manière générale, ibid., chap. III.
49 Ibid., par. 95 ; voir également ibid., par. 96-97 et 106. Le comité d’enquête a bel et bien allégué que des responsables ukrainiens violaient la convention sur le génocide depuis 2014. Voir MU, par. 35-36. La Fédération de Russie semble ne pas faire directement référence aux déclarations du comité d’enquête quand elle fait valoir qu’elle n’a jamais invoqué la responsabilité de l’Ukraine. Voir EPFR, par. 106, note 149. Elle soutient en revanche que les déclarations du comité d’enquête « ne représentent pas la position de l’État sur la scène internationale » ou portent sur une « enquête nationale sur le crime de génocide ». Ibid., par. 108-112. Ces arguments, qui sont examinés ci-dessous, devraient eux aussi être rejetés. Voir ci-dessous, chap. 2, sect. B 1) i).
50 Voir, par exemple, EPFR, par. 95.
51 Ibid., par. 96 (citant le rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa cinquante-troisième session, projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs, cinquante-troisième session, doc. A/56/10 (23 avril-1er juin et 2 juillet-10 août 2001), art. 42, p. 125, par. 2) (ci-après commentaires de la CDI sur le projet d’articles sur la responsabilité de l’État)).
52 Ibid., par. 97 (citant commentaires de la CDI sur le projet d’articles sur la responsabilité de l’État, art. 43, p. 128, par. 3)).
53 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 846, par. 27.
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« ne traitent pas des questions de compétence des cours et tribunaux internationaux, ni en général des conditions de recevabilité des instances introduites devant eux »54.
43. Cela étant, même si la Cour tenait compte du cadre de l’invocation de la responsabilité d’un État tel que reflété par les articles de la CDI sur la responsabilité de l’État, la Russie a bel et bien invoqué la responsabilité de l’Ukraine à raison de violations alléguées de la convention sur le génocide. Les commentaires précisent que l’invocation ne consiste pas seulement à formuler une allégation, mais aussi à « prendre des mesures » en réaction, et présentent une série non exhaustive d’exemples d’« actions particulières » qui pourraient constituer une invocation de la responsabilité55. En l’espèce, la Russie n’a pas seulement allégué que l’Ukraine avait violé la convention sur le génocide, elle a aussi pris des mesures contre l’Ukraine sur la base de cette allégation, à savoir la reconnaissance de la RPD et de la RPL et l’emploi de la force contre elle et sur son territoire.
44. La Fédération de Russie fait ensuite valoir que « l’usage de ce terme [génocide] n’implique en aucune façon automatiquement l’expression d’une position relative à l’exécution ou à la non-exécution d’obligations internationales découlant de la convention »56. En somme, elle laisse entendre que, lorsqu’elle a formulé ses allégations de « génocide », elle n’entendait pas un « génocide » au sens de l’instrument international qui le définit et en traite57. Or, ainsi qu’il a été noté ci-dessus, l’existence d’un différend ne dépend pas du fait qu’un État se soit expressément référé ou non à un traité particulier58. Il suffit que « l’objet du traité … néanmoins [soit] mentionné assez clairement, dans lesdits échanges, pour que l’État contre lequel il formule un grief puisse savoir qu’un différend existe ou peut exister à cet égard »59. Les allégations de génocide portées contre l’Ukraine et ses agents par la Fédération de Russie relèvent indubitablement de l’objet de la convention sur le génocide : le génocide, et la prévention et la répression de ce crime.
45. De plus, et en tout état de cause, l’argument de la Fédération de Russie est directement réfuté par les déclarations de ses organes d’État et de ses hauts responsables qui ont expressément, et à maintes reprises, fait savoir que leurs allégations relevaient de la convention sur le génocide60. Par exemple, le comité d’enquête a explicitement allégué que des responsables ukrainiens commettaient un génocide « en violation de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide », dans les régions de Donetsk et de Louhansk61. Dans ses exceptions préliminaires, la Russie ne cherche à aucun moment à ne serait-ce qu’essayer d’expliquer pourquoi les allégations expresses du comité d’enquête, qui accuse des responsables ukrainiens d’avoir violé
54 Ibid., par. 45 (citant commentaires de la CDI sur le projet d’articles sur la responsabilité de l’État, art. 44, p. 129, par. 1).
55 Voir commentaires de la CDI sur le projet d’articles sur la responsabilité de l’État, art. 42, p. 125, par. 2.
56 EPFR, par. 104 (les italiques sont dans l’original).
57 Voir Florian Jeßberger, The Definition of Genocide, in The UN Genocide Convention: A Commentary (Paola Gaeta, ed., Oxford University Press, 2009), p. 88 (« [à] l’heure actuelle, la définition énoncée à l’article II de la convention [sur le génocide] est largement acceptée et reconnue généralement comme la définition faisant autorité »). (MU, annexe 25).
58 Voir ci-dessus chap. 2, sect. A.
59 Voir l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 44 (citant Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85, par. 30).
60 Voir ci-dessus chap. 2, sect. B 1) ; voir également MU, par. 36-38.
61 Investigative Committee of the Russian Federation, The Investigative Committee Opened a Criminal Investigation Concerning the Genocide of the Russian-Speaking Population in the South-East of Ukraine (29 September 2014) (MU, annexe 9) ; voir, de manière générale, MU, par. 35-37.
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la convention sur le génocide, ne constitueraient pas la preuve d’un différend entre les Parties relevant de cet instrument62.
46. De hauts responsables russes ont également soutenu que les actes de l’Ukraine emportaient violation de la convention sur le génocide. Ainsi, quelques mois à peine avant l’invasion de grande ampleur de l’Ukraine par la Russie, un diplomate russe responsable du groupe de contact pour le règlement de la situation en Ukraine orientale a expressément affirmé qu’un décret promulgué par le président Poutine en faveur de la RPD et de la RPL était une « réponse forcée aux actes de Kiev, qui visent à aggraver le conflit et relèvent en réalité de la convention des Nations Unies pour la prévention du génocide »63. De même, peu après le début de l’invasion de février 2022, l’ambassadeur russe auprès de l’Union européenne a défendu l’invocation d’un génocide par le président Poutine, en renvoyant au « terme officiel de génocide, tel qu’il a été conçu en droit international », ajoutant que, « [à] la lecture de sa définition[, il] se rév[élait] bien adapté à la situation »64.
47. Enfin, la Fédération de Russie affirme que, dans ses déclarations passées, elle n’a pas fait « spécifiquement référence à [l]a responsabilité [de l’Ukraine] à raison de la commission d’un génocide », alors même que les demandes de l’Ukraine « excluraient » des questions telles que « la responsabilité pénale des individus pour des faits de génocide ou la responsabilité de l’État à raison de son manquement à ses obligations de prévenir et de punir de tels actes »65. La Russie dénature les prétentions de l’Ukraine, qui soutient bel et bien que la Russie a accusé l’Ukraine et ses agents de commettre un génocide en violation de la convention sur le génocide66. Elle déforme également ses propres déclarations, dans lesquelles elle accuse sans ambiguïté l’Ukraine elle-même d’avoir engagé sa responsabilité au regard de la convention sur le génocide. Par exemple, ainsi qu’il est noté ci-dessus, un haut responsable a qualifié les actes de « Kiev » — une référence au Gouvernement ukrainien, et non pas à un individu donné — d’actes qui « relèvent » de la convention67.
48. L’argument de la Russie fait également abstraction du fait que des allégations de génocide mettant en cause des responsables ukrainiens sont des allégations mettant en cause l’Ukraine. Le comité d’enquête a soutenu, notamment, que « des personnes … parmi les hauts dirigeants politiques et militaires de l’Ukraine »68, dont deux ministres de la défense successifs, avaient contrevenu à la
62 L’Ukraine revient sur les arguments présentés par la Fédération de Russie, qui soutient que le comité d’enquête ne la représenterait pas sur la « scène internationale » ou mènerait une « enquête nationale sur le crime de génocide », voir ci-dessous chap. 2, sect. B 1) i). Voir également EPFR, par. 108.
63 RIA Novosti, Gryzlov Called Putin’s Decree on Donbas a Response to Kyiv’s Actions (18 November 2021) (MU, annexe 35) ; voir également TASS, Putin’s Decree on Donbas is Response to Kyiv’s Refusal to Honor Minsk Accords – Envoy (18 November 2021), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/politics/1363441.
64 Georgi Gotev, Russian Ambassador Chizhov: Nord Stream 2 Is Not Dead, It’s a Sleeping Beauty, EURACTIV (25 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.euractiv.com/section/global-europe/interview/russian- ambassador-chizhov-nord-stream-2-is-not-dead-its-a-sleeping-beauty/. La question de savoir s’il existe ou non une autre définition de la notion de « génocide » en droit national ou international est dénuée de pertinence aux fins du présent différend, dans lequel les allégations russes ont souvent été fondées sur la convention même.
65 EPFR, par. 107.
66 Voir, plus généralement, MU, par. 34-46.
67 Voir, par exemple, RIA Novosti, Gryzlov Called Putin's Decree on Donbas a Response to Kyiv's Actions (18 November 2021) (MU, annexe 35) ; voir également TASS, Putin’s Decree on Donbas is Response to Kyiv’s Refusal to Honor Minsk Accords – Envoy (18 November 2021), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/politics/1363441.
68 Investigative Committee of the Russian Federation, The Investigative Committee Opened a Criminal Investigation Concerning the Genocide of the Russian-Speaking Population in the South-East of Ukraine (29 September 2014) (MU, annexe 9) ; voir également Investigative Committee of the Russian Federation, Kommersant: “Ukraine Has Been Compared to South Osetia” (30 septembre 2014) (MU, annexe 10).
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convention sur le génocide69. En vertu des principes établis de la responsabilité de l’État, les actes de ces agents sont attribuables à l’Ukraine en tant qu’État70. Comme l’a observé la Cour, lorsque les agents d’un État commettent un génocide, l’État en question est responsable de génocide au regard de la convention71. Ayant directement accusé des responsables ukrainiens, dont des ministres de la défense, d’avoir commis des actes de génocide en violation de la convention sur le génocide, la Russie ne peut prétendre de façon crédible n’avoir jamais mis en cause la responsabilité de l’Ukraine au regard de la convention sur le génocide.
ii) Les allégations portées contre l’Ukraine par la Fédération de Russie ne peuvent être écartées au motif que, comme celle-ci l’affirme, ses déclarations ne représenteraient pas la position de l’État « sur la scène internationale »
49. La Fédération de Russie soutient également que « l’Ukraine tente d’utiliser des déclarations qui ne représentent pas la position de l’État sur la scène internationale (car émanant de responsables n’étant pas mandatés pour s’exprimer au nom de la Fédération de Russie), sorties de leur contexte ou prononcées dans un contexte informel »72. Pour le dire simplement, il est absurde de laisser entendre que des organes et hauts responsables d’un État pourraient accuser un autre État et ses agents de commettre un génocide sans soulever de questions « sur la scène internationale »73. Des allégations de génocide portées contre un autre État, a fortiori si elles consistent le plus souvent à l’accuser expressément d’avoir violé un traité international, sont des allégations intrinsèquement internationales.
50. La Fédération de Russie n’a cité aucune source faisant autorité qui imposerait à la Cour, aux fins de l’établissement de l’existence d’un différend, de ne pas tenir compte des nombreuses déclarations émanant de responsables russes, au motif que celles-ci ne représenteraient pas la position de l’État sur la scène internationale. Par exemple, en l’affaire République démocratique du Congo c. Rwanda, sur laquelle s’appuie la Russie, la Cour a examiné si le ministre de la justice du Rwanda avait le pouvoir de retirer la réserve formulée par le Rwanda à la convention sur le génocide74. Cela étant, cette affaire est sans rapport avec le sujet. La question de savoir si un responsable donné a le pouvoir de prendre des engagements internationaux juridiquement contraignants au nom de l’État
69 Investigative Committee of the Russian Federation, A Criminal Case Has Been Initiated Against a Number of High-Ranking Officials of the Armed Forces of Ukraine (2 October 2014) (MU, annexe 11) ; Investigative Committee of the Russian Federation, Criminal Proceedings Have Been Initiated Against High-Ranking Ukrainian Military Personnel, As Well as Against Oleg Lyashko, A Member of the Parliament (10 September 2015) (MU, annexe 13).
70 Voir Nations Unies, Assemblée générale, résolution 56/83, Responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (12 décembre 2001), doc. A/RES/56/83, annexe, art. 4
(« Le comportement de tout organe de l’État est considéré comme un fait de l’État d’après le droit international, que cet organe exerce des fonctions législative, exécutive, judiciaire ou autres, quelle que soit la position qu’il occupe dans l’organisation de l’État, et quelle que soit sa nature en tant qu’organe du gouvernement central ou d’une collectivité territoriale de l’État. »).
71 Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 130, par. 449 (estimant que, puisqu’ils avaient été commis par les forces armées régulières ou la police de Croatie, les actes dont la Serbie alléguait qu’ils étaient constitutifs de génocide suffisaient à « engager la responsabilité internationale de la Croatie … pour la seule raison qu’ils auraient été accomplis par l’un ou plusieurs de ses organes ») ; voir également Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 242, par. 213-214 (relevant que, conformément à une « règle de droit international bien établie » reflétée à l’article 91 du protocole additionnel I aux conventions de Genève, « une partie à un conflit armé est responsable de tous les actes des personnes qui font partie de ses forces armées », que les soldats et officiers individuels aient ou non « agi d’une manière contraire aux instructions données ou [aient] outrepassé leur mandat »).
72 EPFR, par. 108.
73 Voir ibid.
74 Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 27, par. 46.
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est en tous points différente de celle de savoir si une déclaration spécifique est la preuve que deux États ont des vues opposées sur un point donné75. Dans l’affaire relative à l’Ukraine dont la Cour est saisie, de nombreux organes de l’État et responsables russes exerçant la puissance publique — jusqu’au président de la Fédération de Russie — ont porté des allégations de génocide contre l’Ukraine et ont pris des mesures dans le but explicite de prévenir et de punir ce génocide.
51. L’argumentaire relatif à la « scène internationale » que développe la Fédération de Russie porte exclusivement sur les déclarations et le comportement de son comité d’enquête76. Or, celui-ci est un organe de l’État de la Fédération de Russie placé sous la supervision de son président77. Qu’il y soit ou non autorisé par le droit interne, ce comité a précisément, de fait, « représent[é] la position de la Fédération de Russie sur la scène internationale »78. Outre qu’ils ont porté des allégations de nature intrinsèquement internationale contre des responsables ukrainiens, ses représentants ont, par exemple, participé à des négociations formelles entre l’Ukraine et la Fédération de Russie79. Le comité n’est de surcroît pas considéré comme une institution purement nationale, même du point de vue du droit russe. Son statut national l’habilite à communiquer avec les autorités des États étrangers et les organisations internationales80.
52. Les tentatives de la Russie d’écarter les déclarations du comité d’enquête au motif que ce dernier « mène une enquête nationale sur le crime de génocide »81 ne tiennent pas non plus. L’Ukraine ne s’appuie pas sur le simple fait qu’une enquête est en cours, mais sur les assertions
75 La Russie ne peut non plus prendre appui sur l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), dans laquelle la Cour s’est contentée d’observer que, dans le cadre de l’examen des éléments prouvant l’existence du différend entre les parties, elle accorderait une « attention toute particulière » aux « déclarations faites ou entérinées par l’exécutif de chacune des Parties ». Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 87, par. 37. La Cour n’a pas laissé entendre qu’aucune autre déclaration ne pouvait être pertinente. Au contraire, comme elle l’a réaffirmé en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), pour déterminer s’il existe un différend entre les Parties contractantes, « elle tient notamment compte de toute déclaration ou de tout document échangé entre les Parties », en portant une « attention particulière “aux auteurs des déclarations ou documents, aux personnes auxquelles ils étaient destinés ou qui en ont effectivement eu connaissance et à leur contenu” ». Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 64 (citant Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 100, par. 63).
76 Voir EPFR, par. 108-114 ; ibid., note 152.
77 Investigative Committee of the Russian Federation, The Federal Law of 28.12.2010 No 403-FZ “On the Investigative Committee of the Russian Federation” (extrait), accessible à l’adresse suivante : https://en.sledcom.ru/Legal_ information.
78 EPFR, par. 110.
79 Voir Report on the Results of the First Round of Negotiations of the Delegation of Ukraine with the Russian Federation on the Meaning and Application of the International Convention for the Suppression of the Financing of Terrorism (28 February 2015) (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 2). Petr Andreevich Lytvyshko était directeur de l’unité de coopération internationale du département de la coopération internationale et juridique du comité d’enquête de la Fédération de Russie à l’époque.
80 Investigative Committee of the Russian Federation, The Federal Law of 28.12.2010 No 403-FZ “On the Investigative Committee of the Russian Federation” (extrait), art. 3, accessible à l’adresse suivante : https://en.sledcom.ru/ Legal_information
(« Le comité d’enquête, dans la limite des pouvoirs dont il est investi, communique avec les autorités compétentes des États étrangers, conclut des accords, coopère avec les organisations internationales conformément aux traités internationaux et participe à l’élaboration de traités internationaux proposés par la Fédération de Russie dans le domaine d’activité établi. »).
81 EPFR, par. 110.
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expresses du comité d’enquête, qui accuse de hauts responsables ukrainiens d’avoir commis un génocide en violation de la convention sur le génocide.
53. Par ailleurs, la Fédération de Russie ne précise guère quelles sont les déclarations de ses responsables qui, selon elle, ont été « prononcées dans un contexte informel » ou « sorties de leur contexte »82, mais les faits parlent d’eux-mêmes. L’Ukraine a renvoyé aux déclarations prononcées à titre officiel par des représentants d’organes de l’État et des hauts responsables russes, qui ont fait mention d’allégations de génocide contre l’Ukraine83. La Russie n’a rien à répondre, par exemple, en ce qui concerne les propos tenus par un de ses délégués internationaux auprès du groupe de contact pour le règlement de la situation en Ukraine orientale, selon qui « les actes de Kiev … relèvent en réalité de la convention des Nations Unies pour la prévention du génocide »84. Par définition, le délégué russe chargé du règlement de la question du Donbas est habilité à s’exprimer au nom de l’État russe sur la scène internationale lorsqu’il livre l’appréciation de la Russie sur la situation dans cette région de l’Ukraine orientale.
54. L’ensemble des allégations que formule la Fédération de Russie depuis huit ans doit également être considéré à la lumière du point culminant atteint en février 2022, lorsque cet État a reconnu l’indépendance de la RPD et de la RPL et a lancé une invasion de grande ampleur de l’Ukraine, dans le but affiché de mettre fin à un génocide. Compte tenu de ces actes spécifiques, la thèse de la Russie, qui voudrait qu’il ne soit pas tenu compte des précédentes allégations de génocide au motif qu’elles seraient informelles, sorties de leur contexte, ou qu’elles ne reflètent pas la position de l’État russe, est tout simplement intenable.
iii) Les déclarations du président Poutine et d’autres hauts responsables invoquant expressément un génocide pour justifier les actes de la Russie sont la preuve évidente d’un différend entre les Parties
55. Dans le contexte de sa première exception préliminaire, la Russie ne fait aucun cas des déclarations de son président. Elle se contente, dans une unique note de bas de page, de laisser entendre que certaines déclarations auxquelles renvoie l’Ukraine — dont apparemment celles du président Poutine, bien qu’il n’y soit pas fait directement référence — ne mentionnent pas, ni n’invoquent la responsabilité de l’Ukraine au regard de la convention85. Or, c’est précisément l’objet de la convention qu’a évoqué le président Poutine : le génocide, et la prévention et la répression de ce crime86.
56. Qui plus est, le président Poutine n’a pas fait ces déclarations dans l’abstrait, mais dans le contexte de la reconnaissance de la RPD et de la RPL et de l’invasion de l’Ukraine. Au cours d’une allocution prononcée le 21 février 2022, il a reconnu l’« indépendance » de la RPD et de la RPL, qualifiant la situation dans ces régions d’« horreur et [de] génocide, auxquels sont confrontés près de
82 Voir ibid., par. 108.
83 Voir, plus généralement, MU, par. 35-39.
84 RIA Novosti, Gryzlov Called Putin's Decree on Donbas a Response to Kyiv’s Actions (18 November 2021) (MU, annexe 35) ; voir également TASS, Putin’s Decree on Donbas is Response to Kyiv’s Refusal to Honor Minsk Accords – Envoy (18 November 2021), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/politics/1363441.
85 EPFR, par. 106-107, note 149.
86 Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 72.
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4 millions de personnes »87. Quelques jours plus tard, le 24 février 2022, il a précisé que l’emploi de la force par la Russie avait pour « objectif » de « protéger ceux et celles qui, huit années durant, [avaient] subi les outrages du régime de Kiev et le génocide orchestré par lui »88. Il a déclaré que la Russie « dev[ait] faire cesser ces atrocités, ce génocide contre les millions de personnes qui vivent là-bas », ajoutant qu’elle « oeuvrer[rait] à la démilitarisation et à la dénazification de l’Ukraine et traduir[ait] en justice les auteurs des nombreux crimes sanglants perpétrés contre des civils, dont des citoyens de la Fédération de Russie »89.
57. Ces déclarations montrent que la Fédération de Russie a pris des mesures unilatérales contre un autre État souverain dans le but affiché de mettre fin à un génocide allégué. La Russie a d’ailleurs confirmé ce fait lorsqu’elle a communiqué la déclaration du président le 24 février 2022 au Conseil de sécurité des Nations Unies pour justifier officiellement ses actes90. Comme l’a relevé l’Ukraine dans son mémoire, d’autres responsables russes, dont des ambassadeurs, ont repris à leur compte les arguments du président91. Le raisonnement présenté par la Russie, qui voudrait que l’invocation expresse d’un génocide pour justifier ses actes n’ait rien à voir avec la convention sur le génocide, n’est pas crédible.
58. Au cours des mois qui ont suivi l’introduction de la requête de l’Ukraine, la Fédération de Russie n’a eu de cesse de colporter ces mensonges. Des responsables russes, dont le président Poutine lui-même, ont continué d’accuser l’Ukraine de commettre un génocide et d’invoquer la nécessité d’y mettre fin pour justifier l’invasion en cours du territoire ukrainien92. Pendant les mois qui ont suivi le dépôt du mémoire par l’Ukraine, des responsables russes ont de nouveau fait valoir ces arguments pour légitimer les actes de l’État russe. Ainsi, le 21 décembre 2022, à l’occasion d’une réunion du conseil du ministère russe de la défense dix mois après le début de l’invasion, le ministre russe de la défense, Sergueï Choïgu, a déclaré sans détours : « [n]ous prenons des mesures pour sauver la population du génocide et du terrorisme »93. La Cour devrait rejeter le moyen de défense de la Russie fondé sur le refus d’être liée par les propos tenus maintes fois par ses plus hauts responsables.
2. L’Ukraine a rejeté les allégations de génocide formulées par la Fédération de Russie, ainsi que l’invocation de ces allégations par cette dernière pour agir unilatéralement contre elle et sur son territoire
59. L’Ukraine a démontré dans son mémoire que, par ses déclarations, elle avait rejeté les allégations de génocide formulées par la Russie et les mesures unilatérales prises par celle-ci dans le but de mettre fin au génocide qui aurait été commis sur le territoire ukrainien. Si elle était restée silencieuse face aux allégations de la Russie, cependant, ce silence viendrait étayer à lui seul l’existence d’un différend entre les Parties relatif à sa responsabilité pour génocide. De fait, la Cour a régulièrement admis que « l’existence d’un différend p[ouvait] être déduite de l’absence de réaction
87 Allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie (21 février 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/statements/67828 (MU, annexe 5).
88 Allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie (24 février 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843 (MU, annexe 6).
89 Ibid.
90 Lettre datée du 24 février 2022 adressée au Secrétaire général par le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation des Nations Unies, doc. S/2022/154.
91 MU, par. 44-45.
92 Voir ibid., par. 46 ; ci-dessous, chap. 4, sect. B.
93 The Kremlin, Vladimir Putin Spoke at an Expanded Meeting of the Board of the Defence Ministry, Which Was Held at the National Defence Control Centre (21 December 2022) (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 8).
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d’un État à une accusation dans des circonstances où une telle réaction s’imposait »94. Compte tenu de la gravité d’une allégation de génocide, l’absence de réaction d’un État face à celle-ci constituerait la preuve du rejet de cette allégation et de l’existence d’un différend entre les parties95.
60. Cette conclusion est particulièrement de mise dans le cas d’allégations de génocide au titre de la convention sur le génocide, laquelle prévoit dans son article premier qu’un État est dans l’obligation de prendre des mesures pour prévenir et punir un génocide dont il a connaissance. Étant donné qu’elle aurait été tenue d’agir si les allégations de la Fédération de Russie avaient été fondées, le fait que l’Ukraine se soit abstenue de prévenir et de punir le génocide allégué dans la région du Donbas de son territoire montre qu’elle dément par son comportement les allégations portées contre elle. Comme la Cour l’a déjà déclaré, « [p]our déterminer l’existence d’un différend, il est possible, comme en d’autres domaines, d’établir par inférence quelle est en réalité la position ou l’attitude d’une partie »96. L’inaction de l’Ukraine aurait donc apporté une preuve suffisante du différend entre les Parties relatif à un génocide allégué dans le Donbas en violation de la convention sur le génocide.
61. L’Ukraine n’a cependant pas gardé le silence. Des organes et des responsables de l’État ukrainien ont nié les allégations de génocide de la Fédération de Russie et rejeté l’invocation de ces allégations par cette dernière pour justifier les actes commis contre l’Ukraine et sur son territoire en février 202297. Pourtant, la Russie demande à la Cour de ne pas prendre en considération les déclarations et le comportement de l’Ukraine. Elle fait mine de ne pas prendre au sérieux les déclarations de responsables ukrainiens qu’elle qualifie de « subalternes »98 ou celles dont elle juge la teneur « imprécise » ou « vague »99. Elle cherche, de plus, à minorer la valeur probante du comportement de l’Ukraine face aux mesures unilatérales qu’elle a prises contre celle-ci et sur son territoire, prétendument pour prévenir et punir un génocide. Enfin, elle tente de discréditer la déclaration publiée le 26 février 2022 par le ministère ukrainien des affaires étrangères « sur les allégations fallacieuses et insultantes de génocide formulées par la Russie qui lui servent de prétexte pour son agression militaire illicite »100. Comme il sera exposé ci-dessous, aucun fondement juridique sérieux ne peut justifier qu’il ne soit pas tenu compte des déclarations et du comportement de l’Ukraine, qui confirment l’existence d’un différend antérieur au dépôt de sa requête.
94 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84, par. 30 ; voir également Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 315, par. 89.
95 Cette conclusion est étayée par l’unique affaire sur laquelle s’appuie la Fédération de Russie pour objecter à la pertinence du comportement de l’Ukraine aux fins du différend entre les Parties. Voir EPFR, par. 113 (citant Republic of Ecuador v. United States of America, Cour permanente d’arbitrage (CPA), affaire no 2012-05, Award, 29 September 2012, par. 223). Dans cette affaire, le tribunal d’arbitrage a observé qu’une « opposition positive » pouvait être déduite dans certaines situations comme, par exemple, « lorsqu’un État garde le silence face à une grave allégation de manquement à ses obligations internationales ». Republic of Ecuador v. United States of America, CPA, affaire no 2012-05, Award, 29 September 2012, par. 223.
96 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 315, par. 89.
97 Voir MU, par. 47-51.
98 EPFR, par. 99.
99 Ibid., par. 80.
100 Ministry of Foreign Affairs of Ukraine, Statement of the Ministry of Foreign Affairs of Ukraine on Russia’s False and Offensive Allegations of Genocide as a Pretext for Its Unlawful Military Aggression (26 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.kmu.gov.ua/en/news/zayava-mzs-ukrayini-shchodo-nepravdivih-ta- obrazlivih-zvinuvachen-rosiyi-v-genocidi-yak-privodu-dlya-yiyi-protipravnoyi-vijskovoyi-agresiyi.
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i) Les déclarations et le comportement de l’Ukraine confirment l’existence d’un différend
62. Dans son mémoire, l’Ukraine a démontré que, par ses déclarations comme par son comportement, elle avait rejeté les allégations mensongères de génocide de la Fédération de Russie, ainsi que le recours de celle-ci à ce prétexte pour justifier les mesures prises contre elle et sur son territoire en février 2022101. Par exemple, l’Ukraine a relevé que :
⎯ Des responsables ukrainiens ont dénoncé les allégations de génocide émanant du comité d’enquête russe dès 2014. En particulier, deux conseillers du ministre ukrainien de l’intérieur ont qualifié d’« absurdes » les actions de ce comité102. Comme l’a fait observer l’un des conseillers, commenter « les absurdités du comité d’enquête de la Fédération de Russie » était une tâche « ingrate », « [e]n particulier lorsque ses membres emploient des termes comme celui de génocide »103. Il a également été porté à la connaissance du public que, selon le bureau du procureur général de l’Ukraine, les actions du comité d’enquête étaient « dépourvues de fondement »104.
⎯ L’Ukraine n’a cessé de rejeter les allégations de génocide de la Russie, cependant que les responsables russes intensifiaient leurs discours accusateurs à l’approche de la reconnaissance de la RPD et de la RPL par la Russie et de l’invasion de grande ampleur lancée par celle-ci à la fin du mois de février 2022105. Ainsi, le 26 janvier 2022, le service de l’information du ministère ukrainien de la défense a publié un article répondant aux « mythes » véhiculés par la propagande du Kremlin, dans lequel il déclarait : « il n’existe pas la moindre preuve que, en Ukraine orientale, les personnes russophones ou d’origine ethnique russe soient victimes de persécutions, encore moins d’un génocide, de la part des autorités ukrainiennes »106.
⎯ Par ses actes, l’Ukraine a rejeté l’invocation de ces allégations mensongères de génocide par la Fédération de Russie pour reconnaître la RPD et la RPL et pour lancer son attaque militaire de grande ampleur contre elle : elle n’a pas autorisé la Russie à pénétrer sur son territoire dans l’objectif affiché de mettre fin au génocide, mais a au contraire édifié une solide défense nationale107.
63. La Fédération de Russie ne peut raisonnablement contester que les déclarations et le comportement de l’Ukraine sont des éléments pertinents pour établir l’existence du différend entre les Parties. Elle tente plutôt d’écarter les déclarations faites par des responsables ukrainiens au motif
101 Voir MU, par. 47-51.
102 BBC News, The Prosecutor General’s Office Opened Proceedings Against Russian Investigators (30 September 2014) (MU, annexe 31) ; Lyubov Chyzhova, It is Putin Who Should be Tried for Genocide — Adviser to the Head of the Ministry of Internal Affairs of Ukraine, RFE/RL (1 October 2014) (MU, annexe 32).
103 Lyubov Chyzhova, It is Putin Who Should be Tried for Genocide — Adviser to the Head of the Ministry of Internal Affairs of Ukraine, RFE/RL (1 October 2014) (MU, annexe 32).
104 BBC News, Investigative Committee of Russia Accused the Military Leadership of Ukraine of “Genocide” (2 October 2014) (MU, annexe 33). Comme l’Ukraine l’a expliqué dans son mémoire, le bureau du procureur général a également engagé, au même moment, des poursuites pénales contre des responsables russes du comité d’enquête. Voir MU, par. 49 et sources l’accompagnant.
105 Voir MU, par. 50.
106 Ruslan Tkachuk, Seven Myths of the Kremlin Propaganda About the Russian-Ukrainian Conflict, Army Inform (26 January 2022) (résumant les recherches menées par EUvsDisinfo, un projet du groupe de travail East StratCom du service européen pour l’action extérieure) (MU, annexe 3). Army Inform est l’agence de presse du ministère ukrainien de la défense. Voir Army Inform, About Us (27 May 2019) (MU, annexe 2).
107 MU, par. 51.
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qu’elles émaneraient de « responsables subalternes »108 ou seraient « imprécises » ou « vagues »109, et cherche à minorer la valeur probante du comportement de l’Ukraine110. Qui plus est, elle demande à la Cour d’accorder du poids à l’absence de toute correspondance diplomatique officielle dans laquelle l’Ukraine aurait fait valoir ses « préoccupations relatives à la convention sur le génocide »111. Ces arguments sont intenables et devraient être rejetés.
64. La Fédération de Russie soutient tout d’abord qu’« on ne pouvait s’attendre à ce qu[’elle] … eût connaissance » des déclarations de « responsables … subalternes » qui « n’ont pas qualité pour représenter le point de vue d’un État sur la scène internationale »112. Or, les déclarations auxquelles renvoie l’Ukraine — émanant de responsables et d’organismes de l’État ukrainien —, dont bon nombre ont été publiées par des médias indépendants tels que la BBC et Radio Free Europe, apportent la preuve de la position qu’elle n’a cessé de soutenir113. En tout état de cause, ces déclarations ne sont que quelques exemples du rejet par l’Ukraine des allégations mensongères de génocide portées contre elle par la Fédération de Russie. Il en existe bien d’autres, parmi lesquels :
⎯ En octobre 2014, le président ukrainien en exercice, Petro Poroshenko, « comment[ant] la décision des services d’enquête russes d’engager une action pénale contre les dirigeants militaires de l’Ukraine pour le génocide allégué de la population russophone du Donbas », a relevé : « Je suis sûr que le coup porté aux russophones a été infligé par notre voisin du nord. »114
⎯ Au même moment, l’un des responsables accusés par le comité d’enquête — le ministre de la défense de l’époque, M. Valeriy Heletey — s’est publiquement défendu des allégations portées par ce comité, qualifiant « l’action pénale engagée par la Russie contre lui et [ses] collègues pour le “génocide de la population russophone” » de « vaste mascarade »115. M. Heletey a ajouté que seuls les « propagandistes du Kremlin p[ouvaient] accuser l’armée ukrainienne, qui compte 40 % de russophones, de haine envers les autres russophones »116.
⎯ Plus tard, en novembre 2015, à la suite de nouvelles allégations de génocide portées par le comité d’enquête, l’attaché de presse de la présidence ukrainienne chargé des questions opérationnelles en matière d’antiterrorisme expliquait que « le camp russe inventait de toutes pièces des données relatives au génocide de la population russophone du Donbas prétendument commis par l’Ukraine »117.
108 EPFR, par. 99.
109 Ibid., par. 80 ; voir également ibid., par. 100.
110 Ibid., par. 113-114.
111 Ibid., par. 76 ; voir également ibid., par. 98.
112 Ibid., par. 99.
113 Voir MU, par. 47-49 et sources l’accompagnant.
114 Vgolos, It Was Russia Who Dealt a Blow to the Russian-Speaking Population – Poroshenko (11 October 2014) (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 15) ; UNIAN, Russian-Speaking Ukrainians Suffered the Most from the Actions of Russia – Poroshenko (11 October 2014) (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 14).
115 Facebook Post of Valeriy Heletey (Minister of Defence of Ukraine) (3 October 2014) (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 1).
116 Ibid.
117 Tatiana Tkachenko, Russia is Going to Accuse Ukraine of “Genocide” of the Russian-Speaking Population in The Hague – Presidential Administration’s Speaker, ZU.UA (12 November 2015) (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 17) ; voir également Korrespondent.net, Poroshenko’s Officials Accused the Russian Federation of Preparing Provocations (12 November 2015) (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 16).
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65. Le fait que la Fédération de Russie laisse entendre qu’elle n’était pas informée de la position de l’Ukraine quant à ses allégations de génocide est parfaitement absurde118. La Russie a accusé l’Ukraine de commettre l’un des crimes les plus odieux au regard du droit international : le crime de génocide. L’Ukraine a systématiquement rejeté cette accusation. Et, comme elle l’a expliqué, même si elle ne l’avait pas fait, le différend opposant les Parties aurait été évident. La Fédération de Russie avait connaissance — et ne pouvait certainement pas ne pas avoir connaissance — que ses allégations de génocide portées contre l’Ukraine et contre ses agents étaient contestées par celle-ci.
66. La Russie récuse également l’allocution prononcée le 23 février 2022 par le ministre ukrainien des affaires étrangères, M. Dmytro Kuleba, devant l’Assemblée générale des Nations Unies, à la suite de sa reconnaissance des soi-disant RPD et RPL sur le fondement d’un génocide allégué au Donbas119. Ainsi qu’elle le reconnaît, M. Kuleba « s’est indigné des “accusations absurdes que la Russie portait” à l’égard de l’Ukraine »120. Si, comme l’indique à juste titre la Russie, M. Kuleba n’a pas fait directement référence à la convention sur le génocide dans ses observations, ses propos condamnant le discours tenu par la Russie et les mesures prises par celle-ci sur le territoire ukrainien constituaient un rejet de la dialectique russe.
67. En sus de ses déclarations, l’Ukraine a ouvertement démontré par ses actes qu’elle rejetait la prétention de la Fédération de Russie à se prévaloir de la convention sur le génocide pour employer la force afin de prévenir, de punir et de faire cesser des actes de génocide supposés : elle n’a pas autorisé la Russie à pénétrer sur son territoire à cet effet, mais a au contraire édifié une solide défense nationale121. L’argument avancé par la Russie pour contester la pertinence du comportement de l’Ukraine est basé sur le postulat que sa position sur le fond, qu’elle a exposée tout au long de ses exceptions préliminaires, est la bonne, à savoir qu’elle n’aurait en réalité pas justifié son invasion par la nécessité d’agir face à un génocide allégué. Selon la Russie :
« Dans [la mesure] où la Fédération de Russie a été contrainte de faire usage de la force sur le fondement des dispositions de l’article 51 de la Charte des Nations Unies et des règles connexes de droit international coutumier, et a rendu publiques les raisons l’ayant poussée à agir, le comportement de l’Ukraine peut tout au plus être interprété comme la preuve d’une réaction à ce qu’elle qualifie d’“attaque contre sa souveraineté et son intégrité territoriale”, catégorie d’actes n’entrant pas dans le champ de la convention sur le génocide. »122
68. Si la Fédération de Russie souhaite défendre ses actes en prétendant qu’ils sont fondés sur la Charte des Nations Unies et non sur la convention sur le génocide, c’est au stade du fond qu’il
118 Voir EPFR, par. 99.
119 Voir ibid., par. 100-101.
120 Ibid., par. 100-101 ; voir également Ministry of Foreign Affairs of Ukraine, Statement by H.E. Mr. Dmytro Kuleba, Minister of Foreign Affairs of Ukraine, at the UN General Assembly Debate on the Situation in the Temporarily Occupied Territories of Ukraine (23 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.kmu.gov.ua/en/news/ vistup-ministra-zakordonnih-sprav-ukrayini-dmitra-kuleba-na-debatah-generalnoyi-asambleyi-oon-situaciya-na-timchasovo-okupovanih-teritoriyah-ukrayini-23022022.
121 MU, par. 51.
122 EPFR, par. 114. À l’appui de cet argument, la Fédération de Russie cite une seule affaire de la Cour permanente d’arbitrage pour soutenir qu’un « comportement peut être interprété comme une “opposition manifeste” “seulement lorsque toutes les autres interprétations raisonnables du comportement du défendeur et des faits l’ayant entouré peuvent être exclues” ». Ibid., par. 113 (citant Republic of Ecuador v. United States of America, CPA, affaire no 2012-05, Award, 29 September 2012, par. 223). Cette norme n’a pas été énoncée par la cour de céans, et rien ne fonde la Cour à appliquer ce critère plus strict aux fins de son appréciation du comportement des Parties dans la présente affaire. Néanmoins, pour les raisons exposées ci-dessus, le comportement de l’Ukraine en l’espèce satisfait même à ce critère.
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convient de le faire. Reste que l’Ukraine soutient que la Russie a envahi son territoire dans le but affiché de mettre fin à un génocide, ce que corroborent amplement les raisons invoquées par cette dernière, à l’époque des faits, pour justifier ses actes. Lorsque le président Poutine a évoqué les actes répréhensibles qu’aurait commis l’Ukraine pour justifier l’invasion de son territoire, il a seulement accusé celle-ci d’avoir commis un génocide123. Le refus de l’Ukraine de laisser entrer les forces russes sur son territoire afin (selon les termes de Poutine) « de protéger les personnes soumises, depuis huit ans, aux exactions et au génocide du régime de Kiev » constituait un rejet de la position russe et est l’expression d’un désaccord entre la Russie et l’Ukraine relevant de l’objet de la convention sur le génocide124.
69. La Cour a confirmé précédemment que « le comportement des parties peut aussi entrer en ligne de compte » dans l’appréciation de l’existence ou non d’un différend, « notamment en l’absence d’échanges diplomatiques »125. En l’affaire Îles Marshall c. Royaume-Uni, par exemple, elle s’est référée à l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie) en soulignant que, dans le contexte d’un conflit armé en cours, le comportement des parties était suffisant en soi pour établir l’existence d’un différend126. En l’espèce, bien qu’il soit loin d’être le seul élément au dossier, le comportement des Parties apporte à lui seul la preuve crédible qu’il existait un différend relatif à la convention sur le génocide.
70. Enfin, dans le cadre de la présente instance, l’absence de correspondance diplomatique officielle prouvant l’existence d’un différend n’est pas déterminante. Ainsi, l’absence de notes verbales après le 24 février 2022 n’est guère surprenante, puisque l’Ukraine a rompu ce jour-là les relations diplomatiques avec la Fédération de Russie à la suite de l’invasion de son territoire127. Dans ce contexte, la Russie ne peut avancer de façon crédible que l’Ukraine ne pouvait pas saisir la Cour d’un différend portant sur l’article IX de la convention sur le génocide sans recourir d’abord à des voies diplomatiques officielles qui n’étaient plus ouvertes. Comme la Cour l’a relevé en l’affaire Nicaragua c. Colombie, « pareille protestation officielle n’est pas une condition nécessaire » à l’existence d’un différend entre les parties128. La question de savoir s’il existe ou non un différend
123 Allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie (24 février 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843 (MU, annexe 6).
124 Ibid.
125 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 850, par. 40.
126 Ibid., par. 54 (commentant l’arrêt rendu par la Cour sur les exceptions préliminaires en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie) et relevant ce qui suit: « la Cour ne s’est pas expressément référée à quelque élément de preuve antérieur au dépôt de la requête pour démontrer l’existence d’un différend, dans le contexte particulier de l’espèce ⎯ qui avait trait à un conflit armé en cours ⎯, le comportement des parties avant cette date était suffisant à cet égard ») ; voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 614, par. 27-29.
127 Ministry of Foreign Affairs of Ukraine, Statement by the Ministry of Foreign Affairs of Ukraine Regarding the Severance of Diplomatic Relations with the Russian Federation (24 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https:// mfa.gov.ua/en/news/statement-ministry-foreign-affairs-ukraine-regarding-severance-diplomatic-relations-russian-federation.
128 Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 32, par. 72 :
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est une question de fond, et non de forme. Ainsi que l’a fait observer le juge Crawford dans son opinion dissidente en l’affaire Îles Marshall c. Royaume-Uni, « [u]n comportement extrême peut créer ipso facto un différend, sans qu’il soit besoin pour cela d’une lettre ou autre communication préalable »129. L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 — dans le but expressément déclaré de mettre fin à un génocide allégué sans qu’aucun élément ne vienne étayer cette allégation — est un parfait exemple d’un tel « comportement extrême ».
ii) L’existence du différend entre les Parties était confirmée de façon concluante avant que l’Ukraine n’introduise sa requête auprès de la Cour le 26 février 2022
71. L’Ukraine a démontré ci-dessus que, au moment du dépôt de sa requête le 26 février 2022, il existait un différend entre les Parties relatif aux allégations de génocide formulées par la Fédération de Russie et à l’invocation de ces allégations par cette dernière pour justifier sa reconnaissance de la RPD et de la RPL et son invasion de l’Ukraine. Le 26 février 2022, les positions divergentes des deux camps étaient déjà établies par les déclarations et le comportement de chaque État, et aucune autre action de l’un ou de l’autre n’était requise pour prouver l’existence d’un différend relatif à la convention sur le génocide130. La Cour pourrait clore son analyse ici.
72. À la lumière des exceptions soulevées par la Fédération de Russie, cependant, l’Ukraine souligne que l’existence du différend entre les Parties était confirmée de façon concluante par la déclaration du ministre ukrainien des affaires étrangères portant « sur les allégations fallacieuses et insultantes de génocide formulées par la Russie qui lui servent de prétexte pour son agression militaire illicite », qui a été publiée avant que l’Ukraine dépose sa requête le 26 février 2022131. La Russie invoque néanmoins la date et l’heure et le mode de publication de cette déclaration, ainsi que le choix des termes employés par l’Ukraine, pour tenter de minorer sa pertinence aux fins de la détermination par la Cour de l’existence d’un différend132. Or, il ressort de l’examen de la déclaration du 26 février que celle-ci confirme l’existence d’un différend entre les Parties.
« S’agissant de l’argument de la Colombie selon lequel le Nicaragua ne s’est, par la voie diplomatique, plaint auprès d’elle de violations que longtemps après avoir déposé sa requête, la Cour estime que, si la protestation diplomatique officielle peut constituer un moyen important pour une partie de porter à l’attention de l’autre une prétention, pareille protestation officielle n’est pas une condition nécessaire. Comme elle l’a affirmé dans l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), la Cour, lorsqu’elle détermine s’il existe ou non un différend, s’attache au “fond, et non [à la] forme” (exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84, par. 30). »
129 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), opinion dissidente du juge Crawford, p. 1100, par. 17.
130 Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 71 (faisant observer qu’« il n’est pas nécessaire, pour conclure que les parties ont des points de vue nettement opposés concernant l’exécution d’obligations juridiques, que le défendeur se soit expressément opposé aux réclamations du demandeur »). Cette conclusion est cohérente avec les termes généraux de l’article IX, dans lequel l’existence d’un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide est la seule condition préalable à la saisine de la Cour. Une fois le différend cristallisé, rien n’imposait de négocier avec la Russie.
131 Ministry of Foreign Affairs of Ukraine, Statement of the Ministry of Foreign Affairs of Ukraine on Russia’s False and Offensive Allegations of Genocide as a Pretext for Its Unlawful Military Aggression (26 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.kmu.gov.ua/en/news/zayava-mzs-ukrayini-shchodo-nepravdivih-ta- obrazlivih-zvinuvachen-rosiyi-v-genocidi-yak-privodu-dlya-yiyi-protipravnoyi-vijskovoyi-agresiyi.
132 EPFR, par. 80-82.
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73. L’Ukraine a introduit sa requête auprès de la Cour le 26 février 2022 à 21 h 30 (22 h 30, heure de Kyïv et 23 h 30, heure de Moscou)133. Comme le relève la Russie, la déclaration a été publiée sur le site Internet du ministère environ quatre heures plus tôt, soit à 18 h 39, heure de Kyïv, et 19 h 39, heure de Moscou134. Il est donc établi pour les deux Parties que la requête de l’Ukraine a été introduite après la publication par le ministère des affaires étrangères de sa déclaration du 26 février 2022. Compte tenu de la rapidité avec laquelle s’enchaînaient alors les événements et du fait que la Russie surveillait vraisemblablement les déclarations publiques de l’Ukraine depuis la rupture des relations diplomatiques entre les deux États deux jours plus tôt, la déclaration du 26 février est pertinente pour confirmer qu’un différend s’était cristallisé au moment du dépôt de la requête.
74. Rien dans la jurisprudence de la Cour ni dans la clause compromissoire de la convention sur le génocide n’indique que, comme le soutient la Russie, un différend entre des parties relativement à la convention ne puisse pas se « cristalliser » le jour même du dépôt de la requête par un État135. Il suffit, en effet, que le différend existe « au moment » où la requête est soumise à la Cour136. L’article IX de la convention ne prévoit aucune condition préalable à l’exercice de la compétence de la Cour en dehors de l’existence d’un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention, et la Cour a fait clairement savoir que « la notification de l’intention d’introduire une instance n’est pas requise aux fins de [la saisine de] la Cour »137. Par conséquent, la seule question que doit trancher la Cour est celle de savoir s’il existait ou non un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide « au moment du dépôt de la requête »138. Une déclaration publique diffusée avant ce moment-là, même peu de temps avant, pourrait confirmer l’existence d’un différend « au moment du dépôt de la requête ».
75. Les relations diplomatiques étant rompues entre l’Ukraine et la Fédération de Russie, le ministère des affaires étrangères a publié la déclaration sur son site Internet et ses divers comptes
133 Voir l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 1.
134 EPFR, par. 81.
135 Ibid. Les sources citées par la Fédération de Russie à l’appui de cet argument ne sont pas applicables à la présente affaire. Ibid., note 125 (citant Hugh Thirlway, The Law and Procedure of The International Court of Justice: Fifty Years of Jurisprudence, vol. 1 (Oxford University Press 2013), p. 568 ; G. Distefano, Time Factor and Territorial Disputes, in Research Handbook on Territorial Disputes in International Law (M. Kohen et M. Hebie, eds., Elgar Publishing, 2018), p. 402-403). Les deux sources traitent du principe de la « date critique » dans les différends territoriaux, qui est utilisée pour déterminer quelle partie possède le titre à un moment donné. Il n’y a simplement pas d’analogie à établir entre ces deux affaires et la situation dont est saisie la Cour.
136 Voir, par exemple, Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84, par. 30 (« [e]n principe, le différend doit exister au moment où la requête est soumise à la Cour » (les italiques sont de nous)) ; Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 851, par. 42 (notant que la mission qui incombe à la Cour conformément au paragraphe 1 de l’article 38 de son Statut en matière de règlement de différends a trait à « des différends existant à la date de leur soumission » (les italiques sont de nous)) ; voir également Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 445, par. 55 (analysant la question de savoir s’il existait ou non un différend « au moment du dépôt de la requête » (les italiques sont de nous)) ; Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 34, par. 79 (identique) ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 77 (identique).
137 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 849, par. 38.
138 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 445, par. 55.
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officiels sur les réseaux sociaux, dont Facebook et Twitter139. L’argument de la Russie, selon qui aucun crédit ne devrait être accordé à cette déclaration publique au motif que l’Ukraine l’aurait diffusée un « jour non ouvrable », confine au ridicule : la Russie n’a évidemment pas suspendu son invasion de l’Ukraine parce que c’était un samedi, et il y a lieu de présumer qu’elle n’a pas non plus cessé de surveiller les déclarations du Gouvernement ukrainien pendant le week-end140.
76. Quant à l’argument de la Russie, qui prétend que la déclaration du 26 février du ministère est « imprécise, vague et ne peut donc constituer la preuve d’un différend qui se serait cristallisé entre les Parties au sujet d’une violation alléguée des articles premier et IV de la convention », il est réfuté par le libellé clair de la déclaration en question141. Celle-ci, publiée par le ministère, portait « sur les allégations fallacieuses et insultantes de génocide formulées par la Russie qui lui servent de prétexte pour son agression militaire illicite »142. Le ministère y a souligné que « [l]’Ukraine dément[ait] fermement les allégations de génocide de la Russie et rejet[ait] toute tentative d’utiliser ces allégations manipulatrices comme excuse pour une agression [illicite] »143. Il a fait valoir que « la Fédération de Russie a[vait] déformé la notion de génocide et les obligations solennelles mises à sa charge à cet égard par le traité, afin de justifier son agression et ses propres violations flagrantes des droits de l’homme »144. Le ministère a dénoncé la « manipulation éhontée » de la convention sur le génocide par la Russie, a fermement nié les allégations de génocide portées par celle-ci contre l’Ukraine, et l’a appelée à « mettre fin immédiatement à l’agression illicite contre l’Ukraine qu’elle a[vait] entreprise en usant de ce prétexte sans fondement »145. Dans cet esprit, il a relevé que « les allégations de génocide avancées par la Russie pour justifier son comportement illicite [étaient] une insulte à la convention sur le génocide, et aux efforts déployés par la communauté internationale pour prévenir et punir le crime le plus grave au monde »146.
77. On peut difficilement imaginer condamnation plus claire des allégations de génocide que formule la Russie et de l’usage abusif et dévoyé qu’elle fait de la convention sur le génocide. Cette déclaration du ministère ukrainien des affaires étrangères évoque bien plus précisément la convention sur le génocide que, par exemple, les déclarations prononcées par la Géorgie avant le dépôt de sa requête en l’affaire Géorgie c. Fédération de Russie, dans laquelle la Cour a conclu que des déclarations qui ne faisaient nullement mention du traité pertinent suffisaient à établir l’existence d’un différend relevant de celui-ci147.
139 MFA Statement on Russia’s False and Offensive Allegations of Genocide As a Pretext For Its Unlawful Military Aggression, Facebook Post of the Ukrainian Ministry of Foreign Affairs – MFA of Ukraine, 26 February 2022 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 3) ; MFA Statement on Russia’s False and Offensive Allegations of Genocide As a Pretext For Its Unlawful Military Aggression, Twitter Post of the Ukrainian Ministry of Foreign Affairs (@MFA_Ukraine), 26 February 2022 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 4). La déclaration a été affichée sur Twitter à 18 h 2, heure de Kyïv (ou 11 h 2, UTC-05:00).
140 EPFR, par. 81.
141 Ibid., par. 80.
142 Ministry of Foreign Affairs of Ukraine, Statement of the Ministry of Foreign Affairs of Ukraine on Russia’s False and Offensive Allegations of Genocide as a Pretext for Its Unlawful Military Aggression (26 February 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.kmu.gov.ua/en/news/zayava-mzs-ukrayini-shchodo-nepravdivih-ta- obrazlivih-zvinuvachen-rosiyi-v-genocidi-yak-privodu-dlya-yiyi-protipravnoyi-vijskovoyi-agresiyi.
143 Ibid.
144 Ibid.
145 Ibid.
146 Ibid.
147 Voir, plus généralement, Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 118-120, par. 108-113.
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78. De plus, même après la déclaration du ministère du 26 février 2022, le dépôt de la requête par l’Ukraine et l’indication de mesures conservatoires par la Cour, la Russie est restée inflexible dans sa réponse. Elle a continué de soutenir que les actes qu’elle commettait contre l’Ukraine et sur son territoire se justifiaient par la nécessité de mettre fin à un génocide allégué148. Ainsi que la Cour l’a récemment confirmé en l’affaire Gambie c. Myanmar, « le comportement des parties postérieur à la requête peut être pertinent à divers égards et, en particulier, aux fins de confirmer l’existence d’un différend »149. Les déclarations et le comportement de la Russie postérieurs à la requête de l’Ukraine ne laissent subsister aucun doute quant à l’existence d’un différend entre les Parties relatif à la convention sur le génocide.
C. L’OBJET DU DIFFEREND A TRAIT A L’INTERPRETATION, L’APPLICATION, OU L’EXECUTION DE LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE
79. La Fédération de Russie avance à titre subsidiaire que, à supposer qu’un différend existe entre les Parties, celui-ci porte sur des questions qui n’entrent pas dans le champ de la convention150. Selon elle, les « véritables questions » en litige sont celles de savoir : « a) si la reconnaissance de la RPD et de la RPL par la Fédération de Russie est conforme au droit international coutumier ; et b) si l’emploi de la force par la Fédération de Russie en tant qu’acte de légitime défense collective remplit les critères visés à l’article 51 de la Charte des Nations Unies »151.
80. Pour faire valoir que, comme elle le prétend, le véritable objet du différend n’est pas la convention sur le génocide, la Fédération de Russie applique une tactique malhonnête consistant à ne faire aucun cas des demandes réelles de l’Ukraine ni de ses propres déclarations, sur lesquelles reposent ces demandes. Il est bien établi que « c’est à [la Cour] qu’il appartient de déterminer, compte tenu des conclusions des Parties, quel est l’objet du différend dont elle est saisie »152. Autrement dit, « c’est … le devoir de la Cour de circonscrire le véritable problème en cause et de préciser l’objet de la demande »153. La Cour a précisé que sa « détermination … de l’objet du différend se fai[sait] “sur une base objective” …, “en consacrant une attention particulière à la formulation du différend utilisée par le demandeur” »154. Elle a également déclaré que, « [p]our identifier l’objet du différend, la Cour
148 MU, par. 46 ; voir également ci-dessus, chap. 2, sect. B 1) ; ci-dessous, par. 156.
149 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 64 ; voir également Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 851, par. 43.
150 EPFR, chap. III, sect. D.
151 Ibid., par. 136.
152 Voir, par exemple, Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 26, par. 52 ; Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 447-449, par. 29-32.
153 Voir, par exemple, Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 262, par. 29 ; Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 26, par. 52.
154 Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 26, par. 53 (citant Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 602-603, par. 26 et Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 448, par. 30).
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se fonde sur la requête, ainsi que sur les exposés écrits et oraux des parties. Elle tient notamment compte des faits que le demandeur invoque à l’appui de sa demande. »155
81. L’Ukraine a démontré que le différend dont elle a saisi la Cour a trait à la convention sur le génocide. Comme elle l’a exposé ci-dessus, l’objet de ce différend est l’allégation portée de longue date par la Fédération de Russie, qui prétend que l’Ukraine commet un génocide en violation de la convention sur le génocide, et l’invocation de cette allégation mensongère par la Fédération de Russie pour reconnaître l’indépendance de la RPD et de la RPL et entreprendre une invasion de grande ampleur du territoire ukrainien. L’Ukraine soutient que les actes de la Russie emportent violation de la convention sur le génocide. La Fédération de Russie a beau être en désaccord avec l’Ukraine sur le fond, il n’en demeure pas moins que, eu égard aux demandes dont celle-ci a saisi la Cour, un différend ayant trait à la convention sur le génocide existe.
82. Quand bien même l’Ukraine et la Russie auraient également un différend relatif au droit international coutumier ou à la Charte des Nations Unies, la compétence de la Cour pour connaître du présent différend s’en trouverait inchangée. Comme celle-ci l’a récemment relevé en l’affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955, « [c]ertains actes peuvent entrer dans le champ de plusieurs instruments et un différend relatif à ces actes peut avoir trait “à l’interprétation ou à l’application” de plusieurs traités ou autres instruments »156.
83. L’analyse à laquelle elle a procédé en l’affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 est directement pertinente aux fins du différend dont la Cour est saisie. Dans cette affaire, les États-Unis contestaient la compétence de la Cour au motif que le différend porté devant elle avait uniquement trait à leur retrait du plan d’action global commun, et « ne présent[ait] … aucun rapport réel avec le traité d’amitié »157. Pour étayer cet argument, les États-Unis mettaient en avant la correspondance diplomatique que l’Iran citait pour prouver l’existence du différend dont la Cour était saisie et dans laquelle il ne faisait référence qu’au plan d’action global commun, et nullement au traité d’amitié158. Les États-Unis relevaient également que l’Iran n’avait dénoncé l’illicéité alléguée, au regard du traité d’amitié, de certaines mesures spécifiques qu’après que celles-ci eurent été rétablies par suite de leur retrait du plan d’action, en dépit du fait que les mesures en question avaient été en vigueur avant l’adoption de ce plan159.
155 Ibid. (les italiques sont de nous) ; Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 602-603, par. 26.
156 Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 27, par. 56 ; voir également l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 46 ; et Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J Recueil 2019 (II), p. 576, par. 28
(« Le fait qu’un différend dont est saisie la Cour ne représente qu’un élément d’une situation complexe dans laquelle les États concernés ont des vues opposées sur diverses questions, si importantes soient-elles, ne saurait conduire la Cour à refuser de résoudre ledit différend, dans la mesure où les parties ont reconnu sa compétence pour ce faire et que les conditions de son exercice sont par ailleurs réunies. »).
157 Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 24, par. 42.
158 Ibid., par. 43.
159 Ibid., par. 44.
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84. La Cour a rejeté à l’unanimité l’exception soulevée par les États-Unis160, en concluant :
« L’argument du défendeur est que l’objet précis des demandes de l’Iran en l’espèce a exclusivement trait au plan d’action et non au traité d’amitié. La Cour ne voit pas comment elle pourrait adhérer à une telle analyse sans dénaturer les demandes de l’Iran, telles que le demandeur les a formulées. Le “devoir de la Cour de circonscrire le véritable problème en cause et de préciser l’objet de la demande” … ne lui permet pas de modifier l’objet des conclusions, surtout lorsque celles-ci ont été formulées de manière claire et précise. En particulier, la Cour ne peut pas déduire l’objet du différend du contexte politique dans lequel l’instance a été introduite, plutôt que de se fonder sur ce que le requérant lui demande. »161
85. L’analyse de la Cour vaut tout autant pour le présent différend. L’Ukraine a porté devant celle-ci un différend relatif à la convention sur le génocide. De même que dans l’affaire relative aux Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955, la Cour ne peut conclure que l’objet des prétentions de l’Ukraine a exclusivement trait à des questions qui n’entrent pas dans le champ d’application du traité, et relèvent uniquement du droit international coutumier ou de la Charte des Nations Unies, « sans dénaturer les demandes de l’[Ukraine], telles que l[a] demande[resse] les a formulées ». L’objection soulevée par la Russie quant à l’absence de lien entre le présent différend et la convention sur le génocide devrait être rejetée.
86. De plus, dans la mesure où la Fédération de Russie lui demande de trancher la question de savoir si elle a expressément invoqué ou non l’article 51 en tant que fondement unique et indépendant de ses actes unilatéraux contre l’Ukraine et sur son territoire, la Cour, à supposer qu’elle accepte l’invitation et décide d’examiner cette question, le ferait à l’évidence au stade du fond. Comme l’Ukraine l’a expliqué dans son mémoire, non seulement l’invocation de l’article 51 par la Russie est incohérente d’un point de vue juridique, mais elle n’est pas indépendante du recours par cette dernière à la convention sur le génocide162. Dans le discours qu’elle a transmis à l’ONU comme unique justification de ses actes contre l’Ukraine et sur son territoire, la Russie a uniquement renvoyé à l’article 51 lorsqu’elle a précisé que « [l]es républiques populaires du Donbass [avaient] appelé la Russie à l’aide », et a déclaré expressément que l’« objectif » était de « protéger ceux et celles » qui avaient subi le « génocide »163.
*
* *
87. L’Ukraine a saisi la Cour d’un différend relatif aux allégations de la Fédération de Russie, qui l’accuse d’avoir perpétré un génocide en violation de la convention sur le génocide, et aux actes commis par la Russie contre elle et sur son territoire, sous le prétexte de prévenir, de punir et de faire
160 Ibid., alinéa 1 du dispositif.
161 Ibid., par. 59 (les italiques sont de nous).
162 MU, par. 159.
163 Allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie (24 février 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843 (MU, annexe 6) ; lettre datée du 24 février 2022 adressée au Secrétaire général par le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation des Nations Unies, doc. S/2022/154.
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cesser ce génocide allégué. Les déclarations et le comportement des deux Parties démontrent l’existence d’un tel différend et, en conséquence, la première exception préliminaire de la Russie devrait être rejetée.
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CHAPITRE 3 LA COUR A COMPETENCE RATIONE MATERIAE A L’EGARD DES GRIEFS DE L’UKRAINE, QUI SOUTIENT QUE LA FEDERATION DE RUSSIE A VIOLE LES ARTICLES PREMIER ET IV DE LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE
88. Comme cela a été exposé en détail dans le mémoire de l’Ukraine, l’engagement de prévenir et de punir le génocide est pris erga omnes entre les Parties contractantes et crée à la fois des obligations et des droits correspondants de faire en sorte qu’il soit mis fin aux violations commises par d’autres Parties contractantes. En prenant cet engagement, un État s’oblige à exercer ces droits et exécuter ces obligations de bonne foi et sans en faire un usage abusif. L’Ukraine affirme que la Russie a fait le contraire. Se fondant sur des allégations mensongères de génocide dans le Donbas, la Fédération de Russie a entrepris de prévenir et de punir un génocide en causant un grave préjudice à l’Ukraine — ce qui constitue un abus et une violation flagrants des articles premier et IV de la convention sur le génocide.
89. De l’avis de la Russie, les articles premier et IV n’imposent aucune contrainte relative à des mesures abusives ou illicites prises dans le but déclaré de prévenir ou de punir un génocide, et la Cour n’a pas compétence à l’égard d’un différend concernant des actes abusifs prétendument commis en exécution de la convention. Si la Cour devait adopter l’interprétation de la Russie, toute Partie contractante pourrait en accuser mensongèrement une autre de violation de la convention et prétexter de cette violation pour mener une invasion militaire. Comme cela sera expliqué ci-après, une telle interprétation est cependant contraire au libellé des articles premier et IV, interprétés de bonne foi, dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la convention.
90. Il est notable que, lorsqu’elle objecte que les demandes de l’Ukraine ne relèvent pas de la compétence ratione materiae de la Cour, la Fédération de Russie reste muette sur l’article IX de la convention, disposition qui définit la portée de ladite compétence. En conséquence, la section A du présent chapitre traite de la bonne interprétation de l’article IX. La section B est consacrée au caractère prématuré de l’exception de la Fédération de Russie, par laquelle celle-ci fait des articles premier et IV une interprétation qui ne tient pas compte du critère applicable à ce stade de la procédure. La seule chose qu’il convient de rechercher à la phase des exceptions préliminaires, c’est si les demandes de l’Ukraine sont susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention164. Pour les raisons que l’Ukraine a exposées dans son mémoire et qu’elle développera dans la section C ci-après, ses demandes sont bien fondées au regard des articles premier et IV, de sorte qu’elles satisfont à ce critère.
164 Voir Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 319, par. 85 (« La Cour recherchera si les actes accomplis par la France dont la Guinée équatoriale tire grief sont susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention de Palerme. ») ; voir également Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 584, par. 57 (« pour déterminer si elle a compétence ratione materiae au titre d’une clause compromissoire visant les différends concernant l’interprétation ou l’application d’un traité, il lui faut rechercher si les actes dont le demandeur tire grief “entrent dans les prévisions” du traité contenant la clause ») ; Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 137, par. 38 (« [la Cour] doit rechercher si les violations de la convention alléguées par la Yougoslavie sont susceptibles d’entrer dans les prévisions de cet instrument et si, par suite, le différend est de ceux dont la Cour pourrait avoir compétence pour connaître ratione materiae par application de l’article IX »).
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A. LA LARGE COMPETENCE QUE LA COUR TIENT DE L’ARTICLE IX DE LA CONVENTION
91. Le fait que la Fédération de Russie n’ait pas abordé le libellé de l’article IX, lu conformément aux règles coutumières d’interprétation des traités, est particulièrement frappant compte tenu des caractéristiques propres à cette disposition. La Cour, en l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, avait eu l’occasion de relever qu’« une particularité » de l’article IX, qui distinguait celui-ci d’une « disposition classique en matière de règlement des différends », était que la compétence de la Cour « compr[enait] [les différends] relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide »165. En l’affaire République démocratique du Congo c. Rwanda, cinq membres de la Cour ont appelé l’attention sur une autre particularité de l’article IX, faisant observer qu’il « vis[ait] les différends qui port[ai]ent non seulement sur l’interprétation ou l’application de la convention, mais aussi sur son “exécution” »166. Comme l’a relevé en outre l’auteur de The UN Genocide Convention: A Commentary,
« [l’article IX a été rédigé] pour combler toutes les failles susceptibles de réduire l’étendue de la compétence de la Cour. Le but poursuivi en 1948 était de conférer à la Cour la compétence la plus large possible dans le cadre du régime de la convention, en prévenant tous les arguments subtils qui pourraient être avancés pour la priver de sa compétence en raison d’un lien insuffisant avec cet instrument. »167
92. La Russie argue maintenant que le lien entre le présent différend et la convention est insuffisant, faisant précisément ce que les rédacteurs de la convention sur le génocide ont cherché à empêcher. Le présent différend relèverait de la compétence de la Cour même en vertu d’une clause compromissoire plus classique, mais les spécificités de l’article IX vicient davantage encore la tentative de la Russie de se soustraire à la large compétence conférée par cette disposition.
1. La clause compromissoire de la convention couvre les différends relatifs à « l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention »
93. Comme d’autres clauses compromissoires invoquées devant la Cour, l’article IX fait référence à l’« interprétation » et à l’« application » de la convention. Le renvoi à l’« interprétation » de cet instrument est évident. S’agissant de l’« application », ainsi que la Cour permanente de Justice internationale (CPJI) l’a expliqué en l’affaire relative à l’Usine de Chorzów, les divergences « relatives à l’application » de dispositions d’un traité « comprennent, non seulement celles qui ont trait à la question de savoir si 1’application de clauses déterminées est ou non exacte, mais aussi celles qui portent sur l’applicabilité desdits articles, c’est-à-dire sur tout acte ou toute omission créant un état de choses contraire à ces articles »168. Les griefs de l’Ukraine concernant un usage abusif, un usage dévoyé et une violation de la convention sur le génocide par la Russie se rapportent aux questions de savoir si celle-ci a appliqué comme il se doit les articles premier et IV de cet instrument, et si ses actes ont créé un état de choses contraire à ces articles.
165 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 114, par. 168-169.
166 Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, opinion individuelle commune des juges Higgins, Kooijmans, Elaraby, Owada et Simma, p. 72, par. 28.
167 Robert Kolb, The Scope Ratione Materiae of the Compulsory Jurisdiction of the ICJ, in The UN Genocide Convention: A Commentary (Paola Gaeta, ed., Oxford University Press, 2009), p. 453 (MU, annexe 26).
168 Usine de Chorzów, compétence, arrêt no 8, 1927, C.P.J.I. série A no 9, p. 20-21.
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94. En outre, à la différence d’autres clauses compromissoires, l’article IX comprend le mot « exécution » (« fulfilment »). Il y a lieu de considérer que cet ajout vient compléter la compétence de la Cour, conformément au principe voulant que chaque terme d’un traité doive être interprété de manière à avoir un effet, et non être rendu superflu169. Le sens ordinaire de « fulfilment » est « [t]he action or an act or process of fulfilling something ; accomplishment, performance, completion » [« l’action, l’acte ou le processus consistant à exécuter quelque chose ; l’accomplissement, la réalisation, l’achèvement »]170. Le verbe « fulfil » (« exécuter ») signifie « [t]o carry out (something commanded or required) ; to obey, to follow (the law, a command, etc.) ; to accomplish (a duty, task, mission, etc.) » [« réaliser (quelque chose d’exigé ou de requis) ; obéir, se conformer à (la loi, un ordre, etc.) ; accomplir (un devoir, une tâche, une mission, etc.) »], « [t]o achieve, to realize (a purpose, plan, end) ; to satisfy, to meet (a requirement, condition, standard, etc.) ; to perform (a function) » [« atteindre, réaliser (un but, un projet, une fin) ; satisfaire à, observer (une exigence, une condition, un critère, etc.) ; accomplir (une fonction) »]171. Le terme employé dans la version française officielle de la convention, « l’exécution », désigne lui aussi habituellement l’exécution d’une obligation. L’ajout du mot « exécution » à l’article IX précise donc que ce dernier englobe les différends relatifs à la manière dont les parties « exécutent », c’est-à-dire respectent et honorent (fulfill), les engagements qu’elles ont pris au titre de la convention sur le génocide. Cet ajout est notable dans la présente affaire, en laquelle le différend a trait à la façon abusive dont la Fédération de Russie a prétendu exercer les droits et exécuter les obligations découlant de la convention sur le génocide.
95. Les travaux préparatoires confirment que le terme « exécution » était destiné à élargir la compétence. Le premier projet de ce qui allait devenir l’article IX comprenait l’expression plus traditionnelle « l’interprétation ou l’application »172. La Belgique et le Royaume-Uni ont soumis un amendement visant à ajouter le mot « exécution », amendement qui a été adopté173. La délégation indienne a fait observer que « le terme “exécution” répond[ait] à la question de savoir si une partie satisfai[sai]t ou non aux dispositions de la convention », et qu’elle le considérait comme ayant « une portée beaucoup plus large » que le mot « application »174. À la suite de cette intervention, les délégations ont rejeté une proposition visant à supprimer le mot « exécution », ce qui confirme que
169 Voir Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 125-126, par. 133-134 (où une interprétation a été rejetée parce qu’elle aurait « priv[é] d’effet un passage essentiel d[’une] disposition », que les expressions en question « n’aurai[en]t pas [eu] de sens et [qu’]aucune conséquence juridique n[’aurait] p[u] en être tirée, contrairement au principe selon lequel, chaque fois que possible, les mots doivent être interprétés de manière à avoir un effet utile ») ; Application de l’accord intérimaire du 13 septembre 1995 (ex-République yougoslave de Macédoine c. Grèce), arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (II), p. 673, par. 92 (où une interprétation a été rejetée parce qu’elle aurait privé une expression « d’effet utile »).
170 Oxford English Dictionary, « fulfilment », n. (3e éd., 2016), accessible à l’adresse suivante : https://www.oed.com/view/Entry/75295?redirectedFrom=fulfilment#eid.
171 Oxford English Dictionary, « fulfil », v. (3e éd., 2016), accessible à l’adresse suivante : https://www.oed.com/ view/Entry/75291?redirectedFrom=fulfil&.
172 Nations Unies, Conseil économique et social, projet de convention sur le crime de génocide, doc. E/447 (26 juin 1947), p. 56.
173 Nations Unies, documents officiels de l’Assemblée générale, troisième session, première partie, Sixième Commission, comptes rendus analytiques des séances, 21 septembre-10 décembre 1948, doc. A/C.6/SR.61-140, p. 447.
174 Ibid., p. 437.
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les parties entendaient étendre la compétence de la Cour à un large éventail de différends potentiels relatifs à la convention, dont l’exécution par elles des obligations qui en découlent175.
2. Le terme « relatifs à » et l’emploi du terme « y compris » à l’article IX soulignent la large portée de cette disposition
96. L’article IX emploie également le terme « relating to » (en français « relatifs à »). Le sens ordinaire du verbe « relate » (« se rapporter à ») est avoir « a connection with » (« un lien avec ») ou « a relation to » (« un rapport avec ») quelque chose176. Pour qu’un différend entre dans les prévisions de l’article IX, il suffit donc qu’il ait un lien ou un rapport avec l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention.
97. Le mot « concerning » (« ayant trait à ») est souvent employé comme synonyme de « relating » (« relatif à »)177. La Cour a précisé qu’un différend pouvait « avoir trait à » certaines mesures même s’il n’avait pas « directement pour “objet” les mesures envisagées »178. La même logique s’applique au mot « relating ». Le juge Schwebel est parvenu à une conclusion similaire dans une procédure consultative portant sur l’interprétation du membre de phrase « erreur de droit concernant les dispositions de la Charte des Nations Unies ». Il a expliqué qu’il « n’[était] pas indispensable » qu’une erreur de droit « concernant » les dispositions de la Charte des Nations Unies « m[ît] directement en jeu une disposition de la Charte proprement dite »179. Citant des définitions de dictionnaire des termes « relate » et « relating », le juge Schwebel a fait observer ceci : « [i]l suffit que l’erreur soit “en rapport avec” la Charte, qu’elle “ait trait à” la Charte, qu’elle y soit “liée” »180. De même, un différend concerne l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide s’il est en rapport avec celles-ci, y a trait ou y est lié.
98. Le membre de phrase « y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III » souligne également le caractère exhaustif de l’article IX. Ainsi que la Cour l’a fait observer en l’affaire Bosnie-Herzégovine
175 Ibid., p. 447. Certains commentateurs ont laissé entendre que la notion d’« exécution » était un sous-ensemble du mot « application », qui l’englobait déjà. Voir Robert Kolb, The Scope Ratione Materiae of the Compulsory Jurisdiction of the ICJ, in The UN Genocide Convention: A Commentary (Paola Gaeta, ed., Oxford University Press, 2009), p. 452 (MU, annexe 26). Cette interprétation rendrait le mot « exécution » tout simplement superflu. Au moment de la rédaction de la convention sur le génocide, son ajout reflétait la décision d’adopter une clause compromissoire aussi large que possible.
176 Oxford English Dictionary, « relate », v. (3e éd., 2009), accessible à l’adresse suivante : https://www.oed.com/view/Entry/161807?rskey=0DDggi&result=1&isAdvanced=false#eid ; voir également Merriam-Webster Dictionary, « relate », v., accessible à l’adresse suivante : https://www.merriam-webster.com/dictionary/relate.
177 Comme cela a été relevé ci-dessus, dans la version française de l’article IX de la convention sur le génocide, le terme anglais « relating to » a été traduit par « relatifs à ». Autre exemple, dans la clause compromissoire de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, le mot anglais « concerning » correspond au terme français « relatif à ». Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, 10 décembre 1982, Recueil des traités (RTNU), vol. 1833, p. 397, art. 288.
178 Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 458, par. 62 ; voir également Plateau continental de la mer Égée (Grèce c. Turquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1978, p. 34 et 36, par. 81 et 86.
179 Demande de réformation du jugement no 333 du Tribunal administratif des Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1987, opinion dissidente du juge Schwebel, p. 113-114. Bien que ce juge ait formulé des observations dissidentes, la majorité n’a pas commenté ce point d’interprétation.
180 Ibid., p. 114 ; voir également Applicabilité de l’obligation d’arbitrage en vertu de la section 21 de l’accord du 26 juin 1947 relatif au siège de l’Organisation des Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1988, opinion individuelle du juge Shahabuddeen, p. 62-63 (dans l’exposé de laquelle celui-ci a relevé que, selon son interprétation, « relating to » s’appliquait à « concerning », mot qu’il considérait comme ayant une « signification large et extensible »).
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c. Serbie-et-Monténégro, la clause « y compris » est une « particularité de l’article IX »181. La Cour a précisé que
« [l]’expression “y compris” sembl[ait] confirmer que les différends relatifs à la responsabilité des [P]arties contractantes pour génocide ou tout autre acte énuméré à l’article III s’inscriv[ai]ent dans un ensemble plus large de différends relatifs à l’interprétation, à l’application ou à l’exécution de la Convention »182.
3. Les différends peuvent être soumis à la Cour « à la requête d’une partie au différend »
99. L’article IX dispose que, si un différend existe et se rapporte à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention, la Cour a compétence lorsqu’« une partie » le porte devant elle. Ce libellé souligne davantage encore que la compétence de la Cour ne se limite pas aux situations dans lesquelles le demandeur affirme que le défendeur est responsable d’un génocide. Lorsqu’un différend oppose deux parties à la convention, et qu’il se rapporte à l’interprétation, l’application ou l’exécution de cet instrument, y compris ⎯ mais sans s’y limiter ⎯ à la responsabilité d’un État en matière de génocide, il peut être soumis à la Cour pour règlement par « une partie » au différend.
* *
100. Par conséquent, par ses termes exprès, l’article IX englobe tout différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide ; ces différends incluent (sans toutefois s’y limiter) ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ; enfin, un différend peut être soumis à la Cour par une partie à celui-ci. Conjointement, ces éléments textuels permettent d’atteindre le but reconnu de l’article IX, à savoir « conférer à la Cour la compétence la plus large possible dans le cadre du régime de la convention »183.
101. Si l’on applique l’article IX, la compétence de la Cour à l’égard de la présente affaire est évidente. Comme cela a été démontré au chapitre 2, il existe entre l’Ukraine et la Fédération de Russie un différend relatif aux allégations de la seconde, selon qui la première est responsable de la commission d’un génocide en violation de la convention, et au fait que la Russie ait invoqué ces allégations pour prendre des mesures contre l’Ukraine et sur son territoire sous prétexte de prévenir et de punir un génocide. Ce différend se rapporte, c’est-à-dire a trait ou est lié, à « la responsabilité d’un État en matière de génocide ». Un élément important du différend en question est l’allégation de la Russie, qui accuse l’Ukraine d’être responsable d’un génocide. Le différend a également trait au grief de l’Ukraine, qui reproche à la Russie d’avoir violé les articles premier et IV de la convention sur le génocide, ce qui est incontestablement une question d’interprétation, d’application ou d’exécution de la convention. Enfin, ce différend se rapporte à l’application ou à l’exécution de la convention, voire aux deux, l’Ukraine tirant grief de la manière abusive et illicite dont la Fédération
181 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 114, par. 169.
182 Ibid.
183 Robert Kolb, The Scope Ratione Materiae of the Compulsory Jurisdiction of the ICJ, in The Un Genocide Convention: A Commentary (Paola Gaeta, ed., Oxford University Press, 2009), p. 453 (MU, annexe 26). Voir également MU, par. 148.
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de Russie a prétendu exercer les droits et exécuter les obligations découlant de la convention sur le génocide.
102. Dans ses objections à la compétence ratione materiae de la Cour, la Russie n’aborde jamais ce qui est évident : un différend concernant des allégations de génocide au titre de la convention, et des mesures prises pour prévenir et punir pareil génocide, se rapportent naturellement à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide. De ce fait, une grande partie de son argumentation est hors de propos. La deuxième exception préliminaire de la Russie repose essentiellement sur l’idée que l’Ukraine fonde ses demandes sur des sources de droit étrangères à la convention sur le génocide, telles que les principes généraux de la bonne foi et les règles de droit international concernant l’emploi de la force. La Russie qualifie faussement les demandes de l’Ukraine, qui reposent sur les articles premier et IV de la convention. Or, même si d’autres sources de droit sont pertinentes et imposent des limites à la manière dont elle peut exercer les droits et exécuter les obligations découlant de la convention sur le génocide, une allégation de transgression de ces limites par la Russie se rapporte directement à l’application ou à l’exécution de la convention, voire aux deux. Compte tenu du caractère exhaustif de l’article IX, la deuxième exception préliminaire de la Fédération de Russie peut aisément être rejetée de prime abord.
B. LES DEMANDES DE L’UKRAINE SONT SUSCEPTIBLES D’ENTRER DANS LES PREVISIONS DE LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE, ET L’INTERPRETATION DEFINITIVE DES ARTICLES PREMIER ET IV PEUT ETRE RENVOYEE AU STADE DE L’EXAMEN AU FOND
103. La Russie commet une autre erreur préliminaire lorsqu’elle insiste pour que la Cour donne une interprétation définitive des articles premier et IV au présent stade de la procédure. Or, la recherche bien établie que la Cour effectue pour apprécier une exception préliminaire d’incompétence ratione materiae consiste à examiner si les prétentions du demandeur sont « susceptibles d’entrer dans les prévisions » du traité en cause184.
104. La Cour a déjà reconnu que la portée de l’obligation de prévenir et de punir le génocide découlant de la convention sur le génocide soulevait des questions de fond. Au stade des exceptions préliminaires en l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie, la Yougoslavie avait proposé une interprétation restrictive de l’obligation de prévenir et de punir, affirmant que la convention n’englobait pas les questions concernant la responsabilité de l’État en matière de génocide185. La Cour a rejeté cette exception, faisant observer ce qui suit :
« [I]l ressort à suffisance des termes mêmes de cette exception que les Parties, non seulement s’opposent sur les faits de l’espèce, sur leur imputabilité et sur l’applicabilité à ceux-ci des dispositions de la convention sur le génocide, mais, en outre, sont en désaccord quant au sens et à la portée juridique de plusieurs de ces dispositions. »186
184 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 319, par. 85.
185 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 616, par. 32.
186 Ibid., par. 33.
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La Cour a conclu qu’il « ne saurait … faire de doute qu’il exist[ait] entre elles un différend relatif à « l’interprétation, l’application ou l’exécution de la … convention »187.
105. La Cour devrait suivre une approche similaire en l’espèce. La question d’interprétation a ici trait à la portée et à la teneur des engagements figurant aux articles premier et IV de la convention sur le génocide — précisément le type de différend relatif à l’interprétation dont la Cour a conclu, en l’affaire susmentionnée, qu’il constituait une question de fond. Cette approche se justifie d’autant plus dans la présente affaire que la question de savoir s’il y a eu abus des articles premier et IV est non pas une pure question de droit devant être appréciée dans l’abstrait, mais une question qu’il y a lieu d’examiner à la lumière des circonstances factuelles particulières supposément constitutives de l’abus188.
106. Si, toutefois, la Cour choisissait de traiter de l’interprétation des articles premier et IV à ce stade, sa tâche demeurerait plus limitée que ne le laisse entendre la Fédération de Russie. Pour déterminer si des demandes sont « susceptibles » d’entrer dans les prévisions d’un traité, la Cour a constamment suivi la méthode employée dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire des Plates-formes pétrolières, qui consiste à examiner la plausibilité juridique d’une demande après avoir considéré comme vraies les allégations factuelles de l’État demandeur. Ainsi que la juge Higgins l’a fait observer dans l’opinion individuelle qu’elle a jointe à cet arrêt, « [l]e seul moyen d’établir … si » les prétentions du demandeur « sont fondées de façon assez plausible sur le traité … consiste à accepter provisoirement que les faits allégués … sont vrais »189. Suivant cette approche, la Cour recherche « si les faits allégués par le demandeur peuvent s’appliquer à une violation d’une disposition déterminée »190.
107. Aux fins présentes, la Cour devrait donc partir du principe que les propositions suivantes, entre autres, sont vraies : il n’existe aucun élément crédible attestant la responsabilité de l’Ukraine à raison d’un génocide dans le Donbas ; la Russie n’a pas fait preuve de la diligence requise avant de prendre des mesures fondées sur ses allégations de génocide ; la Russie s’est appuyée sur son accusation mensongère de génocide pour justifier qu’elle ait reconnu la RPD et la RPL et envahi
187 Ibid. Dans son arrêt sur le fond, la Cour a rappelé qu’elle avait « réserv[é] sa décision [au] sujet » des arguments concernant la portée de l’obligation de prévenir le génocide « au stade de l’examen au fond ». Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 107, par. 152.
188 Voir Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 586, par. 63 (où l’exception préliminaire exigeant une interprétation des éléments moraux de l’infraction de financement du terrorisme a été rejetée parce que la question de l’existence de l’intention requise « soul[evait] des questions complexes de droit et surtout de fait qui divis[ai]ent les Parties et rel[evai]ent du fond »).
En l’affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955, la Cour a conclu que, puisque certaines des mesures économiques en cause « vis[ai]ent directement les États tiers, ou des ressortissants ou sociétés d’États tiers, [ce qui] ne suffi[sai]t pas à les faire échapper automatiquement au champ d’application du traité d’amitié », « [s]eul un examen détaillé de chacune des mesures en question, de sa portée et de ses effets concrets » p[ouvai]t lui permettre de déterminer si elles entraient dans les prévisions du traité d’amitié. S’agissant du fond, il lui faudrait, pour évaluer si les mesures américaines violaient les dispositions en question, apprécier la « portée et les effets concrets » desdites mesures. La Cour en a conclu que l’exception des États-Unis d’Amérique soulevait des questions de droit et de fait qui « rel[evai]ent du fond ». Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 33-34, par. 81-82.
189 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), opinion individuelle de la juge Higgins, p. 856, par. 32.
190 Ibid., demande reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, opinion individuelle de la juge Higgins, p. 219.
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l’Ukraine. Au vu de ces faits tels qu’allégués par l’Ukraine, les prétentions de celle-ci sont « susceptibles » d’entrer dans les prévisions de la convention.
C. UNE INTERPRETATION CORRECTE DES ARTICLES PREMIER ET IV DE LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE MILITE EN FAVEUR DE L’EXERCICE DE LA COMPETENCE RATIONE MATERIAE DE LA COUR
108. Comme l’Ukraine l’a expliqué dans son mémoire, lorsqu’ils sont lus conformément aux règles coutumières d’interprétation des traités, les articles premier et IV n’autorisent pas une partie contractante à agir au détriment d’une autre partie contractante sous prétexte de répondre à un génocide faussement allégué191. Les États qui prennent des mesures pour prévenir et punir un génocide, ou pour mettre fin à une violation de la convention commise par un autre État, doivent agir de bonne foi et sans commettre d’abus, tout en se conformant aux limites du droit international192.
109. L’Ukraine ne cherche pas, comme l’affirme la Russie, à « étendre indûment » la compétence de la Cour en incorporant dans la convention sur le génocide des obligations « implicites alléguées » qui ne sont pas liées au texte de cet instrument193. Comme cela sera expliqué ci-après, les demandes de l’Ukraine sont fermement ancrées dans le libellé de ladite convention et les engagements pris par la Russie au titre de celle-ci.
1. La convention sur le génocide n’autorise pas une partie contractante à agir en vue de prévenir et de punir un génocide faussement allégué
110. Les articles premier et IV doivent être interprétés « de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but »194. Lus comme il se doit, les engagements mutuels énoncés dans ces dispositions n’autorisent pas une partie contractante à invoquer la prévention et la répression d’un génocide allégué comme prétexte à des actes destructeurs contre un autre État195.
111. La Russie dénature la position de l’Ukraine en prétendant qu’elle exige que « toute mention de génocide faite au niveau politique emporte violation des articles premier et IV de la convention et engage la responsabilité internationale de l’État concerné, à moins que celui-ci ne produise ou ne communique des preuves à l’appui de cette allégation »196. Telle n’est pas la position de l’Ukraine. En réalité, cette position consiste à dire que les articles premier et IV ne donnent pas l’autorisation, mais au contraire interdisent, à une partie contractante de causer un préjudice à une autre sous couleur de prévenir et de punir un génocide qu’elle a allégué de manière infondée ou sans faire preuve de la diligence requise. Comme cela sera développé ci-après, cette position est étayée par les principes établis d’interprétation des traités.
191 Voir MU, chap. 3, sect. A 1).
192 Voir ibid., chap. 3, sect. A 2)-3).
193 Voir EPFR, par. 143-144 ; voir également ibid., par. 170 et 216.
194 Convention de Vienne sur le droit des traités, 23 mai 1969, RTNU, vol. 1155, p. 331, art. 31 1).
195 MU, chap. 3, sect. A 1).
196 EPFR, par. 153 ; voir également ibid., par. 152-154. Dans sa deuxième exception préliminaire, la Fédération de Russie met surtout l’accent sur la question de savoir si elle a violé les articles premier et IV en faisant un usage abusif de ces dispositions et en agissant en dehors des limites du droit international. Ces arguments ne s’appliquent pas à la demande de l’Ukraine tendant à ce que la Cour déclare qu’il n’existe aucun élément crédible attestant qu’elle est responsable de la commission d’un génocide. Voir MU, par. 178 b).
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112. L’interprétation de l’Ukraine découle en partie de la nature collective de l’obligation de prévenir et de punir le génocide, telle qu’elle trouve son expression dans le libellé de la convention. Aux termes de l’article premier, « [l]es Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir ». Le verbe « s’engager » reflète un engagement mutuel entre les Parties contractantes. Ainsi que la Cour l’a relevé en l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, « le terme “s’engagent” signifie promettre formellement, s’obliger, faire un serment ou une promesse, convenir, accepter une obligation »197.
113. Comme la Cour l’a également précisé en l’affaire susmentionnée au sujet de l’article premier, « l’obligation de prévention et le devoir d’agir qui en est le corollaire prennent naissance, pour un État, au moment où celui-ci a connaissance, ou devrait normalement avoir connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’un génocide »198. Dans son mémoire, l’Ukraine a montré en détail que le sens ordinaire de « prévenir » indiquait qu’un génocide ou un risque de génocide devait exister avant qu’une mesure de prévention pût être prise199.
114. Il en va de même en ce qui concerne l’article IV, qui dispose que « [l]es personnes ayant commis le génocide ou l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III seront punies [punished], qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers ». Le sens ordinaire de « punish » (« punir ») est le suivant : « [t]o cause (an offender) to suffer for an offence, esp. a transgression of a legal or moral code ; to subject to a penalty or sanction as retribution or as a caution against further offences » [« frapper (un contrevenant) d’une peine pour une infraction, en particulier une transgression d’un code juridique ou moral ; infliger une pénalité ou une sanction à titre de châtiment ou pour prévenir la commission de nouvelles infractions »]200. En l’absence de toute infraction, il n’y a rien qu’un État puisse, ou doive, « punir ». La Fédération de Russie refuse d’aborder le sens ordinaire de ces termes.
115. Si on lit les articles premier et IV dans leur contexte, et à la lumière de l’objet et du but de la convention, il apparaît plus clairement encore qu’un État ne peut pas agir en vue de prévenir et de punir un génocide faussement allégué. Le préambule de la convention mentionne la « coopération internationale » en tant qu’objectif essentiel, et nombre d’autres dispositions traitent de mesures de coopération visant à faire appliquer cet instrument201. En outre, ainsi que la Cour l’a énoncé dans son avis consultatif de 1951 relatif aux Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, « [l]a Convention a été manifestement adoptée dans un but purement humain et civilisateur », notamment pour « confirmer et … sanctionner les principes de morale les plus
197 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 111, par. 162.
198 Ibid., par. 431.
199 Voir MU, par. 81. Le sens ordinaire de « prevent » (« prévenir ») est « [t]o preclude the occurrence » of « an anticipated event, state, etc. » (« éviter la survenance » d’« un événement, d’un état de choses, etc. attendu »). Voir Oxford English Dictionary, « prevent », v. (3e éd., 2007), accessible à l’adresse suivante : https://www.oed.com/view/Entry/ 151073?rskey=aXTcHQ&result=2&isAdvanced=false#eid. Comme l’Ukraine l’a expliqué dans son mémoire, le sens « [t]o preclude the occurrence of » (« éviter la survenance de ») indique qu’il faut prévoir de manière raisonnable la possibilité qu’un génocide soit commis avant de pouvoir prendre des mesures visant à « prévenir » le génocide en question.
200 Voir Oxford English Dictionary, « punish », v. (3e éd., 2007), accessible à l’adresse suivante : https://www.oed.com/view/Entry/154671?redirectedFrom=punish#eid. Voir également MU, par. 81.
201 L’article VII fait référence à un engagement entre les Parties contractantes d’« accorder l’extradition », et l’article VIII dispose que les Parties contractantes « peu[ven]t saisir les organes compétents de l’Organisation des Nations Unies », instance de coopération internationale, afin que ceux-ci prennent des mesures « pour la prévention et la répression des actes de génocide ».
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élémentaires »202. Lorsqu’un État s’acquitte de l’« engagement » qu’il a pris au titre de l’article premier, il doit le faire conformément à l’objectif de la convention consistant à encourager la coopération internationale, et ne peut, en lieu et place, prendre unilatéralement des mesures préjudiciables à une autre partie contractante sur le fondement d’une accusation mensongère de génocide.
116. Les travaux préparatoires reflètent en outre une préoccupation liée aux usages dévoyés de la convention qui porteraient préjudice à d’autres parties contractantes203. Les rédacteurs ont par exemple rejeté une proposition relative à la protection du « groupe politique », estimant qu’elle « fourni[rait] un prétexte commode pour s’immiscer dans les affaires intérieures des États »204. De même, ils ont écarté une proposition tendant à incriminer certaines formes de propagande en raison du risque qu’une telle disposition « dev[ienne] le prétexte de graves abus »205. Les articles premier et IV, qui codifient un engagement solennel de prévenir et de punir le génocide, ne devraient pas être interprétés d’une manière qui rende possible les graves abus que les rédacteurs ont cherché à éviter.
2. Une partie contractante qui agit pour prévenir et punir le génocide au titre de la convention doit le faire de bonne foi et sans commettre d’abus
117. Non seulement il convient d’interpréter comme il se doit les articles premier et IV, mais il faut aussi exercer de bonne foi et sans commettre d’abus les droits qu’ils consacrent et exécuter de la même façon les obligations qu’ils créent. La Fédération de Russie tente d’amoindrir cette exigence en la qualifiant d’obligation « implicit[e] allégué[e] », mais elle fait abstraction des manières spécifiques dont ces obligations sont ancrées dans le libellé de la convention et les principes établis du droit des traités206.
118. Par exemple, selon le principe pacta sunt servanda, et comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire Hongrie/Slovaquie, les parties sont tenues d’« appliquer [le traité] de façon raisonnable et de telle sorte que son but puisse être atteint »207. S’agissant en particulier de l’article premier de la convention sur le génocide, la Cour a fait observer dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires que, bien que l’« article premier ne précis[ât] pas quels types de mesures une partie contractante p[ouvai]t prendre pour s’acquitter de [l’]obligation » de prévenir et de punir le génocide, « [l]es [P]arties contractantes d[evai]ent … exécuter cette obligation de bonne foi »208.
119. Ainsi, lorsqu’elles se sont engagées à prévenir et à punir le génocide, les Parties contractantes se sont nécessairement obligées à exécuter de bonne foi cette obligation — et à exercer de la même façon le droit correspondant d’agir pour répondre à une violation commise par une autre partie contractante. En particulier, elles ont pris l’engagement de ne prendre des mesures que pour
202 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
203 Voir MU, par. 84.
204 Voir Nations Unies, compte rendu analytique des séances du Conseil économique et social, 218e séance, doc. E/SR.218, p. 712 (26 août 1948) (M. Katz-Suchy (Pologne)). Voir également MU, par. 84, note 158.
205 Voir Nations Unies, Sixième Commission de l’Assemblée générale, 87e séance, doc. A/C.6/SR.87, p. 251 et 253 (29 octobre 1948) (M. Fitzmaurice (Royaume-Uni)). Voir également MU, par. 84, note 159.
206 Voir EPFR, par. 143-144.
207 Projet Gabčíkovo Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 78-79, par. 142. Voir également MU, par. 87, note 162 (et les sources qui y sont citées).
208 Voir l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 56.
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prévenir et punir un génocide dont il a été déterminé de manière raisonnable et en faisant preuve de la diligence requise qu’il se produisait ou risquait fort de se produire, et à ne pas faire un usage abusif ou dévoyé de leurs droits à des fins impropres.
120. Les principes régissant la bonne application des articles premier et IV sont consacrés par le droit international. Comme le juge Keith l’a fait observer dans la déclaration qu’il a jointe à l’arrêt rendu en l’affaire Djibouti c. France, selon « les principes de bonne foi, d’abus de droit et de détournement de pouvoir », un État qui se prévaut d’un droit qu’il tient d’un traité doit « exercer le pouvoir aux fins pour lesquelles celui-ci lui a été conféré et non à des fins erronées ou au gré de facteurs sans rapport avec les objectifs visés »209. Bin Cheng a pour sa part écrit que « [l]’exercice raisonnable et de bonne foi d’un droit suppose que le droit en question soit véritablement exercé au service des intérêts qu’il est censé protéger et ne doit pas avoir pour effet de porter injustement atteinte aux intérêts légitimes d’un autre État »210. Dans la huitième édition de son traité intitulé International Law, Oppenheim a expliqué qu’un État abuse d’un droit « lorsqu’[il en] fait usage … de manière arbitraire de façon à infliger à un autre État un préjudice qui ne peut être justifié par une considération légitime de son propre avantage »211. Contrairement à ce qu’affirme laconiquement la Russie, selon qui l’Ukraine, « dans son mémoire, … ne tente nullement d’établir l’existence de l’interdiction de l’abus de droit comme règle de droit international, ni de préciser les conditions requises pour que celle-ci s’applique », c’est précisément ce à quoi l’Ukraine s’est employée en invoquant ces sources faisant autorité212.
121. La critique de la Russie à l’égard des obligations dites « implicites » est particulièrement déplacée dans le contexte de la convention sur le génocide. La Cour a déjà constaté que, bien qu’elles pussent ne pas y être expressément énoncées, certaines obligations découlaient des termes de cet instrument213. En l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, elle a déterminé l’existence d’une obligation de ne pas commettre de génocide qui n’était pas stipulée « expressis verbis », mais procédait de ce que la convention « impliqu[ait] nécessairement »214. En convenant de « qualifi[er] de “crime du droit des gens” [le] génocide », les Parties contractantes « s’engagent logiquement à ne pas commettre l’acte ainsi qualifié »215. De même, un État qui s’oblige à prévenir et à punir le crime de génocide doit logiquement s’obliger aussi à ne pas exercer abusivement cette responsabilité.
122. La Fédération de Russie n’a pas non plus de réponse à l’explication de l’Ukraine montrant que l’usage abusif et dévoyé que la première fait de la convention contrevient à celle-ci. En l’affaire relative à Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, la CPJI a observé qu’un abus de
209 Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, déclaration du juge Keith, p. 279, par. 6. Voir MU, par. 89.
210 Bin Cheng, General Principles of Law as Applied by International Courts and Tribunals, p. 131-132 (Stevens and Sons Ltd., 1953) (MU, annexe 20).
211 L. Oppenheim, International Law: A Treatise, Volume 1 ⎯ Peace, p. 345 (H. Lauterpacht, ed., David McKay Company Inc., 8e éd., 1955) (MU, annexe 21) ; voir également Oppenheim’s International Law: Volume 1 ⎯ Peace, p. 407 (Robert Jennings et Arthur Watts, eds., Oxford University Press, 9e éd., 2008) (MU, annexe 24) ; Robert Kolb, Good Faith in International Law, p. 144 (Hart 2017) (où il est expliqué qu’un « domaine plus général de l’abus de droit … englobe les actes arbitraires, déraisonnables et frauduleux ») (MU, annexe 28).
212 EPFR, par. 218 ; voir également MU, par. 87-89 et notes correspondantes.
213 Voir MU, par. 93.
214 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 113, par. 166. Voir MU, par. 93.
215 Ibid., p. 113, par. 166.
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droit pouvait emporter violation d’un traité216. Examinant le traité de Versailles, elle a précisé qu’un « abus » du droit de disposer de ses biens était susceptible de « donner » à un tel acte « le caractère d’une violation du Traité »217. De même, Bin Cheng a fait observer dans son ouvrage qu’un acte « incompatible avec l’exécution de bonne foi de l’obligation conventionnelle » constitue « une violation du traité »218. La Russie traite de manière superficielle ces sources faisant autorité et ne renvoie à aucun élément qui rejette la position de l’Ukraine219. Elle ne répond pas non plus à l’argument de cette dernière voulant que cette conclusion s’applique a fortiori aux articles premier et IV, compte tenu du « but purement humain et civilisateur »220 de la convention sur le génocide. Ainsi que la Cour l’a énoncé dans son avis consultatif sur les Réserves à la convention sur le génocide, l’exécution de cet instrument doit refléter l’« intérêt commun » qu’ont les Parties contractantes à « préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention »221.
123. La principale réponse de la Fédération de Russie au long exposé qu’a fait l’Ukraine pour démontrer que ses demandes découlent directement du texte de la convention sur le génocide consiste à affirmer que le grief d’abus qui lui est reproché est fondé uniquement sur une prétendue « violation d’un principe général, et non d’un traité particulier »222. Cette assertion est à la fois erronée et hors de propos.
124. Comme le reflète l’affaire relative à Certains intérêts allemands, un abus de droits substantiels peut emporter violation du traité concerné ; il ne s’agit pas simplement d’une violation d’un principe général extérieur au traité. Dans l’une des principales affaires citées par la Russie, celle relative à des Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), la Cour indique que la bonne foi en tant que principe général n’est pas indépendante de l’obligation sous-jacente223. Ainsi qu’elle l’a expliqué, la bonne foi « n’est pas en soi une source d’obligation quand il n’en existerait pas autrement », mais elle est « l’un des principes de base qui président à la
216 MU, par. 91 (citant Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, fond, arrêt no 7, 1926, C.P.J.I. série A no 7, p. 30).
217 Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, fond, arrêt no 7, 1926, C.P.J.I. série A no 7, p. 30.
218 Bin Cheng, General Principles Of Law As Applied By International Courts And Tribunals, p. 125 (Stevens and Sons Ltd., 1953) (MU, annexe 20). S’agissant de l’affaire États-Unis — Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes, la Fédération de Russie affirme que « l’organe d’appel n’a pas conclu que les États-Unis avaient fait un usage abusif de l’article XX, mais qu’ils l’avaient appliqué de manière arbitraire et discriminatoire ». Voir EPFR, par. 218, note 273. Or, l’argument de l’Ukraine consistait simplement à dire que le raisonnement tenu par l’organe d’appel lui-même donnait à penser qu’une mesure appliquée de manière arbitraire constituait un abus de droit contraire au traité. L’organe d’appel a relevé ceci :
« [N]ous abordons maintenant la question de savoir si l’application de la mesure prise par les États-Unis, bien que la mesure elle-même relève de l’article XX g), constitue néanmoins “un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les pays où les mêmes conditions existent” ou “une restriction déguisée au commerce international”. Nous nous demandons, en d’autres termes, si l’application de cette mesure constitue un usage abusif ou impropre de la justification provisoire offerte par l’article XX g). » Rapport de l’organe d’appel, États-Unis — Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes, OMC, doc. WT/DS58/AB/R (12 octobre 1998), p. 62, par. 160.
219 Voir EPFR, par. 218.
220 Voir MU, par. 92 (citant Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23).
221 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
222 EPFR, par. 218.
223 Voir ibid., par. 219, note 277.
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création et à l’exécution d’obligations juridiques »224. Ce qui est en cause en l’espèce, c’est l’exécution par la Russie des obligations juridiques que lui impose la convention sur le génocide. Il convient d’examiner ladite exécution à la lumière de la règle voulant que les droits conventionnels consacrés par cet instrument soient exercés de bonne foi et sans commettre d’abus, et que les obligations créées soient exécutées de la même façon.
125. En outre, même si la Fédération de Russie avait raison de dire que l’obligation qui lui incombe de mettre en oeuvre la convention de bonne foi et sans commettre d’abus ne découle que de principes généraux de droit international, la compétence ratione materiae de la Cour resterait intacte. Comme cela a été expliqué plus haut, celle-ci a compétence à l’égard de tout différend qui a trait à, c’est-à-dire qui a un rapport ou un lien avec l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention225. Le grief fait à une partie contractante d’avoir exercé de mauvaise foi et de manière abusive les droits consacrés par les articles premier et IV de la convention, ou exécuté de la même façon les obligations créées par ceux-ci, a clairement un rapport ou un lien avec l’exécution de cet instrument, à tout le moins. Par les termes sans équivoque de l’article IX, la Cour a compétence à l’égard d’un tel différend, que l’obligation d’exécution de bonne foi découle de la convention elle-même, de principes généraux de droit, ou des deux.
126. En plus d’avancer cet argument erroné voulant que l’exécution abusive de la convention sur le génocide ne se rapporte pas à l’interprétation, l’application ou l’exécution de cet instrument, la Russie reproche à l’Ukraine de « ne met[tre] en évidence aucun droit consacré par la convention dont la Fédération de Russie aurait fait un usage abusif »226. Or, comme cela a été expliqué plus haut, la Russie a des obligations et des droits au titre des articles premier et IV, et elle a détourné les unes et les autres. Ainsi que la Cour l’a relevé en plusieurs occasions, « les droits et obligations consacrés
224 Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1988, p. 105, par. 94 (les italiques sont de nous). Voir également Hugh Thirlway, The Law and Procedure of the International Court of Justice: Fifty Years of Jurisprudence, vol. I, p. 20 (Oxford University Press, 2013) (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 9) (où il est expliqué que
« l’argument du Honduras n’était pas tant que la bonne foi avait mis une obligation à la charge du Nicaragua, mais que l’engagement que celui-ci avait admis avoir contracté à l’égard du processus de Contadora emportait celui de ne pas recourir à des procédures de règlement judiciaire, un tel recours étant incompatible avec l’exécution de bonne foi de l’obligation reconnue. La question soulevée dans cette affaire — mais non examinée par la Cour, pour les raisons indiquées — portait donc sur l’exécution de bonne foi d’une obligation, de bonne foi devant s’entendre au sens strict du terme. »).
De même, dans les affaires des Essais nucléaires, la Cour a dit que la « bonne foi » était un élément déterminant de la création et de l’exécution d’autres droits et obligations. Ainsi qu’elle l’a précisé, « [l]’un des principes de base qui président à la création et à l’exécution d’obligations juridiques, quelle qu’en soit la source, est celui de la bonne foi … Tout comme la règle du droit des traités pacta sunt servanda elle-même, le caractère obligatoire d’un engagement international … repose sur la bonne foi. » Voir Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 268, par. 46.
225 Voir par. 96-97 ci-dessus.
226 EPFR, par. 223.
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par la convention sont des droits et obligations erga omnes »227. Bien que l’Ukraine ait mis l’accent sur ce point dans son mémoire, la Russie méconnaît sa signification. En tant qu’obligations dues erga omnes partes, les articles premier et IV supposent que chaque Partie contractante possède un droit et un intérêt correspondant qui l’autorisent à prendre des mesures pour faire cesser des violations de la convention commises par d’autres Parties contractantes. La Russie s’est engagée à prévenir et à punir le génocide, et elle a détourné cette obligation en prenant des mesures préjudiciables à l’Ukraine sous prétexte de prévenir et de punir un génocide. Cela n’a aucun sens, pour la Russie, d’affirmer que cette obligation ne « pr[end pas] naissance » avant qu’un génocide ne soit effectivement perpétré228 ; l’obligation existe toujours (d’où l’exigence de la diligence requise), et la Russie l’a détournée pour attaquer un État qui, en réalité, ne commettait pas de génocide. La Russie a également un droit de prendre des mesures pour faire cesser une violation de la convention : comme l’a résumé M. Giorgio Gaja dans l’Annuaire de l’Institut de droit international, « [l]orsqu’un État a une obligation erga omnes, tous les États auxquels l’obligation est due ont un droit correspondant »229. La Russie a abusé de ce droit lorsqu’elle a pris des mesures préjudiciables à l’Ukraine sous prétexte de faire cesser un génocide commis par celle-ci230.
127. La Fédération de Russie se méprend de nouveau lorsqu’elle indique que le « droit » dont l’Ukraine lui reproche d’avoir abusé est celui de « recourir à la force ou [de] reconnaître des États sur la base de la convention »231. Elle ajoute qu’« [i]l est difficile d’imaginer comment l’allégation d’abus de droit de l’Ukraine pourrait être retenue alors que le droit dont il aurait été fait un usage abusif est dans le même temps contesté par cet État »232. Cette assertion procède d’une mauvaise compréhension de l’argument de l’Ukraine. En faisant un emploi impropre de la force et en reconnaissant la RPD et la RPL dans le but déclaré de mettre fin à une violation de la convention sur le génocide, la Russie a abusé de son engagement de prévenir et de punir le génocide, ainsi que de
227 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 616, par. 31 ; voir également Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 17, par. 41 (« tout État partie à la convention sur le génocide, et non pas seulement un État spécialement affecté, peut invoquer la responsabilité d’un autre État partie en vue de faire constater le manquement allégué de celui-ci à ses obligations erga omnes partes et de mettre fin à ce manquement ») ; Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, opinion individuelle commune des juges Higgins, Kooijmans, Elaraby, Owada et Simma, p. 72, par. 28 (« [s]elon cette convention, ce sont les États qui se contrôlent mutuellement pour vérifier que chacun respecte l’interdiction du génocide ») ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie et Monténégro)), mesures conservatoires, ordonnance du 13 septembre 1993, C.I.J. Recueil 1993, opinion individuelle du juge ad hoc Lauterpacht, p. 436, par. 86 (expliquant que « [l]’obligation de “prévenir” le génocide est un devoir qui s’impose à toutes les parties, elle est une obligation que chacune des parties a contractée envers toutes les autres », qui crée une « série d’obligations » ayant « pour pendant une série de droits qui en sont la contrepartie »).
228 EPFR, par. 149.
229 Giorgio Gaja, « Les obligations et les droits erga omnes en droit international », deuxième rapport, Annuaire de l’Institut de droit international, vol. 71, p. 191 (session de Cracovie, 2005) (MU, annexe 23). La Cour l’a répété, au sujet des obligations erga omnes partes figurant dans la convention contre la torture, en l’affaire Belgique c. Sénégal. Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 450, par. 69 (« Il s’ensuit que tout État partie à la convention … peut invoquer la responsabilité d’un autre État partie dans le but de faire constater le manquement allégué de celui-ci à des obligations erga omnes partes … qui lui incombent. »).
230 La Russie affirme également qu’elle « n’a … pris aucune mesure formelle pour engager la responsabilité de l’Ukraine ». EPFR, par. 224. Il s’agit là d’une qualification trop restrictive des droits et obligations en cause, qui vont au-delà d’un simple droit d’invoquer formellement la responsabilité d’un État. En tout état de cause, comme cela a été expliqué plus haut, un État peut invoquer la responsabilité d’un autre État non seulement par une protestation diplomatique, mais aussi en accomplissant des « actions particulières ». Voir les commentaires relatifs au projet d’articles de la CDI sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, art. 42, p. 317, par. 2). La Russie a pris de telles mesures contre l’Ukraine. Voir par. 43 ci-dessus.
231 EPFR, par. 225-226.
232 Ibid., par. 225-226.
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son droit de prendre des mesures licites pour faire cesser un génocide. Ces obligations sont fermement ancrées dans le texte de la convention sur le génocide.
128. Enfin, la Russie répète que, comme elle l’a affirmé, ses mesures étaient fondées sur d’« autres sources du droit international », dont l’article 51 de la Charte des Nations Unies et les principes d’autodétermination233. Or, il s’agit là d’un argument de fond sans pertinence aucune aux fins de la compétence ratione materiae de la Cour. Comme cela a été relevé plus haut, l’on ne peut répondre à la question de savoir si les demandes de l’Ukraine sont « susceptibles » d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide qu’en acceptant provisoirement que les faits allégués par l’Ukraine sont vrais. L’Ukraine fait valoir, preuves à l’appui, que la Russie a reconnu la RPD et la RPL, et recouru à la force contre l’Ukraine et sur son territoire dans le but exprès de faire cesser un génocide que celle-ci aurait commis. La Russie ne peut se soustraire à la compétence ratione materiae de la Cour en avançant un argument factuel voulant qu’elle ait agi pour des raisons différentes.
3. Un État doit agir dans les limites du droit international lorsqu’il prend des mesures au titre des articles premier et IV
129. Alors qu’elle a traité de manière relativement superficielle le grief de l’Ukraine concernant un usage abusif et dévoyé de la convention, la Fédération de Russie fait grand cas de l’observation de l’Ukraine relevant qu’un État qui prend des mesures pour prévenir et punir un génocide doit agir dans les limites du droit international234. Elle reproche à l’Ukraine de chercher de manière impropre à « incorpore[r] dans la convention un nombre indéterminé de règles de droit international qui ne font pas partie du champ d’application de cet instrument », dans le but d’« étendre indûment la compétence ratione materiae [d]e la Cour »235. Là encore, l’argument de la Russie repose sur une présentation erronée de celui de l’Ukraine et sur une interprétation insoutenable de la convention.
130. Un État ne saurait prétendre faire appliquer le droit international en violant celui-ci. Comme la Cour l’a précisé en l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, « il est clair que chaque État ne peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale »236. La tentative de la Fédération de Russie de réduire cette observation à une simple « exhortation » est indéfendable237. Le dictum de la Cour, selon qui « chaque État ne peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale », figure dans la section de l’arrêt rendu en l’affaire susmentionnée où est examinée l’obligation de prévenir le génocide faite par l’article premier de la convention. Ainsi que la Cour l’a relevé :
« Plusieurs paramètres entrent en ligne de compte quand il s’agit d’apprécier si un État s’est correctement acquitté de l’obligation en cause. Le premier d’entre eux est évidemment la capacité, qui varie grandement d’un État à l’autre, à influencer effectivement l’action des personnes susceptibles de commettre, ou qui sont en train de commettre, un génocide.
233 Ibid., par. 226 (citant les EPFR, par. 37, 44, 46-50, qui font référence aux fondements de droit international sur lesquels reposeraient les actes de la Russie).
234 Voir ibid., chap. IV, sect. D.
235 Ibid., par. 170 ; voir également ibid., par. 150 et 173.
236 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430. Voir également MU, par. 95.
237 EPFR, par. 176.
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. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
[L]a capacité d’influence de l’État doit être évaluée aussi selon des critères juridiques, puisqu’il est clair que chaque État ne peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale ; de ce point de vue, la capacité d’influence dont dispose un État peut varier selon la position juridique qui est la sienne à l’égard des situations et des personnes concernées par le risque, ou la réalité, du génocide. »238
131. Aucun aspect de ce raisonnement ne fait penser que la Cour a considéré ce principe comme étant simplement exhortatif. La Cour a au contraire énoncé les critères généralement applicables en vue d’« apprécier si un État s’est correctement acquitté de l’obligation en cause »239.
132. La Russie ne parvient pas non plus à ses fins en reprochant à la Cour de s’être fondée sur l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires240. Répondant à cette ordonnance, elle affirme qu’« [i]l va sans dire que, lorsqu’il donne effet à un traité, un État doit respecter les obligations découlant du droit international. Mais ces obligations sont issues de leur propre source de droit (traités, droit international coutumier ou principes généraux de droit), non du traité qui est exécuté. »241 Contrairement à ce que laisse entendre la Russie, nul ne conteste que les règles de droit international, telles que l’interdiction de l’emploi de la force, trouvent leur origine en dehors de la convention. Le point soulevé dans l’affaire susmentionnée est le suivant : lorsque les États agissent pour prévenir et punir le génocide, la convention les contraint à respecter les limites imposées par le droit international. Comme le juge Robinson l’a expliqué dans son opinion individuelle, l’« article premier de la convention sur le génocide met la Russie dans l’obligation d’agir pour prévenir la commission d’un génocide, tout en l’astreignant à le faire dans les limites fixées par la légalité internationale »242.
133. Cette conclusion est encore confortée par la lecture de l’article premier dans son contexte. Les articles VIII et IX précisent que l’engagement de prévenir et de punir le génocide doit être exécuté dans les limites du droit international et d’une manière conforme aux objectifs et à la structure du système des Nations Unies243. Ces deux articles font référence au rôle des organes politiques et judiciaires de l’Organisation des Nations Unies en matière de prévention et de
238 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430 (les italiques sont de nous).
239 La Russie affirme également que la Cour aurait employé l’expression « ainsi que le prévoit l’article premier de la convention » si l’obligation avait découlé de cet article. Voir EPFR, par. 176. Cependant, cette assertion ne tient pas compte du contexte de la déclaration, qui a été faite dans un paragraphe précisant le contenu de l’obligation imposée par l’article premier dans son ensemble.
240 EPFR, par. 180-182.
241 Ibid., par. 181.
242 Voir l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, opinion individuelle du juge Robinson, par. 27.
243 Voir MU, par. 97.
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répression du génocide244. En particulier, ils décrivent le type de mesures qui, pour reprendre les termes employés par la Cour en l’affaire Gambie c. Myanmar, sont ouvertes à un État pour invoquer « la responsabilité d’un autre État partie en vue de faire constater le manquement allégué de celui-ci à ses obligations erga omnes partes et de mettre fin à ce manquement »245. Même si ce n’est pas le seul moyen de faire cesser un génocide, le recours à ces mécanismes de l’ONU reflète le type de mesures prévu par la convention — et atteste que celles qui sont contraires aux principes et à la structure du système des Nations Unies ne sauraient être permises par cet instrument.
134. La Russie répond en faisant une lecture erronée de l’arrêt rendu en l’affaire Gambie c. Myanmar, dans lequel la Cour a fait observer que l’article VIII « ne régi[ssai]t pas [s]a saisine »246. Le Myanmar avait cherché à invoquer la réserve dont il avait assorti cet article, alléguant à tort que la Cour était l’un des « organes » visés dans cette disposition247. L’Ukraine n’affirme pas que la Cour soit un tel « organe », ni que quelque élément concernant l’article VIII conditionne la compétence de celle-ci. En lieu et place, elle suit les principes établis d’interprétation des traités en considérant les articles VIII et IX comme un contexte pertinent, qui apporte un éclairage sur le type de mesures qui sont autorisées ou non au titre des articles premier et IV248. De même, il y a lieu de regarder une clause compromissoire telle que l’article IX comme une source d’éléments contextuels à prendre en considération ; pareille clause doit être vue non pas comme imposant des obligations de fond, mais comme précisant les obligations imposées par d’autres dispositions249.
135. L’interprétation selon laquelle l’article premier impose une obligation d’agir dans les limites du droit international est également étayée par l’objet et le but de la convention. Ainsi que la Cour l’a fait observer, « [l]a Convention a été manifestement adoptée dans un but purement humain et civilisateur »250. Il serait assurément porté atteinte à ce but si une partie contractante pouvait, conformément à l’article premier de la convention, se fonder sur une allégation de génocide pour
244 Convention sur le génocide, art. VIII (« Toute Partie contractante peut saisir les organes compétents de l’Organisation des Nations Unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III. ») ; art. IX (« Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une partie au différend. »).
245 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 17, par. 41. Dans son récent arrêt sur les exceptions préliminaires, la Cour a réaffirmé ce point de vue. Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 112 (« Il s’ensuit que tout État partie à la convention sur le génocide peut invoquer la responsabilité d’un autre État partie … en vue de faire constater le manquement allégué de ce dernier à des obligations erga omnes partes lui incombant au titre de la convention et d’y mettre fin. »).
246 Voir EPFR, par. 190 (citant Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 88-90).
247 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 80-90.
248 Pour essentiellement les mêmes raisons, l’affirmation de la Russie, selon qui l’article VIII « n’impose pas d’obligation précise aux États », et sa citation connexe de l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) sont déplacées. Voir EPFR, par. 190. Or, l’Ukraine ne se réfère pas à l’article VIII pour conférer à la Cour une compétence allant au-delà de celle prévue par le Statut, pas plus qu’elle ne soutient que cette disposition énonce une quelconque obligation de fond additionnelle.
249 Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 114, par. 168-169 (où la Cour s’appuie sur l’article IX pour confirmer son interprétation de l’article premier).
250 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
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violer des règles fondamentales de droit international. La présente affaire illustre ce qu’il se produit lorsqu’une partie contractante agit dans le but exprès de prévenir et de punir un génocide, mais en visant manifestement des objectifs barbares et des résultats antihumanitaires.
136. En réponse, la Fédération de Russie demande à la Cour de faire abstraction des buts notoires de la convention, avançant qu’« [i]l ressort clairement de [son] préambule que l’objet et le but de [cet instrument] se limitent à ériger le génocide en crime de droit international et à libérer … l’humanité de ce crime »251. Loin d’être limité de la sorte, le préambule mentionne « l’esprit et les fins des Nations Unies » au sens large. La Cour a déjà rejeté la proposition extrême voulant que ni le préambule, ni les articles VIII et IX de la convention n’aient une incidence sur la manière dont un État peut mettre en oeuvre les obligations que lui impose cet instrument. Comme elle l’a dit dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires, bien que l’« article premier ne précise pas quels types de mesures une partie contractante peut prendre pour s’acquitter de cette obligation », « [l]es [P]arties contractantes doivent [l’]exécuter … de bonne foi, en tenant compte d’autres parties de la convention, en particulier ses articles VIII et IX, ainsi que son préambule »252. Le renvoi fait dans le préambule à « l’esprit et [aux] fins des Nations Unies » n’est pas une « référence superficielle », comme le prétend la Russie253, mais l’indication de l’objet et du but humanitaires de la convention, que compromettrait l’interprétation restrictive de l’article premier faite par cet État.
137. La Russie s’appuie également à tort sur diverses affaires dans lesquelles la Cour a examiné les relations entre différents traités et d’autres corpus de droit international. Selon la qualification qu’elle en donne, ces affaires supposent un rejet par la Cour de la tentative d’un État d’« incorpore[r] d’autres règles de droit international … dans le but d’étendre sa compétence ratione materiae »254. Or, l’exigence qu’un État agissant pour prévenir et punir un génocide respecte les limites du droit international ne va nullement de pair avec l’« incorporation » dans la convention de corpus de droit distincts, de sorte que ces affaires n’étayent pas la position de la Russie. En outre, aucune d’elles n’a trait à une clause compromissoire étendant la compétence de la Cour à des différends relatifs à l’« exécution » d’un instrument, ce qui englobe les griefs de moyens illicites d’exercer des droits ou de s’acquitter d’obligations découlant de celui-ci, indépendamment de la source des normes qui rendent illicite l’exécution du traité par la partie.
138. La Russie se réfère par exemple à l’affaire des Plates-formes pétrolières, dans laquelle la Cour a notamment conclu que l’article premier du traité d’amitié entre l’Iran et les États-Unis d’Amérique n’« incorpora[it] » pas le droit international concernant l’emploi de la force, dans le sens où tout emploi illicite de la force par une partie contre une autre emporterait violation du traité255. De même, en l’affaire relative à Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis
251 EPFR, par. 187.
252 Voir l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 56.
253 EPFR, par. 187.
254 Ibid., par. 194.
255 Ibid., par. 195 (citant Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 814, par. 28). Plus précisément, l’Iran affirmait que les attaques de certaines plates-formes pétrolières par les forces navales américaines emportaient violation notamment de l’article premier du traité d’amitié. Comme l’a résumé la Cour, selon l’interprétation de l’Iran, l’article premier — qui dispose qu’« [i]l y aura paix stable et durable et amitié sincère entre les États-Unis … et l’Iran » — a imposé aux parties une obligation de se comporter « conformément aux dispositions pertinentes de la Charte des Nations Unies et du droit coutumier régissant l’usage de la force ». Voir exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 812, par. 24-25. La Cour n’a pas admis cet argument, jugeant que l’article premier n’« incorpora[it] » pas le droit international concernant l’emploi de la force, mais fixait un « objectif à la lumière duquel les autres dispositions du traité d[evai]ent être interprétées et appliquées ». Ibid., p. 814, par. 28.
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d’Amérique), la Cour a rejeté l’idée que le traité d’amitié avait intégralement incorporé le droit coutumier des immunités souveraines256. L’Ukraine, quant à elle, n’allègue pas que tout emploi de la force contraire à la Charte des Nations Unies viole l’article premier de la convention sur le génocide. Les articles premier et IV reflètent le principe plus modeste, mais essentiel, voulant qu’un État qui agit pour prévenir et punir un génocide doive respecter les limites du droit international257.
139. La comparaison faite par la Russie avec l’affaire Guinée équatoriale c. France est elle aussi déplacée. La Guinée équatoriale avait allégué que le paragraphe 1 de l’article 4 de la convention de Palerme, en contraignant les parties à exécuter cet instrument conformément aux principes de l’égalité souveraine, les obligeait à respecter les immunités des États et de leurs agents. La Cour n’a pas contesté que le paragraphe 1 de l’article 4 imposait des obligations concernant la manière dont un État exécutait la convention de Palerme258, mais elle a rejeté l’argument plus spécifique relatif à l’incorporation que la Guinée équatoriale avait avancé, expliquant que « l’article 4 ne fai[sai]t nullement référence aux règles du droit international coutumier, en ce compris celles de l’immunité de l’État, qui découl[ai]ent de l’égalité souveraine, mais au principe même de celle-ci »259. Cette conclusion étroite, axée sur le libellé particulier de la disposition conventionnelle, n’a pas d’incidence sur la question de savoir si les articles premier et IV de la convention sur le génocide imposent une obligation de ne pas prendre de mesures visant à prévenir et à punir un génocide d’une manière contraire au droit international260.
256 Voir exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 26-35, par. 51-80.
257 En réalité, l’arrêt au fond rendu par la Cour en l’affaire des Plates-formes pétrolières contredit la position de la Russie. La Cour a conclu que le droit régissant l’emploi de la force — plus précisément la doctrine de la légitime défense — était pertinent aux fins de l’établissement des « mesures » qui pouvaient être prises au titre de l’exception pour intérêts vitaux sur le plan de la sécurité prévue par le traité. Voir arrêt, C.I.J. Recueil 2003, p. 182, par. 41-43. L’affaire des Plates-formes pétrolières confirme donc que la vue catégorique qui sous-tend la position de la Fédération de Russie — à savoir que tout grief concernant des violations de l’emploi de la force échappe au champ d’application de la convention sur le génocide — est erronée. Voir ibid., par. 41
(« La Cour ne saurait admettre que l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX du traité de 1955 ait été conçu comme devant s’appliquer de manière totalement indépendante des règles pertinentes du droit international relatif à l’emploi de la force, de sorte qu’il puisse être utilement invoqué, y compris dans le cadre limité d’une réclamation fondée sur une violation du traité, en cas d’emploi illicite de la force. »).
258 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 321, par. 92 (expliquant que le paragraphe 1 de l’article 4 est obligatoire et que « [s]on but est de garantir que les États parties à la convention s’acquittent de leurs obligations conformément aux principes de l’égalité souveraine, de l’intégrité territoriale des États et de la non-intervention dans les affaires intérieures d’autres États »).
259 Ibid., par. 93. Voir également EPFR, par. 197.
260 Voir Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 321-323, par. 91-103. Au contraire, l’analyse de la Cour étaye l’interprétation de l’Ukraine. La Cour a fait observer que l’objet et le but de la convention de Palerme étaient « de promouvoir la coopération afin de prévenir et de combattre plus efficacement la criminalité transnationale organisée », ce qui n’avait guère de rapport avec les règles relatives à l’immunité souveraine invoquées par la Guinée équatoriale. Ibid., par. 95. En revanche, les règles régissant l’emploi de la force présentent un lien essentiel avec le « but … humain et civilisateur » dans lequel la convention sur le génocide « a été manifestement adoptée ». Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 110, par. 161 (citant Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23) ; ibid., par. 167.
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140. Enfin, l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Croatie c. Serbie n’étaye pas la position de la Russie. Dans un passage que cette dernière s’est gardée de mentionner, la Cour a fait observer que, bien qu’elle ne fût pas « habilitée à se prononcer sur des violations alléguées d’autres obligations que les Parties tiendraient du droit international, violations qui ne p[ouvai]ent être assimilées à un génocide, en particulier s’agissant d’obligations visant à protéger les droits de l’homme dans un conflit armé »,
« [c]ela n[e l]’empêch[ait] pas … de rechercher, dans sa motivation, s’il y a[vait] eu violation du droit international humanitaire ou du droit international relatif aux droits de l’homme, dans la mesure où cela lui serait utile pour déterminer s’il y a[vait] eu violation d’une obligation découlant de la convention sur le génocide »261.
*
* *
141. La Cour devrait décliner l’invitation de la Russie à procéder à ce stade à une interprétation exhaustive des articles premier et IV de la convention. Conformément à sa jurisprudence, le désaccord entre les Parties au sujet de l’interprétation et de l’application correctes de ces dispositions relève du fond du différend à l’égard duquel elle a compétence.
142. Si elle décide de traiter des questions d’interprétation au stade des exceptions préliminaires, la Cour devrait conclure à sa compétence, les demandes de l’Ukraine étant susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide. Les interprétations proposées par la Russie sont indéfendables et ne tiennent compte ni de la nature erga omnes partes des engagements prévus par les articles premier et IV, ni du sens ordinaire des termes de ces articles lus dans leur contexte, ni de l’objet et du but de la convention sur le génocide. Quelle que soit la voie que suivra la Cour, la deuxième exception préliminaire de la Fédération de Russie devrait être rejetée.
Les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force ne sont pas non plus pertinentes, l’Ukraine se référant à l’emploi de la force uniquement pour décrire l’exigence qu’un État agissant pour prévenir et punir un génocide le fasse dans les limites du droit international. L’invocation de ces affaires par la Russie semble procéder d’extrapolations du traitement réservé par la Cour à l’argument de la Yougoslavie, selon qui la Belgique commettait des actes de génocide en employant la force. Voir EPFR, par. 207. Comme la Russie est contrainte de le reconnaître dans une réserve qui supplante toute comparaison : « la Cour [a] abordé la question qui lui était soumise sous l’angle de l’article II de la convention sur le génocide et du point de savoir si les actes commis par les États membres de l’OTAN démontraient une intention génocidaire ». Voir ibid., par. 208 (les italiques sont de nous). Est également infondée la proposition de la Russie, selon qui c’était parce que la Cour ne s’était pas appuyée proprio motu sur un lien juridictionnel entre l’emploi de la force et un génocide dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force que tout lien de ce type avait été implicitement rejeté. Voir ibid., par. 211. Rien ne saurait être inféré d’une décision de ne pas affirmer proprio motu une théorie relative à la compétence que le demandeur n’a pas invoquée.
261 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 45-46, par. 85. En lieu et place, la Russie tente de se fonder sur cette affaire, dans laquelle la Cour a notamment conclu que l’exercice de sa compétence à l’égard de violations alléguées qui n’entrent pas, par ailleurs, dans le champ d’application de la convention dépend de la question de savoir si cet instrument reflète une « intention … discern[able] » qu’elle ait connaissance de telles demandes. Voir EPFR, par. 214. Or, la question soumise à la Cour dans cette affaire était celle de savoir si elle pouvait se prononcer sur des demandes relatives au génocide que la Serbie aurait commis avant l’entrée en vigueur de la convention à son égard. Ce problème ne se pose tout simplement pas en l’espèce.
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CHAPITRE 4 LES DEMANDES DE L’UKRAINE SONT RECEVABLES
143. Dans ses troisième, quatrième, cinquième et sixièmes exceptions, la Fédération de Russie soutient que la Cour, à supposer même qu’elle soit compétente pour connaître du différend, devrait tout de même rejeter les demandes de l’Ukraine comme étant irrecevables. La Fédération de Russie soulève quatre exceptions à la recevabilité : 1) l’Ukraine aurait inclus de « nouvelles » demandes dans son mémoire ; 2) tout arrêt qui serait en définitive rendu serait privé de tout effet pratique ; 3) le soi-disant « recours en constatation de respect a contrario » est irrecevable ; et 4) la requête de l’Ukraine constitue un abus de procédure. En avançant ces exceptions, la Fédération de Russie continue de dénaturer la requête et le mémoire de l’Ukraine, et reformule bon nombre de ses exceptions d’incompétence de sorte qu’elles touchent par ailleurs à la recevabilité. Indépendamment de la qualification que la Cour retiendra, les arguments sur lesquels s’appuie la Fédération de Russie n’en demeurent pas moins erronés en fait comme en droit, et devraient être rejetés.
A. LES DEMANDES FORMEES PAR L’UKRAINE DANS SON MEMOIRE RELEVENT DE L’OBJET DU DIFFEREND PRESENTE DANS SA REQUETE
144. La Fédération de Russie a tout simplement tort d’affirmer que « les conclusions présentées par l’Ukraine dans sa requête diffèrent manifestement de celles formulées dans son mémoire » ou que l’Ukraine a « formulé plusieurs nouvelles demandes dans son mémoire »262. Ainsi qu’il est mentionné dans The Statute of the International Court of Justice: A Commentary, l’« indication préliminaire et provisoire de l’objet du différend et de la nature de la demande, de même que l’exposé succinct des faits et moyens dans la requête, … sont prévus à l’article 40 et aux dispositions pertinentes du Règlement, étant entendu qu’ils seront complétés et détaillés au cours de la suite de la procédure » — un argument de bon sens mis en évidence par le fait que les conclusions peuvent faire l’objet de modifications jusqu’au terme de la procédure orale263. Puisqu’il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour que, en principe, une partie développe et détaille ses demandes au cours de la procédure, il en découle que les conclusions peuvent évoluer en conséquence264.
145. La Cour a précisé que, pour qu’une demande ne soit pas considérée comme nouvelle, « il convient que la demande additionnelle soit implicitement contenue dans la requête ou découle directement de la question qui fait l’objet de cette requête »265. Confirmant qu’il est légitime de modifier les demandes ou d’en ajouter de nouvelles au fur et à mesure de la procédure, la Cour a dit que des « réclamations formulées … après le dépôt de [la requête] p[o]uv[ai]ent … préciser la portée du différend soumis » même si « elles ne sauraient créer un différend de novo »266. La jurisprudence de la Cour met donc l’accent sur l’objet de la requête pour ce qui concerne la modification ou l’ajout de demandes. Par exemple, en l’affaire Nicaragua c. Colombie, la Cour a autorisé une demande reposant « sur des fondements juridiques différents » de ceux présentés dans la requête, car cette
262 EPFR, par. 242-243.
263 Sienho Yee, Article 40, in The Statute of the International Court of Justice: A Commentary (Zimmermann et al., eds., Oxford University Press, 2019), p. 1077 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 12).
264 Voir Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 318-319, par. 99.
265 Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 266, par. 67 (citations internes omises).
266 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 855, par. 54.
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demande se rapportait au même objet267. De même, en l’affaire Nicaragua c. Honduras, elle a conclu qu’une demande était recevable puisque « inhérente » à la demande initiale268. Et, en l’affaire République de Guinée c. République démocratique du Congo, elle a dit qu’une demande n’était pas implicitement contenue dans la requête en ce qu’elle se rapportait à des événements datant d’« un autre moment » et s’inscrivant « dans un autre contexte »269 — une situation bien distincte du différend en cause en l’espèce. Dans cette affaire, cinq membres de la Cour avaient relevé dans une déclaration commune que « ce qui importe pour la recevabilité d’une demande formellement nouvelle, c’est qu’elle s’inscrive dans le cadre de l’objet du différend dont la Cour a été saisie »270.
146. Toutes les demandes et conclusions de l’Ukraine ont trait à l’objet du différend dont la Cour est saisie : les allégations de la Russie, selon qui l’Ukraine commet un génocide en violation de la convention sur le génocide, et l’invocation de ces allégations mensongères par la Russie pour agir unilatéralement contre l’Ukraine et sur son territoire. Ainsi qu’il a été noté au chapitre 2, l’Ukraine n’a pas « transformé » le différend dans son mémoire271. Ses demandes relèvent de l’objet de sa requête272.
147. La Fédération de Russie présente trois principaux arguments à l’appui de cette exception, dont chacun doit être rejeté. Premièrement, elle perçoit la requête de l’Ukraine comme étant limitée à une requête « tendant à ce qu’il soit confirmé que les actes de la Fédération de Russie ne trouvaient aucune justification dans la convention » et asserte que, dans son mémoire, l’Ukraine a fait valoir une nouvelle demande en cherchant à « établir la responsabilité de la Fédération de Russie à raison de violations alléguées des articles premier et IV de la convention »273. La Russie fait tout simplement fausse route et semble défendre une thèse qui relève davantage de la forme que du fond. Dans sa requête, l’Ukraine a allégué que les actes de la Russie étaient « incompatibles avec la convention sur le génocide et viol[aient] les droits de l’Ukraine »274. C’est la lecture qu’a faite la Cour des demandes de l’Ukraine lorsqu’elle a relevé dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires que, parmi les allégations formulées par l’Ukraine contre la Russie, figurait l’affirmation que « la Fédération de Russie a[vait] agi de manière incompatible avec ses obligations et devoirs, tels qu’énoncés aux articles premier et IV de la convention », et que « la Fédération de Russie a[vait] appliqué de manière abusive et dévoyée les droits et obligations énoncés dans la convention »275.
148. Affirmer que les actes de la Russie sont « incompatibles » avec le traité et violent les droits que l’Ukraine tient de cet instrument revient à dire que la Russie a violé le traité. Il est tout
267 Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 665, par. 111.
268 Différend territorial et maritime entre le Nicaragua et le Honduras dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Honduras), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 697, par. 115.
269 Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 657-658, par. 43.
270 Ibid., déclaration commune des juges Al-Khasawneh, Simma, Bennouna, Cançado Trindade et Yusuf, p. 696, par. 4.
271 Voir ci-dessus chap. 2, sect. A.
272 À tout le moins, les demandes de l’Ukraine étaient « implicitement contenue[s] dans la requête ». Voir Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 266, par. 67.
273 EPFR, par. 243.
274 Requête de l’Ukraine, par. 29 ; voir également ibid., par. 26 (décrivant sommairement les fondements juridiques de la requête de l’Ukraine).
275 Voir l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 52-53.
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simplement faux de prétendre que le seul objet de la requête de l’Ukraine était d’établir que les actes de la Russie n’avaient pas de fondement juridique dans la convention.
149. À tout le moins, l’assertion de l’Ukraine, selon qui l’usage abusif et dévoyé de la convention par la Russie emporte violation du traité, est implicitement contenue dans l’objet du différend établi dans la requête et en découle directement : les allégations de la Russie accusant l’Ukraine de commettre un génocide en violation de la convention sur le génocide, et l’invocation de ces allégations mensongères par la Russie pour agir unilatéralement contre l’Ukraine et sur son territoire depuis février 2022. Dire que les actes de la Russie ne trouvent aucun fondement dans la convention sur le génocide, et dire que la Russie a violé, par ces actes, la convention sur le génocide, sont les deux faces d’une même réalité. Au regard de la jurisprudence de la Cour, même s’il était considéré que l’Ukraine avance dans son mémoire « des fondements juridiques différents » de ceux présentés dans sa requête tout en traitant du même différend, ses demandes n’en seraient pas moins recevables276. Or, dans les faits, l’Ukraine a avancé les mêmes demandes fondamentales que celles articulées dans sa requête. Son mémoire apporte seulement des clarifications à cet égard.
150. Deuxièmement, selon la Russie, « l’Ukraine a également changé la nature de ses demandes à l’égard des actes de génocide » que la Russie reproche à l’État ukrainien et à ses agents277. En particulier, la Russie soutient qu’il y a eu une « évolution des remèdes sollicités » entre la requête, qui demandait à la Cour de « juger que … aucun acte de génocide, tel que défini à l’article III de la convention sur le génocide, n’a[vait] été commis », et le mémoire, qui demandait à la Cour de « juger qu’il n’y a[vait] pas d’élément crédible montrant que l’Ukraine [était] responsable d’avoir commis un génocide, en violation de la convention sur le génocide »278. Là encore, l’argument de la Russie relève davantage de la forme que du fond. L’Ukraine n’a pas transformé le différend en demandant à la Cour de dire qu’il n’y a pas d’éléments crédibles prouvant qu’elle a commis des actes de génocide au Donbas. Elle a simplement précisé cette conclusion, ainsi qu’il est autorisé et directement prévu par le Règlement de la Cour279.
151. Afin de trancher le différend que l’Ukraine lui a soumis, la Cour devra déterminer s’il existe des éléments crédibles prouvant que celle-ci a engagé sa responsabilité à raison d’actes de génocide. Ce que la Cour dira à cet égard facilitera la résolution du différend. En définitive, il appartiendra à la Cour de décider des termes précis de ce qu’elle déclarera au terme de l’examen du fond, et une déclaration constatant l’absence d’actes de génocide, ou l’absence d’éléments crédibles prouvant de tels actes, faciliterait tout autant la résolution du différend en l’espèce280. La modification par l’Ukraine des termes précis de la déclaration qu’elle sollicite est très loin de la transformation de la nature même du différend.
276 Voir Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 665, par. 111.
277 EPFR, par. 249.
278 Ibid., par. 249-251.
279 Voir le Règlement de la Cour, paragraphe 4 de l’article 49 (« Toute pièce de procédure énonce les conclusions de la partie qui la dépose, au stade de la procédure dont il s’agit, en les distinguant de l’argumentation, ou confirme les conclusions déjà présentées. »). Les conclusions d’une partie peuvent changer jusqu’au terme de la procédure orale, lorsque les conclusions finales sont présentées. Ibid., paragraphe 2 de l’article 60 (« À l’issue du dernier exposé présenté par une partie au cours de la procédure orale, l’agent donne lecture des conclusions finales de cette partie sans récapituler l’argumentation. » (Les italiques sont de nous.)).
280 La Fédération de Russie soutient également que, « en se concentrant exclusivement sur la responsabilité de l’État à raison de la commission d’actes de génocide, l’Ukraine exclut que sa responsabilité éventuelle puisse être engagée parce qu’elle n’aurait pas pris les mesures requises afin de prévenir ou de punir un génocide ». EPFR, par. 251. Ce point déforme une fois de plus la demande adressée à la Cour par l’Ukraine et, en tout état de cause, les allégations de génocide portées contre celle-ci ne sont attestées par aucun élément de preuve crédible.
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152. Enfin, la Russie soutient que, puisque l’Ukraine n’a pas expressément mentionné l’article IV de la convention sur le génocide dans sa requête, les demandes concernant cet article sont « entièrement nouvelles et, pour cette seule raison, devraient être déclarées irrecevables »281. Or, la demande de l’Ukraine fondée sur l’article IV est liée à celle fondée sur l’article premier et découle du même objet. L’Ukraine a précisé dans son mémoire (et, antérieurement, dans ses plaidoiries orales sur les mesures conservatoires) que les fondements juridiques de ses demandes mettaient en jeu à la fois l’article premier et l’article IV282. L’article premier établit que les Parties contractantes s’engagent à prévenir et à punir le génocide, et l’article IV se concentre sur un aspect particulier de cet engagement en prévoyant la punition des responsables à titre individuel. La relation étroite entre les articles premier et IV de la convention sur le génocide contraste avec la nouvelle demande qui a été rejetée en l’affaire du Navire « Louisa », seul précédent cité par la Russie à l’appui de son argument, dans laquelle le Tribunal international du droit de la mer a rejeté l’ajout d’une demande fondée sur une section de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer complètement différente de celle sur laquelle étaient fondées les demandes précédentes, et dans laquelle le demandeur n’avait formé cette demande supplémentaire qu’après la clôture de la procédure écrite283. En l’espèce, l’invocation de l’article IV faite dans le mémoire en conjonction avec l’article premier découle directement de l’objet de la requête.
B. UN ARRET DE LA COUR ACCUEILLANT LES DEMANDES DE L’UKRAINE AURAIT UN EFFET PRATIQUE
153. Dans sa quatrième exception préliminaire, la Russie soutient que tout arrêt que rendrait la Cour serait dénué d’effet pratique, au motif que « le comportement de la Fédération de Russie que l’Ukraine a contesté devant la Cour ne relève pas de la convention, mais d’autres corps de règles du droit international, à savoir la Charte des Nations Unies et le droit international coutumier »284.
154. Les décisions rendues précédemment par la Cour ne vont pas dans le sens de l’exception d’irrecevabilité soulevée par la Russie. Contrairement à ce que celle-ci avance, les affaires du Cameroun septentrional et des Essais nucléaires n’établissent pas qu’un arrêt dans la présente affaire n’aurait pas de conséquence pratique. Dans l’affaire du Cameroun septentrional, la Cour a relevé qu’un arrêt « doit avoir des conséquences pratiques en ce sens qu’il doit pouvoir affecter les droits ou obligations juridiques existants des parties, dissipant ainsi toute incertitude dans leurs relations juridiques »285. Elle a conclu qu’aucun arrêt sur le fond n’aurait de conséquences pratiques parce que, comme le reconnaissait le Cameroun, le traité en cause n’était plus en vigueur et « l’arrêt ne [le] remettrait pas en vigueur et ne [le] ferait pas revivre », et le défendeur, le Royaume-Uni, « n’aurait ni le droit ni le pouvoir de prendre des mesures propres à répondre au désir qui anim[ait] la République du Cameroun »286.
281 EPFR, par. 244.
282 L’Ukraine a expressément invoqué l’article IV pendant les audiences relatives à sa demande en indication de mesures conservatoires. Voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), CR 2022/5 (corrigé), p. 38-39, 47 ; par. 5-6 et 33 (Cheek) ; ibid., p. 61, par. 17 (Koh).
283 Affaire no 18, Navire « Louisa » (Saint-Vincent-et-les Grenadines c. Royaume d’Espagne), arrêt, TIDM Recueil 2013, p. 43-44, par. 140-142.
284 EPFR, par. 268.
285 Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 34.
286 Ibid., p. 33.
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155. En l’espèce, l’Ukraine demande à la Cour de juger la Fédération de Russie responsable de ses violations de la convention sur le génocide, laquelle est toujours en vigueur entre l’Ukraine, la Russie et 150 autres signataires et pour laquelle un arrêt « affect[erait] les droits ou obligations juridiques existants ». Un arrêt établirait que la Russie a violé la convention et n’a aucun droit d’envahir l’Ukraine pour prévenir et punir un génocide allégué. Il établirait en outre que la Russie est tenue de s’acquitter de bonne foi des obligations mises à sa charge par la convention.
156. Les affaires des Essais nucléaires se distinguent, elles aussi, de la présente espèce. Dans celles-ci, la Cour avait statué qu’il n’y avait pas lieu d’examiner l’affaire au fond puisque, après l’introduction des requêtes, le différend porté devant la Cour était devenu sans objet. Dans leurs requêtes, l’Australie et la Nouvelle-Zélande demandaient à la Cour de dire que la poursuite des essais nucléaires atmosphériques par la France violait les droits qu’elles tenaient du droit international. Alors que la procédure était en cours, les autorités françaises avaient déclaré qu’elles mettraient fin aux essais nucléaires atmosphériques pour passer à des essais souterrains287. La Cour en avait conclu que « [l]a demande ayant manifestement perdu son objet, il n’y a[vait] rien à juger »288. Le présent différend n’est pas dépourvu d’objet. À ce jour, la Russie poursuit ses opérations militaires meurtrières en Ukraine, tout comme elle continue d’alléguer que l’Ukraine est responsable d’actes de génocide commis dans le Donbas. Ainsi, le 8 décembre 2022, le président Poutine a déclaré que la Fédération de Russie ciblait les infrastructures civiles en Ukraine en réaction aux actes de génocide prétendument commis par celle-ci dans le Donbas : « En ce moment on parle beaucoup de nos frappes sur les infrastructures énergétiques du pays voisin. Oui, c’est vrai, mais qui a commencé ? … Qui ne fournit pas d’eau à Donetsk ? Ne pas fournir d’eau à une ville d’un million d’habitants est un acte de génocide. »289 Même si la Russie avait cessé ses actes répréhensibles, il subsisterait un différend quant à la réparation qu’elle devrait à raison de son comportement antérieur en violation de la convention. Les demandes de l’Ukraine sont donc loin d’avoir perdu leur « objet », et la poursuite de cette instance jusqu’à sa résolution n’est pas « stérile »290.
157. À la différence de celles soulevées dans les affaires des Essais nucléaires, l’exception de la Russie ne concerne pas véritablement la recevabilité. La Russie cherche plutôt à préjuger le fond du différend. L’Ukraine affirme que, en l’accusant de commettre un génocide en violation de la convention et en invoquant ces allégations mensongères pour reconnaître la RPD et la RPL et envahir son territoire sous prétexte de prévenir et de punir un génocide, la Fédération de Russie a fait un usage abusif et dévoyé de la convention sur le génocide, et en a donc violé les dispositions291. L’Ukraine a apporté de nombreux éléments de preuve étayant cette assertion, dont des déclarations du président et de hauts responsables russes affirmant que les actes de la Russie visaient à prévenir et à punir un génocide. Si elle souhaite nier que la convention a joué un quelconque rôle dans ses actions, en dépit de son recours exprès aux allégations de génocide pour justifier son comportement, la Russie peut présenter ce récit controuvé des faits à titre de moyen de défense au fond.
158. Si l’Ukraine est capable de prouver les faits qu’elle a allégués dans sa requête et son mémoire, un arrêt de la Cour aura alors nécessairement des effets pratiques. Un tel arrêt déterminera
287 Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 459-460 et 471, par. 11 et 43 ; Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 256 et 266, par. 11 et 40.
288 Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 477, par. 62 ; Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 271-272, par. 59.
289 Voir tweet de Dmitri (@wartranslated) (8 décembre 2022), accessible à l’adresse suivante : https://twitter.com/ wartranslated/status/1600847388242894848 ; George Wright, Putin Vows to Continue Hitting Ukraine’s Power Grid, BBC News (8 December 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-63907803.
290 Voir Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 477, par. 61 ; Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 271, par. 58.
291 Voir MU, chap. 3.
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si la Russie était fondée, comme elle l’affirme, à employer la force contre l’Ukraine en vertu de la convention sur le génocide, ou si ses actes ont constitué des violations de cet instrument, comme l’affirme l’Ukraine. Il déterminera les droits et responsabilités de chaque Partie au regard de la convention sur le génocide, que la Russie tire ou non de l’article 51 de la Charte des Nations Unies une autre justification de ses actes. L’Ukraine a également allégué un manquement à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour. Toute conclusion allant dans ce sens aurait également des effets pratiques et donnerait lieu à des réparations pour le préjudice résultant de l’inobservation de cette ordonnance par la Russie.
C. LA COUR POURRAIT DECLARER QU’IL N’Y A PAS D’ELEMENT CREDIBLE PROUVANT QUE L’UKRAINE A COMMIS UN GENOCIDE EN VIOLATION DE LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE
159. La Fédération de Russie soutient dans sa cinquième exception préliminaire que la demande par laquelle l’Ukraine prie la Cour de « de dire et juger qu’il n’y a pas d’élément crédible montrant que l’Ukraine est responsable d’avoir commis un génocide, en violation de la convention sur le génocide, dans les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk » est irrecevable292.
160. En donnant à cette objection la forme d’une exception d’irrecevabilité, la Russie tente d’éluder le fait incontestable que la Cour a compétence pour connaître d’une telle demande en vertu de l’article IX. Cet article prévoit en effet que la compétence de la Cour s’étend aux différends « relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide », et que le différend peut être soumis à la Cour à la demande « d’une partie au différend ». Tel est le cas de la demande déclaratoire dont la Russie conteste la recevabilité : l’Ukraine et la Fédération de Russie ont des vues opposées quant à la question de savoir si la première est responsable de la commission d’un génocide en violation de la convention et l’Ukraine, en tant que partie au différend, peut demander à la Cour de résoudre celui-ci. L’article IX prévoyant expressément qu’« une partie » peut soumettre un différend à la Cour, aucune exception ne peut être fondée sur le postulat que seul l’État qui formule une accusation de génocide puisse soumettre un tel différend293.
161. La demande de l’Ukraine entre dans les prévisions de l’article IX pour une autre raison : il s’agit d’un différend relatif à l’« exécution » de la convention sur le génocide. Ainsi qu’il est relevé plus haut, l’article IX est une clause compromissoire rédigée en termes généraux. Il ressort des travaux préparatoires que les parties à la convention considéraient le terme « exécution » comme « répond[ant] à la question de savoir si une partie satisfait ou non aux dispositions de la convention » et ayant « une portée beaucoup plus large » que le terme « application » seul294. La demande de l’Ukraine tendant à ce que la Cour juge qu’elle n’a pas commis de génocide porte sur la question de savoir si elle a respecté ou non les dispositions de la convention et relève donc directement de la clause compromissoire de cet instrument.
162. Même si l’on fait abstraction du libellé prescriptif de l’article IX, la Cour a, dans d’autres contextes, conclu à la recevabilité de demandes que la Russie appelle « recours en constatation de
292 EPFR, par. 274. À titre liminaire, l’Ukraine relève que ce différend n’est pas circonscrit à la question de son respect de la convention sur le génocide. Cette question n’est pas à prendre isolément, mais s’inscrit au contraire dans les constatations que la Cour devra faire pour apprécier les violations de la convention par la Russie. Celle-ci se concentre sur ce point pour détourner l’attention de la demande de l’Ukraine tendant à ce que la Cour juge que la Fédération de Russie a violé la convention sur le génocide.
293 Voir ci-dessus chap. 3, sect. A 3).
294 Voir ci-dessus chap. 3, sect. A 1) ; Nations Unies, documents officiels l’Assemblée générale, troisième session, première partie, Sixième Commission, doc. A/C.6/SR.61-140 (21 septembre-10 décembre 1948), p. 437.
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respect a contrario », mais que l’on peut qualifier plus justement en l’espèce de déclarations de conformité. Par exemple, en l’affaire des Droits des ressortissants des États-Unis au Maroc, elle a jugé recevable la demande de la France tendant à ce qu’elle constate que ses actes étaient « conforme[s] » au traité pertinent295. La Russie tente d’établir une distinction avec cette affaire en s’appuyant sur des différences factuelles dénuées de pertinence, qui n’invalident pas le fait que la Cour a accueilli la demande de la France296. De même, dans les affaires relatives à l’incident aérien de Lockerbie, que la Russie ne cite pas, la Cour a jugé recevable la demande de la Libye tendant à ce qu’elle déclare que celle-ci avait « pleinement satisfait » à la convention de Montréal297.
163. La Fédération de Russie se méprend également lorsqu’elle dénie à la Cour la faculté de tirer des conclusions quant à un génocide allégué dans l’est de l’Ukraine. Elle soutient d’abord que la Cour ne peut statuer sur la question de savoir s’il existe ou non des « élément[s] crédible[s] montrant que l’Ukraine est responsable d’avoir commis un génocide », puisqu’une telle conclusion serait « incompatible avec la fonction judiciaire de la Cour, qui est chargée de régler les différends juridiques et non de jouer le rôle de commission d’enquête sur les faits alors que des enquêtes pénales sont actuellement menées sur la survenance du crime de génocide »298. Au contraire, la fonction d’organe d’établissement des faits ⎯ afin de résoudre un différend dans lequel ceux-ci sont contestés ⎯ est inhérente à celles qu’assume la Cour en sa qualité d’organe judiciaire. L’article IX de la convention confère compétence à la Cour pour connaître des différends « relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide » et, pour ce faire, il lui revient d’« établir les faits », fonction qu’elle a d’ailleurs exercée par le passé299.
164. La Russie soutient ensuite que la demande de l’Ukraine est « présenté[e] prématurément » car elle « pourrait constituer une entrave à l’exercice du droit qu’a la Fédération de Russie d’invoquer ultérieurement la responsabilité de l’Ukraine, dans l’éventualité où elle déciderait de le faire »300. Or, il n’y a rien de « prématuré » dans la demande de l’Ukraine. C’est la Russie qui a non seulement formulé les graves accusations de génocide contre l’Ukraine, mais a ensuite prétexté de ce génocide allégué pour reconnaître la RPD et la RPL et employer la force contre l’Ukraine. La Russie a agi unilatéralement pour prévenir et punir un génocide allégué dont elle impute la responsabilité à l’Ukraine ; celle-ci affirme que cet acte constitue un usage dévoyé et abusif, et donc une violation de la convention. Un différend existe donc entre la Fédération de Russie et l’Ukraine qui a notamment trait à la responsabilité d’un État en matière de génocide, et « une partie au différend » ⎯ pas uniquement l’État qui formule l’allégation de génocide — a le droit de demander à la Cour de résoudre ce différend, y compris en statuant sur « la responsabilité d’un État en matière de génocide ».
295 Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 182.
296 Voir EPFR, par. 287.
297 Voir Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 14, par. 13.
298 EPFR, par. 277.
299 Voir, de manière générale, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I) (examinant les preuves présentées par la demanderesse — dont des rapports indépendants émanant d’organismes de l’ONU, des déclarations de témoins, et des éléments de preuve rassemblés dans le cadre d’autres procédures contentieuses — afin de déterminer si la défenderesse avait violé la convention sur le génocide) ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I) (ibid.).
300 EPFR, par. 277.
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D. LA REQUETE DE L’UKRAINE NE CONSTITUE PAS UN ABUS DE PROCEDURE
165. Enfin, par sa sixième exception préliminaire, la Russie soutient éhontément que, en faisant appel à la Cour pour obtenir une résolution pacifique d’un différend relatif à la convention, comme elle est en droit de le faire en qualité de Partie contractante à ce traité, l’Ukraine a commis un abus de procédure301. La Cour rejette fréquemment de telles exceptions d’irrecevabilité d’une demande, et elle devrait faire de même en l’espèce302. Comme elle l’a relevé, « [s]eules des circonstances exceptionnelles peuvent justifier qu[’elle] rejette pour abus de procédure une demande fondée sur une base de compétence valable »303. Pour que la Cour statue en ce sens, il doit y avoir « des éléments attestant clairement que le comportement du demandeur procède d’un abus de procédure »304. Or, il n’y a absolument aucun élément en l’espèce qui prouve que le comportement de l’Ukraine soit constitutif d’un tel abus ; il s’agit au contraire d’une utilisation de la procédure qui est conforme au droit.
166. Pour étayer son allégation d’abus de procédure, la Russie présente quatre arguments, qui consistent pour l’essentiel en une reprise sous une forme différente de ceux qu’elle a précédemment exposés. Premièrement, elle soutient que l’Ukraine abuse du dispositif de règlement des différends prévu par la convention en « cré[ant] un lien juridictionnel illusoire afin que la Cour examine des questions qui n’entrent pas dans le champ d’application de la convention »305. C’est à dessein que la clause compromissoire de la convention a été rédigée en termes généraux afin de « combler toutes les failles susceptibles de réduire l’étendue de la compétence de la Cour »306. Le fait de s’appuyer sur la clause compromissoire générale de la convention pour établir la compétence à l’égard d’un différend qui entre dans le champ de la convention ne peut certainement pas relever d’un abus de procédure.
167. Deuxièmement, sans citer aucun élément à l’appui, la Russie soutient que l’Ukraine « modifie de manière abusive la forme qu’elle donne à son action en justice »307. Pour les raisons présentées ci-dessus, l’Ukraine n’a pas modifié l’instance qu’elle a introduite308.
168. Troisièmement, la Russie affirme que le moment choisi pour le dépôt de la requête par l’Ukraine est constitutif d’un abus309. L’Ukraine relève dans son mémoire que, depuis 2014, la Russie
301 Voir ibid., par. 289.
302 Voir, par exemple, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 48-50 ; Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 37, par. 95 ; Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 43, par. 114-115 ; Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 337, par. 152 ; Jadhav (Inde c. Pakistan), arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (II), p. 433, par. 49-50.
303 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 336, par. 150.
304 Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 43, par. 113.
305 EPFR, par. 301 (italiques omis) ; voir également ibid., chap. V, sect. D i).
306 Robert Kolb, The Scope Ratione Materiae of the Compulsory Jurisdiction of the ICJ, in The UN Genocide Convention: A Commentary (Paola Gaeta, ed., Oxford University Press, 2009), p. 453 (MU, annexe 26) ; voir ci-dessus chap. 3, sect. A.
307 EPFR, chap. V, sect. D ii).
308 Voir ci-dessus chap. 4, sect. A.
309 EPFR, chap. V, sect. D iii).
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accuse à tort l’État ukrainien et ses agents de commettre un génocide dans le Donbas en violation de la convention sur le génocide. La Russie veut savoir pourquoi l’Ukraine a attendu 2022 pour introduire sa requête auprès de la Cour310. Bien entendu, le différend dont la Cour est saisie n’est pas limité au fait que la Russie a formulé ces allégations, mais porte également sur le fait que celle-ci en ait prétexté pour reconnaître la RPD et la RPL et employer la force contre l’Ukraine et sur son territoire. Le désaccord qui oppose les Parties sur la responsabilité alléguée de l’Ukraine en matière de génocide est antérieur à 2022, mais il a pris une nouvelle ampleur lorsque la Russie a prétexté de ses allégations mensongères de génocide pour reconnaître la RPD et la RPL et envahir l’Ukraine.
169. En tout état de cause, la décision de l’Ukraine d’introduire sa requête au moment où elle l’a fait ne peut constituer un abus de procédure, puisque la Cour a dit qu’elle « n’a[vait] pas à s’interroger sur les motivations d’ordre politique qui peuvent amener un État, à un moment donné ou dans des circonstances déterminées, à choisir le règlement judiciaire »311.
170. Enfin, la Russie allègue que le nombre considérable d’interventions déposées dans la présente affaire est constitutif d’un abus312. Elle soutient en particulier que l’Ukraine a agi « de mauvaise foi » pour « obten[ir] un avantage illégitime au détriment de l’autre partie à l’affaire »313. À ce jour, 32 déclarations d’intervention ont été déposées auprès de la Cour par des parties à la convention. La Cour a reconnu qu’une intervention fondée sur l’article 63 « constitue l’exercice d’un droit »314. L’exercice par des tierces parties d’un « droit » qui leur est conféré par le Statut de la Cour ne peut priver l’Ukraine du droit, consacré à l’article IX de la convention, de soumettre le différend à la Cour. Les intervenants ne devenant pas parties à l’instance, la Cour a relevé que ⎯ contrairement à ce que laisse entendre la Russie — une « intervention ne peut pas compromettre l’égalité entre les parties au différend »315. Pour cette même raison, lorsqu’elle laisse entendre que les juges qui sont ressortissants de certains États intervenants risquent d’avoir un conflit d’intérêts, la Russie ne tient pas compte du texte du Statut comme du Règlement, qui est axé sur la question de savoir si les juges ont la nationalité des parties316.
171. Le nombre considérable d’interventions en l’espèce ne relève pas d’un abus de l’Ukraine. Ces interventions rendent compte de l’importance de la convention sur le génocide, de la nature erga omnes des obligations en cause, et de la gravité de l’inquiétude suscitée par l’interprétation déformée de la convention faite par la Russie qui permettrait, sous le prétexte de prévenir et de punir un
310 Ibid., par. 310.
311 Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1988, p. 91, par. 52 (les italiques sont de nous) ; voir également Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 37, par. 95. L’invocation par la Fédération de Russie de l’affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru pour étayer son argument consistant à dénoncer un retard indu en l’espèce est dépourvue de toute pertinence. Dans cette affaire, la Cour avait jugé la demande recevable bien que le différend existât depuis 20 ans au moins au moment où Nauru avait introduit sa requête. Ainsi qu’elle l’avait relevé en cette affaire, « le droit international n’impose pas … une limite de temps déterminée. La Cour doit par suite se demander à la lumière des circonstances de chaque espèce si l’écoulement du temps rend une requête irrecevable. » Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 253-254, par. 32.
312 EPFR, par. 313-329.
313 Ibid., par. 329.
314 Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 5, par. 7 ; voir également Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), requête du Honduras à fin d’intervention, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (II), p. 434, par. 36.
315 Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 9, par. 18 (les italiques sont de nous).
316 Statut de la Cour, art. 31 (les italiques sont de nous) ; Règlement de la Cour, art. 1, 7-8.
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génocide, d’utiliser cet instrument de manière dévoyée et abusive pour justifier l’emploi de la force. Compte tenu de ces circonstances uniques, il est compréhensible que de si nombreuses Parties contractantes veuillent être entendues sur l’interprétation de cette convention. Le fait que tant d’États aient exercé leur droit, en vertu de l’article 63, de présenter leurs vues sur l’interprétation de la convention, loin de témoigner d’un quelconque abus de procédure par l’Ukraine, montre à quel point l’erreur d’interprétation de la Russie constitue un usage abusif flagrant de cet instrument.
172. Ainsi, comme le Royaume-Uni l’a relevé dans sa déclaration d’intervention,
« le fait d’intervenir en l’affaire permet aux [P]arties contractantes de renouveler leur engagement collectif à l’égard des droits et obligations énoncés par la convention sur le génocide, notamment en soutenant le rôle crucial joué par la Cour et en rappelant que la coopération internationale est nécessaire pour prévenir, juger et punir les actes de génocide »317.
De même, pour l’Estonie, « les questions juridiques soulevées en l’affaire ont donc trait à certains des principes et obligations les plus fondamentaux du droit international. La République d’Estonie considère que la convention sur le génocide est capitale pour la prévention et la répression de ce crime. »318 À ce titre, selon elle, les Parties contractantes « [ont] un intérêt direct dans l’interprétation que pourrait donner la Cour des dispositions pertinentes de cet instrument »319. Le fait que des dizaines d’États tiers aient choisi d’exercer leur droit d’intervenir au titre de l’article 63 est le signe d’un intérêt légitime de grande ampleur quant à la manière dont il convient d’interpréter la convention. Il est absurde d’affirmer, au motif que d’autres Parties contractantes à la convention ont décidé d’intervenir, que l’Ukraine a, d’une quelconque manière, abusé du processus de résolution des différends devant la Cour.
317 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Russie), déclaration d’intervention du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord en vertu de l’article 63 du Statut de la Cour (5 août 2022), p. 6, par. 11. Les déclarations d’intervention n’ayant pas encore été déclarées recevables, l’Ukraine s’appuie sur elles dans l’objectif limité et distinct de relever les propos des déclarants quant à leur décision d’exercer leur droit d’intervenir en vertu de l’article 63.
318 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Russie), déclaration d’intervention de la République d’Estonie en vertu de l’article 63 du Statut de la Cour (22 septembre 2022), p. 4, par. 13.
319 Ibid., par. 16.
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CHAPITRE 5 LA COUR A COMPETENCE A L’EGARD DU GRIEF PAR LEQUEL L’UKRAINE REPROCHE A LA FEDERATION DE RUSSIE D’ETRE RESPONSABLE D’UN MANQUEMENT A SON ORDONNANCE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES AYANT FORCE OBLIGATOIRE
173. Dans son mémoire, l’Ukraine a affirmé que la Fédération de Russie contrevenait continûment aux dispositions de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour, et a présenté des éléments attestant ce manquement à compter de la date du prononcé de cette ordonnance jusqu’au 1er juillet 2022, date du dépôt du mémoire320. Du 1er juillet 2022 à la date de la présentation de cet exposé écrit, la Russie a continué de braver l’ordonnance de la Cour. Comme cela a été expliqué dans le mémoire, le non-respect flagrant d’une telle ordonnance en indication de mesures conservatoires ayant force obligatoire constitue un fait internationalement illicite, à raison duquel la Fédération de Russie est responsable et doit réparation321. Nulle part dans ses exceptions préliminaires, la défenderesse ne montre que la Cour n’a pas compétence à l’égard du grief de l’Ukraine relatif à son inobservation de l’ordonnance. Dans ses conclusions, elle demande toutefois à la Cour de « dire … qu’elle n’a pas compétence pour connaître des demandes formulées par l’Ukraine dans sa requête du 26 février 2022 et son mémoire du 1er juillet 2022 », ce qui engloberait le grief susmentionné de l’Ukraine322. Pour éviter toute ambiguïté, et comme cela sera précisé ci-après, la Cour a compétence pour statuer sur le grief par lequel l’Ukraine reproche à la Fédération de Russie d’avoir contrevenu à son ordonnance en indication de mesures conservatoires, quelle que soit la décision qu’elle pourrait prendre sur les questions faisant l’objet des exceptions préliminaires soulevées par la Russie323.
174. L’obligation qui incombe à un État de se conformer à des mesures conservatoires est fondée sur l’article 41 du Statut de la Cour et sur le paragraphe 1 de l’article 94 de la Charte des Nations Unies324. Ainsi que la Cour l’a précisé en l’affaire LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), les ordonnances indiquant des mesures conservatoires au titre de l’article 41 du Statut de la Cour « ont un caractère obligatoire »325. Sa jurisprudence postérieure confirme que toute mesure
320 MU, chap. 4.
321 Ibid.
322 Voir EPFR, par. 331.
323 La Cour a souligné en l’affaire LaGrand que, en cas d’inobservation de mesures conservatoires indiquées par elle, des réparations ne peuvent être adjugées que si une demande en ce sens a été présentée. Voir LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 508, par. 116. L’Ukraine a par conséquent présenté une telle demande.
324 L’article 41 du Statut de la Cour dispose, en son premier paragraphe, que « [l]a Cour a le pouvoir d’indiquer, si elle estime que les circonstances l’exigent, quelles mesures conservatoires du droit de chacun doivent être prises à titre provisoire ». Au titre du paragraphe 1 de l’article 94 de la Charte des Nations Unies, tous les États Membres de l’ONU ont accepté une obligation de se conformer à une décision de la Cour. Voir Charte des Nations Unies, art. 94 1). Le mot « décision » s’applique aux arrêts et à toute autre décision rendue par la Cour, y compris l’indication de mesures conservatoires. Voir LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 108.
325 LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 506, par. 109.
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conservatoire prescrite par la Cour a force obligatoire326. La Fédération de Russie elle-même a reconnu dans d’autres affaires le caractère contraignant et obligatoire des ordonnances en indication de mesures conservatoires rendues par la Cour327.
175. Dans ce contexte, il est stupéfiant que la Russie continue de braver la Cour. Le lendemain du prononcé de l’ordonnance, le porte-parole du président de la Fédération de Russie a annoncé sans équivoque que son pays ne « sera[it] pas en mesure de prendre cette décision en considération »328. Pareil mépris constitue un affront à l’intégrité judiciaire de la Cour et au système des Nations Unies dont celle-ci fait partie intégrante. Au vu du caractère flagrant et continu du manquement de la Russie, l’Ukraine donnera brièvement à la Cour de nouvelles informations concernant les manquements commis par cet État depuis le 1er juillet 2022, date du dépôt du mémoire, et traitera de la compétence de la Cour pour se prononcer sur ce non-respect de l’ordonnance ayant force obligatoire.
A. LA FEDERATION DE RUSSIE A CONTINUE DE CONTREVENIR A L’ORDONNANCE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES DEPUIS QUE L’UKRAINE A DEPOSE SON MEMOIRE
176. Le 16 mars 2022, la Cour a indiqué des mesures conservatoires au titre de l’article 41 de son Statut. Elle a prescrit à la Fédération de Russie, premièrement, de « suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a[vait] commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine » et, deuxièmement, de
« veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne
326 Voir Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 258, par. 263 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 433, par. 77 ; Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 3 octobre 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 652, par. 100 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 397, par. 147 ; Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande), mesures conservatoires, ordonnance du 18 juillet 2011, C.I.J. Recueil 2011 (II), p. 554, par. 67 ; voir également Karin Oellers-Frahm & Andreas Zimmermann, Article 41, in The Statute of the International Court of Justice: A Commentary (Zimmermann et al., eds., Oxford University Press, 2019), p. 1187 (ci-après « Zimmermann, Article 41 ») (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 11) ; Pierre d’Argent, Preliminary Objections and Breaches of Provisional Measures, Rivista di Diritto Internazionale (2021), p. 117 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 13).
327 Voir, par exemple, Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), CR 2008/27 (non corrigé), p. 46, par. 36 (Kolodkin) (« les mesures conservatoires telles qu’elles ont été formulées dans les demandes ne sauraient être indiquées puisqu’elles imposeraient à la Russie des obligations dont celle-ci n’est pas en mesure de s’acquitter ») ; Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), CR 2017/2 (corrigé), p. 22, par. 3 (Wordsworth) (« la Cour ne p[eut] statuer à ce stade sur des questions de fait, le caractère obligatoire d’une ordonnance en indication de mesures conservatoires a pour corollaire nécessaire l’existence de quelque chose de plus que la simple acceptation prima facie des faits tels que les présente l’Ukraine ») ; ibid., CR 2017/4, p. 54, par. 47 (Forteau) (« la Cour doit [décider s’il convient d’]imposer par voie de mesures conservatoires des obligations contraignantes à un État souverain »).
328 Sofia Stuart Leeson, Russia Rejects International Court Ruling to Stop Invasion of Ukraine, EURACTIV (17 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.euractiv.com/section/europe-s-east/news/russia-rejects- international-court-ruling-to-stop-invasion-of-ukraine/ ; voir également Interfax, Russia Can’t Accept Int’l Court of Justice Order to Halt Operation in Ukraine – Peskov (17 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://interfax.com/ newsroom/top-stories/76917/.
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qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, ne comm[ît] d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires »329.
Troisièmement, la Cour a ordonné à l’unanimité aux deux Parties de « s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont [elle était] saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile »330.
177. Comme le monde entier le sait, la Russie n’a pas suspendu immédiatement ses opérations militaires sur le territoire de l’Ukraine. Au contraire, elle les a intensifiées, se livrant à une brutale campagne d’agression et d’atrocités. Elle ne s’est pas non plus abstenue d’aggraver ou d’étendre le différend.
178. Depuis le 1er juillet 2022, date du dépôt du mémoire de l’Ukraine, la Russie a continué d’agir au mépris flagrant de l’ordonnance contraignante rendue par la Cour, contrevenant à chacune des mesures indiquées. Ainsi, dans le cadre de la poursuite de ses opérations militaires sur tout le territoire ukrainien, elle a persisté dans son offensive visant à prendre la ville de Bakhmout, située dans l’est de l’Ukraine, en recourant à des unités armées irrégulières telles que le « groupe Wagner » de mercenaires russes331. Elle a également intensifié ses attaques systématiques et intentionnelles contre l’infrastructure d’énergie et de chauffage ukrainienne, ce qui a entraîné des coupures de courant généralisées, ainsi que des pannes de chauffage et d’électricité pour les civils dans toute l’Ukraine332. Ces attaques massives, répétées et odieuses lancées par la Russie contre l’infrastructure énergétique ont « transformé l’hiver en arme », privant « à [son approche] » et pendant celui-ci des millions de civils d’« accès à l’électricité, à l’eau, au chauffage et aux services vitaux connexes »333. Tous ces actes et atrocités commis par des militaires contreviennent directement aux première et deuxième mesures conservatoires de la Cour prescrivant à la Fédération de Russie de « suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire de l’Ukraine » et de « veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui
329 Voir l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 86.
330 Ibid.
331 Cassandra Vinograd, More Than 60 Percent of Bakhmut Has Been Destroyed, a Ukrainian Official Says, The New York Times (5 January 2023), accessible à l’adresse suivante : https://www.nytimes.com/2023/01/05/world/ europe/bakhmut-ukraine-war.html ; CBS News, Russia Begins New Assault on 2 Cities in Ukraine’s Donetsk Region (6 August 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.cbsnews.com/news/russia-assault-2-cities-ukraine-donetsk- region-bakhmut-avdiivka/ ; Peter Beaumont & Pjotr Sauer, « Every House a Fortress »: Wagner Leader Counts Cost as Russia Stalls in Bakhmut, The Guardian (3 January 2023), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/ world/2023/jan/03/ukraine-wagner-leader-counts-cost-as-russian-offensive-stalls-in-bakhmut ; EURACTIV, Wagner Boss Says He Wants Bakhmut in Ukraine for its « Underground Cities » (8 January 2023), accessible à l’adresse suivante : https://www.euractiv.com/section/global-europe/news/wagner-boss-says-he-wants-bakhmut-in-ukraine-for-its-underground-cities/.
332 Voir, par exemple, Nations Unies, Assemblée générale, « Rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur l’Ukraine » (18 octobre 2022), doc. A/77/533, par. 26, 33, 40, 50 et 110 ; Courtney Austrian, The Russian Federation’s Ongoing Aggression Against Ukraine, mission des États-Unis d’Amérique auprès de l’OSCE (22 December 2022), accessible à l’adresse suivante : https://osce.usmission.gov/the-russian-federations-ongoing-aggression-against- ukraine-36/ ; séance spéciale no 1393 du Conseil permanent de l’OSCE, Vienne, EU Statement on the Russian Federation’s Ongoing Aggression Against Ukraine: Intensified, Indiscriminate and Asymmetrical Military Attacks on Ukraine’s Civilian Population, EEAS (11 October 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.eeas.europa.eu/delegations/ vienna-international-organisations/osce-special-permanent-council-1393-vienna-11_en?s=66 ; Francesca Ebel, Putin Admits Attacks on Civilian Infrastructure, Asking: « Who started it? », The Washington Post (8 December 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.washingtonpost.com/world/2022/12/08/russia-attacks-ukraine-infrastructure-putin/ ; Nathan Rott et al., How Russia is Weaponizing the Ukrainian Winter, NPR (20 November 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.npr.org/2022/11/20/1137698269/russia-weaponizes-winter-ukraine-war.
333 Human Rights Watch, « Ukraine : les attaques russes contre le réseau électrique menacent les civils » (6 décembre 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.hrw.org/fr/news/2022/12/06/ukraine-les-attaques-russes- contre-le-reseau-electrique-menacent-les-civils.
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pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui … ne commette d’actes tendant à la poursuite des opérations militaires »334.
179. Contrevenant là encore directement à cette ordonnance, et comme l’Ukraine en a informé la Cour dans une lettre du 29 septembre 2022, la Russie a décrété une « mobilisation partielle » de quelque 300 000 réservistes aux fins de son invasion de l’Ukraine335. Plus précisément, le 21 septembre 2022, le président, Vladimir Poutine, a annoncé qu’il avait signé un décret instituant une « mobilisation partielle » à l’appui de l’emploi de la force par la Russie en Ukraine336. Le 28 octobre 2022, le ministre russe de la défense a confirmé la mobilisation de 300 000 personnes, dont 82 000 avaient déjà été déployées « sur le théâtre de l’opération militaire spéciale », c’est-à-dire le territoire ukrainien337. Ces actes emportent manquement aux première et deuxième mesures conservatoires indiquées par la Cour.
180. Par le comportement dont elle a fait montre depuis le dépôt du mémoire de l’Ukraine, la Fédération de Russie a continué d’aggraver et d’étendre le différend, qui a atteint une dimension nouvelle et dangereuse, contrevenant ainsi à la troisième mesure conservatoire indiquée par la Cour, à savoir « s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile ». Plus précisément, elle persiste à lancer contre l’infrastructure civile des attaques brutales qui ont entraîné des pertes illicites en vies civiles et la destruction d’hôpitaux, d’immeubles d’habitation, d’écoles et d’autres équipements civils338.
181. En outre, le 21 septembre 2022, à la suite de l’occupation physique de certaines parties de l’Ukraine (dont le territoire occupé après que la Cour eut rendu son ordonnance en indication de mesures conservatoires), le président, Vladimir Poutine, a annoncé des « décisions d’organiser des référendums » dans les oblasts ukrainiens de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijia339. Le
334 Voir l’ordonnance en indication de mesures conservatoires du 16 mars 2022, par. 86.
335 Lettre en date du 29 septembre 2022 adressée au greffier de la Cour internationale de Justice par Anton Korynevych, agent de l’Ukraine ; voir également Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, Address by the President of the Russian Federation (21 September 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/ president/news/69390 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 5) ; Guy Faulconbridge, Putin Escalates Ukraine War, Issues Nuclear Threat to West, Reuters (21 September 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.reuters.com/world/ europe/putin-signs-decree-mobilisation-says-west-wants-destroy-russia-2022-09-21/.
336 Voir Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, Address by the President of the Russian Federation (21 September 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/69390 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 5).
337 TASS, Shoigu Tells Putin Partial Mobilization Over in Russia (28 October 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/politics/1529415 ; voir également Emmanuel Grynszpan, « Les premiers témoignages de soldats russes mobilisés émergent : “On nous a balancés en première ligne. Nous n’avions aucun soutien” », Le Monde (10 novembre 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/08/guerre-en- ukraine-des-soldats-russes-denoncent-leur-utilisation-comme-chair-a-canon_6148913_3210.html ; Mikhail Metzel, Russia’s Partial Mobilisation is Complete, Shoigu Says, Reuters (28 October 2022), accessible à l’adresse suivante : https:// www.reuters.com/world/europe/russias-shoigu-says-partial-mobilisation-complete-82000-recruits-conflict-zone-2022-10-28/.
338 Voir Clooney Foundation for Justice, Ukraine: Investigating War Crimes During Conflict (2 December 2022), accessible à l’adresse suivante : https://cfj.org/the-docket-projects/ukraine-investigating-war-crimes-during-conflict/ ; Human Rights Watch, « Ukraine : Les attaques russes contre le réseau électrique menacent les civils » (6 décembre 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.hrw.org/fr/news/2022/12/06/ukraine-les-attaques-russes-contre-le-reseau- electrique-menacent-les-civils ; United Nations, Meetings Coverage and Press Releases, Security Council, Senior Official Condemns Russian Federation’s Missile Strikes Against Ukraine’s Critical Infrastructure, as Security Council Holds Emergency Meetings on Attacks (23 November 2022), accessible à l’adresse suivante : https://press.un.org/en/ 2022/sc15118.doc.htm.
339 Voir Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, Address by the President of the Russian Federation (21 September 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/69390 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 5).
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30 septembre 2022, la Russie a signé de prétendus traités d’adhésion de ces régions ukrainiennes à la Fédération de Russie340. Le président russe a même proféré des menaces nucléaires relativement à ces territoires, prévenant qu’il était prêt à « faire usage de tous les systèmes d’armement à sa disposition » pour défendre les territoires que la Russie affirmait avoir acquis, alors que, en réalité, ces territoires continuent de faire partie de l’Ukraine341. Le différend porté devant la Cour a trait, en partie, à la reconnaissance de l’indépendance des prétendues République populaire de Donetsk et République populaire de Louhansk par la Russie, que celle-ci a justifiée en prenant prétexte de ses allégations mensongères de génocide342. L’annexion par la Russie de ces mêmes régions ukrainiennes, et d’autres encore, a considérablement étendu et aggravé le présent différend, en violation de l’obligation que l’ordonnance de la Cour a mise à sa charge de « s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont [elle étai]t saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile ». En outre, la Russie a fait tenir les prétendus référendums en menaçant de recourir à la force et en intimidant la population locale par le déploiement de soldats armés — qui ont dans certains cas fait du porte-à-porte pour recueillir les suffrages, et parfois fait voter les résidents « sous la menace des armes »343. Ces actes emportent eux aussi manquement aux première et deuxième mesures conservatoires indiquées par la Cour.
B. LA COUR A COMPETENCE A L’EGARD DES MANQUEMENTS A L’ORDONNANCE EN INDICATION DE MESURES CONSERVATOIRES COMMIS PAR LA FEDERATION DE RUSSIE
182. La Cour a deux motifs indépendants d’exercer sa compétence à l’égard du grief par lequel l’Ukraine reproche à la Russie d’avoir manqué aux obligations que lui impose son ordonnance.
183. Premièrement, la Cour a déjà exercé sa compétence à l’égard de manquements à une ordonnance en indication de mesures conservatoires au stade de l’examen au fond d’une instance. En l’affaire LaGrand, elle a précisé que, lorsqu’elle « a[vait] compétence pour trancher un différend, elle a[vait] également compétence pour se prononcer sur des conclusions la priant de constater qu’une ordonnance en indication de mesures rendue aux fins de préserver les droits des Parties à ce
340 Kremlin, Signing of Treaties on Accession of Donetsk and Lugansk People’s Republics and Zaporozhye and Kherson Regions to Russia (30 September 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/ news/69465/photos (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 6) ; Douma d’État, The State Duma Ratified Treaties and Adopted Laws on Accession of DPR, LPR, Zaporozhye and Kherson Regions to Russia (3 October 2022), accessible à l’adresse suivante : http://duma.gov.ru/en/news/55407/ (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 7) ; TASS, Treaties on Accession of Donbass and Other Liberated Territories to Russia Signed (30 September 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/politics/1516023.
341 Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, Address by the President of the Russian Federation (21 September 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/69390 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 5). Selon des informations de source publique, des dirigeants militaires russes ont débattu récemment de l’emploi d’armes nucléaires en Ukraine. Julian E. Barnes & Eric Schmitt, Russian Military Leaders Discussed Use of Nuclear Weapons, U.S. Officials Say, The New York Times (2 November 2022), accessible à l’adresse suivante : https:// www.nytimes.com/2022/11/02/us/politics/russia-ukraine-nuclear-weapons.html.
342 Voir MU, par. 153-159.
343 Voir Yulia Gorbunova, « Annexion fictive de régions ukrainiennes sous la menace des armes », Human Rights Watch (30 septembre 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.hrw.org/fr/news/2022/09/30/annexion-fictive- de-regions-ukrainiennes-sous-la-menace-des-armes ; David L. Stern & Robyn Dixon, With Kalashnikov Rifles, Russia Drives the Staged Vote in Ukraine, The Washington Post (24 September 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.washingtonpost.com/world/2022/09/24/ukraine-putin-referendums/ ; Jason Beaubien et al., Occupied Regions of Ukraine Vote to Join Russia in Staged Referendums, NPR (27 September 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.npr.org/2022/09/27/1125322026/russia-ukraine-referendums ; James Waterhouse et al., Ukraine « Referendums »: Soldiers Go Door-to-Door for Votes in Polls, BBC News (23 September 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-63013356.
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différend n’a[vait] pas été exécutée »344. Comme cela a été exposé plus haut, la Cour a compétence à l’égard du présent différend relatif à l’interprétation, à l’application ou à l’exécution de la convention sur le génocide. Elle a donc également compétence pour connaître de manquements à son ordonnance en indication de mesures conservatoires345.
184. Deuxièmement, indépendamment de la compétence que la Cour tient du paragraphe 1 de l’article 36 de son Statut et de l’article IX de la convention sur le génocide, l’article 41 du Statut lui fournit une base de compétence nécessaire et suffisante pour connaître de l’inobservation, par la Russie, de son ordonnance en indication de mesures conservatoires346.
185. La compétence de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires découle en premier lieu de l’article 41 du Statut, qui lui confère le « pouvoir » d’indiquer des mesures « conservatoires du droit de chacun ». En acceptant le Statut de la Cour, un État consent à ce que celle-ci exerce ce pouvoir. La Cour examine prima facie si elle a compétence pour connaître du fond, non pas comme source indépendante de sa compétence d’indiquer des mesures conservatoires, mais pour décider s’il est approprié qu’elle exerce la compétence créée par l’article 41. Ainsi que le juge Abraham l’a précisé dans l’opinion individuelle qu’il a jointe en l’affaire Qatar c. Émirats arabes unis :
« La compétence de la Cour pour connaître d’une demande de mesures conservatoires, quant à elle, ne découle pas de la base de compétence invoquée dans l’instance au fond … Elle est fondée directement sur l’article 41 de son Statut qui lui donne le pouvoir, dès lors qu’elle a été saisie d’une affaire, d’indiquer aux parties quelles mesures conservatoires devraient être mises en oeuvre afin de préserver les droits de chacun.
Il s’agit là d’une base de compétence tout à fait autonome par rapport à celle qui est invoquée, par la partie demanderesse ou par les deux parties, dans le cadre de l’instance principale.
Quelle est alors la raison d’être de la notion de « compétence prima facie » ? Elle ne vise pas à fonder la compétence de la Cour pour statuer sur une demande de mesures conservatoires (compétence pour laquelle l’article 41 du Statut suffit). Elle constitue plutôt l’une des conditions cumulatives qui doivent être réunies pour qu’une mesure conservatoire soit indiquée. »347
344 LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, p. 484, par. 45 (citant Compétence en matière de pêcheries (République fédérale d’Allemagne c. Islande), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 175, par. 72).
345 Voir, par exemple, Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 713, par. 127 (« en creusant deux caños et en établissant une présence militaire sur le territoire litigieux, le Nicaragua a manqué aux obligations qui lui incombaient au titre de l’ordonnance du 8 mars 2011 ») ; Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 259, par. 264 (« l’Ouganda ne s’est pas conformé à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires qu[e la Cour] a rendue le 1er juillet 2000 ») ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 236 et 238, par. 469 et 471 7) (« la Serbie a violé l’obligation qui lui incombait de se conformer aux mesures conservatoires ordonnées par la Cour les 8 avril et 13 septembre 1993 en la présente affaire, en ne prenant pas toutes les mesures qui étaient en son pouvoir pour prévenir le génocide commis à Srebrenica en juillet 1995 »).
346 Voir MU, par. 150.
347 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Émirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 14 juin 2019, C.I.J. Recueil 2019 (I), opinion individuelle du juge Abraham, p. 379-380, par. 9-10 ; voir également Zimmermann et al., Article 41, p. 1191 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 11) ; Pierre d’Argent, Preliminary Objections and Breaches of Provisional Measures, Rivista di Diritto Internazionale (2021), p. 118 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 13).
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186. Pour des raisons similaires, la compétence de la Cour pour examiner l’observation de son ordonnance en indication de mesures conservatoires découle de l’article 41 du Statut, et non pas de sa compétence pour connaître du fond du différend. L’article 41 indique clairement que les mesures conservatoires ont pour but de « préserver les droits de chacun » tant qu’une affaire est pendante devant la Cour. Une restriction de la capacité de celle-ci à examiner des manquements à des obligations imposées par une ordonnance en indication de mesures conservatoires serait incompatible avec l’objet et le but du Statut consistant à assurer le règlement pacifique des différends et l’administration efficace de la justice348.
187. Le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures « conservatoires du droit de chacun » suppose nécessairement celui d’examiner la responsabilité d’un État qui enfreint ces mesures. De même, lorsqu’un État accepte le Statut de la Cour et, partant, le pouvoir de celle-ci d’indiquer des mesures conservatoires, il consent nécessairement à la compétence de la Cour à l’égard de toute procédure relative à cette indication de mesures conservatoires. Sont inhérents à la compétence conférée au titre de l’article 41 du Statut les pouvoirs non seulement d’indiquer des mesures conservatoires contraignantes, et d’en surveiller l’observation, mais aussi celui de statuer sur des manquements allégués à ces mesures349. Affirmer le contraire irait à rebours du but du pouvoir que l’article 41 confère en premier lieu à la Cour, à savoir préserver les droits de chacune des parties à une affaire.
188. La jurisprudence de la Cour vient encore étayer l’idée que celle-ci a compétence pour apprécier une inobservation de mesures conservatoires indépendamment de la question de sa compétence pour connaître du fond. En l’affaire relative à la Demande en interprétation de l’arrêt du 31 mars 2004 en l’affaire Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. États-Unis d’Amérique), le Mexique a cherché à invoquer la compétence de la Cour au titre de l’article 60 du Statut, et sollicité des mesures conservatoires. La Cour en a indiqué, prescrivant que plusieurs ressortissants mexicains nommément désignés ne fussent pas exécutés « tant que n’aura[it] pas été rendu l’arrêt sur la demande en interprétation présentée par les États-Unis du Mexique »350. En définitive, elle a décidé que « la question qui sous-tend[ait] la demande en interprétation présentée par le Mexique échapp[ait] à la compétence [qui lui était] conférée de manière spécifique … par l’article 60 »351. Néanmoins, elle a conclu qu’elle avait « compétence incidente pour statuer sur les violations alléguées de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires », et que cette compétence existait « même lorsque la Cour décid[ait], au stade de l’examen de la demande en interprétation, comme elle l’a[vait] fait en l’espèce, de ne pas exercer sa compétence pour statuer en vertu de l’article 60 »352. Comme cela a été résumé dans l’ouvrage The Statute of the International
348 Voir Personnel diplomatique et consulaire des États-Unis à Téhéran (États-Unis d’Amérique c. Iran), arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 43, par. 93
(« En conséquence la Cour se sent tenue de faire observer que, quels qu’en soient les motifs, une opération entreprise dans ces circonstances est de nature à nuire au respect du règlement judiciaire dans les relations internationales ; et de rappeler qu’au paragraphe 47, 1 B, de son ordonnance du 15 décembre 1979 elle avait indiqué qu’aucune mesure de nature à aggraver la tension entre les deux pays ne devait être prise. »).
349 Voir Zimmermann et al., Article 41, p. 1191 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 11) ; Pierre d’Argent, Preliminary Objections and Breaches of Provisional Measures, Rivista di Diritto Internazionale (2021), p. 136 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 13) ; Paolo Palchetti, Responsibility for Breach of Provisional Measures of the ICJ: Between Protection of the Rights of the Parties and Respect for the Judicial Function, Rivista di Diritto Internazionale (2017), p. 12 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 10).
350 Demande en interprétation de l’arrêt du 31 mars 2004 en l’affaire Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. États-Unis d’Amérique) (Mexique c. États-Unis d’Amérique), mesures conservatoires, ordonnance du 16 juillet 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 331, par. 80.
351 Ibid., arrêt, C.I.J. Recueil 2009, p. 17, par. 45.
352 Ibid., p. 19, par. 51.
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Court of Justice: A Commentary, l’arrêt rendu en l’affaire relative à la Demande en interprétation de l’arrêt du 31 mars 2004 en l’affaire Avena « est cohérent avec la compétence inhérente que la Cour tient de l’article 41, qui suppose qu’elle peut statuer sur une inobservation même dans un arrêt établissant son absence de compétence »353.
189. Des auteurs ont, eux aussi, fait observer que la Cour avait compétence pour examiner l’inobservation d’une ordonnance en indication de mesures conservatoires, indépendamment de la base de sa compétence pour connaître du fond354. Ainsi que l’a expliqué M. Pierre d’Argent :
« Si la Cour a pour fonction de régler des différends, il serait paradoxal qu’elle soit privée du pouvoir de statuer sur le manquement à des obligations qu’elle a elle-même créées — ajoutant ainsi au différend des griefs résultant de sa propre intervention — au motif qu’elle déciderait finalement de ne pas examiner l’affaire au fond. Il serait également assez paradoxal que l’espoir de voir ses exceptions préliminaires être retenues puisse conduire le défendeur à méconnaître les mesures conservatoires qu’il est tenu de respecter. »355
190. Comme cela a également été relevé dans l’ouvrage The Statute of the International Court of Justice: A Commentary, « les mesures conservatoires étant contraignantes pour les parties jusqu’à ce que l’arrêt soit rendu, leur inobservation engage la responsabilité de la partie qui ne s’y conforme pas même si, ex post facto, la Cour conclut qu’elle n’a pas compétence ratione materiae »356.
191. L’exercice de cette compétence de la Cour d’examiner l’inobservation d’une ordonnance en indication de mesures conservatoires est particulièrement crucial dans les circonstances exceptionnelles de la présente affaire. Comme cela a été relevé plus haut, il n’est pas possible que la Russie puisse avoir mal compris les obligations précises que lui impose l’ordonnance, pas plus qu’il n’existe le moindre élément attestant qu’elle a tenté de bonne foi de se conformer à celle-ci, mais que ses efforts n’ont pas été couronnés de succès. Au contraire, la Fédération de Russie a déclaré, le lendemain du prononcé de cette ordonnance par la Cour, qu’elle « ne sera[it] pas en mesure de prendre cette décision en considération »357. Le dossier présenté à la Cour établit donc sans ambiguïté que la Russie ne s’est pas conformée, et n’a jamais entendu se conformer, à l’ordonnance rendue en l’espèce.
192. Dans la même déclaration, la Fédération de Russie a aussi remis en cause son consentement au pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires en premier lieu, affirmant que « [l]a Cour internationale de Justice prévo[ya]it une notion telle que le consentement des parties.
353 Zimmermann et al., Article 41, p. 1191 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 11).
354 Voir ibid. ; Pierre d’Argent, Preliminary Objections and Breaches of Provisional Measures, Rivista di Diritto Internazionale (2021), p. 136 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 13) ; Paolo Palchetti, Responsibility for Breach of Provisional Measures of the ICJ: Between Protection of the Rights of the Parties and Respect for the Judicial Function, Rivista di Diritto Internazionale (2017), p. 10-13 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 10).
355 Pierre d’Argent, Preliminary Objections and Breaches of Provisional Measures, Rivista di Diritto Internazionale (2021), p. 136 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 13).
356 Zimmermann et al., Article 41, p. 1191 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 11) ; voir également Paolo Palchetti, Responsibility for Breach of Provisional Measures of the ICJ: Between Protection of the Rights of the Parties and Respect for the Judicial Function, Rivista di Diritto Internazionale (2017), p. 10-13 (exposé écrit de l’Ukraine, annexe 10).
357 Sofia Stuart Leeson, Russia Rejects International Court Ruling to Stop Invasion of Ukraine, EURACTIV (17 March 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.euractiv.com/section/europe-s-east/news/russia-rejects- international-court-ruling-to-stop-invasion-of-ukraine/.
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Il ne peut y avoir de consentement ici. »358 Or, au contraire, il y a bien consentement, au titre du Statut de la Cour — instrument auquel la Fédération de Russie est partie, et par lequel elle a immanquablement donné son consentement à l’exercice par la Cour de sa compétence d’indiquer des mesures conservatoires qui ont force obligatoire. En traitant pareilles mesures comme si elles étaient facultatives et non contraignantes, alors même qu’elle a donné son consentement en acceptant le Statut de la Cour, la Fédération de Russie brave celle-ci en tant qu’institution, ainsi que sa compétence générale d’indiquer des mesures conservatoires. L’article 41 serait privé de son effet si la Cour n’avait pas compétence pour répondre à une telle remise en cause.
*
* *
193. En conséquence, la Cour a compétence à l’égard du grief par lequel l’Ukraine reproche à la Fédération de Russie d’avoir manqué à son ordonnance en indication de mesures conservatoires à caractère contraignant, compétence qu’elle peut exercer en lien avec sa compétence pour connaître de la présente affaire au fond, ainsi que sur la base de la compétence autonome qu’elle tient de l’article 41 du Statut. Quelle que soit la décision que la Cour rendra sur les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie, le grief de l’Ukraine concernant le non-respect de son ordonnance en indication de mesures conservatoires par la Russie relève indéniablement de la compétence de la Cour, qui doit en tout état de cause se prononcer à son égard.
358 Ibid.
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OBSERVATIONS ET CONCLUSIONS
194. Au moment où l’Ukraine soumet le présent exposé écrit à la Cour, près d’une année s’est écoulée depuis le début de l’invasion de grande ampleur de son territoire par la Fédération de Russie. En janvier 2023, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a confirmé que des milliers d’Ukrainiens innocents avaient perdu la vie359. Les résidents de Boutcha ont été massacrés. Le jour même où la Cour rendait son ordonnance en indication de mesures conservatoires, la Russie a assassiné des enfants qui avaient trouvé refuge dans un théâtre de Marioupol et a rasé la ville au cours des mois qui ont suivi. Les résidents de Kherson ont subi de longs mois d’occupation brutale avant d’être libérés. À travers le pays, des citoyens ordinaires vivent dans la terreur des attaques aveugles de missiles et de drones iraniens. La Russie a délibérément pris pour cible des infrastructures civiles dans le but de plonger la population ukrainienne dans le froid extrême au plus profond de l’hiver. Elle a porté gravement atteinte à l’économie ukrainienne, déclenchant une crise d’insécurité alimentaire mondiale.
195. Une raison a été invoquée par la Russie pour justifier l’ensemble de ces mesures. Selon son président, en effet, les actes de la Fédération de Russie ont pour « objectif … de protéger ceux et celles qui, huit années durant, ont subi les outrages du régime de Kiev et le génocide orchestré par lui »360. Ces actes sont l’aboutissement de près d’une décennie d’allégations portées par la Russie, imputant à l’Ukraine la responsabilité d’actes de génocide qui « relèvent en réalité de la convention des Nations Unies pour la prévention du génocide »361. Les allégations et actes de la Russie ont créé un différend qui a trait à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide. La Cour est compétente pour résoudre ce différend, et pour rendre justice à un pays et à sa population qui souffrent de l’usage abusif et dévoyé et de la violation de la convention sur le génocide par la Russie.
196. En conséquence, pour les raisons exposées ci-dessus, l’Ukraine formule les conclusions suivantes et prie respectueusement la Cour :
a) de rejeter les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie le 3 octobre 2022 ;
b) de dire et juger qu’elle est compétente pour connaître des demandes présentées par l’Ukraine dans sa requête et son mémoire et que lesdites demandes sont recevables ; et
c) de procéder à l’examen au fond de ces demandes.
Le 3 février 2023.
L’agent de l’Ukraine,
Anton KORYNEVYCH.
La coagente de l’Ukraine,
Oksana ZOLOTARYOVA.
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359 OHCHR, Ukraine: Civilian Casualty Update (23 January 2023), accessible à l’adresse suivante : https://www. ohchr.org/en/news/2023/01/ukraine-civilian-casualty-update-23-january-2023.
360 Allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie (24 février 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843 (MU, annexe 6).
361 Voir MU, par. 38.
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ATTESTATION
Je certifie par la présente que les documents reproduits comme annexes sont des copies conformes aux documents originaux et que les traductions fournies sont exactes.
Le 3 février 2023.
L’agent de l’Ukraine,
Anton KORYNEVYCH.
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Exposé écrit des observations et conclusions de l’Ukraine sur les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie

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