Résumé de l'arrêt du 4 février 2021

Document Number
172-20210204-SUM-01-00-EN
Document Type
Incidental Proceedings
Number (Press Release, Order, etc)
2021/2
Date of the Document
Document File

COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Palais de la Paix, Carnegieplein 2, 2517 KJ La Haye, Pays-Bas
Tél : +31 (0)70 302 2323 Télécopie : +31 (0)70 364 9928
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Résumé
Non officiel
Résumé 2021/2
Le 4 février 2021
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis)
Historique de la procédure (par. 1-25)
La Cour commence par rappeler que, le 11 juin 2018, l’Etat du Qatar (ci-après le «Qatar») a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre les Emirats arabes unis à raison de violations alléguées de la convention internationale du 21 décembre 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR» ou la «convention»). Elle précise que, dans sa requête, le Qatar entend fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de celle-ci et sur l’article 22 de la CIEDR.
La Cour expose ensuite que, suite au dépôt par le Qatar, le 11 juin 2018, d’une demande en indication de mesures conservatoires, elle a, par une ordonnance du 23 juillet 2018, indiqué les mesures suivantes :
«1) Les Emirats arabes unis doivent veiller à ce que
i) les familles qataro-émiriennes séparées par suite des mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 soient réunies ;
ii) les étudiants qatariens affectés par les mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 puissent terminer leurs études aux Emirats arabes unis ou obtenir leur dossier scolaire ou universitaire s’ils souhaitent étudier ailleurs ; et
iii) les Qatariens affectés par les mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 puissent avoir accès aux tribunaux et autres organes judiciaires de cet Etat ;
2) Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile.»
La Cour rappelle également que, le 22 mars 2019, les Emirats arabes ont présenté une demande en indication de mesures conservatoires, laquelle a été rejetée par la Cour, dans son ordonnance du 14 juin 2019.
La Cour indique enfin que, le 30 avril 2019, les Emirats arabes unis ont présenté des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête.
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I. INTRODUCTION (PAR. 26-40)
A. Contexte factuel (par. 26-34)
La Cour rappelle que, le 5 juin 2017, les Emirats arabes unis ont publié une déclaration qui, dans sa partie pertinente, indiquait ce qui suit :
«Il est interdit aux ressortissants qatariens d’entrer sur le territoire des Emirats arabes unis ou de franchir ses points d’entrée, et ceux qui s’y trouvent en qualité de résident ou de visiteur doivent le quitter dans un délai de 14 jours par mesure de sécurité préventive. De même, il est interdit aux ressortissants des Emirats arabes unis de voyager ou de séjourner au Qatar, ou de transiter par son territoire.»
La Cour rappelle par ailleurs que les Emirats arabes unis ont pris un certain nombre de mesures additionnelles, concernant les médias qatariens et les expressions de soutien au Qatar. A cet égard, elle relève notamment que, le 6 juin 2017, le procureur général des Emirats arabes unis a publié une déclaration dans laquelle il indiquait que les expressions de sympathie pour l’Etat du Qatar ou de désapprobation des mesures prises par les Emirats arabes unis à l’encontre du Gouvernement qatarien étaient considérées comme des infractions passibles d’une peine d’emprisonnement et d’une amende. Les Emirats arabes unis ont bloqué plusieurs sites Internet exploités par des sociétés qatariennes, dont ceux du réseau de médias Al Jazeera. Le 6 juillet 2017, le département du développement économique d’Abou Dhabi a publié une circulaire interdisant la diffusion de certaines chaînes de télévision dirigées par des sociétés qatariennes.
La Cour précise en outre que, le 8 mars 2018, le Qatar a adressé au Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (ci-après le «Comité de la CIEDR») une communication au titre de l’article 11 de la convention par laquelle il demandait que les Emirats arabes unis prennent toutes les dispositions nécessaires pour mettre un terme aux mesures adoptées et appliquées depuis le 5 juin 2017.
Statuant sur sa compétence pour connaître de la communication interétatique du Qatar, le 27 août 2019, le Comité de la CIEDR a conclu qu’«il [étai]t compétent pour examiner les exceptions d’irrecevabilité soulevées par les Emirats arabes unis» (décision sur la compétence du Comité pour connaître de la communication interétatique présentée par le Qatar contre les Emirats arabes unis en date du 27 août 2019, Nations Unies, doc. CERD/C/99/3, par. 60). Ledit Comité a
«demand[é] à son président de désigner, conformément au paragraphe 1 de l’article 12 de la Convention, les membres d’une commission de conciliation ad hoc, qui mettra ses bons offices à la disposition des Etats concernés afin de parvenir à une solution amiable de la question fondée sur le respect de la Convention».
La commission de conciliation ad hoc a été constituée par le président du Comité et est en fonction depuis le 1er mars 2020.
B. Base de compétence invoquée et exceptions préliminaires soulevées (par. 35-40)
La Cour rappelle que le Qatar affirme qu’elle est compétente pour connaître de sa requête en vertu de l’article 22 de la CIEDR, qui se lit comme suit :
«Tout différend entre deux ou plusieurs Etats parties touchant l’interprétation ou l’application de la présente Convention, qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention, sera porté, à la requête de toute partie au différend, devant la Cour internationale de
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Justice pour qu’elle statue à son sujet, à moins que les parties au différend ne conviennent d’un autre mode de règlement.»
Le Qatar soutient qu’il existe un différend entre les Parties quant à l’interprétation et à l’application de la CIEDR, différend que celles-ci ne sont pas parvenues à régler bien qu’il ait, pour sa part, tenté de négocier avec les Emirats arabes unis.
La Cour note que, au présent stade de la procédure, les Emirats arabes unis la prient de dire et juger qu’elle n’est pas compétente pour connaître des demandes formulées par le Qatar eu égard à deux exceptions préliminaires. Dans le cadre de la première, ils avancent que la Cour n’a pas compétence ratione materiae à l’égard du différend opposant les Parties, parce que les faits allégués n’entrent pas dans le champ d’application de la CIEDR. Dans le cadre de la seconde, ils affirment que le Qatar n’a pas satisfait aux conditions procédurales préalables prévues à l’article 22 de la CIEDR.
La Cour note par ailleurs que, dans leurs écritures, les Emirats arabes unis ont aussi soulevé une exception d’irrecevabilité, arguant que les demandes du Qatar étaient constitutives d’un abus de procédure. A l’audience, le conseil des Emirats arabes unis a toutefois indiqué qu’ils ne maintenaient pas d’allégation d’abus de procédure à ce stade.
II. OBJET DU DIFFÉREND (PAR. 41-70)
La Cour rappelle, à titre liminaire, que, conformément au paragraphe 1 de l’article 40 de son Statut et au paragraphe 1 de l’article 38 de son Règlement, le demandeur est tenu d’indiquer dans sa requête l’objet du différend.
Elle précise qu’il lui appartient d’établir objectivement ce sur quoi porte le différend entre les parties en circonscrivant le véritable problème en cause et en précisant l’objet des griefs du demandeur. La Cour rappelle qu’elle examine à cet effet la requête, ainsi que les exposés écrits et oraux des parties, tout en consacrant une attention particulière à la formulation du différend utilisée par le demandeur. Elle tient compte des faits que celui-ci invoque à l’appui de ses demandes. Il s’agit là d’une question de fond, et non de forme.
En l’espèce, après avoir exposé les arguments des Parties, la Cour observe que, de la manière dont il définit l’objet du différend, il appert que le Qatar avance trois chefs de discrimination raciale. Le premier se rapporte à la «décision d’expulsion» et aux «interdictions d’entrée», qui visent expressément les nationaux qatariens, le second, aux restrictions imposées à des sociétés de médias qatariennes. En outre, le Qatar avance un troisième chef, affirmant que les mesures prises par les Emirats arabes unis, y compris celles sur lesquelles le Qatar fonde ses premier et deuxième chefs de discrimination, entraînent une «discrimination indirecte» fondée sur l’origine nationale qatarienne.
S’agissant de la première demande du Qatar, compte tenu de la manière dont ce dernier qualifie les mesures en cause et des faits qu’il invoque en ce qui concerne la demande selon laquelle les mesures qu’il présente comme la «décision d’expulsion» et les «interdictions d’entrée» font subir aux Qatariens une discrimination sur la base de leur nationalité actuelle, en violation des obligations incombant aux Emirats arabes unis en vertu de la CIEDR, et compte tenu aussi de la manière dont le défendeur qualifie ces mesures, la Cour considère que les Parties ont, sur cette demande, des vues opposées.
S’agissant de la deuxième demande du Qatar, la Cour a noté que les Emirats arabes unis ne démentaient pas avoir imposé des mesures tendant à restreindre la diffusion, à la radio, à la télévision et sur Internet, des émissions de certaines sociétés de médias qatariennes. Les Parties divergent toutefois sur la question de savoir si celles-ci étaient directement visées par lesdites
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mesures dans le sens d’une discrimination raciale, en violation des obligations incombant aux Emirats arabes unis en vertu de la CIEDR.
Dans sa troisième demande, ainsi qu’il a été noté plus haut, le Qatar soutient que l’objet du différend englobe son affirmation selon laquelle, indépendamment du fait qu’il ait plaidé la discrimination raciale fondée sur la nationalité actuelle, la «décision d’expulsion» et les «interdictions d’entrée» entraînent en tout état de cause une «discrimination indirecte» contre les personnes d’origine nationale qatarienne. Pour les Emirats arabes unis, en revanche, la demande relative à la «discrimination indirecte» ne relève pas de la cause plaidée par le Qatar dans sa requête.
La Cour fait observer que l’objet d’un différend n’est pas limité par les termes expressément utilisés par l’Etat demandeur dans sa requête. En vertu de son Règlement, l’Etat demandeur jouit d’une certaine latitude pour développer les allégations qu’il a formulées dans sa requête, pour autant que «le différend [qu’il a ainsi] porté devant la Cour ne se trouve pas transformé en un autre différend dont le caractère ne serait pas le même» (Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 318-319, par. 98 et 99).
La Cour en vient ensuite aux autres allégations de «discrimination indirecte» dont auraient, selon le Qatar, été victimes les personnes d’origine nationale qatarienne. Elle rappelle à cet égard que le Qatar formule ces allégations en se référant aux restrictions imposées à des sociétés de médias qatariennes, et à d’autres mesures dont il prétend qu’elles seraient constitutives d’atteintes à la liberté d’expression ou reviendraient à inciter à l’hostilité envers les Qatariens et à incriminer les expressions supposées de soutien à son égard ou de critiques des dispositions émiriennes le visant, ou encore à des déclarations des Emirats arabes unis ou de responsables émiriens reprenant ou cautionnant un discours et une propagande hostiles aux Qatariens.
La Cour relève que le Qatar a fait spécifiquement référence, dans sa requête, à la déclaration du procureur général des Emirats arabes unis en date du 6 juin 2017, aux restrictions imposées à des sociétés de médias qatariennes, à la campagne de «diffamation … dans les médias» et à ce qu’il présente comme des déclarations de responsables émiriens tendant à alimenter l’hostilité envers les Qatariens. Elle note en outre que les Parties traitent de ces affirmations dans leurs exposés écrits et oraux. A cet égard, les Emirats arabes unis soutiennent de nouveau qu’en invoquant les restrictions imposées aux sociétés de médias qatariennes à l’appui de son chef de «discrimination indirecte», le Qatar a présenté un nouvel argument qui ne relève pas de la cause plaidée dans sa requête.
Ainsi que la Cour l’a indiqué précédemment, le Règlement n’interdit pas au Qatar d’affiner l’argumentation juridique présentée dans sa requête ou d’avancer de nouveaux arguments. Compte tenu de la requête et des exposés écrits et oraux des Parties, ainsi que des faits avancés par le Qatar, la Cour estime que les Parties s’opposent sur la question de savoir si, comme l’allègue le Qatar, les Emirats arabes unis se sont livrés à une «discrimination indirecte» contre les personnes d’origine nationale qatarienne, en violation des obligations leur incombant en vertu de la CIEDR.
Au vu de son analyse, la Cour conclut que les Parties sont en désaccord au sujet des trois demandes du Qatar imputant aux Emirats arabes unis un manquement aux obligations leur incombant en vertu de la CIEDR, en ceci que : premièrement, les mesures que le Qatar présente comme la «décision d’expulsion» et les «interdictions d’entrée», en tant qu’elles visent expressément les nationaux qatariens, font subir aux Qatariens une discrimination sur la base de leur nationalité actuelle ; deuxièmement, les Emirats arabes unis ont imposé à certaines sociétés de médias qatariennes des mesures constitutives de discrimination raciale ; et, troisièmement, les Emirats arabes unis ont fait subir aux personnes d’origine nationale qatarienne une «discrimination indirecte» par l’effet desdites mesures, ainsi que d’autres. Les désaccords entre les Parties au sujet de ces chefs de demande constituent l’objet du différend.
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III. PREMIÈRE EXCEPTION PRÉLIMINAIRE : COMPÉTENCE RATIONE MATERIAE (PAR. 71-114)
La Cour recherche ensuite si elle a compétence ratione materiae pour connaître du différend en vertu de l’article 22 de la CIEDR.
Aux fins de déterminer si le différend est de ceux touchant l’interprétation ou l’application de ladite convention, au titre de son article 22, la Cour examine si les demandes susvisées entrent dans le champ d’application de cet instrument. Elle les analyse tour à tour selon l’ordre indiqué dans la définition ci-dessus de l’objet du différend.
La Cour observe, à propos de la première demande du Qatar, que les Parties divergent sur la question de savoir si l’expression «origine nationale» figurant au paragraphe 1 de l’article premier de la convention englobe la nationalité actuelle. Concernant la deuxième demande du Qatar, les Parties divergent sur la question de savoir si le champ d’application de la convention s’étend aux sociétés de médias qatariennes. Enfin, s’agissant de la troisième demande, les Parties divergent sur la question de savoir si les mesures dont le Qatar tire grief entraînent, à l’égard des Qatariens, une «discrimination indirecte» sur la base de leur origine nationale. La Cour se penche sur chacune de ces questions en vue de déterminer si elle a compétence ratione materiae en la présente espèce.
A. La question de savoir si l’expression «origine nationale» englobe la nationalité actuelle (par. 74-105)
Le Qatar considère que l’expression «origine nationale», dans la définition de la discrimination raciale figurant au paragraphe 1 de l’article premier de la convention, englobe la nationalité actuelle, et que les mesures dont il tire grief entrent ainsi dans les prévisions de la CIEDR. Les Emirats arabes unis font valoir que l’expression «origine nationale» n’inclut pas la nationalité actuelle et que la convention n’interdit pas la différenciation fondée sur la nationalité actuelle des ressortissants qatariens, dont se plaint le Qatar en la présente espèce. Ainsi, les Parties ont des vues opposées quant au sens et à la portée de l’expression «origine nationale» figurant au paragraphe 1 de l’article premier de la convention, qui se lit comme suit :
«Dans la présente Convention, l’expression «discrimination raciale» vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique.»
Aux fins de déterminer si elle a compétence ratione materiae en l’espèce, la Cour interprète la CIEDR et, en particulier, l’expression «origine nationale» figurant au paragraphe 1 de son article premier. Elle applique, pour ce faire, les règles d’interprétation des traités, telles qu’elles sont consacrées aux articles 31 et 32 de la convention de Vienne sur le droit des traités (ci-après la «convention de Vienne»). Bien que cette convention ne soit pas en vigueur entre les Parties et qu’en tout état de cause elle ne couvre pas les traités conclus avant son entrée en vigueur, tels que la CIEDR, il est constant que les articles 31 et 32 de cet instrument reflètent des règles de droit international coutumier.
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1. L’expression «origine nationale» selon son sens ordinaire, lue dans son contexte et à la lumière de l’objet et du but de la CIEDR (par. 78-88)
La Cour rappelle que, selon le paragraphe 1 de l’article 31 de la convention de Vienne, «[u]n traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but». L’interprétation faite par la Cour doit prendre en compte l’ensemble de ces éléments considérés comme un tout.
Ainsi que la Cour l’a rappelé à maintes reprises, «l’interprétation doit être fondée avant tout sur le texte du traité lui-même» (Différend territorial (Jamahiriya arabe libyenne/Tchad), arrêt, C.I.J. Recueil 1994, p. 22, par. 41). La Cour observe que la définition de la discrimination raciale figurant dans la convention inclut l’«origine nationale ou ethnique». Ces références à l’«origine» désignent, respectivement, le rattachement de la personne à un groupe national ou ethnique à sa naissance, alors que la nationalité est un attribut juridique qui relève du pouvoir discrétionnaire de l’Etat et qui peut changer au cours de l’existence de la personne. La Cour relève que les autres éléments de la définition de la discrimination raciale, telle qu’énoncée au paragraphe 1 de l’article premier de la convention, à savoir la race, la couleur et l’ascendance, sont également des caractéristiques inhérentes à la personne à la naissance.
La Cour examine ensuite le contexte dans lequel l’expression «origine nationale» est employée dans la convention, notamment les paragraphes 2 et 3 de l’article premier. Elle considère que ces dispositions viennent conforter l’interprétation selon laquelle le sens ordinaire de l’expression «origine nationale» n’englobe pas la nationalité actuelle. En effet, tandis que, selon le paragraphe 3, la convention n’affecte d’aucune façon les législations concernant la nationalité, la citoyenneté ou la naturalisation, à condition que ces législations ne soient pas discriminatoires à l’égard d’une nationalité particulière, le paragraphe 2 soustrait au champ d’application de la convention toutes «distinctions, exclusions, restrictions ou préférences» établies entre ressortissants et non-ressortissants.
La Cour en vient ensuite à l’objet et au but de la convention. Rappelant qu’elle s’est souvent référée au préambule d’une convention pour en déterminer l’objet et le but, la Cour relève, en l’espèce, que la CIEDR a été élaborée alors que se développait le mouvement des années 1960 en faveur de la décolonisation, dont la résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960 a constitué un moment décisif. En effet, en mettant l’accent sur le fait que «toute doctrine de supériorité fondée sur la différenciation entre les races est scientifiquement fausse, moralement condamnable et socialement injuste et dangereuse et que rien ne saurait justifier, où que ce soit, la discrimination raciale, ni en théorie ni en pratique», le préambule de la convention a clairement formulé l’objet et le but de celle-ci, qui consiste à mettre un terme à toutes les pratiques qui cherchent à instaurer des hiérarchies entre des groupes sociaux, définis par des caractéristiques qui leur sont inhérentes, ou à imposer un système de discrimination ou de ségrégation raciales. La convention se fixe ainsi pour objectif l’élimination de toutes les formes et de toutes les manifestations de discrimination raciale visant les personnes humaines en raison de leurs caractéristiques, réelles ou supposées, à l’origine, soit à la naissance.
C’est ainsi que la CIEDR, dont la vocation universelle est attestée par le fait que 182 Etats y sont parties, condamne toute tentative de légitimer la discrimination raciale par l’invocation de la supériorité d’un groupe social par rapport à un autre. Dès lors, elle n’était manifestement pas destinée à régir tous les cas de différenciation entre les personnes en fonction de leur nationalité. Les différenciations fondées sur la nationalité sont fréquentes et inscrites dans la législation de la plupart des Etats parties.
Par conséquent, l’expression «origine nationale» figurant au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, selon son sens ordinaire, lue dans son contexte et à la lumière de l’objet et du but de la convention, n’englobe pas la nationalité actuelle.
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2. L’expression «origine nationale» à la lumière des travaux préparatoires comme moyen complémentaire d’interprétation (par. 89-97)
Au vu de la conclusion qui précède, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire pour elle de recourir à des moyens complémentaires d’interprétation. Cela étant, la Cour constate que les deux Parties ont procédé à une analyse détaillée des travaux préparatoires de la CIEDR pour conforter leurs thèses respectives quant au sens et à la portée de l’expression «origine nationale» figurant à l’article premier de la convention. Compte tenu de ce fait et de la pratique de la Cour consistant, lorsqu’elle l’estime approprié, à confirmer son interprétation des textes pertinents par référence aux travaux préparatoires, la Cour examine les travaux préparatoires de la CIEDR en la présente espèce.
La Cour rappelle que la convention a été élaborée en trois étapes, d’abord dans le cadre des travaux de la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités, ensuite au sein la Commission des droits de l’homme, et enfin au sein de la Troisième Commission de l’Assemblée générale des Nations Unies. Selon la Cour, la définition de la discrimination raciale contenue dans les différents projets démontre que les rédacteurs avaient bien à l’esprit les différences entre l’origine nationale et la nationalité.
En conclusion, la Cour est d’avis que l’ensemble des travaux préparatoires confirme que l’expression «origine nationale» figurant au paragraphe 1 de l’article premier de la convention n’inclut pas la nationalité actuelle.
3. La pratique du Comité de la CIEDR (par. 98-101)
La Cour en vient ensuite à la pratique du Comité de la CIEDR. Elle note que ledit Comité, dans sa recommandation générale XXX, a considéré que «l’application d’un traitement différent fondé sur le statut quant à la citoyenneté ou à l’immigration constitue une discrimination si les critères de différenciation, jugés à la lumière des objectifs et des buts de la convention, ne visent pas un but légitime et ne sont pas proportionnés à l’atteinte de ce but».
La Cour rappelle que, dans l’arrêt qu’elle a rendu sur le fond en l’affaire Diallo, elle a indiqué qu’elle devait «accorder une grande considération» à l’interprétation du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ⎯ qu’elle était appelée à appliquer en ladite affaire ⎯ telle qu’adoptée par le Comité des droits de l’homme (Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 664, par. 66). A cet égard, elle a également affirmé qu’elle n’était «aucunement tenue, dans l’exercice de ses fonctions judiciaires, de conformer sa propre interprétation du Pacte à celle du Comité». En la présente espèce, qui concerne l’interprétation de la CIEDR, la Cour a examiné attentivement la position du Comité de la CIEDR s’agissant de la discrimination fondée sur la nationalité. En se fondant, comme elle doit le faire, sur les règles coutumières pertinentes en matière d’interprétation des traités, elle est parvenue, pour les motifs exposés plus haut, à la conclusion selon laquelle l’expression «origine nationale» figurant au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, selon son sens ordinaire, lue dans son contexte et à la lumière de l’objet et du but de la convention, n’englobe pas la nationalité actuelle.
4. La jurisprudence des cours régionales des droits de l’homme (par. 102-104)
La Cour note enfin que les deux Parties se sont référées, dans leurs exposés écrits et oraux, à la jurisprudence des cours régionales des droits de l’homme dans leurs thèses concernant le sens et la portée de l’expression «origine nationale».
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La Cour rappelle qu’il lui revient, en la présente espèce, de déterminer le champ d’application de la CIEDR, qui vise exclusivement l’interdiction de la discrimination fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique. Elle relève que les conventions régionales relatives aux droits de l’homme, sur lesquelles se fonde la jurisprudence des cours régionales, concernent le respect de droits de l’homme sans distinction aucune entre leurs bénéficiaires. Les dispositions pertinentes de ces conventions reprennent à leur compte l’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948.
Si ces instruments juridiques mentionnent tous l’«origine nationale», leur finalité est d’assurer la portée étendue de la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La jurisprudence des cours régionales des droits de l’homme fondée sur les instruments juridiques précités n’est donc guère utile pour l’interprétation de l’expression «origine nationale» figurant dans la CIEDR.
5. Conclusion quant à l’interprétation de l’expression «origine nationale» (par. 105)
A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’expression «origine nationale» figurant au paragraphe 1 de l’article premier de la convention n’englobe pas la nationalité actuelle. Dès lors, les mesures dont le Qatar tire grief en l’espèce dans le cadre de sa première demande, fondées sur la nationalité actuelle de ses ressortissants, n’entrent pas dans le champ d’application de la CIEDR.
B. La question de savoir si les mesures imposées par les Emirats arabes unis à certaines sociétés de médias qatariennes entrent dans le champ d’application de la convention (par. 106-108)
La Cour rappelle que, dans le cadre de sa deuxième demande, le Qatar se plaint de ce que les mesures imposées à certaines sociétés de médias aux Emirats arabes unis ont porté atteinte au droit à la liberté d’opinion et d’expression des Qatariens.
Pour les besoins de la présente procédure, la Cour se contente de rechercher si les mesures concernant certaines sociétés de médias qatariennes, constitutives, selon le Qatar, de discrimination raciale, entrent dans le champ d’application de la convention.
La Cour relève que la convention concerne uniquement des individus ou des groupes d’individus, ce qui ressort selon elle clairement des dispositions de fond (en particulier du paragraphe 4 de l’article premier, de alinéa a) de l’article 4) et du paragraphe 1 de l’article 14) ainsi que du préambule. Elle considère que, lu dans son contexte et à la lumière de l’objet et du but de la convention, le terme «institutions» renvoie aux organes collectifs ou aux associations, qui représentent des individus ou des groupes d’individus. En conséquence, la Cour conclut que la deuxième demande du Qatar, relative aux sociétés de médias qatariennes, n’entre pas dans le champ d’application de la convention.
C. La question de savoir si les mesures que le Qatar qualifie de «discrimination indirecte» à l’encontre des personnes d’origine nationale qatarienne entrent dans le champ de la convention (par. 109-113)
La Cour rappelle que le Qatar soutient que la «décision d’expulsion» et les «interdictions d’entrée», ainsi que d’autres mesures prises par les Emirats arabes unis, ont eu pour but et pour effet d’opérer une «discrimination indirecte» à l’égard des personnes d’origine nationale qatarienne, au sens historico-culturel, à savoir les personnes qatariennes de naissance et d’héritage, y compris leurs conjoints, leurs enfants et les personnes qui seraient autrement liées au Qatar.
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La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu que la «décision d’expulsion» et les «interdictions d’entrée» dont le Qatar tire grief, dans le cadre de sa première demande, n’entrent pas dans le champ d’application de la CIEDR puisque ces mesures sont fondées sur la nationalité actuelle des ressortissants qatariens et que la différenciation opérée à ce titre ne relève pas de l’expression «origine nationale» figurant au paragraphe 1 de l’article premier de la convention. La Cour se penche sur la question de savoir si ces mesures ou toutes autres mesures alléguées par le Qatar sont susceptibles d’entrer dans le champ d’application de la convention, pour autant que, par leur but ou par leur effet, elles entraînent une discrimination raciale à l’encontre de certaines personnes au motif de leur origine nationale qatarienne.
La Cour observe tout d’abord que, selon la définition de la discrimination raciale figurant au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, une restriction peut être constitutive de discrimination raciale dès lors qu’elle «a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique». La convention interdit ainsi toutes les formes et toutes les manifestations de discrimination raciale, qu’elles découlent du but d’une restriction donnée ou de son effet. En la présente espèce, bien que les mesures fondées sur la nationalité actuelle des ressortissants qatariens puissent produire des effets collatéraux ou secondaires sur des personnes nées au Qatar ou de parents qatariens, ou sur des proches de ressortissants qatariens résidant aux Emirats arabes unis, il ne s’agit pas là d’une discrimination raciale au sens de la convention. Selon la Cour, les mesures dont le Qatar tire grief n’entraînent pas, par leur but ou par leur effet, une discrimination raciale à l’égard des Qatariens en tant que groupe social distinct au motif de leur origine nationale. La Cour observe en outre que les déclarations critiquant un Etat ou sa politique ne sauraient être assimilées à une discrimination raciale au sens de la CIEDR. En conséquence, la Cour conclut que, quand bien même les mesures dont le Qatar tire grief dans le cadre de son allégation de «discrimination indirecte» seraient avérées, elles ne peuvent être constitutives de discrimination raciale au sens de la convention.
Il découle de ce qui précède que la Cour n’est pas compétente ratione materiae pour connaître de la troisième demande du Qatar, dès lors que les mesures dont il tire grief n’opèrent pas, par leur but ou par leur effet, une discrimination raciale au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la convention.
D. Conclusion générale (par. 114)
A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que la première exception préliminaire soulevée par les Emirats arabes unis doit être retenue. Ayant décidé qu’elle n’a pas compétence ratione materiae en la présente espèce au titre de l’article 22 de la convention, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner la seconde exception préliminaire soulevée par les Emirats arabes unis. Conformément à sa jurisprudence, lorsque sa compétence est contestée pour différents motifs, la Cour est «libre de baser sa décision sur le motif qui, selon elle, est plus direct et décisif».
DISPOSITIF (PAR. 115)
Par ces motifs,
LA COUR,
1) Par onze voix contre six,
Retient la première exception préliminaire soulevée par les Emirats arabes unis ;
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POUR : Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Mme Donoghue, MM. Gaja, Crawford, Gevorgian, Salam, juges ; MM. Cot, Daudet, juges ad hoc ;
CONTRE : M. Yusuf, président ; M. Cançado Trindade, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Iwasawa, juges ;
2) Par onze voix contre six,
Dit qu’elle n’a pas compétence pour connaître de la requête déposée par l’Etat du Qatar le 11 juin 2018.
POUR : Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Mme Donoghue, MM. Gaja, Crawford, Gevorgian, Salam, juges ; MM. Cot, Daudet, juges ad hoc ;
CONTRE : M. Yusuf, président ; M. Cançado Trindade, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Iwasawa, juges.
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M. le président YUSUF joint une déclaration à l’arrêt ; Mme la juge SEBUTINDE joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente ; MM. les juges BHANDARI et ROBINSON joignent à l’arrêt les exposés de leur opinion dissidente ; M. le juge IWASAWA joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge ad hoc DAUDET joint une déclaration à l’arrêt.
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Annexe au résumé 2021/2
Déclaration de M. le juge Yusuf, président
Le président désapprouve les conclusions de la Cour et le raisonnement tenu par la majorité au sujet de deux questions connexes, à savoir celle de la détermination de l’objet du différend et celle de la compétence ratione materiae de la Cour quant à ce qui est appelé dans l’arrêt une allégation de «discrimination indirecte».
De l’avis du président, la majorité a formulé l’objet du différend d’une manière qui n’a absolument aucun lien avec les exposés écrits et oraux du demandeur. Alors que le Qatar a toujours soutenu que les mesures adoptées par les Emirats arabes unis constituaient, tant de par leur but que de par leur effet, une discrimination raciale fondée sur l’«origine nationale», le raisonnement tenu dans l’arrêt repose entièrement sur la notion de «nationalité» et opère une classification artificielle des prétentions du Qatar selon trois catégories, sans tenir aucun compte de la manière dont le demandeur a choisi de formuler réellement le différend. Pour le président, la majorité s’est ainsi écartée de la jurisprudence constante de la Cour exigeant, lorsqu’il s’agit de déterminer l’objet d’un différend, qu’une attention particulière soit accordée à la véritable formulation choisie par le demandeur. Si la majorité avait appliqué cette jurisprudence dans la présente affaire, elle serait parvenue à la conclusion que les allégations du Qatar quant à une discrimination raciale fondée sur l’«origine nationale» relevaient pleinement du paragraphe 1 de l’article premier de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR).
Le président est également en désaccord avec la démarche de la majorité concernant ce que le demandeur a appelé une «discrimination indirecte». De son point de vue, les allégations du Qatar faisant état d’une discrimination raciale à l’égard de personnes d’origine nationale qatarienne soulevaient à l’examen des questions de fait, s’agissant en particulier de l’effet concret des mesures en cause sur ces personnes, et il aurait donc convenu de les examiner au stade du fond. Au stade actuel de l’instance, il s’agissait simplement de savoir si les mesures incriminées étaient susceptibles d’avoir un effet néfaste sur des droits protégés par la CIEDR. De l’avis du président, les mesures dont le Qatar tirait grief étaient susceptibles d’avoir un tel effet pour des personnes d’origine nationale qatarienne, de sorte que la Cour aurait dû en réserver l’examen pour le stade du fond.
Opinion dissidente de Mme la juge Sebutinde
Dans son opinion dissidente, la juge Sebutinde fait observer que la première exception préliminaire soulevée par les Emirats arabes unis n’a pas, dans les circonstances de l’espèce, un caractère exclusivement préliminaire et devrait être jointe au fond, conformément aux dispositions du paragraphe 4 de l’article 79ter du Règlement de la Cour. En particulier, la question de savoir si les mesures prises le 5 juin 2017 par les Emirats arabes unis à l’encontre du Qatar et des Qatariens avaient ou non «pour but ou pour effet d’opérer une discrimination raciale» au sens du paragraphe 1 de l’article premier de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «convention») est délicate et complexe, et ne peut être tranchée qu’après un examen minutieux des éléments de preuve et des arguments présentés par les parties au stade du fond.
Deuxièmement, la juge Sebutinde estime que les conditions préalables énoncées à l’article 22 de la convention sont alternatives et non cumulatives. Le texte de cette disposition ne requiert pas expressément qu’une partie ait épuisé les procédures prévues par la convention avant de pouvoir saisir unilatéralement la Cour. Les deux Parties reconnaissent que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (ci-après le «Comité») et la procédure devant la Cour ont des rôles qui sont liés mais qui sont fondamentalement différents s’agissant de résoudre des différends entre des Etats parties à la convention. Le Comité oeuvre à la conciliation et émet des recommandations, tandis que les décisions de la Cour sont de nature juridique et contraignante. Il
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n’y a aucune incompatibilité dans le fait que le Qatar poursuive les deux procédures en parallèle et, par conséquent, la deuxième exception préliminaire des Emirats arabes unis devrait être rejetée.
Troisièmement, selon la jurisprudence bien établie de la Cour, une demande fondée sur une base de compétence valable ne peut être contestée pour «abus de procédure», à moins que ne soit démontrée l’existence de «circonstances exceptionnelles», pareille conclusion étant soumise à un critère exigeant auquel les Emirats arabes unis n’ont pas satisfait. Les demandes du Qatar sont recevables, la troisième exception préliminaire devrait également être rejetée et la Cour devrait déclarer recevable la requête du Qatar.
Opinion dissidente de M. le juge Bhandari
Dans l’exposé de son opinion dissidente, le juge Bhandari exprime son désaccord avec la décision de la Cour de retenir la première exception préliminaire soulevée par les Emirats arabes unis et donc de décliner sa compétence pour connaître de la requête déposée par Qatar. Le différend entre les deux Etats concernait la série de mesures discriminatoires prétendument prises par les Emirats arabes unis, le 5 juin 2017 et dans les jours suivants, contre le Qatar, les nationaux qatariens et les personnes d’«origine nationale» qatarienne. Pour que l’article 22 de la CIEDR pût être invoqué comme base de compétence, les mesures discriminatoires alléguées devaient relever de l’une des catégories de «discrimination raciale» prohibées, telles que définies au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR. A ce stade préliminaire, la Cour était appelée à rechercher si l’expression «origine nationale» figurant dans cette disposition englobait la nationalité actuelle.
Le juge Bhandari commence par examiner l’interprétation que la majorité a faite du sens ordinaire de l’expression «origine nationale» et souligne que la majorité a, à cet égard, mis en exergue le caractère immuable qui s’en dégage, par opposition à la nature fluctuante du terme «nationalité». Il estime que la référence qui est faite dans l’arrêt à la disparité fondamentale existant entre les deux notions n’aboutit pas à une définition réellement consensuelle du sens ordinaire, et ce, pour deux raisons. Premièrement, si on analyse la définition de chacun des termes qui la composent ⎯ soit «origine» et «nationale» ⎯, l’expression «origine nationale» désigne l’appartenance d’une personne à un pays ou à une nation. Dans cette acception, l’appartenance peut être ancienne ou historique, et définie par l’ascendance ; elle peut également être confirmée par le statut juridique de la nationalité ou de l’affiliation nationale. Il s’ensuit que, même en considérant, d’un point de vue purement juridique, qu’elle relève du pouvoir discrétionnaire de l’Etat et qu’elle est susceptible de changer au cours de la vie d’une personne, la nationalité actuelle est, en tout état de cause, comprise dans le concept plus large d’«origine nationale». Ces deux notions coïncidant manifestement, il paraît difficile de les distinguer l’une de l’autre sur la seule base de l’immuabilité. Deuxièmement, lorsqu’elle est définie selon la règle du jus sanguinis, la nationalité correspond à l’«origine nationale». Au Qatar, où cette règle s’applique et où la nationalité est donc conférée par filiation, l’immense majorité des nationaux qatariens, y compris ceux qui ont subi les effets des mesures, sont nés qatariens et sont qatariens au sens de leur héritage culturel. Dans ce contexte, la nationalité est aussi immuable que l’«origine nationale». Les mesures adoptées par les Emirats arabes unis à l’égard des «Qatariens [se trouvant sur le territoire émirien] en qualité de résident ou de visiteur» et des «nationaux qatariens» ont inévitablement touché de la même manière des personnes d’«origine nationale» qatarienne dans la mesure où, dans leur grande majorité, les nationaux qatariens sont qatariens d’héritage.
Pour ce qui est de l’interprétation que la majorité a faite de l’expression «origine nationale» dans son contexte et à la lumière de l’objet et du but de la CIEDR, le juge Bhandari ne souscrit pas au choix d’exclure du raisonnement de l’arrêt l’interdiction de la discrimination «à l’égard d’une nationalité particulière» énoncée au paragraphe 3 de l’article premier de la CIEDR. De son point de vue, les dispositions qui forment le contexte du paragraphe 1 de l’article premier n’envisagent nullement l’application de distinctions générales et absolues entre ressortissants et non-ressortissants. Le paragraphe 1 donne une large définition de la discrimination raciale en
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incluant la discrimination fondée sur l’«origine nationale». Sur le plan fonctionnel, le paragraphe 2 établit une exception au principe général énoncé au paragraphe 1, en autorisant qu’une différenciation soit opérée entre ressortissants et non-ressortissants. Cette exception est toutefois limitée par l’objet et le but de la convention, à savoir l’élimination de la discrimination raciale sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations. Or, cet objet et ce but ne pourraient être réalisés si les Etats étaient autorisés à appliquer des distinctions générales et absolues, comme l’ont fait les Emirats arabes unis à travers les mesures qu’ils ont adoptées à l’égard des Qatariens, des nationaux qatariens ou des Qatariens ayant la qualité de résident ou de visiteur. Le paragraphe 3 de l’article premier énonce une autre exception au paragraphe 1 concernant le traitement des non-ressortissants, étant toutefois entendu que «[les] dispositions [législatives des Etats parties] ne [doivent pas être] discriminatoires à l’égard d’une nationalité particulière».
Le juge Bhandari est d’avis que les travaux préparatoires confirment eux aussi que l’expression «origine nationale» est d’application plus large que celle envisagée par la majorité. Il relève que celle-ci a omis le fait qu’un amendement proposé conjointement par le représentant de la France et celui des Etats-Unis d’Amérique, qui tendait à exclure spécifiquement la nationalité de la portée de l’expression «origine nationale», avait alors été retiré en faveur d’un compromis jugé «tout à fait acceptable». Cette solution de compromis avait été défendue par neuf Etats à la suite du rejet d’un certain nombre de propositions préconisant une telle exclusion. Les arguments formulés au cours des débats de la Commission des droits de l’homme mettent également en évidence le compromis que traduit l’expression «origine nationale». La représentante libanaise fit ainsi valoir que «[l]a convention dev[]ait s’appliquer aux ressortissants, aux non-ressortissants et à tous les groupes ethniques, mais … ne dev[]ait pas obliger les Etats parties à accorder aux non-ressortissants des droits politiques identiques à ceux qu’ils accord[ai]ent normalement à leurs ressortissants». Le rejet par les rédacteurs de la CIEDR de la position visant à exclure, au paragraphe 1 de l’article premier, la discrimination fondée sur la nationalité indique que l’insertion de l’expression «origine nationale» dans la convention protège de la discrimination fondée sur la nationalité actuelle.
De l’avis du juge Bhandari, le sens ordinaire de l’expression «origine nationale» englobe donc la nationalité, y compris la nationalité actuelle. Le sens ordinaire, lu en contexte et à la lumière de l’objet et du but de la convention consistant à éliminer «toutes les formes» de discrimination raciale, concourt à confirmer que l’«origine nationale» comprend la nationalité actuelle. Toute interprétation excluant catégoriquement la nationalité actuelle irait à l’encontre de cet objet et de ce but. Face à l’ambiguïté fondamentale qui résulte selon lui de la démarche suivie par la majorité pour déterminer le sens ordinaire, les travaux préparatoires justifient d’autant plus de conclure que la définition de la discrimination raciale contenue dans la CIEDR doit être appliquée au sens large. Ces travaux confirment donc que, lue dans son sens ordinaire, l’«origine nationale» englobe la nationalité actuelle.
Le juge Bhandari estime en outre que la majorité n’a pas fait suffisamment cas de l’importance, dans le contexte du présent différend, des travaux du Comité de la CIEDR et en particulier du paragraphe 4 de sa recommandation générale XXX. Le Comité étant «le gardien de la convention», il est difficile de saisir pourquoi la majorité a, sans avancer de raison concluante, décidé de s’écarter de l’observation formulée dans l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo) (fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 664, par. 66) concernant la nécessité d’«accorder une grande considération» aux interprétations énoncées par cet organe indépendant qui a été établi pour surveiller l’application du traité concerné. De plus, vu ses fonctions et la manière dont il s’en acquitte, ainsi que sa composition et ses membres eux-mêmes, le Comité de la CIEDR, qui a oeuvré sur le plan judiciaire depuis sa toute première séance en 1970, est incontestablement source d’interprétations cohérentes de la convention, qui ont été formulées par les plus éminents publicistes en la matière. Le juge Bhandari fait valoir que son raisonnement sur ce point est renforcé par la propension dont la Cour a fait preuve, dans de précédents arrêts, à tenir compte des travaux des organes des Nations Unies chargés de surveiller le respect de traités relatifs aux droits de l’homme, bien qu’elle n’ait pas
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coutume de se référer à des précédents extérieurs dans sa jurisprudence. Qui plus est, dans la procédure relative aux Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 179-180, par. 109-112), la Cour, tout en citant le paragraphe 14 de l’observation générale no 27 du Comité des droits de l’homme, avait déclaré que les restrictions apportées à la liberté de circulation visée au paragraphe 3 de l’article 12 du pacte international relatif aux droits civils et politiques «d[evaient] être conformes au principe de la proportionnalité» et «constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pou[v]aient permettre d’obtenir le résultat recherché». La Cour a ainsi reconnu que la mesure dérogatoire en question devait être proportionnée par rapport au but légitime à atteindre. Le principe de la proportionnalité, qui recueille l’adhésion générale, se retrouve au paragraphe 4 de la recommandation générale XXX, si bien qu’il n’y avait aucune raison de ne pas l’appliquer dans la présence espèce.
Le paragraphe 4 de la recommandation générale XXX indique que l’application d’un traitement différent «constitue une discrimination si les critères de différenciation, jugés à la lumière des objectifs et des buts de la Convention, ne visent pas un but légitime et ne sont pas proportionnés à l’atteinte de ce but». A ce propos, le juge Bhandari relève que les Emirats arabes unis ont annoncé une série de mesures spécialement applicables aux Qatariens sur la base de leur nationalité, le but précis desdites mesures étant «de convaincre le Qatar de se conformer à ses obligations de droit international». Partant, si la nationalité est considérée comme un motif interdit de discrimination au regard du paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, les distinctions fondées sur ce motif sont susceptibles d’entrer dans le champ des dispositions de la convention, lorsqu’elles ne visent pas «un but légitime et ne sont pas proportionné[e]s à l’atteinte de ce but». L’objectif déclaré des mesures en cause, à savoir rappeler le Qatar à des obligations conventionnelles distinctes, ne semble ni légitime ni proportionné, eu égard aux droits de l’homme auxquels elles sont présumées avoir porté atteinte. Les actes allégués des Emirats arabes unis ont donc une incidence disproportionnée sur les nationaux qatariens et satisfaisaient aux conditions nécessaires à l’exercice par la Cour de sa compétence ratione materiae au titre de l’article 22 de la CIEDR.
S’agissant des trois chefs de demande faisant l’objet de la présente affaire, le juge Bhandari conclut que la CIEDR s’applique à la discrimination visant un groupe particulier de non-nationaux sur le fondement de la nationalité actuelle de ses membres. Dès lors, les mesures adoptées par les Emirats arabes unis qui ont eu une incidence disproportionnée sur des personnes de nationalité qatarienne, mesures qui font l’objet du premier chef de demande du Qatar, sont susceptibles de tomber sous le coup de la CIEDR. En outre, de l’avis du juge Bhandari, la majorité aurait dû reconnaître que le terme «résident», dans le texte des mesures du 5 juin 2017 ciblant tous les «Qatariens [ayant la] qualité de résident ou de visiteur», était suffisamment vaste pour englober non seulement les nationaux qatariens mais aussi les personnes d’«origine nationale» qatarienne. Si elles avaient été censées n’avoir d’incidence que sur les nationaux qatariens, les mesures auraient été formulées autrement. Qui plus est, étant donné que les nationaux qatariens sont pour la plupart qatariens de par leur héritage ou leur ascendance, les mesures qui font l’objet du troisième chef de demande, relatif à la discrimination indirecte, sont, par leur effet discriminatoire, susceptibles d’entrer dans le champ des dispositions de la CIEDR. Cela vaut en particulier pour la couverture médiatique et la propagande antiqatariennes dénoncées par le Qatar. Par l’effet de cette campagne contre les nationaux qatariens, des personnes d’origine nationale qatarienne ont été empêchées de jouir des droits qui étaient les leurs. La tentative de limiter ces mesures à la nationalité uniquement est intenable.
Bien qu’un examen complet de ces demandes soit plus approprié au stade du fond, il existait à ce stade de la compétence suffisamment d’éléments justifiant le rejet de la première exception préliminaire des Emirats arabes unis. Partant, selon le juge Bhandari, la majorité aurait dû rejeter cette première exception émirienne.
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Opinion dissidente de M. le juge Robinson
1. Le juge Robinson est en désaccord avec la décision de la Cour de retenir la première exception préliminaire soulevée par les Emirats arabes unis et la conclusion selon laquelle celle-ci n’a pas compétence pour connaître de la requête déposée par le Qatar. Le juge Robinson estime que la majorité conclut à tort que les griefs découlant des mesures faisant l’objet des première et troisième demandes du Qatar n’entrent pas dans le champ d’application de la convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR» ou la «convention»).
2. Concernant la première demande, le juge Robinson estime que le différend entre les Parties porte sur la question de savoir si l’expression «origine nationale» figurant dans la définition de la discrimination raciale énoncée au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR exclut ou englobe les différences de traitement fondées sur la nationalité. Il conclut que le Qatar soutient à bon droit que pareilles différences de traitement sont bel et bien englobées. Selon le juge Robinson, le sens ordinaire de l’expression «origine nationale» ne permet en rien d’affirmer que celle-ci ne peut s’appliquer à la nationalité actuelle d’une personne. Il relève que la majorité se range à l’idée générale que la nationalité peut changer mais que l’origine nationale est une caractéristique innée et donc immuable. Or, dit-il, la validité d’une telle affirmation est contestable en ce qu’elle distingue trop nettement et sans nuances la nationalité de l’origine nationale.
3. Le juge Robinson fait observer que la majorité invoque l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Nottebohm (Liechtenstein c. Guatemala) (deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1955, p. 20) à l’appui de son raisonnement selon lequel la nationalité relève du pouvoir discrétionnaire de l’Etat. Or, selon lui, cette affaire, sur laquelle la Cour a statué en 1955, reflète une conception du droit international alors largement axée sur l’Etat mais qui a ensuite été marquée par l’évolution du droit relatif aux droits de l’homme. Ainsi, il est à présent généralement admis qu’un Etat n’a pas toute latitude pour déchoir un individu de sa nationalité dès lors que cette mesure fait de l’intéressé un apatride.
4. Le juge Robinson examine le contexte ainsi que l’objet et le but de la convention en ce qui concerne la nationalité. Il se penche également sur les travaux préparatoires concernant la signification de l’expression «origine nationale» et conclut que ceux-ci confirment l’interprétation découlant de son sens ordinaire. A propos des travaux du Comité de la CIEDR et de la recommandation générale XXX, il déplore que la Cour n’ait pas suivi la recommandation du Comité de la CIEDR en l’espèce et relève que la majorité ne s’en est pas expliquée.
5. Le juge Robinson estime que le paragraphe 4 de la recommandation générale XXX vise à assurer un équilibre entre le respect des mesures prises par un Etat dans l’exercice de ses pouvoirs souverains et la mesure dans laquelle celles-ci peuvent légitimimement limiter la portée d’un droit de l’homme fondamental. Il rappelle que le principe de proportionalité est appliqué dans la mise en oeuvre de tous les grands instruments internationaux et régionaux relatifs aux droits de l’homme et par les nombreux Etats dont les constitutions et les lois internes contiennent des dispositions concernant la protection des libertés et droits fondamentaux inspirées de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la convention européenne des droits de l’homme. Le principe de proportionalité est appliqué par toutes les cours régionales des droits de l’homme. Le juge Robinson estime pour sa part que ce principe pourrait bien refléter une règle de droit international coutumier.
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6. Selon le juge Robinson, interpréter la CIEDR comme ne nécessitant pas l’application du principe de proportionalité énoncé au paragraphe 4 de la recommandation générale XXX revient à considérer qu’elle fait figure d’exception parmi les instruments relatifs aux droits de l’homme adoptés depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Qui plus est, la recommandation du Comité cadre parfaitement avec le but de la convention, à savoir l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, puisqu’elle confime que les Etats ne sont pas libres d’adopter des mesures de nature à faire subir à des personnes une discrimination disproportionnée sur le fondement de leur nationalité.
7. Le juge Robinson est d’avis que, dans les circonstances de l’espèce et dans le contexte des paragraphes 2 et 3 de l’article premier de la convention, il était loisible aux Emirats arabes unis d’adopter des mesures établissant une distinction entre les ressortissants émiriens et ceux d’Etats tiers, y compris le Qatar. Toutefois, en adoptant de telles mesures, les Emirats arabes unis étaient tenus de veiller à ce que celles-ci poursuivent un but légitime et soient proportionnées à la réalisation de ce but. En tout état de cause, le juge Robinson affirme que, si le paragraphe 3 de l’article premier autorise un Etat à adopter des mesures établissant des distinctions sur le fondement de la nationalité, il dispose expressément que pareilles mesures ne doivent pas être discriminatoires à l’égard d’une nationalité particulière. Le juge Robinson conclut que, dans le contexte particulier de l’espèce, le grief du Qatar selon lequel les mesures prises ont une incidence disproportionnée sur les Qatariens en raison de leur nationalité, notion que recouvre l’expression «origine nationale», entre dans le champ d’application de la convention.
8. S’agissant de la troisième demande, le juge Robinson estime que, au sens de la convention, la «discrimination raciale» s’entend d’une mesure restrictive fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, ayant pour but ou pour effet de compromettre la jouissance, dans des conditions d’égalité, de droits de l’homme fondamentaux. Il note que, comme le juge Crawford l’a affirmé dans sa déclaration en l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie, «[l]a définition de la «discrimination raciale» figurant à l’article premier de la CIEDR n’exige pas que la restriction apportée soit expressément fondée sur les motifs raciaux ou autres qui y sont énumérés ; il suffit que cette restriction affecte directement un groupe pour un ou plusieurs de ces motifs»1. Il fait observer que le Qatar invoque l’analyse du juge Crawford pour distinguer une mesure restrictive fondée expressément sur l’un des motifs prohibés (la discrimination directe) d’une mesure qui, bien que n’étant pas fondée expressément sur l’un des motifs prohibés, concerne directement un groupe pour l’un de ces motifs. Selon lui, le Qatar soutient en l’espèce que, s’il n’est pas d’emblée apparent que les mesures émiriennes visent les personnes d’origine nationale qatarienne, elles les concernent de fait directement, par leurs effets, ce qui, d’après le Qatar, constitue une discrimination indirecte. Même s’il s’agit là d’un volet de la thèse plaidée par le Qatar, le juge Robinson considère que la qualification de «discrimination indirecte» prête très souvent à confusion et qu’il est préférable de se concentrer sur l’essence de la demande du Qatar.
9. Le juge Robinson précise en premier lieu que la qualification de «discrimination indirecte» peut prêter à confusion car, pour que la discrimination indirecte soit avérée, les mesures en cause doivent, par leurs effets, concerner directement des personnes appartenant au groupe protégé. En l’espèce, elles concernent directement des personnes d’origine nationale qatarienne. En deuxième lieu, les traitements que le Qatar qualifie de discrimination indirecte sont fréquents dans la pratique des Etats. En troisième lieu, la qualification de «discrimination indirecte» semble indiquer ou impliquer un niveau de gravité inférieur à celui de la discrimination directe, ce qui
1 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 19 avril 2017, C.I.J. Recueil 2017, p. 215, par. 7, déclaration de M. le juge Crawford.
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pourrait porter d’aucuns à sous-estimer la discrimination indirecte. Le juge Robinson relève qu’au paragraphe 112 de l’arrêt, la majorité évoque les «effets collatéraux ou secondaires». En quatrième lieu, les restrictions donnant lieu à une discrimination indirecte constituent souvent une discrimination déguisée ; la discrimination peut alors être difficile à déceler, les mesures restrictives n’étant pas, à première vue, expressément fondées sur des motifs raciaux ou autres.
10. Il est regrettable, pour le juge Robinson, que la majorité n’ait pas traité la troisième demande du Qatar de manière satisfaisante.
11. Selon le juge Robinson, le Qatar, dans sa troisième demande, fait essentiellement valoir que l’interdiction d’entrée, la décision d’expulsion et les restrictions imposées à des sociétés de médias ne sont pas, à première vue, censées opérer une discrimination à l’encontre des Qatariens sur le fondement de leur origine nationale (en d’autres termes, elles ne sont pas expressément fondées sur l’origine nationale), mais sont, par leurs effets, constitutives de discrimination sur ce fondement. Le juge Robinson souligne que la troisième demande du Qatar est dissociée de celle selon laquelle les mesures prises ont fait subir aux Qatariens une discrimination en raison de leur nationalité ; le Qatar soutient que ces mesures, par leurs effets, opèrent également une discrimination à l’encontre des Qatariens en raison des liens culturels qu’ils entretiennent avec le Qatar, et donc, de leur origine nationale qatarienne. Le juge Robinson estime que les exemples donnés par le Qatar au sujet de l’incidence desdites mesures sur les Qatariens sont des cas classiques de discrimination fondée sur l’origine nationale ; ils montrent précisément en quoi les Qatariens ont subi les effets des mesures en cause en raison de leurs liens culturels avec le Qatar en tant qu’Etat. Selon le juge Robinson, il s’ensuit que la troisième demande du Qatar, fondée sur l’effet des mesures sur les Qatariens en tant que personnes d’origine nationale qatarienne, n’est pas affectée par la conclusion de la majorité, au paragraphe 105 de l’arrêt, selon laquelle «les mesures dont le Qatar tire grief en l’espèce dans le cadre de sa première demande, fondées sur la nationalité actuelle de ses ressortissants, n’entrent pas dans le champ d’application de la CIEDR». Le Qatar, dans sa troisième demande, soutient que les mesures fondées sur l’origine nationale, l’un des motifs de discrimination prohibés par la convention, entrent dans les prévisions de celle-ci.
12. Enfin, le juge Robinson conclut que la première exception préliminaire aurait dû être rejetée, le différend entre les Parties touchant l’interprétation ou l’application de la convention, et que la Cour aurait dû se déclarer compétente ratione materiae en vertu de l’article 22 de la CIEDR à l’égard des première et troisième demandes du Qatar.
Opinion individuelle de M. le juge Iwasawa
1. Comme la Cour, le juge Iwasawa estime que l’expression «origine nationale» employée au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR n’englobe pas la nationalité actuelle. Il ne rejoint toutefois pas l’analyse ni la conclusion de la Cour concernant la demande du Qatar relative à la discrimination indirecte. La première exception préliminaire des Emirats arabes unis, en ce qu’elle se rapporte à cette demande, soulève des questions nécessitant un examen approfondi de la Cour au stade du fond. Le juge Iwasawa est donc d’avis que la Cour aurait dû dire que cette première exception ne présentait pas un caractère exclusivement préliminaire.
2. Le juge Iwasawa commence par examiner le statut des non-ressortissants en droit international. L’article 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, qui interdit la discrimination, contient une liste — illustrative et non exhaustive — de motifs de discrimination prohibés. Ainsi, bien que la nationalité n’y soit pas expressément mentionnée, on peut en conclure que la discrimination fondée sur la nationalité est prohibée par la Déclaration et que les
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non-ressortissants doivent jouir des droits de l’homme garantis par cet instrument. Ces derniers doivent également pouvoir bénéficier des droits de l’homme consacrés par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et les conventions régionales telles que la convention européenne des droits de l’homme et la convention américaine relative aux droits de l’homme, comme l’ont confirmé les instances et organes internationaux de protection des droits de l’homme que ces traités ont établis pour s’assurer que les Etats les mettent en oeuvre. Néanmoins, la compétence de la Cour en l’espèce se limitant aux différends ayant trait à l’interprétation ou à l’application de la CIEDR, le juge Iwasawa souligne que la Cour n’a pas compétence pour se prononcer sur la question de savoir si les mesures prises par les Emirats arabes unis respectent les autres règles du droit international.
3. Le juge Iwasawa se penche ensuite sur la question de savoir si la Cour a compétence pour connaître des demandes du Qatar. Pour que ces dernières entrent dans le champ d’application de la CIEDR, les mesures prises par les Emirats arabes unis doivent être susceptibles d’être constitutives de «discrimination raciale» au sens de la convention, c’est-à-dire être fondées sur «la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique», selon la définition de la «discrimination raciale» que donne le paragraphe 1 de l’article premier de cet instrument. Tandis que les Emirats arabes unis soutiennent que la Cour n’a pas compétence parce que les actes qu’ils auraient commis établissent une distinction sur le fondement de la nationalité, le Qatar affirme quant à lui que l’expression «origine nationale», telle qu’employée au paragraphe 1 de l’article premier de la CIEDR, englobe la nationalité. Le juge Iwasawa, qui est d’accord avec la Cour pour conclure que cette expression n’englobe pas la nationalité actuelle, avance des motifs supplémentaires à l’appui de cette conclusion.
4. Selon le juge Iwasawa, le degré d’exigence requis pour se prononcer sur la licéité d’un traitement différencié fondé sur l’«origine nationale» ou sur la «nationalité» n’étant pas le même, il convient de faire une distinction entre ces deux expressions. Si les différences de traitement fondées sur «la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique» doivent être traitées avec la plus grande rigueur, ce n’est pas tant le cas des différenciations sur le fondement de la «nationalité». Il souligne en outre que la conclusion de la Cour concorde avec l’interprétation de formulations similaires dans d’autres conventions relatives aux droits de l’homme qu’en ont fait les organes établis par ces conventions. Le Comité des droits de l’homme estime ainsi que la nationalité est visée par l’expression «toute autre situation» plutôt que par celle d’«origine nationale», toutes deux figurant parmi les motifs de discrimination prohibés énoncés à l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels est également d’avis que la nationalité relève de l’expression «toute autre situation», employée au paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.
5. En ce qui concerne la demande du Qatar relative à la discrimination indirecte, la Cour considère, dans le paragraphe 112 de son arrêt, que «quand bien même les mesures dont le Qatar tire grief dans le cadre de son allégation de «discrimination indirecte» seraient avérées, elles ne peuvent être constitutives de discrimination raciale». Le juge Iwasawa n’est pas du même avis ; il estime que s’il était prouvé que ces mesures nuisent de manière disproportionnée et injustifiable à un groupe identifiable se distinguant par son origine nationale, elles constitueraient une discrimination raciale relevant de la notion de discrimination indirecte.
6. Le juge Iwasawa fait observer que cette notion a été largement analysée et développée par les instances et organes de protection des droits de l’homme, y compris le Comité de la CIEDR, le Comité des droits de l’homme, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Toute règle,
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mesure ou politique apparemment neutre qui nuit de manière disproportionnée et injustifiable à un certain groupe protégé constitue une discrimination, quand bien même elle ne viserait pas spécifiquement ce groupe. Il convient, pour analyser l’incidence d’une telle mesure, de comparer différents groupes. Le contexte et les circonstances dans lesquelles s’inscrit la différenciation doivent être pris en compte pour déterminer si la mesure en question est constitutive de discrimination.
7. Le juge Iwasawa relève en outre que le Comité de la CIEDR applique la notion de discrimination indirecte dans le contexte du traitement réservé aux non-ressortissants. Par exemple, après examen des rapports soumis par les Etats parties, le Comité adopte régulièrement des observations finales comprenant des recommandations relatives au traitement des non-ressortissants. Le juge Iwasawa estime que le paragraphe 4 de la recommandation générale XXX concernant la discrimination contre les non-ressortissants peut être analysé à la lumière de la notion de discrimination indirecte.
8. Dans la dernière partie de son opinion individuelle, le juge Iwasawa traite de l’allégation de discrimination indirecte du Qatar en l’espèce. Il appartient à la Cour de déterminer si les mesures prises par les Emirats arabes unis sur le fondement de la nationalité actuelle nuisent de manière disproportionnée et injustifiable à un groupe identifiable se distinguant par son origine nationale. Pour ce faire, il lui faut d’abord repérer un groupe protégé se distinguant par son «origine nationale», puis évaluer si les mesures en question nuisent à celui-ci de manière disproportionnée et injustifiable par rapport à d’autres groupes. Le juge Iwasawa est d’avis que la Cour ne dispose pas des informations factuelles nécessaires pour trancher la première question — celle de savoir si un groupe protégé au sens de la CIEDR peut être distingué par son origine nationale. L’examen de la seconde question exige également une analyse factuelle approfondie. En outre, le juge Iwasawa considère que ces deux questions, qui constituent l’objet même du différend au fond, devraient être tranchées au stade du fond.
9. Pour ces motifs, le juge Iwasawa conclut que la Cour aurait dû dire que la première exception préliminaire des Emirats arabes unis ne présentait pas un caractère exclusivement préliminaire. Il note que cette conclusion ne doit pas être interprétée comme préjugeant de celles que la Cour pourrait arrêter sur le fond.
Déclaration de M. le juge ad hoc Daudet
1. Le juge ad hoc Daudet a voté en faveur de tous les points du dispositif du présent arrêt. Il partage en effet le point de vue de la Cour en ce qui concerne l’interprétation de l’article premier, paragraphe 1, de la CIEDR, consistant à distinguer «l’origine nationale» de la «nationalité». Selon le juge ad hoc, cette considération ne nécessite d’examiner aucune question au fond. L’exception d’incompétence soulevée a donc un caractère exclusivement préliminaire.
2. Il précise toutefois que ce constat ne justifie pas les actions entreprises par les Emirats arabes unis à l’encontre du Qatar qui, selon lui, constituent des violations des droits de l’homme selon plusieurs conventions internationales.
3. Il rappelle également que l’ordonnance de la Cour de 2018 en indication de mesures conservatoires est obligatoire pour les Parties. Selon lui, cette situation a permis au Qatar d’être rétabli dans une partie de ses droits, sous réserve de la bonne exécution de l’ordonnance par les Emirats arabes unis.
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4. Enfin, ayant contemplé la possibilité de régler le différend de manière pacifique par un processus de conciliation dans le cadre de la CIEDR, le juge ad hoc s’est réjoui de l’initiation d’un processus de réconciliation entre les pays du Golfe au moment même où la Cour rend son arrêt.
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Résumé de l'arrêt du 4 février 2021

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