Résumé de l'arrêt du 8 novembre 2019

Document Number
166-20191108-SUM-01-00-EN
Document Type
Incidental Proceedings
Number (Press Release, Order, etc)
2019/5
Date of the Document
Document File

COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Résumé
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Résumé 2019/5
Le 8 novembre 2019
Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie) Résumé de l’arrêt du 8 novembre 2019
I. HISTORIQUE DE LA PROCÉDURE (PAR. 1-22)
La Cour commence par rappeler que, le 16 janvier 2017, l’Ukraine a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la Fédération de Russie concernant de prétendues violations par cette dernière de ses obligations au titre de la convention internationale du 9 décembre 1999 pour la répression du financement du terrorisme (la «CIRFT») et de la convention internationale du 21 décembre 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (la «CIEDR»). Dans sa requête, l’Ukraine entend fonder la compétence de la Cour, en vertu du paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour, sur le paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT et sur l’article 22 de la CIEDR.
La Cour rappelle en outre que, suite au dépôt le même jour par l’Ukraine d’une demande en indication de mesures conservatoires, elle a, par ordonnance en date du 19 avril 2017, indiqué les mesures conservatoires suivantes :
«1) En ce qui concerne la situation en Crimée, la Fédération de Russie doit, conformément aux obligations lui incombant au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, a) S’abstenir de maintenir ou d’imposer des limitations à la capacité de la communauté des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Majlis ; b) Faire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne ; 2) Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus difficile.»
La Cour rappelle enfin que, le 12 septembre 2018, la Fédération de Russie a soulevé des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête.
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II. INTRODUCTION (PAR. 23-37)
A. Objet du différend (par. 23-32)
La Cour explique que la présente instance a été introduite par l’Ukraine à la suite des événements survenus en Ukraine orientale et en Crimée à partir du printemps 2014. En ce qui concerne les événements survenus en Ukraine orientale, la partie demanderesse a introduit la présente instance uniquement sur la base de la CIRFT. S’agissant de la situation en Crimée, l’Ukraine se fonde exclusivement sur la CIEDR. La Cour observe que les Parties ont exprimé des vues divergentes quant à l’objet du différend porté par l’Ukraine devant elle.
La Cour fait observer que l’objet du différend réside, d’une part, dans la question de savoir si la Fédération de Russie avait l’obligation, en application de la CIRFT, de prendre des mesures et de coopérer pour prévenir et réprimer le financement allégué du terrorisme dans le contexte des événements en Ukraine orientale, et si, le cas échéant, la Fédération de Russie a manqué à une telle obligation. L’objet du différend réside, d’autre part, dans la question de savoir si la Fédération de Russie a manqué à ses obligations découlant de la CIEDR à raison de mesures discriminatoires qu’elle aurait prises à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée, comme le prétend l’Ukraine.
B. Bases de compétence invoquées par l’Ukraine (par. 33-37)
La Cour rappelle que sa compétence est fondée sur le consentement des parties, dans la seule mesure reconnue par celles-ci. Pour établir la compétence de la Cour en la présente instance, l’Ukraine invoque le paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT et l’article 22 de la CIEDR. La première de ces dispositions se lit comme suit :
«Tout différend entre des Etats Parties concernant l’interprétation ou l’application de la présente Convention qui ne peut pas être réglé par voie de négociation dans un délai raisonnable est soumis à l’arbitrage, à la demande de l’un de ces Etats. Si, dans les six mois qui suivent la date de la demande d’arbitrage, les Parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’organisation de l’arbitrage, l’une quelconque d’entre elles peut soumettre le différend à la Cour internationale de Justice, en déposant une requête conformément au Statut de la Cour.»
L’article 22 de la CIEDR dispose que :
«Tout différend entre deux ou plusieurs Etats parties touchant l’interprétation ou l’application de la présente Convention, qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention, sera porté, à la requête de toute partie au différend, devant la Cour internationale de Justice pour qu’elle statue à son sujet, à moins que les parties au différend ne conviennent d’un autre mode de règlement.»
La Cour observe que la Fédération de Russie conteste sa compétence pour connaître du différend en faisant valoir à cet égard que le différend n’est pas de ceux dont la Cour est compétente pour connaître ratione materiae, que ce soit au titre du paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT ou de l’article 22 de la CIEDR, et que les conditions procédurales préalables énoncées dans ces dispositions n’ont pas été remplies par l’Ukraine avant de saisir la Cour. Le défendeur soutient également que les demandes présentées par l’Ukraine au titre de la CIEDR sont irrecevables, au motif que les voies de recours internes disponibles n’auraient pas été épuisées avant que l’Ukraine introduise sa requête devant la Cour.
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III. LA CONVENTION INTERNATIONALE POUR LA RÉPRESSION DU FINANCEMENT DU TERRORISME (PAR. 38-77)
La Cour commence par rechercher si elle a compétence ratione materiae au titre du paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT et si les conditions procédurales préalables énoncées dans cette disposition sont remplies.
A. La compétence ratione materiae au titre de la CIRFT (par. 39-64)
La Cour rappelle que, pour déterminer si elle a compétence ratione materiae au titre d’une clause compromissoire visant les différends concernant l’interprétation ou l’application d’un traité, il lui faut rechercher si les actes dont le demandeur tire grief «entrent dans les prévisions» du traité contenant la clause. Il peut ainsi se révéler nécessaire d’interpréter les dispositions qui définissent le champ d’application du traité. Dans la présente affaire, la CIRFT doit être interprétée conformément aux règles énoncées aux articles 31 à 33 de la convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 à laquelle l’Ukraine et la Fédération de Russie sont toutes deux parties depuis 1986.
La Cour indique qu’à ce stade de la procédure, point n’est généralement besoin pour elle de procéder à un examen des actes illicites allégués ou de la plausibilité des griefs. La tâche qui lui incombe est d’examiner les points de droit et de fait ayant trait à l’exception d’incompétence soulevée. Elle observe que la CIRFT impose aux Etats parties des obligations s’agissant d’infractions commises par une personne «qui, par quelque moyen que ce soit, directement ou indirectement, illicitement et délibérément, fournit ou réunit des fonds dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre» des actes de terrorisme au sens de l’alinéa a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2. Ainsi qu’il est indiqué dans son préambule, la convention vise l’adoption de «mesures efficaces destinées à prévenir le financement du terrorisme ainsi qu’à le réprimer en en poursuivant et punissant les auteurs». La CIRFT s’applique aux infractions commises par des individus. L’article 4, en particulier, requiert que chaque Etat partie à la convention érige en infractions pénales au regard de son droit interne les infractions visées à l’article 2 et punisse ces infractions de peines appropriées. Le financement par un Etat d’actes de terrorisme n’est pas visé par la CIRFT. Toutefois, il n’a jamais été contesté que, dans l’éventualité où un Etat manquerait aux obligations que lui impose la CIRFT, sa responsabilité se trouverait engagée. La Cour ajoute que la conclusion selon laquelle le financement par un Etat d’actes de terrorisme n’entre pas dans le champ d’application de la CIRFT ne signifie pas qu’il est licite en droit international. Elle rappelle que, par sa résolution 1373 (2001), le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, agissant en vertu du chapitre VII de la Charte, a décidé que tous les Etats devaient «s’abstenir d’apporter quelque forme d’appui que ce soit, actif ou passif, aux entités ou personnes impliquées dans des actes de terrorisme».
La Cour relève que, lorsqu’il désigne les auteurs d’infractions de financement d’actes de terrorisme, l’article 2 de la CIRFT fait référence à «toute personne». Lus en leur sens ordinaire, ces termes visent les individus de manière générale. La convention s’applique tant aux personnes agissant à titre privé qu’à celles ayant le statut d’agent d’un Etat. Comme l’a relevé la Cour, le financement étatique d’actes de terrorisme n’entre pas dans le champ d’application de la CIRFT ; partant, la commission par l’agent d’un Etat d’une infraction visée à l’article 2 n’engage pas par elle-même la responsabilité de l’Etat concerné au titre de la convention. Toutefois, les Etats parties à la CIRFT sont tenus de prendre les mesures nécessaires et de coopérer pour prévenir et réprimer les infractions de financement d’actes de terrorisme commises par quelque personne que ce soit. Dans l’éventualité où un Etat manquerait à cette obligation, sa responsabilité au titre de la convention se trouverait engagée.
La Cour fait observer que, comme l’indique son intitulé, la CIRFT réprime précisément le fait d’appuyer la commission d’actes de terrorisme en les finançant. Le paragraphe 1 de l’article 2
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vise la fourniture ou la réunion de «fonds». Elle note que la Fédération de Russie n’ayant pas soulevé d’exception d’incompétence particulière au sujet de la portée du terme «fonds», il n’est nul besoin de traiter de cette question touchant au champ d’application de la CIRFT au stade actuel de la procédure. La Cour ajoute qu’un élément constitutif d’une infraction visée au paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT est que le pourvoyeur doit fournir les fonds «dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés» en vue de commettre un acte de terrorisme. L’existence de l’intention ou de la connaissance requise soulève des questions complexes de droit et surtout de fait qui divisent les Parties et relèvent du fond. Cela vaut également pour la question de savoir si un acte particulier entre dans les prévisions de l’alinéa a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2. Cette question est, dans une large mesure, factuelle et relève du fond de l’affaire. La Cour considère que, dans le cadre de la CIRFT, les questions concernant l’existence des éléments moraux requis n’ont pas d’incidence sur la portée de la convention et ne sont donc pas pertinentes pour ce qui est de la compétence ratione materiae de la Cour.
Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que l’exception soulevée par la Fédération de Russie quant à sa compétence ratione materiae au titre de la CIRFT ne peut être retenue.
B. Les conditions procédurales préalables énoncées à l’article 24 de la CIRFT (par. 65-77)
La Cour doit ensuite rechercher si les conditions procédurales préalables qui sont énoncées au paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT sont remplies. Dans ce contexte, elle se penche sur la question de savoir si le différend entre les Parties n’a pas pu être réglé par voie de négociation dans un délai raisonnable et, dans ce cas, si les Parties ne sont pas parvenues à se mettre d’accord sur l’organisation d’un arbitrage dans les six mois suivant la date de la demande d’arbitrage.
1. La question de savoir si le différend entre les Parties n’a pas pu être réglé par voie de négociation (par. 66-70)
La Cour considère que le paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT exige, comme première condition procédurale préalable à la compétence de la Cour, qu’un Etat ait véritablement tenté de négocier pour régler le différend en cause avec l’autre Etat concerné. Selon la même disposition, la condition préalable de négociation est remplie si le différend «ne peut pas être réglé par voie de négociation dans un délai raisonnable». Comme elle l’a fait observer par le passé, la négociation «[d]oit concerner l’objet du différend, qui doit lui-même se rapporter aux obligations de fond prévues par l’instrument en question».
La Cour rappelle que, le 28 juillet 2014, l’Ukraine a adressé à la Fédération de Russie une note verbale dans laquelle elle déclarait ce qui suit :
«en vertu des dispositions de la convention internationale de 1999 pour la répression du financement du terrorisme, la partie russe doit prendre les mesures nécessaires au regard de son droit interne pour enquêter sur les faits dont il est fait mention dans les informations communiquées par la Partie ukrainienne, et engager des poursuites pénales contre les personnes impliquées dans le financement du terrorisme».
Elle y proposait «l’ouverture de négociations sur l’interprétation et l’application de la [CIRFT]». Le 15 août 2014, la Fédération de Russie a fait savoir à l’Ukraine qu’elle était «disposée à mener des négociations sur la question de l’interprétation et de l’application de la [CIRFT]». Si les échanges de notes et les rencontres entre les Parties n’ont pas toujours été ciblés sur l’interprétation ou l’application de la CIRFT, les négociations relatives aux griefs de l’Ukraine concernant cette convention y tenaient toutefois une place importante. En particulier, dans une note verbale du 24 septembre 2014, l’Ukraine affirmait que
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«la partie russe, de façon illicite et délibérée, tant directement qu’indirectement, transf[érait] du matériel militaire, fourni[ssait] des fonds aux fins de l’entraînement de terroristes sur son territoire, apport[ait] à ceux-ci un appui matériel et les envo[yait] en territoire ukrainien pour qu’ils prennent part aux activités terroristes de la RPD et de la RPL, entre autres».
Le 24 novembre 2014, la Fédération de Russie a contesté que les actes allégués par l’Ukraine fussent susceptibles de constituer des violations de la CIRFT mais a accepté l’inscription, à l’ordre du jour des consultations bilatérales, d’un point consacré au «fondement juridique international de la répression du financement du terrorisme, tel qu’applicable aux relations russo-ukrainiennes». Cette note a été suivie de plusieurs autres ; en outre, quatre rencontres ont eu lieu à Minsk, la dernière à la date du 17 mars 2016. Peu de progrès ont été enregistrés par les Parties lors de leurs négociations. La Cour conclut en conséquence que le différend n’a pas pu être réglé par voie de négociation dans ce qui doit être considéré comme un délai raisonnable, de sorte que la première condition préalable est remplie.
2. La question de savoir si les Parties ne sont pas parvenues à se mettre d’accord sur l’organisation d’un arbitrage (par. 71-77)
La Cour rappelle que, le 19 avril 2016, soit près de deux ans après l’ouverture des négociations entre les Parties à propos de leur différend, l’Ukraine a indiqué dans une note verbale que ces négociations avaient «échoué» et que, «en application du paragraphe 1 de l’article 24 de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, [elle] demand[ait] à la Fédération de Russie de consentir à ce que le différend [fût] soumis à un arbitrage dont les modalités ser[aient] arrêtées d’un commun accord». Les Parties ont ensuite négocié sur l’organisation de l’arbitrage jusqu’au terme d’une période de six mois. Lors de ces négociations, l’Ukraine a également proposé que le différend fasse l’objet d’une procédure autre que l’arbitrage, à savoir qu’il soit porté devant une chambre de la Cour. En tout état de cause, les Parties ne sont pas parvenues à se mettre d’accord sur l’organisation de l’arbitrage dans le délai requis. La seconde condition préalable énoncée au paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT doit donc être tenue pour remplie.
La Cour conclut en conséquence qu’il a été satisfait aux conditions procédurales préalables énoncées au paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT. Elle a donc compétence pour connaître des demandes présentées sur le fondement de cette disposition.
III. LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE (PAR. 78-133)
La Cour examine ensuite les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie à l’égard de la compétence de la Cour et de la recevabilité des demandes de l’Ukraine fondées sur la CIEDR. Elle rappelle que le défendeur soutient que la Cour n’a pas compétence ratione materiae au titre de cet instrument, et que les conditions procédurales préalables à sa saisine énoncées à l’article 22 de celui-ci ne sont pas remplies ; la Fédération de Russie plaide également que la requête de l’Ukraine, en ce qu’elle a trait aux griefs fondés sur la CIEDR, est irrecevable au motif que les voies de recours internes n’avaient pas été épuisées préalablement à la saisine de la Cour. La Cour examine successivement chacune de ces exceptions.
A. La compétence ratione materiae au titre de la CIEDR (par. 79-97)
Aux fins de déterminer si elle a compétence ratione materiae au titre de la CIEDR, la Cour précise qu’elle doit seulement déterminer si les mesures dont l’Ukraine tire grief entrent dans les
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prévisions de la convention. A cet égard, elle relève que les deux Parties conviennent que les Ukrainiens de souche et les Tatars de Crimée constituent des groupes ethniques protégés au titre de la CIEDR. Par ailleurs, les articles 2, 4, 5, 6 et 7 de cet instrument énoncent des obligations spécifiques s’agissant du traitement des personnes sur le fondement de «la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique». Le paragraphe 1 de l’article 2 de la CIEDR établit une obligation générale de poursuivre par tous les moyens appropriés une politique tendant à éliminer la discrimination raciale, ainsi qu’une obligation de ne se livrer à aucun acte ou pratique de discrimination raciale contre des personnes, groupes de personnes ou institutions. L’article 5 impose d’interdire et d’éliminer la discrimination raciale, et de garantir le droit de chacun à l’égalité devant la loi, notamment dans la jouissance des droits qui y sont mentionnés, dont les droits politiques, civils, économiques, sociaux et culturels.
La Cour, tenant compte des droits et obligations formulés en termes généraux dans la convention, y compris les obligations énoncées au paragraphe 1 de l’article 2 et la liste non exhaustive de droits figurant à l’article 5, considère que les mesures dont l’Ukraine tire grief  restrictions prétendument imposées aux Ukrainiens de souche et aux Tatars de Crimée  sont susceptibles de porter atteinte à la jouissance de certains droits protégés par la CIEDR. Ces mesures entrent dès lors dans les prévisions de cet instrument.
La Cour en conclut que les demandes formulées par l’Ukraine entrent dans les prévisions de la CIEDR.
B. Les conditions procédurales préalables énoncées à l’article 22 de la CIEDR (par. 98-121)
La Cour en vient à l’examen des conditions procédurales préalables énoncées à l’article 22 de la convention.
1. Le caractère alternatif ou cumulatif des conditions procédurales préalables (par. 99-113)
En vertu de l’article 22 de la CIEDR, la Cour dit qu’elle a compétence pour trancher un différend porté devant elle sur le fondement de cette convention dès lors que celui-ci n’a «pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention». Comme elle l’a déclaré par le passé, «dans leur sens ordinaire, les termes de l’article 22 … établissent des conditions préalables auxquelles il doit être satisfait avant toute saisine de la Cour». Pour trancher la question de savoir si ces conditions préalables ont un caractère alternatif ou cumulatif, la Cour applique les règles du droit international coutumier relatives à l’interprétation des traités telles que reflétées aux articles 31 à 33 de la convention de Vienne.
Concernant le libellé de l’article 22 de la CIEDR, la Cour relève que les Parties ont exprimé des vues divergentes quant à la signification de la conjonction «ou» figurant dans le membre de phrase «n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention». La Cour note que le terme «ou», qui apparaît entre la «négociation» et «au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention», s’insère dans une clause qui débute par une tournure négative («n’aura pas»). Bien que la conjonction «ou» soit généralement interprétée dans un sens disjonctif lorsqu’elle figure dans une clause affirmative, il n’en va pas nécessairement de même lorsqu’elle s’insère dans une tournure négative. L’article 22 en est une illustration. Il s’ensuit que, dans le passage pertinent de l’article 22 de la CIEDR, le terme «ou» peut avoir un sens aussi bien disjonctif que conjonctif. La Cour est donc d’avis que, si le terme «ou» peut s’interpréter de manière disjonctive et prévoir deux préalables procéduraux de caractère alternatif, il ne s’agit toutefois pas de la seule interprétation possible sur la base du libellé de l’article 22.
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Se penchant sur le contexte de l’article 22 de la CIEDR, la Cour relève que la «négociation» et les «procédures expressément prévues par [la] Convention» constituent deux moyens de parvenir au même objectif, à savoir le règlement d’un différend par voie d’accord. Ces deux conditions reposent l’une et l’autre sur la volonté des Etats parties de rechercher un accord pour régler leur différend. Il s’ensuit que, si elles devaient être tenues pour des conditions cumulatives, les Etats devraient tenter de négocier en vue de convenir d’un règlement de leur différend puis, après l’échec de leurs négociations, porter la question devant le Comité en vue d’engager une nouvelle négociation visant, là encore, à convenir d’un règlement. La Cour considère que pareille interprétation n’est pas étayée par le contexte de l’article 22 de la CIEDR, dont il ressort plutôt qu’il ne serait pas raisonnable d’imposer aux Etats parties ayant déjà échoué dans leur tentative de règlement par voie de négociation d’engager une nouvelle série de négociations.
La Cour estime que l’article 22 de la CIEDR doit également être interprété à la lumière de l’objet et du but de la convention. Au paragraphe 1 de l’article 2 de la CIEDR, les Etats parties s’engagent à éliminer la discrimination raciale «sans retard». Aux articles 4 et 7, ils s’engagent à éliminer toute incitation à la discrimination raciale et à lutter contre les préjugés conduisant à une telle discrimination en adoptant «immédiatement des mesures positives», selon la première de ces dispositions, et des «mesures immédiates et efficaces», aux termes de la seconde. Le préambule de la CIEDR met encore en exergue la détermination des Etats à prendre toutes les mesures nécessaires pour l’élimination «rapide» de la discrimination raciale. La Cour considère, au regard de ces dispositions, que les Etats parties avaient pour objectif d’éliminer effectivement et rapidement toutes les formes de discrimination raciale. Or un tel objectif pourrait, de l’avis de la Cour, être plus difficile à atteindre si les conditions procédurales préalables énoncées à l’article 22 étaient cumulatives.
La Cour conclut que l’article 22 de la CIEDR subordonne sa compétence au respect de conditions préalables de caractère alternatif. Le Comité de la CIEDR n’ayant pas été saisi du différend entre les Parties, la Cour recherchera seulement si celles-ci ont tenté d’en négocier le règlement.
2. La question de savoir si les Parties ont tenté de négocier un règlement de leur différend relatif à la CIEDR (par. 114-121)
La Cour a déjà eu l’occasion d’examiner la notion de «négociation» au sens de l’article 22 de la CIEDR. Elle a ainsi déclaré que
«des négociations … se distinguent de simples protestations ou contestations. Les négociations ne se ramènent pas à une simple opposition entre les opinions ou intérêts juridiques des deux parties, ou à l’existence d’une série d’accusations et de réfutations, ni même à un échange de griefs et de contre-griefs diamétralement opposés. En cela, la notion de «négociation» se distingue de celle de «différend» et implique, à tout le moins, que l’une des parties tente vraiment d’ouvrir le débat avec l’autre partie en vue de régler le différend.»
La Cour a également déclaré qu’«il n’[était] … pas nécessaire qu’un accord [fût] effectivement conclu entre les parties au différend pour prouver qu’il y a[vait] eu tentative de négociation ou négociation», et que «pour que [fût] remplie la condition préalable de négociation prévue par [la] clause [compromissoire d’un traité], ladite négociation d[evait] porter sur l’objet de l’instrument qui la renferm[ait]». La Cour a en outre jugé qu’«il n’[était] satisfait à la condition préalable de tenir des négociations que lorsque celles-ci [avaient] échoué, [étaient] devenues inutiles ou [avaient] abouti à une impasse».
La Cour note que, le 23 septembre 2014, l’Ukraine a adressé à la Fédération de Russie sa première note verbale au sujet de violations alléguées de la CIEDR. Dans cette note, l’Ukraine
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énumérait un certain nombre de mesures mises en oeuvre par la Fédération de Russie qui, à son sens, étaient contraires à la convention, ainsi que les droits ainsi violés, et indiquait que «la partie ukrainienne propos[ait] à la partie russe de discuter de l’application de la [CIEDR], et en particulier, de l’engagement de la responsabilité juridique internationale conformément au droit international». Le 16 octobre 2014, la Fédération de Russie a fait savoir à l’Ukraine qu’elle était disposée à mener des négociations sur l’interprétation et l’application de la CIEDR. Le 29 octobre 2014, le demandeur a adressé au défendeur une deuxième note verbale l’invitant à une rencontre le 21 novembre 2014 pour négocier face à face. La Fédération de Russie a répondu le 27 novembre 2014, alors que la date proposée par l’Ukraine pour la tenue de la réunion était passée. L’Ukraine a envoyé une troisième note verbale le 15 décembre 2014, proposant une rencontre aux fins de négociation le 23 janvier 2015. La Fédération de Russie a répondu le 11 mars 2015, alors que la date proposée par l’Ukraine était passée. En fin de compte, les Parties ont tenu trois cycles de négociations à Minsk entre avril 2015 et décembre 2016.
Les notes verbales échangées entre les Parties mentionnaient expressément la CIEDR, de même que les droits et obligations découlant de cette convention. Dans ces notes verbales, l’Ukraine a exprimé ses vues concernant les violations alléguées de la convention, et la Fédération de Russie a eu amplement l’occasion de répondre aux allégations ainsi formulées. La Cour tient donc pour établi que ces échanges diplomatiques concernaient l’objet du différend dont elle est saisie ici.
La Cour fait observer que les négociations entre les Parties ont duré environ deux ans et ont consisté à la fois en des échanges de correspondance diplomatique et en des rencontres entre représentants, ce qui, à son sens, et malgré l’échec des Parties à parvenir à un règlement négocié, indique que l’Ukraine a véritablement tenté de négocier. La Cour constate en outre que les Parties, au fil de leurs échanges diplomatiques, n’ont pas fondamentalement modifié leurs positions respectives. Elle en déduit que les négociations entre les Parties étaient devenues inutiles ou avaient abouti à une impasse lorsque l’Ukraine a déposé sa requête sur le fondement de l’article 22 de la CIEDR.
En conséquence, la Cour conclut que les conditions procédurales préalables auxquelles est subordonnée sa compétence au titre de l’article 22 de la CIEDR sont remplies dans les circonstances de l’espèce. Elle a donc compétence pour connaître des demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de la CIEDR.
C. Recevabilité (par. 122-132)
La Cour se penche enfin sur l’exception d’irrecevabilité que la Fédération de Russie a soulevée à l’égard de la partie de la requête de l’Ukraine comportant les demandes fondées sur la CIEDR au motif que l’Ukraine n’a pas démontré que les voies de recours internes avaient été épuisées lorsqu’elle a saisi la Cour.
La Cour rappelle qu’en vertu du droit international coutumier, les recours internes doivent être préalablement épuisés lorsqu’un Etat fait valoir une réclamation au nom d’un ou de plusieurs de ses ressortissants.
La Cour note que, selon l’Ukraine, la Fédération de Russie a entrepris une campagne soutenue de discrimination raciale, qui s’est traduite par des actes répétés sur une durée non négligeable, à partir de 2014, à l’encontre des communautés ukrainienne et tatare de Crimée. La Cour note également que, si l’Ukraine cite des cas individuels dans ses exposés, c’est à titre d’exemples des actes par lesquels la Fédération de Russie aurait mené une campagne de discrimination raciale. La Cour estime donc que, par sa requête fondée sur l’article 22 de la CIEDR, l’Ukraine ne prend pas fait et cause pour un ou plusieurs de ses ressortissants, mais reproche à la Fédération de Russie, sur le fondement de la CIEDR, le comportement systématique
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que celle-ci aurait adopté s’agissant du traitement réservé aux communautés ukrainienne et tatare de Crimée. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’applique pas dans les circonstances de l’espèce. Cette conclusion de la Cour est sans préjudice de la question de savoir si la Fédération de Russie a effectivement entrepris la campagne de discrimination raciale alléguée par l’Ukraine, manquant de ce fait aux obligations lui incombant au titre de la CIEDR. Il s’agit là d’une question que la Cour examinera au stade du fond.
La Cour conclut que l’exception d’irrecevabilité que la Fédération de Russie a soulevée à l’égard de la requête de l’Ukraine en ce qu’elle a trait à la CIEDR doit être rejetée.
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La Cour considère qu’il découle des conclusions exposées ci-dessus que les exceptions soulevées par la Fédération de Russie quant à la compétence de la Cour au titre de l’article 22 de la CIEDR et à la recevabilité de la requête de l’Ukraine en ce qu’elle a trait à la CIEDR doivent être rejetées. Partant, la Cour conclut qu’elle a compétence pour connaître des demandes présentées par l’Ukraine sur le fondement de la CIEDR, et que la requête de l’Ukraine, en ce qu’elle a trait à ces demandes, est recevable.
IV. DISPOSITIF (PAR. 134)
Par ces motifs,
LA COUR,
1) Par treize voix contre trois,
Rejette l’exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie selon laquelle la Cour n’a pas compétence sur la base du paragraphe 1 de l’article 24 de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme ;
POUR : M. Yusuf, président ; MM. Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Mme Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Crawford, Salam, Iwasawa, juges ; M. Pocar, juge ad hoc ;
CONTRE : Mme Xue, vice-présidente ; M. Tomka, juge ; M. Skotnikov, juge ad hoc ;
2) Par treize voix contre trois,
Dit qu’elle a compétence sur la base du paragraphe 1 de l’article 24 de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme pour connaître des demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de cette convention ;
POUR : M. Yusuf, président ; MM. Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Mme Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Crawford, Salam, Iwasawa, juges ; M. Pocar, juge ad hoc ;
CONTRE : Mme Xue, vice-présidente ; M. Tomka, juge ; M. Skotnikov, juge ad hoc ;
3) Par quinze voix contre une,
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Rejette l’exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie selon laquelle la Cour n’a pas compétence sur la base de l’article 22 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ;
POUR : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Mme Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Crawford, Salam, Iwasawa, juges ; M. Pocar, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Skotnikov, juge ad hoc ;
4) A l’unanimité,
Rejette l’exception préliminaire d’irrecevabilité soulevée par la Fédération de Russie à l’égard de la requête de l’Ukraine en ce qu’elle a trait aux demandes formulées sur le fondement de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ;
5) Par quinze voix contre une,
Dit qu’elle a compétence sur la base de l’article 22 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale pour connaître des demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de cette convention, et que la requête, en ce qu’elle a trait à ces demandes, est recevable.
POUR : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Mme Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Crawford, Salam, Iwasawa, juges ; M. Pocar, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Skotnikov, juge ad hoc.
Mme la juge XUE, vice-présidente, joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente ; MM. les juges TOMKA et CANÇADO TRINDADE joignent à l’arrêt les exposés de leur opinion individuelle ; Mme la juge DONOGHUE et M. le juge ROBINSON joignent des déclarations à l’arrêt ; M. le juge ad hoc POCAR joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge ad hoc SKOTNIKOV joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente.
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Annexe au résumé 2019/5
Opinion dissidente de Mme la juge Xue, vice-présidente
La vice-présidente estime que la Cour n’a pas compétence au titre du paragraphe 1 de l’article 24 de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (ci-après la «CIRFT») en la présente affaire.
Selon elle, les demandes de l’Ukraine, telles que présentées dans la requête et dans le mémoire, concernent davantage l’appui militaire et financier que la Fédération de Russie aurait fourni aux groupes armés dans le cadre du conflit armé en Ukraine orientale, qui a pu être le théâtre de violations du droit international humanitaire, que le manquement de la Fédération de Russie à l’obligation lui incombant de prévenir et de réprimer le financement du terrorisme. La vice-présidente considère que les éléments présentés par le demandeur ne permettent pas d’établir la plausibilité d’infractions entrant dans le champ de la CIRFT.
La vice-présidente fait observer que l’identification de l’objet du différend est essentielle pour permettre à la Cour de déterminer si elle a compétence ratione materiae. Un différend survient, fort souvent, dans un contexte politique complexe où, à la question juridique dont la Cour est saisie, viennent se mêler diverses considérations d’un autre ordre. La Cour n’en sera pas, pour autant, empêchée de se déclarer compétente. Se référant à l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, la vice-présidente rappelle que, pour trancher la question de sa compétence, la Cour avait alors dû rechercher s’il existait, en droit ou en fait, un rapport entre le «problème d’ensemble» et les faits particuliers qui étaient à l’origine du différend qui lui aurait interdit d’examiner indépendamment les réclamations du demandeur.
La vice-présidente estime que, dès lors que le différend est indissociable du problème d’ensemble, et que, en statuant sur tel ou tel point de droit relevant de ce différend particulier, la Cour déborderait nécessairement le champ de sa compétence, prudence et réserve judiciaires s’imposent. Elle souligne que, dans le cadre du règlement judiciaire international des différends entre Etats, la question de la compétence revêt autant d’importance que le fond. Cette approche imprègne tous les aspects de la politique judiciaire de la Cour.
La vice-présidente relève que les faits allégués par l’Ukraine s’inscrivent tous dans le cadre du conflit armé interne sévissant en Ukraine orientale. Qualifier d’actes de financement du terrorisme l’appui militaire et financier en provenance de la Russie, quelles qu’en soient les sources, impliquerait nécessairement, en droit, une qualification de la nature de ce conflit armé qui de l’avis de la vice-présidente, dépasserait largement les limites de la compétence conférée à la Cour par la CIRFT. En d’autres termes, les allégations formulées par l’Ukraine contre la Fédération de Russie sur le fondement de cet instrument sont indissociablement liées à la situation d’ensemble que constitue le conflit armé en Ukraine orientale. D’un point de vue factuel, les éléments versés au dossier de l’affaire ne permettent pas de penser que la Cour pourrait examiner les allégations de financement du terrorisme indépendamment, sans se prononcer sur cette situation d’ensemble. Les demandes formulées par le demandeur sur le fondement de la CIRFT sont inséparables de la question globale de l’Ukraine orientale. La Cour n’est donc pas en mesure, d’un point de vue judiciaire, de régler le différend tel que présenté par l’Ukraine.
La vice-présidente estime en outre que, en analysant le champ d’application de la CIRFT, la Cour a fait de l’expression «toute personne» employée au paragraphe 1 de l’article 2 de cet instrument une interprétation à laquelle, au regard des règles relatives à la responsabilité de l’Etat, il ne peut être donné effet. Dans sa requête, l’Ukraine prie la Cour de dire et juger que
«la Fédération de Russie, par l’intermédiaire de ses organes et agents d’Etat, d’autres personnes et entités exerçant des prérogatives de puissance publique, ainsi que d’agents opérant sur ses instructions ou sous sa direction et son contrôle, a manqué
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aux obligations qui lui incombent au regard de la convention contre le financement du terrorisme :
a) en fournissant des fonds, y compris par des contributions en nature sous la forme d’armes et de moyens d’entraînement, à des groupes armés illégaux qui se livrent à des actes de terrorisme en Ukraine, dont la RPD, la RPL, les Partisans de Kharkiv et d’autres groupes ou personnes qui y sont associés, en violation de l’article 18» (les italiques sont de la vice-présidente).
Si l’Ukraine n’a pas maintenu cette demande dans son mémoire, reprochant désormais à la Fédération de Russie d’autoriser et d’encourager ses propres agents à financer le terrorisme, la teneur de ses réclamations sur le fondement de la CIRFT demeure inchangée. Selon la vice-présidente, la présente affaire met manifestement en cause le financement par un Etat d’actes de terrorisme, qui, comme le dit la Cour dans l’arrêt, est expressément exclu du champ d’application de la CIRFT.
La vice-présidente considère que, dans la présente espèce, la question de savoir si la Fédération de Russie a autorisé ou encouragé l’apport d’un appui militaire et financier à des groupes armés en Ukraine orientale ne relève pas de la compétence de la Cour au titre de la CIRFT. Si l’affaire devait se poursuivre jusqu’à la phase de l’examen au fond, la Cour pourrait être amenée à devoir trancher cette question, et celle de l’opportunité judiciaire, estime la vice-présidente, risquerait alors de se poser.
La vice-présidente souligne que la bonne administration de la justice impose à la Cour d’éviter de prolonger inutilement la procédure judiciaire lorsque l’élément de plausibilité semble faire défaut. Dans cette optique et dans un souci d’économie judiciaire, il est indispensable de déterminer correctement l’objet du différend et de s’assurer que celui-ci entre dans le champ de la compétence ratione materiae de la Cour. Selon la vice-présidente, la décision d’autoriser la poursuite de la présente affaire au fond ne sert ni la réalisation de l’objet et du but de la CIRFT ni le processus de paix dans la région.
Opinion individuelle de M. le juge Tomka
Le juge Tomka ne souscrit pas à la conclusion de la Cour selon laquelle celle-ci est compétente pour connaître des demandes présentées par l’Ukraine sur le fondement de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (ci-après la «CIRFT»). Il rappelle que cet instrument est une convention de droit pénal énonçant des obligations pour les Etats en matière de prévention et de répression du financement du terrorisme. Ainsi que le confirme la Cour, le financement par un Etat d’actes allégués de «terrorisme» n’entre pas dans le champ d’application de la CIRFT. Les demandes de l’Ukraine portent cependant sur la fourniture d’armes. Le juge Tomka estime que la Cour n’a pas vérifié, comme elle l’avait fait en l’affaire des Plates-formes pétrolières, si les actes allégués par l’Ukraine tombaient sous le coup de la CIRFT. Par exemple, elle n’examine pas si la fourniture alléguée d’armes relève de la portée du terme «fonds» tel qu’il est employé dans la CIRFT. De l’avis du juge Tomka, tel n’est pas le cas, et la Cour n’est donc pas compétente pour connaître des demandes de l’Ukraine.
De même, le juge Tomka doute que la Cour ait suffisamment justifié qu’elle avait compétence ratione materiae au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»), étant donné que son analyse de la question se résume à trois paragraphes de l’arrêt. Il estime que la Cour aurait dû procéder à un examen individuel des exceptions préliminaires de la Fédération de Russie, par exemple, pour déterminer si la CIEDR garantit un droit absolu à un enseignement dans la langue maternelle. Il convient toutefois que, certaines des demandes de l’Ukraine relevant du champ d’application de la CIEDR, la Cour a compétence ratione materiae pour en connaître.
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Le juge Tomka émet des réserves sur la manière dont la Cour a traité la question des conditions procédurales préalables relatives à sa saisine, énoncées à l’article 22 de la CIEDR. Il considère que ces conditions sont cumulatives, car, lus conjointement, les termes «pas» et «ou» dans le membre de phrase «pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention» appellent logiquement une lecture cumulative. Cette interprétation est conforme au contexte, lequel exige le cumul des conditions pour préserver l’efficacité des procédures prévues aux articles 11 à 13 de la CIEDR. Le juge Tomka estime que les travaux préparatoires de la CIEDR en apportent confirmation.
Enfin, le juge Tomka considère que la Cour a été inutilement imprécise dans sa description des violations en cause. Il rappelle que, dans le droit fil du libellé de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour, la Commission du droit international a établi dans ses travaux sur la responsabilité de l’Etat que l’expression «violation d’une obligation internationale» décrivait de la manière la plus exacte la situation juridique subjective qui est susceptible d’engager la responsabilité d’un Etat. Le juge Tomka fait observer que la Cour aurait pu être plus précise à cet égard, au lieu de parler de violations d’un traité ou de l’une de ses dispositions.
Résumé de l’opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade
1. Dans son opinion individuelle, qui se décompose en sept parties, le juge Cançado Trindade commence par indiquer qu’il a voté en faveur de l’adoption de l’arrêt par lequel la Cour internationale de Justice (la «Cour» ou la «CIJ») a rejeté l’ensemble des exceptions préliminaires soulevées en la présente espèce. Néanmoins, s’il s’associe à cette décision, c’est sur la base d’un raisonnement qui se distingue de celui de la Cour sur certains points précis ; or, à ses yeux, ceux-ci requéraient d’être approfondis. Aussi lui est-il apparu nécessaire d’exposer le raisonnement qui a été le sien, en joignant à l’arrêt l’exposé de son opinion.
2. Le juge Cançado Trindade articule sa réflexion autour des points suivants : a) l’importance de la base de compétence pour la protection garantie aux personnes vulnérables par les conventions des Nations Unies relatives aux droits de l’homme ; b) la raison d’être de la clause compromissoire de la convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (la «CIEDR») (article 22) ; c) la raison d’être de la règle relative aux voies de recours internes aux fins de la protection internationale des droits de l’homme : protection et réparation, et non-épuisement ; d) incidence de la compétence eu égard à la nécessité de garantir la protection des personnes en situation de vulnérabilité ; enfin, e) ses observations finales exposées, il récapitule, dans un épilogue, l’ensemble des points développés dans le corps de son opinion individuelle.
3. Le juge Cançado Trindade s’arrête donc d’abord sur la raison d’être des conventions des Nations Unies relatives aux droits de l’homme, telles que la CIEDR, entendant mettre en exergue l’importance que revêt la base de compétence aux fins de la protection des personnes vulnérables que ces instruments sont censés garantir. Il ajoute que les conventions de ce type, CIEDR comprise, transcendent une conception interétatique  qui appartient désormais au passé , en tant qu’elles attribuent une place centrale aux victimes individuelles, par opposition aux Etats ; il s’agit ainsi de garantir la protection effective des droits de la personne humaine, compte tenu du principe pro persona humana, pro victima (par. 4-7).
4. Le juge Cançado Trindade avance que, si la perspective interétatique traditionnelle n’avait pas été dépassée, le domaine de la protection dont il est ici question n’aurait guère évolué. Il estime que la réalisation de la justice, assortie de la reconnaissance judiciaire des souffrances infligées aux victimes, est un impératif, et qu’il convient de prendre dûment en considération la nécessité de
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protéger les personnes qui se trouvent en situation de vulnérabilité ou sans défense. Il ajoute que la clause compromissoire d’une convention relative aux droits de l’homme, telle que la CIEDR (article 22), intéresse le droit d’accès des justiciables à la justice : une perspective humaniste s’impose, et non une approche volontariste et centrée sur l’Etat (par. 11-20).
5. Le juge Cançado Trindade estime que, lorsqu’il s’agit de personnes en situations d’extrême vulnérabilité ou sans défense, le principe d’humanité prévaut, et qu’il a, dans pareilles circonstances, une incidence avérée sur la protection des êtres humains. Il ajoute que ce principe, qui s’inscrit dans la longue tradition de la pensée jusnaturaliste (recta ratio), et jouit d’une reconnaissance judiciaire, imprègne les conventions relatives aux droits de l’homme, telles que la CIEDR, et l’ensemble du corpus juris de la protection des êtres humains ; les principes généraux du droit consacrent les valeurs communes et supérieures partagées par la communauté internationale dans son ensemble.
6. Fidèle à la position qu’il a déjà eu l’occasion d’exposer dans une opinion dissidente jointe à un autre arrêt relatif à l’application de la CIEDR (2011), dans une affaire opposant la Géorgie à la Fédération de Russie, le juge Cançado Trindade réaffirme, en l’espèce, que l’article 22 de la CIEDR n’établit pas de «conditions préalables» à la compétence de la Cour (par. 27). Dans la présente affaire, la Cour ne retient aucune des exceptions préliminaires, et il estime que c’est à bon droit qu’elle les rejette toutes (par. 28).
7. Passant au point suivant, le juge Cançado Trindade fait valoir que la règle de l’épuisement des voies de recours internes n’a à l’évidence pas les mêmes implications dans le cadre de la protection des droits de l’homme que dans la pratique de la protection diplomatique des nationaux à l’étranger, rien ne s’opposant à ce qu’elle s’applique avec plus ou moins de rigueur dans des domaines aussi différents (par. 31). Il relève que nous nous trouvons ici en présence d’un droit de protection, et que la règle en question a, dans ce cadre, une raison d’être entièrement différente, l’accent étant mis sur la réparation, alors que, dans le domaine de la protection diplomatique, l’accent est mis sur l’épuisement (par. 32-38). Le juge Cançado Trindade écrit ainsi :
«L’on décèle, s’agissant de la raison d’être de la règle de l’épuisement des voies de recours internes dans le domaine de la protection des droits de l’homme, l’importance primordiale de l’élément de réparation, que requiert l’ordre public ; ce qui importe, en définitive, c’est que soient réparés les torts allégués, et non que soient mécaniquement épuisées les voies de recours interne…
Ce droit de protection des droits de la personne humaine, qui implique apparemment de constantes interactions entre droit national et droit international, est inspiré par des valeurs communes supérieures : parallèlement, l’accent est de plus en plus mis sur le devoir qu’a l’Etat de fournir des voies de recours effectives.» (Par. 42-43.)
8. Les conventions relatives aux droits de l’homme, telles que la CIEDR, ont pour bénéficiaires ultimes les êtres humains, poursuit le juge Cançado Trindade, même lorsqu’elles servent de fondement à des réclamations interétatiques, comme c’est le cas en l’espèce. Il est «nécessaire de garder à l’esprit que, en matière de droits fondamentaux, les êtres humains sont autrement plus importants que les Etats, qui, historiquement, ont été créés pour garantir ces droits. Après tout, les Etats existent pour les êtres humains, et non l’inverse» (par. 39). Le juge Cançado Trindade rappelle ensuite que la primauté de l’être humain sur l’Etat se retrouve dans les écrits des «pères fondateurs» du droit des gens (aux XVIe et XVIIe siècles), qui mettaient déjà en exergue la nécessité de réparer le tort causé à la personne humaine (par. 40-41 et 60-61).
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9. Dans la suite de son opinion individuelle, le juge Cançado Trindade s’intéresse à l’importance de la compétence, eu égard à la nécessité de garantir une protection aux personnes en situation de vulnérabilité. Il relève que les êtres humains ont besoin, en fin de compte, d’une protection contre le mal qui est en eux. Ils ont en outre besoin d’être protégés contre l’arbitraire, d’où l’importance que revêtent l’impératif d’accès à la justice au sens large et le droit au droit (el derecho al Derecho, the right to the Law), pour que justice puisse être faite aussi lorsque la vulnérabilité humaine est à son comble (par. 45-51).
10. Le juge Cançado Trindade ajoute que les principes fondamentaux du droit sous-tendent le jus necessarium (par opposition au jus volontarium) dans le domaine de la protection des êtres humains, donnant corps à l’idée de justice objective, dans le droit fil de la pensée jusnaturaliste. Selon lui, le droit des gens tire en dernière analyse son origine d’une conscience juridique universelle (par. 54). Les êtres humains sont les sujets de ce droit, et priorité doit continuer d’être donnée aux victimes, et non à la susceptibilité des Etats.
11. Le juge Cançado Trindade écrit qu’il s’agit essentiellement «d’être principiste, et de refuser toute concession inopportune au volontarisme d’Etat. L’affirmation d’un droit objectif, au-delà de la «volonté» des Etats individuels, est, selon [lui], un nouvel avatar de la pensée jusnaturaliste» (par. 53). Le juge Cançado Trindade estime qu’il convient, en dépassant les limites du positivisme juridique, de se concentrer sur les fins humaines de l’Etat, découlant de la recta ratio mise en avant par les tenants du jusnaturalisme. Avant les Etats, il y a les droits inhérents à la personne humaine.
12. En outre, le développement concomitant de la compétence, de la responsabilité, de la personnalité et de la qualité internationales confirme et renforce la position de l’être humain en tant que sujet de droit international (par. 68 et 78). Le principe d’humanité fait l’objet d’une reconnaissance judiciaire dans un corpus juris gentium axé sur les victimes, dans le droit fil de la pensée jusnaturaliste. La conscience juridique universelle (recta ratio) l’emporte nécessairement sur la «volonté» des Etats, en tant que source matérielle ultime du droit des gens.
13. Le juge Cançado Trindade, en conclusion, met en avant le caractère universel du droit des gens. Une décision judiciaire prise au titre de conventions relatives aux droits de l’homme, telle que la CIEDR, appelle ainsi un raisonnement qui va bien au-delà de la dimension strictement interétatique, l’accent devant être mis sur les individus victimes, dans une perspective humaniste. Et la prédominance de la conscience juridique universelle en tant que source matérielle ultime du droit des gens permet d’envisager que justice puisse être faite en toutes circonstances.
Déclaration de Mme la juge Donoghue
La juge Donoghue soumet une déclaration dans laquelle elle précise pourquoi, selon elle, la Cour a eu raison de rejeter les exceptions préliminaires soulevées par le défendeur quant à sa compétence ratione materiae.
Déclaration de M. le juge Robinson
1. Dans sa déclaration, le juge Robinson commence par préciser que, bien qu’ayant voté en faveur des paragraphes du dispositif de l’arrêt, il tient à formuler des observations concernant deux aspects, à savoir la responsabilité de l’Etat et les références faites dans l’arrêt à des actes de terrorisme.
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2. S’agissant de la responsabilité de l’Etat, le juge Robinson examine et commente le paragraphe 59 de l’arrêt, faisant observer que certaines de ses phrases ne contiennent rien qui vienne étayer la conclusion selon laquelle le financement étatique d’actes de terrorisme n’entre pas dans le champ d’application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (ci-après la «CIRFT»). Il en résulte selon lui que, lorsqu’elle cite ensuite, à la septième phrase dudit paragraphe, les travaux préparatoires de la convention à l’appui de sa conclusion antérieure, la Cour cherche en réalité à corroborer une conclusion qu’une analyse du texte de cet instrument ne permet nullement de fonder.
3. Le juge Robinson relève qu’il est possible d’avoir recours aux travaux préparatoires pour confirmer le sens d’un mot qui découle de l’application de la règle générale d’interprétation énoncée à l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités (ci-après la «convention de Vienne»). Il fait observer que, puisque la question qui se pose est celle du sens de l’expression «toute personne» et que, à ce stade de son raisonnement, la Cour ne l’avait pas établi conformément à la règle générale d’interprétation précitée, rien ne justifie de recourir aux travaux préparatoires pour corroborer la conclusion de la Cour selon laquelle le financement par un Etat d’actes de terrorisme n’entre pas dans le champ d’application de la convention. Il ajoute que, pour parvenir à cette conclusion, la Cour n’a pas traité la véritable question qui se posait en l’affaire, à savoir le sens de l’expression «toute personne», ni l’incidence que le règlement de cette question était susceptible d’avoir sur la règle générale de l’attribution aux Etats de la responsabilité à raison des faits de leurs agents. L’approche suivie par la Cour a notamment pour conséquence de rendre contestable la conclusion figurant au paragraphe 61 selon laquelle «la commission par l’agent d’un Etat d’une infraction visée à l’article 2 n’engage pas par elle-même la responsabilité de l’Etat concerné au titre de la convention».
4. Le juge Robinson estime que, en raisonnant de la sorte, la Cour semble avoir mis la charrue avant les boeufs, puisqu’elle ne s’était, à ce stade, pas encore penchée sur le sens de l’expression «toute personne» employée à l’article 2. Selon lui, lorsqu’elle en analyse effectivement la signification, la Cour conclut à raison qu’elle englobe tant les personnes privées que les agents de l’Etat. Elle interprète alors l’expression «toute personne» conformément à son sens ordinaire dans son contexte et à la lumière de l’objet et du but de la convention mais, à ce moment-là, elle avait déjà conclu que le financement étatique n’entrait pas dans le champ d’application de la convention. En optant pour cette approche, la Cour s’est privée de la possibilité d’examiner l’incidence que sa conclusion selon laquelle les agents de l’Etat étaient englobés dans l’expression «toute personne» avait sur son analyse de la question de savoir si les Etats étaient également couverts par la convention. Autrement dit, le juge Robinson est d’avis que la Cour n’aurait pas dû déterminer que le financement étatique n’entrait pas dans le champ d’application de la convention sans s’appuyer sur une analyse du sens de l’expression «toute personne». Au surplus, il relève que, en tout état de cause, les travaux préparatoires de cet instrument sont loin de confirmer sans équivoque la conclusion selon laquelle le financement étatique n’entre pas dans le champ d’application de la convention.
5. Le juge Robinson conclut que la Cour s’est fondée sur les travaux préparatoires de la convention dans des circonstances qui ne sont pas admises par les règles coutumières d’interprétation reflétées aux articles 31 et 32 de la convention de Vienne. Selon lui, elle a en outre suivi un raisonnement qui n’établit pas que le financement par un Etat de faits constitutifs de l’infraction visée à l’article 2 n’entre pas dans le champ d’application de la CIRFT.
6. Pour ce qui est des références faites dans l’arrêt à des actes de terrorisme, le juge Robinson observe que l’histoire des efforts multilatéraux de lutte contre le terrorisme est marquée par l’incapacité des Etats à conclure un quelconque traité mondial sur la question (ce qui s’explique
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avant tout par la difficulté qu’ils éprouvent à se mettre d’accord sur une définition du terrorisme). Il estime que, s’ils ne sont pas parvenus à adopter un traité multilatéral sur le terrorisme international, c’est essentiellement à cause des problèmes qu’ils ont rencontrés pour définir ce phénomène. D’une part, il est des Etats qui préconisent de ne mettre l’accent que sur la nature odieuse des faits que proscrirait une convention internationale. D’autre part, il en est qui entendent veiller à ce qu’il soit tenu compte des causes sous-jacentes du terrorisme dans le cadre de l’adoption d’un instrument international. Selon le juge Robinson, les pays en question considèrent qu’il faudrait exclure de la définition du terrorisme les mesures prises par les peuples dans leur lutte pour la libération, l’autodétermination et l’indépendance nationales. Il relève que, comme suite à leur incapacité à adopter un traité multilatéral qui définisse le terrorisme international, les Etats ont conclu au niveau mondial nombre de traités fondés sur l’approche plus simple et moins problématique qui consiste à ériger des infractions en déterminant certains faits et en les qualifiant comme tels. Il observe que les rédacteurs de ces instruments se sont tous bien gardés d’employer le mot «terrorisme» pour définir les faits constitutifs des infractions en question et qu’il ressort d’un examen des neuf traités figurant dans l’annexe visée à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention que, dans aucun d’eux, les faits constitutifs des infractions respectives ne sont qualifiés d’actes de terrorisme. A l’instar de la CIRFT, ces traités n’interdisent au contraire que des faits spécifiques. Il est significatif que, bien que le préambule de deux de ces instruments contienne des références au terrorisme, il n’en est pas fait mention dans leurs articles, pas même dans ceux qui incriminent les actes à prohiber. Le juge Robinson estime que, à cet égard, la CIRFT est semblable à ces traités, en ce que son préambule comporte une référence au terrorisme, mais qu’il n’en est fait mention ni dans l’article érigeant l’infraction ni dans aucun autre article. Tous les traités figurant dans l’annexe ont été conclus dans la zone d’ombre engendrée par l’incapacité de la communauté internationale à s’entendre sur une définition du terrorisme international. A ce titre, ils circonscrivent certains faits à incriminer. Compte tenu de l’absence d’accord sur une telle définition, leurs auteurs évitent toutefois de qualifier ces faits d’actes de terrorisme. Ainsi, la convention de 1970 pour la répression de la capture illicite d’aéronefs érige en infraction le fait de s’emparer d’un appareil (ce que l’on appelle couramment «détournement»), mais ne le qualifie pas d’acte de terrorisme, contrairement à ce que l’on dirait dans la langue ordinaire. De même, la convention internationale de 1979 contre la prise d’otages ne fait qu’incriminer pareil acte et ne le qualifie pas d’acte de terrorisme, bien que ce soit l’expression que l’on emploierait en langage familier.
7. Le juge Robinson affirme que l’histoire du droit montre que ce n’est pas un simple hasard si la CIRFT ne décrit pas l’infraction visée à son article 2 comme un acte de terrorisme, alors même que son titre et son préambule renvoient au phénomène du terrorisme. Si, au cours des négociations, il avait été décidé de retenir à l’article 2 la formulation «[c]ommet l’infraction de terrorisme au sens de la présente Convention toute personne» au lieu de «[c]ommet une infraction au sens de la présente Convention toute personne», le projet de convention se serait à n’en pas douter heurté à de graves objections de la part de plusieurs pays désireux de créer de toute pièce une exception destinée aux peuples luttant pour la libération, l’autodétermination et l’indépendance. Selon le juge Robinson, c’est pour cette raison que la conclusion que la Cour a tirée au paragraphe 63 est problématique. Il s’agit du dictum suivant : «Un élément constitutif d’une infraction visée au paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT est que le pourvoyeur doit fournir les fonds «dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés» en vue de commettre un acte de terrorisme.» Le juge Robinson estime que cette conclusion pose problème parce qu’aucun des articles de la CIRFT — pas même l’article 2, qui érige l’infraction — ne contient la moindre référence à «un acte de terrorisme». Il fait observer que cela ne prêterait bien évidemment pas à contestation si, dans l’arrêt, le mot terrorisme n’était employé comme un terme technique désignant l’infraction visée à l’article 2. Or, la mention faite ici de l’«élément constitutif d’une infraction», c’est-à-dire «l’intention» (la mens rea) requise par le paragraphe 1 de l’article 2 pour établir l’infraction, indique très clairement que, par «un acte de terrorisme», l’on entend l’infraction érigée par la convention. Le juge Robinson relève que la Cour aurait dû suivre l’approche qu’elle avait adoptée dans ce même paragraphe, lorsqu’elle évoquait «un acte particulier entr[ant] dans les prévisions de l’alinéa a) ou b) du paragraphe 1 de l’article 2». Il ajoute que cette
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observation s’applique à d’autres parties de l’arrêt où le mot «terrorisme» est employé comme un terme technique désignant l’infraction visée à l’article 2. En tout état de cause, si l’expression «acte de terrorisme» devait être retenue au paragraphe 63, il serait plus approprié de parler d’acte de financement du terrorisme.
Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Pocar
Souscrivant à la décision de la majorité de rejeter les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie, le juge ad hoc Pocar précise sa position concernant la compétence ratione materiae de la Cour à trois égards.
Premièrement, le juge ad hoc Pocar se rallie à la conclusion de la Cour selon laquelle le financement par un Etat d’une infraction visée à l’article 2 de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (ci-après la «CIRFT») «n’entre pas dans le champ d’application de cet instrument», ajoutant que l’obligation faite aux Etats d’incriminer cette activité dans leur législation présuppose inévitablement qu’ils acceptent de ne pas s’y livrer. Il relève également que, même si leur comportement ne relève pas de la CIRFT, les Etats peuvent voir leur responsabilité engagée au regard du droit international coutumier.
Deuxièmement, le juge ad hoc Pocar explique que, selon lui, non seulement l’interprétation large que la Cour a faite de l’expression «toute personne» figurant au paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT ressort clairement de son sens ordinaire, tel qu’établi par la Cour, mais elle est aussi fermement étayée par l’objet et le but de cet instrument, ainsi que par la pratique internationale relative à la conclusion de traités analogues.
Troisièmement, bien qu’il soit d’accord avec la Cour pour conclure que l’interprétation de la définition du terme «fonds» doit être réservée au stade de l’examen au fond, le juge ad hoc Pocar ne souscrit pas à sa déduction selon laquelle l’interprétation de ce terme aurait pu avoir une incidence sur sa compétence ratione materiae. Il souligne que, contrairement à ce que dit la Cour, la définition du terme «fonds» énoncée au paragraphe 1 de l’article premier met l’accent sur les biens, et non sur les instruments financiers. Il ajoute que, la liste de ces derniers étant illimitée, les documents juridiques et instruments financiers en question ne peuvent aider à circonscrire le champ d’application de la convention. Enfin, le juge ad hoc Pocar relève que la question concernant la fourniture de «biens de toute nature» ne vise pas à établir quels types de biens sont inclus dans la définition, mais à établir ceux qui ont effectivement été fournis ou réunis dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seraient utilisés à des fins illicites telles que visées aux alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2. Cette question se rapporte donc davantage aux circonstances factuelles de l’espèce.
Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Skotnikov
1. Le juge ad hoc Skotnikov est au regret de ne pouvoir se rallier à la décision de la Cour selon laquelle cette dernière a compétence pour connaître de l’affaire portée devant elle.
2. Le juge ad hoc Skotnikov rappelle que l’existence de la compétence est une question de droit qu’il convient de régler à la lumière des faits pertinents. Ceux qui sont allégués en une affaire donnée doivent être vérifiés dans la mesure appropriée au cas d’espèce. La Cour ayant conclu au stade des mesures conservatoires que l’intégralité des griefs de l’Ukraine relatifs aux droits dont celle-ci sollicitait la protection en vertu de la CIRFT et la plupart de ses griefs au titre de la CIEDR n’étaient pas plausibles, il estime qu’il y a lieu de se montrer particulièrement prudent au stade actuel pour déterminer si les actes allégués par elle entrent dans les prévisions des dispositions respectives des traités qu’elle a invoqués. La Cour n’a pas fait preuve d’une telle prudence, qu’il
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s’agisse du point de savoir si les allégations du demandeur se rapportent à l’infraction de financement du terrorisme telle qu’elle est définie dans la CIRFT ou de celui de savoir si les mesures alléguées constituent une discrimination raciale au sens de la CIEDR.
3. Pour ce qui est des points de droit, le juge ad hoc Skotnikov relève que, au stade des exceptions préliminaires, la Cour a pour tâche de trancher des questions ayant trait au champ d’application des traités en cause. En ce qui concerne celui de la CIRFT, il considère que la Cour ne s’est pas assurée d’avoir compétence lorsqu’elle a dit que la question relative à la portée du terme «fonds» ne devait pas être réglée à ce stade. Il ne souscrit pas non plus à sa conclusion selon laquelle les personnes agissant en qualité d’agents de l’Etat relèvent du champ d’application de la CIRFT, la Cour ayant conclu à raison que le financement par un Etat d’actes de terrorisme débordait le cadre de cet instrument.
4. Le juge ad hoc Skotnikov déplore que la Cour n’ait pas examiné certaines questions relatives au champ d’application de la CIEDR. Il souligne notamment que les griefs concernant le droit de la communauté tatare de Crimée de conserver les instances représentatives qui lui sont propres ne relèvent pas de la «discrimination raciale» telle que définie dans la convention. Il considère par ailleurs que la Cour n’a pas recherché si le droit à l’enseignement dans sa langue maternelle dont se prévaut l’Ukraine relevait de cet instrument dans les circonstances de la présente espèce.
5. Le juge ad hoc Skotnikov n’est pas convaincu par le raisonnement que la Cour a suivi pour déterminer si les conditions préalables énoncées à l’article 22 de la CIEDR étaient remplies, au vu du contexte et des travaux préparatoires de cet instrument.
6. Le juge ad hoc Skotnikov estime que le présent arrêt laisse quasiment entendre qu’il suffit qu’un demandeur affirme qu’il existe un lien, aussi ténu ou artificiel soit-il, entre ses allégations factuelles et le traité qu’il invoque pour convaincre la Cour que l’instrument en cause lui donne compétence ratione materiae pour connaître de l’affaire. Selon lui, ce revirement de jurisprudence ne constitue pas une évolution positive.
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Résumé de l'arrêt du 8 novembre 2019

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