Résumé de l'ordonnance du 14 juin 2019

Document Number
172-20190614-SUM-01-00-EN
Document Type
Incidental Proceedings
Number (Press Release, Order, etc)
2019/3
Date of the Document
Document File

COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Résumé
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Résumé 2019/3
Le 14 juin 2019
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes
de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis) La Cour rejette la demande en indication de mesures conservatoires
présentée par les Emirats arabes unis
La Cour commence par rappeler que, le 11 juin 2018, le Qatar a introduit une instance contre les Emirats arabes unis à raison de violations alléguées de la convention internationale du 21 décembre 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR» ou la «convention»). La requête était accompagnée d’une demande en indication de mesures conservatoires. Par une ordonnance en date du 23 juillet 2018, la Cour en a indiqué certaines à l’encontre des Emirats arabes unis et a enjoint aux deux Parties de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont elle était saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile. Le 22 mars 2019, les Emirats arabes unis ont présenté à leur tour une demande en indication de mesures conservatoires afin de «sauvegarder leurs droits procéduraux» et «d’empêcher le Qatar d’aggraver ou d’étendre encore le différend entre les Parties avant l’arrêt définitif».
I. COMPÉTENCE PRIMA FACIE (PAR. 15-16)
La Cour fait observer qu’elle ne peut indiquer des mesures conservatoires que s’il existe, prima facie, une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée, mais qu’elle n’a pas besoin de s’assurer de manière définitive qu’elle a compétence quant au fond de l’affaire. Il en va ainsi que la demande en indication de mesures conservatoires émane de la partie demanderesse ou de la partie défenderesse au fond. La Cour rappelle que, dans son ordonnance du 23 juillet 2018 indiquant des mesures conservatoires en la présente instance, elle a conclu que, «prima facie, elle a[vait] compétence en vertu de l’article 22 de la CIEDR pour connaître de l’affaire dans la mesure où le différend entre les Parties concern[ait] «l’interprétation ou l’application» de cette convention». Elle ne voit aucune raison de revenir sur cette conclusion dans le contexte de la présente demande.
II. MESURES CONSERVATOIRES DEMANDÉES PAR LES EMIRATS ARABES UNIS (PAR. 17-29)
La Cour rappelle que le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires qu’elle tient de l’article 41 de son Statut a pour objet de sauvegarder, dans l’attente de sa décision sur le fond de l’affaire, les droits de chacune des parties. Il s’ensuit qu’elle doit se préoccuper de sauvegarder par
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de telles mesures les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait reconnaître à l’une ou à l’autre des parties. Aussi ne peut-elle exercer ce pouvoir que si elle estime que les droits allégués par la partie demandant les mesures conservatoires sont au moins plausibles. La Cour relève que, à ce stade de la procédure, elle n’a pas à établir de façon définitive si les droits dont les Emirats arabes unis demandent la protection existent ; elle doit seulement décider si les droits revendiqués par cet Etat, et dont il sollicite la protection, sont des droits plausibles, compte tenu de la base de compétence prima facie de la Cour en la présente espèce. Partant, les droits allégués doivent présenter un lien suffisant avec l’objet de l’instance pendante devant la Cour sur le fond de l’affaire.
S’agissant de la première mesure conservatoire demandée, à savoir que la Cour ordonne que le Qatar retire immédiatement la communication qu’il a soumise au Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (ci-après le «Comité de la CIEDR» ou le «Comité») et prenne toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à l’examen de ladite communication par le Comité, la Cour considère que cette mesure ne concerne pas un droit plausible au regard de la CIEDR mais l’interprétation de la clause compromissoire énoncée à l’article 22 de cet instrument et le point de savoir s’il est permis de mener des procédures devant le Comité de la CIEDR alors qu’elle est saisie de la même question. La Cour s’est déjà penchée sur ce problème dans son ordonnance du 23 juillet 2018, relevant que,
«[q]uoique les Parties soient en désaccord sur le point de savoir si les négociations et le recours aux procédures visées à l’article 22 de la CIEDR constituent des conditions préalables alternatives ou cumulatives auxquelles il doit être satisfait avant toute saisine de la Cour, cette dernière est d’avis qu’elle n’a pas à se prononcer sur cette question à ce stade de la procédure … La Cour n’estime pas non plus nécessaire, aux fins du présent examen, de déterminer si un principe electa una via ou une exception de litispendance seraient applicables dans le cas d’espèce.»
La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de ces vues au stade actuel de la procédure en l’espèce.
Pour ce qui est de la deuxième mesure sollicitée, à savoir que «le Qatar cesse immédiatement d’entraver les efforts déployés par les Emirats arabes unis pour venir en aide aux Qatariens, notamment en débloquant sur son territoire l’accès au site Internet leur permettant d’introduire une demande tendant à retourner aux Emirats arabes unis», la Cour estime que cette mesure se rapporte aux entraves prétendument opposées par le Qatar à la mise en oeuvre par les Emirats arabes unis des mesures conservatoires indiquées dans l’ordonnance du 23 juillet 2018. Elle ne concerne pas des droits plausibles des Emirats arabes unis en vertu de la CIEDR qui nécessiteraient une protection dans l’attente de l’arrêt définitif de la Cour. Comme celle-ci l’a déjà dit, «[c]’est au stade de l’arrêt au fond qu’il convient d’apprécier le respect des mesures conservatoires».
Etant donné que les deux premières mesures conservatoires demandées n’ont pas trait à la protection de droits plausibles des Emirats arabes unis au titre de la CIEDR dans l’attente de la décision finale en l’affaire, la Cour juge inutile d’examiner les autres conditions requises aux fins de l’indication de mesures conservatoires.
Les troisième et quatrième mesures conservatoires sollicitées par les Emirats arabes unis se rapportent à la non-aggravation du différend. A cet égard, la Cour rappelle que les mesures visant à empêcher l’aggravation ou l’extension d’un différend ne peuvent être indiquées qu’en complément des mesures spécifiques décidées aux fins de la protection des droits des parties. Pour ce qui est de la présente demande, elle n’a pas conclu que les conditions requises aux fins de l’indication de mesures conservatoires spécifiques étaient réunies et ne saurait dès lors indiquer des mesures uniquement en ce qui concerne la non-aggravation du différend. La Cour rappelle en outre que, dans son ordonnance du 23 juillet 2018, elle a déjà prescrit aux Parties de «s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont [elle étai]t saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile» et que cette mesure demeurait contraignante pour ces dernières.
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III. CONCLUSION (PAR. 30-31)
La Cour conclut de ce qui précède que les conditions pour l’indication de mesures conservatoires conformément à l’article 41 de son Statut ne sont pas réunies. Elle rappelle également que sa décision ne préjuge en rien la question de sa compétence pour connaître du fond de l’affaire, toute question relative à la recevabilité de la requête ou tout autre point devant être tranché au stade du fond. Elle laisse intact le droit des Gouvernements du Qatar et des Emirats arabes unis de faire valoir leurs moyens en ces matières.
DISPOSITIF (PAR. 32)
Le texte intégral du dernier paragraphe de l’ordonnance se lit comme suit :
«Par ces motifs,
LA COUR,
Par quinze voix contre une,
Rejette la demande en indication de mesures conservatoires présentée par les Emirats arabes unis le 22 mars 2019.
POUR : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Mme Donoghue, MM. Gaja, Bhandari, Robinson, Crawford, Gevorgian, Salam, Iwasawa, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Cot, juge ad hoc.»
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Mme la juge XUE, vice-présidente, joint une déclaration à l’ordonnance ; MM. les juges TOMKA, GAJA et GEVORGIAN joignent une déclaration commune à l’ordonnance ; MM. les juges ABRAHAM et CANÇADO TRINDADE joignent à l’ordonnance les exposés de leur opinion individuelle ; M. le juge SALAM joint une déclaration à l’ordonnance ; M. le juge ad hoc COT joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente.
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Annexe au résumé 2019/3
Déclaration de Mme la juge Xue, vice-présidente
La juge Xue, vice-présidente, a voté en faveur de la décision de la Cour de rejeter la demande en indication de mesures conservatoires des Emirats arabes unis mais est en désaccord avec certains aspects du raisonnement tenu par la Cour pour rejeter les troisième et quatrième mesures sollicitées.
La vice-présidente considère que l’ordonnance rendue par la Cour le 23 juillet 2018, qui impose aux Parties de «s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile» (C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 434, par. 79, point 2)), répond suffisamment à l’objet déclaré des troisième et quatrième mesures, à savoir la non-aggravation du différend, de sorte que ces deux mesures sollicitées par les Emirats arabes unis étaient superflues et pouvaient être rejetées pour ce motif.
La Cour a toutefois tenu un autre raisonnement, selon lequel les mesures censées permettre la non-aggravation du différend ne peuvent être indiquées qu’en complément de mesures spécifiques destinées à protéger les droits des parties. Ayant refusé d’indiquer des mesures spécifiques en l’espèce, la Cour a conclu qu’elle ne pouvait indiquer les troisième et quatrième mesures sollicitées par les Emirats arabes unis, qui portaient exclusivement sur la non-aggravation du différend. La vice-présidente estime que, en apportant une condition si restrictive à son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires, la Cour risque de limiter indûment la prérogative qu’elle tient de l’article 41 de son Statut et de l’article 75 de son Règlement.
Les procédures consacrées aux mesures conservatoires, qui existent dans la quasi–totalité des systèmes juridiques, visent à assurer la bonne administration de la justice et le règlement efficace des différends. Sur le plan international, ces procédures prennent cependant une autre dimension. En tant qu’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies, la Cour est chargée de régler les différends entre Etats conformément au droit international et, ce faisant, contribue au maintien de la paix et de la sécurité internationales. Ainsi qu’elle l’a fait observer dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires en l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), il peut se produire des incidents qui non seulement aggravent ou étendent un différend, mais qui comportent en outre un recours à la force inconciliable avec le principe du règlement pacifique des différends. En pareil cas, la Cour a le pouvoir et même le devoir d’indiquer des mesures conservatoires de nature à permettre une bonne administration de la justice.
Dans la pratique de la Cour, il n’est pas inhabituel, lorsqu’il est question de l’emploi de la force ou de graves violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire, qu’une mesure conservatoire visant la non-aggravation du différend soit sollicitée ou considérée comme la mesure à prendre au premier chef compte tenu des circonstances. En outre, les questions de savoir si une telle mesure peut être indiquée de manière autonome et si la Cour doit exercer son pouvoir de le faire proprio motu font débat depuis longtemps entre les juges de la Cour, comme en témoignent de nombreuses opinions dissidentes ou individuelles y afférentes.
La vice-présidente relève que, depuis l’affaire relative à des Usines de pâtes à papier, la Cour a toujours traité les mesures destinées à éviter l’aggravation du différend comme un complément des mesures prises pour assurer la sauvegarde de droits spécifiques. C’est sur la base de cette évolution jurisprudentielle qu’elle a tenté, dans la présente ordonnance, d’éclaircir davantage la question. Mais ce faisant, la Cour est, de l’avis de la vice-présidente, allée trop loin et risque de se trouver entravée à l’avenir dans sa capacité de répondre aux situations appelant une intervention directe de sa part.
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Déclaration commune de MM. les juges Tomka, Gaja et Gevorgian
Les juges Tomka, Gaja et Gevorgian se sont ralliés à la majorité pour voter en faveur du rejet de la demande en indication de mesures conservatoires présentée par le défendeur, mais ne souscrivent pas à l’affirmation faite dans l’ordonnance en ce qui concerne la compétence prima facie. Se référant à leur déclaration commune antérieure relative à la demande en indication de mesures conservatoires soumise par le demandeur, ils considèrent que le présent différend ne relève toujours pas du champ d’application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR») et que, prima facie, la Cour n’a pas compétence pour en connaître.
Les trois juges estiment que la même conclusion devrait s’imposer lorsque la Cour examine de nouvelles demandes en indication de mesures conservatoires présentées dans la même affaire, que ce soit par le demandeur ou par le défendeur.
En conséquence, la présente demande en indication de mesures conservatoires devrait être rejetée. Au surplus, ils considèrent que la Cour aurait dû compléter son analyse en vue de déterminer si les droits invoqués par le défendeur sont fondés sur la CIEDR.
Opinion individuelle de M. le juge Abraham
Dans son opinion individuelle, le juge Abraham exprime ses réserves concernant, d’une part, le traitement par la Cour de la question de la compétence prima facie et, d’autre part, les motifs pour lesquels la Cour rejette les deux premières mesures conservatoires demandées par les Emirats arabes unis.
S’agissant du premier point, le juge Abraham estime que la Cour n’était pas tenue en l’espèce de traiter de la question de la compétence prima facie, dès lors qu’elle a constaté que les autres conditions nécessaires pour l’indication de mesures conservatoires n’étaient pas réunies. Le juge Abraham rappelle qu’il convient de ne pas confondre la compétence de la Cour pour connaître d’une demande de mesures conservatoires, qui découle de l’article 41 de son Statut, et sa compétence pour connaître du fond de l’affaire, fondée sur le titre de compétence invoqué dans la demande principale. Le juge Abraham souligne que, puisque la compétence prima facie pour connaître de l’instance principale constitue l’une des conditions cumulatives nécessaires pour que la Cour puisse indiquer des mesures conservatoires, il suffit, pour conclure au rejet d’une demande, que l’une de ces conditions ne soit pas satisfaite pour que la Cour soit dispensée de se prononcer sur les autres. En outre, le juge Abraham regrette que la motivation de la Cour sur cette question ne fasse pas suffisamment apparaître que la Cour n’avait, en l’espèce, pas d’autre choix que d’admettre sa compétence prima facie, comme elle l’a fait dans son ordonnance rendue en la même affaire sur les demandes présentées par le Qatar, en raison de l’exigence d’égalité de traitement entre les Parties.
S’agissant des motifs de rejet des deux premières mesures demandées, le juge Abraham considère que la Cour paraît avoir retenu une définition trop restrictive de l’objet de la procédure des mesures conservatoires, en limitant les mesures pouvant être ordonnées à celles qui visent la protection des droits que les parties tiennent des dispositions substantielles de l’instrument juridique constituant la base de compétence sur le fond de l’affaire. De l’avis du juge Abraham, la Cour exclurait ainsi indûment les mesures visant à protéger les droits procéduraux que possède chacune des parties dans le déroulement de la procédure judiciaire. Selon le juge Abraham, les deux premières mesures sollicitées devaient être rejetées non pas parce qu’elles ne visaient pas à protéger un droit plausible que les Emirats arabes unis tireraient de la CIEDR, ainsi que l’a conclu la Cour, mais parce que les droits procéduraux en cause ne sont en l’espèce exposés à aucun risque de préjudice irréparable.
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Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade
1. Dans l’exposé de son opinion individuelle, qui compte neuf parties, le juge Cançado Trindade commence par relever que, dans l’administration de la présente affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis), la Cour internationale de Justice a eu à faire face à un développement fâcheux avec le dépôt de la présente demande ; selon lui, l’attention ne doit pas se détourner de l’importance des mesures conservatoires indiquées par la Cour dans sa précédente ordonnance du 23 juillet 2018, des mesures qui restent en vigueur et qui doivent être mises en oeuvre.
2. La priorité, de l’avis du juge Cançado Trindade, doit rester la sauvegarde des droits de l’homme consacrés dans la CIEDR, des droits qui n’ont pas été invoqués dans la présente demande. Attachant une grande importance à certaines questions connexes à l’espèce qui, de son point de vue, sous-tendent la décision rendue ce jour par la Cour mais ne sont pas abordées dans ses motifs, le juge Cançado Trindade s’estime tenu d’exposer dans son opinion individuelle la teneur de ces questions ainsi que les fondements de sa position personnelle à leur égard.
3. Ces questions concernent : a) les mesures conservatoires déjà indiquées afin d’assurer le respect de certains droits de l’homme protégés par la CIEDR ; b) le problème de l’absence de lien dans la présente demande ; c) les contradictions qui minent cette demande s’agissant de la CIEDR et de son comité ; d) la pertinence et l’actualité des mesures conservatoires indiquées aux fins de la protection des personnes dans une situation continue de vulnérabilité ; et e) l’importance accordée de longue date au principe d’égalité et de non-discrimination. Pour finir, le juge Cançado Trindade se livre à f) une récapitulation des principaux points avancés dans son opinion individuelle.
4. Le juge Cançado Trindade rappelle tout d’abord que les mesures conservatoires déjà prescrites par la Cour le 23 juillet 2018 restent en vigueur, afin d’assurer la sauvegarde des droits protégés par les articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR. Cette sauvegarde avait été dûment sollicitée par le Qatar dans sa demande, comme la Cour l’avait reconnu dans son ordonnance du 23 juillet 2018. A l’inverse, les Emirats arabes unis, dans leur demande ultérieure, n’ont pas invoqué de droits protégés par les articles 2, 4, 5, 6 et 7 de la CIEDR ; ils n’ont fait qu’alléguer une violation de la clause compromissoire (article 22) de la convention.
5. Le juge Cançado Trindade fait ensuite observer que, dans leur demande, les Emirats arabes unis n’ont pas établi l’existence d’un lien entre les droits qu’ils voulaient voir protégés ici au titre de la CIEDR et les mesures conservatoires qu’ils priaient la Cour d’indiquer. Il ajoute que les arguments avancés dans la présente demande en indication de mesures conservatoires trahissaient certaines contradictions concernant les droits (découlant de la CIEDR) à protéger ainsi que la procédure devant le comité de la CIEDR (par. 11).
6. S’agissant de la convention, il lui semble en effet contradictoire de prier la Cour  comme le faisaient les Emirats arabes unis –– d’indiquer des mesures conservatoires par extension de sa compétence prima facie tout en contestant sa compétence ratione materiae (par. 12). En outre, la présente demande ne concernait pas la sauvegarde de droits de l’homme établis dans la CIEDR et excédait donc visiblement le cadre de la convention.
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7. De l’avis du juge Cançado Trindade, les Emirats arabes unis se sont risqués à des contradictions en soutenant tout d’abord que le Qatar aurait dû épuiser la procédure sous les auspices du comité de la CIEDR avant de saisir la Cour, puis en invitant celle-ci à ordonner au Qatar de retirer la communication qu’il avait soumise au comité et de faire en sorte qu’il soit mis fin à son examen (par. 14-15) : les arguments qu’ils ont avancés à l’appui de leur propre demande de 2019 contredisaient donc ceux qu’ils avaient défendus en 2018 au sujet de la demande en indication de mesures conservatoires du Qatar. La Cour a précisé que point n’était besoin d’examiner ici le principe electa una via ou une question de litispendance (par. 16-18).
8. Le juge Cançado Trindade se penche ensuite sur la pertinence et l’actualité, en l’espèce, des mesures conservatoires prescrites dans une situation continue (partie V), rappelant les réflexions qu’il avait déjà soumises à la Cour à cet égard, notamment dans sa précédente opinion individuelle en cette affaire (ordonnance du 23 juillet 2018) ; dans son opinion dissidente en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal ; ordonnance du 28 mai 2009) ; dans son opinion individuelle ultérieure en la même affaire (arrêt du 20 juillet 2012) ; dans ses opinions dissidentes en l’affaire relative aux Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; ordonnance du 6 juillet 2010 et arrêt du 3 février 2012) ; dans ses opinions individuelles en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo, arrêts du 30 novembre 2010 et du 19 juin 2012) ; ou encore dans son opinion dissidente en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie, arrêt du 3 février 2015) (par. 19-25).
9. Reprenant certaines des considérations qu’il avait exposées dans lesdites opinions dissidentes ou individuelles, le juge Cançado Trindade réaffirme ainsi
«[qu’]une situation continue touchant ou violant des droits de l’homme a eu une incidence à des stades distincts de la procédure devant la Cour, à savoir au stade des mesures conservatoires (comme, à deux reprises déjà, dans la présente affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale), ainsi qu’aux stades des demandes reconventionnelles, du fond et des réparations» (par. 26).
10. Il poursuit en faisant valoir un autre point connexe (partie VI), à savoir :
«Une situation continue portant atteinte à des droits de l’homme consacrés par la CIEDR –– situation dûment signalée par le Qatar dans sa demande, ce qui a conduit à l’ordonnance de la Cour du 23 juillet 2018 –– a pour effet de maintenir les êtres humains victimes, ou susceptibles de l’être, dans un état de vulnérabilité continue. La CIEDR, comme d’autres traités relatifs aux droits de l’homme, fait porter l’attention sur les êtres humains touchés, et non sur leur Etat ou sur les relations strictement interétatiques…
D’où les mesures conservatoires indiquées par la Cour le 23 juillet 2018, qui restent en vigueur, afin de sauvegarder certains des droits protégés par la CIEDR. La présente demande des Emirats arabes unis –– à la différence de celle précédemment soumise par le Qatar –– ne fait pas référence à ces droits. La question de la vulnérabilité humaine demande l’attention des deux Parties à la présente affaire, fût-ce dans les contextes factuels distincts exposés par l’une et par l’autre.
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Le Qatar ne laisse pas de réclamer la protection de droits au titre de la CIEDR. Les Emirats arabes unis, eux, n’ont pas invoqué la vulnérabilité de droits protégés par la convention. Leur demande ne pouvait donc être traitée de la même manière que celle précédemment soumise par le Qatar. D’où les décisions différentes de la Cour sur l’une et sur l’autre. L’important est que les mesures conservatoires indiquées par la Cour dans son ordonnance du 23 juillet 2018 demeurent en vigueur, au profit des êtres humains bénéficiant de la protection de la convention (s’agissant des droits visés aux articles 2, 4, 5, 6 et 7).» (Par. 27 et 29-30.)
11. Le juge Cançado Trindade évoque ensuite l’importance attachée de longue date au principe fondamental d’égalité et de non-discrimination (partie VII), dont il regrette qu’«une attention bien plus grande [lui ait] été accordée lors de la procédure ayant débouché sur la précédente ordonnance de la Cour (du 23 juillet 2018 sur la demande du Qatar) que dans la présente procédure (relative à la demande des Emirats arabes unis) (par. 32). Il relève en outre que, dans sa pratique, le comité de la CIEDR a prêté une attention particulière à l’interdiction des mesures discriminatoires visant des groupes vulnérables (les migrants, par exemple).
12. Cette observation –– poursuit-il –– vaut aussi bien pour la pratique d’autres comités établis en vertu de conventions des Nations Unies relatives aux droits de l’homme (comme le Comité des droits de l’homme, le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes ou le Comité contre la torture, pour ne citer que ceux-là). Le juge Cançado Trindade rappelle que la Cour elle-même, dans les affaires concernant la protection de droits de l’homme, s’est montrée attentive aux travaux et décisions desdits comités (par. 33-34).
13. Le juge Cançado Trindade ajoute que «l’idée de l’égalité humaine, qui sous-tend la notion d’unité du genre humain, manifeste sa présence depuis les origines du droit des gens, et aujourd’hui encore» (par. 36). Il ajoute :
«Ces dernières années, le principe d’égalité et de non-discrimination, ainsi que l’interdiction de l’arbitraire, ont également manifesté leur présence dans la jurisprudence internationale, notamment dans celle de la Cour (comme je l’ai signalé, notamment, dans les opinions individuelles que j’ai jointes aux arrêts de la Cour en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo ; fond (2010) et réparations (2012)) ; dans mon opinion individuelle jointe à l’avis consultatif de la Cour sur la Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo (2010) ; dans mon opinion dissidente en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) (2011) ; dans mon opinion individuelle jointe à l’avis consultatif de la Cour concernant le Jugement no 2867 du Tribunal administratif de l’Organisation internationale du Travail sur requête contre le Fonds international de développement agricole (2012) ; dans mon opinion dissidente en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie) (2015) ; dans mes opinions dissidentes dans les trois d’affaires des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni ; Iles Marshall c. Inde et Iles Marshall c. Pakistan), ou encore dans mon opinion individuelle jointe à l’avis consultatif que la Cour a rendu très récemment, le 27 février 2019, sur les Effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965.» (Par. 37.)
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14. Le juge Cançado Trindade rappelle ensuite que cette question a été dûment examinée par la Cour dans la précédente ordonnance qu’elle a rendue en l’espèce le 23 juillet 2018 et qu’il s’y était lui-même beaucoup intéressé dans son opinion individuelle à cette occasion, dans laquelle il signalait, notamment, qu’il s’agissait «d’un des rares cas où la jurisprudence internationale [était] en avance sur la doctrine juridique internationale, laquelle dev[ait] s’y intéresser de plus près» (par. 38).
15. Dans la présente affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis)  poursuit le juge Cançado Trindade  la Cour, comme suite à la demande du Qatar, a indiqué des mesures conservatoires à l’effet de protéger certains droits consacrés dans la CIEDR. La présente demande des Emirats arabes unis, qui ne faisait pas référence à des droits protégés par la convention, ne lui a toutefois pas permis d’en faire autant. Le juge Cançado Trindade ajoute que,
«[e]n rejetant cette demande, la Cour aurait dû dire plus clairement que les mesures conservatoires qu’elle avait déjà indiquées (le 23 juillet 2018) demeuraient en vigueur et devaient être mises en oeuvre par les Parties en litige, au profit des êtres humains protégés par les dispositions pertinentes de la CIEDR» (par. 39).
16. Eu égard au principe essentiel d’égalité et de non-discrimination, les droits protégés par la CIEDR «revêtent un caractère fondamental, avec toutes les conséquences qui en découlent en droit», relève le juge Cançado Trindade, qui estime
«malheureux que, dans le raisonnement qu’elle a tenu dans la présente ordonnance, la Cour ait une fois encore privilégié à plusieurs reprises ce qu’elle appelle les «droits plausibles» (par. 17, 21, 24, 25 et 26). Des droits fondamentaux protégés par la CIEDR ne peuvent être réputés ou déclarés «plausibles» ou «non plausibles» : ce sont des droits fondamentaux.» (Par. 40.)
17. Ce point s’inscrit dans le droit fil de la position que le juge Cançado Trindade défend depuis longtemps au sein de la Cour, comme l’illustrent ses très récentes opinions individuelles dans l’affaire Jadhav (Inde c. Pakistan ; ordonnance du 18 mai 2017) ; l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie ; ordonnance du 19 avril 2017) ou dans la présente affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis ; ordonnance du 23 juillet 2018) (par. 41-43). Le juge Cançado Trindade ajoute que,
«[d]e fait, la vulnérabilité est une constante de l’histoire humaine, signalant la nécessité de protéger les personnes et les groupes vulnérables. Ainsi, la conscience de la vulnérabilité humaine transparaissait déjà clairement dans les tragédies de la Grèce antique, qui n’ont rien perdu de leur actualité … En ce XXIe siècle, l’être humain est toujours vulnérable, si ce n’est plus encore, semble-t-il.» (Par. 44.)
18. Dans l’épilogue de son opinion individuelle (partie IX), le juge Cançado Trindade précise que, dans cette troisième affaire récemment portée devant la Cour au titre de la CIEDR, ce sont les êtres humains, et non les Etats, qui sont les titulaires des droits protégés par la convention.
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19. Cette demande en indication de mesures conservatoires présentée par les Emirats arabes unis, que la Cour a rejetée, ne portait sur aucun des droits de l’homme protégés par la CIEDR. Ces droits sont déjà sauvegardés par les mesures conservatoires que la Cour a indiquées (à la demande du Qatar) en l’espèce dans sa précédente ordonnance du 23 juillet 2018, et qui restent en vigueur. En rejetant cette demande, et ce à fort juste titre, la Cour s’est référée, dans son ordonnance de ce jour (par. 16-18, 25-26 et 29), à celle du 23 juillet 2018. Toutefois, de l’avis du juge Cançado Trindade, la Cour
«aurait pu aller plus loin, en soulignant expressément que les mesures conservatoires déjà indiquées demeuraient en vigueur et devaient être dûment mises en oeuvre, compte tenu de l’importance des droits de l’homme protégés par la CIEDR» (par. 46).
20. Faisant là encore valoir sa conception humaniste, le juge Cançado Trindade procède enfin, dans une partie ultime mais non moins importante, à une récapitulation des principaux points formulés dans son opinion individuelle ainsi que des fondements de sa position personnelle sur les mesures conservatoires, dans le contexte d’un instrument relatif aux droits de l’homme tel que la CIEDR. Il souligne l’importance que revêt l’existence, en l’espèce, d’une situation continue portant atteinte à certains droits de l’homme consacrés par la CIEDR, qui selon lui met en évidence à la fois la vulnérabilité continue des êtres humains victimes ou susceptibles de l’être, et la pertinence des mesures conservatoires qui demeurent en vigueur depuis leur indication par la Cour le 23 juillet 2018.
21. Le juge Cançado Trindade conclut que le principe fondamental d’égalité et de non-discrimination, ainsi que l’interdiction de l’arbitraire, qui sont à la base de la CIEDR elle-même, exigent une attention particulière. Il répète qu’une telle attention «leur est déjà prêtée sur les plans normatif et jurisprudentiel mais demeure insuffisante dans la doctrine juridique internationale, dont les auteurs devraient s’y intéresser et s’y consacrer davantage» (par. 50). Les mesures conservatoires indiquées par la Cour dans son ordonnance du 23 juillet 2018  réaffirme-t-il  «restent en vigueur et doivent être dûment mises en oeuvre» (par. 50).
Déclaration de M. le juge Salam
Le juge Salam a voté en faveur du dispositif de la présente ordonnance rejetant les mesures demandées, en cohérence avec sa position exprimée dans son opinion dissidente jointe à l’ordonnance de la Cour du 23 juillet 2018 indiquant des mesures conservatoires en la présente instance où il affirme que la Cour n’a pas compétence dans cette affaire. Il se joint cependant à celle-ci pour souligner la nécessité pour les Parties de ne pas aggraver le présent différend.
Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Cot
1. Le juge ad hoc Cot a voté contre le dispositif de l’ordonnance. Selon lui, la Cour aurait dû faire droit au moins à la première mesure conservatoire demandée par les Emirats arabes unis.
2. Le juge ad hoc Cot estime que, à la lumière de la doctrine de la litispendance, les droits procéduraux allégués par les Emirats arabes unis sont au moins plausibles en vertu de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»). Selon lui, les dispositions de la CIEDR, notamment l’article 22, prévoient une conception de la litispendance. En plus, il considère que la doctrine de la litispendance devrait être comprise d’une manière adaptative afin qu’elle puisse s’appliquer également aux problèmes de concurrence entre organes judiciaires et quasi judiciaires. Selon le juge ad hoc Cot, cette perspective est particulièrement importante lorsqu’on interprète des dispositions conventionnelles
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telles que l’article 22 de la CIEDR, qui prévoit de multiples modes de règlement des différends, mais avec quelques ambiguïtés quant à leurs relations.
3. Le juge ad hoc Cot estime qu’une interprétation possible de l’article 22 de la CIEDR permet de considérer que le mécanisme de règlement des différends prévu par la convention devrait être épuisé avant que la Cour ne soit saisie de l’affaire. Selon lui, si plusieurs modes de règlement des différends sont envisagés par un traité avec un certain ordre à suivre, des parties à un différend concernant ce traité ont le droit procédural de prévoir que cet ordre est bien respecté. Il s’ensuit que, selon le juge ad hoc Cot, sur la base de l’article 22, les parties à un différend relatif à la CIEDR peuvent attendre légitimement que le différend ne puisse être pendant simultanément devant la Cour et devant le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale. Il souligne que l’ordonnance que la Cour a rendue aujourd’hui n’exclut pas que cette interprétation de l’article 22 soit au moins plausible.
4. En ce qui concerne la mesure à adopter pour aborder de manière appropriée la situation de la litispendance en l’espèce, le juge ad hoc Cot considère qu’un retrait immédiat de la communication portée par le Qatar devant le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale n’était pas le seul moyen de régler la situation. Selon lui, si la mesure demandée par les Emirats arabes unis pouvait avoir un effet disproportionné pour le Qatar, la Cour aurait pu rendre une ordonnance prévoyant la suspension de la procédure devant le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, en indiquant que le Qatar doit prendre toutes les mesures dont il dispose pour que la procédure devant le Comité soit suspendue tant que la décision définitive en la présente instance n’aura pas été rendue. Alternativement, selon le juge ad hoc Cot, la Cour aurait pu exercer le pouvoir que lui confère le paragraphe 1 de l’article 75 du Règlement de la Cour pour conclure, par exemple, qu’elle décide que la présente instance est suspendue, jusqu’à ce que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale rende sa conclusion finale sur la communication portée par le Qatar.
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Résumé de l’ordonnance du 14 juin 2019

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