Exceptions préliminaires de la Fédération de Russie

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182-20221003-WRI-01-00-EN
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Incidental Proceedings
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Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
18314
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE
(UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LA FÉDÉRATION DE RUSSIE
VOLUME I
1er octobre 2022
[Traduction du Greffe]
TABLE DES MATIÈRES
Page
I. INTRODUCTION ............................................................................................................................... 1
II. CONTEXTE FACTUEL ...................................................................................................................... 2
A. Les manifestations de Maïdan et les violences qui s’en sont suivies en Ukraine ; proclamation d’indépendance de la République populaire de Donetsk et de la République populaire de Louhansk ................................................................................. 2
B. La guerre civile ukrainienne dans le Donbass a débuté en 2014 .............................................. 7
C. Rejet par l’Ukraine de l’ensemble de mesures en vue de l’application des accords de Minsk et des autres efforts déployés en vue de mettre fin à la guerre civile dans le Donbass ................................................................................................................................ 9
D. Reconnaissance de la RPD et de la RPL, et opération militaire spéciale ............................... 14
E. L’Ukraine a répondu en continuant d’attaquer des civils dans le Donbass et ailleurs............ 19
III. PREMIÈRE EXCEPTION PRÉLIMINAIRE : ABSENCE DE DIFFÉREND RELEVANT DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE ....................................................................................... 23
A. Absence de différend quant à la violation des articles premier et IV de la convention par la Fédération de Russie .......................................................................................................... 28
B. Absence de différend quant à l’« usage abusif », au « dévoiement » ou à l’« application fautive » de la convention par la Fédération de Russie .......................................................... 30
C. Absence de différend quant à la responsabilité de l’Ukraine dans la violation de la convention .......................................................................................................................... 31
D. À défaut, même si l’existence d’un différend entre les Parties était établie, ce différend porterait sur des questions ne relevant manifestement pas de la convention ......................... 37
IV. DEUXIÈME EXCEPTION PRÉLIMINAIRE : LA COUR N’A PAS COMPÉTENCE RATIONE MATERIAE ...... 45
A. Les incohérences qui caractérisent l’invocation artificielle, par l’Ukraine, des articles premier et IV de la convention ............................................................................ 46
B. La jurisprudence constante de la Cour sur les limites de sa compétence ratione materiae ............................................................................................................................................... 50
C. La Cour a déjà défini, dans des affaires antérieures, les limites de sa compétence au titre de l’article IX de la convention sur le génocide ..................................................................... 52
D. La convention n’incorpore pas d’autres règles de droit international par l’entremise d’une « obligation implicite » de « déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale » .............................................................................. 54
E. Il n’y a pas d’autres règles de droit international incorporées à la convention par l’entremise d’une « obligation implicite » de s’abstenir de toute « application fautive » ou de tout « usage dévoyé » ou « abusif » de cet instrument ................................................. 71
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V. LES DEMANDES DE L’UKRAINE SONT IRRECEVABLES ................................................................. 76
A. Troisième exception préliminaire : les nouvelles demandes introduites par l’Ukraine dans son mémoire sont irrecevables ...................................................................................... 76
B. Quatrième exception préliminaire :l’arrêt éventuel de la Cour confirmant les demandes de l’Ukraine serait dépourvu de tout effet pratique (effet utile) ............................................ 82
C. Cinquième exception préliminaire : le recours en constatation de respect a contrario visant à confirmer que l’Ukraine n’a pas violé la convention est irrecevable ....................... 86
D. Sixième exception préliminaire : la requête de l’Ukraine constitue un abus de procédure ............................................................................................................................................... 89
VI. CONCLUSIONS .......................................................................................................................... 100
I. INTRODUCTION
1. Le 26 février 2022, l’Ukraine a saisi la Cour d’une requête introductive d’instance contre la Fédération de Russie (ci-après la « requête ») sur le fondement de l’article IX de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la « convention sur le génocide » ou la « convention »). Le 1er juillet 2022, elle a déposé son mémoire (ci-après le « mémoire »), près de trois mois avant l’expiration du délai fixé par la Cour dans son ordonnance en date du 23 mars 2022. En application du paragraphe 1 de l’article 79bis du Règlement de la Cour, la Fédération de Russie soumet par la présente ses exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête (ci-après les « exceptions préliminaires »), et prie la Cour d’y statuer au stade de la procédure sur les exceptions préliminaires.
2. Le dessein nourri par l’Ukraine dans la présente instance est clair. En substance, cet État demande à la Cour :
a) de déterminer que la Fédération de Russie a violé plusieurs règles de droit international conventionnel et de droit international coutumier relatives à l’interdiction de l’emploi de la force, au jus in bello, à l’intégrité territoriale, à l’autodétermination et à la reconnaissance des États ;
b) de dire que la Fédération de Russie est internationalement responsable de ces violations alléguées, et qu’il doit y avoir réparation.
3. L’Ukraine a invoqué la convention sur le génocide de manière artificielle pour atteindre ces objectifs et cherche à faire passer ses griefs réels pour des griefs relevant des dispositions de cet instrument. Pour les raisons exposées dans les présentes exceptions préliminaires, la Cour doit rejeter cette tentative de déformer la convention et de tourner le principe fondamental du consentement à sa compétence.
4. Les exceptions préliminaires s’articulent comme suit :
a) au chapitre II, la Fédération de Russie décrit le contexte factuel pertinent aux fins des exceptions préliminaires ;
b) au chapitre III, la Fédération de Russie fait valoir, par sa première exception préliminaire, qu’aucun différend n’oppose les Parties en ce qui concerne la convention sur le génocide ;
c) au chapitre IV, la Fédération de Russie soutient, par sa deuxième exception préliminaire, que la Cour n’a pas compétence ratione materiae ;
d) au chapitre V, la Fédération de Russie avance, par ses autres exceptions préliminaires, que les demandes de l’Ukraine sont irrecevables .
e) au chapitre VI, la Fédération de Russie présente ses conclusions à la Cour.
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II. CONTEXTE FACTUEL
A. Les manifestations de Maïdan et les violences qui s’en sont suivies en Ukraine ; proclamation d’indépendance de la République populaire de Donetsk et de la République populaire de Louhansk
5. Le conflit armé en Ukraine a débuté non pas le 24 février 2022, comme celle-ci l’avance1, mais en 2014, et a été lancé par Kiev contre la République populaire de Donetsk et la République populaire de Louhansk (ci-après la « RPD » et la « RPL »). L’Ukraine a gravement dénaturé les faits ainsi que le contexte dans lequel elle a introduit la présente instance, et la Fédération de Russie juge nécessaire, à titre liminaire, de rétablir la vérité.
6. Dans son mémoire, l’Ukraine décrit la situation après « 2014, année de la révolution de la dignité en Ukraine et de ses manifestations pacifiques contre l’ingérence russe dans les affaires intérieures ukrainiennes »2, puis « un conflit qui a éclaté lorsque des groupes armés illégaux parrainés par la Fédération de Russie se sont emparés de territoires situés en Ukraine orientale »3. Selon cette pièce, elle « a réagi en faisant ce qu’aurait fait tout gouvernement responsable, à savoir chercher à rétablir la loi, l’ordre et le respect des droits de l’homme sur l’intégralité de son territoire souverain »4. Elle y concède avoir « entrepris une activité militaire dans la région du Donbass » en 2014, mais allègue que son but était de « s’opposer à l’agression et de reprendre le territoire souverain ukrainien à des groupes armés illégaux tels que la RPD et la RPL »5.
7. Dans ce contexte, il importe d’expliquer ce qu’il faut entendre par « révolution de la dignité » en Ukraine, quel a été le déroulement réel des « manifestations pacifiques », contre qui celles-ci étaient dirigées, la forme qu’a prise l’« activité militaire » lancée par Kiev, ce que suppose l’objectif déclaré de « rétablir la loi, l’ordre et le respect des droits de l’homme sur l’intégralité d[u] territoire souverain » de l’Ukraine, et enfin ce que la RPD et la RPL, taxées par celle-ci de groupes armés illégaux et d’organisations terroristes (« groupes se livrant au terrorisme ») dans une autre procédure devant la Cour6, représentent en réalité.
8. Ce que l’Ukraine qualifie aujourd’hui de « révolution de la dignité » menée pacifiquement était, en 2014, appelé le Maïdan. Il s’agissait d’une série de manifestations ayant eu lieu à Kiev de la fin de l’année 2013 au début de l’année 2014 et ayant suscité la large adhésion d’un certain nombre de pays occidentaux. L’un des prétextes à ce long affrontement entre le Gouvernement ukrainien et ses opposants était la décision prise par le premier de suspendre les préparatifs en vue de la signature d’un accord d’association avec l’Union européenne afin d’examiner d’autres étapes de ce processus. Le véritable problème a toutefois été créé par l’opposition en Ukraine, qui a cherché à mettre la population du pays devant un choix tranché mais imaginaire : l’avenir de l’Ukraine serait soit au côté de l’Europe, soit au côté de la Fédération de Russie.
1 Mémoire, par. 23.
2 Ibid., par. 2.
3 Ibid., par. 106.
4 Ibid., par. 107.
5 Ibid.
6 Voir Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mémoire déposé par l’Ukraine, 12 juin 2018, p. 364, par. 654 b).
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9. Comme la Fédération de Russie l’a déjà expliqué à la Cour7, ce choix qui n’en était pas un a largement divisé le pays. La population majoritairement russophone d’Ukraine orientale souhaitait préserver ses liens historiques, économiques et culturels avec la Fédération de Russie, tandis que l’Ukraine occidentale, alors dominée par les nationalistes ukrainiens, entendait rompre les relations avec celle-ci. Au début de l’année 2014, une vague de violence a pris naissance dans l’ouest de l’Ukraine et a déferlé sur tout le pays. Des groupes armés extrémistes qui soutenaient l’opposition se sont emparés de bâtiments administratifs, de postes de police et d’arsenaux militaires, renversant les autorités locales en Ukraine occidentale8.
10. Des groupes armés extrémistes sont également arrivés à Kiev. Les manifestants ont fait le siège du Conseil des ministres et tenté de donner l’assaut au cabinet du président de l’Ukraine. Les principales forces à l’origine de ces violences étaient des organisations extrémistes, telles que le « Secteur droit » et la « Svoboda », héritières des collaborateurs nazis ukrainiens qui s’étaient rendus complices des crimes odieux commis pendant la Seconde Guerre mondiale. Nombre de combattants de ces organisations avaient des casiers judiciaires ou une expérience militaire, voire les deux9. Le Secteur droit formait le coeur de la soi-disant « Autodéfense de Maïdan » (Samooborona Maidanu)10. Les violences organisées contre la police se sont multipliées ; des milliers de radicaux lançaient des cocktails Molotov, et des policiers ont été brûlés et blessés11.
11. Peu après, des tireurs embusqués ont ouvert le feu, tuant une centaine de personnes, dont au moins 13 policiers, et faisant des centaines de blessés. Nombreux sont ceux qui ont estimé que les radicaux susmentionnés étaient derrière ces violences. Ces événements tragiques sont attestés par le film Ukraine on Fire, documentaire produit en 2016 par Oliver Stone, réalisateur lauréat des Oscars du cinéma américain et ancien combattant de la guerre du Vietnam12. Les autorités ukrainiennes
7 Voir Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), CR 2017/2, 7 mars 2017, p. 13, par. 7 (Kolodkin).
8 The Guardian, Ukraine’s Western Pro-European Cities Warn They Could Break Away (21 février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/world/2014/feb/21/ukraine-western-pro-european-cities-lviv (annexe 40).
9 YouTube, The “Right Sector”: Who Are They ? (3 février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=2UmxU6y2KsI (annexe 122).
10 The Guardian, Ukraine Civil War Fears Mount as Volunteer Units Take Up Arms (15 mai 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/world/2014/may/15/ukraine-civil-war-fears-mount-volunteer-units-kiev-russia (annexe 41) ; YouTube, Yarosh : The “Right Sector” Will Not Lay Down Its Arms (21 février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=d-SWDQbCgfY (annexe 123) ; SRB Podcast, Interview with Dmytro Yarosh, Leader of Right Sector (7 février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://srbpodcast.org/2014/02/07/ interview-dmytro-yarosh-leader-right-sector/ (annexe 42).
11 The Washington Post, In Violent Turn, Ukraine Fighting Kills at Least 25 (19 février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.washingtonpost.com/world/ukraine-protests-once-more-turn-violent-four-reported-dead/2014/02 /18/ba9173f4-98af-11e3-80ac-63a8ba7f7942_story.html (annexe 43) ; Kommersant, Photos of the police officers attacked and wounded by the Maidan protesters (2014), accessible à l’adresse suivante : https://im.kommersant.ru /Issues.photo/CORP/2014/02/18/KMO_088197_175983_1_t218_184947.jpg ; https://im.kommersant.ru/Issues.photo/CORP/ 2014/02/18/KMO_139990_00014_1_t218_191616.jpg (annexe 124) ; YouTube, Maidan atrocities. Captive Berkut soldier had his eye knocked out and was left to die (25 février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=FUdh5n2yhgE (annexe 125).
12 I. Lopatonok, O. Stone, Ukraine on Fire, Documentary (2016), accessible à l’adresse suivante : https://watchdocumentaries.com/ukraine-on-fire/ (annexe 126). Voir également The World, Who Were the Maidan Snipers ? (14 mars 2014), accessible à l’adresse suivante : https://theworld.org/stories/2014-03-14/who-were-maidan-snipers (annexe 44) ; BBC News Ukraine, The Maidan Shooting : a Participant’s Account (13 février 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/ukrainian/ukraine_in_russian/2015/02/150213_ru_s_maidan_shooting (annexe 45) ; Reuters, Leaked Audio Reveals Embarrassing U.S. Exchange on Ukraine, EU (7 février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.reuters.com/article/us-usa-ukraine-tape-idUSBREA1601G20140207 (annexe 46) ; YouTube, Breaking : Estonian Foreign Minister Urmas Paet and Catherine Ashton Discuss Ukraine Over the Phone (5 mars 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=ZEgJ0oo3OA8 (annexe 127).
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n’ont toutefois jamais mené dans les règles des enquêtes ou des poursuites concernant les fusillades de Maïdan en dépit d’appels lancés aux niveaux national et international13. De plus, les manifestants impliqués dans la commission d’actes de violence ont par la suite été amnistiés14.
12. Le 21 février 2014, Viktor Yanukovich, président de l’Ukraine, et les chefs de file de l’opposition ont signé un accord de règlement de la crise qui prévoyait notamment l’évacuation des bâtiments gouvernementaux illégalement saisis, une transition politique et de nouvelles élections15. Des représentants de la Pologne, de l’Allemagne et de la France ont cosigné l’accord en qualité de garants de sa mise en oeuvre16.
Le blogueur et politicien ukrainien Anatoly Shariy défendait la version selon laquelle la fusillade avait été planifiée par les radicaux. Voir YouTube, The Prosecutor’s Office Knows Who Was Shooting on Maidan (13 novembre 2019), accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=nB8c3anble4 (annexe 128).
L’ancien chef du service de sécurité ukrainien, Alexander Yakimenko, a conclu que les coups de feu fatals avaient été tirés du bâtiment du Conservatoire de Kiev occupé par des militants de Maïdan. Il a également relevé que les tireurs étaient sous les ordres du « commandant de Maïdan » Andrey Parubiy, cofondateur du Parti social-national d’Ukraine qui est par la suite devenu l’« Union panukrainienne Svoboda » : voir Russia Today, Kiev Snipers Shooting From Bldg Controlled by Maidan Forces — Ex-Ukraine Security Chief (13 mars 2014), accessible à l’adresse suivante : http://www.rt.com/news/ukraine-snipers-security-chief-438/ (annexe 47).
Une autre enquête de journaliste sur la question est accessible à l’adresse suivante : http://www.globalresearch.ca/ who-was-maidan-snipers-mastermind/5384599 (annexe 48). Le journaliste italien Gian Micalessin d’Il Giornale défendait lui aussi cette version. Voir YouTube, Gian Micalessin, Finally the Truth About the Beginning of the Civil War in Ukraine ? (16 novembre 2017), accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=gwoV03ijSoI (annexe 129).
13 La Mission de surveillance des droits de l’homme en Ukraine de l’Organisation des Nations Unies a conclu dans son document d’information en date du 19 février 2019 que, « [c]inq ans après la fin des manifestations de Maïdan, nul n’a[vait] encore rendu de comptes pour les meurtres et les morts violentes de 84 manifestants, d’un homme qui n’avait pas pris part aux manifestations et de 13 représentants de l’ordre. L’enquête menée sur les meurtres de 17 manifestants et de 13 représentants de l’ordre n’a toujours pas permis d’identifier des auteurs individuels. Une seule personne a été reconnue coupable d’avoir tué involontairement un manifestant. Deux autres ont été jugées coupables de houliganisme en relation avec des faits ayant entraîné la mort d’un autre manifestant … La Mission de surveillance des droits de l’homme en Ukraine relève que les enquêtes sur les meurtres des représentants de l’ordre au cours des manifestations de Maïdan se sont révélées particulièrement inefficaces ... Les procès dans les procédures relatives à Maïdan tirent en longueur … Le Gouvernement ukrainien ne déploie pas assez d’efforts pour faire en sorte que soient menées des enquêtes et des poursuites promptes, indépendantes et impartiales en ce qui concerne les meurtres perpétrés pendant les manifestations de Maïdan ». Voir UN Human Rights Monitoring Mission in Ukraine, Briefing note Accountability for Killings and Violent Deaths during the Maidan Protests, 20 février 2019, p. 2-4, par. 4, 13-14, 16, accessible à l’adresse suivante : https://ukraine.un.org/en /108759-briefing-note-accountability-killings-and-violent-deaths-during-maidan-protests.
Le Groupe consultatif international créé par le Secrétaire général du Conseil de l’Europe pour surveiller les enquêtes sur les crimes commis au cours de Maïdan a lui aussi conclu que le nouveau Gouvernement ukrainien n’avait pas conduit promptement les investigations y afférentes : « Le Groupe estime qu’il n’a pas été accompli de progrès importants dans les enquêtes sur les faits violents ayant eu lieu pendant les manifestations de Maïdan ... Comme cela a été largement reconnu, il est clair qu’aucune de ces enquêtes n’a inspiré confiance au public en Ukraine. Au contraire, il régnait un climat généralisé d’impunité des organes chargés de l’application de la loi et d’absence de volonté ou d’incapacité des autorités chargées des enquêtes de traduire en justice les responsables des morts et des blessures infligées ». Voir Report of the International Advisory Panel on its review of the Maidan Investigations, 31 mars 2015, p. 94, par. 535, 536, accessible à l’adresse suivante : https://rm.coe.int/CoERMPublicCommonSearchServices/DisplayDCTMContent?documentId=09000016802f 038b.
14 Law of Ukraine No. 743-VII “On Preventing the Prosecution and Punishment of Persons in Connection with the Events that Occurred during Peaceful Assemblies and on Invalidating Certain Laws of Ukraine”, 21 février 2014, accessible à l’adresse suivante : https://zakon.rada.gov.ua/go/743-18 (annexe 1).
15 The New York Times, US Points to Russia as Diplomats’ Private Call Is Posted on Web (6 février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.nytimes.com/2014/02/07/world/europe/us-points-to-russia-as-diplomats-private-call-is-posted-on-web.html (annexe 49).
16 The Guardian, Agreement on the Settlement of Crisis in Ukraine - Full Text (21 février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/world/2014/feb/21/agreement-on-the-settlement-of-crisis-in-ukraine-full-text (annexe 50).
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13. Ce nonobstant, les manifestants ont encore intensifié les hostilités. Le 22 février au soir, ils ont donné l’assaut au siège du Gouvernement. Le président, Yanukovich, a été contraint d’abandonner Kiev et s’est mis en route pour Kharkov17, où des milliers de parlementaires de conseils locaux du sud-est de l’Ukraine devaient se réunir pour évaluer ce qui se passait dans la capitale. Menacé par les dirigeants du coup d’État, le Parlement ukrainien a destitué le président, Yanukovich, de manière inconstitutionnelle et désigné le chef du Maïdan, Alexander Turchinov, comme président en exercice de l’Ukraine. Plutôt que de tenter d’établir un gouvernement de coalition pour apaiser les tensions, les nouvelles autorités de facto ont entretenu la division du pays et mis en place un gouvernement des vainqueurs. Les représentants de l’Union européenne et des États-Unis d’Amérique, y compris les garants de l’accord du 21 février 2014, ont publiquement appuyé les responsables de ce coup d’État18. Les émissaires occidentaux ont commencé à élaborer des plans pour la future organisation du pouvoir en Ukraine19. Barack Obama, alors président des États-Unis, a ouvertement admis que Washington « avait négocié un accord en vue d’une passation de pouvoir en Ukraine »20.
14. L’une des toutes premières mesures prises par le nouveau Parlement ukrainien a été de priver la langue russe, dans la moitié des régions de l’Ukraine, du statut officiel que lui conférait jusqu’alors la loi. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a immédiatement critiqué cette action, la jugeant extrêmement clivante21, et le président en exercice, Turchinov, y a finalement opposé son veto. Des restrictions progressives de l’emploi de la langue
17 YouTube, Gian Micalessin, Finally the Truth about the Beginning of the Civil War in Ukraine ? (16 novembre 2017), accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=gwoV03ijSoI (annexe 129).
18 Le 1er février 2014, le secrétaire d’État américain, John Kerry, a par exemple rencontré les responsables du coup d’État ukrainien Vitaly Klitschko, Arseny Yatsenyuk et Petr Poroshenko à la conférence de Munich sur la sécurité, et les a assurés de l’appui des États-Unis d’Amérique. Voir Time, Kerry : We Stand With Ukraine’s People (1er février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://time.com/3602/ukraine-john-kerry-opposition-protests/ (annexe 51). Après le coup d’État, M. Kerry a confirmé que les États-Unis soutiendraient le nouveau gouvernement. Voir Remarks by Secretary of State John Kerry in Ukraine, 4 mars 2014, accessible à l’adresse suivante : https://id.usembassy.gov/remarks-by-secretary-of-state-john-kerry-in-ukraine/ (annexe 15). Voir également Agence Europe, « L’UE reconnaît la légitimité du nouveau gouvernement » (1er mars 2014), accessible à l’adresse suivante : https://agenceurope.eu/fr/bulletin/article/11029/3 (annexe 52). Voir également Radoslaw Sikorski, Chair of Polish Sejm, “No coup in Kiev. Gov. buildings got abandoned...” Twitter, 22 février 2014, accessible à l’adresse suivante : https://twitter.com/sikorskiradek/status/437229992117035009 (annexe 16).
19 Au début du mois de février 2014, une conversation téléphonique entre Victoria Nuland, sous-secrétaire d’État américaine, et Geoffrey Pyatt, ambassadeur des États-Unis auprès de l’Ukraine, a été rendue publique sur YouTube. M. Pyatt a dit ceci : « Je crois que nous avons une carte à jouer. L’élément Klitschko est manifestement l’inconnue dans cette équation. Surtout depuis qu’il a été annoncé comme vice-premier ministre, et vous avez lu certaines de mes notes sur les ennuis actuels au sein de l’union, alors nous essayons de déterminer très rapidement sa position sur tout cela. Je pense toutefois que l’argument à lui avancer, que vous devrez invoquer — je pense que c’est le prochain appel téléphonique que vous devriez prévoir —, est exactement le même que celui que vous avez fait valoir à Yats. Et je suis heureux que vous l’ayez pour ainsi dire manoeuvré dans une position où il cadre avec ce scénario. Et je suis ravi qu’il ait tenu les propos qu’il a tenus en réponse. » Mme Nuland a répondu : « Je ne pense pas que Klitsch devrait entrer au gouvernement. Cela ne me semble pas nécessaire ; je ne crois pas que ce soit une bonne idée. » Réaction de M. Pyatt : « Oui, je suppose ... pour ce qui est de ne pas le laisser entrer au gouvernement, tenez-le simplement à l’écart et chargez-le de faire ses devoirs politiques et autres... ». Voir BBC News, “Ukraine crisis : Transcript of Leaked Nuland-Pyatt Call” (7 février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-26079957 (annexe 53).
Le secrétaire d’État des États-Unis John Kerry s’est rendu à Kiev le 4 mars 2014 pour discuter de la future organisation du pouvoir en Ukraine avec les chefs de file de l’opposition de Maïdan. Voir Gettyimages, UKRAINE-UNREST-POLITICS-US-KERRY (4 mars 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.gettyimages.ae/detail/news-photo/secretary-of-state-john-kerry-oleksandr-turchynov-news-photo/476633249 (annexe 130).
20 CNN, PRES OBAMA on Fareed Zakaria GPS (1er février 2015), accessible à l’adresse suivante : https://cnnpressroom.blogs.cnn.com/2015/02/01/pres-obama-on-fareed-zakaria-gps-cnn-exclusive/ (annexe 54).
21 Keynote presentation by Astrid Thors, OSCE High Commissioner on National Minorities to the OSCE Parliamentary Assembly Autumn Meeting, 3 octobre 2014, p. 4, accessible à l’adresse suivante : https://www.oscepa.org/ en/documents/autumn-meetings/2014-geneva/speeches-13/2630-speech-by-astrid-thors-osce-high-commissioner-on-national-minorities-3-oct-2014/file.
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russe ont toutefois continué d’être imposées au fil des années, comme la Fédération de Russie l’a expliqué dans le contre-mémoire qu’elle a déposé dans une autre affaire portée devant la Cour22.
15. Le coup d’État opéré à Kiev a divisé davantage encore la société ukrainienne. Une grande partie de la population, surtout dans les régions orientales de l’Ukraine qui ont toujours eu des liens étroits avec la Russie, n’a pas soutenu la prise de pouvoir nationaliste, ni les violences et la tourmente politique qui s’en sont suivies. Le 22 février 2014, par exemple, plus de trois mille parlementaires de conseils locaux du sud-est de l’Ukraine se sont réunis à Kharkov23, qualifiant de coup d’État les événements qui s’étaient produits à Kiev et se déclarant prêts à assumer la responsabilité de maintenir l’ordre constitutionnel24. Des manifestations ont eu lieu dans ces régions, les participants exigeant une plus grande autonomie sous la forme du fédéralisme. Or, leurs voix dissidentes ont été brutalement réprimées par les radicaux de droite25.
16. Le 7 avril 2014, le président en exercice, Turchinov, a annoncé la prise de mesures dites de lutte contre le terrorisme dans le Donbass26. En réponse à cette menace pour la sécurité, l’assemblée populaire de Donetsk a proclamé la création du Conseil populaire de Donetsk, qui a adopté une déclaration sur la souveraineté de la RPD et un acte d’indépendance de l’État de la RPD27. De même, le 27 avril 2014, au cours d’une rencontre à Louhansk, la RPL nouvellement formée a également proclamé sa souveraineté. Par la suite, ces déclarations ont été entérinées aux
22 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), contre-mémoire déposé par la Fédération de Russie, p. 12-18, par. 41, 43-51.
23 Interfax, Congress of Deputies from South-Eastern Regions of Ukraine and Crimea Begins in Kharkov. Yanukovich Is Not There Yet (22 février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.interfax.ru/world/360368 (annexe 55) ; RIA, Congress of Deputies of the South-Eastern Regions of Ukraine opened in Kharkov (22 février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://ria.ru/20140222/996411276.html (annexe 56).
24 Channel One Russia, Congress of South-Eastern Regions of Ukraine and Crimea Took Place in Kharkov (22 février 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.1tv.ru/news/2014-02-22/52503-v_harkove_ proshyol_s_ezd_yugo_vostochnyh_oblastey_ukrainy_i_kryma (annexe 57).
25 Time, Right-Wing Thugs Are Highjacking Ukraine’s Liberal Uprising (28 janvier 2014), accessible à l’adresse suivante : http://world.time.com/2014/01/28/ukraine-kiev-protests-thugs (annexe 58) ; Time, Exclusive : Leader of Far-Right Ukrainian Militant Group Talks Revolution with Time (4 février 2014), accessible à l’adresse suivante : http://time.com/4493/ukraine-dmitri-yarosh-kiev (annexe 59) ; The Conversation, Far-Right Party Jeopardises Ukraine’s Path to Democracy (7 mars 2014), accessible à l’adresse suivante : http://theconversation.com/far-right-party-jeopardises-ukraines-path-to-democracy-23999 (annexe 60) ; The Guardian, Ukraine Protests are no Longer Just about Europe (22 janvier 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/commentisfree/2014/jan/22/ukraine-protests-europe-far-right-violence (annexe 61).
26 Interfax.ua, Anti-Terrorist Measures to be Taken Against Separatists – Turchynov (7 avril 2014), accessible à l’adresse suivante : https://en.interfax.com.ua/news/general/199466.html (annexe 62). Voir également YouTube, Turchinov Announced Anti-Terrorist Measures Against Armed Separatists (7 avril 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=myjnfelp_V0 (annexe 131).
27 Interfax-Russia, Donetsk Proclaims Itself Sovereign Republic (7 avril 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.interfax-russia.ru/south-and-north-caucasus/sobytiya-na-ukraine/doneck-provozglasil-sebya-suverennoy-respublikoy (annexe 63) ; MK, Russian Spring in Documents. Acts Adopted by the Donetsk People’s Republic (7 avril 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.mk.ru/politics/article/2014/04/07/1010161-russkaya-vesna-v-dokumentah-kakie-aktyi-prinyala-donetskaya-narodnaya-respublika.html (annexe 64).
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référendums de mai 2014
28, après quoi les dirigeants de la RPD et de la RPL ont invité Kiev à engager des discussions concernant le règlement pacifique du conflit29.
17. Il est à noter que l’Ukraine avait recouru à une argumentation analogue à celle de la RPD et de la RPL lors de sa propre déclaration d’indépendance, en 1991. Il était précisé dans le préambule de son acte d’indépendance que le soviet suprême (Verkhovnaya Rada) de la République socialiste soviétique d’Ukraine avait proclamé l’indépendance de cette dernière en raison du « danger mortel qui pesait sur [elle] après le coup d’État survenu en URSS le 19 août 1991 »30.
B. La guerre civile ukrainienne dans le Donbass a débuté en 2014
18. Le 14 avril 2014, le président en exercice, Turchinov, a signé un décret concernant l’opération dite de lutte contre le terrorisme (ci-après l’« opération antiterroriste ») contre la RPD et la RPL, déclenchant ainsi une véritable et tragique guerre civile dans le Donbass31. Dans le cadre de cette opération, les forces armées ukrainiennes ont commencé à employer non seulement tous types d’armes de petit calibre, mais aussi différents types d’artillerie lourde et d’aéronefs.
19. En plusieurs occasions, les forces armées ukrainiennes ont attaqué des civils à l’artillerie lourde, utilisant des lance-roquettes multiples et des missiles tactiques « Tochka-U » dotés d’ogives à fragmentation. Dès le bombardement de zones résidentielles à Slavyansk en mai 2014, de nombreux civils ont été tués ou blessés par les forces armées ukrainiennes, tandis que des immeubles d’habitation, des hôpitaux et des infrastructures ont été détruits ou endommagés32. De terribles pertes
28 TASS, Federalization Supporters in Luhansk Proclaim People’s Republic (28 avril 2014), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/world/729768 (annexe 65) ; TASS, People of Donetsk, Lugansk Republics Chose Independence — Duma Speaker (11 mai 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/world/1449361 (annexe 66) ; Reuters, Results Show 96.2 Percent Support for Self-Rule in East Ukraine Region : RIA (12 mai 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.reuters.com/article/us-ukraine-crisis-referendumidUSBREA4B06Q20140512 (annexe 67) ; Al-Jazeera, Leaders of Eastern Donetsk and Luhansk Regions Declare Independence After Claiming Victory in Sunday’s Self-Rule Vote (12 mai 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.aljazeera.com/news/2014/5/12/ukraine-separatists-declare-independence (annexe 68) ; YouTube, Proclamation of the Act of Independence of the Lugansk People’s Republic (27 avril 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=TJ4wcq5hqyk (annexe 132).
29 Nationalia, Donetsk, Luhansk offer to maintain links with Ukraine in exchange for recognition as republics (2 septembre 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.nationalia.info/new/10331/donetsk-luhansk-offer-to-maintain-links-with-ukraine-in-exchange-for-recognition-as-republ (annexe 69).
30 Resolution of the Supreme Soviet of the Ukrainian SSR on Declaration of Independence of Ukraine, 24 août 1991, accessible à l’adresse suivante : https://zakon.rada.gov.ua/laws/show/1427-12 (annexe 2).
31 Decree of the Acting President of Ukraine No. 405/2014 “On the Decision of the National Security and Defence Council of Ukraine dated 13 April 2014 “On Urgent Measures to Overcome the Terrorist Threat and Preserve the Territorial Integrity of Ukraine”, 14 avril 2014, accessible à l’adresse suivante : https://zakon.rada.gov.ua/laws/show/405/2014#text (annexe 3). Voir également BBC News, Ukraine Crisis : Turchynov Announces Anti-Terror Operation (13 avril 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/av/world-europe-27013169 (annexe 70).
32 Russia Today, 3 Civilians Killed in Shelling of Slavyansk Residential Area (26 mai 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.rt.com/news/161572-ukraine-slavyansk-shelling-civilian/ (annexe 71) ; Russia Today, “‘Slaughterhouse’ : Civilians Die in Kiev’s Ruthless Military Attacks” (27 mai 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.rt.com/news/161772-eastern-ukraine-attack-deaths/ (annexe 72) ; The Financial Times, Kiev Anti-Terror Operation Takes Toll on Slavyansk Residents (11 juin 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.ft.com/content /d8aa9386-f0b9-11e3-9e26-00144feabdc0 (annexe 73) ; Russia Today, Shells Hit Hospital as Ukrainian Army Resumes Strike on Slavyansk (30 mai 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.rt.com/news/162456-slavyansk-shelling-ukraine-army/ (annexe 74) ; The Daily Mail, Inside Homes Shattered by Ukraine’s Unofficial Civil War : Destruction from Weeks of Fighting Revealed as Country’s Richest Man Calls for End to Violence (20 mai 2014), accessible à l’adresse suivante : http://www.dailymail.co.uk/news/article-2633775/Inside-homes-shattered-Ukraines-unofficial-civil-war-Destruction- days-fighting-revealed-countrys-richest-man-calls-end-violence.html (annexe 75).
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civiles sur le territoire de la RPD et de la RPL ont été confirmées, notamment par des rapports de la mission spéciale d’observation de l’OSCE en Ukraine
33.
20. Outre les forces armées régulières de l’Ukraine, l’opération antiterroriste a fait intervenir des bataillons de volontaires irréguliers, dont l’Azov et le Secteur droit34, auteurs d’atrocités constamment dénoncées dans les rapports des organisations internationales concernées, dont le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme35. Un ancien combattant d’un autre bataillon nationaliste, l’Aidar, a reconnu ceci : « Je ne nie pas que certains se livraient à des pillages là-bas (en Ukraine orientale). »36
21. Autre aspect du traitement illicite qu’elles ont réservé au Donbass, les autorités ukrainiennes ont imposé un blocus prenant la forme non seulement d’un embargo commercial, mais aussi d’une cessation totale de tous les versements de prestations sociales, y compris des pensions de
Le 2 juin 2014, les forces armées ukrainiennes ont lancé une frappe aérienne contre le bâtiment de l’administration d’État de la région de Lougansk, faisant 8 morts et 28 blessés. Voir CNN, Air Attack on Pro-Russian Separatists Kills 8, Stuns Residents (3 juin 2014), accessible à l’adresse suivante : https://edition.cnn.com/2014/06/03/world/europe/ukraine-luhansk-building-attack/index.html (annexe 76). Les autorités de Kiev ont nié avoir participé à cette violente attaque, déclarant avec hypocrisie que les victimes avaient été tuées par une explosion de climatiseur. Voir Radio Liberty, Despite Denials, All Evidence for Deadly Explosion Points to Kyiv (4 juin 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.rferl.org/a/ukraine-unspun-luhansk-blast/25410384.html (annexe 77).
Les 11 et 12 juillet 2014, les forces armées ukrainiennes ont pilonné la ville de Maryinka (en RPD) et le district de Petrovskiy à Donetsk à l’aide de lance-roquettes multiples Grad et Uragan. Voir The New York Times, Civilians Pay a Price for Gains of Ukraine Forces (12 juillet 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.nytimes.com/ 2014/07/13/world/europe/gains-of-ukraine-forces-come-at-a-price-for-civilians.html (annexe 78).
Le 13 juillet 2014, les forces armées ukrainiennes ont bombardé une école à Lougansk (3 personnes au moins ont perdu la vie). Voir Radio Liberty, Several Dead in Latest Violence in Luhansk (14 juillet 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.rferl.org/a/ukraine-luhansk-violence/25456604.html (annexe 79). Le 14 juillet 2014, elles ont de nouveau bombardé Lougansk, tuant 17 personnes. Voir BBC News, Ukraine Conflict : Russian Aid or Trojan Horse ? (22 août 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-28752878 (annexe 80).
Le 15 juillet 2014, les forces armées ukrainiennes ont pilonné la ville de Snezhnoye en RPD, tuant 11 personnes. Voir The Washington Post, Airstrike Kills 11 Civilians in Rebel-Held Town in Eastern Ukraine (15 juillet 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.washingtonpost.com/world/airstrike-kills-11-civilians-in-rebel-held-town-in-eastern-ukraine/2014/07/15/043add26-0c44-11e4-b8e5-d0de80767fc2_story.html (annexe 81) ; Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH), Report on the situation of human rights in Ukraine, 15 décembre 2014, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/OHCHR_eighth_report_on_Ukraine.pdf.
Le 22 janvier 2015, les forces armées ukrainiennes ont bombardé un arrêt de bus à Donetsk, tuant 13 personnes. Voir BBC News, Ukraine Crisis : Shell hits Donetsk Trolleybus (22 janvier 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/av/world-europe-30929261 (annexe 82).
33 Il ressort du rapport thématique sur les victimes civiles en Ukraine orientale établi en 2016 par la mission spéciale d’observation de l’OSCE que 281 des 442 victimes ont été recensées dans des zones contrôlées par la RPD et la RPL. Voir Civilian casualties in Eastern Ukraine, 2016. OSCE Thematic report, septembre 2017, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/files/f/documents/a/a/342121.pdf ; le deuxième rapport thématique de cette mission sur les victimes civiles en Ukraine orientale, portant sur la période allant du 1er janvier 2017 au 15 septembre 2020, dresse un tableau bien plus éloquent : 657 victimes en RPD et en RPL contre 270 dans des zones sous le contrôle de Kiev. Voir Civilian Casualties in Conflict-Affected Regions of Eastern Ukraine (1 January 2017 – 15 September 2020), novembre 2020, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/files/f/documents/f/b/469734.pdf.
34 Des photographies d’anciens membres de l’Autodéfense de Maïdan, qui ont rejoint la garde nationale d’Ukraine nouvellement créée, sont accessibles à l’adresse suivante : https://pictures.reuters.com/archive/UKRAINE-CRISIS--GM1EA3V1ME601.html (annexe 133).
35 HCDH, Report on the human rights situation in Ukraine (16 May to 15 August 2015), 8 septembre 2015, p. 29-30, par. 123, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/ UA/11thOHCHRreportUkraine.pdf.
36 The Insider, Ukraine's Maverick Battalions Are Becoming a Problem (29 juillet 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.businessinsider.com/r-special-report-ukraine-struggles-to-control-maverick-battalions-2015-7 (annexe 83).
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retraite, ainsi que d’une interruption des services bancaires
37. Les habitants âgés de Donetsk et de Louhansk devaient ainsi franchir la ligne de front entre l’Ukraine et la RPD ou la RPL pour retirer leurs fonds en espèces. Pour bien des personnes, cette démarche était rendue impossible par leur âge ou leur état de santé. Les autorités ukrainiennes ont même cherché à entraver l’accès à l’eau potable. La station d’épuration de Donetsk, en particulier, a dû suspendre ses activités du fait du pilonnage continu des forces armées ukrainiennes38. En 2017, Kiev a décidé de cesser de fournir de l’électricité à la RPL.
22. En conséquence, environ 1 million d’Ukrainiens ont fui en Fédération de Russie39.
23. C’est dans ce contexte qu’un référendum a été organisé le 11 mai 2014, et la RPD et la RPL ont officiellement proclamé leur indépendance40. Le 14 mai 2014, le Conseil suprême de la première a adopté la Constitution de la République. Le 18 mai 2014, l’Assemblée républicaine de la seconde en a fait autant41. La Fédération de Russie avait alors agi en tant que médiatrice, encourageant un dialogue direct entre Kiev, d’une part, et la RPD et la RPL, d’autre part42.
C. Rejet par l’Ukraine de l’ensemble de mesures en vue de l’application des accords de Minsk et des autres efforts déployés en vue de mettre fin à la guerre civile dans le Donbass
24. Dans son mémoire, l’Ukraine passe sous silence la guerre civile dans le Donbass que Kiev a déclenchée en 2014. De même, l’on ne trouve dans le récit ukrainien aucune mention de l’ensemble de mesures en vue de l’application des accords de Minsk (ci-après les « accords de Minsk ») ou de tous autres documents et efforts pertinents visant à trouver une solution politique aux crises.
25. Le jour même de l’annonce de l’opération antiterroriste, la Fédération de Russie a demandé la convocation d’une séance extraordinaire du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies et imploré la communauté internationale d’« exiger que les sbires de la place Maïdan qui s[’étaie]nt emparés du pouvoir à Kiev cess[ass]ent leur guerre contre leurs propres concitoyens »,
37 Decision of the National Security and Defence Council of Ukraine “On Urgent Additional Measures to Counter Hybrid Threats to the National Security of Ukraine”, 15 mars 2017, accessible à l’adresse suivante : https://zakon.rada.gov.ua/go/n0002525-17 (annexe 4).
38 Press Statement of Special Representative of OSCE Chairperson-in-Office Sajdik after Meeting of Trilateral Contact Group, 18 avril 2018, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/ukraine/378127 ; BBC News, Ukraine Crisis : Donetsk Without Water After Shelling (19 novembre 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-30116126 (annexe 84).
39 BBC News, Ukraine Conflict : UN Says Million People Have Fled (2 septembre 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-29029060 (annexe 85).
40 Russia Today, Referendum Results in Donetsk and Lugansk Regions Show Landslide Support for Self-Rule (11 mai 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.rt.com/news/158276-referendum-results-east-ukraine/ (annexe 86).
41 TASS, Federalization Supporters in Luhansk Proclaim People’s Republic (28 avril 2014), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/world/729768 (annexe 65) ; Proclamation of the Act of Independence of the Lugansk People’s Republic (27 avril 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=TJ4wcq5hqyk (annexe 132) ; TASS, People of Donetsk, Lugansk Republics Chose Independence — Duma Speaker (11 mai 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/world/1449361 (annexe 66).
42 Nationalia, Donetsk, Luhansk offer to maintain links with Ukraine in exchange for recognition as republics (2 septembre 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.nationalia.info/new/10331/donetsk-luhansk-offer-to-maintain-links-with-ukraine-in-exchange-for-recognition-as-republ (annexe 69).
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qualifiant de « criminel »
43 le décret du président en exercice, Turchinov, qui avait ordonné l’« envoi des forces militaires ukrainiennes pour réprimer les manifestations ».
26. L’Ukraine, à son tour, a accusé la Fédération de Russie de s’être livrée à une « agression » et les manifestants dans le Donbass d’être des « terroristes »44. Les responsables ukrainiens ont pris l’habitude d’accuser constamment la Fédération de Russie d’agression et de continuer de recourir à la force militaire contre la RPD et la RPL — où vivent près de 4 millions de personnes45. Pour légitimer son emploi de la force, Kiev a cherché à faire passer la RPD et la RPL pour des « organisation[s] terroristes[s] », y compris devant la Cour dans une autre procédure46.
27. Afin d’éviter l’aggravation de la guerre civile en Ukraine, la Fédération de Russie, les États-Unis d’Amérique et l’Union européenne ont oeuvré à l’élaboration d’une déclaration commune sur la situation en Ukraine, qui a été signée le 17 avril 2014 à Genève47. Or, quinze jours plus tard, le président en exercice, Turchinov, a officiellement annoncé la poursuite de l’opération antiterroriste48 et, le 2 mai 2014, les forces armées ukrainiennes ont lancé une opération militaire de grande ampleur, forces aériennes à l’appui, contre la ville de Slavyansk49.
28. Toujours le 2 mai 2014, les radicaux de droite que Kiev a refusé de désarmer, contrairement à ce que prévoyait la déclaration commune de Genève, ont brûlé vifs 46 civils réclamant l’instauration d’un système fédéral en Ukraine, dans l’incendie qui a détruit le bâtiment syndical d’Odessa50. Le 9 mai 2014, des radicaux ont tué à Marioupol plusieurs personnes qui souhaitaient célébrer la Journée de la victoire en Ukraine (commémorant celle remportée sur les nazis
43 Conseil de sécurité, soixante-neuvième année, 7154e séance, 13 avril 2014, p. 3, 17, accessible à l’adresse suivante : https://digitallibrary.un.org/record/768584?ln=fr.
44 Ibid., p. 13.
45 Concept Note of Economic Development of Donetsk and Luhansk Oblasts, adopted by Decree of the Cabinet of Ministers of Ukraine No. 1660-p, 23 décembre 2020, p. 2, accessible à l’adresse suivante : https://www.minre.gov.ua/ sites/default/files/annex_2_-_concept_note_of_economic_development_of_donetsk_and_luhansk_1_1.pdf (annexe 5).
46 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), mémoire déposé par l’Ukraine, p. 128-129, par. 196.
47 Déclaration commune sur l’Ukraine, réf. no 140417/01, 17 avril 2014, accessible à l’adresse suivante : https://eeas.europa.eu/archives/docs/statements/docs/2014/140417_01_fr.pdf.
48 Address of the Acting President of Ukraine, Chairman of the Verkhovnaya Rada of Ukraine Alexander Turchinov to compatriots, 2 mai 2014, accessible à l’adresse suivante : https://www.rada.gov.ua/news/Povidomlennya/92195.html (annexe 17).
49 Unian, Full-fledged ATO in Slavyansk : Checkpoints Taken, Two Helicopters Shot Down, Fatalities (to be updated) (2 mai 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.unian.net/politics/913887-v-slavyanske-prohodit-polnomasshtabnaya-ato-blokpostyi-vzyatyi-sbityi-dva-vertoleta-est-pogibshie-obnovlyaetsya.html (annexe 87).
50 HCDH, Report on the Human Rights Situation in Ukraine, 15 mai 2014, p. 10, par. 36, accessible à l’adresse suivante : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Countries/UA/HRMMUReport15May2014.pdf. Voir également OSCE, Latest from the Special Monitoring Mission to Ukraine - Based on Information Received up until 02 May 2014, 19:00, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/ukraine-smm/118292 ; Russia Today, 39 People Die After Radicals Set Trade Unions House on Fire in Ukraine's Odessa (2 mai 2014), accessible à l’adresse suivante : https://www.rt.com/news/156480-odessa-fire-protesters-dead/ (annexe 88). Le Groupe consultatif international créé par le Secrétaire général du Conseil de l’Europe a conclu que, le 2 mai 2014, la police ukrainienne avait « déployé peu d’efforts, pour ne pas dire aucun, pour intervenir et faire cesser les violences », et qu’elle n’avait tenté d’empêcher la tragédie qui se déroulait dans le bâtiment syndical qu’après que 41 personnes eurent déjà trouvé la mort. Il a été reproché aux enquêtes sur les crimes menées par l’Ukraine d’être mal organisées, déficientes et insuffisantes. Voir Report of the International Advisory Panel on its Review of the Investigations into the Events in Odesa on 2 May 2014, 4 novembre 2015, p. 12, 14-15, 65-66, par. 20, 30, 286, 288, 291, 292, 294, accessible à l’adresse suivante : https://rm.coe.int/CoERM PublicCommonSearchServices/DisplayDCTMContent?documentId=090000168048610f.
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au cours de la Seconde Guerre mondiale). Autant de crimes qui demeurent impunis à ce jour
51. Nombre de personnalités influentes partisanes d’une solution pacifique pour le Donbass ont été attaquées ou tuées52. En octobre 2014, une loi de lustration a été adoptée, qui autorisait ouvertement les nouvelles autorités à réprimer toute opposition à leur politique53.
29. Les accords de Minsk, que les représentants de Kiev, de la RPD et de la RPL ont signé avec la participation de l’OSCE et de la Fédération de Russie, ont constitué une autre tentative appuyée par celle-ci d’instaurer la paix en Ukraine orientale. Ces accords ont été approuvés par l’OSCE et les dirigeants de ce qui a été appelé le « Format Normandie », qui comprenait l’Allemagne, la France, l’Ukraine et la Fédération de Russie. Cette dernière était aussi à l’origine de l’adoption de la résolution 2202 (2015) du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies qui a entériné les accords de Minsk54. Il était entendu que le processus de règlement prévu par cet instrument devait être mené à son terme avant la fin de l’année 201555.
30. Or, les autorités ukrainiennes ont ouvertement admis qu’elles n’avaient nullement l’intention de donner effet aux accords de Minsk56. Le président de l’Ukraine, Petr Poroshenko, a en
51 De plus amples informations sur la question sont données dans le film Ukraine on Fire, accessible à l’adresse suivante : https://watchdocumentaries.com/ukraine-on-fire/ (annexe 126).
52 Le 16 avril 2015, des tueurs masqués ont abattu le célèbre journaliste Oles Buzina. Voir BBC News, Ukraine Conflict : Pro-Russia Journalist Oles Buzyna Killed (16 avril 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-32337621 (annexe 89). Les enquêteurs n’ont pas identifié les auteurs de ce crime, qui est resté impuni. La veille, Oleg Kalashnikov, ancien membre du Parlement pour le parti des régions de Yanukovich, avait été tué à son domicile lors d’une attaque similaire. Voir NBC News, Pro-Russian Journalist Oles Buzina Shot Dead in Kiev, Ukraine (16 avril 2015), https://www.nbcnews.com/storyline/ukraine-crisis/pro-russian-journalist-oles-buzina-shot-dead-kiev-masked-gunmen-n342661 (annexe 90). Dans la nuit du 12 au 13 avril 2015, des tueurs ont assassiné Sergey Sukhobok, journaliste originaire de la région ukrainienne du Donbass. Voir The Interpreter, Ukrainian Journalist Sergei Sukhobok Murdered in Kiev (2015), accessible à l’adresse suivante : https://pressimus.com/Interpreter_Mag/ press/7937 (annexe 91). Le 20 juillet 2016, Pavel Sheremet, journaliste russe, biélorusse et ukrainien a été tué à Kiev par un groupe de nationalistes et anciens participants à l’opération antiterroriste à cause des déclarations modérées (pas même prorusses) concernant le Donbass qu’il avait faites à l’antenne de la station de radio Vesti. Des attaques ont été lancées contre les opposants aux nouvelles autorités de Maïdan. En mai 2014 ont eu lieu les élections présidentielles en Ukraine, mais les candidats de l’opposition ont été menacés et même agressés physiquement, de sorte que la région du Donbass n’y a pas participé.
53 Loi ukrainienne no 1682-VII relative à l’intégrité du gouvernement (loi de lustration), 16 septembre 2014, accessible en anglais à l’adresse suivante : https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-REF(2014)046-e (annexe 6) ; avis intérimaire no 788/2014 sur la loi relative à l’intégrité du gouvernement (loi de lustration) de l’Ukraine, adopté par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), 16 décembre 2014, p. 22-23, par. 101-105, accessible à l’adresse suivante : https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default. aspx?pdffile=CDL-AD(2014)044-f.
54 Euronews, UN Adopts Russian-drafted Resolution on Ukraine Crisis (17 février 2015), accessible à l’adresse suivante : https://www.euronews.com/2015/02/17/un-adopts-russian-drafted-resolution-on-ukraine-crisis (annexe 92).
55 Ensemble de mesures en vue de l’application des accords de Minsk, 12 février 2015, par. 9, accessible à l’adresse suivante : https://daccess-ods.un.org/access.nsf/Get?OpenAgent&DS=S/2015/117&Lang=F, « Rétablissement du contrôle total de la frontière d’État par le Gouvernement ukrainien dans l’ensemble de la zone du conflit, qui devra commencer le premier jour suivant les élections locales et s’achever après un règlement politique global (élections locales dans certaines zones des régions de Donetsk et de Louhansk sur la base de la législation ukrainienne et réforme constitutionnelle) d’ici à la fin de 2015, sous réserve de la mise en oeuvre du paragraphe 11 en consultation et en accord avec les représentants de certaines zones des régions de Donetsk et de Louhansk dans le cadre du Groupe de contact tripartite. »
56 Le 20 octobre 2016, Stepan Poltorak, ministre ukrainien de la défense, a précisé que « tout accord avec l’agresseur ne va[lai]t pas même le papier sur lequel il était signé ». Voir Telegraf, Poltorak on Disengagement : Agreements with Aggressor are Worth Nothing (20 octobre 2016), accessible à l’adresse suivante : https://telegraf.com.ua /ukraina/politika/2917869-poltorak-o-razvedenii-dogovorennosti-s-agressorom-nichego-ne-stoyat.html (annexe 93). Le 10 juillet 2020, Alexei Reznikov, vice-premier ministre ukrainien, a dit que les accords de Minsk n’étaient pas « gravés dans le marbre » et qu’ils contenaient « beaucoup de choses qui ne fonctionn[ai]ent plus ». Voir Ukrinform, Reznikov : Only Normandy Four Leaders Can Change Minsk Agreements (11 juillet 2020), accessible à l’adresse suivante : https://www.ukrinform.net/rubric-polytics/3061245-reznikov-only-normandy-four-leaders-can-change-minsk-agreements.html (annexe 94).
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particulier déclaré à maintes reprises que ceux-ci donnaient au pays le temps de se préparer militairement, et il les a également décrits comme un instrument dont dépendaient les sanctions contre la Fédération de Russie
57.
31. Selon les accords de Minsk, Kiev aurait dû s’employer à rechercher avec la RPD et la RPL un consensus sur les modalités de la tenue d’élections locales et sur les caractéristiques du statut de certaines zones des régions de Donetsk et de Louhansk58. Elle n’a toutefois jamais engagé ce dialogue. Le chef de la RPD, Alexander Zakharchenko, qui était l’un des signataires des accords de Minsk, a été victime d’un assassinat ciblé le 31 août 201859. Le 7 février 2022, le ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmitry Kuleba, a déclaré qu’il n’y aurait « aucune négociation avec les militants »60. Durant toute cette période, la Fédération de Russie, en tant que médiatrice, a constamment appelé à un dialogue pacifique entre l’Ukraine, la RPD et la RPL61.
32. Il importe de noter que l’emploi de la force par Kiev contre le Donbass et son refus d’engager un dialogue allaient à l’encontre de la volonté du peuple ukrainien. En juillet 2018, le journal ukrainien Government Courier (Uryadovy kuryer) a publié les résultats d’une enquête sur l’avenir du Donbass qui avait été menée dans tout le pays. Seuls 17 % des Ukrainiens s’étaient déclarés favorables à l’emploi de la force militaire aux fins de la prise de contrôle de la région sud-est. En revanche, 70 % des personnes ayant répondu jugeaient possible de parvenir à un compromis politique avec la RPD et la RPL62.
33. Le paragraphe 4 des accords de Minsk prescrivait à Kiev d’adopter promptement, au plus tard 30 jours après leur signature et par la voie parlementaire, une résolution précisant la zone du Donbass qui bénéficierait d’un régime spécial ; il lui imposait également d’adopter une loi concernant le statut spécial de ces régions63. Le 16 septembre 2014, le Parlement ukrainien a officiellement adopté une loi intitulée « Sur la procédure spéciale pour l’autonomie locale dans
57 Ukrinform, Poroshenko Says Minsk Agreements Partially Fulfilled Their Goal (13 décembre 2019), accessible à l’adresse suivante : https://www.ukrinform.net/rubric-polytics/2837640-poroshenko-says-minsk-agreements-partially-fulfilled-their-goal.html (annexe 95) ; Russia Today, Minsk Deal Was Used to Buy Time – Ukraine's Poroshenko (17 juin 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.rt.com/russia/557307-poroshenko-comments-minsk-agreement/ (annexe 96).
58 Ensemble de mesures en vue de l’application des Accords de Minsk, 12 février 2015, par. 4, accessible à l’adresse suivante : https://daccess-ods.un.org/access.nsf/Get?OpenAgent&DS=S/2015/117&Lang=F.
59 The Guardian, Rebel Leader Alexander Zakharchenko Killed in Explosion in Ukraine (31 août 2018), accessible à l’adresse suivante : https://www.theguardian.com/world/2018/aug/31/rebel-leader-alexander-zakharchenko-killed-in-explosion-in-ukraine (annexe 97) ; Deutsche Welle, Alexander Zakharchenko : The Latest Ukrainian Rebel Leader to Face an Abrupt Death (2 septembre 2018), accessible à l’adresse suivante : https://www.dw.com/en/alexander-zakharchenko-the-latest-ukrainian-rebel-leader-to-face-an-abrupt-death/a-45323653 (annexe 98).
60 European Pravda, No Pressure over Concessions : Kuleba on Negotiations with Germany’s Foreign Minister (7 février 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.eurointegration.com.ua/rus/news/2022/02/7/7133666/ (annexe 99).
61 À titre d’exemple, le 18 février 2022, Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, a souligné pendant sa conférence de presse commune avec Alexander Lukashenko, président du Bélarus, que « Kiev ne se conform[ait] pas aux accords de Minsk et qu’elle [étai]t, en particulier, vivement opposée à un dialogue direct avec Donetsk et Lougansk. En substance, elle sabote les accords relatifs à la modification de la Constitution, au statut spécial du Donbass ... Tout ce que Kiev doit faire est s’assoir à la table des négociations avec les représentants du Donbass et s’entendre avec eux sur des mesures politiques, militaires, économiques et humanitaires pour mettre fin au conflit. » Voir The Kremlin, News conference following Russian-Belarusian talks (18 février 2022), accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67809 (annexe 18).
62 Uryadovy Kuryer, On the Future of Donbass in Terms of Numbers (21 juillet 2018), accessible à l’adresse suivante : https://ukurier.gov.ua/uk/articles/pro-majbutnye-donbasu-movoyu-cifr/ (annexe 100).
63 Ensemble de mesures en vue de l’application des Accords de Minsk, 12 février 2015, par. 4, accessible à l’adresse suivante : https://daccess-ods.un.org/access.nsf/Get?OpenAgent&DS=S/2015/117&Lang=F.
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certaines parties des régions de Donetsk et de Louhansk ». La validité de cette loi était toutefois limitée à un an, avec possibilité de prorogation, et l’effet en était restreint par son article 10, qui contenait un certain nombre de conditions incompatibles avec les accords de Minsk
64.
34. L’article 10 prévoyait notamment que le régime spécial d’autonomie ne serait ouvert qu’aux autorités locales élues lors des élections extraordinaires qui étaient prévues, ce qui était incompatible avec le premier volet du paragraphe 4 des accords de Minsk. Celui-ci prescrivait en effet que les modalités relatives à la tenue d’élections locales dans le Donbass devraient être négociées par voie de dialogue entre Kiev, Donetsk et Louhansk. Or, les représentants de Kiev se sont systématiquement abstenus d’engager un tel dialogue au sein du groupe de contact de Minsk formé au titre desdits accords. De plus, en 2020, Kiev a décidé d’exclure le Donbass du cadre politique de l’Ukraine en interdisant la tenue d’élections locales en RPD et en RPL, ainsi que dans 18 districts sous son contrôle65. Cette loi n’a donc jamais produit les effets prévus par les accords de Minsk.
35. En outre, le 18 janvier 2018, une loi relative aux « spécificités de la politique publique visant à garantir la souveraineté de l’État ukrainien sur les territoires temporairement occupés dans les régions de Donetsk et de Louhansk », également appelée « loi sur la réintégration du Donbass », a été adoptée, confirmant officiellement que l’opération antiterroriste revêtait un caractère militaire et excluant de fait toute possibilité de règlement politique dans le cadre des accords de Minsk66. Un certain nombre de lois restreignant davantage encore l’emploi de la langue russe ont suivi et pris effet, ce qui allait à l’encontre du paragraphe 11 desdits accords67.
36. L’aspect le plus flagrant de la non-application des accords de Minsk a été la violation constante de leur premier paragraphe — le cessez-le-feu immédiat et complet, dont la mission spéciale d’observation avait, au 21 juillet 2020, recensé plus de 1,5 million de violations68. La situation est devenue particulièrement alarmante à compter d’août 2021. Le 22 décembre 2021, une nouvelle tentative de mettre fin au conflit armé a été entreprise à la réunion du groupe de contact tripartite à Minsk, au cours de laquelle les parties avaient « exprimé leur forte détermination à se conformer pleinement aux mesures de renforcement de l’accord de cessez-le-feu du 22 juillet 2020 »69. Or, dès janvier 2022, le nombre quotidien de violations du cessez-le-feu marquées par l’utilisation d’armes lourdes avait doublé par rapport à la même période en 2021, tandis que le
64 Loi ukrainienne no 1680-VII relative à la procédure spéciale pour l’autonomie locale dans certaines parties des régions de Donetsk et de Louhansk, 16 septembre 2014, article 10, accessible à l’adresse suivante : https://zakon.rada.gov.ua/laws/show/1680-18#n5 (annexe 7).
65 Interfax-Ukraine, Rada Appoints Next Elections to Local Self-Govt Bodies for Oct 25 (15 juillet 2020), accessible à l’adresse suivante : https://en.interfax.com.ua/news/general/674837.html (annexe 101) ; O. Huss, Nations in Transit (2021) : Ukraine, Freedomhouse.org, accessible à l’adresse suivante : https://freedomhouse.org/country/ukraine/nations-transit/2021 (annexe 134). Voir également résolution de la Verkhovnaya Rada d’Ukraine n° 795-IX relative à la convocation d’élections locales régulières en 2020, 15 juillet 2020, accessible à l’adresse suivante : https://zakon.rada.gov.ua/laws/show/795-IX#Text (annexe 8).
66 Law of Ukraine No. 2268-VIII “On the Peculiarities of the State Policy on Ensuring Ukraine’s State Sovereignty Over Temporarily Occupied Territories in Donetsk and Lugansk Regions”, 18 janvier 2018, accessible à l’adresse suivante : https://zakon.rada.gov.ua/laws/show/2268-19#Text (annexe 9).
67 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), contre-mémoire déposé par la Fédération de Russie, p. 12-18, par. 41, 43-51.
68 OSCE Thematic Report “Impact of the Conflict on Educational Facilities and Children’s Access to Education in Eastern Ukraine”, juillet 2020, p. 8, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/files/f/documents/ 4/1/457690.pdf
69 Press Statement of Special Representative Kinnunen after the regular Meeting of Trilateral Contact Group on 22 December 2021, accessible à l’adresse suivante : https://www.osce.org/chairmanship/509006.
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nombre de victimes civiles avait lui aussi augmenté du fait des bombardements et des tirs d’armes de petit calibre.
D. Reconnaissance de la RPD et de la RPL, et opération militaire spéciale
37. Dans ce contexte, la Fédération de Russie a décidé, le 21 février 2022, de reconnaître la RPD et la RPL comme des États souverains indépendants. Les motifs de cette reconnaissance ont été expliqués comme suit dans les décrets présidentiels y afférents : « Prenant en considération la volonté du peuple de la République populaire de [Donetsk/Louhansk] ainsi que le refus de l’Ukraine de régler pacifiquement le conflit conformément aux accords de Minsk… »70
38. Le même jour, le président de la Fédération de Russie a fait une déclaration relative à la reconnaissance de la RPD et la RPL, soulignant que Kiev avait rejeté les accords de Minsk :
« [L]es élites dirigeantes de Kiev ne cessent de proclamer qu’elles ne sont pas disposées à mettre en oeuvre l’ensemble de mesures en vue de l’application des accords de Minsk (ci-après les “accords de Minsk”) pour régler le conflit et qu’elles ne sont pas intéressées par une solution pacifique. Au contraire, elles tentent d’orchestrer une guerre éclair dans le Donbass, comme ce fut le cas en 2014 et 2015. »71
39. Le président a en outre souligné que le Donbass essuyait toujours les attaques des forces armées ukrainiennes :
« Il ne se passe pas un seul jour sans que des communautés du Donbass ne soient pilonnées. Les importantes forces militaires récemment formées font usage de drones d’attaque, de matériel lourd, de missiles, d’artillerie et de lance-roquettes multiples. Le meurtre de civils, le blocus, les mauvais traitements infligés à la population, y compris aux enfants, aux femmes et aux personnes âgées, se poursuivent sans relâche.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La Russie a tout fait pour préserver l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Toutes ces années, elle a oeuvré avec constance et patience à la mise en application de la résolution 2202 adoptée le 17 février 2015 par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, qui renforce les accords de Minsk du 12 février 2015, pour régler la situation dans le Donbass. »72
70 The Kremlin, Signing documents on recognition of the Donetsk and Lugansk Peoples Republics, 21 février 2022, accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67829 (annexe 19) ; Décret du président de la Fédération de Russie sur la reconnaissance de la République populaire de Donetsk, 21 février 2022, accessible à l’adresse suivante : http://publication.pravo.gov.ru/Document/View/0001202202220002 (annexe 10) ; Décret du président de la Fédération de Russie sur la reconnaissance de la République populaire de Lougansk, 21 février 2022, accessible à l’adresse suivante : http://publication.pravo.gov.ru/Document/View/0001202202220001 (annexe 11).
71 Allocution prononcée le 21 février 2022 par le président de la Fédération de Russie, accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67828 (annexe 20).
72 Ibid.
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40. Il a également été précisé que l’instabilité en Ukraine s’était fortement aggravée en raison des livraisons d’armes de pays occidentaux ainsi que des exercices militaires que l’OTAN menait régulièrement sur le territoire ukrainien73.
41. À cet égard, le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation des Nations Unies a relevé ce qui suit :
« Après l’échec des aventures militaires ukrainiennes face à la détermination des populations des régions du Donbass et de Lougansk à défendre leurs terres, les Accords de Minsk ont été signés et un ensemble de mesures en vue de leur application ont été adoptées. L’espoir de la paix et de la retenue de la part des autorités de Maïdan, échaudées par leur désir de noyer Donetsk et Lougansk dans le sang, est revenu. L’espoir était même très grand après l’élection d’un nouveau Président ukrainien en 2019, qui avait promis d’instaurer [enfin] la paix dans la région du Donbass.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
[Non seulement] Kiev est rapidement revenue à ses discours belliqueux et a continué à bombarder des civils pacifiques, mais [elle] a également tout fait pour saboter et finalement détruire les Accords de Minsk. Le plus important ici est le refus obstiné de Kiev de dialoguer directement avec les représentants de Donetsk et de Lougansk, alors que cette exigence est un élément central et structurel de l’ensemble de mesures.
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Le week-end dernier a vu une forte augmentation de l’intensité des bombardements ukrainiens sur les zones résidentielles de la République populaire de Lougansk et de la République populaire de Donetsk. Environ 1 600 obus auraient été tirés et des civils auraient été tués. Plusieurs groupes subversifs se sont infiltrés sur le territoire des Républiques, et ont saboté ou essayé de saboter des infrastructures critiques. Comme je l’ai dit, il y a eu des victimes civiles, et une mobilisation générale a été annoncée dans la République populaire de Lougansk et la République populaire de Donetsk.
Des réfugiés ont afflué en Russie — et non en Ukraine — ces derniers jours, dont le nombre s’élève à environ 70 000 femmes, personnes âgées et enfants. La Russie les a accueillis et leur a donné refuge et assistance. Des villes proches de la zone frontalière sur le territoire russe ont [même] été bombardées. Il est donc devenu évident que la région du Donbass est sur le point de connaître une nouvelle aventure militaire ukrainienne, comme ce fut déjà le cas en 2014 et 2015. Nous ne pouvons pas permettre que cela se produise. »74
73 Ibid. : « De toute évidence, ces manoeuvres servent de couverture à un renforcement rapide du groupe militaire de l’OTAN sur le territoire ukrainien. Cela est d’autant plus vrai depuis que le réseau d’aérodromes modernisé avec l’aide des États-Unis d’Amérique à Borispol, Ivano-Frankovsk, Chuguyev et Odessa, pour ne citer que quelques lieux, est à même d’assurer le transfert d’unités militaires en très peu de temps. L’espace aérien ukrainien est ouvert aux vols d’aéronefs et de drones stratégiques et de reconnaissance américains qui surveillent le territoire russe. J’ajouterais que le centre d’opérations maritimes construit par les États-Unis à Ochakov permet de soutenir les activités de navires de guerre de l’OTAN, notamment l’utilisation d’armes de précision, contre la flotte russe en mer Noire et nos infrastructures sur tout le littoral pontique. »
74 Conseil de sécurité, soixante-dix-septième année, 8970e séance, 21 février 2022, p. 13, accessible à l’adresse suivante : https://undocs.org/Home/Mobile?FinalSymbol=S%2FPV.8970&Language=E&DeviceType=Desktop&LangRe quested=False.
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42. Le 22 février 2022, la Fédération de Russie a conclu des traités d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle avec la RPD et la RPL (ci-après les « traités d’amitié »). Aux termes de ces instruments,
« Article 3
Les Parties contractantes coopèrent étroitement entre elles pour défendre la souveraineté, l’intégrité territoriale et la sécurité de la Fédération de Russie et de la République populaire de Donetsk. Elles se consultent sans retard chaque fois que l’une d’elles estime qu’elle est menacée d’une attaque, afin d’assurer leur défense commune et de maintenir la paix et leur sécurité mutuelle. Ces consultations permettent de déterminer s’il est nécessaire qu’une Partie contractante prête assistance à l’autre — et, dans l’affirmative, la forme et l’étendue de cette assistance — pour l’aider à éliminer la menace qui s’est fait jour. »75
« Article 4
Les Parties contractantes prennent conjointement toutes les mesures en leur pouvoir pour éliminer toute menace contre la paix ou toute rupture de la paix et pour contrecarrer les actes d’agression commis par tout État ou groupe d’États, et se prêtent toute l’assistance requise, y compris militaire, dans l’exercice de leur droit de légitime défense, individuelle ou collective, conformément à l’article 51 de la Charte des Nations Unies. »76
43. Le 22 février 2022, la RPD et la RPL ont présenté à la Fédération de Russie une demande formelle d’assistance militaire au titre des articles 3 et 4 des traités d’amitié.
44. Le 24 février 2022, le président de la Fédération de Russie a annoncé le lancement d’une opération militaire spéciale dont il a expliqué comme suit le fondement juridique :
« Les républiques populaires du Donbass ont appelé la Russie à l’aide.
Dans ce contexte, en application de l’article 51 (chapitre VII) de la Charte des Nations Unies, avec l’aval du Conseil de la Fédération de Russie et conformément aux traités d’amitié et d’entraide conclus avec les Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk et ratifiés par l’Assemblée fédérale le 22 février, j’ai pris la décision de mener une opération militaire spéciale. »77
45. À cette occasion, le président a également rappelé la menace croissance que présentait l’élargissement de l’OTAN au territoire de l’Ukraine et l’absence de perspective d’un quelconque accord avec cette organisation :
« Le fait est que, ces 30 dernières années, nous nous sommes efforcés avec patience de parvenir avec les principaux pays membres de l’OTAN à un accord relatif
75 Article 3 du traité d’amitié, de coopération et d’entraide entre la Fédération de Russie et la République populaire de Donetsk, 21 février 2022, accessible en russe à l’adresse suivante : http://publication.pravo.gov.ru/Document/View/ 0001202202280001 (annexe 12). Une disposition similaire figure dans le traité d’amitié, de coopération et d’entraide conclu avec la RPL, 21 février 2022, accessible en russe à l’adresse suivante : http://publication.pravo.gov.ru/Document/ View/0001202202280002 (annexe 13).
76 Ibid., article 4.
77 Allocution prononcée le 24 février 2022 par le président de la Fédération de Russie, accessible à l’adresse suivante : http://en.kremlin.ru/events/president/news/67843 (annexe 21).
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aux principes d’une sécurité égale et indivisible en Europe. Nos propositions se sont invariablement heurtées soit à des duperies et des mensonges cyniques, soit à des tentatives de pression et de chantage, tandis que l’Alliance de l’Atlantique Nord, faisant fi de nos protestations et préoccupations, n’a cessé de s’étendre. La machine de guerre est en marche et, je le répète, elle se rapproche de notre frontière.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
D’ores et déjà, alors que l’OTAN s’étend vers l’est, la situation de la Fédération de Russie empire et devient au fil des ans toujours plus dangereuse. En outre, ces derniers jours, les dirigeants de l’OTAN ont dit sans ambages qu’il leur fallait accélérer et intensifier leurs efforts pour rapprocher les infrastructures de l’Alliance des frontières de la Fédération de Russie. En d’autres termes, ils durcissent leur position.
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La poursuite de l’expansion des infrastructures de l’Alliance de l’Atlantique Nord comme les efforts en cours visant à s’implanter militairement sur le territoire de l’Ukraine nous sont inacceptables.
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Malgré tout cela, en décembre 2021, nous avons une nouvelle fois tenté de trouver un accord avec les États-Unis d’Amérique et leurs alliés sur les principes de la sécurité en Europe et sur le non-élargissement de l’OTAN. Nos efforts ont été vains. Les États-Unis n’ont pas modifié leur position. Ils ne jugent pas nécessaire de s’accorder avec la Fédération de Russie sur cette question qui est pour nous essentielle ; ils poursuivent leurs propres objectifs en dédaignant nos intérêts. »78
46. Le 23 février 2022 (heure de New York), le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation des Nations Unies a décrit comme suit, dans un discours prononcé devant le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, la situation dans le Donbass et le fondement juridique de l’opération militaire spéciale :
« Je peux seulement déclarer avec regret que, finalement, nos messages à Kiev sur la nécessité de mettre fin aux provocations contre les Républiques populaires de Lougansk et de Donetsk n’ont pas été entendus.
Il semble que nos collègues ukrainiens, qui ont récemment été armés et encouragés par certains États, sont toujours dans l’illusion ... qu’avec la bénédiction de leurs parrains occidentaux ... ils peuvent parvenir à une solution militaire au problème du Donbass. Sinon, il est difficile d’expliquer l’intensification des bombardements et des actes de sabotage sur le territoire des Républiques.
Au cours des dernières 24 heures, la Mission spéciale d’observation de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe a enregistré près de 2 000 violations du cessez-le-feu, dont près de 1 500 explosions. Les habitants de Donetsk et de Lougansk sont toujours contraints de chercher refuge dans des sous-sols. L’afflux de réfugiés en Russie se poursuit. Bref, la nature des provocations des forces armées ukrainiennes n’a pas changé. Les membres préfèrent en faire abstraction et
78 Ibid.
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répéter les fables ukrainiennes selon lesquelles les habitants de Donetsk se bombardent eux-mêmes.
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[L]es dirigeants des Républiques populaires de Lougansk et de Donetsk se sont tournés vers nous pour nous demander une aide militaire conformément aux accords bilatéraux de coopération qui ont été signés au moment de la reconnaissance de ces deux républiques. C’est une étape logique qui découle des agissements du régime ukrainien.
[Au cours de] la présente séance, le président russe Vladimir Poutine a prononcé un discours dans lequel il a déclaré avoir décidé de lancer une opération militaire spéciale dans le Donbass…
Cette décision a été prise conformément à l’article 51 de la Charte des Nations Unies et autorisée par le Conseil de la Fédération de Russie en application du traité d’amitié et d’entraide signé avec les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk. »79
47. Le 24 février 2022, le représentant permanent de la Fédération de Russie a également communiqué le fondement juridique de l’opération militaire au Secrétaire général et au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies par une notification en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations Unies. La lettre adressée au Secrétaire général, qu’il lui était demandé de distribuer comme document du Conseil de sécurité, comprenait « le texte de l’allocution adressée aux citoyens russes par le Président de la Fédération de Russie, [S. Exc. M.] Vladimir Poutine, les informant des mesures prises en application de l’Article 51 de la Charte des Nations Unies dans l’exercice du droit de légitime défense ».
48. Le 7 mars 2022, la Fédération de Russie a réaffirmé dans une lettre adressée à la Cour que
« [l]’opération militaire spéciale menée par la Russie sur le territoire ukrainien [étai]t fondée sur l’article 51 de la Charte des Nations Unies et sur le droit international coutumier. Le fondement juridique de cette opération a été communiqué le 24 février 2022 au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies et au Conseil de sécurité par le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation, sous la forme d’une notification en vertu de l’article 51 de la Charte [des Nations Unies].
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La reconnaissance des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk est un acte politique souverain de la Fédération de Russie. Elle relève du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes consacré par la Charte et par le droit international coutumier, comme l’ont rappelé, dans leurs déclarations, le président de la Fédération de Russie et le représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de l’Organisation des Nations Unies, se référant plus particulièrement à cet égard au principe de l’autodétermination tel que reflété dans la déclaration de 1970 relative aux principes du
79 Conseil de sécurité, soixante-dix-septième année, 8974e séance, 23 février 2022, p. 13, accessible à l’adresse suivante : https://digitallibrary.un.org/record/3959147?ln=fr.
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droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations Unies. »
80 [Les italiques sont de nous.]
49. Il ne saurait donc y avoir aucun doute en ce qui concerne le fondement juridique des décisions et mesures prises par la Fédération de Russie.
50. Dans son mémoire, l’Ukraine admet que « la Fédération de Russie a invoqué l’article 51 de la Charte des Nations Unies pour justifier son emploi de la force »81. Elle conclut également que cette invocation a été déclenchée par l’exercice par la Fédération de Russie de la légitime défense collective avec la RPD et la RPL : « le président Poutine ... a fait référence à l’article 51 après avoir déclaré que « [l]es républiques populaires du Donbass [avaie]nt appelé la Fédération de Russie à l’aide. »82
51. L’Ukraine expose ensuite ses propres vues relatives à l’interprétation de l’article 51 de la Charte des Nations Unies83. Cela fait clairement ressortir le véritable objet de sa demande, qui n’a rien à voir avec la convention sur le génocide. Aux chapitres suivants, la Fédération de Russie démontrera que cette question échappe à la compétence de la Cour.
52. Compte tenu de ce qui précède, la Fédération de Russie ne se livrera pas à un examen de l’article 51 de la Charte des Nations Unies84. Il suffit de dire, comme l’a clairement conclu la Cour, que, « selon le libellé de l’article 51 de la Charte des Nations Unies, le droit naturel (ou “droit inhérent”) que tout État possède dans l’éventualité d’une agression armée s’entend de la légitime défense, aussi bien collective qu’individuelle»85. Il est bien connu que le caractère inhérent du droit de légitime défense « signifie que, contrairement à ce que le libellé de l’article 51 pourrait faire penser, [ce droit] est également conféré aux États autres que les États membres de l’ONU, et que les États membres de l’ONU peuvent prêter assistance à un État non membre victime d’une attaque armée »86.
E. L’Ukraine a répondu en continuant d’attaquer des civils dans le Donbass et ailleurs
53. À l’heure actuelle, la Fédération de Russie est le pays qui accueille le plus grand nombre de réfugiés ukrainiens dans le monde87.
80 Lettre en date du 7 mars 2022 de l’ambassadeur de la Fédération de Russie auprès du Royaume des Pays-Bas (ci-après la « lettre en date du 7 mars 2022 »), p. 4-5, par. 15, 17.
81 Mémoire, par. 129.
82 Ibid.
83 Ibid.
84 Ibid.
85 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui‑ci (Nicaragua c. États‑Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 102, par. 193.
86 B. Simma, H. Mosler et al. (dir. publ.), The Charter of the United Nations : A Commentary, (OUP, 1994), p. 666.
87 Operational Data Portal, Ukraine Refugee Situation, accessible à l’adresse suivante : https://data.unhcr.org /en/situations/ukraine.
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54. Tout en reprochant à la Fédération de Russie de s’être livrée à une « agression »88, les dirigeants ukrainiens se sont, dans un premier temps, déclarés prêts à négocier une solution diplomatique au conflit en cours89. Peu après, l’Ukraine s’est toutefois rétractée, précisant qu’elle entendait « l’emporter sur le champ de bataille »90.
55. Jusqu’à ce jour, Kiev continue de prendre pour cible des civils dans les territoires de la RPD et de la RPL. Ainsi, le 14 mars 2022, les forces armées ukrainiennes ont tiré du territoire contrôlé par Kiev un missile tactique « Tochka-U » doté d’une ogive à fragmentation sur un immeuble collectif du centre de Donetsk, tuant 23 civils et en blessant 37 autres91. Le 8 avril 2022, l’armée ukrainienne a procédé à une frappe aérienne aux « Tochka-U » de la zone de Dobropol’e (située à 45 kilomètres au sud-ouest de Kramatorsk) contre le terminal ferroviaire de Kramatorsk, faisant 50 morts, dont cinq enfants, et au moins 98 blessés92. Le 19 septembre 2022, les forces armées ukrainiennes ont bombardé le district de Kuybyshevsky à Donetsk, tuant 13 personnes93. Le 22 septembre 2022, elles ont pris pour cible le marché central de cette même ville, ce qui a coûté la vie à 6 personnes94.
56. Kiev a également lancé des opérations clandestines visant des civils sur le territoire de la Fédération de Russie, ainsi que sur les territoires de la RPD et de la RPL et dans d’autres régions. Un exemple odieux en est l’assassinat d’une jeune journaliste et militante, Daria Dugina, qui a péri dans l’explosion d’une voiture dans la région de Moscou le 20 août 202295. Les services secrets ukrainiens ont assassiné, ou tenté d’assassiner, nombre d’administrateurs locaux des régions de Kharkov, Kherson et Zaporijia96.
88 Speech by the President of Ukraine at the 58th Munich Security Conference, 19 février 2022, accessible à l’adresse suivante : www.president.gov.ua/en/news/vistup-prezidenta-ukrayini-na-58-j-myunhenskij-konferenciyi-72997 (annexe 22).
89Address by the President of Ukraine, 25 février 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.president.gov.ua/en/news/zvernennya-prezidenta-ukrayini-73165 (annexe 23).
90 RBC Ukraine, Zelensky on War in Ukraine : We Will Win on the Battlefield and then End It at the Negotiations Table (21 avril 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.rbc.ua/rus/news/zelenskiy-voyne-ukraine-pobeda-budet-boyu-1653119307.html (annexe 102).
91 Euronews, Shelling of Donetsk : Dozens of Casualties and Wounded (14 mars 2022), accessible à l’adresse suivante : https://ru.euronews.com/2022/03/14/ukraine-topstory-monday-update (annexe 103) ; Statement by the Ministry of Defence of the Russian Federation, 14 mars 2022, accessible à l’adresse suivante : https://eng.mil.ru/en/news_page/ country/more.htm?id=12412962@egNews (annexe 24).
92 Statement by the Ministry of Defence of the Russian Federation, 8 avril 2022, accessible à l’adresse suivante : https://eng.mil.ru/en/news_page/country/more.htm?id=12416625@egNews (annexe 25).
93 BBC News, Deadly Donetsk Blasts Hit Separatist-Run City in Ukraine (19 septembre 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-62952641 (annexe 104) ; TeleSur, Ukrainian Shelling of Donetsk Leaves 13 Dead (19 septembre 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.telesurenglish.net/news/ Ukrainian-Shelling-of-Donetsk-Leaves-13-Dead-20220919-0006.html (annexe 105) ; CGTN, At Least 13 Killed by Shelling in Donetsk City (19 septembre 2022), accessible à l’adresse suivante : https://news.cgtn.com/news/2022-09-19/At-least-13-killed-by-shelling-in-Donetsk-city-1dsrfV3LPqg/index.html (annexe 106).
94 Report of the Donetsk Office in the Joint Center for Coordination and Control, 22 septembre 2022, accessible à l’adresse suivante : https://dnr-sckk.ru/25934-2/ (annexe 26) ; Statement by the Ministry of Defence of the Russian Federation, 8 avril 2022, accessible à l’adresse suivante : https://eng.mil.ru/en/news_page/country/more.htm? id=12416625@egNews (annexe 25).
95 TASS, FSS Solves the Murder of Dugina (22 août 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.ru/proisshestviya/15531419 (annexe 107).
96 Le 11 juillet 2022, Yevgeniy Yunakov, chef de la Velikiy Burluk (administration municipale) de la région de Kharkov, a perdu la vie après la détonation d’un engin explosif placé sous sa voiture. Voir TASS, Official in Kharkov Region Killed in Car Explosion — Authorities (11 juillet 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/politics/ 1478349 (annexe 108).
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57. L’Ukraine a également attaqué de manière aveugle et continue les infrastructures civiles de la Fédération de Russie elle-même, comme le montrent les quelques exemples suivants :
a) En avril 2022, les hélicoptères des forces armées ukrainiennes ont pénétré dans l’espace aérien russe à la faveur de la nuit et détruit un dépôt de carburant qui appartenait à la société Rosneft Oil Company et alimentait une chaîne de stations-service dans la région de Belgorod97.
b) En mai 2022, l’Ukraine a pilonné le village de Solokhi, dans la région de Belgorod, tuant un jeune homme de 18 ans et blessant sept autres civils98.
c) En juin 2022, l’Ukraine a bombardé un pont et une raffinerie de sucre dans la région de Koursk99.
d) Le même mois, l’Ukraine a pilonné plusieurs villages dans la région russe de Bryansk, blessant des civils et causant de graves dommages à l’infrastructure civile100.
e) En juillet 2022, l’Ukraine a bombardé la ville de Belgorod, tuant nombre de civils et endommageant des dizaines de maisons d’habitation101.
58. Enfin, dans son mémoire, l’Ukraine formule plusieurs allégations non étayées contre les forces armées de la Fédération de Russie. Même si cette dernière les a niées, ces accusations n’ont aucune pertinence aux fins de la présente procédure, et ce n’est pas dans les exceptions préliminaires
Le 20 août 2022, un engin explosif improvisé a sauté près de l’entrée du zoo municipal de Marioupol au moment de l’arrivée de Konstantin Ivaschenko, maire de cette ville. Voir TASS, Mariupol Mayor Unhurt After Assassination Attempt – Source in Mayor’s Office (20 août 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/world/1496271 (annexe 109) ; UrduPoint, Assasination Attempt on Mariupol Mayor Results in No Injuries, Casualties (21 août 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.urdupoint.com/en/world/assasination-attempt-on-mariupol-mayor-result-1549986.html (annexe 110).
Le 24 août 2022, Ivan Sushko, chef de la Mikhaylovka (administration municipale) de la région de Zaporozhye, a perdu la vie après la détonation d’un engin explosif placé sous sa voiture. Voir The Moscow Times, Russia-Installed Official in Ukraine Killed in Car Bombing (24 août 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.themoscowtimes.com/ 2022/08/24/russia-installed-official-in-ukraine-killed-in-car-bombing-a78643 (annexe 111).
Le 23 août 2022, des saboteurs ukrainiens ont tenté de tuer Igor Telegin, chef adjoint de l’administration militaire et civile de la région de Kherson, au moyen d’un engin explosif placé à proximité de son domicile. Voir Teller Report, In the Kherson Region Reported an Attempt on the Deputy Head of the Department Telegin (23 août 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.tellerreport.com/news/2022-08-23-in-the-kherson-region-reported-an-attempt-on-the-deputy-head-of-the-department-telegin.rJWdS3Xzkj.html (annexe 112).
97 Forbes, In Night Raid, Choppers Blow Up Fuel Depot On Russian Soil Near Ukraine (1er avril 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.forbes.com/sites/sebastienroblin/2022/04/01/in-night-raid-choppers-blow-up-fuel-depot-on-russian-soil-near-ukraine/?sh=31b3d2d84ca1 (annexe 113).
98 Al-Jazeera, Ukraine Accused of Deadly Cross-Border Attack on Russian Village (12 mai 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.aljazeera.com/news/2022/5/12/ukraine-accused-of-deadly-cross-border-attack-on-russian-village (annexe 114).
99 The Moscow Times, Cross-Border Shelling Damages Russian Bridge, Refinery (6 juin 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.themoscowtimes.com/2022/06/06/cross-border-shelling-damages-russian-bridge-refinery-a77899 (annexe 115).
100 TASS, Ukrainian Army Shells Settlement in Russia’s Bryansk Region, No Casualties Reported (5 juillet 2022), accessible à l’adresse suivante : https://tass.com/emergencies/1475685 (annexe 116).
101 BBC News, Belgorod : Fear and Denial in Russian City Hit by Shells (4 juillet 2022), accessible à l’adresse suivante : https://www.bbc.com/news/world-europe-62042455 (annexe 117).
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qu’il convient de les traiter au fond. Les éléments en question figurent sur le site Internet du ministère russe des affaires étrangères
102.
102 Statement by the Russian Federation on the false allegations against the Russian Federation made by Ukraine to cover-up its own violations of international law and military crimes against civilian population of Donbass as well as Kharkov, Kherson and Zaporozhye regions, 27 septembre 2022, accessible à l’adresse suivante : https://mid.ru/en/foreign_ policy/news/themes/id/1831500/.
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III. PREMIÈRE EXCEPTION PRÉLIMINAIRE : ABSENCE DE DIFFÉREND RELEVANT DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
59. Conformément au paragraphe 1 de l’article 38 du Statut de la Cour internationale de justice (ci-après le « Statut »), l’existence d’un différend juridique est une condition préalable pour que la Cour puisse se déclarer compétente pour connaître des demandes qui lui sont présentées. Comme la Cour l’a dit dans les affaires des Essais nucléaires, « l’existence d’un différend est donc la condition première de l’exercice de sa fonction judiciaire »103.
60. C’est à l’Ukraine qu’il appartient de prouver l’existence d’un différend :
« Bien que la question de savoir si [la Cour] a compétence soit une question juridique qui demande à être tranchée par elle, il appartient au demandeur de démontrer les faits étayant sa thèse relative à l’existence d’un différend (Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras)), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1988, p. 75, par. 16) »104.
61. Dans son mémoire, l’Ukraine ne traite que de façon superficielle et sommaire la question de l’existence d’un différend l’opposant à la Fédération de Russie au regard de la convention sur le génocide. Elle se contente de renvoyer à la définition du différend qui est donnée dans l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine et cite une poignée de déclarations prononcées en diverses occasions par des responsables russes et ukrainiens occupant dans divers domaines des postes plus ou moins élevés, dans lesquelles il est parfois question de génocide dans un contexte politique plus large. Cela ne peut suffire à prouver l’existence d’un différend portant sur la responsabilité de la Fédération de Russie à raison de manquements allégués à un certain nombre d’obligations découlant de la convention sur le génocide, surtout si l’on se fie à l’interprétation confuse et infondée que semble en donner l’Ukraine.
62. L’Ukraine occulte la jurisprudence bien connue de la Cour qui présente les critères à appliquer aux fins de l’appréciation de l’existence d’un différend. La Cour a récemment résumé ces critères en ces termes :
Premièrement, « pour qu’un différend existe, “[i]l faut démontrer que la réclamation de l’une des parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre” (Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 328). “[L]es points de vue des deux parties, quant à l’exécution ou à la non-exécution” de certaines obligations internationales, “[doivent être] nettement opposés”. (Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 26, par. 50, citant Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 74.) »105. [Les italiques sont de nous.]
Deuxièmement, « un différend existe lorsqu’il est démontré, sur la base des éléments de preuve, que le défendeur avait connaissance, ou ne pouvait pas ne pas avoir
103Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 270 et 271, par. 55 ; Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 476, par. 58.
104 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016, p. 851 et 852, par. 44.
105 Ibid., par. 37.
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connaissance, de ce que ses vues se heurtaient à l’“opposition manifeste” du demandeur (Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 26, par. 73 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 8[4], par. 30). Lorsqu’il est dit, au paragraphe 1 de l’article 38 du Statut de la Cour, que la mission de celle-ci est de “régler conformément au droit international les différends qui lui sont soumis”, ce sont en effet bien des différends existant à la date de leur soumission qui sont visés »
106. [Les italiques sont de nous.]
Troisièmement, « [e]n principe, la date à laquelle doit être appréciée l’existence d’un différend est celle du dépôt de la requête (Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 27, par. 52 ; Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. »107 [Les italiques sont de nous.]
Quatrièmement, « [à] cette fin, [la Cour] tient notamment compte de l’ensemble des déclarations ou documents échangés entre les parties (Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 443-445, par. 50-55), ainsi que des échanges qui ont eu lieu dans des enceintes multilatérales (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 94, par. 51, p. 95, par. 53). Ce faisant, elle accorde une attention particulière “aux auteurs des déclarations ou documents, aux personnes auxquelles ils étaient destinés ou qui en ont effectivement eu connaissance et à leur contenu” (ibid., p. 100, par. 63) »108. [Les italiques sont de nous.]
63. L’article IX de la convention sur le génocide étant la seule base de compétence de la Cour invoquée par l’Ukraine, il doit être démontré que la Fédération de Russie et l’Ukraine ont des « points de vue … [qui] sont nettement opposés » non seulement « quant à l’exécution ou à la non-exécution de certaines obligations découlant des traités », mais aussi quant aux obligations spécifiques imposées par la convention. En d’autres termes, l’Ukraine doit démontrer que les demandes dont elle a saisi la Cour sur la base de la convention se sont heurtées à l’opposition manifeste de la Fédération de Russie avant l’introduction de la présente instance.
64. Comme elle l’a dit dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force,
« la Cour ne peut se borner à constater que l’une des parties soutient que la convention s’applique alors que l’autre le nie ; … au cas particulier, elle doit rechercher si les violations de la convention alléguées par la Yougoslavie sont susceptibles d’entrer dans les prévisions de cet instrument et si, par suite, le différend est de ceux dont la Cour
106 Ibid., p. 850, par. 41.
107 Ibid., p. 851, par. 42.
108 Ibid., p. 849 et 850, par. 39.
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pourrait avoir compétence pour connaître ratione materiae par application de l’article IX.
109 » [Les italiques sont de nous.]
65. Qui plus est, conformément à la jurisprudence de la Cour, les échanges précédents entre les parties doivent avoir été suffisamment précis et faits de telle manière que celles-ci avaient connaissance, ou ne pouvaient pas ne pas avoir connaissance, qu’elles avaient des vues nettement opposées quant à leurs obligations spécifiques au titre de la convention, qui sont l’objet de la demande portée par l’Ukraine devant la Cour.
66. S’agissant du critère relatif à la connaissance préalable, le juge Cançado Trindade avait présenté l’analyse suivante :
« [la Cour] … a en pratique posé des conditions … qui reviennent en fait à exiger de l’État demandeur qu’il formule sa prétention juridique, qu’il la dirige spécifiquement contre l’État ou les États qu’il projette d’attraire devant la Cour, et qu’il précise en quoi consiste le comportement qu’il allègue lui avoir causé un préjudice. Tous ces éléments sont compris dans la condition de “connaissance” préalable posée par la majorité110. »
67. En particulier, dans l’affaire des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), la Cour est parvenue à la conclusion que même une déclaration portant sur l’objet du différend allégué, prononcée par un ministre des affaires étrangères devant l’Assemblée générale des Nations Unies, pouvait ne pas être assez précise pour satisfaire à ce critère, à moins que les prétentions aient été formulées avec suffisamment de clarté :
« Les Îles Marshall se fondent sur la déclaration faite le 26 septembre 2013 à la réunion de haut niveau de l’Assemblée générale sur le désarmement nucléaire par leur ministre des affaires étrangères, qui a “appel[é] instamment toutes les puissances nucléaires [à] intensifier leurs efforts pour assumer leurs responsabilités en vue d’un désarmement effectif réalisé en toute sécurité”. Cette déclaration, qui revêt un caractère d’exhortation, ne saurait toutefois être considérée comme une allégation selon laquelle le Royaume-Uni (ou toute autre puissance nucléaire) manquait à l’une quelconque de ses obligations juridiques. Il n’y est pas fait mention de l’obligation de négocier, pas plus qu’il n’y est indiqué que les États dotés d’armes nucléaires manquent aux obligations qui leur incombent à cet égard. … En outre, une déclaration ne peut donner naissance à un différend que s’il y est fait référence « assez clairement à l’objet [d’une réclamation] pour que l’État contre lequel [celle-ci est] formul[ée] … puisse savoir qu’un différend existe ou peut exister à cet égard »111. [Les italiques sont de nous.]
68. De plus, en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader, la Cour a considéré que, malgré de nombreux échanges de vues entre les parties sur divers problèmes en lien avec la torture, un différend ne pouvait survenir avant qu’un État demandeur
109 Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 372, 25 ; Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Royaume-Uni), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999, p. 838, par. 33.
110 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016, opinion dissidente du juge Cançado Trindade, p. 917, par. 20.
111 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016, p. 853, par. 49.
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n’allègue un manquement à une obligation spécifique, et que l’existence d’une obligation incombant à un État en vertu du droit international coutumier était clairement distincte de toute question de respect de ses obligations au titre d’un traité :
« Le mandat d’arrêt international décerné par la Belgique, qui a été transmis au Sénégal le 22 septembre 2005 et était accompagné d’une demande d’extradition (voir paragraphe 21 ci-dessus), faisait, il est vrai, état de violations du droit international humanitaire, d’actes de torture et de génocide, de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre, de meurtres et d’autres crimes. Cependant, aucun de ces deux documents n’indiquait ou ne laissait entendre que le Sénégal était tenu, au regard du droit international, d’exercer sa compétence à l’égard desdits crimes, s’il n’extradait pas M. Habré. Du point de vue de la compétence de la Cour, ce qui importe est de savoir si, à la date du dépôt de la requête, il existait entre les Parties un différend quant à l’obligation, pour le Sénégal, de prendre, en vertu du droit international coutumier, des mesures concernant les crimes précités, attribués à M. Habré. Au vu de la correspondance diplomatique échangée entre les Parties, qui a été examinée plus haut ..., la Cour estime qu’un tel différend n’existait pas à cette date… [L]a question de savoir si un État est tenu d’engager des poursuites à l’encontre d’un ressortissant étranger à raison de crimes relevant du droit international coutumier que celui-ci aurait commis à l’étranger est clairement distincte de toute question concernant le respect des obligations qui incombent à cet État en application de la convention contre la torture, et soulève des problèmes juridiques tout à fait différents »112. [Les italiques sont de nous.]
69. En l’espèce, la date à prendre en compte par la Cour pour déterminer si elle est compétente pour connaître des demandes de l’Ukraine est le 26 février 2022, soit le jour où ce pays a introduit la requête.
70. L’Ukraine a soumis un grand nombre de demandes, censément en vertu de la convention sur le génocide, qui diffèrent considérablement entre la requête et le mémoire. Les demandes formulées dans sa requête, sur lesquelles s’est fondée la Cour pour rendre son ordonnance en indication de mesures conservatoires datée du 16 mars 2022 (ci-après l’« ordonnance en indication de mesures conservatoires »)113, se lisaient comme suit :
« b) de dire et juger que la Fédération de Russie ne saurait licitement prendre, au titre de la convention sur le génocide, quelque action que ce soit en Ukraine ou contre celle-ci visant à prévenir ou à punir un prétendu génocide, sous le prétexte fallacieux qu’un génocide aurait été perpétré dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk ;
c) de dire et juger que la reconnaissance, par la Fédération de Russie, de l’indépendance des prétendues “République populaire de Donetsk” et “République populaire de Louhansk”, le 22 février 2022, est fondée sur une allégation mensongère de génocide et ne trouve donc aucune justification dans la convention sur le génocide ;
d) de dire et juger que l’“opération militaire spéciale” annoncée et mise en oeuvre par la Fédération de Russie à compter du 24 février 2022 est fondée sur une allégation
112 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012, p. 444 et 445, par. 54.
113 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, par. 2.
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mensongère de génocide et ne trouve donc aucune justification dans la convention sur le génocide »
114.
71. En revanche, les demandes de l’Ukraine sont ainsi rédigées dans le mémoire :
« b) de dire et juger qu’il n’y pas de preuve crédible que l’Ukraine soit responsable d’avoir commis un génocide en violation de la convention sur le génocide dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk ;
c) de dire et juger que l’emploi de la force auquel la Fédération de Russie a recours en Ukraine et contre celle-ci depuis le 24 février 2022 constitue une violation des articles premier et IV de la convention sur le génocide ;
d) de dire et juger que la reconnaissance, par la Fédération de Russie, de l’indépendance des prétendues “République populaire de Donetsk” et “République populaire de Louhansk”, le 21 février 2022, constitue une violation des articles premier et IV de la convention sur le génocide ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
179. En conséquence, il est respectueusement demandé à la Cour :
a) d’ordonner à la Fédération de Russie de mettre immédiatement fin à l’emploi de la force auquel elle a recours en Ukraine et contre celle-ci depuis le 24 février 2022 ;
b) d’ordonner à la Fédération de Russie de retirer immédiatement ses unités militaires du territoire de l’Ukraine, y compris de la région du Donbass… »115.
72. L’Ukraine a donc procédé à une modification radicale de ses demandes sur le fond : sa revendication initiale visant à obtenir confirmation que les actes de la Fédération de Russie ne trouvaient aucune justification dans la convention sur le génocide a été transformée en demandes dont l’objectif est d’établir la responsabilité de la Fédération de Russie à raison de violations alléguées des articles premier et IV de la convention. Indépendamment du caractère inapproprié de cette modification des demandes après l’obtention d’une ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour et des conséquences de pareils changements pour la recevabilité desdites demandes, ainsi qu’il sera exposé au chapitre V116, le fait demeure que l’Ukraine doit démontrer qu’il existait, au moment du dépôt de sa requête, un différend relativement à chacune des prétentions formulées dans son mémoire.
73. L’Ukraine formule un différend allégué l’opposant à la Fédération de Russie dans les termes suivants :
« Premièrement, le différend porte sur l’affirmation, par la Fédération de Russie, que l’Ukraine est responsable d’avoir commis un génocide en violation de l’article premier de la convention, et que les responsables ukrainiens sont des
114 Requête, par. 30.
115 Mémoire, par. 178-179.
116 Voir ci-dessous, par. 254.
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“personnes ayant commis le génocide” dont il est convenu qu’elles doivent être “punies” aux fins de l’article IV »
117. [Les italiques sont de nous.]
« Deuxièmement, le différend porte sur la reconnaissance, par la Fédération de Russie, de la RPD et de la RPL et sur l’emploi de la force auquel elle a recours en Ukraine et contre celle-ci, qu’elle justifie par l’obligation qui lui est faite de prendre des mesures pour prévenir et punir le crime de génocide au titre des articles premier et IV de la convention sur le génocide, et par l’exercice de son droit d’invoquer la responsabilité de l’Ukraine à raison de violations alléguées de la convention. »118 [Les italiques sont de nous.]
« Troisièmement, le différend porte sur l’affirmation par l’Ukraine que la Fédération de Russie, par ces actes, a fait un usage abusif et dévoyé de la convention sur le génocide et en a enfreint les dispositions »119. [Les italiques sont de nous.]
74. Avant d’en venir à l’analyse des déclarations auxquelles renvoie l’Ukraine pour prouver l’existence d’un prétendu différend relevant de la convention sur le génocide, deux remarques d’ordre général s’imposent.
75. Premièrement, l’Ukraine attache beaucoup d’importance à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, en donnant à entendre que la Cour aurait déjà confirmé l’existence d’un différend en l’espèce. Cette ordonnance ne préjuge cependant « en rien » la question de la compétence de la Cour120. Ce n’est en effet qu’après avoir recueilli tous les éléments de fait et de droit pertinents que celle-ci, ayant pleinement entendu les parties à ce stade de la procédure, peut trancher la question de l’existence d’un différend entre elles.
76. Deuxièmement, l’Ukraine n’a pas adressé à la Fédération de Russie la moindre note verbale faisant valoir ses demandes, que ce soit de la manière formulée dans la requête ou de celle retenue dans le mémoire. Ce silence est éloquent étant donné que l’Ukraine a eu recours aux voies diplomatiques pour faire connaître à la Fédération de Russie sa position sur divers autres sujets. En d’autres termes, l’Ukraine a délibérément choisi de ne communiquer aucune de ses préoccupations relatives à la convention sur le génocide — si tant est que de telles préoccupations aient jamais existé.
A. Absence de différend quant à la violation des articles premier et IV de la convention par la Fédération de Russie
77. L’Ukraine n’a présenté aucun élément prouvant que, à la date du dépôt de la requête, elle avait clairement allégué que la Fédération de Russie, en recourant à la force ou en reconnaissant la RPD et la RPL, avait agi en violation des articles premier et IV de la convention. Ce n’est d’ailleurs que dans son mémoire qu’elle a fait valoir pour la première fois ces griefs, en s’appuyant sur la prétendue existence d’une obligation implicite de « déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale », qui découle, selon elle, de la convention. Auparavant, la Fédération de Russie n’avait pas connaissance, et ne pouvait avoir connaissance, de tels griefs. En
117 Mémoire, par. 154.
118 Ibid., par. 156.
119 Ibid., par. 158.
120 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, p. 18, par. 85.
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conséquence, elle n’a pas eu la possibilité de les examiner dûment, d’y répondre ou de s’y opposer de façon manifeste.
78. Tout au plus l’Ukraine a-t-elle allégué, presque au moment où elle déposait son mémoire, que l’opération militaire spéciale et la reconnaissance de la RPD et de la RPL par la Fédération de Russie ne trouvaient pas de justification dans la convention sur le génocide (et non que ces actes étaient d’une manière ou d’une autre contraires aux articles premier et IV de la convention). Cette déclaration a été publiée par le ministère ukrainien des affaires étrangères sur son site Web le 26 février 2022 (ci-après la « déclaration du 26 février 2022 »)121.
79. Il s’agit de la seule déclaration ukrainienne à laquelle s’est référée la Cour dans l’ordonnance en indication de mesures conservatoires pour montrer que l’Ukraine niait « les allégations de génocide formulées par la Russie » et s’opposait à « toute tentative de recours à de telles allégations sournoises comme prétexte à l’agression illicite de celle-ci »122. Cela étant, cette déclaration n’atteste pas la cristallisation d’un différend relatif à de prétendues violations des articles premier et IV de la convention, telles que présentées dans le mémoire.
80. Premièrement, la déclaration du 26 février 2022 est imprécise, vague et ne peut donc constituer la preuve d’un différend qui se serait cristallisé entre les Parties au sujet d’une violation alléguée des articles premier et IV de la convention. Elle ne fait aucune mention de la prétendue responsabilité de la Fédération de Russie à raison de violations spécifiques de ces dispositions de la convention, qu’elles soient imputables à l’emploi de la force ou à la reconnaissance de la RPD et de la RPL. Au contraire, il y est simplement affirmé que les actes de la Fédération de Russie sont « totalement dénué[s] de fondement » ou sont une « insulte à la convention sur le génocide »123. Ces propos peuvent tout au plus être interprétés comme l’aveu que la convention n’a pas servi de base juridique aux actes de la Fédération de Russie — comme c’est le cas.
81. Deuxièmement, la date de parution de la déclaration du 26 février 2022 prive celle-ci de toute pertinence aux fins de l’appréciation de l’existence d’un différend. En effet, cette déclaration a été publiée sur le site Web du ministère ukrainien des affaires étrangères le jour même où l’Ukraine a déposé sa requête, un samedi (jour non ouvrable) à 18 h 39, heure de Kiev, et 19 h 39, heure de Moscou124, soit très peu de temps avant que la requête soit soumise à la Cour. Selon un principe de droit bien établi dans la jurisprudence et la doctrine juridique, un différend entre les parties doit exister au moment du dépôt de la requête ; il s’ensuit naturellement que ce différend ne peut se concrétiser ce jour-là, a fortiori à une heure si tardive d’un jour non ouvrable125.
121 Déclaration du ministère ukrainien des affaires étrangères sur les allégations mensongères et insultantes de génocide formulées par la Russie qui lui servent de prétexte pour son agression militaire illicite, 26 février 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.kmu.gov.ua/en/news/zayava-mzs-ukrayini-shchodo-nepravdivih-ta-obrazlivih-zvinuvachen-rosiyi-v-genocidi-yak-privodu-dlya-yiyi-protipravnoyi-vijskovoyi-agresiyi (annexe 27).
122 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, p. 10, par. 42.
123 Déclaration du ministère ukrainien des affaires étrangères sur les allégations mensongères et insultantes de génocide formulées par la Russie qui lui servent de prétexte pour son agression militaire illicite, 26 février 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.kmu.gov.ua/en/news/zayava-mzs-ukrayini-shchodo-nepravdivih-ta-obrazlivih-zvinuvachen-rosiyi-v-genocidi-yak-privodu-dlya-yiyi-protipravnoyi-vijskovoyi-agresiyi (annexe 27).
124 Ibid.
125 H.W. Thirlway, The law and procedure of the International Court of Justice: fifty years of jurisprudence. Volume 1 (OUP, 2013), p. 568 ; G. Distefano, « Time Factor and Territorial Disputes » dans M. Kohen, M. Hebie (dir. publ.), Research Handbook on Territorial Disputes in International Law (Elgar Publishing, 2018), p. 402 et 403.
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82. Troisièmement, la déclaration du 26 février 2022 a été simplement publiée sur le site Web du ministère ukrainien des affaires étrangères parmi de nombreuses autres déclarations. Ainsi qu’en a jugé la Cour dans l’affaire des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire, même lorsqu’une partie a fait une déclaration publique au cours d’une conférence internationale, l’absence de l’autre partie constitue un critère pertinent pour déterminer que celle-ci n’avait pas connaissance du grief126. Qui plus est, comme l’a relevé un juge pourtant en désaccord avec la Cour sur la question du critère de la connaissance préalable dans ladite affaire, on ne peut raisonnablement s’attendre à ce qu’une partie soit informée des déclarations publiques de l’autre partie le jour même où elles ont été prononcées ou publiées127. En l’espèce, il est évident que la Fédération de Russie n’avait pas connaissance — et ne pouvait pas avoir connaissance — de la déclaration mise en avant par l’Ukraine.
83. Il importe de noter que l’Ukraine n’a produit aucun élément de preuve indiquant que, avant d’introduire la présente instance, elle avait précisé la manière dont, selon elle, la Fédération de Russie aurait pu manquer expressément à ses obligations au titre des articles premier et IV de la convention. Comme il sera démontré au chapitre IV ci-dessous, la thèse de l’Ukraine repose sur une obligation alléguée, implicite dans la convention, de « déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale », qui aurait pour effet d’incorporer d’autres règles du droit international dans ce traité. Non seulement l’argument de l’Ukraine à cet égard n’est pas fondé en droit, mais il n’a jamais été porté à la connaissance de la Fédération de Russie avant le dépôt du mémoire.
84. À la lumière de ce qui précède, il convient de conclure que, au moment du dépôt de la requête, il n’existait pas entre l’Ukraine et la Fédération de Russie de différend au sujet d’une prétendue violation par celle-ci des articles premier et IV de la convention sur le génocide.
B. Absence de différend quant à l’« usage abusif », au « dévoiement » ou à l’« application fautive » de la convention par la Fédération de Russie
85. Comme il sera exposé en détail au chapitre IV ci-dessous, il est difficile de comprendre ce que l’Ukraine considère comme un usage « abusif et dévoyé » de la convention ou la signification juridique précise qu’elle donne à cette notion.
86. En tout état de cause, l’Ukraine n’a pas produit la moindre déclaration ou communication antérieure à la date critique du 26 février 2022 dans laquelle elle aurait allégué un usage abusif ou dévoyé de la convention par la Fédération de Russie, ou précisé le sens juridique qu’elle assignait à ces qualificatifs. On pourrait penser que l’Ukraine considère que la déclaration du 26 février 2022 suffit également pour prouver l’existence d’un différend relatif à un usage abusif et dévoyé de la convention, au regard de celle-ci. Cependant, pour les raisons exposées ci-dessus, cette déclaration ne satisfait pas aux critères établis et ne peut être prise en compte à cet égard.
126 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016, p. 853 et 854, par. 50 (« La déclaration que les Îles Marshall ont faite lors de la conférence de Nayarit le 13 février 2014 (voir le paragraphe 28 ci-dessus) va plus loin que celle de 2013, en ce qu’elle contient une phrase dans laquelle il est affirmé que “les États possédant un arsenal nucléaire ne respectent pas leurs obligations” au regard de l’article VI du TNP et du droit international coutumier. Or, le Royaume-Uni n’était pas présent à la conférence de Nayarit. »).
127 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016, opinion dissidente du juge Robinson, p. 1087, par. 62.
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87. Pour faire des actes de la Fédération de Russie un usage « abusif » ou « dévoyé » de la convention, l’Ukraine avance trois obligations implicites qu’elle affirme pouvoir être tirées de la convention :
« Premièrement, la convention n’autorise pas une partie contractante à invoquer la responsabilité d’une autre partie contractante au titre de l’article premier de la convention sur le génocide à raison d’un génocide allégué de façon mensongère.
Deuxièmement, si une partie contractante venait à invoquer la responsabilité d’une autre partie contractante à raison d’une violation de la convention, ou si une partie contractante venait à agir pour prévenir ou punir un génocide, de telles mesures devraient être prises de bonne foi, sans usage abusif.
Troisièmement, même si un État venait à ne pas respecter ses obligations au titre de l’article premier de la convention, une partie contractante ne serait pas autorisée à agir de manière unilatérale pour mettre fin à ce manquement et pour prévenir et punir un génocide, d’une manière qui excède les limites de ce que permet la légalité internationale. »128
88. Ces principes sont de nature générale et il est difficile de déduire dans quelle mesure et en quoi ils sont pertinents aux fins de l’exécution ou de la non-exécution des obligations prévues par la convention. En tout état de cause, cependant, ce n’est que dans le mémoire de l’Ukraine — soit bien après la date critique — que ces principes ont été portés pour la première fois à l’attention de la Fédération de Russie, de sorte que celle-ci n’a eu aucune possibilité, a priori, de formuler sa position à cet égard ni de s’opposer auxdits principes de façon manifeste avant la date en question.
C. Absence de différend quant à la responsabilité de l’Ukraine dans la violation de la convention
89. Dans son mémoire, l’Ukraine soutient que
« [l]a Fédération de Russie prétend que la reconnaissance de la RPD et de la RPL et son invasion de l’Ukraine visaient à prévenir et punir le génocide, et qu’elle exerçait un droit à invoquer la responsabilité de l’Ukraine à raison de ses violations alléguées de la convention »129.
90. L’Ukraine soutient ensuite que
« [l]’allégation de génocide avancée par la Fédération de Russie semble se fonder sur un récit mensonger selon lequel l’Ukraine et ses responsables auraient entrepris de “détruire” la population russophone de la région du Donbass dans l’est de l’Ukraine, en violation de l’article premier de la convention »130.
et que
128 Mémoire, par. 78.
129 Ibid., par. 14.
130 Ibid., par. 103.
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« [l]es faits versés au dossier n’apportent aucun élément prouvant que l’Ukraine soit responsable de quelque acte de génocide que ce soit dans la région ukrainienne du Donbass131. »
91. Enfin, l’Ukraine affirme que :
« rien ne prouve de façon crédible que l’Ukraine soit responsable de génocide en violation de la convention sur le génocide dans les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk »132.
92. Par conséquent, l’Ukraine restreint la portée de ses prétentions à cet égard uniquement à la question de sa propre responsabilité en tant qu’État à raison de la commission d’un génocide dans le Donbass.
93. Dans sa jurisprudence, la Cour a formulé les observations suivantes au sujet des conclusions présentées par les parties :
« le mémoire présente une importance considérable, non seulement en ce qu’il développe les arguments du demandeur mais aussi en ce qu’il précise ses conclusions »133 ;
« lorsque des prétentions d’ordre juridique sont formulées … et se traduisent par des conclusions, la Cour, en principe, ne peut que se prononcer sur ces conclusions »134 ; et
« il y a lieu de rappeler le principe que la Cour a le devoir de répondre aux demandes des parties telles qu’elles s’expriment dans leurs conclusions finales, mais aussi celui de s’abstenir de statuer sur des points non compris dans lesdites demandes ainsi exprimées »135.
94. Malgré ses allégations, l’Ukraine n’a pas démontré qu’il existait, en date du 26 février 2022 — jour du dépôt de la requête —, un différend portant sur sa responsabilité à raison de violations de la convention sur le génocide.
95. Or, la Fédération de Russie n’a pas invoqué la responsabilité de l’Ukraine au regard de la convention. Ainsi qu’il sera démontré ci-dessous, l’Ukraine n’a présenté aucun élément prouvant que la Fédération de Russie ait pris les mesures nécessaires pour invoquer la responsabilité de l’Ukraine à raison d’un manquement aux obligations découlant de la convention.
131 Ibid., par. 15.
132 Ibid., par. 178 b).
133 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 443 et 444, par. 90.
134 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 431, par. 88.
135 Demande d’interprétation de l’arrêt du 20 novembre 1950 en l’affaire du Droit d’asile (Colombie/Pérou), C.I.J. Recueil 1950, p. 402.
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96. Premièrement, ainsi que la Commission du droit international (CDI) l’a expliqué :
« … il faut entendre par invocation le fait de prendre des mesures d’un caractère relativement formel, par exemple le fait de déposer ou de présenter une réclamation contre un autre État, ou d’engager une procédure devant une cour ou un tribunal international. Un État n’invoque pas la responsabilité d’un autre État simplement parce qu’il le critique d’avoir violé une obligation et l’engage à la respecter, ou bien même parce qu’il réserve ses droits ou émet de simples protestations. Aux fins des présents articles, la protestation en tant que telle n’est pas une invocation de la responsabilité ; elle peut prendre diverses formes et viser différents objectifs et ne se limite pas aux cas où la responsabilité de l’État est en jeu. Un État qui souhaite protester contre la violation du droit international par un autre État, ou rappeler à celui-ci ses responsabilités internationales découlant d’un traité ou une autre obligation par laquelle ils sont liés, n’est généralement pas tenu d’établir un titre ou intérêt particulier pour le faire. De tels contacts diplomatiques informels n’équivalent pas à invoquer la responsabilité, à moins et pour autant qu’ils ne donnent lieu à des réclamations spécifiques de la part de l’État concerné, telles qu’une demande d’indemnisation pour une violation qui l’affecte, ou à une action particulière, telle que l’introduction d’une instance auprès d’un tribunal international compétent, voire la prise de contre-mesures »136. [Les italiques sont de nous.]
97. De plus, selon la CDI :
« L’article 43 prévoit que l’État lésé qui souhaite invoquer la responsabilité d’un autre État notifie sa demande à cet État.137 » [Les italiques sont de nous.]
98. Deuxièmement, l’Ukraine elle-même n’a jamais fait état de l’existence d’un différend l’opposant à la Fédération de Russie au regard de la convention, que ce soit dans ses correspondances diplomatiques, au cours des négociations avec la Fédération de Russie, à l’occasion de réunions d’organes d’organisations internationales avant la date critique, ou encore par tout autre moyen capable d’en porter le message à la Fédération de Russie. De plus, contrairement à ce qu’elle avance, l’Ukraine n’a pas « vivement contesté les allégations de génocide formulées par la Fédération de Russie à raison de la prétendue violation de la convention sur le génocide, dès l’ouverture, en 2014, des premières “enquêtes” du comité d’enquête »138.
99. À cet égard, l’Ukraine s’appuie sur les déclarations de plusieurs responsables ukrainiens subalternes, employés par des organes d’État qui n’ont pas qualité pour représenter le point de vue d’un État sur la scène internationale. En tout état de cause, le contexte de ces déclarations (par exemple, un entretien accordé à un organe d’information) était tel que l’on ne pouvait s’attendre à ce que la Fédération de Russie en eût connaissance. Il s’agissait par exemple d’articles de presse mentionnant des propos recueillis auprès du bureau du procureur général de l’Ukraine, d’un article émanant de l’« organe d’information du ministère ukrainien de la défense », ou d’entretiens accordés par MM. Anton Gerashchenko et Zoryan Shkiryak, conseillers auprès du ministre ukrainien de l’intérieur139.
136 Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II, deuxième partie, p. 125, par. 2).
137 Ibid., p. 128, par. 3).
138 Mémoire, par. 47.
139 Ibid., par. 48-49.
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100. L’Ukraine cite ensuite la déclaration qu’a faite son ministre des affaires étrangères, M. Dmytro Kuleba, à la séance tenue par l’Assemblée générale des Nations Unies le 23 février 2022. Toutefois, lorsque M. Kuleba s’est indigné des accusations « absurdes » « que la Russie port[ait] à l’égard de l’Ukraine », il s’est contenté de déclarer que « l’Ukraine n’a[vait] jamais menacé ou attaqué qui que ce soit » et « n’a[vait] jamais prévu ni ne prévo[yait] de lancer une quelconque offensive militaire dans le Donbass » ni « de commettre des actes de provocation ou de sabotage »140. À aucun moment, il n’a fait référence à la convention sur le génocide ni à une supposée violation de ses dispositions. Au contraire, alors qu’il commentait en termes généraux la reconnaissance de la RPD et de la RPL par la Fédération de Russie, M. Kuleba a évoqué les « principes fondamentaux du droit international » (et non pas certaines obligations conventionnelles), ainsi que les « principes fondamentaux de la paix et de la sécurité internationales », « les piliers de l’Organisation des Nations Unies » et les articles 2 et 51 de la Charte des Nations Unies141. De ce point de vue, la position de l’Ukraine présentée par son ministre des affaires étrangères est cohérente avec celle de la Fédération de Russie, à savoir que les questions soulevées sont régies par la Charte des Nations Unies et par certaines règles de droit international coutumier, et non pas par la convention.
101. Aucune des références de l’Ukraine aux déclarations de ses responsables concernant la reconnaissance de la RPD et de la RPL142 ne fait mention de la convention sur le génocide, et encore moins de la responsabilité de l’Ukraine (ou de la Fédération de Russie) au regard de la convention. Il y est, au contraire, fait référence à la violation des « principes du droit international », de la « Charte des Nations Unies » et de « la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine »143. La déclaration du 26 février 2022 n’est d’aucune aide non plus en l’espèce, pour les motifs exposés ci-dessus144.
102. Les références aux déclarations faites par les responsables de la Fédération de Russie n’étayent pas non plus les prétentions de l’Ukraine.
103. Les dirigeants politiques de divers États ont, à de nombreuses reprises, prononcé le terme « génocide » dans leurs déclarations publiques. Toutefois, de telles déclarations n’ont jamais, à aucun moment, été considérées en elles-mêmes comme une invocation de responsabilité au regard de la convention ou comme un élément attestant l’existence d’un différend relatif à une telle responsabilité. C’est également l’approche qui a été adoptée par la Cour et les parties dans d’autres instances, notamment les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force, où la Cour a examiné les allégations de responsabilité concernant l’emploi de la force au regard de la convention145. Même si les États défendeurs dans ces affaires soutenaient avoir mené leur intervention armée pour prévenir
140 Ministre des affaires étrangères de l’Ukraine, déclaration de S. Exc. M. Dmytro Kuleba, ministre des affaires étrangères de l’Ukraine, à l’occasion du débat de l’Assemblée générale des Nations Unies consacré à la situation dans les territoires temporairement occupés de l’Ukraine, 23 février 2022.
141 Documents officiels de l’Assemblée générale des Nations Unies, 76e session : 58e séance plénière, doc. A/76/PV.58, 23 février 2022, p. 2 et 3, accessible à l’adresse suivante : https://digitallibrary.un.org/record/3969163/ files/A_76_PV.58-FR.pdf?ln=fr.
142 Mémoire, par. 51.
143 Statement of the Ministry of Foreign Affairs of Ukraine on the Russian Federation’s decision to recognise the “independence” of the so-called “RPD” and “RPL”, 22 février 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.kmu.gov.ua/en/news/statement-ministry-foreign-affairs-ukraine-russian-federations-decision-recognise-independence-so-called-RPD-and-RPL (annexe 29) ; Ukraine qualifies Russia’s latest actions as a violation of the sovereignty and territorial integrity of our state - Volodymyr Zelenskyy, 22 février 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.president.gov.ua/en/news/ukrayina-kvalifikuye-ostanni-diyi-rosiyi-yak-porushennya-suv-73037 (annexe 30).
144 Voir ci-dessus, par. 78-82.
145 Voir ci-dessous, par. 207 et suiv.
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un génocide, ni les parties ni la Cour n’ont considéré cette « justification » — comme pourrait la qualifier l’Ukraine — comme la preuve de l’existence d’un différend relevant de la convention
146.
104. Il convient de noter que les institutions judiciaires internationales reconnaissent que le terme « génocide » peut être employé dans un contexte plus vaste que celui qui est envisagé par la définition qu’en donne la convention147. Par conséquent, l’usage de ce terme n’implique en aucune façon automatiquement l’expression d’une position relative à l’exécution ou à la non-exécution d’obligations internationales découlant de la convention.
105. L’existence de différentes notions de génocide a été analysée dans la doctrine, par exemple comme suit :
« Le génocide est avant tout une notion juridique. Comme beaucoup d’autres — meurtre, viol, vol —, ce terme est également employé dans d’autres contextes et dans d’autres disciplines, où il peut revêtir diverses significations. Nombre d’historiens et de sociologues emploient le terme de “génocide” pour désigner une palette d’atrocités consistant à tuer un grand nombre d’individus. Cela étant, même en droit, il est inexact de parler d’une définition unique et universellement reconnue du génocide »148.
106. Quant aux déclarations et observations spécifiques dont il est question dans le mémoire de l’Ukraine149, elles ne peuvent, a priori, pas servir à prouver l’existence d’un différend au sujet de la responsabilité de l’Ukraine au regard de la convention. En effet, cette responsabilité n’y est pas même mentionnée ni invoquée, et quoi qu’il en soit, ainsi qu’il a été démontré ci-dessus150, l’Ukraine n’a pas prouvé qu’elle s’était manifestement opposée à ces déclarations au plus tard à la date du dépôt de la requête, ou qu’elle les avait considérées comme une invocation de sa responsabilité au moment où elles avaient été prononcées ou publiées.
107. L’Ukraine n’a pas non plus démontré que les déclarations ci-dessus faisaient spécifiquement référence à sa responsabilité à raison de la commission d’un génocide, et non à l’une quelconque des autres questions qu’elle a exclues du champ de ses revendications en l’espèce, notamment la responsabilité pénale des individus pour des faits de génocide ou la responsabilité de l’État à raison de son manquement à ses obligations de prévenir et de punir de tels actes.
146 Ainsi, dans l’affaire des Îles Marshall, où la Cour a également statué qu’une référence directe à un traité en question ne suffisait pas à établir l’existence d’un différend. Voir Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016, p. 853 et 854, par. 49-50.
147 Vasiliauskas c. Lituanie, Cour européenne des droits de l’homme, Grande chambre, arrêt, 20 octobre 2015, requête no 35343/05, p. 62, par. 181 ; Diaz et al. v. Colombia, Case 11.227, Report No. 5/97, On Admissibility, Inter-Am.C.H.R.,OEA/Ser.L/V/II.95 Doc. 7 rev. at 99 (12 mars 1997), par. 25 et 58.
148 W. Schabas, «The Law and Genocide», dans D. Bloxham, A. Dirk Moses, The Oxford Handbook of Genocide Studies (OUP, 2010), p. 23.
149 Voir mémoire, par. 37, 38, 40, 41 et 43-46.
150 Voir ci-dessus, chapitre III, sections A-C.
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108. En outre, l’Ukraine tente d’utiliser des déclarations qui ne représentent pas la position de l’État sur la scène internationale151 (car émanant de responsables n’étant pas mandatés pour s’exprimer au nom de la Fédération de Russie), sorties de leur contexte ou prononcées dans un contexte informel152.
109. Quant au comité d’enquête de la Fédération de Russie (ci-après le « comité d’enquête »), ses enquêtes ou les déclarations de ses responsables ne prouvent pas non plus l’existence d’un différend relatif à la responsabilité de l’Ukraine au regard de la convention.
110. Le comité d’enquête mène une enquête nationale sur le crime de génocide, dans le but de recueillir des informations sur la responsabilité pénale individuelle des auteurs, et non pas sur la responsabilité internationale des États. Rien dans son règlement ne l’autorise à représenter la position de la Fédération de Russie au niveau international. Conformément à la loi régissant ses activités153, le comité d’enquête est investi de pouvoirs spécifiques en matière d’enquêtes pénales et l’un des principes de son fonctionnement est l’indépendance vis-à-vis des autorités fédérales, qui ne peuvent s’immiscer dans ses travaux. Il convient de rappeler que l’Ukraine a exclu de ses conclusions les questions de responsabilité pénale individuelle pour génocide, après avoir reformulé sa demande à cet égard de manière à ce qu’elle ne porte que sur la responsabilité de l’État154.
111. Le comité d’enquête a ouvert des enquêtes pénales sur les crimes, y compris le crime de génocide, qui auraient été commis sur le territoire de la RPD et de la RPL. Les enquêtes de ce type sont complexes : elles se doivent d’être approfondies et nécessitent de procéder à une recherche méthodique des faits, à une collecte exhaustive des éléments de preuve ainsi qu’au recueil de nombreux témoignages avant que l’affaire puisse être présentée devant un tribunal. Ces enquêtes supposent également la coopération de l’État sur le territoire duquel un crime aurait été commis. Dans le cas du Rwanda, par exemple, il a fallu au Tribunal pénal international pour le Rwanda — qui a pu compter sur la coopération active des États concernés — plus de 20 ans pour mener à bien ses poursuites concernant des crimes commis en une seule année. De même, dans le cas du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, les enquêtes ont duré des années avant que des auteurs de crimes soient condamnés.
112. Une enquête pénale menée par les instances nationales sur le crime de génocide ne déclenche pas automatiquement un différend portant sur la responsabilité d’un État au regard de la convention. D’ailleurs, une telle conclusion entraverait les mesures prises à l’échelon national par les États en vue de lutter contre le crime de génocide.
113. Afin d’accréditer sa thèse en la matière, l’Ukraine soutient en dernier ressort qu’une « solide défense nationale » peut en quelque sorte prouver l’existence d’un différend relevant de la convention. Cette déclaration est clairement infondée car l’emploi de la force ne peut prouver l’existence d’un différend au titre de dispositions spécifiques de la convention sur le génocide. Le comportement peut être interprété comme une « opposition manifeste », « seulement lorsque toutes
151 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011, p. 87, par. 37. Voir également Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2022) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 27, par. 46.
152 Mémoire, par. 35-39.
153 Loi fédérale no 403-FZ relative au comité d’enquête de la Fédération de Russie, 28 décembre 2010 (telle que modifiée le 1er avril 2022), article premier, par. 4 1) et article 5 (annexe 14).
154 Mémoire, par. 178, chef de conclusion b).
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les autres interprétations raisonnables du comportement du défendeur et des faits l’ayant entouré peuvent être exclues »
155.
114. Dans le cas présent, où la Fédération de Russie a été contrainte de faire usage de la force sur le fondement des dispositions de l’article 51 de la Charte des Nations Unies et des règles connexes de droit international coutumier, et a rendu publiques les raisons l’ayant poussée à agir, le comportement de l’Ukraine peut tout au plus être interprété comme la preuve d’une réaction à ce que celle-ci qualifie d’« attaque visant [s]a souveraineté et [son] intégrité territoriale »156, catégorie d’actes n’entrant pas dans le champ de la convention sur le génocide.
D. À défaut, même si l’existence d’un différend entre les Parties était établie, ce différend porterait sur des questions ne relevant manifestement pas de la convention
115. C’est à la Cour qu’il incombe de qualifier un différend qu’un État tente de lui soumettre157. Ainsi, il lui revient de ne pas prendre pour argent comptant les allégations et déclarations du demandeur158, mais d’apprécier objectivement le différend allégué et d’en déterminer l’objet réel. Cette règle a pour objectif de s’assurer que la Cour n’exerce sa compétence qu’à l’égard des questions pour lesquelles les parties ont expressément reconnu sa juridiction.
116. Comme l’a relevé la Cour dans l’affaire du Droit de passage sur territoire indien (Portugal c. Inde) :
« Les faits ou situations qu’il faut ici retenir sont ceux que le différend concerne ou, en d’autres termes, comme l’a dit la Cour permanente dans l’affaire de la Compagnie d’Électricité de Sofia et de Bulgarie, “uniquement ceux qui doivent être considérés comme générateurs du différend”, ceux qui en sont “réellement la cause”
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
C’est de cet ensemble qu’est né le différend soumis à la Cour ; c’est cet ensemble que concerne le différend. Cet ensemble, quelle que soit l’origine ancienne de l’une de ses parties, n’a existé qu’après le 5 février 1930 »159. [Les italiques sont de nous.]
117. La Cour est revenue plus longuement sur cette approche dans l’affaire des Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France). Elle a réaffirmé à cette occasion qu’il était de son devoir de déterminer le véritable objet de la demande et d’écarter toute thèse n’entrant pas dans le cadre de
155 Republic of Ecuador v. United States of America, Cour permanente d’arbitrage (CPA), affaire no 2012-05, sentence du 29 septembre 2012, par. 223.
156 Déclaration du ministère des affaires étrangères de l’Ukraine concernant la nouvelle vague d’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine, 24 février 2022, accessible à l’adresse suivante : mfa.gov.ua/en/news/statement-ministry-foreign-affairs-ukraine-new-wave-aggression-russian-federation-against-ukraine (annexe 31).
157 Voir, par exemple, affaire du Droit de passage sur territoire indien (fond), arrêt du 12 avril 1960 : C.I.J. Recueil 1960, p. 35 ; Différend territorial (Jamahiriya arabe libyenne/Tchad), arrêt, C.I.J. Recueil 1994, p. 14, par. 18 et 19 ; Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 447 et 448, par. 30 ; Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2015, p. 602, par. 24.
158 S. Yee, « Article 40 », dans A. Zimmermann, K. Oellers-Frahm et al. (dir. publ.), The Statute of The International Court of Justice: A Commentary (3e éd., OUP, 2019), p. 1041 et 1042.
159 Droit de passage sur territoire indien (fond), arrêt du 12 avril 1960 : C.I.J. Recueil 1960, p. 35.
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celle-ci. Dans cette affaire, la Cour a analysé les demandes de la Nouvelle-Zélande et a déterminé que leur véritable objet était la cessation des essais nucléaires français :
« C’est donc le devoir de la Cour de circonscrire le véritable problème en cause et de préciser l’objet de la demande. Il n’a jamais été contesté que la Cour est en droit et qu’elle a même le devoir d’interpréter les conclusions des parties ; c’est l’un des attributs de sa fonction judiciaire.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En revanche, la Cour a exercé à maintes reprises le pouvoir qu’elle possède d’écarter, s’il est nécessaire, certaines thèses ou certains arguments avancés par une partie comme élément de ses conclusions quand elle les considère, non pas comme des indications de ce que la partie lui demande de décider, mais comme des motifs invoqués pour qu’elle se prononce dans le sens désiré.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il est demandé à la Cour de dire et juger que les essais nucléaires atmosphériques effectués par la France sont illicites, mais il lui est demandé aussi de dire et juger que les droits de la Nouvelle-Zélande “seront enfreints par tout nouvel essai”. La requête contient donc une conclusion tendant à ce que les droits et obligations des Parties soient définis. Il est clair cependant que le différend trouve son origine dans les essais nucléaires atmosphériques effectués par la France dans la région du Pacifique Sud et que le demandeur a eu pour objectif initial et conserve pour objectif ultime la cessation de ces essais. C'est d’ailleurs ce que confirment les diverses déclarations faites par le Gouvernement néo-zélandais, en particulier celle par laquelle l’Attorney-General a dit devant la Cour pendant la procédure orale, le 10 juillet 1974, à propos des conclusions présentées par la Nouvelle-Zélande : “Mon gouvernement cherche à obtenir la cessation d’une activité dangereuse et illicite” »160. [Les italiques sont de nous.]
118. Par la suite, dans l’affaire de la Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), la Cour a confirmé une nouvelle fois cette approche et réaffirmé la nécessité, au moment de déterminer l’objet du différend, de s’appuyer non seulement sur les conclusions du demandeur, mais également sur tout élément de preuve à sa disposition :
« Il incombe à la Cour, tout en consacrant une attention particulière à la formulation du différend utilisée par le demandeur, de définir elle-même, sur une base objective, le différend qui oppose les parties, en examinant la position de l’une et de l’autre :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il ressort de la jurisprudence de la Cour que celle-ci ne se contente pas de la formulation employée par le demandeur, lorsqu’elle détermine l’objet du différend.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La Cour détermine elle-même quel est le véritable différend porté devant elle »161.
160 Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 466 et 467, par. 30 et 31.
161 Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 448 et 449, par. 30-31.
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119. Récemment, dans l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), la Cour a une fois de plus souligné son souci de s’acquitter de son obligation de déterminer objectivement le différend qui lui était présenté :
« Il appartient toutefois à la Cour d’établir objectivement ce sur quoi porte le différend entre les parties en circonscrivant le véritable problème en cause et en précisant l’objet de la demande »162.
120. Dans l’arbitrage concernant les Chagos, la cour d’arbitrage s’est déclarée incompétente précisément parce que la question au coeur du différend ne portait pas sur l’interprétation ou l’application de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, voire les deux, mais exigeait d’elle qu’elle se prononce sur des questions de souveraineté :
« Lorsque le “vrai problème en cause” et l’“objet de la demande” (Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 466, par. 30) ne portent pas sur l’interprétation ou l’application de la convention, toutefois, un lien simple accessoire entre le différend et une question régie par la convention est insuffisant pour faire entrer l’ensemble du différend, dans le champ d’application du paragraphe 1 de l’article 288.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En conséquence, le tribunal n’a donc pas compétence pour se saisir du premier chef de conclusions de Maurice »163. [Les italiques sont de nous.]
121. De même, en l’instance, la Cour devrait donc définir l’objet de la demande, à savoir le véritable problème en cause, et déterminer les faits et circonstances sur lesquels se fonde l’Ukraine pour faire valoir sa position.
122. En réalité, l’Ukraine s’est présentée devant la Cour avec un différend dont l’objet mal dissimulé est de savoir si :
a) la reconnaissance de la RPD et de la RPL était licite ; et
b) l’opération militaire spéciale menée par la Fédération de Russie était licite.
123. Chacun sait que la Cour n’est pas compétente, ipso facto, pour trancher ces questions. Afin de créer un lien de compétence et de pouvoir présenter sa position sur ces questions, l’Ukraine tente d’inventer une relation improbable entre ses demandes et la convention.
124. La date même du dépôt de sa requête en est un signe flagrant, puisque l’Ukraine ne l’a soumise qu’immédiatement après la reconnaissance de la RPD et de la RPL et le lancement de l’opération militaire spéciale par la Fédération de Russie. Même si l’Ukraine mentionne, dans son mémoire, des événements et des déclarations datant de 2014 à 2022, elle n’a pas cherché à introduire une instance à cet égard pendant toutes ces années, et s’est très peu exprimée publiquement sur l’objet
162 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018, p. 308, par. 48.
163 Chagos Marine Protected Area Arbitration (Mauritius v. United Kingdom), Cour permanente d’arbitrage (CPA), affaire no 2011-03, sentence arbitrale, 18 mars 2015, p. 90, par. 220-221.
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de la convention sur le génocide pendant cette période. Par contre, elle fait actuellement tout son possible pour accélérer la présente procédure.
125. Sans surprise, les conclusions de l’Ukraine dans son mémoire se concentrent principalement sur « l’emploi de la force » et la « reconnaissance de la RPD et de la RPL »164, ce qui est révélateur des véritables problèmes à l’origine et au coeur de la présente affaire.
126. Les véritables objectifs visés par l’Ukraine dans la présente procédure sont clairement visibles tout au long du mémoire :
« Le 26 février 2022, deux jours après le début de la brutale invasion de l’Ukraine par la Fédération de Russie, l’Ukraine a déposé sa requête introductive d’instance »165.
« [E]n reconnaissant la RPD et la RPL comme de supposés États indépendants sur le territoire souverain ukrainien, la Fédération de Russie a violé l’intégrité territoriale de l’Ukraine … [L]a décision prise par la Fédération de Russie concernant le statut de certaines zones des régions ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk, … constitue une violation de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de l’Ukraine et contrevient aux principes de la Charte »166.
« Bien que la Fédération de Russie ait invoqué l’article 51 de la Charte des Nations Unies pour justifier son emploi de la force dans le but affiché de prévenir et de punir le génocide, de tels arguments sont non seulement infondés, mais aussi incohérents sur le plan juridique. Le président Poutine n’a fait valoir aucun fondement à l’exercice de la légitime défense individuelle, faisant au contraire mention de l’article 51 après avoir déclaré que “[l]es républiques populaires du Donbass [avaie]nt appelé la Russie à l’aide”. Or, il est question à l’article 51 de “légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies” — ce que la RPD et la RPL ne sont incontestablement pas — « est l’objet d’une agression armée »167.
127. Dans son mémoire, l’Ukraine renvoie à plusieurs déclarations officielles qu’elle considère comme particulièrement pertinentes aux fins de sa demande168. Sans surprise, ces déclarations ne portent ni sur l’interprétation ni sur l’application de la convention sur le génocide, mais sur les questions de la reconnaissance de la RPD et de la RPL et de l’emploi de la force (souveraineté et intégrité territoriale) :
a) Dans sa déclaration officielle du 22 février 2022, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, souligne que « l’Ukraine qualifie sans équivoque les récentes actions de la Russie de violation de la souveraineté et de l’intégrité territoriale… »169
164 Mémoire, par. 167.
165 Ibid., par. 9.
166 Ibid., par. 127.
167 Ibid., par. 129.
168 Ibid., note de bas de page 65.
169 Ukraine qualifies Russia’s latest actions as a violation of the sovereignty and territorial integrity of our state - Volodymyr Zelensky, 22 février 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.president.gov.ua/en/news/ ukrayina-kvalifikuye-ostanni-diyi-rosiyi-yak-porushennya-suv-73037 (annexe 30).
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b) Le lendemain, le président, Zelensky, a développé son point de vue dans une déclaration commune avec les présidents lituanien et polonais, dans laquelle les trois chefs d’État ont dénoncé la reconnaissance de la RPD et de la RPL et confirmé leur « vif attachement à la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues et jusque dans ses eaux territoriales. La décision de la Fédération de Russie de reconnaître les soi-disant “RPL” et “RPD” n’aura aucune conséquence sur le plan juridique »170.
c) Dans le discours qu’il a prononcé le 23 février 2022 devant l’Assemblée générale des Nations Unies, le ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmytro Kuleba, s’est concentré sur la légalité de la reconnaissance des RPD et RPL :
« … c’est la première fois que le débat a pour toile de fond la nouvelle réalité qui découle de la reconnaissance illégale par la Russie de deux territoires ukrainiens. Le contexte dans lequel s’inscrit notre discussion aujourd’hui est bien plus dangereux, car la Russie a porté atteinte aux principes fondamentaux de la paix et de la sécurité internationales, les piliers de l’Organisation des Nations Unies et, comme je viens de le signaler, l’existence même de l’État ukrainien, un Membre fondateur de l’ONU.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il y a deux jours, le 21 février, le Président russe a reconnu la prétendue indépendance des parties temporairement occupées des régions ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk et ordonné le déploiement des forces armées russes dans ces zones. Il s’agit d’un affront et d’une atteinte à l’Organisation des Nations Unies et aux principes fondamentaux du droit international, d’un coup fatal porté à des années de processus de paix, qui marque le retrait unilatéral de la Russie des Accords de Minsk »171.
128. Il importe de noter que, avant la date de l’introduction de la présente instance, l’Ukraine n’a à aucun moment fait référence à la convention sur le génocide dans ses déclarations officielles. Celles-ci portaient au contraire sur le véritable problème en cause — que l’Ukraine n’avait aucun mal à percevoir — et qui est dépourvu de pertinence aux fins de la convention :
a) le 22 février 2022, le ministère ukrainien des affaires étrangères a déclaré ce qui suit :
« L’Ukraine condamne la décision prise par la Fédération de Russie de reconnaître l’“indépendance” des quasi-entités qu’elle a créées dans les territoires temporairement occupés de l’Ukraine sous l’appellation de “République populaire de Louhansk” et de “République populaire de Donetsk”. Cette décision constitue une violation éhontée par la partie russe des normes et principes fondamentaux du droit
170 Déclaration conjointe du président de l’Ukraine, du président de la République de Lituanie et du président de la République de Pologne concernant la décision de la Fédération de Russie de reconnaître les soi-disant « RPD » et « RPL », 23 février 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.president.gov.ua/en/news/spilna-zayava-prezidenta-ukrayini-prezidenta-litovskoyi-resp-73077 (annexe 32).
171 Ministère des affaires étrangères de l’Ukraine, déclaration de S. Exc. M. Dmytro Kuleba, ministre des affaires étrangères de l’Ukraine, à l’occasion du débat de l’Assemblée générale des Nations Unies consacré à la situation dans les territoires temporairement occupés de l’Ukraine, 23 février 2022.
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international, de la Charte des Nations Unies, et de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’intérieur de ses frontières internationalement reconnues »
172.
b) le 24 février 2022, alors qu’il s’exprimait sur la rupture des liens diplomatiques avec la Fédération de Russie après le lancement, par cette dernière, de l’opération militaire spéciale, le ministère ukrainien des affaires étrangères a déclaré que
« l’opération offensive russe est une attaque visant la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine ainsi qu’une violation grave de la Charte des Nations Unies et des normes et principes établis du droit international »173,
avant d’affirmer que l’opération militaire spéciale était
« un acte de guerre, []une attaque visant la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine et []une violation brutale de la Charte des Nations Unies et des normes et principes établis du droit international »174.
c) le 25 février 2022, le ministère ukrainien des affaires étrangères a publié une autre déclaration relative aux actions de la Fédération de Russie, condamnant son recours à la force en ces termes :
« La Russie viole de manière flagrante les lois de la guerre et d’autres normes de droit international en Ukraine … La Fédération de Russie doit mettre fin à son agression armée contre l’Ukraine et engager un dialogue pour parvenir à un règlement pacifique »175.
129. La véritable nature de la présente affaire ressort même des propos tenus par des responsables ukrainiens au sujet du dépôt de la requête. Le 27 février 2022, le ministère ukrainien des affaires étrangères a ouvertement déclaré que le principal objectif visé était de faire en sorte qu’« il soit mis fin à l’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine »176.
130. Il est intéressant de constater que, même dans son mémoire, l’Ukraine ne cite pas la moindre source (ce qui n’est guère surprenant, vu qu’il n’y en pas) qui prouverait que, comme elle l’asserte, c’est sur le fondement juridique de la convention que la Fédération de Russie aurait reconnu la RPD et la RPL ou mené l’opération militaire spéciale. Cela ne l’empêche pourtant pas de prier la Cour de dire que ces actions constituaient une violation de la convention.
172 Statement of the Ministry of Foreign Affairs of Ukraine on the Russian Federation’s decision to recognise the “independence” of the so-called “RPD” and “RPL”, 22 février 2022, accessible à l’adresse suivante : https://mfa.gov.ua/en/news/statement-ministry-foreign-affairs-ukraine-russian-federations-decision-recognise-independence-so-called-RPD-and-RPL (annexe 29).
173 Déclaration du ministère des affaires étrangères de l’Ukraine concernant la rupture des relations diplomatiques avec la Fédération de Russie, 24 février 2022, accessible à l’adresse suivante : https://mfa.gov.ua/en/news/statement-ministry-foreign-affairs-ukraine-regarding-severance-diplomatic-relations-russian-federation (annexe 33).
174 Déclaration du ministère des affaires étrangères de l’Ukraine concernant la nouvelle vague d’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine, 24 février 2022, accessible à l’adresse suivante : mfa.gov.ua/en/news/statement-ministry-foreign-affairs-ukraine-new-wave-aggression-russian-federation-against-ukraine (annexe 31).
175 Déclaration du ministère des affaires étrangères de l’Ukraine concernant l’agression militaire en cours contre l’Ukraine, 25 février 2022, accessible à l’adresse suivante : https://mfa.gov.ua/en/news/zayava-mzs-ukrayini-shchodo-trivayuchoyi-zbrojnoyi-agresiyi-rf-proti-ukrayini (annexe 34).
176 Ukraine filed a case against the Russian Federation at the International Court of Justice in Hague, 27 février 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.kmu.gov.ua/en/news/mzs-ukrayina-podala-pozov-proti-rosijskoyi-federaciyi-do-mizhnarodnogo-sudu-oon-v-gaazi (annexe 35).
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131. La Fédération de Russie, au contraire, tout en contestant avec force la position de l’Ukraine mentionnée ci-dessus, n’a cessé de réduire à néant toute tentative de dissimuler la véritable nature de l’affaire. Dès le début de la présente instance, dans sa toute première lettre adressée à la Cour, elle a abordé ce qui est au coeur des demandes de l’Ukraine en ces termes :
« L’opération militaire spéciale menée par la Russie sur le territoire ukrainien est fondée sur l’article 51 de la Charte des Nations Unies et sur le droit international coutumier »177
et
« La reconnaissance des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk est un acte politique souverain de la Fédération de Russie. Elle relève du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes consacré par la Charte et par le droit international coutumier… »178 [Les italiques sont de nous.]
132. La RPD et la RPL n’ont pas demandé l’aide de la Fédération de Russie sur le fondement de la convention sur le génocide, et la réponse de la Fédération de Russie n’était pas non plus fondée sur la convention.
133. Si des responsables ont pu faire référence à la convention dans leurs déclarations, ce n’était pas en tant que base juridique de l’opération militaire spéciale. Au moment d’examiner ces positions, la Cour ne peut s’écarter de sa propre conclusion selon laquelle elle ne peut « prêter à des États des vues juridiques qu’eux-mêmes ne formulent pas »179. Chaque État a le droit de justifier ses actions en fonction de sa propre position et de ne pas se voir attribuer des motifs par une partie au cours d’une procédure judiciaire.
134. La Fédération de Russie n’a pas présenté la convention sur le génocide comme le fondement juridique de ses actions, et la Cour ne peut lui prêter de telles vues. Par conséquent, une fois que la Fédération de Russie a exprimé de manière on ne peut plus claire les motifs juridiques sur lesquelles elle a fondé ses actions, aucun doute ne peut subsister à cet égard.
135. Dans ce contexte, la position de la Cour dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique) est instructive :
« La Cour note d’ailleurs que ces justifications, qui ont été avancées uniquement sur le terrain politique, lequel échappe naturellement à son appréciation, n’ont pas été invoquées en tant qu’arguments juridiques. L’État défendeur s’est toujours borné à utiliser le moyen classique de la légitime défense et n’a nullement fait valoir un moyen de droit tiré d’une prétendue règle d’“intervention idéologique”, qui aurait été d’une nouveauté frappante »180.
177 Lettre datée du 7 mars 2022, par. 15.
178 Ibid., par. 17.
179 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 134, par. 266.
180 Ibid.
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136. Pour résumer la section D, les véritables questions au coeur des demandes de l’Ukraine sont de savoir
a) si la reconnaissance de la RPD et de la RPL par la Fédération de Russie est conforme au droit international coutumier, et
b) si l’emploi de la force par la Fédération de Russie en tant qu’acte de légitime défense collective remplit les critères visés à l’article 51 de la Charte des Nations Unies.
137. Ces questions ne sont manifestement pas régies par la convention.
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IV. DEUXIÈME EXCEPTION PRÉLIMINAIRE : LA COUR N’A PAS COMPÉTENCE RATIONE MATERIAE
138. Il a été montré dans le chapitre III ci-dessus que le prétendu différend entre la Fédération de Russie et l’Ukraine soit n’existait pas, soit ne se rapportait pas à la prévention et à la répression du génocide au sens de la convention sur le génocide mais à la licéité de l’opération militaire spéciale et de la reconnaissance de la RPD et de la RPL, et que l’invocation de la convention par l’Ukraine était totalement artificielle. Si la Cour devait néanmoins estimer qu’il existe un différend entre les Parties relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention (quod non), les demandes de l’Ukraine devraient être rejetées, car la Cour n’est de toute évidence pas compétente ratione materiae au titre de l’article IX de la convention.
139. Il ressort clairement du mémoire que, en réalité, l’Ukraine n’attend pas de la Cour que celle-ci statue que la Fédération de Russie a manqué aux obligations découlant des articles premier et IV de la convention. Par ailleurs, comme le montrera le présent chapitre, les obligations de prévention et de répression du génocide imposées par la convention reposent sur la perpétration d’un tel acte, ou sur le risque sérieux qu’il soit commis. Or, l’Ukraine conteste que les conditions donnant naissance à pareilles obligations aient été réunies. Elle nie ainsi qu’ait vu le jour une quelconque obligation de prévenir ou de punir le génocide à laquelle auraient pu manquer la Fédération de Russie ou tout autre État partie à la convention. Comme la Fédération de Russie l’a clairement fait savoir, les actes qu’elle accomplit sont fondés sur l’article 51 de la Charte des Nations Unies et sur le droit international coutumier181.
140.Ce que l’Ukraine, sous couvert de demandes portant soi-disant sur la convention, prie en revanche la Cour de dire, c’est que l’opération militaire spéciale et la reconnaissance de la RPD et de la RPL sont illicites au regard de la Charte des Nations Unies et du droit international coutumier, et que la Fédération de Russie a engagé sa responsabilité internationale à raison de ces violations alléguées182. La Fédération de Russie n’a cependant pas accepté la compétence de la Cour pour connaître de pareils différends.
141. Faute de base de compétence, l’Ukraine a recours, de manière impropre, à l’article IX de la convention pour porter ses véritables demandes devant la Cour. Elle déploie à cet effet une stratégie bien particulière, qui s’articule comme suit :
a) Premièrement, déceler dans les articles premier et IV de la convention sur le génocide certaines obligations implicites ;
b) Deuxièmement, par l’entremise de ces obligations implicites, incorporer à la convention un nombre indéterminé de règles de droit international, dont celles concernant l’emploi de la force, le jus in bello, l’intégrité territoriale, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et la reconnaissance d’États ;
c) Troisièmement, en conséquence, étendre la compétence de la Cour en vertu de l’article IX à des questions qui échappent manifestement à l’objet de la convention.
181 Voir plus haut, par. 44, 46-50.
182 Voir aussi ordonnance en indication de mesures conservatoires, déclaration de la juge Xue, p. 1-2, par. 2-4.
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142. Cette stratégie se traduit par deux arguments avancés dans le mémoire, et sur lesquels reposent la plupart des demandes de l’Ukraine, y compris sa demande en réparation183 :
a) Premièrement, l’Ukraine soutient que les articles premier et IV de la convention contiennent une obligation implicite de « déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale ».
b) Deuxièmement, l’Ukraine laisse entendre que la convention contient une autre obligation implicite, celle de s’abstenir de toute « application fautive » ou de tout usage « abusif » ou « dévoyé » de la convention aux fins de la violation d’autres règles de droit international.
143. Ces obligations implicites alléguées ne sont pas mentionnées dans la requête, dans laquelle l’Ukraine se contente de prier la Cour de dire et juger que l’opération militaire spéciale et la reconnaissance de la RPD et de la RPL « ne trouve[nt] … aucune justification dans la convention sur le génocide »184. La demanderesse a donc totalement changé son fusil d’épaule : il ne s’agit apparemment plus de savoir si les actes de la Fédération de Russie peuvent trouver un fondement dans la convention (c’est-à-dire si celle-ci les autorise), mais s’ils violent cet instrument. Pourtant, quelle que soit la manière dont l’Ukraine formule sa position, la stratégie est claire : la demanderesse, prenant prétexte d’une prétendue violation des articles premier et IV de la convention, cherche à faire constater par la Cour que la Fédération de Russie a violé la Charte des Nations Unies et plusieurs règles de droit international coutumier.
144. Les tentatives de contourner le principe fondamental du consentement n’ont rien de nouveau. Dans la présente espèce, il est aisé de déjouer celle de l’Ukraine en ce sens en lisant le libellé clair de la convention, en l’interprétant correctement et en appliquant la jurisprudence constante de la Cour, que l’Ukraine méconnaît insolemment. La section A reviendra sur les incohérences qui caractérisent l’invocation artificielle, par l’Ukraine, des articles premier et IV de la convention. La section B rappellera le critère à appliquer pour déterminer l’étendue de la compétence ratione materiae de la Cour au titre de la clause compromissoire d’un traité. La section C sera consacrée à l’examen de la jurisprudence de la Cour relativement à l’étendue de sa compétence en vertu de l’article IX de la convention. Il sera démontré à la section D que, contrairement à ce que laisse entendre l’Ukraine, la convention n’impose pas aux États de « déployer [leur] action … dans les limites de ce que [leur] permet la légalité internationale », incorporant ainsi à la convention un nombre indéterminé d’autres règles de droit international et élargissant démesurément la compétence ratione materiae de la Cour en vertu de l’article IX. Enfin, à la section E, il sera établi que, de la même manière, la compétence de la Cour ne saurait être indûment élargie pour englober des questions non régies par la convention par l’entremise d’une prétendue obligation implicite de s’abstenir de toute « application fautive » ou de tout « usage dévoyé » ou « abusif » de la convention.
A. Les incohérences qui caractérisent l’invocation artificielle, par l’Ukraine, des articles premier et IV de la convention
145. Dans son mémoire, l’Ukraine présente pour l’essentiel trois demandes. Elle prie en premier lieu la Cour de faire une déclaration générale indiquant qu’« il n’y a pas d’élément crédible montrant que l’Ukraine est responsable d’avoir commis un génocide, en violation de la convention sur le génocide, dans les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk »185. Dans ses deuxième et troisième demandes, qui sont réellement dirigées contre la Fédération de Russie, l’Ukraine prie la
183 Mémoire, par. 178, chefs de conclusions c) et d) ; par. 179, chefs de conclusions a) à g).
184 Requête, par. 30.
185 Mémoire, par. 178, chef de conclusion b).
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Cour de dire et juger que, par l’opération militaire spéciale et la reconnaissance de la RDP et de la RPL, la Fédération de Russie « viole les articles premier et IV de la convention sur le génocide »
186. Comme il sera exposé dans les sections D et E ci-après, ce que l’Ukraine prie en réalité la Cour de faire, c’est d’apprécier la responsabilité internationale de la Fédération de Russie à raison de violations alléguées de la Charte des Nations Unies et de plusieurs règles de droit international coutumier, et non de la convention proprement dite. Cependant, avant d’examiner les véritables demandes de l’Ukraine, et le défaut de compétence ratione materiae de la Cour pour en connaître, il convient de faire certaines observations liminaires au sujet du caractère artificiel de l’invocation, par l’Ukraine, des articles premier et IV de la convention.
146. Premièrement, il ressort très clairement du mémoire que l’Ukraine ne se préoccupe nullement d’une quelconque violation de l’obligation de prévenir et de punir le génocide découlant des articles premier et IV de la convention. L’article premier de la convention est ainsi libellé : « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir. »
147. Quant à l’article IV, il se lit comme suit : « Les personnes ayant commis le génocide ou l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III seront punies, qu’elles soient des gouvernants, des fonctionnaires ou des particuliers. »
148. En l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), la Cour a précisé que l’obligation de prévenir le génocide (et, partant, celle de punir le génocide) ne se fait jour que dans deux cas de figure : i) si un génocide a été commis ; ii) s’il existe un risque sérieux de commission d’un génocide. Comme la Cour l’a dit,
« la responsabilité d’un État pour violation de l’obligation de prévenir le génocide n’est susceptible d’être retenue que si un génocide a effectivement été commis. C’est seulement au moment où l’acte prohibé (le génocide ou l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III de la Convention) a commencé à être commis que la violation d’une obligation de prévention est constituée.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Cela ne signifie évidemment pas que l’obligation de prévenir le génocide ne prend naissance qu’au moment où le génocide commence à être perpétré, ce qui serait absurde, puisqu’une telle obligation a précisément pour objet d’empêcher, ou de tenter d’empêcher, la survenance d’un tel acte. En réalité, l’obligation de prévention et le devoir d’agir qui en est le corollaire prennent naissance, pour un État, au moment où celui-ci a connaissance, ou devrait normalement avoir connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’un génocide. Dès cet instant, l’État est tenu, s’il dispose de moyens susceptibles d’avoir un effet dissuasif à l’égard des personnes soupçonnées de préparer un génocide, ou dont on peut raisonnablement craindre qu’ils nourrissent l’intention spécifique (dolus specialis), de mettre en oeuvre ces moyens, selon les circonstances. Pour autant, si ni le génocide ni aucun des autres actes énumérés à l’article III de la Convention n’est finalement mis à exécution, la responsabilité de l’État qui se sera abstenu d’agir alors qu’il l’aurait pu ne pourra pas être recherchée a posteriori, faute que soit survenu l’événement en l’absence duquel la violation de
186 Ibid., chefs de conclusions c) et d).
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l’obligation de prévention n’est pas constituée, selon la règle ci-dessus énoncée. »
187 [Les italiques sont de nous.]
149. La thèse de l’Ukraine repose sur deux affirmations qui se contredisent manifestement l’une l’autre. La demanderesse soutient d’un côté qu’aucun génocide au sens des articles II et III de la convention n’a été commis sur son territoire, et qu’il n’existe pas de risque sérieux que pareil crime soit commis188. Elle reconnaît d’ailleurs que, « [l]orsque rien ne justifie raisonnablement de conclure qu’un génocide est commis, ou qu’il existe un risque sérieux à cet égard, il n’y a [pas d’]obligation de prendre des mesures pour prévenir et punir pareil génocide allégué »189. Ainsi, selon elle, les obligations de prévenir et de punir le génocide découlant des articles premier et IV de la convention n’ont pas « pris naissance » à l’égard de la Fédération de Russie. Par conséquent, conformément à la jurisprudence de la Cour, cet État ne peut être déclaré responsable d’avoir manqué auxdites obligations190.
150. D’un autre côté, l’Ukraine avance que la convention, et en particulier les articles premier et IV, contient une obligation implicite pour tout État de « déployer son action … dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale » lorsqu’il s’agit de prévenir et de punir le génocide, ou que la Fédération de Russie a d’une manière ou d’une autre « mal interprété le droit qu’elle tient de l’article premier de la convention sur le génocide, et mal appliqué celui-ci au détriment de l’Ukraine »191. Ainsi, l’Ukraine soutient de fait que les obligations implicites alléguées, ou un prétendu « droit mal interprété », s’appliquent sans tenir compte de la question de savoir si les obligations découlant des articles premier et IV de la convention ont vu le jour — et indépendamment de la réponse —, comme dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro). Cette approche ne résiste pas à l’examen, comme il sera montré en détail aux sections D et E ci-après.
151. Il est donc clair que l’Ukraine n’a aucun intérêt à ce qu’il soit déterminé si la Fédération de Russie a manqué aux obligations de prévenir et de punir le génocide que les articles premier et IV de la convention mettent à sa charge. La demanderesse fait souvent référence aux « fins supérieures de la convention », à « un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison
187 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 221, par. 431.
188 Voir, par exemple, requête, par. 2-3, 9, 21, 24, 30 a) ; Mémoire, par. 15, 18, 47-51, 93, 178 b). Voir aussi Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), CR 2022/5 (corrigé), p. 39, par. 8 (Cheek).
189 Mémoire, par. 88.
190 L’Ukraine l’admet elle-même quand elle dit que, « [l]orsque rien ne justifie raisonnablement de conclure qu’un génocide est commis, ou qu’il existe un risque sérieux à cet égard, il n’y a ni obligation de prendre des mesures pour prévenir et punir pareil génocide allégué, ni droit de prendre des mesures pour mettre un terme à une violation inexistante de l’article premier par un autre État » (mémoire, par. 79 ; voir aussi par. 81). Au cours des audiences consacrées aux mesures conservatoires, les conseils de l’Ukraine ont d’ailleurs reconnu que la Fédération de Russie n’avait pas agi sur la base d’une quelconque disposition de la convention sur le génocide : « Le libellé de l’article premier de cet instrument évoque l’obligation de protéger et de punir. D’autres dispositions de la convention sur le génocide donnent davantage de substance à cette obligation. L’article IV, comme cela a déjà été mentionné, porte essentiellement sur les sanctions dont sont passibles les auteurs de génocide. L’article V traite des mesures législatives nécessaires pour prévoir des sanctions pénales efficaces frappant les personnes coupables de génocide. L’article VI concerne les poursuites à engager contre les personnes accusées de génocide, et l’article VII est consacré à l’extradition. L’article VIII précise qu’une partie contractante “peut saisir les organes compétents de l’Organisation des Nations Unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations Unies, [d]es mesures … pour la prévention et la répression des actes de génocide”. Mais la Russie ne s’intéresse à aucune de ces choses » (Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), CR 2022/5 (corrigé), p. 47, par. 33 (Cheek).
191 Mémoire, par. [18, 126 ; par.76].
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d’être de la convention »
192, ainsi qu’à son objet et but qui, selon elle, « tel qu’il ressort de son préambule, est de favoriser “la coopération internationale” afin de “libérer l’humanité” du “fléau … odieux” du génocide, qui a “infligé de grandes pertes à l’humanité” ». Or, on voit mal en quoi le préambule pourrait avoir un quelconque rapport avec les demandes de l’Ukraine, puisque celle-ci ne fait pas valoir qu’un génocide a été commis mais au contraire le conteste, et qu’elle prétend en revanche qu’aucune obligation de prévenir et de punir le génocide — laquelle est au coeur de la convention — ne s’est fait jour.
152. Deuxièmement, comme il est noté plus haut, l’Ukraine, dans son mémoire, cherche également à obtenir de la Cour que celle-ci déclare qu’« il n’y a pas d’élément crédible montrant qu[’elle] est responsable d’avoir commis un génocide, en violation de la convention sur le génocide, dans les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk »193. On ne voit pas bien quel est le fondement juridique précis de cette demande. Ce que l’Ukraine laisse apparemment entendre, c’est que tout État a l’obligation de produire et de communiquer, d’une manière non précisée, des éléments montrant qu’un génocide a été ou pourrait être commis avant de prendre des mesures destinées à prévenir ou à punir pareil acte194. Ne pas le faire, prétend l’Ukraine, serait « transgress[er] … les limites des articles premier et IV »195. Dans sa demande en indication de mesures conservatoires, l’Ukraine soutient également avoir le « droit de ne pas faire l’objet d’une allégation mensongère de génocide »196. Parallèlement, elle semble soutenir que, dès lors qu’un État produit effectivement de tels éléments attestant un génocide, il peut prendre des mesures au détriment d’un autre État, par exemple en employant la force : « Les articles premier et IV imposent à tout le moins à l’État de faire preuve de la diligence requise … avant de prendre des mesures au détriment d’un autre État dans le but affiché de prévenir et de punir le génocide. »197
153. Il ne fait aucun doute que la Cour a appliqué la notion de diligence requise pour apprécier si un État s’était acquitté de son obligation de prévenir le génocide198. Cependant, la thèse défendue par l’Ukraine, selon qui toute mention de génocide faite au niveau politique emporte violation des articles premier et IV de la convention et engage la responsabilité internationale de l’État concerné, à moins que celui-ci ne produise ou ne communique des preuves à l’appui de cette allégation, est totalement saugrenue. Rien n’indique, dans le libellé des articles premier ou IV, ou dans les travaux préparatoires correspondants, qu’il existe, en vertu de la convention, une telle obligation autonome de produire des éléments de preuve. La position avancée par l’Ukraine repose sur une confusion entre les questions relatives à l’administration de la preuve dans les procédures de la Cour et les obligations réellement consacrées dans la convention.
154. Cela étant, l’affirmation la plus marquante de l’Ukraine à cet égard est que, s’il présente des preuves suffisantes pour montrer qu’un génocide s’est produit ou pourrait se produire, tout État peut « prendre des mesures au détriment d’un autre État » afin de prévenir ou de punir le génocide. Les contradictions caractérisant la position de l’Ukraine à ce sujet peuvent être résumées comme suit : i) la convention ne permet pas de justifier l’emploi de la force contre un État ; ii) mais un État peut recourir à la force s’il détient des preuves suffisantes de génocide. Cet argument, qui revient
192 Ibid., par. 92.
193 Ibid., par. 178 b).
194 Ibid., par. 102, 108.
195 Ibid., par. 119.
196 Demande en indication de mesures conservatoires, par. 12.
197 Mémoire, par. 102.
198 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 221, par. 430.
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essentiellement à dire qu’il existe, en vertu de la convention, un droit d’ingérence pour raisons humanitaires (ce que l’Ukraine évite de dire ouvertement, mais qu’elle ne conteste jamais clairement non plus) est étroitement lié à l’affirmation, par l’Ukraine, que la Fédération de Russie a fait un « usage abusif » de la convention ; ce point sera examiné plus avant à la section E ci-après. À ce stade, la Fédération de Russie se contente de réaffirmer que l’emploi de la force est régi par la Charte des Nations Unies et le droit international coutumier, et non par la convention.
155. En résumé, même de prime abord, l’invocation par l’Ukraine des articles premier et IV de la convention dans la présente affaire repose sur maintes assertions infondées et contradictoires. Il ne saurait en être autrement parce que, comme il est indiqué, l’invocation par l’Ukraine de la convention et de son article IX est totalement artificielle, et cet État s’évertue de toute évidence à faire entrer ses véritables demandes dans le cadre défini par le dispositif de la convention. La Cour n’est cependant pas compétente ratione materiae pour connaître de ces demandes.
B. La jurisprudence constante de la Cour sur les limites de sa compétence ratione materiae
156. L’article IX de la convention sur le génocide est ainsi libellé :
« Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une partie au différend. »
157. Pour que la Cour soit compétente ratione materiae en vertu de l’article IX, l’Ukraine doit montrer que ses demandes relèvent des dispositions de la convention qu’elle invoque, à savoir les articles premier et IV. Ainsi que la Cour l’a fait observer dans l’affaire relative à la Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Belgique),
« à l’effet d’établir, même prima facie, si un différend au sens de l’article IX de la convention sur le génocide existe, la Cour ne peut se borner à constater que l’une des parties soutient que la convention s’applique alors que l’autre le nie ; et …, au cas particulier, elle doit rechercher si les violations de la convention alléguées par la Yougoslavie sont susceptibles d’entrer dans les prévisions de cet instrument et si, par suite, le différend est de ceux dont la Cour pourrait avoir compétence pour connaître ratione materiae par application de l’article IX. »199 [Les italiques sont de nous.]
158. Plus récemment, dans l’affaire relative à Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), la Cour a dit ce qui suit :
« [L]es requêtes qui lui sont soumises portent souvent sur un différend particulier qui s’est fait jour dans le cadre d’un désaccord plus large entre les parties ... . En l’espèce, [la Cour] doit rechercher si les actes dont l’Iran tire grief entrent dans les prévisions du traité d’amitié et si, par suite, le différend est de ceux dont elle est compétente pour
199 Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999, p. 137, par. 38.
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connaître ratione materiae par application du paragraphe 2 de son article XXI ».
200 [Les italiques sont de nous.]
159. Cette règle fondamentale a été réaffirmée ultérieurement, en l’affaire relative à des Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), dans laquelle la Cour a rappelé sa « jurisprudence bien établie » concernant les limites de sa compétence ratione materiae au titre d’une clause compromissoire, relevant qu’il pouvait « se révéler nécessaire d’interpréter les dispositions qui définissent le champ d’application du traité »201. Dans l’affaire de l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), la Cour a souligné, dans un contexte similaire, que « sa compétence [était] fondée sur le consentement des parties, dans la seule mesure reconnue par celles-ci »202.
160. Afin de déterminer si les demandes de l’Ukraine en l’espèce entrent dans les prévisions de la convention, la Cour doit également définir leur objet précis. Comme elle l’a précisé dans les affaires des Essais nucléaires, « [c]’est … le devoir de la Cour de circonscrire le véritable problème en cause et de préciser l’objet de la demande. Il n’a jamais été contesté que la Cour est en droit et qu’elle a même le devoir d’interpréter les conclusions des parties ; c’est l’un des attributs de sa fonction judiciaire. »203
161. Conformément à cette approche, la Cour a toujours confirmé qu’il lui incombe de déterminer « l’objet du différend dont elle est saisie »204.
162. L’Ukraine connaît parfaitement cette jurisprudence constante et les critères à l’aune desquels apprécier la compétence ratione materiae de la Cour dans des instances introduites en vertu de la clause compromissoire d’un traité, or il n’en est nullement question dans le mémoire. Le
200 Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019, p. 23, par. 36.
201 Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 31-32, par. 75. Voir aussi Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019, p. 584, par. 57.
202 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019, p. 577, par. 33, et p. 584, par. 57. Voir aussi Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996, p. 615, par. 30 ; Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018, p. 307, par. 42, 46-47.
203 Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 262, par. 29 ; Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 466, par. 30. Voir aussi Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 26, par. 52.
204 Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 26, par. 52. Voir aussi Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 447-449, par. 29-32 ; Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 2015, p. 602, par. 26 ; Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018, p. 308-309, par. 48 ; Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019, p. 575, par. 24.
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chapitre 5 de cette pièce se limite en effet à citer i) l’article IX, en mentionnant le « rôle important [de la Cour] dans le cadre de la convention sur le génocide » ; ii) le point de vue d’un auteur, selon qui l’article IX vise à conférer à la Cour « la compétence la plus large possible dans le cadre du régime de la convention » ; iii) l’ordonnance en indication de mesures conservatoires ; iv) les conditions formelles requises pour apprécier l’existence d’un différend
205. Cela ne suffit naturellement pas pour établir que la Cour a compétence pour connaître des demandes extravagantes de l’Ukraine. Les omissions de la demanderesse ne sont cependant pas surprenantes étant donné que ces demandes ne peuvent tout simplement pas satisfaire au critère que la Cour a toujours appliqué.
163. Il importe de souligner qu’il est nécessaire, à ce stade, de préciser l’interprétation qu’il convient de donner aux dispositions invoquées par l’Ukraine (articles premier et IV de la convention) afin de déterminer les obligations qui y sont énoncées et l’étendue de la compétence ratione materiae de la Cour. Il est évident que, si l’on suit la position de l’Ukraine, l’article IX de la convention pourrait être utilisé pour statuer sur l’affaire sur la base de l’interprétation et de l’application de n’importe quelle règle de droit international autre que la convention, y compris le paragraphe 4 de l’article 2 et l’article 51 de la Charte des Nations Unies ainsi que plusieurs règles de droit international coutumier relatives à l’emploi de la force, au jus in bello, à l’intégrité territoriale, au droit des peuples à l’autodétermination et à la reconnaissance des États. La Fédération de Russie conteste vivement cette distorsion inacceptable de l’article IX de la convention, qui selon elle aboutirait à un dépassement de compétence.
C. La Cour a déjà défini, dans des affaires antérieures, les limites de sa compétence au titre de l’article IX de la convention sur le génocide
164. L’Ukraine cherche à invoquer la jurisprudence de la Cour à l’appui de sa thèse, mais elle le fait de façon extrêmement sélective. Or, ainsi qu’il ressort clairement de la jurisprudence, considérée dans son ensemble et dans son contexte, ayant trait à la convention sur le génocide, la Cour a déjà délimité précisément la portée de l’article IX de la convention et l’étendue de sa compétence ratione materiae au titre de cette disposition.
165. Dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), la Cour a établi ce qui suit :
« La compétence de la Cour en l’espèce n’est fondée que sur l’article IX de la Convention. Tous les autres fondements de compétence invoqués par le demandeur ont été rejetés dans l’arrêt de 1996 concernant la compétence … . Il s’ensuit que la Cour ne peut trancher que les différends entre les parties contractantes visées par cette disposition. … Elle n’est pas habilitée à se prononcer sur des violations alléguées d’autres obligations que les Parties tiendraient du droit international, violations qui ne peuvent être assimilées à un génocide, en particulier s’agissant d’obligations visant à protéger les droits de l’homme dans un conflit armé. Il en est ainsi même si les violations alléguées concernent des obligations relevant de normes impératives ou des obligations relatives à la protection des valeurs humanitaires essentielles et que ces obligations peuvent s’imposer erga omnes.
Comme elle l’a fait dans d’autres affaires, la Cour rappelle la différence fondamentale entre, d’une part, l’existence et la force contraignante d’obligations résultant du droit international et, d’autre part, l’existence d’une cour ou d’un tribunal compétent pour résoudre des différends relatifs au respect de ces obligations. Le fait qu’une telle cour ou un tel tribunal n’existe pas ne signifie pas que les obligations
205 Mémoire, par. 147-160.
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n’existent pas. Elles conservent leur validité et leur force juridique. Les États sont tenus de s’acquitter des obligations qui leur incombent en vertu du droit international, notamment du droit international humanitaire, et demeurent responsables des actes contraires au droit international qui leur sont attribuables »
206 [Les italiques sont de nous.]
166. La conclusion par la Cour qu’elle « n’est pas habilitée à se prononcer sur des violations alléguées d’autres obligations que les Parties tiendraient du droit international » n’était pas controversée, n’ayant rencontré aucune opposition des juges à titre individuel dans leurs (nombreuses) opinions dont les exposés étaient joints à l’arrêt. Cette position unanime a dûment été prise en considération dans la doctrine juridique, et en particulier par le juge Greenwood, qui avait fait spécifiquement observer, en tant que commentateur, que
« …si la juridiction ne peut être fondée que sur une clause [compromissoire] de ce type, il en résulte que la Cour peut n’avoir compétence qu’à l’égard d’un seul aspect d’un différend beaucoup plus vaste entre les États concernés. Par exemple, dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2007 en l’instance introduite par la Bosnie-Herzégovine contre la Serbie-et-Monténégro …, la Cour n’a pu se prononcer que sur les questions ayant trait à la convention sur le génocide (dont l’article IX était le seul fondement de compétence), et n’a pas pu examiner d’autres aspects du différend plus large opposant les deux pays, comme l’application du droit international relatif à l’emploi de la force ou des conventions de Genève sur le droit international humanitaire. »207 [Les italiques sont de nous.]
167. Quant à M. Kolb, il a relevé, en des termes similaires mais plus généraux, ce qui suit :
« La Cour a le devoir de ne pas outrepasser la compétence que lui confère le titre correspondant, limitée en l’instance à un traité particulier. Dans le cas contraire, elle commettrait un excès de pouvoir. Elle doit également tenir compte du fait que sa compétence n’est pas obligatoire mais consensuelle, et que son activité dépend donc du bon vouloir de ses “clients”. Dès lors, la Cour doit tenir dûment compte des limites de la compétence qu’elle tient du paragraphe 1) de l’article 36 de son Statut, ainsi que du principe prohibant tout recours pour excès de pouvoir. Il est certes louable de régler un différend de manière rationnelle et exhaustive, mais il n’est pas loisible à la Cour d’imposer pareille solution aux parties si celles-ci n’y ont pas consenti. »208
168. Conformément à cette approche, la Cour est parvenue ultérieurement, dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), à la conclusion suivante :
206 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 104, par. 147-148.
207 C. Greenwood, Some Challenges of International Litigation, in Cambridge Journal of International and Comparative Law, vol. 1 1) (2012), p. 16. Voir aussi R. Kolb, « The Scope Ratione Materiae of the Compulsory Jurisdiction of the Court », dans P. Gaeta (dir. publ.), The UN Genocide Convention : A Commentary (OUP), 2009, p. 464, où il est relevé que l’arrêt de 2007 « rappelle que l’article IX de la convention sur le génocide fait avant tout référence au contenu de cette convention, et que toute autre source de droit international doit faire l’objet d’une analyse méticuleuse dans son cadre précis. La Cour n’a donc mis l’accent que sur sa compétence intrinsèquement limitée au titre de la clause compromissoire, à moins que cette compétence ait été élargie par le forum prorogatum ou par le complément des clauses facultatives. »
208 R. Kolb, « The Scope Ratione Materiae of the Compulsory Jurisdiction of the Court », dans P. Gaeta (dir. publ.), The UN Genocide Convention : A Commentary (OUP), p. 455.
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« Le fait que la compétence de la Cour en l’espèce repose exclusivement sur l’article IX a une incidence importante sur son étendue. La compétence prévue par cette disposition est limitée aux différends relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État pour génocide ou l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III [de la convention].
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En l’espèce, la compétence de la Cour repose exclusivement sur l’article IX de la convention sur le génocide et est en conséquence limitée aux obligations imposées par la [c]onvention elle-même. »209
169. La jurisprudence de la Cour ne laisse donc aucune place au doute : en vertu de l’article IX, la Cour a uniquement compétence à l’égard de manquements à des obligations « imposées par la [c]onvention elle-même ». Elle n’est pas habilitée à se prononcer sur des manquements à des obligations de droit international qui n’entrent pas dans le champ d’application de la convention, et encore moins à déterminer si un État a engagé sa responsabilité internationale à raison d’un manquement à ces autres obligations, ni à ordonner à l’État en question de réparer le préjudice causé. Les arrêts rendus par la Cour dans les affaires susmentionnées contredisent catégoriquement l’intégralité de la position de l’Ukraine. D’ailleurs, ce que l’Ukraine demande à la Cour dans son mémoire, comme il est exposé aux sections D et E ci-après, c’est d’exercer un immense pouvoir que la Cour elle-même a déjà dit ne pas tenir de l’article IX de la convention.
D. La convention n’incorpore pas d’autres règles de droit international par l’entremise d’une « obligation implicite » de « déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale »
170. Dans son mémoire, l’Ukraine soutient en substance que la convention sur le génocide, et en particulier ses articles premier et IV, contient une obligation implicite de « déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale » pendant la prévention et la répression d’un génocide. Ce faisant, elle prétend pour l’essentiel que les articles premier et IV incorporent dans la convention un nombre indéterminé de règles de droit international qui ne font pas partie du champ d’application de cet instrument, dans le but d’étendre indûment la compétence ratione materiae que la Cour tient de l’article IX. Cette thèse est dépourvue de fondement en droit international et manifestement contraire à toute la jurisprudence de la Cour sur la question. Comme il est indiqué à la section C ci-dessus, la Cour a déjà établi qu’elle n’était « pas habilitée à se prononcer sur des violations alléguées d’autres obligations que les Parties tiendraient du droit international ».210
171. La prétendue obligation implicite invoquée par l’Ukraine est formulée de façon tortueuse, au moyen d’une phraséologie fluctuante :
209 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015, p. 45, 47, par. 85, 88. Voir aussi Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 32, par. 65.
210 Voir ci-dessus, chapitre IV, section C.
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« Une partie contractante ne saurait agir unilatéralement pour ... prévenir et punir un génocide d’une manière qui excède les limites de ce que permet la légalité internationale » ;211
« [U]n État cherchant à invoquer la responsabilité internationale d[’un autre] État ne peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale » ;212
« … les mesures prises en vertu des articles premier et IV de la convention sur le génocide doivent s’inscrire dans les limites de ce que permet la légalité internationale et, en particulier, les normes fondamentales reflétées dans l’objet et le but de la convention » ;213
« Les articles premier et IV de la convention imposent à la Fédération de Russie un devoir … de ne pas excéder les limites de ce que permet la légalité internationale dans les mesures qu’elle serait amenée à prendre pour prévenir et punir la commission d’un génocide ou pour invoquer la responsabilité d’une autre partie contractante à raison de la commission d’un génocide ».214
172. Une telle obligation n’est inscrite nulle part dans le texte de la convention215, mais l’objectif de l’Ukraine est clair : en soutenant que, lorsqu’ils appliquent celle-ci, les États doivent « déployer [leur] action … dans les limites de ce que [leur] permet la légalité internationale », elle cherche à étendre l’objet de cet instrument en incorporant dans son champ d’application un nombre illimité d’obligations internationales découlant de la Charte des Nations Unies et du droit international coutumier. De fait, l’argument de l’Ukraine est formulé de telle manière que la Cour aurait compétence pour statuer sur la violation de n’importe quelle règle de droit international du seul fait qu’un demandeur prétendrait qu’un État a contrevenu à celle-ci dans le cadre de ce que ce demandeur percevrait comme étant l’accomplissement ou l’exécution par cet État d’une obligation prévue par la convention, que ce soit en vertu des articles premier, IV, V, VI ou VII. Il est aisé de voir qu’une telle interprétation pourrait entraîner une hausse exponentielle des demandes présentées au titre de n’importe quel traité contenant une clause compromissoire en vigueur entre deux parties ayant au sujet d’autres règles de droit international un différend qui n’aurait absolument aucun rapport avec ledit traité, en dehors d’une prétendue obligation générale de « déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale » que l’Ukraine propose de lire dans la convention.
173. Les violations des articles premier et IV de la convention sur le génocide alléguées par l’Ukraine sont, en résumé, fondées sur une prétendue violation par la Fédération de Russie d’autres règles de droit international, et en particulier la Charte des Nations Unies et les règles de droit international coutumier relatives à l’emploi de la force, au jus in bello, à l’intégrité territoriale, à
211 Mémoire, par. 78.
212 Ibid., par. 94.
213 Ibid., par. 96.
214 Ibid., par. 158.
215 Voir aussi ordonnance en indication de mesures conservatoires, déclaration du juge Bennouna, par. 5.
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l’autodétermination et à la reconnaissance des États
216. Ainsi qu’il est exposé ci-dessus, l’Ukraine ne cherche même pas à obtenir de la Cour que celle-ci déclare que la Fédération de Russie a manqué aux obligations de prévenir et punir la commission d’un génocide qui lui incombent au titre de ces dispositions — elle affirme que ces obligations n’ont de toute façon pas même pris naissance217. Ainsi, l’obligation implicite inventée par l’Ukraine est indépendante des obligations qui existent véritablement au titre de la convention et de la question de savoir s’il y a ou non eu manquement à celles-ci.
174. Cette théorie extraordinaire s’appuie sur un raisonnement peu convaincant et une pratique inexistante. L’Ukraine invoque à mauvais escient le dictum par lequel la Cour a, dans l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, apporté des éclaircissements sur la nature de l’obligation de prévenir et de punir la commission d’un génocide au titre de l’article premier de la convention. La Cour a en particulier fait observer que cette obligation était « une obligation de comportement et non de résultat » et que « [l]a responsabilité d’un État ne saurait être engagée pour la seule raison que le résultat recherché n’a pas été atteint ».218 Elle a ensuite dit que « [p]lusieurs paramètres entr[aient] en ligne de compte quand il s’agi[ssait] d’apprécier si un État s’[était] correctement acquitté de l’obligation en cause », l’un d’entre eux étant
« la capacité … à influencer effectivement l’action des personnes susceptibles de commettre, ou qui sont en train de commettre, un génocide. Cette capacité est elle-même fonction, entre autres, de l’éloignement géographique de l’État considéré par rapport au lieu des événements, et de l’intensité des liens politiques et de tous ordres entre les autorités dudit État et les acteurs directs de ces événements. Par ailleurs, la capacité d’influence de l’État doit être évaluée aussi selon des critères juridiques, puisqu’il est clair que chaque État ne peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale; de ce point de vue, la capacité d’influence dont dispose un État peut varier selon la position juridique qui est la sienne à l’égard des situations et des personnes concernées par le risque, ou la réalité, du génocide. »219
175. Lorsque la Cour a déclaré que, en s’acquittant des obligations qui leur incombent au titre de l’article premier (et de toute autre disposition) de la convention, les États « ne peu[vent] déployer [leur] action que dans les limites de ce que [leur] permet la légalité internationale » — phrase que l’Ukraine cite hors de son contexte — c’était pour expliquer que les États ne sauraient être tenus pour responsables de ne pas avoir empêché la commission d’un génocide par des moyens qui outrepassent lesdites limites, et qu’ils n’ont pas des capacités identiques de s’acquitter de ces obligations. Un tel raisonnement va de fait à l’encontre de ce que l’Ukraine tente de prouver : alors que la Cour cherchait à éviter une interprétation de la convention qui aurait mis celle-ci en contradiction avec d’autres règles de droit international (en imposant aux États de prendre des mesures interdites par ces règles),
216 La présente affaire diffère sur cet aspect de l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, dans laquelle la Cour avait observé que « l’Ukraine ne lui demand[ait] pas de régler des questions concernant “l’agression” ou “l’occupation illicite” du territoire ukrainien dont se serait rendue responsable la Fédération de Russie. La partie demanderesse ne demand[ait] pas non plus à la Cour de se prononcer sur le statut de la Crimée, ni de juger de quelconques violations de règles du droit international autres que celles contenues dans la CIRFT et la CIEDR. De telles questions ne constituent donc pas l’objet du différend soumis à la Cour. » (Voir Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019, p. 577, par. 29). Dans la présente instance, l’Ukraine demande précisément à la Cour de statuer sur la licéité de l’opération militaire spéciale et de la reconnaissance de la RPD et de la RPL.
217 Voir ci-dessus, par. 149.
218 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 221, par. 430.
219 Ibid.
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celle proposée par l’Ukraine aurait pour conséquence que des mesures prises par un État en vertu d’autres règles de droit international engageraient sa responsabilité au titre de la convention (à savoir qu’« outrepasser les limites de ce que permet la légalité internationale » constituerait une violation de la convention).
176. En tout état de cause, la déclaration générale de la Cour, qui a dit que tous les États doivent déployer leur action dans les limites de ce que leur permet la légalité internationale, s’applique à tout comportement de l’État et relevait clairement de l’exhortation. C’est ce qui découle du langage employé par la Cour, qui a introduit l’expression en question par « il est clair que » et non par « ainsi que le prévoit l’article premier de la convention ». La Cour n’avait pas l’intention de créer ainsi une confusion entre les obligations découlant de la convention et celles découlant d’autres règles de droit international, ni d’étendre la compétence qu’elle tient de l’article IX au-delà de ce à quoi les parties contractantes ont consenti220.
177. Surtout, ainsi qu’il est dit à la section C ci-dessus, la Cour a expressément déclaré dans son arrêt de 2007 que l’article IX de la convention ne lui confère pas compétence pour connaître d’autres violations alléguées du droit international que celles de la convention elle-même :
« [La Cour] n’est pas habilitée à se prononcer sur des violations alléguées d’autres obligations que les Parties tiendraient du droit international, violations qui ne peuvent être assimilées à un génocide, en particulier s’agissant d’obligations visant à protéger les droits de l’homme dans un conflit armé. Il en est ainsi même si les violations alléguées concernent des obligations relevant de normes impératives ou des obligations relatives à la protection des valeurs humanitaires essentielles et que ces obligations peuvent s’imposer erga omnes. »221 [Les italiques sont de nous.]
178. Si la Cour avait estimé que, comme le soutient l’Ukraine, il existe en vertu de la convention une obligation implicite de « déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale » incorporant à cet instrument d’autres règles de droit international et relevant du champ d’application de l’article IX, elle serait parvenue à une autre conclusion. Tel n’est pas le cas, et la Cour n’a aucune raison de s’écarter de sa jurisprudence.
179. Bien que tout son récit soit mis à mal par la position que la Cour a clairement exprimée, l’Ukraine, faisant un bond de géant depuis l’arrêt de 2007, n’en tente pas moins de transformer les obligations qui incombent aux États en vertu du droit international — lesquelles trouvent leur source dans les règles précises qui les énoncent — en obligations positives découlant de la convention. Pour procéder à cette incorporation globale dans la convention de la quasi-totalité des règles de droit international, elle se fonde sur : i) l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, et ii) un ensemble très personnel de références confuses et vagues à la convention.
220 Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015, p. 153, par. 523 (« En outre, la Cour rappelle que, sa compétence en l’espèce étant fondée sur l’article IX de la convention sur le génocide, elle ne peut statuer que dans les limites qui en résultent. Ses conclusions sont donc sans préjudice de toute question relative à la responsabilité que les Parties pourraient supporter à raison de la violation d’obligations internationales autres que celles qui découlent de la Convention elle-même. Pour autant que de telles violations aient eu lieu, les Parties demeurent responsables de leurs conséquences. La Cour encourage les Parties à poursuivre leur coopération en vue d’offrir aux victimes de telles violations les réparations appropriées, et consolider ainsi la paix et la stabilité dans la région. »)
221 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 104, par. 147.
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180. En ce qui concerne l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, qui « ne préjuge en rien la question de [l]a compétence [de la Cour] »,222 l’Ukraine s’appuie sur le paragraphe 58, où il est dit que « [l]es actes entrepris par les parties contractantes pour “prévenir et ... punir” un génocide doivent être conformes à l’esprit et aux buts des Nations Unies, tels qu’énoncés à l’article 1 de la Charte des Nations Unies »223. Elle renvoie également à l’observation formulée par la Cour, selon qui « il est douteux que la convention, au vu de son objet et de son but, autorise l’emploi unilatéral de la force par une partie contractante sur le territoire d’un autre État, aux fins de prévenir ou de punir un génocide allégué »224.
181. Il va sans dire que, lorsqu’il donne effet à un traité, un État doit respecter les obligations découlant du droit international. Mais ces obligations sont issues de leur propre source de droit (traités, droit international coutumier ou principes généraux de droit), non du traité qui est exécuté. De surcroît, la Fédération de Russie n’a aucun doute sur le point de savoir si la convention fournit une base juridique à l’emploi unilatéral de la force aux fins de la prévention et de la répression d’un génocide — ainsi qu’elle l’a indiqué plus haut, elle est d’avis que tel n’est pas le cas.
182. Un État peut recourir à l’emploi de la force en vertu du droit international en se conformant à la Charte des Nations Unies, c’est-à-dire avec l’autorisation du Conseil de sécurité des Nations Unies et dans des cas de légitime défense, individuelle ou collective. Il est intéressant de relever — comme cela a été fait ci-dessus — que l’Ukraine évite de citer ouvertement cette règle fondamentale dans son mémoire, à l’évidence parce que toute son argumentation repose sur la croyance fausse que la Fédération de Russie a agi sur le fondement de la convention225. Or, tel n’est pas le cas. Ainsi qu’elle l’a exposé aux chapitres II et III, la Fédération de Russie a mené l’opération militaire spéciale sur la base de l’article 51 de la Charte des Nations Unies, et a reconnu la RPD et la RPL sur la base des règles de droit international coutumier pertinentes. Elle l’a précisé clairement, notamment devant la Cour dans sa lettre datée du 7 mars 2022226.
183. À cet égard, il convient de noter que le fait qu’un traité ne contienne pas de clause autorisant certains comportements ne saurait être interprété comme signifiant que cet instrument interdit ces comportements. Les traités ont un objet et un champ d’application limités, ils ne sont pas destinés à régir les relations entre États de façon générale. Si un comportement n’est pas autorisé par un traité, cela signifie simplement qu’il peut, ou non, être interdit par d’autres règles de droit international, et que le traité ne crée pas d’exception à ces règles sauf disposition contraire expresse. Il importe, pour apprécier la compétence que la Cour tient de la convention, de garder à l’esprit qu’un comportement qui n’est pas autorisé par cet instrument peut être régi par d’autres ensembles de normes, tels que le droit relatif à la légitime défense, lequel ne relève pas du champ d’application de la convention, et qu’un tel comportement échappe dès lors à la compétence que celle-ci confère à la Cour en son article IX.
222 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, par. 85.
223 Ibid., par. 58 ; mémoire, par. 95.
224 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, par. 59 ; mémoire, par. 100.
225 Voir aussi section E ci-dessous.
226 Lettre en date du 7 mars 2022, par. 15.
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184. L’Ukraine cherche en outre à justifier l’incorporation d’autres règles de droit international dans la convention en invoquant, outre le préambule de cet instrument, le préambule et l’article 1 de la Charte des Nations Unies227, ainsi que les articles VIII et IX de la convention228.
185. Le préambule de la convention sur le génocide est ainsi libellé :
« Les Parties contractantes
considérant que l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies, par sa résolution 96 I) en date du 11 décembre 1946, a déclaré que le génocide est un crime du droit des gens, en contradiction avec l’esprit et les fins des Nations Unies et que le monde civilisé condamne,
reconnaissant qu’à toutes les périodes de l’histoire le génocide a infligé de grandes pertes à l’humanité,
convaincues que pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux la coopération internationale est nécessaire,
conviennent de ce qui suit… »
186. Ainsi que la Cour l’a précisé en 1951,
« [l]es fins d’une telle convention doivent également être retenues. La Convention a été manifestement adoptée dans un but purement humain et civilisateur. On ne peut même pas concevoir une convention qui offrirait à un plus haut degré ce double caractère, puisqu’elle vise d’une part à sauvegarder l’existence même de certains groupes humains, d’autre part à confirmer et à sanctionner les principes de morale les plus élémentaires. Dans une telle convention, les États contractants n’ont pas d’intérêts propres ; ils ont seulement tous et chacun, un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention. Il en résulte que l’on ne saurait, pour une convention de ce type, parler d’avantages ou de désavantages individuels des États, non plus que d’un exact équilibre contractuel à maintenir entre les droits et les charges. La considération des fins supérieures de la Convention est, en vertu de la volonté commune des parties, le fondement et la mesure de toutes les dispositions qu’elle renferme. »229
187. La Fédération de Russie souscrit pleinement aux objectifs et principes de la convention, mais l’Ukraine ne peut, par une simple référence superficielle à ceux-ci, établir l’existence d’une obligation positive implicite de « déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale » emportant intégration de l’ensemble des règles de droit international dans le champ d’application de cet instrument et élargissement quasi illimité de la compétence ratione materiae de la Cour. Il ressort clairement de ce préambule que l’objet et le but de la convention se limitent à ériger le génocide en crime de droit international et à libérer — au moyen de la coopération
227 Mémoire, par. 95.
228 Ibid., par. 97. L’interprétation de l’Ukraine semble largement inspirée d’une opinion individuelle jointe à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires. Voir ordonnance en indication de mesures conservatoires, opinion individuelle du juge Robinson, par. 27-28.
229 Réserves à la convention sur le génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
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internationale — l’humanité de ce crime, qui est incontestablement contraire à l’esprit et aux fins de la Charte des Nations Unies.
188. Les règles dont sont convenus les États pour donner effet à cet objet et à ce but sont énoncées dans d’autres dispositions de la convention, à savoir, les obligations de prévenir et de punir le génocide (article premier), de punir le génocide (article IV), de prendre les mesures législatives nécessaires pour assurer l’application de la convention (article V), de traduire en justice les personnes accusées de génocide (article VI) et de coopérer au moyen de l’extradition (article VII)230. Rien, dans le dispositif ou dans le préambule de la convention, ne fait penser que les parties contractantes aient entendu régir des questions relatives à l’emploi de la force, à l’intégrité territoriale, à l’autodétermination ou à la reconnaissance des États, et conférer à la Cour compétence pour connaître de tels sujets.
189. Le fait que l’Ukraine invoque « l’esprit et les fins des Nations Unies », qui sont brièvement mentionnés dans le préambule de la convention sur le génocide, n’aboutit pas à un résultat différent. Presque tous les traités conclus dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies contiennent des références similaires à la Charte des Nations Unies et aux principes qui y sont consacrés231, et il ne serait pas raisonnable de soutenir que, du seul fait de ces références générales, les États ont consenti à la compétence de la Cour pour connaître de différends relatifs à l’interprétation et à l’application de la Charte des Nations Unies allant au-delà de l’objet de ces traités232.
190. Les articles VIII et IX de la convention ne sont eux non plus d’aucune aide à l’Ukraine. Aux termes de l’article VIII, « [t]oute Partie contractante peut saisir les organes compétents des Nations Unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ». Cette disposition n’impose pas d’obligation précise aux États, elle indique simplement certaines des manières dont un État peut chercher à donner effet à l’obligation de prévenir et punir le génocide, ainsi qu’aux articles premier et IV. Comme la Cour l’a fait observer, « l’article VIII … peut être vu[] comme parachevant le système en appelant tant à la prévention qu’à la répression du crime de génocide, cette
230 Voir aussi R. Gardiner, Treaty Interpretation, 2e éd. (OUP, 2015), p. 206 (« Les considérants dans le préambule ne sont pas l’endroit approprié pour énoncer des obligations, lesquelles figurent généralement dans le dispositif du traité… »).
231 Voir, par exemple, les préambules de la convention de 1951 relative au statut des réfugiés ; la convention de Vienne de 1961 sur les relations diplomatiques ; la convention de Vienne de 1963 sur les relations consulaires ; la convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ; le pacte international de 1966 relatif aux droits civils et politiques ; le pacte international de 1966 relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ; la convention internationale de 1973 sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid ; la convention de 1979 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes ; la convention de 1984 contre la torture ; la convention de 1989 relative aux droits de l’enfant ; la convention de 1982 des Nations Unies sur le droit de la mer ; la convention-cadre de 1992 des Nations Unies sur les changements climatiques ; la convention de 1997 sur l’interdiction des armes chimiques ; la convention de 2006 relative aux droits des personnes handicapées.
232 Ainsi que M. Wolfrum l’a également fait observer, le préambule de la Charte des Nations Unies « n’énonce aucune obligation fondamentale des États membres. Il a plutôt pour fonction, en mettant l’accent sur certaines des motivations des fondateurs de l’Organisation, de servir de guide à l’interprétation des dispositions de la Charte. Dans la pratique, l’incidence du préambule sur les décisions des organes de l’Organisation des Nations Unies a été assez minime ». Voir R. Wolfrum, « Preamble », dans B. Simma et al. (dir. publ.), The Charter of the United Nations: A Commentary, Vol. I, (3e éd., OUP, 2012), p. 105. Voir aussi, Sud-Ouest africain, deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1966, p. 34, par. 50 (« Des considérations humanitaires peuvent inspirer des règles de droit ; ainsi le préambule de la Charte des Nations Unies constitue la base morale et politique des dispositions juridiques qui sont énoncées ensuite. De telles considérations ne sont pas cependant en elles-mêmes des règles de droit. Tous les États s’intéressent à ces questions ; ils y ont un intérêt. Mais ce n’est pas parce qu’un intérêt existe que cet intérêt a un caractère spécifiquement juridique. »).
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fois au niveau politique et non plus sous l’angle de la responsabilité juridique »
233, et il ne « conf[ère] [à la Cour] aucune fonction ou compétence qui s’ajoutent à celles que prévoit son Statut »234. Plus récemment, en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), la Cour a rappelé cette position, ajoutant que,
« suivant son sens ordinaire, l’expression “organes compétents de l’Organisation des Nations Unies”, considérée isolément, pourrait sembler []englober [la Cour], en sa qualité d’organe judiciaire principal de l’Organisation. L’article VIII lu dans son ensemble appelle toutefois une interprétation différente. Ladite disposition prévoit en particulier que les organes compétents de l’Organisation des Nations Unies peuvent “pren[dre] … les mesures qu’ils jugent appropriées”, ce qui donne à penser que ces organes disposent d’un pouvoir discrétionnaire pour déterminer les mesures à prendre en vue de “la prévention et [de] la répression des actes de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III”. La fonction desdits organes au regard de cette disposition est donc différente de celle de la Cour, “dont la mission est de régler conformément au droit international les différends qui lui sont soumis”, tel qu’énoncé au paragraphe 1 de l’article 38 de son Statut, et de donner des avis consultatifs sur toute question juridique, ainsi que le prévoit le paragraphe 1 de l’article 65. En ce sens, l’article VIII peut être considéré comme ayant trait à la prévention et à la répression du génocide “au niveau politique et non plus sous l’angle de la responsabilité juridique”
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il ressort donc du sens ordinaire des termes de l’article VIII considérés dans leur contexte que cette disposition ne régit pas la saisine de la Cour. »235
191. Au vu de la jurisprudence de la Cour, il est clair que l’on ne saurait s’appuyer sur l’article VIII pour déceler dans les articles premier et IV de la convention, comme le fait l’Ukraine, une obligation implicite de « déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale ». De fait, étant donné que l’article VIII de la convention ne régit pas la saisine de la Cour et sert simplement à indiquer aux États et aux organes de l’Organisation des Nations Unies les mesures politiques qu’ils peuvent prendre ou ne pas prendre, cette disposition ne peut a fortiori influer sur la détermination de la compétence ratione materiae que la Cour tient de l’article IX236. Elle ne saurait en aucun cas être interprétée comme constituant une preuve suffisante du
233 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 109, par. 159.
234 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), mesures conservatoires, ordonnance du 8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993, p. 23, par. 47.
235 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt, 22 juillet 2022, par. 88 et 90.
236 Ainsi que l’a fait observer un ancien juge de la Cour, « [l]’article VIII de la convention sur le génocide ne conférant aucun nouveau pouvoir aux organes de l’Organisation des Nations Unies, pas plus qu’il n’a d’incidence sur l’exercice de leurs pouvoirs, cette disposition est de nature purement informative ». Voir G. Gaja, « The Role of the United Nations in Preventing and Supressing Genocide » dans P. Gaeta (dir. publ.), The UN Genocide Convention: A Commentary (OUP, 2009), p. 400. De fait, lorsque la convention a été négociée, la Sixième Commission, considérant l’article VII superflu, avait décidé de le supprimer. Le représentant britannique (M. Fitzmaurice) a expliqué comme suit que cette disposition ait finalement été conservée : « quoique sa délégation [eût] estim[é] inutile de faire figurer dans la convention des dispositions qui ne f[aisai]nt que conférer aux organes des Nations Unies des pouvoirs qu’ils [avaie]nt déjà aux termes de la Charte, il a[vait] voté en faveur de l’amendement australien, pour qu’il [fût] bien précisé que l’adoption de l’amendement commun de la Belgique et du Royaume-Uni … n’exclu[ai]t pas, en faveur de la Cour internationale de Justice, le recours aux autres organes compétents des Nations Unies. » (Voir Nations Unies, doc. A/C.6/SR.105). Dans son projet de rapport, le comité spécial du génocide a également indiqué que « le principe de l’obligation [de saisir] » les organes compétents des Nations Unies d’actes de génocide allégués avait été rejeté par les parties à la négociation (Nations Unies, doc. E/AC.25/W.1/Add.4, par. 2).
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consentement des États à la compétence de la Cour pour connaître de toute violation du droit international au-delà de la convention.
192. L’article IX, pour sa part, est une clause de règlement des différends qui permet de saisir la Cour de différends relatifs à l’interprétation, l’application et l’exécution de la convention. Ainsi que la Cour l’a précisé par le passé, les clauses compromissoires sont « par leur nature et par leur effet, des dispositions de procédure et non de fond », en ce sens qu’elles « ne détermine[nt] pas si une partie a des droits de fond, mais seulement si, à supposer qu’elle les ait, elle peut les faire valoir devant un tribunal »237. De fait, la jurisprudence bien établie de la Cour concernant les limites de sa compétence ratione materiae, telle qu’exposée dans la section B ci-dessus, repose sur cette interprétation. L’article IX ne peut par conséquent être invoqué, comme le fait l’Ukraine, pour lire dans la convention des obligations implicites supplémentaires et élargir indûment l’objet de cet instrument.
193. En résumé, l’Ukraine n’a pas démontré que, même si l’on fait preuve de beaucoup d’imagination, la convention, interprétée conformément aux articles 31 et 32 de la convention de Vienne sur le droit des traités, fournit une base permettant de justifier de façon crédible qu’elle impose une obligation implicite distincte de « déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale » au sens où l’Ukraine l’entend.
194. La Fédération de Russie rappelle que ce n’est pas la première fois que la thèse qu’un traité incorpore d’autres règles de droit international est soumise à la Cour dans le but d’étendre sa compétence ratione materiae et d’obtenir d’elle qu’elle dise que ces autres règles ont été violées. Dans de nombreuses affaires, des États demandeurs ont, comme l’Ukraine, prétendu qu’il y avait violation d’un traité conférant compétence à la Cour du fait ou au motif que d’autres règles de droit international auraient été violées. La Cour a invariablement conclu à son absence de compétence ratione materiae et rejeté de telles prétentions. La présente affaire est toutefois unique en ce que l’Ukraine tente de procéder de la sorte sans invoquer aucune disposition précise de la convention.
195. Dans l’affaire des Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), par exemple, l’Iran soutenait que l’article premier du traité d’amitié de 1955 incorporait dans le traité des règles de droit international relatives à l’emploi de la force. La Cour a rejeté cet argument en ces termes :
« l’objet et le but du traité de 1955 n’étaient pas d’organiser les relations pacifiques et amicales entre les deux États de manière générale. L’article premier ne saurait dès lors être interprété comme incorporant dans le traité l’ensemble des dispositions du droit international concernant de telles relations. À la vérité, en insérant dans le corps même du traité la formule figurant à l’article premier, les deux États ont entendu souligner que la paix et l’amitié constituaient la condition du développement harmonieux de leurs relations commerciales, financières et consulaires et qu’un tel développement renforcerait à son tour cette paix et cette amitié. Par voie de conséquence, l’article premier doit être regardé comme fixant un objectif à la lumière duquel les autres dispositions du traité doivent être interprétées et appliquées. »238
237 Sud-Ouest africain, deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1966, p. 39, par. 64-65.
238 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996, p. 814, par. 28.
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196. La convention sur le génocide n’a pas non plus pour but d’organiser les relations entre les parties contractantes « de manière générale », notamment pas en ce qui concerne les questions relatives à l’emploi de la force, l’intégrité territoriale, l’autodétermination ou la reconnaissance des États. De plus, elle est libellée en des termes faisant référence à la prévention et à la répression de crimes, tels que « prévenir », « punir », « exécuter » ; elle ne contient pas de dispositions limitées mais précises — telles que celles qui figurent dans le traité d’amitié — relatives à une « paix stable et durable et [à une] amitié sincère » entre les parties ou à l’adoption éventuelle de « mesures nécessaires à la protection [de leurs] intérêts vitaux ». Ainsi qu’il est exposé ci-dessus, son principal objectif de libérer l’humanité du génocide et de garantir que ce crime fasse l’objet d’une prévention et d’une répression effectives. Ce but et objet important mais limité ne peut être invoqué aux fins de l’incorporation dans la convention d’un nombre indéterminé de règles de droit international, comme le suggère l’Ukraine.
197. Dans l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales, la Guinée équatoriale se fondait sur la convention de Palerme, dont le paragraphe 1) de l’article 4 dispose que les États parties « doivent se décharger de leurs obligations en vertu de cette Convention d’une manière compatible avec les principes de l’égalité souveraine et de l’intégrité territoriale des États et de celui de non-intervention dans les affaires internes des autres États », pour soutenir que la France avait violé les règles de droit international coutumier relatives aux immunités souveraines. La Cour a rejeté les arguments de la Guinée en ces termes :
« Le paragraphe 1 de l’article 4 dispose que “[l]es États Parties exécutent leurs obligations [‘shall carry out their obligations’ en anglais] au titre de la … [c]onvention [de Palerme] d’une manière compatible” avec les principes auxquels il fait référence. La Cour estime que le terme “shall” impose une obligation aux États parties. Le paragraphe 1 de l’article 4 n’est ni un préambule ni la simple formulation d’un but général, comme la Cour l’avait déclaré au sujet de l’article premier du traité d’amitié en l’affaire des Plates-formes pétrolières. Toutefois, l’article 4 n’est pas indépendant des autres dispositions de la convention. Son but est de garantir que les États parties à la convention s’acquittent de leurs obligations conformément aux principes de l’égalité souveraine, de l’intégrité territoriale des États et de la non-intervention dans les affaires intérieures d’autres États.
Comme la Cour l’a déjà constaté, les règles relatives à l’immunité de l’État procèdent du principe de l’égalité souveraine des États … Cependant, l’article 4 ne fait nullement référence aux règles du droit international coutumier, en ce compris celles de l’immunité de l’État, qui découlent de l’égalité souveraine, mais au principe même de celle-ci. L’article 4 se contente de renvoyer à des principes généraux du droit international. Lu dans son sens ordinaire, le paragraphe 1 de l’article 4 n’impose pas aux États parties, par sa référence à l’égalité souveraine, l’obligation de se comporter d’une manière compatible avec les nombreuses règles de droit international qui protègent la souveraineté en général, ainsi qu’avec toutes les conditions dont ces règles sont assorties.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que les règles du droit international coutumier relatives aux immunités des États et de leurs agents ne sont pas incorporées dans l’article 4. En conséquence, l’aspect du différend opposant les Parties au sujet de l’immunité invoquée en faveur du vice-président équato-guinéen et de l’immunité de toute mesure de contrainte invoquée en faveur de l’immeuble sis au 42 avenue Foch à Paris en tant que bien d’État ne concerne pas l’interprétation ou l’application de la convention de Palerme. Dès lors, la Cour n’a pas compétence pour connaître de cet aspect du différend. La Cour note que sa conclusion, selon laquelle les
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règles du droit international coutumier relatives aux immunités des États et de leurs agents ne sont pas incorporées dans l’article 4, est sans préjudice de l’applicabilité de ces règles. »
239 [Les italiques sont de nous.]
198. La Cour a ainsi souscrit à la position de la France, selon qui,
« en soutenant que l’article 4 de la convention de Palerme “contient une ‘obligation autonome’ de respecter le droit international coutumier en général”, la Guinée équatoriale entret[enait] une confusion indue entre les obligations prévues par la convention et la manière dont celles-ci doivent être exécutées, et qu’elle cherch[ait], ce faisant, à attribuer à la convention un objet qu’elle n’a pas et à étendre artificiellement le champ du consentement donné en vertu du paragraphe 2 de l’article 35 de cet instrument. »240
199. La similarité entre les thèses de la Guinée équatoriale et de l’Ukraine est évidente. En l’espèce, l’Ukraine soutient que, lorsqu’ils exécutent leurs obligations au titre des articles premier et IV, les États ont en vertu de la convention une obligation implicite de déployer leur action « dans les limites de ce que [leur] permet la légalité internationale » ou d’une manière « compatible avec les limites de ce que permet la légalité internationale ». Dans l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales, la Guinée équatoriale soutenait elle aussi que la France était tenue de s’acquitter des obligations qui lui incombent au titre de la convention de Palerme « d’une manière compatible avec » les principes de l’égalité souveraine et de la non-intervention. De surcroît, dans la présente affaire, l’Ukraine cherche à incorporer plusieurs règles de droit international dans la convention, notamment celles qui ont trait à l’emploi de la force, l’intégrité territoriale, l’autodétermination et la reconnaissance des États. La Guinée équatoriale, pour sa part, cherchait à incorporer dans la convention de Palerme des règles relatives à l’immunité des représentants et des biens de l’État. Dans les deux cas, les différends faisaient entrer en jeu des traités visant à prévenir et punir des infractions et à assurer la coopération entre États à cette fin.
200. Il importe de souligner que, dans l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales, il existait effectivement une base, dans la convention de Palerme, permettant d’y incorporer les principes de l’égalité souveraine et de la non-intervention, à savoir le paragraphe 1) de l’article 4 de cet instrument. La Cour a néanmoins rejeté la thèse que les règles relatives aux immunités souveraines étaient également incorporées dans ce traité, même si ces règles sont étroitement liées aux principes en question, du fait de l’absence de référence expresse à celles-ci, ainsi que de tout élément susceptible d’indiquer le contraire dans les travaux préparatoires. En l’espèce, il n’existe pas, dans la convention, de disposition semblable au paragraphe 1) de l’article 4 de la convention de Palerme, pas plus qu’une quelconque référence, dans le texte ou dans les travaux préparatoires de cet instrument, qui pourrait indiquer que les parties contractantes aient eu l’intention d’y incorporer des règles relatives à l’emploi de la force, l’intégrité territoriale, l’autodétermination ou la reconnaissance des États, et de conférer à la Cour compétence pour connaître de violations alléguées de ces règles241.
239 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018, p. 321, 323, par. 92-93, 102.
240 Ibid., p. 313, par. 62.
241 En fait, les travaux préparatoires montrent que les États participant à la négociation ont pris soin de ne pas créer de confusion entre ces questions et l’objet de la convention. Ainsi, dans le projet de convention établi par le Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies, il était précisé que « droit de la guerre, droit des nationalités, protection des minorités, droits et obligations générales des États, protection des droits de l’homme sont des chapitres du droit international qui ne doivent pas se fondre totalement ou partiellement dans la question du génocide ». (Nations Unies, doc. E/447, p. 21). Plus tard, le président du comité spécial du génocide a fait observer que « le comité n’a pas envisagé le cas de guerre, la codification des lois de la guerre n’étant pas de son ressort. » (Nations Unies, doc. E/AC.25/SR.12, p. 7).
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Au vu du précédent établi par la Cour, l’on ne saurait maintenir que la convention incorpore d’autres règles de droit international comme le prétend l’Ukraine.
201. De même, dans l’affaire relative à Certains actifs iraniens, la Cour a rejeté plusieurs demandes de l’Iran au motif que le traité d’amitié de 1955 n’incorporait pas de règles de droit international coutumier relatives aux immunités souveraines. En ce qui concerne le paragraphe 2) de l’article IV du traité d’amitié, par exemple, la Cour a indiqué que
« l’interprétation proposée par l’Iran du membre de phrase qui se réfère, dans la disposition précitée, aux “normes fixées par le droit international”, ne cadre pas avec l’objet et le but du traité d’amitié. Ainsi que cela ressort du préambule de ce traité, les parties ont entendu “encourager les échanges et les investissements mutuellement profitables et l’établissement de relations économiques plus étroites entre leurs peuples et … régler leurs relations consulaires”. En outre, l’intitulé du traité ne suggère pas que les immunités souveraines entreraient dans l’objet et le but de l’instrument en cause. Ces immunités ne sauraient, par suite, être considérées comme incluses dans le paragraphe 2 de l’article IV.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’ensemble de ces dispositions indique nettement que l’article IV vise à garantir certains droits et protections minimales au bénéfice des personnes physiques ou morales qui se livrent à des activités de nature commerciale. On ne saurait donc l’interpréter comme incorporant par référence les règles coutumières relatives aux immunités souveraines. »242
202. Pour ce qui est du paragraphe 4) de l’article IX du traité, la Cour a également dit qu’
« [elle] ne saurait suivre l’interprétation soutenue par l’Iran. Que le paragraphe 4 de l’article XI laisse intégralement subsister, en ne les excluant pas, les immunités dont bénéficient, en vertu du droit coutumier, les entités étatiques quand elles exercent des activités jure imperii, est une chose. Qu’il ait pour effet de transformer le respect de telles immunités en une obligation conventionnelle, comme le prétend l’Iran, est une tout autre idée, que ni le texte ni le contexte de cette disposition ne vient corroborer.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
242 Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019, p. 28, par. 57-58. La disposition se lit comme suit : « La protection et la sécurité des biens appartenant aux ressortissants et aux sociétés de l’une des Hautes Parties contractantes, y compris les participations dans des biens, seront assurées de la manière la plus constante dans les territoires de l’autre Haute Partie contractante, et ne seront inférieures en aucun cas aux normes fixées par le droit international. Lesdits biens ne pourront être expropriés que pour cause d’utilité publique et moyennant le paiement rapide d’une juste indemnité. Cette indemnité devra être fournie sous une forme aisément convertible en espèces et correspondre à la valeur intégrale des biens expropriés. Des dispositions adéquates devront être prises, au moment de la dépossession ou avant cette date, en vue de la fixation et du règlement de l’indemnité. »
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Il n’est donc pas possible d’accueillir la thèse selon laquelle cette disposition incorpore les immunités souveraines au traité. »243
203. Quant au paragraphe 2) de l’article III du traité, la Cour a conclu que
« [r]ien dans les termes [de cette disposition], suivant leur sens ordinaire dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but du traité d’amitié, ne suggère ni n’indique que l’obligation de garantir aux “sociétés” iraniennes le libre accès aux tribunaux américains impliquerait celle de respecter les immunités que le droit international coutumier accorderait — si tel était le cas — à certaines de ces entités. Les deux questions sont nettement distinctes. »244
204. La Cour a pareillement conclu, s’agissant du paragraphe 1) de l’article IV, qu’elle
« ne consid[érait] pas que les exigences du paragraphe 1 de l’article IV englobent une obligation de respecter les immunités souveraines de l’État et de celles de ses entités qui peuvent prétendre à de telles immunités en vertu du droit international coutumier [et qu’e]lle ne saurait donc accueillir sur ce point l’argumentation de l’Iran selon laquelle la question des immunités souveraines relève du champ d’application ratione materiae de cette disposition, et par suite de la compétence de la Cour en vertu de la clause compromissoire du traité d’amitié. »245
205. Sur la base de ce qui précède, la Cour est finalement parvenue à la conclusion suivante :
« aucune des dispositions dont l’Iran invoque la violation, et qui permettraient selon lui de faire entrer dans le champ de la compétence de la Cour la question du respect par les États-Unis des immunités dont bénéficieraient certaines entités publiques iraniennes, n’est de nature à fonder une telle conclusion.
Par suite, elle constate que les demandes de l’Iran qui sont fondées sur la violation alléguée des immunités souveraines garanties par le droit international coutumier ne se rapportent pas à l’interprétation ou à l’application du traité d’amitié et, en conséquence, ne se trouvent pas dans le champ de la clause compromissoire du paragraphe 2 de l’article XXI. Il en résulte que la Cour n’a pas compétence pour examiner les demandes
243 Ibid., p. 30, par. 65. La disposition se lit comme suit : « Aucune entreprise de l’une ou l’autre des Hautes Parties contractantes, qu’il s’agisse de sociétés, d’associations, d’administrations et d’agences publiques, qui est propriété publique ou sous contrôle public, ne pourra, si elle exerce dans les territoires de l’autre Haute Partie contractante une activité commerciale ou industrielle de quelque nature que ce soit, y compris le transport des marchandises, bénéficier ni prétendre bénéficier, dans lesdits territoires, pour elle-même ou pour ses biens, d’une exemption en matière d’impôts, de poursuites judiciaires, d’exécution des jugements ou d’obligations d’un autre ordre applicables aux entreprises qui sont propriété privée ou sous contrôle privé. »
244 Ibid., p. 32, par. 70. La disposition se lit comme suit : « En vue d’assurer une administration rapide et impartiale de la justice, chacune des Hautes Parties contractantes accordera, dans ses territoires, aux ressortissants et aux sociétés de l’autre Haute Partie contractante, libre accès aux tribunaux judiciaires et aux organismes administratifs, à tous les degrés de la juridiction, tant pour faire valoir que pour défendre leurs droits. En toute circonstance, elle leur assurera cet accès dans des conditions non moins favorables que celles qui sont applicables à ses propres ressortissants et sociétés ou ceux de tout pays tiers. Il est entendu que la même latitude sera donnée aux sociétés n’exerçant aucune activité dans le pays, sans qu’elles aient à se faire immatriculer ou à accomplir des formalités ayant pour objet de les assimiler aux sociétés nationales. »
245 Ibid., p. 33, par. 74. Voir aussi p. 34, par. 78-79. La disposition se lit comme suit : « Chacune des Hautes Parties contractantes accordera en tout temps un traitement juste et équitable aux ressortissants et aux sociétés de l’autre Haute Partie contractante, ainsi qu’à leurs biens et à leurs entreprises ; elle ne prendra aucune mesure arbitraire ou discriminatoire pouvant porter atteinte à leurs droits ou à leurs intérêts légalement acquis et, en conformité des lois applicables en la matière, elle assurera des voies d’exécution efficaces à leurs droits contractuels légitimement nés. »
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de l’Iran en ce qu’elles concernent la prétendue violation des règles de droit international en matière d’immunités souveraines. »
246
206. La thèse de l’Iran, selon qui les dispositions susmentionnées du traité d’amitié de 1955 incorporaient des règles relatives aux immunités souveraines, s’appuyait sur une lecture du traité qui était au moins plausible, compte tenu d’éléments textuels venant dans une certaine mesure étayer l’interprétation proposée par cet État — or la Cour l’a tout de même rejetée. Dans la présente affaire, la position de l’Ukraine doit être rejetée encore plus sûrement, puisque rien, dans le texte de la convention, ne vient l’étayer, pas plus que le but et objet de celle-ci— qui n’a aucun rapport avec des questions telles que l’emploi de la force ou la reconnaissance des États — ne permet d’y déceler une vaste obligation de « déployer son action dans les limites de ce que permet la légalité internationale » incorporant toutes sortes de règles de droit international. Il n’existe, pour reprendre les termes employés par la Cour, aucun « lien » entre la convention et ces autres règles qui entraînerait leur incorporation à cet instrument, pas plus que celui-ci ne comporte un quelconque renvoi à ces règles247.
207. Dans les affaires relatives à la Licéité de l’emploi de la force, la Yougoslavie a tenté de s’appuyer sur la convention pour porter devant la Cour des griefs concernant les attaques armées menées contre elle par des États membres de l’OTAN, alléguant, en sus de la violation de la convention, des violations de règles de droit international relatives, notamment, à l’emploi de la force, à la non-intervention et au jus in bello. La Cour a rejeté ces griefs au stade des mesures conservatoires, faisant observer que « le recours ou la menace du recours à l’emploi de la force contre un État ne sauraient en soi constituer un acte de génocide au sens de l’article II de la convention sur le génocide »248.
208. Bien que la Cour eût abordé la question qui lui était soumise sous l’angle de l’article II de la convention sur le génocide et du point de savoir si les actes commis par les États membres de l’OTAN démontraient une intention génocidaire, il n’en est pas moins clair que l’affaire avait un lien avec la relation entre la convention et les questions touchant à l’emploi de la force249. Il convient de rappeler que le bombardement de la Yougoslavie par les États membres de l’OTAN avait été entrepris en vertu du prétendu « principe d’intervention humanitaire », sur la base d’allégations de nettoyage ethnique et d’autres violations graves des droits de l’homme, dont le génocide. Pour ne citer que quelques exemples :
a) Le président américain de l’époque, Bill Clinton, avait fait la déclaration suivante pour expliquer le lancement de frappes aériennes en Yougoslavie en 1999 : « [c]’était un génocide au coeur de l’Europe, pas en 1945, mais en 1995 … Nous devons mettre en pratique au Kosovo les enseignements tirés, avant que ce qui s’est passé en Bosnie ne se reproduise là aussi »250. Par la suite, M. Clinton avait ajouté que « [l]’OTAN a[vait] mis fin à des crimes de guerre. L’OTAN
246 Ibid., p. 34-35, par. 80.
247 Ibid., p. 32, par. 70.
248 Voir Licéité de l'emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999, p. 138, par. 40.
249 Voir aussi ordonnance en indication de mesures conservatoires, déclaration du juge Bennouna, par. 7-11.
250 CNN, Transcript: Clinton addresses nation on Yugoslavia’s strike (24 mars 1999), accessible à l’adresse suivante : https://edition.cnn.com/ALLPOLITICS/stories/1999/03/25/clinton.transcript/ (annexe 118).
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a[vait] mis fin à des campagnes délibérées et systématiques de nettoyage ethnique et de génocide. »
251
b) Le porte-parole du département d’État américain, James Rubin, avait tenu les propos suivants : « [N]ous disposons d’éléments indiquant très clairement qu’un génocide est en cours au Kosovo »252.
c) L’ambassadeur itinérant des États-Unis chargé des questions relatives aux crimes de guerre, David Scheffer, avait déclaré ce qui suit : « Le lundi 29 mars, le porte-parole [James] Rubin a, ici même, décrit ce dont nous avons conclu qu’il s’agissait de nettoyage ethnique, de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, ainsi que de signes d’un génocide en cours au Kosovo … [N]ous estimons que, sur ce fondement, il est possible d’affirmer qu’un génocide est en train d’être commis au Kosovo »253.
d) De même, le premier ministre britannique, Tony Blair, avait invoqué le génocide pour justifier la participation de son pays à l’opération menée contre la Yougoslavie : « Nous avons pris part à ce conflit parce que nous croyons en la justice, parce que nous étions convaincus qu’il était inacceptable que des actes de nettoyage ethnique et de génocide racial soient commis ici, en Europe, à la fin du XXe siècle ; nous n’avons pas combattu pour réprimer une autre minorité ethnique [les Serbes du Kosovo] »254.
e) Le ministre britannique des affaires étrangères, Robin Cook, avait fait le constat suivant au cours d’une discussion avec son homologue américaine, Madeleine Albright : « En 1945, nous avons contemplé l’Europe dont nous avions hérité : une Europe ravagée par le génocide, par les déportations de masse, par les conflits et les agressions ethniques. Il est tragique que tout cela se reproduise sous nos yeux aujourd’hui au Kosovo »255.
f) Dans le même ordre d’idées, le chancelier allemand, Gerhard Schroeder, avait déclaré que « on ne p[ouvait] répondre au génocide en Yougoslavie par le pacifisme » et que l’Allemagne devait apporter son soutien aux personnes d’origine albanaise « victimes d’expulsions, de viols et de meurtres »256.
g) Le président turc, Süleyman Demirel, avait également qualifié la situation au Kosovo de « génocide »257 et ordonné lui aussi la participation de son pays aux frappes de l’OTAN.
251 The New York Times, Crisis in the Balkans: the President; Clinton Underestimated Serbs, He Acknowledged (26 juin 1996), accessible à l’adresse suivante : https://www.nytimes.com/1999/06/26/world/crisis-in-the-balkans-the-president-clinton-underestimated-serbs-he-acknowledges.html (annexe 119).
252 US Department of State, Daily Press Briefing No. 40, Briefer: James P. Rubin (30 mars 1999), accessible à l’adresse suivante : https://1997-2001.state.gov/briefings/9903/990330db.html (annexe 36).
253 On-the Record Briefing on Atrocities in Kosovo released by the Office of the Spokesman, US Department of State, Washington, DC (9 avril 1999), accessible à l’adresse suivante : https://1997-2001.state.gov/policy_remarks /1999/990409_scheffer_kosovo.html (annexe 37).
254 The Washington Post, Kosovo’s Cruel Realities (4 août 1999), accessible à l’adresse suivante : https://www.washingtonpost.com/archive/opinions/1999/08/04/kosovos-cruel-realities/28f9e16b-1d00-44d4-a85c-d2c22952209c/ (annexe 120).
255 Secretary of State Madeleine K. Albright and UK Foreign Secretary Robin Cook Press Conference, Washington, DC (22 avril 1999), accessible à l’adresse suivante : https://1997-2001.state.gov/statements/1999/990422a.html (annexe 38).
256 The New York Times, An Echo of Kosovo in Bonn (13 avril 1999), accessible à l’adresse suivante : https://archive.nytimes.com/www.nytimes.com/library/world/europe/041399kosovo-germany.html (annexe 121).
257 S. Gangloff, « Turkish policy towards the conflict in Kosovo: the preeminence of national political interests », dans Balkanologie, vol. VIII (1) (2004), p. 111 (annexe 135).
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209. Si les vues exprimées par des membres d’organes parlementaires ne sauraient être considérées comme l’expression de la position officielle de l’État concerné, on peut néanmoins rappeler — au vu de l’importance que l’Ukraine semble accorder à de telles déclarations — que les débats au sein des parlements des États membres de l’OTAN étaient du même ordre. Ainsi, le sénat américain a, à plusieurs reprises, tenu des audiences sur le « conflit génocidaire au Kosovo »258.
210. Même au cours de la procédure devant la Cour, certains États membres de l’OTAN, telle l’Allemagne, ont invoqué la prévention du génocide comme excuse à leur intervention armée :
« Il est de notoriété publique, comme nous l’avons montré dans nos exceptions préliminaires …, que les opérations militaires lancées contre la RFY l’ont été dans le but d’empêcher que les Albanais du Kosovo ne soient victimes d’atrocités, et notamment d’actes de génocide, et ne soient chassés de leurs terres ancestrales »259. [Les italiques sont de nous.]
211. Pourtant, même si, dans son mémoire, la Yougoslavie traitait de façon détaillée les questions de licéité de l’emploi de la force260, elle n’a jamais évoqué la possibilité que de telles déclarations constituent une sorte de lien juridictionnel au titre de la convention. La Cour, qui avait connaissance de ces déclarations (ainsi que cela ressort clairement des opinions des juges)261, n’a elle non plus jamais envisagé une telle possibilité, que ce soit proprio motu ou de quelque autre manière, et a finalement décidé qu’elle n’avait pas compétence pour d’autres raisons.
212. Lorsqu’ils ont présenté leurs arguments, les États défendeurs ont également bien précisé que la convention et les règles de droit international relatives à l’emploi de la force étaient distinctes et qu’il convenait de ne pas les confondre :
a) Invoquant l’affaire des Plates-formes pétrolières, le Canada a déclaré que l’argumentation de la Yougoslavie
« exige[ait] … que les violations alléguées soient reprochées à l’État contre lequel l’instance a[vait] été introduite … [E]n réalité le différend entre le Canada et le demandeur [était] sans rapport avec des violations de la convention sur le génocide par le Canada. La convention ser[vait] de moyen artificiel pour introduire une instance qui ne rel[evait] pas de la juridiction obligatoire de la Cour. »262
b) La France a fait observer que
258 The Crisis in Kosovo: Hearings before the Subcommittee on European Affairs of the Committee on Foreign Relations, United States Senate (6 mai et 24 juin 1998), accessible à l’adresse suivante : https://www.govinfo.gov/ content/pkg/CHRG-105shrg49265/html/CHRG-105shrg49265.htm (annexe 39).
259 Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Allemagne), CR 2004/11, 20 avril 2004, p. 23, par. 44.
260 Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Allemagne), mémoire de la Yougoslavie, p. 301-308.
261 Voir, par exemple, Licéité de l'emploi de la force (Yougoslavie c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999, opinion dissidente du vice-président Weeramantry, p. 184 : (« Le défendeur, de son côté, dit que ses actions ont une fin purement humanitaire, consistant à empêcher des violations flagrantes des droits de l’homme allant jusqu’au génocide qui ont été commises au Kosovo par le demandeur et qui y sont toujours commises aujourd’hui. Dans ce contexte, le défendeur invoque le principe des “mains propres”, principe d’équité et de procédure judiciaire parfaitement admis dans tous les systèmes de droit, en vertu duquel celui qui demande son aide à un tribunal doit se présenter devant lui les mains propres. »)
262 Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Canada), exceptions préliminaires du Canada, par. 171.
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« [l]a Cour n’a[vait] … pas compétence pour se prononcer sur les questions relatives aux violations alléguées de la Charte des Nations Unies ou à celles de certains principes et règles du droit international humanitaire applicables dans les conflits armés, ces questions n’entrant pas dans les prévisions de l’article IX de la Convention de 1948 sur le génocide. »263
c) De même, selon l’Allemagne,
« [e]n énumérant une longue liste de toutes les violations des règles du droit international que les dix États membres de l’OTAN mis en cause devant la Cour auraient commises, [la Yougoslavie] admet ouvertement que, même à ses yeux, l’essentiel du différend se situe en dehors du champ d’application de la convention sur le génocide. »264
d) Dans le même ordre d’idées, le Royaume-Uni a déclaré que
« [c]ette compétence conférée par l’article IX ne s’étendrait pas aux différends concernant la violation alléguée d’autres règles de droit international, telles que les dispositions de la Charte des Nations Unies relatives à l’emploi de la force et celles des conventions de Genève relatives à la conduite des conflits armés ainsi que de leurs protocoles additionnels de 1977. »265
e) Dans le même esprit, la Belgique a elle aussi fait observer que la Cour
« [était] compétente en vertu de [l’article IX] lorsque les allégations portent sur des actes qui relèvent du champ d’application de la Convention ratione materiae et seulement par rapport à ces actes. L’article IX de la Convention sur le génocide ne constitue pas une base sur laquelle la compétence de la Cour peut se fonder de manière plus générale. »266
213. Conformément à cette interprétation, la Cour a déjà soigneusement précisé les limites de la compétence ratione materiae que lui confère l’article IX de la convention sur le génocide, ainsi que cela a été exposé à la section C ci-dessus. Dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), elle a notamment déclaré ce qui suit :
« … puisque la compétence prévue par l’article IX est limitée à “l’interprétation, l’application ou l’exécution de la … Convention, y compris … à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III”, elle ne s’étend pas aux allégations concernant la violation du droit international coutumier en matière de génocide.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En l’espèce, la compétence de la Cour repose exclusivement sur l’article IX de la convention sur le génocide et est en conséquence limitée aux obligations imposées par
263 Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. France), exceptions préliminaires de la France, par. 14.
264 Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Allemagne), exceptions préliminaires de l’Allemagne, par. 3.28.
265 Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires du Royaume-Uni, par. 5.2.
266 Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Belgique), exceptions préliminaires de la Belgique, par. 319.
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la Convention elle-même. Lorsqu’un traité énonce une obligation qui existe également en droit international coutumier, l’obligation résultant du traité et celle du droit coutumier demeurent distinctes … En conséquence, à moins que le traité ne fasse apparaître une intention différente, le fait que ce dernier sanctionne une règle du droit international coutumier ne signifie pas que la clause compromissoire qu’il contient permette de porter devant la Cour les différends concernant l’obligation existant en droit coutumier. S’agissant de l’article IX de la convention sur le génocide, on ne discerne aucune intention à cet effet. Au contraire, son libellé indique clairement que la compétence qu’il prévoit est limitée aux différends concernant l’interprétation, l’application ou l’exécution de la Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État pour génocide ou tout autre acte prohibé par la Convention. Il n’offre aucun fondement permettant à la Cour de connaître d’un différend portant sur la violation supposée des obligations qu’impose le droit international coutumier en matière de génocide. »
267 [Les italiques sont de nous.]
214. Pour que la Cour ait compétence pour connaître de demandes relatives à des violations alléguées du droit international ne relevant pas du champ d’application de la convention, il faut, ainsi qu’elle l’a fait observer, qu’une intention à cet effet puisse être discernée dans cet instrument même. La Cour a en conséquence jugé qu’une telle intention n’existait pas aux fins de l’incorporation dans la convention de règles de droit international coutumier relatives à l’interdiction du génocide. Si elle n’existe pas dans la convention même s’agissant de règles de droit international coutumier ayant le même objet que celle-ci, pareille intention ne saurait a fortiori être déduite s’agissant de règles de droit international conventionnel ou de droit international coutumier qui régissent des questions n’ayant aucun rapport avec le génocide. En résumé, rien dans la convention ne permet d’établir que des règles de droit international relatives à l’emploi de la force, au jus in bello, à l’intégrité territoriale, à l’autodétermination et à la reconnaissance des États soient incorporées dans cet instrument plus que les règles coutumières concernant l’interdiction du génocide.
215. En conclusion, la convention n’incorpore pas un ensemble indéterminé d’autres règles de droit international, notamment celles relatives à l’emploi de la force, à l’intégrité territoriale, à l’autodétermination et à la reconnaissance des États, par l’entremise d’une prétendue obligation implicite de « déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale », comme le soutient l’Ukraine. Rien, dans le texte, l’objet et le but, ou même les travaux préparatoires de la convention, ni dans la jurisprudence de la Cour, ne vient étayer l’existence d’une obligation aussi large et générale. L’objet de la convention est limité et n’organise pas les relations entre États de manière générale, et la compétence ratione materiae que la Cour tient de l’article IX doit être circonscrite en conséquence. Dès lors, la Fédération de Russie prie la Cour, au motif qu’elle n’a pas compétence pour en connaître, de rejeter les demandes de l’Ukraine, lesquelles sont fondées sur une violation alléguée, par la Fédération de Russie, d’autres règles de droit international qui ne relèvent pas du champ d’application de la convention sur le génocide.
E. Il n’y a pas d’autres règles de droit international incorporées à la convention par l’entremise d’une « obligation implicite » de s’abstenir de toute « application fautive » ou de tout « usage dévoyé » ou « abusif » de cet instrument
216. Comme il est indiqué plus haut, les efforts déployés par l’Ukraine pour étendre indûment la compétence ratione materiae que la Cour tient de l’article IX de la convention sur le génocide ne se réduisent pas à soutenir que cet instrument contient une obligation implicite de « déployer son
267 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015, p. 46-48, par. 87-88. Voir aussi Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007, p. 104-105, par. 147-149.
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action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale ». L’Ukraine soutient de plus que la convention contient aussi une obligation implicite de s’abstenir de toute « application fautive » ou de tout « usage dévoyé » ou « abusif » de cet instrument aux fins de la violation d’autres règles de droit international. Pour les raisons exposées aux sections C et D ci-dessus, les demandes de l’Ukraine reposant sur cet argument doivent elles aussi être rejetées : la Cour n’est pas compétente à l’égard de violations alléguées d’autres règles de droit international que la convention, qui ne relèvent pas de l’objet de cet instrument.
217. Quelques observations supplémentaires sur la position de l’Ukraine s’imposent néanmoins. Premièrement, l’obligation implicite invoquée par la demanderesse est formulée d’une manière qui est loin d’être claire. Ainsi, selon elle :
« … si une partie contractante venait à invoquer la responsabilité d’une autre partie contractante à raison d’une violation de la convention, ou si une partie contractante venait à agir pour prévenir et punir le génocide, de telles mesures devraient être prises de bonne foi, sans usage abusif »268 ;
« Cet ensemble d’obligations et de droits emporte un devoir de ne pas agir au détriment d’autres États sous le prétexte de prévenir et de punir un génocide allégué de façon mensongère »269 ;
« Les États doivent s’acquitter de leurs obligations de prévenir et de punir le génocide, et exercer leur droit d’invoquer la responsabilité d’États qui manquent à leurs obligations, et ce, de bonne foi et sans abus »270 ;
« … aucune partie contractante ne peut se prévaloir du droit de prendre des mesures contre un autre État qu’elle accuse de façon déraisonnable et sous un prétexte fallacieux d’avoir commis un génocide en violation de la convention. »271
218. Prima facie, l’Ukraine peut sembler alléguer un abus de droit. Or, dans son mémoire, elle ne tente nullement d’établir l’existence de l’interdiction de l’abus de droit comme règle de droit international, ni de préciser les conditions requises pour que celle-ci s’applique. Elle se borne à faire référence, de manière générale, au principe pacta sunt servanda et à celui de la bonne foi, à la déclaration d’un juge, aux vues exprimées par quelques auteurs soigneusement sélectionnés et aux dicta énoncés dans deux affaires dans lesquelles la notion d’abus de droit avait été brièvement mentionnée mais pas appliquée en tant que telle272. De la même manière, le mantra de l’Ukraine, selon qui « l’usage abusif d’un traité emporte violation de celui-ci »273, n’est pas étayé et contredit le point de vue de la plupart des auteurs, qui considèrent que, si l’interdiction de l’abus de droit fait
268 Mémoire, par. 78.
269 Ibid., par. 79.
270 Ibid., par. 86-88.
271 Ibid., par. 88.
272 Ibid., par. 86-93.
273 Ibid., par. 91-92. La référence faite par l’Ukraine à l’affaire États-Unis– Crevettes devant l’organe d’appel de l’OMC est à cet égard trompeuse. La disposition dont il aurait été fait un usage abusif dans cette affaire était l’article XX du GATT, qui prévoit une exception à l’exécution des obligations incombant aux États au titre du traité. Dans ce contexte, il était évident qu’un recours abusif à l’exception prévue à l’article XX aboutirait inévitablement à une violation du GATT, puisque l’application dudit article suppose avant tout un acte qui soit contraire au traité. En définitive, l’organe d’appel n’a pas conclu que les États-Unis avaient fait un usage abusif de l’article XX, mais qu’ils l’avaient appliqué de manière arbitraire et discriminatoire. Voir États-Unis — Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes — AB-1998-4, WT/DS58/AB/R, rapport de l’organe d’appel, 12 octobre 1998, p. 60-63, 75-76, par. 156-160, 186.
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bien partie du droit international, c’est en tant que principe général de droit au sens de l’alinéa c) du paragraphe 1) de l’article 38 du Statut
274. Par conséquent, toute violation de cette doctrine emporterait violation d’un principe général, et non d’un traité particulier.
219. En plus d’un siècle de jurisprudence, la Cour et la CPJI avant elle n’ont jamais retenu une allégation d’abus de droit275. Elles ont préféré suivre une approche prudente, indiquant qu’un abus de droit ne saurait être présumé276, et que la bonne foi « n’est pas en soi une source d’obligation quand il n’en existerait pas autrement »277. Ainsi que Lauterpacht l’a fait observer,
« [i]l n’existe aucun droit, aussi bien établi soit-il, qui ne pourrait, dans certaines circonstances, se voir dénier d’être reconnu au motif qu’il en a été abusé. La notion d’abus de droit est donc un instrument qui, outre d’autres raisons militant en faveur de la prudence dans l’administration de la justice internationale, doit être utilisé avec une modération calculée. »278
220. Il convient de relever que le seul remède prévu pour réparer un abus de droit est la non-reconnaissance dudit droit, ce qui ne revient pas à assimiler abus de droit et violation d’une obligation.
221. De la même manière, le juge Crawford, s’exprimant en tant que commentateur, était d’avis que :
« … cette doctrine sert le développement progressif du droit en tant que principe général, mais ne fait pas partie du droit international positif. On peut de fait douter qu’elle puisse sans risque être admise comme doctrine ambulatoire, car elle encouragerait les doctrines défendant la relativité des droits et serait, hors de l’instance judiciaire, source d’instabilité. »279
222. En tout état de cause, il est clair que, pour qu’une allégation d’abus de droit soit retenue, un État doit à tout le moins établir l’existence du droit qui aurait fait l’objet d’un abus. Comme la Cour l’a indiqué en l’affaire relative aux Immunités et procédures pénales,
274 Premier rapport sur les principes généraux du droit (M. Vázquez-Bermúdez), A/CN.4/732, 5 avril 2019, p. 16, 47-48, par. 64, 154 ; accessible à l’adresse suivante : https://digitallibrary.un.org/record/3805756/files/A_CN.4_732-FR.pdf?ln=fr ; A. Kiss, « Abuse of Rights », dans Max Planck Encyclopedia of Public International Law (OUP, 2008), par. 8-9, 34-35 ; J. Paulsson, The Unruly Notion of Abuse of Rights (CUP, 2020), p. 76-77.
275 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018, p. 335, par. 147.
276 Voir Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, fond, arrêt n° 7, 1926, C.P.J.I., série A, no 7, p. 30 (« un tel abus ne se présume pas, mais il incombe à celui qui l’allègue de fournir la preuve de son allégation ») ; Zones franches de la Haute-Savoie et du Pays de Gex, ordonnance du 6 décembre 1930, C.P.J.I. série A, no 24, p. 12 (« une réserve doit être faite pour le cas d’abus de droit, abus que la Cour ne saurait cependant présumer ») ; Zones franches de la Haute-Savoie et du Pays de Gex, arrêt, 1932, C.P.J.I. série A/B, no 46, p. 167 (« Une réserve doit être faite pour le cas d’abus de droit… Mais la Cour ne saurait présumer l’abus de droit. »). Voir aussi Question de Tacna/Arica (Chili/Pérou), sentence arbitrale, 4 mars 1925, RSA, vol. II, p. 930.
277 Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1988, p. 105, par. 94.
278 H. Lauterpacht, The Development of International Law by the International Court (Grotius Publications, 1982), p. 164.
279 J. Crawford, Brownlie’s Principles of Public International Law (8e éd., OUP, 2019), p. 545-546.
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« En ce qui concerne l’abus de droit invoqué par la France, il reviendra à chacune des Parties d’établir les faits ainsi que les moyens de droit qu’elle entend faire prévaloir au stade du fond de l’affaire. La Cour est d’avis que l’abus de droit ne peut être invoqué comme cause d’irrecevabilité alors que l’établissement du droit en question relève du fond de l’affaire ».280
223. À cet égard, le mémoire de l’Ukraine est foncièrement troublant et trompeur : il ne met en évidence aucun droit consacré par la convention dont la Fédération de Russie aurait fait un usage abusif ; en revanche, l’Ukraine semble laisser entendre que ce dont il a été fait une « application fautive » ou un « usage dévoyé » ou « abusif », c’est soit la convention dans son ensemble (d’une manière non précisée), soit les articles premier et IV (qui énoncent des obligations et non des droits).
224. L’un des droits effectifs que mentionne l’Ukraine est celui « d’invoquer la responsabilité d’un autre État » à raison de violations de la convention. Ainsi que cela a été démontré au chapitre III, la Fédération de Russie n’a néanmoins pris aucune mesure formelle pour engager la responsabilité de l’Ukraine, et celle-ci n’a produit aucun élément attestant le contraire.
225. De plus, et c’est assez paradoxal, l’Ukraine semble également suggérer que l’autre droit dont la Fédération de Russie aurait fait un usage abusif est le droit d’employer la force ou de reconnaître des États aux fins de la prévention et de la répression du génocide :
« … la Fédération de Russie affirme qu’elle pourrait reconnaître de nouveaux souverains sur le territoire ukrainien et y recourir à la force — agissements contraires au droit international. Étant donné que l’article premier impose aux parties contractantes des obligations et leur confère les droits correspondants, tout droit de ce type doit être exercé, sans être utilisé comme prétexte, de manière fondée et conforme au “but purement humain et civilisateur” de la convention. En faisant valoir le droit d’agir ultra vires de la sorte en vertu de l’autorité revendiquée de la convention, la Fédération de Russie n’a satisfait à aucune de ces exigences. Au contraire, elle a fait un usage abusif et dévoyé des articles premier et IV de la convention sur le génocide pour servir ses desseins personnels »281.
226. Il est difficile d’imaginer comment l’allégation d’abus de droit de l’Ukraine pourrait être retenue alors que le droit dont il aurait été fait un usage abusif est dans le même temps contesté par cet État. La demanderesse a en effet clairement indiqué dans sa requête qu’elle ne considérait pas qu’un État puisse recourir à la force ou reconnaître des États sur la base de la convention282. L’Ukraine ne fait pas non plus valoir l’existence de pareil droit dans son mémoire. Comme cela a été dit plus haut, la Fédération de Russie n’a pas davantage affirmé qu’il existait un droit d’employer la force ou de reconnaître des États sur la base de la convention, puisque l’emploi de la force et la reconnaissance d’États reposent sur d’autres sources du droit international qu’elle invoque
280 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018, p. 337, par. 151. Voir aussi mémoire, par. 91 (où sont citées des affaires dans lesquelles il est fait référence à des droits conférés par les traités, par opposition aux obligations). Voir également R. Jennings et A. Watts, Oppenheim’s International Law, (9e éd., OUP, 2009), p. 407 (où il est relevé que l’abus de droit peut se produire lorsqu’« un État se prévaut de son droit de façon arbitraire de sorte à infliger à un autre État un préjudice qui ne saurait être justifié par son intérêt légitime »). Voir aussi E. Gaillard, « Abuse of Process in International Arbitration », dans ICSID Review (2017), p. 16.
281 Mémoire, par. 90 ; voir aussi par. 102.
282 Requête, par. 27.
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expressément pour justifier ses actes
283. La Cour semble elle aussi d’accord avec les Parties sur ce point : « il est douteux que la convention, au vu de son objet et de son but, autorise l’emploi unilatéral de la force par une partie contractante sur le territoire d’un autre État, aux fins de prévenir ou de punir un génocide allégué. »284
227. Si la demanderesse, la défenderesse et la Cour réfutent l’existence de ce « droit », alors il n’y a tout simplement pas lieu d’appliquer la doctrine de l’abus de droit. Celle-ci ne s’applique pas aux droits imaginaires qu’une partie attribue à l’autre alors qu’en fait toutes deux en contestent la réalité, mais aux droits qui existent réellement en droit international.
228. Compte tenu de ce qui précède, on peut conclure que l’Ukraine n’a pas véritablement invoqué d’abus de droit au titre de la convention. Les arguments qu’elle a avancés semblent plutôt être une simple conjonction, ou synthèse, de l’affirmation qu’aucun génocide n’a eu lieu en Ukraine, dans la RPD et la RPL, d’une part, et de l’affirmation que la Fédération de Russie aurait manqué une obligation implicite, découlant de la convention, de « déployer son action … dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale », d’autre part. Cela ressort d’ailleurs du paragraphe 158 du mémoire, où l’allégation d’« abus de droit » de l’Ukraine prend son expression définitive, comme suit :
« Les articles premier et IV de la convention imposent à la Fédération de Russie le devoir de ne pas agir au détriment de l’Ukraine en prenant prétexte d’un génocide allégué de façon mensongère, ni d’excéder les limites de ce que permet la légalité internationale par l’une quelconque des mesures qu’elle pourrait prendre pour prévenir et punir le génocide, ni d’invoquer la responsabilité d’une autre partie contractante à raison de génocide. »285
229. Pour les raisons déjà exposées dans les deux premières exceptions préliminaires, les demandes ukrainiennes susmentionnées doivent être rejetées en raison de l’absence de différend et du défaut de compétence ratione materiae de la Cour au titre de l’article IX de la convention, respectivement.
283 Voir plus haut, par. 37 ; 44 ; 46-50.
284 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, par. 59. Voir aussi ordonnance en indication de mesures conservatoires, déclaration du juge Bennouna, par. 2.
285 Mémoire, par. 158.
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V. LES DEMANDES DE L’UKRAINE SONT IRRECEVABLES
230. Si elle devait conclure qu’elle a compétence, en tout ou en partie, pour connaître des demandes de l’Ukraine (quod non), la Cour est néanmoins tenue de refuser de le faire, car ces demandes sont irrecevables, et ce, pour les raisons suivantes :
a) L’Ukraine a modifié inopportunément, dans son mémoire, le fond des demandes qu’elle avait formulées dans sa requête (section A).
b) Nul arrêt que rendrait la Cour sur le fondement de la convention ne peut avoir d’incidence sur les droits de la Fédération de Russie de recourir à l’emploi de la force et de reconnaître la RPD et la RPL en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations Unies et du droit international coutumier. Par conséquent, l’arrêt demandé par l’Ukraine n’aurait aucun effet pratique (section B).
c) La demande de l’Ukraine tendant à ce que la Cour dise « qu’il n’y a pas d’élément crédible montrant que l’Ukraine est responsable d’avoir commis un génocide, en violation de la convention sur le génocide, dans les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk » constitue un recours en constatation de respect a contrario qui va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour et qui est préjudiciable à la fonction judiciaire de cette dernière (section C).
d) La requête de l’Ukraine constitue un abus de procédure (section D).
A. Troisième exception préliminaire : les nouvelles demandes introduites par l’Ukraine dans son mémoire sont irrecevables
231. Le Statut et le Règlement de la Cour prévoient que l’État demandeur doit préciser la nature de la demande et son objet :
a) L’article 40 du Statut dispose que « l’objet du différend et les parties doivent être indiqués » dans la requête.
b) Aux termes du paragraphe 2 de l’article 38 du Règlement de la Cour, la requête introductive d’instance « indique en outre la nature précise de la demande et contient un exposé succinct des faits et moyens sur lesquels cette demande repose ».
232. La Cour a résumé ces exigences ainsi :
« Aucun demandeur ne saurait se présenter devant la Cour sans être en mesure d’indiquer dans sa requête l’État contre lequel la demande est formée et l’objet du différend, ainsi que la nature précise de cette demande et les faits et moyens sur lesquels cette dernière repose. »286
233. Ces exigences revêtent une importance particulière lorsque l’État demandeur tente de s’écarter des demandes formulées dans sa requête introductive d’instance et d’en introduire de nouvelles, ou de modifier sensiblement ses demandes initiales au stade du dépôt du mémoire ou même à un stade ultérieur. La Cour considère comme irrecevables de telles demandes nouvelles ou sensiblement modifiées pour deux raisons étroitement liées :
286 Certaines questions concernant l’entraide judiciaire en matière pénale (Djibouti c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 206, par. 64.
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a) La modification des demandes nuit à la bonne administration de la justice. Ainsi que la Cour l’a relevé dans l’affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie) :
« Le paragraphe 1 de l’article 40 du Statut de la Cour stipule que l’“objet du différend” doit être indiqué dans la requête, et le paragraphe 2 de l’article 38 du Règlement de la Cour requiert que la “nature précise de la demande” soit indiquée dans la requête. Ces dispositions sont tellement essentielles au regard de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice qu’elles figuraient déjà, en substance, dans le texte du Statut de la Cour permanente de Justice internationale ... et dans le texte du premier Règlement de cette Cour … respectivement. »287 [Les italiques sont de nous.]
b) La modification des demandes peut également avoir une incidence sur la compétence de la Cour. Comme l’a dit la Cour permanente de Justice internationale dans l’affaire de la Société commerciale de Belgique :
« Il y a lieu d’observer que la faculté laissée aux parties de modifier leurs conclusions jusqu’à la fin de la procédure orale doit être comprise d’une manière raisonnable et sans porter atteinte à l’article 40 du Statut et à l’article 32, alinéa 2, du Règlement, qui disposent que la requête doit indiquer l’objet du différend ... il est évident que la Cour ne saurait admettre, en principe, qu’un différend porté devant elle par requête puisse être transformé, par voie de modifications apportées aux conclusions, en un autre différend dont le caractère ne serait pas le même. Une semblable pratique serait de nature à porter préjudice aux États tiers qui, conformément à l’article 40, alinéa 2, du Statut, doivent recevoir communication de toute requête afin qu’ils puissent se prévaloir du droit d’intervention prévu par les articles 62 et 63 du Statut. »288 [Les italiques sont de nous.]
234. La Cour a précisé cette exigence dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci :
« La Cour devant toujours s’assurer de sa compétence avant d’examiner une affaire au fond, il est certainement souhaitable que “les moyens de droit sur lesquels le demandeur prétend fonder la compétence de la Cour” soient indiqués dans les premiers stades de la procédure, et l’article 38 du Règlement spécifie qu’ils doivent l’être “autant que possible” dans la requête. »289 [Les italiques sont de nous.]
235. Si elle autorisait l’État demandeur à modifier le fondement sur lequel reposent ses demandes après l’ouverture de la procédure, la Cour mettrait en péril la bonne administration des procédures judiciaires dont elle est saisie. Non seulement il serait de plus en plus difficile pour l’État défendeur de formuler ses moyens de défense et ses objections, mais la Cour devrait aussi réexaminer sa compétence à toutes les étapes de la procédure. C’est pourquoi il importe que l’État demandeur expose dans la requête introductive d’instance la nature précise et le fondement de ses demandes, qui peuvent certes être précisées dans des écritures ultérieures, mais pas transformées. Selon les termes employés par la devancière de la Cour :
287 Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 266-267, par. 69.
288 Société commerciale de Belgique, arrêt, 1939, C.P.J.I. série A/B no 78, p. 173.
289 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 426-427, par. 80.
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« ... c’est la requête qui indique l’objet du différend ; … le Mémoire, tout en pouvant éclaircir les termes de la requête, ne peut pas dépasser les limites de la demande qu’elle contient... »290 [Les italiques sont de nous.]
236. L’affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru illustre utilement la position de la Cour à l’égard des demandes nouvelles ou modifiées. Dans cette instance, la Cour a examiné si la demande nauruane — qui ne figurait pas dans la requête introductive d’instance et avait été introduite pour la première fois dans le mémoire de la partie — était recevable. Nauru a soutenu que cette demande était recevable, au motif qu’elle ne « constitu[ait] pas un nouveau chef de demande et que, même si tel était formellement le cas, la Cour pourrait néanmoins en connaître; que cette demande a[vait] un rapport étroit avec la trame des éléments de fait et de droit [relatifs à sa demande initiale]. »291
237. La Cour a rejeté cet argument, concluant que la demande était « irrecevable au motif qu’elle constitu[ait] une demande tant formellement que matériellement nouvelle et que l’objet du différend qui lui a[vait] originellement été soumis se trouverait transformé si elle accueillait cette demande ». Elle a tenu le raisonnement suivant :
« [Pour que la demande] puisse être tenue pour incluse matériellement dans la demande originelle, il ne saurait suffire que des liens de nature générale existent entre ces demandes. Il convient que la demande additionnelle soit implicitement contenue dans la requête ... ou découle “directement de la question qui fait l’objet de cette requête”
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En outre, sans vouloir préjuger de quelque manière que ce soit la question de savoir s’il existait, à la date du dépôt de la requête, un différend d’ordre juridique entre les Parties sur la liquidation des avoirs d’outre-mer des British Phosphate Commissioners, la Cour est convaincue que, si elle devait connaître d’un tel différend au fond, l’objet du différend sur lequel elle aurait en définitive à statuer serait nécessairement distinct de l’objet du différend qui lui a été originellement soumis dans la requête. Pour trancher le différend sur [la nouvelle demande], la Cour devrait en effet se pencher sur une série de questions qui lui apparaissent extrinsèques par rapport à la demande initiale... »292
238. Partant, la Cour a conclu ce qui suit :
« [L]a demande nauruane ... est irrecevable au motif qu’elle constitue une demande tant formellement que matériellement nouvelle et que l’objet du différend qui lui a originellement été soumis se trouverait transformé si elle accueillait cette demande. »
239. La jurisprudence de la Cour relative aux nouvelles demandes a été appliquée par le Tribunal international du droit de la mer (TIDM) dans l’Affaire du navire « Louisa » (Saint-Vincent-et-les-Grenadines c. Royaume d’Espagne). Dans cette affaire, le TIDM a fait
290 Administration du Prince von Pless (exception préliminaire), C.P.J.I. série A/B no 52, p. 14.
291 Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 265, par. 63.
292 Ibid., par. 68.
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observer que le demandeur n’avait pas fait mention de l’article 300 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer dans sa requête, mais qu’il avait par la suite tenté de fonder ses demandes sur cette disposition :
« Le Tribunal considère que ce recours à l’article 300 de la Convention introduit une nouvelle demande par rapport aux demandes formulées dans la requête; cette nouvelle demande n’est pas incluse dans la demande originelle. Le Tribunal relève par ailleurs que, pour être recevable, il est juridiquement nécessaire qu’une demande découle directement de la requête ou qu’elle soit implicitement contenue dans celle-ci (voir Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 266, par. 67). »293
240. Le TIDM a ensuite cité d’autres éléments de la jurisprudence de la Cour, à savoir que les parties ne pouvaient pas, en cours d’instance, transformer le différend porté devant la Cour en un différend dont la nature ne serait pas la même, et ce, pour des raisons de sécurité juridique et de bonne administration de la justice. Il a ensuite conclu qu’il n’existait pas de circonstances particulières dans cette affaire qui justifieraient de s’écarter de cette jurisprudence et que l’article 300 de la convention ne saurait donc servir de base aux prétentions avancées par le demandeur294.
241. En résumé, l’État demandeur ne peut pas formuler de nouvelles demandes ni remanier les demandes initiales au cours de la procédure de telle sorte que l’objet du différend s’en trouve sensiblement modifié par rapport à ce qui avait été initialement énoncé dans la requête introductive d’instance.
242. En l’espèce, ainsi qu’il a déjà été exposé dans les chapitres précédents, l’Ukraine a formulé plusieurs nouvelles demandes dans son mémoire. Celles-ci viennent effectivement exclure ou modifier sensiblement les demandes qui avaient été initialement présentées dans sa requête. Les remaniements en question ont transformé les demandes ukrainiennes, qui sont maintenant méconnaissables. Non seulement ces demandes sont fondées sur des dispositions différentes de la convention, mais elles comportent des allégations de violations de la convention par la Fédération de Russie qui ne figuraient pas dans la requête initiale.
243. Les conclusions présentées par l’Ukraine dans sa requête diffèrent manifestement de celles formulées dans son mémoire. Ainsi qu’il est exposé plus haut295, l’Ukraine a transformé sa requête initiale, tendant à ce qu’il soit confirmé que les actes de la Fédération de Russie ne trouvaient aucune justification dans la convention, en demandes visant à établir la responsabilité de la Fédération de Russie à raison de violations alléguées des articles premier et IV de la convention296.
244. Quelques observations méritent d’être présentées ici. Premièrement, dans sa requête, l’Ukraine n’a fait aucune mention de l’article IV de la convention sur le génocide. Dans les chefs de conclusions c) et d) de son mémoire, elle demande maintenant à la Cour de conclure que la Fédération de Russie viole cette disposition. Les demandes de l’Ukraine concernant la violation de
293 Navire « Louisa » (Saint-Vincent-et-les-Grenadines c. Royaume d’Espagne), arrêt (28 mai 2013), TIDM Recueil 2013,par. 142-151.
294 Ibid., par. 141-150.
295 Voir plus haut, par. 70-72.
296 Requête, par. 30 ; mémoire, par. 178.
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l’article IV sont donc entièrement nouvelles et, pour cette seule raison, devraient être déclarées irrecevables.
245. Deuxièmement, la requête ne contenait aucune demande concernant un réel manquement par la Fédération de Russie à l’une quelconque des obligations découlant de la convention sur le génocide. Ni l’article premier ni l’article IV n’ont été invoqués dans les conclusions qui y sont formulées. L’Ukraine s’est bornée à prier la Cour de dire qu’elle n’avait pas violé la convention et que, pour ce motif, les actes de la Fédération de Russie ne « trouv[aient] … aucune justification dans la convention sur le génocide ». En d’autres termes, elle soutenait que certaines allégations de génocide étaient erronées au regard des articles II et III de la convention, et que la Fédération de Russie ne pouvait donc pas fonder ses actions sur cet instrument. Toutefois, dans les chefs de conclusions c) et d) de son mémoire, l’Ukraine demande à la Cour de conclure que la Fédération de Russie viole les articles premier et IV.
246. Ainsi qu’il est expliqué plus haut, un gouffre sépare le fait de « ne trouver aucune justification » dans un traité de celui de « violer » ce traité297. Le premier porte simplement sur la question de savoir si un traité est le fondement d’un certain comportement, le second sur celle de savoir s’il a été contrevenu à des obligations ou des interdictions prévues dans un traité donné à raison d’un comportement qui leur serait contraire. La question de l’autorisation d’agir et celle des obligations et/ou interdictions sont deux questions très différentes, et les demandes concernant l’absence d’autorisation d’agir diffèrent de celles concernant un manquement à des obligations ou une infraction à des interdictions, qui ne peuvent être présumés simplement sur la base d’une absence d’autorisation d’agir.
247. Il s’ensuit que les demandes concernant les prétendues violations des articles premier et IV de la convention par la Fédération de Russie que l’Ukraine a formulées dans son mémoire sont à tous égards nouvelles. Un acte qui ne trouve aucun fondement juridique dans un traité n’emporte pas nécessairement manquement à une obligation prévue dans le traité en question298. Cet acte ne serait tout simplement pas fondé en droit sur ledit traité, mais le serait peut-être sur une autre source de droit international299. En l’espèce, les actions de la Fédération de Russie concernant l’emploi de la force et la reconnaissance de la RPD et de la RPL étaient fondées en droit sur les dispositions de la Charte des Nations Unies et du droit international coutumier plutôt que sur la convention.
248. En un contraste saisissant, dans son mémoire, l’Ukraine prie la Cour d’établir que les actes de la Fédération de Russie emportent violation des articles premier et IV de la convention. Ainsi qu’il est expliqué au chapitre IV plus haut, l’Ukraine ne prétend même pas que la Fédération de Russie a manqué aux véritables obligations énoncées dans ces dispositions (à savoir qu’elle n’a pas prévenu et puni un génocide), mais soutient qu’elle a manqué à certaines obligations implicites qui y seraient contenues300. L’Ukraine laisse même entendre, invoquant parallèlement un nombre
297 Voir plus haut, par. 183.
298 Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 138, par. 474 : « Il n’est pas douteux qu’en règle générale un même acte peut parfaitement être licite au regard d’un corps de règles juridiques, et être illicite au regard d’un autre corps de règles juridiques. »
299 Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 46-47, par. 87-88 ; Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 321, par. 93, p. 323, par. 102 ; Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 30, par. 34-35, p. 65, par. 80 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 104-105, par. 147-148.
300 Voir plus haut, chapitre IV, sections D et E.
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indéterminé de règles de droit international qu’elle tente indûment d’incorporer à la convention pour les besoins de son allégation d’abus de droit infondée, que la Fédération de Russie pourrait avoir le droit d’employer la force à des fins de prévention et de répression d’un génocide
301, ce qui est manifestement contraire à ce qu’elle avance dans la requête, à savoir que les actes de la Fédération de Russie ne trouvaient « aucune justification dans la convention »302. Dans ces circonstances, il est évident que la thèse initiale de l’Ukraine a été transformée dans son intégralité en une thèse sensiblement différente.
249. Troisièmement, l’Ukraine a également changé la nature de ses demandes à l’égard des actes de génocide. Dans sa requête, elle a prié respectueusement la Cour :
« de dire et juger que, contrairement à ce que prétend la Fédération de Russie, aucun acte de génocide, tel que défini à l’article III de la convention sur le génocide, n’a été commis dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk[.] »303
250. Dans son mémoire, l’Ukraine en a modifié la formulation et prie maintenant la Cour :
« de dire et juger qu’il n’y a pas d’élément crédible montrant que l’Ukraine est responsable d’avoir commis un génocide, en violation de la convention sur le génocide, dans les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk. »304
251. Ce changement est révélateur. Au départ, l’Ukraine a demandé à la Cour de conclure qu’aucun acte de génocide, tel que défini à l’article III de la convention, n’était commis dans la RPD et la RPL. Elle se borne à présent à chercher à obtenir auprès de la Cour la confirmation « qu’il n’y a pas d’élément crédible montrant qu[’elle] est responsable » de pareils actes. Cette évolution des remèdes sollicités est le signe que le but que poursuivait l’Ukraine lorsqu’elle a introduit l’instance devant la Cour a changé puisque, après avoir cherché à faire confirmer qu’aucun acte de génocide n’avait été commis, elle tente à présent de se soustraire à toute responsabilité pour de tels actes. De plus, la responsabilité pour la commission d’un génocide au titre de la convention est de nature pénale et vise des personnes physiques — les auteurs de génocide —, tandis que les obligations des États reposent sur la prévention et la répression du génocide ; en se concentrant exclusivement sur la responsabilité de l’État à raison de la commission d’actes de génocide, l’Ukraine exclut que sa responsabilité puisse être engagée parce qu’elle n’aurait pas pris les mesures requises afin de prévenir ou de punir un génocide.
252. Quatrièmement, la Cour a apprécié sa compétence prima facie au stade de l’indication des mesures conservatoires sur la base des demandes formulées dans la requête. Étant donné que l’Ukraine a modifié sa thèse, demandant d’abord à la Cour de déclarer qu’elle n’avait commis aucune violation, puis que la Fédération de Russie aurait violé la convention ainsi que plusieurs règles de droit international conventionnel et de droit international coutumier sortant du champ d’application de cette dernière, la question se pose de savoir si la Cour aurait rendu la même ordonnance en indication de mesures conservatoires dans le second cas de figure. Cela montre le danger que représentent de telles modifications pour l’opportunité de l’exercice de la fonction judiciaire et la bonne administration de la justice.
301 Mémoire, par. 76, 78, 99-100.
302 Ibid., par. 119.
303 Requête, par. 30.
304 Mémoire, par. 178.
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253. La transformation de la thèse initiale de l’Ukraine telle que formulée dans sa requête a eu d’importantes incidences sur les remèdes sollicités. L’Ukraine a modifié ceux qui étaient énoncés dans sa requête, dans laquelle elle demandait à la Cour de juger que les actions de la Fédération de Russie étaient fondées sur une « allégation mensongère de génocide » et ne trouvaient « aucune justification dans la convention sur le génocide ». Elle soutient maintenant que des violations des articles premier et IV de la convention ont été commises en ce qui concerne l’emploi de la force et la reconnaissance des États, questions qui n’entrent pas dans le champ d’application de la convention.
254. Il ressort clairement de l’analyse ci-dessus que les nouvelles demandes, ou demandes supplémentaires, ou éléments additionnels aux demandes présentés pour la première fois dans le mémoire de l’Ukraine, ne sont pas implicites dans ses prétentions initiales et ne découlent pas directement de la question faisant l’objet de la requête. Pour les raisons qui précèdent, les chefs de conclusions b), c) et d) énoncés au paragraphe 178 du mémoire de l’Ukraine et les demandes connexes formulées au paragraphe 179 sont irrecevables.
B. Quatrième exception préliminaire :l’arrêt éventuel de la Cour confirmant les demandes de l’Ukraine serait dépourvu de tout effet pratique (effet utile)
255. Il va sans dire que la Cour a été créée dans le but de rendre des arrêts exécutoires qui auraient un effet pratique, à savoir régler effectivement des différends entre les parties305.
256. Dans l’affaire du Cameroun septentrional, la Cour a dit que ses arrêts devaient avoir un effet pratique et une incidence sur les droits ou obligations existants des parties à l’affaire : « L’arrêt de la Cour doit avoir des conséquences pratiques en ce sens qu’il doit pouvoir affecter les droits ou obligations juridiques existants des parties, dissipant ainsi toute incertitude dans leurs relations juridiques. »306
257. La Cour a précisé ce principe, expliquant que ses arrêts devaient amener les parties à pouvoir prendre des mesures, qui constitueraient l’exécution de ses arrêts :
« [U]n tribunal n’a pas simplement pour fonction de fournir une base d’action politique alors qu’aucune question juridique concernant des droits effectifs n’est en jeu. Lorsque la Cour tranche un différend au fond, l’une ou l’autre partie ou les deux parties sont en fait à même de prendre des mesures visant le passé ou l’avenir, ou de ne pas en prendre, de sorte qu’il y a soit exécution de l’arrêt de la Cour, soit refus d’exécution. »307
258. Ainsi, si la Cour rendait un arrêt qui n’avait aucune conséquence pratique, celui-ci n’entrerait pas dans le cadre de sa fonction judiciaire régulière et compromettrait son intégrité judiciaire.
305 Voir également L. Gross, « Limitations upon the Judicial Function », American Journal of International Law, vol. 58, no 2 (1964), p. 424 (« Du point de vue procédural, il convient de relever que, lorsque la question de l’opportunité se pose, faisant intervenir la fonction de la Cour en tant que cour de justice, cette question prime toute exception préliminaire relative à la compétence ou à la recevabilité de la demande. »).
306 Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 34.
307 Ibid., p. 37-38.
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259. Des considérations tenant à l’intégrité judiciaire ont amené la Cour à refuser d’exercer sa compétence dans des circonstances où elle était dans l’incapacité « de rendre un arrêt effectivement applicable »308.
260. Par la suite, la Cour a appliqué le même principe dans les affaires des Essais nucléaires, alors qu’elle était saisie d’une demande qui ne pouvait pas, même s’il y était fait droit, être exécutée, car la France avait unilatéralement déclaré qu’elle mettrait effectivement fin à ses essais nucléaires. Par conséquent, la Cour a refusé de poursuivre la procédure afin d’éviter de rendre une décision sans objet, qui n’aurait aucun effet sur les droits des parties au regard des normes applicables du droit international :
« La Cour ne voit donc pas de raison de laisser se poursuivre une procédure qu’elle sait condamnée à rester stérile. Si le règlement judiciaire peut ouvrir la voie de l’harmonie internationale lorsqu’il existe un conflit, il n’est pas moins vrai que la vaine poursuite d’un procès compromet cette harmonie. »309 [Les italiques sont de nous.]
261. Dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, la Cour a examiné la question de l’effet utile de ses arrêts dans le cas où le comportement des parties était réglé par plus d’une source de droit international :
« Les États-Unis ont souligné que les traités multilatéraux en cause renferment des normes juridiques que les Parties ont expressément acceptées comme régissant leurs droits et obligations réciproques, et que ... le comportement des Parties continuera d’être réglé par ces traités, quoi que la Cour puisse décider relativement au droit coutumier. Il en résulte, d’après les États-Unis, que la Cour ne peut se prononcer valablement sur les droits et obligations réciproques des deux États quand il ne lui est pas possible de faire référence à leurs droits et obligations conventionnels ; en effet, elle appliquerait alors des normes différentes de celles que les Parties sont convenues de suivre dans leurs relations internationales telles qu’elles existent.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La question soulevée par cet argument est donc de savoir si les dispositions des traités multilatéraux en cause, et en particulier celles de la Charte des Nations Unies, diffèrent des règles coutumières pertinentes au point qu’un arrêt par lequel la Cour statuerait sur les droits et obligations des parties au titre du droit international coutumier sans tenir compte du contenu des traités multilatéraux les liant réciproquement aurait un caractère totalement académique et ne serait pas “susceptible d’application ou d’exécution”. »310
308 Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 33. Voir également L. Gross, qui formule le commentaire suivant dans « Limitations upon the Judicial Function », American Journal of International Law, vol. 58, no 2 (1964), p. 428 : « Toutefois, le Cameroun demandait seulement à la Cour de rendre un jugement déclaratoire, qui ne serait pas susceptible d’application, à l’égard d’une situation pour laquelle, il le savait, il était impossible de revenir en arrière. La Cour a jugé que lui donner satisfaction ne serait pas compatible avec le bon exercice de sa fonction judiciaire. »
309 Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 477, par. 61.
310 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 96-97, par. 180-181.
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262. Sur ce point, la Cour a confirmé sans équivoque qu’elle pouvait exercer sa compétence en raison des similitudes qui existaient entre le contenu des obligations pertinentes du droit international coutumier et celui des obligations imposées par la Charte des Nations Unies :
« De l’avis de la Cour, les différences éventuelles entre leurs contenus propres ne sont pas telles qu’un arrêt limité au domaine du droit international coutumier se révélerait inefficace ou inadapté, ou encore insusceptible d’application ou d’exécution. »311
263. Le juge Schwebel a rappelé cette position dans ses opinions dissidentes en l’affaire relative à des Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. États-Unis d’Amérique) :
« Dans la présente affaire, ce sont précisément de tels “événements postérieurs”, à savoir l’adoption par le Conseil de sécurité de ses résolutions 748 (1992) et 883 (1993), qui ont rendu la requête de la Libye sans objet, autrement dit moot. En conséquence, aucun arrêt de la Cour ne saurait avoir d’effet juridique sur les droits et obligations des Parties eu égard aux décisions obligatoires du Conseil et ne saurait donc entrer dans le cadre de la fonction judiciaire propre à la Cour. »312
264. La juge Xue a exprimé un avis similaire dans son opinion dissidente en l’affaire relative à l’Application de l’accord intérimaire du 13 septembre 1995 (ex-République yougoslave de Macédoine c. Grèce) :
« Dès lors que la décision de l’OTAN demeure valide, l’arrêt de la Cour n’aura aucun effet pratique sur le comportement futur des Parties en ce qui concerne l’admission du demandeur à cette organisation. Or, dans l’affaire du Cameroun septentrional, la Cour a précisé que sa décision “doit avoir des conséquences pratiques en ce sens qu’[elle] doit pouvoir affecter les droits ou obligations juridiques existants des parties, dissipant ainsi toute incertitude dans leurs relations juridiques” ... Il ne semble pas qu’il ait été satisfait à ce critère en la présente espèce. »313
265. La jurisprudence constante de la Cour est ainsi sans équivoque : lorsqu’un arrêt ne peut avoir d’effet sur les droits et obligations des parties à une affaire et ne peut être appliqué de manière effective, il serait contraire à l’intégrité judiciaire de la Cour que celle-ci exerce sa compétence et rende une décision sans objet.
266. En l’espèce, l’arrêt éventuel de la Cour ne pourrait avoir d’effet que sur les droits et obligations de la Fédération de Russie relevant de la convention et non sur ceux relevant d’autres règles du droit international, en particulier la Charte des Nations Unies.
311 Ibid., p. 96-97, par. 181.
312 Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, opinion dissidente du juge Schwebel, p. 161 ; Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, opinion dissidente du juge Schwebel, p. 70.
313 Application de l’accord intérimaire du 13 septembre 1995 (ex-République yougoslave de Macédoine c. Grèce), arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (II), opinion dissidente de la juge Xue, p. 718.
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267. Dans le même temps, l’Ukraine demande à la Cour d’ordonner ce qui suit à la Fédération de Russie :
« mettre fin immédiatement à l’emploi de la force auquel elle a recours en Ukraine et contre celle-ci depuis le 24 février 2022 » ;
« retirer immédiatement ses unités militaires du territoire de l’Ukraine, y compris la région du Donbass » ;
« veiller à ce qu’aucune des unités militaires ou unités armées irrégulières qui pourraient agir sous sa direction ou bénéficier de son appui (y compris, sans toutefois s’y limiter, dans la RPD et la RPL), ni aucune organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son contrôle ou sa direction, ne commette d’autres actes tendant à soutenir l’emploi de la force auquel la Fédération de Russie a recours en Ukraine et contre celle-ci depuis le 24 février 2022 » ;
« revenir sur la reconnaissance de la RPD et de la RPL » ;
« donner des assurances qu’elle n’entreprendra aucune nouvelle opération de force en Ukraine ou contre celle-ci »314.
268. Ces demandes sont à l’évidence fondées sur des règles de droit international qui ne figurent pas dans la convention. Ainsi qu’il est expliqué au chapitre III plus haut, les questions qui sont au coeur des demandes de l’Ukraine, à savoir l’emploi de la force et la reconnaissance d’États, relèvent de l’article 51 de la Charte des Nations Unies et de règles de droit international coutumier, et non de la convention. Il s’ensuit que tout arrêt de la Cour qui serait favorable aux demandes de l’Ukraine serait dénué d’effet pratique, car le comportement de la Fédération de Russie que l’Ukraine a contesté devant la Cour ne relève pas de la convention, mais d’autres corps de règles du droit international, à savoir la Charte des Nations Unies et le droit international coutumier.
269. Dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, la Cour a confirmé qu’un arrêt sur la licéité de certains actes au regard d’un instrument ne préjuge en rien la question du caractère licite du même acte au regard d’un autre instrument315.
270. De même, tout arrêt rendu sur le fondement de la convention ne peut avoir d’effet sur les droits et obligations découlant pour un État de la Charte des Nations Unies ou du droit international coutumier. Ce sont tous deux des corps de règles de droit international indépendants, et un arrêt rendu sur le fondement de l’un ne préjuge ou ne diminue en rien le droit d’un État consacré par l’autre, ni ne saurait le faire. Cet élément est particulièrement important dans le cas du droit inhérent de légitime défense d’un État316 consacré à l’article 51 de la Charte des Nations Unies, qui ne peut être limité ou réduit en vertu d’autres instruments du droit international.
314 Mémoire, par. 179.
315 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 138, par. 474 (« Il n’est pas douteux qu’en règle générale un même acte peut parfaitement être licite au regard d’un corps de règles juridiques, et être illicite au regard d’un autre corps de règles juridiques. »).
316 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 102-103, par. 193.
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271. Bien qu’il ait voté en faveur de l’indication de mesures provisoires, le juge Robinson a reconnu ce qui suit dans son opinion individuelle :
« Il importe de noter que le fait que l’opération militaire russe semble susceptible de tomber sous le coup de la convention, en ce qu’elle viole son article premier, n’a aucune incidence sur le droit de légitime défense invoqué par la Fédération de Russie. Ce droit, consacré à l’article 51 [de la Charte], est un droit naturel dont peut se prévaloir tout État, et aucune décision que la Cour pourrait être amenée à rendre sur la conformité de l’opération militaire russe avec la convention sur le génocide ne saurait l’emporter sur ce droit. »317
272. L’argumentation du juge Robinson s’applique non seulement à l’opération militaire spéciale menée sur le fondement de l’article 51 de la Charte des Nations Unies, mais également à la reconnaissance d’États, qui relève du pouvoir discrétionnaire des États et est régie par des règles distinctes du droit international général.
273. En conséquence, un arrêt qui serait rendu par la Cour sur le fondement de la convention et confirmerait les demandes de l’Ukraine en l’espèce serait dépourvu de tout effet pratique (effet utile). Pour les raisons qui précèdent, la Cour doit préserver son intégrité judiciaire et juger que les demandes de l’Ukraine sont irrecevables.
C. Cinquième exception préliminaire : le recours en constatation de respect a contrario visant à confirmer que l’Ukraine n’a pas violé la convention est irrecevable
274. Ainsi qu’il est expliqué au chapitre III plus haut, l’Ukraine n’a pas démontré l’existence d’un différend avec la Fédération de Russie au titre de la convention sur le génocide. De plus ou à titre subsidiaire, voire les deux, la demande tendant à ce que la Cour « di[s]e et juge[] qu’il n’y a pas d’élément crédible montrant que l’Ukraine est responsable d’avoir commis un génocide, en violation de la convention sur le génocide, dans les oblasts ukrainiens de Donetsk et de Louhansk » (soit un recours en constatation de respect a contrario, par lequel l’Ukraine demande qu’il soit établi en amont, dans le cadre de la procédure engagée devant la Cour, qu’elle ne peut être tenue pour responsable de violation du droit international), doit être déclarée irrecevable pour les raisons exposées ci-après.
275. Les demandes d’une telle nature sont extrêmement rares dans le domaine du règlement des différends interétatiques. En effet, l’évolution normale d’un différend veut que l’État qui a qualité pour invoquer la responsabilité à raison d’un fait internationalement illicite soit celui qui présente une réclamation contre l’État contrevenant. Cela est précédé par une préparation adéquate et l’invocation de la responsabilité conformément à ce qui est décrit au chapitre premier de la troisième partie des articles de la CDI sur la responsabilité de l’État. En l’espèce, comme il a déjà été expliqué dans les chapitres précédents, la Fédération de Russie n’a pas encore invoqué la responsabilité internationale de l’Ukraine à raison de violations de la convention318.
276. Le recours en constatation de respect a contrario (procédure inverse de mise en conformité) est actuellement réservé à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui a établi un régime se suffisant à lui-même et dont les pratiques ne sont pas directement transposables à la Cour. Toutefois, même lorsqu’une telle procédure est engagée devant l’OMC, un tel recours n’est autorisé
317 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, opinion individuelle du juge Robinson, p. 8-9, par. 32.
318 Voir plus haut, par. 95-97.
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qu’en lien avec un différend concernant la conformité avec une recommandation ou une décision antérieure de l’organe de règlement des différends de l’OMC
319, à savoir après l’examen d’une affaire particulière par cet organe. Or, l’Ukraine présente son recours en constatation de respect a contrario par anticipation de toute décision relative à sa responsabilité au titre de la convention. De tels recours par anticipation ne sont pas autorisés, même dans le cadre de la procédure de règlement des différends de l’OMC, et sont encore moins opportuns dans la pratique de la Cour.
277. Il s’ensuit que les recours comme celui présenté par l’Ukraine en l’espèce ne doivent pas être pris pour ce qu’ils sont ; au contraire, la Cour a pour tâche de déterminer s’ils sont recevables à la lumière des circonstances de chaque affaire. En l’espèce, la demande de l’Ukraine tendant à ce que la Cour déclare « qu’il n’y a pas d’élément crédible montrant qu[’elle] est responsable d’avoir commis un génocide » devrait être jugée irrecevable pour les raisons suivantes : i) elle est incompatible avec la fonction judiciaire de la Cour, qui est chargée de régler les différends juridiques et non de jouer le rôle de commission d’enquête sur les faits alors que des enquêtes pénales sont actuellement menées sur la survenance du crime de génocide, et ii) elle pourrait constituer une entrave à l’exercice du droit qu’a la Fédération de Russie d’invoquer ultérieurement la responsabilité de l’Ukraine, dans l’éventualité où elle déciderait de le faire.
278. L’absence de fondement de la demande de l’Ukraine a déjà été relevée par le juge Bennouna, qui a exprimé l’opinion suivante dans la déclaration qu’il a jointe à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires :
« ... je ne suis pas persuadé que la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la “convention sur le génocide” ou “convention de 1948”) a été conçue, puis adoptée, en 1948, pour permettre la saisine de la Cour par un pays, comme l’Ukraine, d’un différend relatif à des allégations de génocide, proférées à son encontre par un autre pays, comme la Fédération de Russie, même si ces allégations devaient servir de prétexte à un recours illégal à la force.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il ne suffit pas pour la Cour d’affirmer que “l’Ukraine a un droit plausible de ne pas faire l’objet d’opérations militaires par la Fédération de Russie aux fins de prévenir et punir un génocide allégué sur le territoire ukrainien” (ordonnance, par. 60). Il faut encore que la Cour puisse fonder ce prétendu droit plausible sur l’une des dispositions de la convention sur le génocide que la Fédération de Russie n’aurait pas respectée. »320
279. L’opinion du juge Bennouna met en lumière l’incompatibilité manifeste du recours en constatation de respect a contrario avec la convention : rien dans le texte de la convention n’autorise la Cour à connaître de ce recours.
280. Premièrement, comme il est expliqué plus haut, la convention ne régit pas la question de la validité d’allégations formulées par un État au sujet de violations de cet instrument qu’aurait commises un autre État321. L’Ukraine tente de saisir la Cour d’une question, à savoir si elle a ou non violé la convention, qui ne pourrait être examinée de manière valable que dans le cadre d’une requête présentée contre l’Ukraine, et non par celle-ci. En introduisant cette instance, l’Ukraine présente, en
319 Voir mémorandum d’accord sur les règles et procédures régissant le règlement des différends, article 21, paragraphe 5, accessible à l’adresse suivante : https://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/dsu_f.htm#21.
320 Ordonnance en indication de mesures conservatoires, déclaration du juge Bennouna, p. 1, par. 2, 6.
321 Voir plus haut, par. 152-153.
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réalité, des moyens de défense anticipés et prématurés contre tout autre grief futur qui pourrait être porté contre elle.
281. Ainsi que la Cour l’a souligné dans l’affaire des Essais nucléaires (Australie c. France) :
« Si le règlement judiciaire peut ouvrir la voie de l’harmonie internationale lorsqu’il existe un conflit, il n’est pas moins vrai que la vaine poursuite d’un procès compromet cette harmonie. »322
282. La tentative de l’Ukraine visant à ce qu’il soit statué sur sa propre responsabilité et sur les moyens de défense éventuels qui s’y rapporteraient dans une requête qu’elle a elle-même déposée contre la Fédération de Russie est un exemple d’une telle poursuite vaine.
283. Deuxièmement, le fait que l’Ukraine tente d’anticiper une requête qui pourrait être déposée contre elle au titre de la convention et, partant, de s’exonérer de la responsabilité qui pourrait ultérieurement être invoquée, est contraire aux principes de l’opportunité judiciaire. Le règlement d’un différend interétatique nécessite de longs travaux préparatoires approfondis. Un recours en constatation de respect a contrario présenté prématurément comme celui de l’Ukraine peut avoir pour effet inopportun non seulement d’exonérer le demandeur de toute responsabilité avant que les autres États aient eu la possibilité d’élaborer leurs revendications respectives et d’invoquer effectivement la responsabilité du demandeur en droit international, mais aussi de faire obstacle à toute enquête nationale ou internationale. Cela est particulièrement vrai dans le cas d’un différend ayant trait à la convention sur le génocide323.
284. Si l’État qui présente un recours en constatation de respect a contrario a gain de cause, il peut obtenir une déclaration dans laquelle la Cour dit qu’il respecte un traité, et ce, en ne s’exposant à aucune conséquence préjudiciable dans l’éventualité où sa requête serait rejetée.
285. En outre, s’il est fait droit à une demande de déclaration de non-violation, l’État demandeur peut obtenir un avantage indu en vertu de l’article 60 du Statut de la Cour : l’arrêt qui serait rendu revêtirait l’autorité de la chose jugée et exclurait la possibilité pour l’État lésé de porter ultérieurement ses réclamations devant la Cour. Aux termes de l’article 60 du Statut, l’arrêt de la Cour « est définitif et sans recours ». Il en résulte qu’une décision par laquelle la Cour dirait qu’il n’existe « pas d’élément crédible montrant que l’Ukraine est responsable d’avoir commis un génocide » constituerait à ce stade une garantie effective pour l’Ukraine.
286. Enfin, la Fédération de Russie est d’avis que le recours en constatation de respect a contrario de l’Ukraine est incompatible avec la fonction judiciaire de la Cour. En demandant à la Cour de conclure qu’il n’existe pas d’« élément crédible » relatif à la commission d’un génocide en Ukraine, alors que les autorités compétentes russes mènent actuellement une enquête pénale, l’Ukraine essaie de se servir de la Cour comme d’un organisme provisoire d’établissement des faits. Or, la Cour est chargée de régler des différends juridiques entre les États, et non d’apprécier des questions factuelles avant qu’un tel différend se soit réellement matérialisé.
322 Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 271, par. 58.
323 Voir plus haut, par. 111.
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287. L’absence de tels recours en constatation de respect a contrario dans la jurisprudence de la Cour est révélatrice. La seule affaire qui semblerait présenter quelque pertinence est celle relative aux Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c. États-Unis d’Amérique) (ci-après « l’affaire relative aux Droits des ressortissants »). Cependant, les circonstances de cette affaire, de même que la nature de la prétention examinée par la Cour, étaient entièrement différentes.
a) En premier lieu, l’affaire relative aux Droits des ressortissants ne comportait pas d’enquête sur des crimes, en particulier d’une ampleur telle qu’un génocide. La France posait alors à la Cour une question de nature purement juridique qui ne reposait nullement sur l’examen d’éléments de preuve ; il s’agissait d’interpréter des traités précis dans le but d’établir l’applicabilité de certains règlements internes à des ressortissants des États-Unis au Maroc324.
b) En deuxième lieu, la France ne sollicitait aucun remède. L’Ukraine pour sa part en sollicite plusieurs devant la Cour, dont une indemnisation, et ce, après lui avoir demandé de déclarer qu’elle n’a pas violé la convention.
c) En troisième lieu, l’affaire relative aux Droits des ressortissants portait sur ce qui était par essence une question bilatérale entre deux États, alors qu’en l’espèce, les obligations découlant de la convention revêtent un caractère erga omnes325.
d) En quatrième et dernier lieu, même si l’on pouvait considérer que la demande présentée par la France dans l’affaire relative aux Droits des ressortissants s’apparentait un tant soit peu au recours de l’Ukraine en l’espèce, toute similarité prend fin dès lors que le défendeur, en l’occurrence les États-Unis, a choisi de ne pas contester la compétence ou la recevabilité et de présenter en lieu et place une demande reconventionnelle contre la France. À partir de ce moment, l’affaire relative aux Droits des ressortissants a cessé d’avoir un caractère déclaratoire ou d’établissement d’une non-violation pour devenir une affaire contentieuse ordinaire entre deux États.
288. Par conséquent, la demande de déclaration de constatation de respect a contrario soumise par l’Ukraine n’est pas conforme à la pratique de la Cour et peut porter atteinte à sa fonction judiciaire, de sorte qu’elle doit être déclarée irrecevable.
D. Sixième exception préliminaire : la requête de l’Ukraine constitue un abus de procédure
289. Compte tenu de l’ensemble des faits et arguments présentés par la Fédération de Russie dans les chapitres précédents, la requête de l’Ukraine est également irrecevable dans son intégralité au motif qu’elle constitue un abus de procédure.
290. En matière d’abus de procédure, le principe suivant s’applique : « si un État a le droit d’accès à une juridiction internationale mais qu’il l’utilise de manière abusive, cette juridiction s’abstient d’exercer sa compétence à l’égard de cet État et des griefs de ce dernier »326. Ce principe tire son fondement « des exigences de bon fonctionnement qui s’appliquent à tous les systèmes
324 Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 179-180 ; Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc, requête, p. 12.
325 Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited, arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 32, par. 33-34.
326 Y. Fukunaga, « Abuse of Process under International Law and Investment Arbitration » dans ICSID Review, vol. 33, no 1 (2018), p. 184. Voir également E. Gaillard, « Abuse of Process in International Arbitration » dans ICSID Review, vol. 32, no 1 (2017), p. 16.
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judiciaires », de sorte qu’« un tribunal peut refuser d’exercer sa compétence dès lors qu’il décide que la doctrine … de l’abus de procédure … s’applique »
327.
291. En termes généraux, l’abus de procédure consiste en
« l’utilisation d’instruments et de prérogatives procéduraux dans une intention frauduleuse, dilatoire, vexatoire ou frivole, dans l’intention de nuire ou de s’assurer un avantage illégitime, dans l’intention de dévaluer ou de priver de son objet la procédure ... et, généralement, à toute fin détournée du but en vue duquel les droits procéduraux ont été institués. »328
292. L’abus comprend le recours à une procédure judiciaire à des fins « étrangères à celles pour lesquelles les droits procéduraux ont été établis », dans une intention « dilatoire ou frivole », « propagandiste » ou « malveillante », ou en agissant de « mauvaise foi », ainsi que dans le but « de nuire ou d’obtenir un avantage illégitime », ou encore « de réduire ou de supprimer l’efficacité d’une autre procédure disponible »329. M. Kolb a développé cette notion et avancé que l’« “abus de procédure” évoque une idée de malveillance, d’exercice déraisonnable et d’arbitraire »330.
293. Si un État saisit une juridiction internationale pour des motifs spécieux ou intempestivement, causant ainsi un préjudice au défendeur et compromettant le bon fonctionnement de la juridiction, la saisine sera considérée comme déraisonnable ou arbitraire et, partant, abusive331. Si un État demandeur introduit une instance de manière abusive, la juridiction internationale, puisqu’elle jouit des pouvoirs de gestion des affaires nécessaires et de la compétence inhérente de « préserver sa fonction judiciaire »332, doit s’abstenir d’exercer sa compétence.
327 V. Lowe, « Overlapping Jurisdiction in International Tribunals », Australian Yearbook of International Law, vol. 20 (1999), p. 202-203 ; cité par G. Gaja, « Relationship of the ICJ with Other International Courts and Tribunals », dans A. Zimmermann, K. Oellers-Frahm et al. (dir. publ.), The Statute of The International Court of Justice: A Commentary (Oxford University Press, 2019, 3e éd.), p. 650.
328 R. Kolb, « General Principles of Procedural Law » dans A. Zimmermann A., K. Oellers-Frahm et al. (dir. publ.), The Statute of The International Court of Justice: A Commentary (Oxford University Press, 2019, 3e éd.), p. 998-999.
329 Ibid.
330 Y. Fukunaga, « Abuse of Process under International Law and Investment Arbitration » dans ICSID Review, vol. 33, no 1 (2018), p. 185, citant R. Kolb, La bonne foi en droit international public : contribution à l’étude des principes généraux de droit (Presses universitaires de France, 2001), p. 468-469.
331 C. Brown, A Common Law of International Adjudication (Oxford University Press, 2007), p. 248-249.
332 H. Thirlway, « The Law and Procedure of the International Court of Justice 1960–1989, Supplement 2005: Parts One and Two » dans British Yearbook of International Law, vol. 76, no 1 (Oxford University Press, 2006), p. 12-14. Bien que les autorités judiciaires fassent preuve, de manière générale, d’une grande prudence pour ce qui est d’appliquer des mesures strictes contre l’abus de procédure, rien n’empêche une juridiction internationale de mettre en oeuvre les mesures qu’elle considère comme appropriées (y compris les plus radicales) pour prévenir la violation des règles de procédure. À cet égard, l’article 294 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer confère directement au tribunal le droit de mettre fin à une procédure s’il décide que la demande constitue un abus des voies de droit. L’article 3 du protocole facultatif se rapportant au pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose que le Comité des droits de l’homme déclare irrecevable toute communication qu’il considère être un abus du droit de présenter de telles communications.
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294. Ainsi que cela ressort de sa jurisprudence, la Cour peut refuser d’examiner une affaire si elle constate que la requête a été introduite de manière abusive333.
295. Comme la Cour l’a reconnu dans l’affaire du Cameroun septentrional, sa fonction judiciaire « est soumise à des limitations inhérentes qui, pour n’être ni faciles à classer, ni fréquentes en pratique, n’en sont pas moins impérieuses en tant qu’obstacles décisifs au règlement judiciaire »334.
296. Ainsi que l’a exprimé la juge Higgins dans son opinion individuelle en l’affaire relative à la Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Royaume-Uni), la question n’est pas de savoir « si les circonstances de l’espèce sont exactement identiques aux rares cas dans lesquels la Cour, de sa propre initiative, a rayé une affaire du rôle (cas qui, d’ailleurs, étaient sans doute “nouveaux” à l’époque et n’entraient dans aucune des catégories établies auparavant) », mais « si les circonstances sont telles qu’il est raisonnable, nécessaire et indiqué que la Cour raye l’affaire du rôle dans l’exercice de son pouvoir inhérent en vue de préserver l’intégrité de la procédure judiciaire »335.
297. Il est donc impossible d’énumérer toutes les circonstances dans lesquelles la Cour doit s’abstenir d’exercer sa compétence ; un examen au cas par cas des circonstances propres à chaque affaire portée devant elle est nécessaire à cette fin.
298. Les demandes et le comportement de l’Ukraine en l’espèce sont à ce point abusifs qu’ils rendent la requête irrecevable. De fait, la présente affaire est unique par le nombre et l’ampleur des abus commis par la demanderesse et les États qui cherchent à intervenir dans l’affaire pour l’appuyer. Certains de ces abus sont évidents (tels que le caractère propagandiste des écritures de l’Ukraine, qui contiennent une foule de déclarations hautement politisées dénuées de pertinence) et les autres sont exposés ci-dessous. Considérés séparément et cumulativement, les abus en l’espèce sont d’une ampleur qui dépasse tout ce que la Cour a connu dans les affaires antérieures où elle a été appelée à examiner des questions d’abus de procédure.
i. L’Ukraine utilise abusivement le mécanisme de règlement des différends prévu par la convention
299. Les dispositions telles que l’article IX de la convention étaient destinées à entrer en jeu en cas de différends liés à l’objet de la convention ; elles ne revêtent pas, et ne peuvent revêtir, un caractère général qui équivaudrait à une déclaration d’acception de la juridiction obligatoire de la Cour dans tous les cas de figure336. Par conséquent, elles ne constituent pas et ne sauraient constituer un lien approprié pour l’examen de demandes portant principalement sur l’application ou
333 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 336, par. 150 ; Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 42-43, par. 113 ; Affaire Jadhav (Inde c. Pakistan), arrêt, C.I.J. Recueil 2019, p. 433, par. 49 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), arrêt du 22 juillet 2022, p. 21, par. 49.
334 Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 30.
335 Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (III), opinion individuelle de la juge Higgins, p. 1362, par. 12.
336 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 49, par. 93.
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l’interprétation du droit international coutumier, ou de la Charte des Nations Unies, ce que l’Ukraine cherche à en faire.
300. La Cour a considéré qu’elle devait toujours vérifier si l’objet de la demande se rattachait à sa fonction judiciaire337, car celle-ci est limitée par des considérations d’intégrité et d’opportunité judiciaire. Elle a en outre affirmé ce qui suit :
« Il y a des limitations inhérentes à l’exercice de la fonction judiciaire dont la Cour, en tant que tribunal, doit toujours tenir compte. Il peut ainsi y avoir incompatibilité entre, d’un côté, les désirs d’un demandeur ou même des deux parties à une instance et, de l’autre, le devoir de la Cour de conserver son caractère judiciaire. »338
301. Ainsi qu’il a été expliqué au chapitre IV, l’Ukraine tente de créer un lien juridictionnel illusoire afin que la Cour examine des questions qui n’entrent pas dans le champ d’application de la convention339. Cela serait contraire à l’objet et au but de la convention. Ayant inventé ce lien juridictionnel artificiel, l’Ukraine a saisi la Cour d’une demande de remèdes qui ne sont pas prévus par la convention. Cette façon de faire est incompatible avec les raisons pour lesquelles les parties contractantes ont signé la convention ou y ont adhéré en premier lieu, ou encore se sont abstenues de formuler des réserves à sa clause compromissoire, qui existe exclusivement pour régler les différends relevant du champ d’application de la convention et non en dehors ou au-delà de celui-ci340.
302. Si des juges internationaux commencent à se prononcer en faveur de telles tactiques abusives consistant à saisir des organes judiciaires de différends qui n’ont aucun rapport avec l’objet du traité concerné, d’autres États peuvent se mettre à dénoncer ces traités ou, à tout le moins, à formuler de nouvelles réserves aux clauses compromissoires afin d’éviter pareils risques. Le cadre international de règlement judiciaire des différends interétatiques s’en trouverait affaibli. La Cour, qui est chargée de promouvoir le règlement pacifique des différends341, devrait se garder d’aboutir à un résultat aussi inopportun, en particulier dans le cas d’un traité aussi important que la convention.
303. L’Ukraine pousse cette démarche à l’extrême : non seulement elle crée un précédent dangereux, mais elle porte effectivement un coup à la convention. Son recours abusif à la clause compromissoire décrédibilisera ce traité multilatéral essential.
304. Il en résulte que les tentatives de l’Ukraine visant à inclure ses demandes dans le champ d’application de l’article IX de la convention constituent un abus de procédure et, par conséquent, les demandes ukrainiennes sont irrecevables.
337 Différend frontalier (Burkina Faso/Niger), arrêt, C.I.J. Recueil 2013, p. 69, par. 45 ; Essais nucléaires (Nouvelle-Zélande c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 466-467, par. 30-31.
338 Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1963, p. 29.
339 Voir plus haut, chapitre IV, section A.
340 Voir plus haut, par. 164, 184 et suivants.
341 Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 200, par. 161.
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ii. L’Ukraine modifie de manière abusive la forme qu’elle donne à son action en justice au cours de la présente instance
305. Comme il a été exposé précédemment342, après le dépôt de sa requête, l’Ukraine a entièrement réinventé sa thèse de manière incompatible avec le Statut et le Règlement de la Cour. Les conclusions qu’elle a formulées dans la requête et dans le mémoire constituent deux thèses distinctes. En février 2022, l’Ukraine a prié la Cour de juger qu’« aucun acte de génocide ... n’a[vait] été commis » dans la RPD et la RPL, et que les actes de la Fédération de Russie « ne trouv[aient] aucune justification dans la convention ». En juillet 2022, ces conclusions ont été remplacées par des conclusions d’une tout autre nature, à savoir que la Cour déclare que l’Ukraine n’est pas responsable d’avoir commis un génocide (dégageant ainsi complètement cet État de sa responsabilité éventuelle à raison d’un manquement aux obligations fondamentales que sont la prévention et la répression du génocide), et que les actes de la Fédération de Russie constituaient une violation positive de la convention.
306. L’Ukraine n’hésite pas à jouer avec la formulation de ses demandes et à jongler avec les articles de la convention qui, selon elle, sont pertinents aux fins de l’affaire. Elle se saisit de différentes dispositions juridiques de la convention qui, dans les faits, sont sans rapport avec l’espèce afin de tromper la Cour et la Fédération de Russie quant aux remèdes qu’elle sollicite véritablement et au fondement juridique sur lequel ceux-ci reposent.
307. En faisant figurer la deuxième série de chefs de conclusions dans son mémoire, l’Ukraine agit à l’évidence de manière déraisonnable et tente de modifier soudainement ses demandes pour contourner le paragraphe 2 de l’article 38 du Règlement. Selon la théorie de M. Kolb343, il s’agit là d’un abus de procédure grave.
iii. Le moment choisi pour le dépôt de la requête est constitutif d’un abus
308. Dans l’affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru, la Cour s’est prononcée en ces termes : « La Cour reconnaît que, même en l’absence de disposition conventionnelle applicable, le retard d’un État demandeur peut rendre une requête irrecevable. »344
309. Il s’agit d’un principe de droit général reconnu, selon lequel un retard injustifié de la part d’une partie peut rendre son recours irrecevable345. Ce principe traduit une règle générale visant à empêcher tout retard excessif dans les procédures judiciaires internationales, qui repose elle-même sur les principes d’équité procédurale (visant à protéger l’autre partie contre des surprises injustes) et de bonne administration de la justice346.
342 Voir plus haut, chapitre V, section A.
343 Voir plus haut, par. 70-72, 291.
344 Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992 p. 253, par. 32.
345 J. Quintana, Litigation at the International Court of Justice: Practice and Procedure (Koninklijke Brill NV, 2015), p. 987.
346 Christian J. Tams, « III Procedure, Article 52 », dans A. Zimmermann, K. Oellers-Frahm et al. (dir. publ.), The Statute of The International Court of Justice: A Commentary (Oxford University Press, 2019, 3e éd.), p. 1454.
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310. L’Ukraine soutient que le différend qui l’oppose à la Fédération de Russie remonte au moins à 2014347. Elle n’explique cependant pas, si tel est effectivement le cas, pourquoi elle n’a pas déposé de requête contre la Fédération de Russie au titre de la convention avant 2022. De plus, durant toutes ces années, l’Ukraine n’a jamais adopté de position qui s’apparenterait, même de loin, à ses allégations actuelles, se rapportant soi-disant à la convention.
311. La seule explication plausible au comportement de l’Ukraine serait que celle-ci n’avait jamais considéré, jusqu’ici, qu’il existait un « différend d’ordre juridique » entre elle et la Fédération de Russie au sens des articles 36 et 38 du Statut. L’Ukraine n’est passée à son interprétation alambiquée de la convention qu’en février 2022, alors qu’elle cherchait à créer un lien juridictionnel entre la convention et ses demandes relatives à l’emploi de la force et à la reconnaissance de nouveaux États par la Fédération de Russie.
312. Si le principe général formulé dans l’affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru s’applique certainement en l’espèce, il reste que certaines circonstances particulières de cette autre affaire différaient de celles en l’espèce : alors que les deux parties (Australie et Nauru) savaient qu’il existait un différend les opposant depuis 15 ans, la Fédération de Russie n’a jamais su qu’il existait, au regard de la convention, un prétendu différend qui l’opposait à l’Ukraine et dont la Cour pourrait être saisie348.
iv. L’Ukraine a organisé en l’espèce une intervention massive constitutive d’abus
313. Selon des universitaires, les procédures incidentes constituent une tactique prisée pour perturber le cours normal de la procédure devant la Cour :
« Il ne fait aucun doute que des parties ont mis au point un vaste éventail de tactiques judiciaires qui, d’une manière générale, peuvent être qualifiées d’abusives dans de nombreux cas. C’est en particulier le cas des procédures incidentes qui, par nature, perturbent fortement la procédure judiciaire. »349
314. À cet égard, les interventions ont fait l’objet d’une attention particulière, des universitaires disant craindre que cet instrument soit utilisé abusivement à des fins politiques ultérieures :
« Le recours à des incidents de procédure peut également être considéré comme abusif lorsqu’il vise principalement à donner au demandeur une tribune publique pour faire valoir ses demandes ... La Cour peut donc être utilisée à des fins politiques plutôt que pour la quête de justice.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’intervention n’est pas non plus à omettre, car les États tiers qui sont autorisés à intervenir dans une instance en cours peuvent, néanmoins, tenter de le faire à la seule fin de disposer d’une tribune pour faire entendre leurs demandes et opinions. »350
347 Mémoire, par. 2.
348 Voir plus haut, chapitre III, sections A-C.
349 M. Lemey, « Incidental Proceedings before the International Court of Justice: The Fine Line between “Litigation Strategy” and “Abuse of Process” » dans The Law & Practice of International Courts and Tribunals, vol. 20 (2021), p. 9.
350 Ibid., p. 20.
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315. En l’espèce, l’Ukraine ne tente même pas de cacher qu’elle est activement engagée dans une guerre juridique contre la Fédération de Russie, puisqu’elle est allée jusqu’à créer un site Internet portant ce nom (lawfare en anglais) sur les serveurs du Gouvernement dédiés à sa campagne juridique351.
316. Dans sa croisade juridique contre la Fédération de Russie, l’Ukraine a décidé d’utiliser l’outil des interventions massives, invitant des dizaines d’États à soutenir ses demandes ou simplement à les réitérer devant la Cour dans le seul but d’exercer une pression politique sur cette dernière et la Fédération de Russie. Ces tactiques abusives ont été entreprises bien avant le dépôt du mémoire de l’Ukraine.
317. Le 20 mai 2022, 41 États et l’Union européenne avaient déjà publié une déclaration commune à l’appui de la requête de l’Ukraine devant la Cour. Tous ces États ont pour l’essentiel exprimé leur « intention commune d’examiner toutes les options pour soutenir l’Ukraine dans ses efforts devant la CIJ, et de considérer une éventuelle intervention dans le cadre de cette procédure »352. Ce faisant, les signataires ont essentiellement confirmé qu’ils étaient disposés à utiliser l’intervention comme outil de soutien à l’une des Parties — l’Ukraine — dans le cadre de la présente instance.
318. Le 13 juillet 2022, soit moins de deux semaines après le dépôt du mémoire de l’Ukraine, une deuxième déclaration commune a été publiée, dans laquelle 44 signataires ont une nouvelle fois déclaré leur intention d’intervenir dans la présente instance afin de soutenir l’Ukraine dans sa requête contre la Fédération de Russie :
« Nous réitérons notre soutien à la requête de l’Ukraine engageant une procédure contre la Fédération de Russie devant la Cour internationale de justice, au titre de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide, qui vise à établir que la Russie n’a aucune base légale pour engager des opérations militaires en Ukraine sur la base d’allégations non étayées de génocide.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il est dans l’intérêt de tous les États parties à la convention sur le génocide, et plus largement de la communauté internationale dans son ensemble, que la convention ne soit pas utilisée à mauvais escient ou de manière abusive. C’est la raison pour laquelle les signataires de la présente déclaration, qui sont parties à la convention sur le génocide, entendent intervenir dans la présente procédure.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
351 Voir Law Confrontation with the Russian Federation, accessible à l’adresse suivante : https://lawfare.gov.ua/.
352 Déclaration au nom de l’Albanie, de l’Allemagne, de l’Autriche, de l’Australie, de la Belgique, de la Bosnie-Herzégovine, de la Bulgarie, du Canada, de Chypre, de la Croatie, du Danemark, de l’Espagne, de l’Estonie, des États-Unis, de la Finlande, de la France, de la Géorgie, de la Grèce, de la Hongrie, de l’Irlande, de l’Islande, de l’Italie, du Japon, de la Lettonie, de la Lituanie, du Luxembourg, de Malte, des Îles Marshall, de la Micronésie (États fédérés de), du Monténégro, de la Norvège, de la Nouvelle-Zélande, des Pays-Bas, de la Pologne, du Portugal, de la République tchèque, de la Roumanie, du Royaume-Uni, de la Slovaquie, de la Slovénie, de la Suède, et de l’Union européenne, 20 mai 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.auswaertiges-amt.de/en/newsroom/news/-/2532254.
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Nous appelons une nouvelle fois la communauté internationale à explorer toutes les possibilités de soutenir l’Ukraine dans ses procédures devant la CIJ. »353.
319. Certains déclarants ont fait des déclarations individuelles qui confirment elles aussi leurs motifs :
a) Par exemple, après le dépôt de sa déclaration d’intervention en vertu de l’article 63 du Statut, la Pologne a affirmé que cette déclaration « s’inscrivait dans sa politique constante de ferme condamnation de tous les actes illicites de la Fédération de Russie et était une expression de son soutien et de sa solidarité à l’égard de l’Ukraine »354.
b) Pour sa part, la Suède a également déclaré qu’elle « adopterait des positions qui seraient alignées sur celles de l’Ukraine »355.
320. Il n’est guère surprenant que le contenu de ces déclarations soit une répétition des arguments de l’Ukraine. Contrairement à tout autre demandeur ordinaire dans une instance devant la Cour, qui n’a qu’une seule occasion de faire valoir sa position devant celle-ci, l’Ukraine, en abusant du mécanisme d’intervention prévu à l’article 63 du Statut, verra ses moyens présentés probablement plus de 40 fois. Non seulement cela portera un grave préjudice à la Fédération de Russie et violera le principe d’égalité des parties, mais la Cour s’en trouvera aussi surchargée. Pareille tactique est considérée comme un type d’abus distinct : « On pourrait envisager de nombreux autres exemples d’abus de procédure, comme un “déluge” d’exceptions procédurales en tout genre soulevées devant la Cour en vue de nuire à l’efficacité de la procédure… »356
321. Aucun doute ne devrait subsister quant au rôle que joue l’Ukraine dans ce grand stratagème d’abus ou au but qu’elle poursuit. La Roumanie, l’une des déclarants, a admis publiquement que l’Ukraine était derrière cette campagne d’intervention massive et coordonnait l’action des autres États quant à ce qu’ils devaient déclarer devant la Cour et au moment où ils devaient le faire :
353 Déclaration au nom de l’Albanie, de l’Allemagne, d’Andorre, de l’Australie, de l’Autriche, de la Belgique, de la Bulgarie, du Canada, de Chypre, de la Croatie, du Danemark, de l’Espagne, de l’Estonie, des États-Unis, de la Finlande, de la France, de la Grèce, des Îles Marshall, de l’Irlande, de l’Islande, de l’Italie, du Japon, de la Lettonie, de la Lituanie, du Luxembourg, de la Macédoine du Nord, de Malte, de la Moldavie, de Monaco, du Monténégro, de la Norvège, de la Nouvelle-Zélande, des Palaos, des Pays-Bas, de la Pologne, du Portugal, de la République tchèque, de la Roumanie, du Royaume-Uni, de Saint-Marin, de la Slovaquie, de la Slovénie, de la Suède et de l’Union européenne, Déclaration commune sur le soutien apporté à l’Ukraine dans sa procédure devant la Cour internationale de justice, 13 juillet 2022, accessible à l’adresse suivante : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/statement_22_4509. Voir également Déclaration commune des ministres chargés des affaires européennes du Triangle de Weimar – Ministère fédéral des affaires étrangères (auswaertiges-amt.de), 16 septembre 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.auswaertiges-amt.de/en/newsroom/ news/weimar-triangle/2552384 : « La France, l’Allemagne et la Pologne réaffirment également leur soutien à la procédure judiciaire menée par l’Ukraine contre la Fédération de Russie, notamment en intervenant dans la procédure intentée par l’Ukraine devant la Cour internationale de Justice en vertu de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide... »
354 Ministère des affaires étrangères de la République de Pologne, communiqué de presse, Poland Filed a Declaration of Intervention to the International Court of Justice in Ukraine’s Case Against Russia, 16 septembre 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.gov.pl/web/diplomacy/poland-filed-a-declaration-of-intervention-to-the-international-court-of-justice-in-ukraines-case-against-russia.
355 Ministère des affaires étrangères de la Suède, communiqué de presse, Sweden Participating in Two Court Cases Concerning the War in Ukraine, 9 septembre 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.government.se/press-releases/2022/09/sweden-participating-in-two-court-cases-concerning-the-war-in-ukraine/.
356 R. Kolb, « General Principles of Procedural Law » dans A. Zimmermann, K. Oellers-Frahm et al. (dir. publ.), The Statute of The International Court of Justice: A Commentary (Oxford University Press, 2019, 3e éd.), p. 1002.
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« L’intervention de la Roumanie dans ce processus fait suite à la demande expresse de la partie ukrainienne … Dans le cadre de cette procédure, la Roumanie se coordonnera avec d’autres États ayant pris une décision similaire et travaillera en étroite collaboration avec les représentants de l’Ukraine [s’occupant de] la procédure devant la CIJ. »357
322. Les affaires où quelques États seulement partageaient « le même intérêt » dans des instances étroitement liées (mais séparées), ou celles où un État faisait une intervention alors qu’il partageait les mêmes buts que l’une des parties, ont déjà suscité des préoccupations parmi les juges de la Cour.
323. Dans l’affaire relative à la Chasse à la baleine dans l’Antarctique, le juge Owada s’est inquiété de l’intervention d’un seul État. Il était convaincu que le fait que l’Australie et la Nouvelle-Zélande épousent une même cause contre le Japon porterait atteinte aux droits procéduraux de ce dernier :
« Même si [le Japon] n’a pas formellement fait objection à l’intervention, il est manifestement très préoccupé par les conséquences que celle-ci pourrait avoir sur l’égalité entre les Parties au différend et, partant, la bonne administration de la justice. … [Le Japon a] ajout[é] que, “en mettant en oeuvre ce qui semble être en réalité une affaire conjointe sous le couvert d’une intervention au titre de l’article 63, [l’Australie et la Nouvelle-Zélande] se trouveraient à contourner certaines des mesures visant à protéger l’égalité procédurale prévue par le Statut et le Règlement de la Cour”.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il est regrettable de voir un État partie à une instance devant la Cour et un autre État cherchant à intervenir dans la même affaire au titre de l’article 63 du Statut se livrer à ce qui pourrait passer pour une concertation en vue de tirer avantage du Statut et du Règlement de la Cour pour promouvoir leur intérêt commun, et dont le communiqué de presse conjoint du 15 décembre 2010 constitue l’aveu pur et simple. »358
324. La juge Xue a exprimé des préoccupations analogues concernant l’inégalité des parties en l’affaire Gambie c. Myanmar, dans laquelle la demanderesse a introduit une instance au nom d’une organisation internationale, en faisant expressément référence au nombre de juges sur le siège :
« Le fait que le demandeur agisse en réalité pour le compte d’une organisation internationale, fût-ce en son nom propre, peut placer le défendeur dans une position défavorable devant la Cour. Cela est d’autant plus vrai lorsque plusieurs juges siégeant en l’affaire sont des ressortissants d’États membres de l’organisation internationale en question. [C]ompte tenu de la présence de l’organisation en arrière-plan, une inégalité pourrait se cacher dans la composition de la Cour et compromettre ainsi le principe de
357 Ministère des affaires étrangères de la Roumanie, communiqué de presse, La Roumanie a décidé d’intervenir au nom de l’Ukraine devant la Cour internationale de justice dans le cadre d’une procédure contre la Fédération de Russie, 18 mai 2022, accessible à l’adresse suivante : https://www.mae.ro/fr/node/58704.
358 Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande, ordonnance du 6 février 2013, déclaration du juge Owada, p. 12, par. 4-5.
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l’égalité des parties, l’un des principes fondamentaux de la Cour aux fins du règlement des différends. »
359 [Les italiques sont de nous.]
325. Les choses étant ce qu’elles sont, de nombreux États déclarants (Allemagne, France et États-Unis) comptent déjà sur le siège un juge de leur nationalité. Pris ensemble, les États cherchant à intervenir dans l’instance comptent sur le siège quatre juges ayant la nationalité de l’un d’entre eux, et si d’autres États ayant fait part de leur intention d’intervenir tiennent leur promesse, ce nombre pourrait être encore plus élevé.
326. Étant donné que l’Ukraine a également un juge ad hoc sur le siège, cette campagne d’intervention crée une situation dangereuse dans laquelle un nombre non négligeable de juges pourraient être de la nationalité d’États qui sont des parties « [faisant] cause commune ». La Fédération de Russie est convaincue de l’impartialité des juges de la Cour, mais un conflit d’intérêts n’est pas à exclure en l’espèce.
327. Dans l’affaire relative à la Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Belgique), le juge Kreća a fait observer que la Cour considérait que des membres de l’OTAN, dans cette instance, étaient des parties faisant cause commune :
« S’agissant de la Belgique, du Canada et de l’Italie, la Cour a pris cette décision “en application du paragraphe 5 de l’article 31 de son Statut..., compte tenu de la présence sur le siège de juges de nationalité britannique, française et néerlandaise” (CR 2004/6, p. 6-7; les italiques sont de moi). À l’interpréter, on conclut nécessairement de cette explication de la décision de la Cour que cette dernière considérait non seulement que la Belgique, le Canada et l’Italie étaient des parties faisant cause commune, mais aussi qu’il en allait de même pour la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. »360
328. En l’espèce, l’ampleur même des interventions — de par leur nombre et le volume des écritures — est absolument sans précédent et nettement supérieure à toute affaire antérieure, tandis que la coordination de ces interventions et les motifs politiques ultérieurs sont exposés au grand jour.
329. Ainsi, l’Ukraine — avec l’aide de ses alliés politiques — a orchestré et mené une campagne d’intervention massive au titre de l’article 63 du Statut, ce qui soumet la Cour, de même que la défenderesse, à une énorme pression. Il s’agit là d’une preuve incontestable de l’abus de procédure dont l’Ukraine se rend coupable en agissant de mauvaise foi et en obtenant un avantage illégitime au détriment de l’autre Partie à l’affaire.
330. En résumé, l’ensemble des preuves, exposées à la section D et dans le reste des présentes exceptions préliminaires, démontre que les demandes et le comportement de l’Ukraine dans cette affaire constituent un abus de procédure tel que celle-ci doit être considérée comme une instance exceptionnelle dans laquelle la Cour doit rejeter lesdites demandes pour abus de procédure. En
359 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), arrêt, 22 juillet 2022, opinion dissidente de la juge Xue, p. 2-3, par. 10.
360 Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Belgique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2004 (I), opinion individuelle du juge ad hoc Kreća, p. 420-421, par. 72.
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conséquence, le critère exigeant appliqué par la Cour pour établir l’abus de procédure, tel qu’il est énoncé dans sa jurisprudence constante, est satisfait en l’espèce.
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VI. CONCLUSIONS
331. Compte tenu de ce qui précède, la Fédération de Russie prie respectueusement la Cour de dire et juger qu’elle n’a pas compétence pour connaître des demandes formulées par l’Ukraine dans sa requête du 26 février 2022 et son mémoire du 1er juillet 2022 ou que ces demandes sont irrecevables.
332. La Fédération de Russie se réserve le droit de soulever d’autres exceptions préliminaires, s’il y a lieu, au cours de la suite de la procédure.
La Haye, le 1er octobre 2022.
Agent de la Fédération de Russie
(Signé) Alexander V. SHULGIN.
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CERTIFICATION
Je certifie que les documents annexés sont des copies authentiques des documents cités en référence et que les traductions fournies sont exactes.
La Haye, le 1er octobre 2022.
Agent de la Fédération de Russie,
(Signé) Alexander V. SHULGIN.
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LISTE DES ANNEXES
[Seules les annexes traduites ou reproduites en français sont indiquées ci-dessous. Pour la liste complète des annexes, veuillez consulter la pièce originale.]
Annexe
VOLUME II
Instruments juridiques
6
Loi ukrainienne no 1682-VII relative à l’intégrité du gouvernement (loi de lustration), 16 septembre 2014
7
Loi ukrainienne no 1680-VII relative à la procédure spéciale pour l’autonomie locale dans certaines parties des régions de Donetsk et de Louhansk, 16 septembre 2014
8
Résolution de la Verkhovnaya Rada d’Ukraine no 795-IX relative à la convocation d’élections locales régulières en 2020, 15 juillet 2020
10
Décret du président de la Fédération de Russie sur la reconnaissance de la République populaire de Donetsk, 21 février 2022
11
Décret du président de la Fédération de Russie sur la reconnaissance de la République populaire de Lougansk, 21 février 2022
12
Traité d’amitié, de coopération et d’entraide entre la Fédération de Russie et la République populaire de Donetsk, 21 février 2022
13
Traité d’amitié, de coopération et d’entraide entre la Fédération de Russie et la République populaire de Louhansk, 21 février 2022
14
Loi fédérale no 403-FZ relative au comité d’enquête de la Fédération de Russie, 28 décembre 2010 (telle que modifiée le 1er avril 2022)
Déclarations officielles ou publiques
20
Allocution prononcée le 21 février 2022 par le président de la Fédération de Russie
21
Allocution prononcée le 24 février 2022 par le président de la Fédération de Russie
27
Déclaration du ministère ukrainien des affaires étrangères sur les allégations mensongères et insultantes de génocide formulées par la Russie qui lui servent de prétexte pour son agression militaire illicite, 26 février 2022
28
Ministère ukrainien des affaires étrangères, déclaration de S. Exc. M. Dmytro Kuleba, ministre des affaires étrangères d’Ukraine, à l’occasion du débat de l’Assemblée générale des Nations Unies sur la situation dans les territoires temporairement occupés de l’Ukraine, 23 février 2022
31
Déclaration du ministère des affaires étrangères de l’Ukraine concernant la nouvelle vague d’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine, 24 février 2022
32
Déclaration conjointe du président de l’Ukraine, du président de la République de Lituanie et du président de la République de Pologne concernant la décision de la Fédération de Russie de reconnaître les soi-disant « RPD » et « RPL », 23 février 2022
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Annexe
33
Déclaration du ministère des affaires étrangères de l’Ukraine concernant la rupture des relations diplomatiques avec la Fédération de Russie, 24 février 2022
34
Déclaration du ministère des affaires étrangères de l’Ukraine concernant l’agression militaire en cours contre l’Ukraine, 25 février 2022
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Exceptions préliminaires de la Fédération de Russie

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