Avis consultatif du 25 février 2019

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169-20190225-ADV-01-00-EN
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ANNÉE 2019
2019
25 février
Rôle général
no 169
25 février 2019
EFFETS JURIDIQUES DE LA SÉPARATION DE L’ARCHIPEL DES CHAGOS
DE MAURICE EN 1965
Evénements ayant conduit à l’adoption de la résolution 71/292 de l’Assemblée générale portant demande de l’avis consultatif.
Situation géographique de Maurice dans l’océan Indien  Archipel des Chagos, y compris l’île de Diego Garcia, administré par le Royaume-Uni pendant la colonisation comme une dépendance de Maurice  Adoption le 14 décembre 1960 de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux (résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale)  Création du comité spécial de la décolonisation («comité des vingt-quatre») aux fins de la surveillance de l’application de la résolution 1514 (XV)  Accord de Lancaster House entre les représentants de la colonie de Maurice et le Gouvernement du Royaume-Uni au sujet du détachement de l’archipel des Chagos de Maurice  Création du Territoire britannique de l’océan Indien («BIOT»), incluant l’archipel des Chagos  Accord entre les Etats-Unis d’Amérique et le Royaume-Uni concernant la disponibilité du BIOT à des fins de défense  Adoption par l’Assemblée générale de résolutions sur l’intégrité territoriale des territoires non autonomes  Indépendance de Maurice  Déplacement forcé de la population de l’archipel des Chagos  Demande de Maurice tendant à ce que le BIOT soit démantelé et que le territoire lui soit restitué  Création par le Royaume-Uni d’une aire marine protégée autour de l’archipel des Chagos  Contestation par Maurice devant un tribunal arbitral de la création d’une aire marine protégée et décision de celui-ci.
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Compétence de la Cour pour donner l’avis consultatif demandé.
Paragraphe 1 de l’article 65 du Statut  Paragraphe 1 de l’article 96 de la Charte  Pouvoir de l’Assemblée générale de solliciter des avis consultatifs  Demande ayant été soumise conformément à la Charte  Questions portées devant la Cour revêtant un caractère juridique.
Affirmation selon laquelle la demande n’a pas été formulée en des termes précis  Manque de clarté éventuel des questions ne pouvant priver la Cour de sa compétence  Arguments examinés lorsque la Cour analysera les questions posées par l’Assemblée générale.
Cour compétente pour donner l’avis consultatif demandé.
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Pouvoir discrétionnaire de la Cour de décider s’il échet de donner un avis.
Intégrité de la fonction judiciaire  Existence éventuelle de «raisons décisives» pouvant conduire la Cour à refuser d’exercer sa fonction judiciaire.
Affirmation selon laquelle la procédure consultative ne serait pas indiquée pour régler des questions de fait complexes et controversées  Suffisance des éléments d’information à la disposition de la Cour.
Affirmation selon laquelle la réponse de la Cour n’aiderait pas l’Assemblée générale dans l’exercice de ses fonctions  Appréciation de l’utilité de l’avis appartenant à l’organe dont émane la demande.
Affirmation selon laquelle le prononcé de l’avis aurait pour effet de rouvrir des questions tranchées par un tribunal arbitral  Avis donné à l’Assemblée générale et non à des Etats  Principe de l’autorité de la chose jugée ne faisant pas obstacle au prononcé d’un avis consultatif  Questions tranchées par le tribunal arbitral n’étant pas identiques à celles posées à la Cour.
Affirmation selon laquelle les questions posées auraient trait à un différend territorial pendant entre deux Etats qui n’ont pas consenti à son règlement par la Cour  Questions portant sur la décolonisation de Maurice  Rôle actif joué par l’Assemblée générale en matière de décolonisation  Interrogations soulevées par la demande s’inscrivant dans le cadre plus large de la décolonisation  Cour ne se prononçant pas sur un différend bilatéral en donnant un avis sur des questions juridiques au sujet desquelles des vues divergentes auraient été exprimées par deux Etats  Prononcé de l’avis sollicité n’ayant pas pour effet de contourner le principe du consentement d’un Etat au règlement judiciaire de son différend avec un autre Etat.
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Absence de raisons décisives devant conduire la Cour à refuser de donner l’avis demandé par l’Assemblée générale.
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Contexte factuel de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice et du déplacement des Chagossiens hors de l’archipel.
Discussions entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis au sujet de l’utilisation de certaines îles possédées par les Britanniques dans l’océan Indien à des fins de défense  Accord entre les deux parties concernant l’installation, par les Etats-Unis, d’une base militaire sur l’île de Diego Garcia.
Discussions entre le Gouvernement du Royaume-Uni et les représentants de la colonie de Maurice au sujet de l’archipel des Chagos  Quatrième conférence constitutionnelle tenue à Londres en septembre 1965 entre les représentants des deux parties  Accord de Lancaster House  Représentants de la colonie de Maurice acceptant en principe le détachement de l’archipel des Chagos du territoire de Maurice.
Situation des Chagossiens  Population de l’archipel des Chagos entièrement déplacée de force hors du territoire entre 1967 et 1973 et empêchée d’y retourner  Dédommagements versés par le Royaume-Uni à certains Chagossiens  Diverses procédures intentées par des Chagossiens devant les juridictions britanniques, la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité des droits de l’homme  Décisions du Comité recommandant l’exercice par les Chagossiens de leur droit au retour dans leur territoire  Chagossiens aujourd’hui éparpillés dans plusieurs pays, dont le Royaume-Uni, Maurice et les Seychelles  Loi britannique et décisions des tribunaux du Royaume-Uni ne leur permettant pas de revenir dans l’archipel.
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Libellé des questions formulées dans la résolution 71/292  Pouvoir de la Cour de clarifier les questions qui lui sont posées pour avis consultatif  Pas de nécessité de reformuler les questions en l’espèce  Aucune nécessité pour la Cour de se livrer à une interprétation restrictive des questions posées par l’Assemblée générale.
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Question de savoir si le processus de décolonisation de Maurice a été validement mené à bien au regard du droit international.
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Période pertinente et droit applicable.
Période pertinente se situant entre la séparation de l’archipel des Chagos en 1965 et l’indépendance de Maurice en 1968  Evolution du droit à l’autodétermination  Droit à l’autodétermination ayant un champ d’application étendu en tant que droit humain fondamental  Cour se limitant, en l’espèce, à l’analyse de ce droit dans le contexte de la décolonisation  Droit à l’autodétermination consacré par la Charte et réaffirmé par des résolutions subséquentes de l’Assemblée générale  Résolution 1514 (XV) constituant un moment décisif dans la consolidation de la pratique étatique en matière de décolonisation  Caractère déclaratoire de la résolution 1514 (XV) s’agissant du droit à l’autodétermination en tant que norme coutumière  Résolution 1514 (XV) affirmant l’incompatibilité de toute destruction de l’unité nationale et de l’intégrité territoriale d’un pays avec les buts et les principes de la Charte  Réaffirmation du droit de tous les peuples à l’autodétermination par les deux Pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques ainsi qu’aux droits économiques, sociaux et culturels  Droit à l’autodétermination réitéré dans la Déclaration relative aux Principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats  Modalités de la mise en oeuvre du droit à l’autodétermination dans un territoire non autonome précisées par la résolution 1541 (XV)  Exercice de l’autodétermination devant être l’expression de la volonté libre et authentique du peuple concerné  Droit à l’autodétermination, en droit international coutumier, n’imposant pas un mécanisme particulier pour sa mise en oeuvre dans tous les cas  Définition du droit à l’autodétermination d’un peuple par référence à l’ensemble du territoire non autonome  Caractère coutumier du droit à l’intégrité territoriale d’un territoire non autonome, en tant que corollaire du droit à l’autodétermination  Incompatibilité de tout détachement par la puissance administrante d’une partie d’un territoire non autonome avec le droit à l’autodétermination, à moins qu’un tel détachement soit fondé sur l’expression libre et authentique de la volonté du peuple du territoire concerné.
Droit à l’autodétermination, en tant que règle coutumière, constituant le droit international applicable au cours de la période pertinente.
Fonctions de l’Assemblée générale concernant la décolonisation.
Rôle fondamental de l’Assemblée générale en matière de décolonisation  Contrôle des modalités de l’expression libre et authentique de la volonté du peuple d’un territoire non autonome  Assemblée générale ayant constamment exhorté les puissances administrantes à respecter l’intégrité territoriale des territoires non autonomes.
Examen des circonstances du détachement de l’archipel des Chagos et de sa conformité au droit international applicable.
Accord en principe du conseil des ministres de Maurice au détachement de l’archipel des Chagos ayant été donné alors que la colonie de Maurice était sous l’autorité du Royaume-Uni, sa puissance administrante  Accord ne constituant pas un accord international  Absence d’expression libre et authentique de la volonté du peuple  Illicéité du détachement de l’archipel des Chagos et son incorporation dans une nouvelle colonie, dénommée «BIOT».
Processus de décolonisation de Maurice n’ayant pas été validement mené à bien au moment de l’accession de ce pays à l’indépendance en 1968.
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Conséquences en droit international du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni.
Décolonisation de Maurice ne s’étant pas réalisée dans le respect du droit des peuples à l’autodétermination  Maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni constituant un fait illicite qui engage la responsabilité internationale de cet Etat  Caractère continu du fait illicite  Royaume-Uni tenu de mettre fin à son administration de l’archipel des Chagos dans les plus brefs délais  Modalités de parachèvement de la décolonisation de Maurice devant être déterminées par l’Assemblée générale.
Obligation de tous les Etats Membres de coopérer avec l’Organisation des Nations Unies pour la mise en oeuvre des modalités de parachèvement de la décolonisation de Maurice  Réinstallation dans l’archipel des Chagos des nationaux mauriciens, y compris ceux d’origine chagossienne, constituant une question relative à la protection des droits humains des personnes concernées  Question devant être examinée par l’Assemblée générale lors du parachèvement de la décolonisation de Maurice.
AVIS CONSULTATIF
Présents : M. YUSUF, président ; MME XUE, vice-présidente ; MM. TOMKA, ABRAHAM, BENNOUNA, CANÇADO TRINDADE, MME DONOGHUE, M. GAJA, MME SEBUTINDE, MM. BHANDARI, ROBINSON, GEVORGIAN, SALAM, IWASAWA, juges ; M. COUVREUR, greffier.
Sur les effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965,
LA COUR,
ainsi composée,
donne l’avis consultatif suivant :
1. Les questions sur lesquelles un avis consultatif est demandé à la Cour sont énoncées dans la résolution 71/292 que l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies (ci-après l’«Assemblée générale») a adoptée le 22 juin 2017. Par lettre datée du 23 juin 2017 et reçue au Greffe le 28 juin 2017, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies a officiellement communiqué à la Cour la décision prise par l’Assemblée générale de lui soumettre ces questions pour avis consultatif. Des copies certifiées conformes des versions française et anglaise de la résolution étaient jointes à cette lettre. La résolution se lit comme suit :
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«L’Assemblée générale,
Réaffirmant que tous les peuples ont un droit inaliénable à l’exercice de leur souveraineté et à l’intégrité de leur territoire national,
Rappelant la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, qui figure dans sa résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960, en particulier le paragraphe 6 de ladite Déclaration, qui énonce que toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies,
Rappelant également sa résolution 2066 (XX) du 16 décembre 1965, dans laquelle elle a invité le Gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord à prendre des mesures efficaces en vue de la mise en oeuvre immédiate et complète de la résolution 1514 (XV) et à ne prendre aucune mesure qui démembrerait le territoire de l’île Maurice et violerait son intégrité territoriale, ainsi que ses résolutions 2232 (XXI) du 20 décembre 1966 et 2357 (XXII) du 19 décembre 1967,
Ayant à l’esprit sa résolution 65/118 du 10 décembre 2010 sur le cinquantième anniversaire de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, réaffirmant qu’il incombe à l’Organisation de continuer à oeuvrer activement pour la décolonisation et relevant que celle-ci n’est pas encore accomplie,
Rappelant sa résolution 65/119 du 10 décembre 2010, dans laquelle elle a proclamé la période allant de 2011 à 2020 troisième Décennie internationale de l’élimination du colonialisme, et sa résolution 71/122 du 6 décembre 2016, dans laquelle elle a demandé l’application immédiate et intégrale de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux,
Prenant note des résolutions sur l’archipel des Chagos adoptées par l’Organisation de l’Unité africaine et l’Union africaine depuis 1980 et, tout récemment, à la vingt-huitième session ordinaire de la Conférence de l’Union africaine tenue à Addis-Abeba les 30 et 31 janvier 2017, ainsi que des résolutions adoptées sur le même sujet par le Mouvement des pays non alignés depuis 1983 et, dernièrement, à la dix-septième Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays non alignés, tenue sur l’île Margarita (République bolivarienne du Venezuela) du 13 au 18 septembre 2016, en particulier de la vive inquiétude qui y est exprimée au sujet de l’expulsion forcée de tous les habitants de l’archipel des Chagos par le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord,
Rappelant sa décision du 16 septembre 2016 d’inscrire à l’ordre du jour de sa soixante et onzième session le point intitulé «Demande d’avis consultatif de la Cour internationale de Justice sur les effets juridiques de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice en 1965», escomptant que ce point ne serait pas examiné avant juin 2017,
Décide, conformément à l’Article 96 de la Charte des Nations Unies, de demander à la Cour internationale de Justice de donner, en vertu de l’article 65 de son Statut, un avis consultatif sur les questions suivantes :
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a) «Le processus de décolonisation a-t-il été validement mené à bien lorsque Maurice a obtenu son indépendance en 1968, à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos de son territoire et au regard du droit international, notamment des obligations évoquées dans les résolutions de l’Assemblée générale 1514 (XV) du 14 décembre 1960, 2066 (XX) du 16 décembre 1965, 2232 (XXI) du 20 décembre 1966 et 2357 (XXII) du 19 décembre 1967 ?» ;
b) «Quelles sont les conséquences en droit international, y compris au regard des obligations évoquées dans les résolutions susmentionnées, du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, notamment en ce qui concerne l’impossibilité dans laquelle se trouve Maurice d’y mener un programme de réinstallation pour ses nationaux, en particulier ceux d’origine chagossienne ?».»
2. Par lettres en date du 28 juin 2017, le greffier a notifié la requête pour avis consultatif à tous les Etats admis à ester en justice devant la Cour, conformément au paragraphe 1 de l’article 66 du Statut.
3. Par ordonnance en date du 14 juillet 2017, la Cour a décidé, conformément au paragraphe 2 de l’article 66 du Statut, que l’Organisation des Nations Unies et ses Etats Membres étaient susceptibles de fournir des renseignements sur les questions qui lui étaient soumises pour avis consultatif, et fixé au 30 janvier 2018 la date d’expiration du délai dans lequel des exposés écrits sur ces questions pourraient lui être présentés et au 16 avril 2018 la date d’expiration du délai dans lequel les Etats ou organisations qui auraient présenté un exposé écrit pourraient soumettre des observations écrites sur les autres exposés écrits.
4. Par lettres en date du 18 juillet 2017, le greffier a informé l’Organisation des Nations Unies et ses Etats Membres des décisions de la Cour et leur a fait tenir copie de l’ordonnance.
5. Conformément au paragraphe 2 de l’article 65 du Statut, le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies a, sous le couvert d’une lettre du conseiller juridique de l’Organisation datée du 30 novembre 2017, communiqué à la Cour un dossier de documents pouvant servir à élucider les questions formulées par l’Assemblée générale. Celui-ci a été reçu au Greffe le 4 décembre 2017.
6. Par lettre en date du 10 janvier 2018, reçue au Greffe le même jour, la conseillère juridique de l’Union africaine a demandé que cette organisation, d’une part, soit autorisée à fournir des renseignements, par écrit et oralement, sur les questions soumises à la Cour pour avis consultatif et, d’autre part, se voie accorder une prorogation d’un mois du délai dans lequel elle pourrait présenter son exposé écrit.
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7. Par ordonnance en date du 17 janvier 2018, la Cour a décidé que l’Union africaine était susceptible de fournir des renseignements sur les questions soumises à la Cour pour avis consultatif et qu’elle pourrait le faire dans les délais fixés par la Cour. Par la même ordonnance, elle a également décidé de proroger jusqu’au 1er mars 2018 le délai dans lequel tous les exposés écrits pourraient lui être présentés conformément au paragraphe 2 de l’article 66 du Statut, et jusqu’au 15 mai 2018 le délai dans lequel les Etats ou organisations qui auraient présenté un exposé écrit pourraient soumettre des observations écrites conformément au paragraphe 4 de l’article 66 du Statut.
8. Par lettres en date du 17 janvier 2018, le greffier a informé l’Organisation des Nations Unies et ses Etats Membres, ainsi que l’Union africaine, des décisions de la Cour et leur a fait tenir copie de l’ordonnance.
9. Dans le délai tel que prorogé par la Cour dans son ordonnance du 17 janvier 2018, des exposés écrits ont été déposés au Greffe, selon l’ordre de réception, par le Belize, l’Allemagne, Chypre, le Liechtenstein, les Pays-Bas, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, la Serbie, la France, Israël, la Fédération de Russie, les Etats-Unis d’Amérique, les Seychelles, l’Australie, l’Inde, le Chili, le Brésil, la République de Corée, Madagascar, la Chine, Djibouti, Maurice, le Nicaragua, l’Union africaine, le Guatemala, l’Argentine, le Lesotho, Cuba, le Viet Nam, l’Afrique du Sud, les Iles Marshall et la Namibie.
10. Par une communication en date du 5 mars 2018, le Greffe a fait connaître aux Etats ayant déposé des exposés écrits, ainsi qu’à l’Union africaine, la liste des participants ayant soumis des exposés écrits en l’espèce et leur a indiqué que le Greffe avait créé un site Internet dédié à partir duquel ceux-ci pouvaient être téléchargés. Par la même communication, le Greffe a également informé ces Etats, ainsi que l’Union africaine, que la Cour avait décidé de tenir des audiences qui s’ouvriraient le 3 septembre 2018.
11. Le 14 mars 2018, la Cour a décidé d’autoriser, à titre exceptionnel, le dépôt tardif de l’exposé écrit de la République du Niger.
12. Le même jour, le greffier a informé l’Organisation des Nations Unies et ses Etats Membres non déposants que des exposés écrits avaient été déposés au Greffe. Par la même communication, le greffier a également indiqué que la Cour avait décidé de tenir des audiences qui s’ouvriraient le 3 septembre 2018, au cours desquelles des exposés et observations pourraient être présentés oralement par l’Organisation des Nations Unies et ses Etats Membres, qu’ils aient ou non déposé des exposés écrits et, le cas échéant, des observations écrites.
13. Le 15 mars 2018, le greffier a communiqué un jeu complet des exposés écrits reçus au Greffe à tous les Etats qui en avaient présentés, ainsi qu’à l’Union africaine.
14. Par communications en date du 26 mars 2018, l’Organisation des Nations Unies et ses Etats Membres, ainsi que l’Union africaine, ont été priés de faire connaître au Greffe, le 15 juin 2018 au plus tard, s’ils entendaient prendre part à la procédure orale.
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15. Dans le délai tel que prorogé par la Cour dans son ordonnance du 17 janvier 2018, des observations écrites ont été déposées au Greffe par, selon l’ordre de réception, l’Union africaine, la Serbie, le Nicaragua, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Maurice, les Seychelles, le Guatemala, Chypre, les Iles Marshall, les Etats-Unis d’Amérique et l’Argentine.
16. Dès réception de ces observations écrites, le greffier a, par communications en date du 16 mai 2018, informé les Etats ayant présenté des exposés écrits, ainsi que l’Union africaine, que des observations écrites avaient été présentées et que ces observations pouvaient être téléchargées à partir d’un site Internet spécialement créé à cet effet.
17. Le 22 mai 2018, le greffier a transmis un jeu complet des observations écrites à chacun des Etats ayant présenté de telles observations, ainsi qu’à l’Union africaine.
18. Par lettres en date du 29 mai 2018, le greffier a transmis à l’Organisation des Nations Unies, ainsi qu’à ses Etats Membres qui n’avaient pas pris part à la procédure écrite, un jeu complet des exposés écrits et des observations écrites déposés au Greffe.
19. Par lettres en date du 21 juin 2018, le greffier a communiqué à l’Organisation des Nations Unies et à ses Etats Membres, ainsi qu’à l’Union africaine, la liste des participants à la procédure orale et y a joint le calendrier détaillé de celle-ci.
20. Par lettres en date du 26 juin 2018, le greffier a informé les Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies participant à la procédure orale, ainsi que l’Union africaine, de certaines modalités pratiques concernant l’organisation de celle-ci.
21. Par lettre en date du 2 juillet 2018, les Philippines ont informé la Cour qu’elles renonçaient désormais à présenter un exposé au cours de la procédure orale. Par lettres en date du 10 juillet 2018, le greffier en a informé les Etats Membres de l’Organisation des Nations Unies participant à la procédure orale, ainsi que l’Union africaine.
22. Conformément à l’article 106 de son Règlement, la Cour a décidé que le texte des exposés écrits et des observations écrites qui lui ont été présentés serait rendu accessible au public à l’ouverture de la procédure orale.
23. Au cours des audiences qui se sont tenues du 3 au 6 septembre 2018, la Cour a entendu en leurs exposés oraux et dans l’ordre suivant :
pour la République de Maurice :
S. Exc. sir Anerood Jugnauth, GCSK, KCMG, QC, ministre mentor, ministre de la défense et ministre pour Rodrigues de la République de Maurice,
M. Pierre Klein, professeur à l’Université libre de Bruxelles,
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Mme Alison Macdonald, QC, avocate, Matrix Chambers, Londres,
M. Paul S. Reichler, avocat, Foley Hoag LLP, membre du barreau du district de Columbia,
M. Philippe Sands, QC, professeur de droit international à l’University College de Londres, avocat, Matrix Chambers, Londres ;
pour le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord :
M. Robert Buckland, QC, MP, Solicitor General,
M. Samuel Wordsworth, QC, membre du barreau d’Angleterre et du pays de Galles, Essex Court Chambers,
Mme Philippa Webb, membre du barreau d’Angleterre et du pays de Galles, 20 Essex Street Chambers,
sir Michael Wood, KCMG, membre du barreau d’Angleterre et du pays de Galles, 20 Essex Street Chambers ;
pour la République sud-africaine :
Mme J. G. S. de Wet, conseillère juridique principale de l’Etat (droit international), ministère des relations et de la coopération internationales ;
pour la République fédérale d’Allemagne :
S. Exc. M. Christophe Eick, ambassadeur, conseiller juridique, ministère fédéral des affaires étrangères, Berlin,
M. Andreas Zimmermann, professeur de droit international à l’Université de Potsdam ;
pour la République argentine :
S. Exc. M. Mario Oyarzábal, ambassadeur, conseiller juridique, ministère des affaires étrangères et du culte,
M. Marcelo Kohen, professeur de droit international, Institut de hautes études internationales et du développement à Genève, membre et secrétaire général de l’Institut de droit international ;
pour l’Australie :
M. Bill Campbell, QC,
M. Stephen Donaghue, QC, Solicitor General d’Australie ;
pour le Belize :
M. Ben Juratowitch, QC, Attorney at Law, Belize, et avocat, Angleterre, pays de Galles et Queensland (Australie), cabinet Freshfields Bruckhaus Deringer ;
pour la République du Botswana :
M. Chuchuchu Nchunga Nchunga, Deputy Government Attorney, bureau de l’Attorney General du Botswana,
M. Shotaro Hamamoto, professeur de droit international, Université de Kyoto, Japon ;
pour la République fédérative du Brésil :
S. Exc. Mme Regina Maria Cordeiro Dunlop, ambassadeur de la République fédérative du Brésil auprès du Royaume des Pays-Bas ;
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pour la République de Chypre :
S. Exc. M. Costas Clerides, Attorney General de la République de Chypre,
Mme Mary-Ann Stavrinides, Attorney of the Republic, bureau de l’Attorney General de la République de Chypre,
M. Polyvios G. Polyviou, cabinet Chryssafinis & Polyviou LLC ;
pour les Etats-Unis d’Amérique :
Mme Jennifer G. Newstead, conseillère juridique du département d’Etat américain ;
pour la République du Guatemala :
M. Lesther Antonio Ortega Lemus, ministre-conseiller, coreprésentant du Guatemala,
S. Exc. Mme Gladys Marithza Ruiz Sánchez De Vielman, ambassadeur et représentante du Guatemala ;
pour la République des Iles Marshall :
M. Caleb W. Christopher, conseiller juridique, mission permanente de la République des Iles Marshall auprès de l’Organisation des Nations Unies, New York ;
pour la République de l’Inde :
S. Exc. M. Venu Rajamony, ambassadeur de l’Inde auprès du Royaume des Pays-Bas ;
pour l’Etat d’Israël :
M. Tal Becker, conseiller juridique, ministère des affaires étrangères,
M. Roy Schöndorf, Attorney General adjoint (droit international), ministère de la justice ;
pour la République du Kenya :
S. Exc. M. Lawrence Lenayapa, ambassadeur de la République du Kenya auprès du Royaume des Pays-Bas,
Mme Pauline Mcharo, conseillère juridique principale adjointe, bureau de l’Attorney General du Kenya ;
pour la République du Nicaragua :
S. Exc. M. Carlos José Argüello Gómez, ambassadeur du Nicaragua auprès du Royaume des Pays-Bas ;
pour la République fédérale du Nigéria :
M. Dayo Apata, Solicitor General de la République fédérale du Nigéria, secrétaire permanent du ministère fédéral de la justice ;
pour la République de Serbie :
M. Aleksandar Gajić, conseiller juridique principal du ministère des affaires étrangères ;
pour le Royaume de Thaïlande :
S. Exc. M. Virachai Plasai, ambassadeur du Royaume de Thaïlande auprès des Etats-Unis d’Amérique ;
pour la République de Vanuatu :
M. Robert McCorquodale, Brick Court Chambers, membre du barreau d’Angleterre et du pays de Galles,
Mme Jennifer Robinson, Doughty Street Chambers, membre du barreau d’Angleterre et du pays de Galles ;
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pour la République de Zambie :
M. Likando Kalaluka, SC, Attorney General,
M. Dapo Akande, professeur de droit international public à l’Université d’Oxford ;
pour l’Union africaine :
S. Exc. Mme Namira Negm, ambassadeur, conseillère juridique de l’Union africaine et directrice des affaires juridiques,
M. Mohamed Gomaa, conseiller juridique et arbitre,
M. Makane Moïse Mbengue, professeur de droit international à l’Université de Genève et professeur affilié à l’Institut d’études politiques de Paris.
24. Lors des audiences, un membre de la Cour a posé une question à Maurice, qui y a répondu par écrit, comme cela lui avait été demandé, dans le délai imparti. La Cour ayant décidé que les autres participants pouvaient soumettre des commentaires ou observations sur la réponse donnée par Maurice, des observations écrites ont été déposées au Greffe, selon l’ordre de réception, par l’Union africaine, l’Argentine, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et les Etats-Unis d’Amérique. Un autre membre de la Cour a posé une question à tous les participants à la procédure orale, à laquelle l’Australie, le Botswana et Vanuatu, le Nicaragua, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, Maurice, l’Argentine, les Etats-Unis d’Amérique et le Guatemala ont, dans cet ordre, répondu par écrit, comme cela leur avait été demandé. La Cour ayant décidé que les autres participants pouvaient soumettre des commentaires ou observations sur les réponses ainsi données, Maurice, l’Union africaine et les Etats-Unis d’Amérique ont soumis par écrit de tels commentaires ou observations.
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I. LES ÉVÉNEMENTS AYANT CONDUIT À L’ADOPTION DE LA DEMANDE D’AVIS CONSULTATIF
25. Avant de se pencher sur les événements ayant conduit à l’adoption de la demande d’avis consultatif, la Cour rappelle que la République de Maurice est constituée d’un groupe d’îles situé dans l’océan Indien dont la superficie est d’environ 1950 kilomètres carrés. Son île principale se trouve à quelque 2200 kilomètres au sud-ouest de l’archipel des Chagos, 900 kilomètres à l’est de Madagascar, 1820 kilomètres au sud des Seychelles et 2000 kilomètres au large de la côte orientale du continent africain.
26. L’archipel des Chagos comprend un certain nombre d’îles et d’atolls. La plus grande de ces îles est Diego Garcia, située dans le sud-est de l’archipel. D’une superficie de quelque 27 kilomètres carrés, Diego Garcia représente plus de la moitié de l’étendue terrestre totale de l’archipel.
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27. Bien que Maurice fût occupée par les Néerlandais de 1638 à 1710, la première administration coloniale de Maurice fut mise en place en 1715 par la France, qui lui donna le nom d’Ile de France. En 1810, les Britanniques s’en emparèrent et la rebaptisèrent Maurice. Par le traité de Paris de 1814, la France céda Maurice et l’ensemble de ses dépendances au Royaume-Uni.
28. Entre 1814 et 1965, l’archipel des Chagos fut administré par le Royaume-Uni comme une dépendance de la colonie de Maurice. Dès 1826, les îles de l’archipel des Chagos furent inscrites sur une liste en tant que dépendances de Maurice par le gouverneur Lowry-Cole. Ces îles sont également décrites comme telles dans plusieurs ordonnances, dont celles rendues par les gouverneurs de Maurice en 1852 et en 1872. Au paragraphe 1 de son article 90, le décret-loi du 26 février 1964 relatif à la Constitution de Maurice (ci-après le «décret-loi de 1964 relatif à la Constitution de Maurice»), promulgué par le Gouvernement du Royaume-Uni, définit la colonie de Maurice comme «l’île Maurice et [s]es dépendances».
29. Conformément à la résolution 66 (I) de l’Assemblée générale en date du 14 décembre 1946, le Royaume-Uni, en sa qualité de puissance administrante, communiqua régulièrement à l’Assemblée générale, au titre de l’alinéa e) de l’article 73 de la Charte des Nations Unies, des renseignements sur Maurice en tant que territoire non autonome. Ces renseignements étaient inclus dans plusieurs rapports de la Quatrième Commission (commission des questions politiques spéciales et de la décolonisation) de l’Assemblée générale. Dans nombre de ces rapports, les îles de l’archipel des Chagos, et parfois l’archipel des Chagos lui-même, sont qualifiés de dépendances de Maurice. Selon le rapport de 1947, Maurice comprend l’île Maurice et ses dépendances, parmi lesquelles l’île Rodrigues et le groupe des îles dites «Oil Islands» dont la principale est Diego Garcia. Dans le rapport de 1948, l’ensemble des îles sont collectivement appelées «Maurice». Le rapport de 1949, lui, indique que «[d]e l’île Maurice dépendent un certain nombre d’îles, disséminées dans l’océan Indien. La plus importante [est] l’île Rodrigues … Citons également l’archipel des Chagos … ; les Agalegas … et les îles Nazareth (Cargados Carayos)».
30. Le 14 décembre 1960, l’Assemblée générale adopta la résolution 1514 (XV) intitulée «Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux» (ci-après dénommée la «résolution 1514 (XV)»). Le 27 novembre 1961, elle établit, par la résolution 1654 (XVI), le comité spécial de la décolonisation de l’Organisation des Nations Unies (ci-après le «comité des vingt-quatre») afin de surveiller l’application de la résolution 1514 (XV).
31. En février 1964, les Etats-Unis d’Amérique (ci-après les «Etats-Unis») et le Royaume-Uni entamèrent des discussions sur l’utilisation par ceux-ci de certaines îles possédées par les Britanniques dans l’océan Indien. Les Etats-Unis se dirent intéressés par l’établissement d’installations militaires sur l’île de Diego Garcia.
32. Le 29 juin 1964, le Royaume-Uni entama également des discussions avec le Premier de la colonie de Maurice au sujet du détachement de l’archipel des Chagos de Maurice. A Lancaster House, des pourparlers entre les représentants de la colonie de Maurice et le Gouvernement du Royaume-Uni donnèrent lieu, le 23 septembre 1965, à la conclusion d’un accord (ci-après l’«accord de Lancaster House», décrit plus en détail au paragraphe 108 ci-dessous).
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33. Le 8 novembre 1965, le Royaume-Uni promulgua un décret-loi portant création d’une nouvelle colonie connue sous le nom de Territoire britannique de l’océan Indien (ci-après le «BIOT»), constitué de l’archipel des Chagos, détaché de Maurice, et des îles Aldabra, Farquhar et Desroches, détachées des Seychelles.
34. Le 16 décembre 1965, l’Assemblée générale adopta la résolution 2066 (XX) sur la «question de l’île Maurice», dans laquelle elle se disait profondément préoccupée par le fait que certaines îles avaient été détachées du territoire de Maurice aux fins de la création d’une base militaire et invitait «la puissance administrante à ne prendre aucune mesure qui démembrerait le territoire de l’île Maurice et violerait son intégrité territoriale».
35. Le 20 décembre 1966, l’Assemblée générale adopta la résolution 2232 (XXI), qui portait sur un certain nombre de territoires, dont Maurice. Il y était rappelé que
«toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale des territoires coloniaux et à établir des bases et des installations militaires dans ces territoires [était] incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies et de la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale».
36. Le 30 décembre 1966, les pourparlers entre les Etats-Unis et le Royaume-Uni débouchèrent sur la conclusion de l’«accord concernant la disponibilité à des fins de défense du Territoire britannique de l’océan Indien» et l’établissement d’un procès-verbal agréé portant la même date.
37. Sur la base de l’accord de 1966, les Etats-Unis et le Royaume-Uni convinrent que le Gouvernement britannique prendrait toutes «mesures administratives» requises pour garantir que leurs besoins en matière de défense soient satisfaits. Le procès-verbal agréé prévoyait que l’une des mesures administratives à prendre serait la «réinstallation des habitants» des îles. Les habitants de l’archipel des Chagos sont appelés les Chagossiens et parfois les «Ilois» ou les «insulaires». Dans le présent avis, ces termes sont utilisés indifféremment.
38. Le 10 mai 1967, le sous-comité I du comité des vingt-quatre signala ce qui suit :
«Par la création d’un nouveau territoire, le Territoire britannique de l’océan Indien, constitué d’îles détachées de Maurice et des Seychelles, la puissance administrante continue de violer l’intégrité territoriale de ces territoires non autonomes et de défier les résolutions 2066 (XX) et 2232 (XXI) de l’Assemblée générale.»
39. Les 15, 17 et 19 juin 1967, le comité des vingt-quatre examina le rapport du sous-comité I et adopta une résolution concernant Maurice. Dans cette résolution, il «[d]éplor[ait] le démembrement de Maurice et des Seychelles par la puissance administrante qui viol[ait] leur intégrité territoriale, au mépris des résolutions 2066 (XX) et 2232 (XXI), et exhort[ait] la puissance administrante à restituer à ces territoires les îles qui en furent détachées».
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40. Des élections législatives se tinrent à Maurice le 7 août 1967 et les partis politiques favorables à l’indépendance l’emportèrent.
41. Le 19 décembre 1967, l’Assemblée générale adopta la résolution 2357 (XXII) qui portait sur un certain nombre de territoires, dont Maurice. Elle y réaffirmait ce qu’elle avait déclaré dans sa résolution 2232 (XXI) (voir le paragraphe 35 ci-dessus).
42. Maurice accéda à l’indépendance le 12 mars 1968 et fut admise comme Membre de l’Organisation des Nations Unies le 26 avril 1968. Sir Seewoosagur Ramgoolam devint le premier ministre de la République de Maurice, un poste qu’il fut le premier à occuper. Le paragraphe 1 de l’article 111 de la Constitution mauricienne de 1968, promulguée le 4 mars 1968 par le Gouvernement du Royaume-Uni avant que Maurice n’accède à l’indépendance, définit «Maurice» comme «[l]es territoires qui, immédiatement avant le 12 mars 1968, constituaient la colonie de Maurice». Cette définition n’incluait pas l’archipel des Chagos dans le territoire de Maurice.
43. Entre 1967 et 1973, l’ensemble de la population de l’archipel des Chagos fut soit empêchée de revenir, soit déplacée de force et empêchée de revenir par le Royaume-Uni. Les principales opérations de déplacement forcé de la population de Diego Garcia eurent lieu en juillet et en septembre 1971.
44. Le 11 avril 1979, lors d’un débat sur le détachement de l’archipel des Chagos, le premier ministre Ramgoolam déclara au Parlement mauricien : «Nous n’avions pas le choix.»
45. En juillet 1980, l’Organisation de l’unité africaine (ci-après l’«OUA») adopta la résolution 99 (XVII) (1980), dans laquelle elle «demand[ait]» que Diego Garcia fût «inconditionnellement retournée à Maurice».
46. Le 9 octobre 1980, le premier ministre mauricien déclara devant l’Assemblée générale des Nations Unies réunie en sa trente-cinquième session que le BIOT devait être démantelé et le territoire restitué à Maurice en tant que partie de son patrimoine naturel.
47. En juillet 2000, l’OUA adopta la décision AHG/Dec.159 (XXXVI) (2000), dans laquelle elle exprimait sa préoccupation quant au fait que l’archipel des Chagos avait été «détaché par la puissance coloniale de Maurice avant son indépendance, en violation de la résolution 1514 de l’Organisation des Nations Unies».
48. Le 1er avril 2010, le Royaume-Uni annonça la création d’une aire marine protégée dans l’archipel des Chagos et autour de celui-ci. Le 20 décembre de la même année, Maurice introduisit une instance contre le Royaume-Uni en vertu de l’article 287 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (ci-après la «CNUDM» ou la «convention») en contestant la création de cette aire devant un tribunal arbitral constitué en application de l’annexe VII de la convention. Dans le cadre de cette procédure, Maurice présenta notamment les chefs de conclusions suivants :
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1) le Royaume-Uni n’était pas en droit de proclamer une aire marine protégée ou toute autre zone maritime dans l’archipel des Chagos et autour de celui-ci, puisqu’il n’était pas un Etat côtier au sens de la CNUDM ; 2) le Royaume-Uni n’était pas en droit de proclamer unilatéralement une aire marine protégée ou toute autre zone maritime, eu égard aux droits que Maurice détenait en tant qu’Etat côtier au sens du paragraphe 1 de l’article 56 et du paragraphe 8 de l’article 76 de la CNUDM ; 3) le Royaume-Uni ne devait prendre aucune mesure visant à empêcher la Commission des limites du plateau continental de faire à Maurice des recommandations relatives à une quelconque demande que celle-ci pourrait lui adresser au sujet de l’archipel des Chagos ; et 4) l’aire marine protégée était incompatible avec les obligations que la CNUDM imposait au Royaume-Uni.
49. Le 27 juillet 2010, l’Union africaine adopta la décision 331 (2010), dans laquelle elle déclara que l’archipel des Chagos, y compris Diego Garcia, avait été détaché «du territoire de Maurice par l’ancienne puissance coloniale en violation des résolutions 1514 (XV) du 14 décembre 1960 et 2066 (XX) du 16 décembre 1965 de l’Assemblée générale, lesquelles interdisent aux puissances coloniales de démembrer les territoires coloniaux avant de leur accorder l’indépendance».
50. Le 18 mars 2015, le tribunal arbitral constitué en application de l’annexe VII de la CNUDM rendit sa sentence relative au Différend entre Maurice et le Royaume-Uni concernant l’aire marine protégée des Chagos (ci-après l’«Arbitrage concernant l’aire marine protégée des Chagos»). Il y conclut qu’il n’avait pas compétence à l’égard des premier, deuxième et troisième chefs de conclusions de Maurice, mais qu’il était compétent pour connaître du quatrième chef de conclusions. Concernant le premier chef de conclusions, le tribunal fit observer que «[l]e différend qui oppos[ait] les parties au sujet de la souveraineté sur l’archipel des Chagos ne concern[ait] pas l’interprétation ou l’application de la [c]onvention». S’agissant du fond, le tribunal arbitral conclut notamment que, en créant l’aire marine protégée autour de l’archipel des Chagos, le Royaume-Uni avait manqué à ses obligations aux termes du paragraphe 3 de l’article 2, du paragraphe 2 de l’article 56 et du paragraphe 4 de l’article 194 de la convention, et qu’il était juridiquement lié par son engagement de restituer l’archipel des Chagos à Maurice lorsque celui-ci ne serait plus nécessaire à des fins de défense.
51. Le 30 décembre 2016, la période de cinquante ans couverte par l’accord de 1966 arriva à échéance. Cette période fut néanmoins prorogée de vingt ans, conformément aux dispositions dudit accord.
52. Le 30 janvier 2017, la conférence de l’Union africaine adopta la résolution AU/Res.1 (XXVIII) sur l’archipel des Chagos, dans laquelle elle décidait notamment de soutenir Maurice en vue d’assurer «l’achèvement de la décolonisation de [celle-ci]».
53. Le 23 juin 2017, l’Assemblée générale adopta la résolution 71/292, par laquelle elle demandait à la Cour de donner un avis consultatif (voir le paragraphe 1 ci-dessus). Ayant rappelé les événements qui ont conduit à l’adoption de cette demande, la Cour en vient maintenant à l’examen de sa compétence et de son pouvoir discrétionnaire.
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II. COMPÉTENCE ET POUVOIR DISCRÉTIONNAIRE
54. Lorsque la Cour est saisie d’une demande d’avis consultatif, elle doit commencer par déterminer si elle a compétence pour donner l’avis demandé et, dans l’affirmative, examiner s’il existe une quelconque raison pour elle d’exercer son pouvoir discrétionnaire de refuser de répondre à la demande (voir Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 232, par. 10 ; Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 144, par. 13 ; Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 412, par. 17).
A. Compétence
55. La Cour tient sa compétence consultative du paragraphe 1 de l’article 65 de son Statut, aux termes duquel «[elle] peut donner un avis consultatif sur toute question juridique, à la demande de tout organe ou institution qui aura été autorisé par la Charte des Nations Unies ou conformément à ses dispositions à demander cet avis».
56. La Cour relève que l’Assemblée générale a compétence pour demander un avis consultatif en vertu du paragraphe 1 de l’article 96 de la Charte, qui se lit comme suit : «L’Assemblée générale … peut demander à la Cour internationale de Justice un avis consultatif sur toute question juridique.»
57. La Cour en vient maintenant à l’exigence, formulée à l’article 96 de la Charte et à l’article 65 de son Statut, selon laquelle l’avis consultatif doit porter sur une «question juridique».
58. Dans la présente procédure, la première question posée à la Cour est celle de savoir si le processus de décolonisation de Maurice a été validement mené à bien au regard du droit international lorsque Maurice a obtenu son indépendance à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos. La seconde question a trait aux conséquences découlant en droit international du maintien de l’archipel des Chagos sous administration britannique. La Cour considère qu’une demande d’avis consultatif de l’Assemblée générale tendant à ce qu’elle examine une situation à l’aune du droit international concerne une question juridique.
59. La Cour conclut en conséquence que la demande a été soumise conformément à la Charte et que les deux questions portées devant elle revêtent un caractère juridique.
60. L’un des participants à la présente procédure a soutenu que la Cour n’avait pas compétence au motif que les questions posées «a[vaient] trait en apparence à un sujet donné, mais porta[ient] en réalité sur un autre». Il a ajouté que «la question sur laquelle l’avis de la Cour [était] demandé» n’avait pas été formulée «en termes précis», au sens du paragraphe 2 de l’article 65 du Statut. Il a également soutenu que les questions posées à la Cour ne reflétaient pas les véritables enjeux, qui concernaient la souveraineté et non la décolonisation.
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61. La Cour est d’avis que les arguments avancés en l’espèce à propos du paragraphe 2 de l’article 65 de son Statut ne la privent pas de sa compétence pour donner l’avis consultatif demandé. Face à des arguments similaires, elle avait fait observer ce qui suit dans son avis consultatif relatif aux Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé : «un manque de clarté dans le libellé d’une question ne saurait priver la Cour de sa compétence. Tout au plus, du fait de ces incertitudes, la Cour devra-t-elle préciser l’interprétation à donner à la question, ce qu’elle a souvent fait.» (Avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 153-154, par. 38.) La Cour examinera ces arguments aux paragraphes 135 à 137 ci-après.
62. La Cour a donc compétence pour donner l’avis consultatif demandé par la résolution 71/292 de l’Assemblée générale.
B. Pouvoir discrétionnaire
63. Que la Cour ait compétence ne signifie pas, cependant, qu’elle soit tenue de l’exercer :
«La Cour a maintes fois eu par le passé l’occasion de rappeler que le paragraphe 1 de l’article 65 de son Statut, selon lequel «[elle] peut donner un avis consultatif…», devait être interprété comme [lui] reconnaissant ... le pouvoir discrétionnaire de refuser de donner un avis consultatif même lorsque les conditions pour qu’elle soit compétente sont remplies.» (Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 156, par. 44 ; Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 415-416, par. 29.)
64. Le pouvoir discrétionnaire de répondre ou non à une demande d’avis consultatif vise à protéger l’intégrité de la fonction judiciaire de la Cour en tant qu’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies (Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 156-157, par. 44-45 ; Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 415-416, par. 29).
65. La Cour n’en garde pas moins à l’esprit que sa réponse à une demande d’avis consultatif «constitue [sa] participation … à l’action de l’Organisation et, en principe, … ne devrait pas être refusée» (Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 71 ; Différend relatif à l’immunité de juridiction d’un rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 78-79, par. 29 ; Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 156, par. 44). Ainsi, conformément à sa jurisprudence constante, seules des «raisons décisives» peuvent conduire la Cour à opposer un refus à une demande d’avis relevant de sa compétence (Conséquences juridiques
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de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 156, par. 44 ; Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 416, par. 30).
66. La Cour doit s’assurer de l’opportunité d’exercer sa fonction judiciaire dans la présente procédure. Elle va donc examiner attentivement s’il existe des raisons décisives devant la conduire à refuser de répondre à la demande de l’Assemblée générale.
67. Certains participants à la présente procédure ont invoqué l’existence de «raisons décisives» justifiant que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de refuser de rendre l’avis consultatif sollicité. Au nombre des raisons avancées par ces participants figurent celles-ci : premièrement, la procédure consultative ne serait pas indiquée pour régler des questions de fait complexes et controversées ; deuxièmement, la réponse de la Cour n’aiderait nullement l’Assemblée générale dans l’exercice de ses fonctions ; troisièmement, il ne serait pas approprié que la Cour réexamine une question déjà réglée par le tribunal arbitral constitué en application de l’annexe VII de la CNUDM dans sa sentence en l’Arbitrage concernant l’aire marine protégée des Chagos ; et, quatrièmement, les questions posées dans la présente procédure auraient trait à un différend bilatéral pendant entre deux Etats qui n’auraient pas consenti au règlement dudit différend par la Cour.
68. La Cour va à présent examiner ces arguments.
1. La question de savoir si une procédure consultative est indiquée pour régler des questions de fait complexes et controversées
69. Il a été soutenu par certains participants qu’une procédure consultative n’était pas indiquée pour régler les questions de fait complexes et controversées soulevées par la demande d’avis. Ces participants ont fait valoir que la Cour ne disposait pas en l’espèce de renseignements et d’éléments de preuve suffisants pour se prononcer sur ces questions.
70. Selon d’autres participants, les questions de fait portées devant la Cour n’ont rien de complexe, l’important étant en réalité l’interprétation que la Cour donnera de ces faits.
71. La Cour rappelle que, dans son avis consultatif sur le Sahara occidental, elle avait, en réponse au même argument, conclu que le point décisif était celui de savoir si elle disposait
«de renseignements et d’éléments de preuve suffisants pour être à même de porter un jugement sur toute question de fait contestée et qu’il lui faudrait établir pour se prononcer d’une manière conforme à son caractère judiciaire» (C.I.J. Recueil 1975, p. 28-29, par. 46).
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72. La Cour rappelle également que, dans son avis consultatif sur les Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, elle avait déclaré ce qui suit :
«Pour être à même de se prononcer sur des questions juridiques, [la Cour] doit avoir connaissance des faits correspondants, les prendre en considération et, le cas échéant, statuer à leur sujet.» (C.I.J. Recueil 1971, p. 27, par. 40.)
73. La Cour relève qu’une grande quantité d’éléments lui a été soumise, y compris un dossier volumineux de l’Organisation des Nations Unies. En outre, de nombreux participants ont présenté des exposés écrits et des observations écrites, et fait des exposés oraux contenant des éléments d’information pertinents aux fins de répondre aux questions posées. Trente et un Etats, ainsi que l’Union africaine, ont présenté des exposés écrits, dix de ces Etats, ainsi que l’Union africaine, ont présenté des observations écrites sur ces exposés, et vingt-deux Etats, ainsi que l’Union africaine, ont fait des exposés oraux. La Cour relève qu’ont notamment été versés au dossier les différents comptes rendus officiels qui furent dressés dans les années 1960, comme ceux établis par le Royaume-Uni concernant le détachement de l’archipel des Chagos et l’accession de Maurice à l’indépendance.
74. La Cour estime donc qu’il existe, s’agissant des faits à l’examen dans la présente procédure, suffisamment d’éléments d’information pour lui permettre de donner l’avis sollicité. En conséquence, la Cour ne saurait refuser de répondre aux questions qui lui ont été posées.
2. La question de savoir si la réponse de la Cour aiderait l’Assemblée générale dans l’exercice de ses fonctions
75. Il a été soutenu par certains participants que l’avis consultatif demandé n’aiderait pas l’Assemblée générale dans le bon exercice de ses fonctions. Ces participants ont fait valoir que l’Assemblée générale ne s’était pas directement penchée sur la question de la décolonisation de Maurice depuis 1968. Ils ont signalé en particulier que, après avoir accédé à l’indépendance en mars 1968, Maurice avait été radiée de la liste des territoires surveillés par le comité des vingt-quatre et que l’archipel des Chagos n’avait jamais été inscrit sur cette liste. D’autres participants ont au contraire soutenu qu’une réponse de la Cour serait utile à l’Assemblée générale, qui a continué, après 1968, de jouer un rôle actif dans l’examen de la question de Maurice et du détachement de l’archipel des Chagos.
76. La Cour considère qu’elle n’a pas à apprécier elle-même l’utilité de sa réponse pour l’organe qui la sollicite. C’est à l’organe qui demande l’avis, à savoir l’Assemblée générale, qu’il appartient de déterminer «si celui-ci [est] nécessaire au bon exercice d[e ses] fonctions» (Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 417, par. 34). La Cour rappelle que, dans son avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, elle avait rejeté l’argument selon lequel elle devait refuser de répondre à la demande de l’Assemblée générale au motif que celle-ci ne lui avait pas précisé à quelles fins elle sollicitait l’avis. La Cour avait fait observer ce qui suit :
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«il n’appartient pas à la Cour de prétendre décider si l’Assemblée a ou non besoin d’un avis consultatif pour s’acquitter de ses fonctions. L’Assemblée générale est habilitée à décider elle-même de l’utilité d’un avis au regard de ses besoins propres.» (C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 237, par. 16.)
77. Dans son avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, la Cour a déclaré qu’elle «ne p[ouvait] substituer sa propre appréciation de l’utilité de l’avis demandé à celle de l’organe qui le sollicit[ait]» (C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 163, par. 62). Elle rappelle que, «[d]e toute manière, il n[e lui] appartient pas … de dire dans quelle mesure ni jusqu’à quel point son avis devra influencer l’action de l’Assemblée générale» (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 37, par. 73).
78. Il s’ensuit que, dans la présente procédure, la Cour ne saurait refuser de répondre aux questions posées dans la résolution 71/292 de l’Assemblée générale au motif que son avis n’aiderait pas celle-ci dans l’exercice de ses fonctions.
3. La question de savoir s’il serait opportun, pour la Cour, de réexaminer une question prétendument réglée par le tribunal arbitral constitué en application de l’annexe VII de la CNUDM dans sa sentence en l’Arbitrage concernant l’aire marine protégée des Chagos
79. Certains participants ont soutenu que le prononcé d’un avis consultatif par la Cour aurait pour effet de rouvrir des questions tranchées, avec force obligatoire pour Maurice et le Royaume-Uni, par le tribunal arbitral en l’Arbitrage concernant l’aire marine protégée des Chagos.
80. D’autres participants ont affirmé que le principe de l’autorité de la chose jugée (res judicata) ne s’appliquait pas dans la présente procédure étant donné que les mêmes parties ne cherchaient pas à régler une question qui aurait déjà été tranchée définitivement entre elles dans le cadre d’une affaire antérieure.
81. La Cour rappelle que son avis «est donné … non aux Etats, mais à l’organe habilité pour le lui demander» (Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 71). Elle fait observer que le principe de l’autorité de la chose jugée ne fait pas obstacle au prononcé d’un avis consultatif. Pour répondre à une question soumise pour avis, elle examinera toute décision judiciaire ou arbitrale pertinente. La Cour relève par ailleurs que, en tout état de cause, les questions tranchées par le tribunal arbitral dans l’Arbitrage concernant l’aire marine protégée des Chagos (voir le paragraphe 50 ci-dessus) ne sont pas identiques à celles qui sont portées ici devant elle.
82. Il s’ensuit que la Cour ne saurait refuser de répondre pour ce motif aux questions posées.
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4. Le point de savoir si les questions posées ont trait à un différend pendant entre deux Etats qui n’ont pas consenti à son règlement par la Cour
83. Certains participants ont soutenu qu’un différend bilatéral relatif à la souveraineté sur l’archipel des Chagos opposait Maurice et le Royaume-Uni et que ce différend était au coeur de la présente procédure consultative. Selon ces participants, pour se prononcer sur les questions qui sont en jeu ici, la Cour devrait formuler des conclusions sur des points essentiels tels que l’effet de l’accord de Lancaster House de 1965. Il a également été plaidé que le différend de souveraineté apparu dans les années 1980 dans le cadre des relations bilatérales des deux Etats était le «véritable différend» à l’origine de la demande. Ces participants ont soutenu en outre que les prétentions formulées par Maurice dans l’Arbitrage concernant l’aire marine protégée des Chagos révélaient l’existence d’un différend territorial bilatéral entre celle-ci et le Royaume-Uni. Dans ces conditions, le prononcé d’un avis consultatif irait à l’encontre du «principe selon lequel un Etat n’est pas tenu de soumettre un différend au règlement judiciaire s’il n’est pas consentant» (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 24-25, par. 32-33 ; Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 71).
84. D’autres participants ont affirmé qu’aucun différend territorial entre le Royaume-Uni et Maurice ne saurait empêcher la Cour de donner l’avis consultatif demandé. Ils ont plaidé en particulier que les questions posées à la Cour par l’Assemblée générale s’inscrivaient dans un cadre plus large, celui du droit de la décolonisation et de l’exercice du droit à l’autodétermination. Selon certains participants, le différend opposant Maurice et le Royaume-Uni au sujet de la souveraineté territoriale sur l’archipel des Chagos ne peut ni être né indépendamment de la question de la décolonisation ni en être dissocié. D’autres participants ont soutenu que le Royaume-Uni, par son engagement pris en 1965 de restituer l’archipel des Chagos à Maurice lorsque celui-ci ne serait plus nécessaire à des fins de défense, a reconnu que l’archipel appartenait à Maurice, de sorte qu’il ne pouvait exister de différend territorial.
85. La Cour rappelle qu’il existerait pour elle une raison décisive de refuser de donner un avis consultatif si le fait de répondre à la demande «aurait pour effet de tourner le principe selon lequel un Etat n’est pas tenu de soumettre un différend au règlement judiciaire s’il n’est pas consentant» (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 25, par. 33).
86. La Cour relève que les questions qui lui ont été adressées par l’Assemblée générale portent sur la décolonisation de Maurice. L’Assemblée générale n’a pas sollicité son avis afin de régler un différend territorial entre deux Etats. En réalité, l’objet de la requête de l’Assemblée générale est d’obtenir l’assistance de la Cour pour que celle-ci la guide dans l’exercice de ses fonctions relatives à la décolonisation de Maurice. La Cour a souligné l’intérêt que l’Assemblée générale pouvait avoir à lui demander un avis consultatif qu’elle estimait utile pour pouvoir exercer ses fonctions en matière de décolonisation :
«L’Assemblée générale n’a pas eu pour but de porter devant la Cour, sous la forme d’une requête pour avis consultatif, un différend ou une controverse juridique, afin d’exercer plus tard, sur la base de l’avis rendu par la Cour, ses pouvoirs et ses fonctions en vue de régler pacifiquement ce différend ou cette controverse. L’objet de
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la requête est tout autre : il s’agit d’obtenir de la Cour un avis consultatif que l’Assemblée générale estime utile pour pouvoir exercer comme il convient ses fonctions relatives à la décolonisation du territoire.» (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 26-27, par. 39.)
87. La Cour fait observer que l’Assemblée générale s’est toujours employée sans relâche à mettre un terme au colonialisme. Dès les tout débuts de l’Organisation des Nations Unies, l’Assemblée générale a joué un rôle actif dans les questions de décolonisation. Le paragraphe 2 de l’article 1 de la Charte des Nations Unies cite, au nombre des buts de l’Organisation, le respect du principe de l’égalité des droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes. La Cour note à cet égard que le chapitre XI de la Charte a trait aux territoires non autonomes et que son premier article, l’article 73, prescrit notamment aux puissances administrant des territoires non autonomes de «communiquer régulièrement au Secrétaire général, à titre d’information, … des renseignements statistiques et autres de nature technique relatifs aux conditions économiques, sociales et de l’instruction dans les territoires dont [elles] sont respectivement responsables». De tels renseignements ont été examinés par la Quatrième Commission (commission des questions politiques spéciales et de la décolonisation) de l’Assemblée générale et ont été inclus dans ses rapports. La Commission a poursuivi ses travaux jusqu’en 1961, lorsque le comité des vingt-quatre fut créé.
88. La Cour conclut en conséquence que l’avis est demandé sur la question de la décolonisation, qui intéresse particulièrement les Nations Unies. Les interrogations soulevées par la demande s’inscrivent dans le cadre plus large de la décolonisation, et notamment du rôle de l’Assemblée générale en la matière, un cadre dont elles ne peuvent être dissociées (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 26, par. 38 ; Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 159, par. 50).
89. En outre, la Cour relève que des divergences de vues peuvent se faire jour sur les questions juridiques en jeu dans une procédure consultative (Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 24, par. 34). Cela étant, le fait qu’elle puisse être amenée à se prononcer sur des questions juridiques au sujet desquelles des vues divergentes ont été exprimées par Maurice et le Royaume-Uni ne signifie pas que, en répondant à la demande, la Cour se prononce sur un différend bilatéral.
90. Dans ces circonstances, la Cour ne considère pas que le prononcé de l’avis sollicité aurait pour effet de contourner le principe du consentement de l’Etat au règlement judiciaire de son différend avec un autre Etat. Elle ne saurait en conséquence, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, refuser pour ce motif de donner un tel avis.
91. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’existe aucune raison décisive devant la conduire à refuser de donner l’avis demandé par l’Assemblée générale.
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III. LE CONTEXTE FACTUEL DE LA SÉPARATION DE L’ARCHIPEL DES CHAGOS DE MAURICE
92. La Cour note que les questions qui lui ont été soumises par l’Assemblée générale concernent la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice et les conséquences juridiques du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni (voir le paragraphe 1 ci-dessus). Avant d’aborder ces questions, la Cour estime qu’il est important d’examiner les circonstances factuelles de la séparation de l’archipel de Maurice et du déplacement des Chagossiens hors de celui-ci.
93. La Cour relève à cet égard que, avant que l’archipel des Chagos soit séparé de Maurice, des discussions officielles eurent lieu entre, d’une part, le Royaume-Uni et les Etats-Unis et, d’autre part, le Gouvernement du Royaume-Uni et les représentants de la colonie de Maurice.
A. Les discussions menées entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis au sujet de l’archipel des Chagos
94. Les Gouvernements du Royaume-Uni et des Etats-Unis entamèrent en février 1964 des discussions sur l’«utilisation stratégique de certaines petites îles possédées par les Britanniques dans l’océan Indien» à des fins de défense. Au cours de ces discussions, les Etats-Unis manifestèrent de l’intérêt pour l’établissement d’une station de transmission militaire sur Diego Garcia. Il fut convenu à l’issue des discussions que la délégation du Royaume-Uni recommanderait à son gouvernement de prendre en charge l’acquisition des terres, la réinstallation de la population et l’indemnisation, que le Gouvernement américain assumerait les frais de construction et d’entretien, et que le Gouvernement britannique rechercherait sans tarder si l’administration de Diego Garcia et des autres îles de l’archipel des Chagos pouvait être dissociée de celle de Maurice.
95. Selon un mémorandum du ministère britannique des affaires étrangères, le Royaume-Uni était d’avis que la mesure susceptible de servir au mieux ses intérêts fondamentaux semblait être de détacher Diego Garcia et d’autres îles de l’archipel des Chagos de Maurice, avant que celle-ci n’accède à l’indépendance, et de placer ces îles sous l’administration directe du Royaume-Uni, cela pouvant être accompli par décret en conseil. Le Royaume-Uni estimait qu’il avait le pouvoir constitutionnel de procéder de la sorte sans le consentement de Maurice, mais que pareille approche lui attirerait des critiques au sein de l’Organisation des Nations Unies. Il est également mentionné dans ce document que de telles critiques perdraient leur virulence si le Royaume-Uni obtenait au préalable des ministres mauriciens qu’ils consentent au détachement, qu’il s’agisse d’un consentement explicite ou d’un acquiescement de leur part. Le document précise en outre qu’il serait dans l’intérêt du Royaume-Uni de présenter à Maurice le détachement de l’archipel des Chagos comme un «fait accompli» ou, tout au plus, de l’informer de ses intentions «à la dernière minute».
96. Selon un document interne déclassifié du Royaume-Uni en date des 23 et 24 septembre 1965 (Record of UK-US Talks on Defence Facilities in the Indian Ocean, Royaume-Uni, FO 371/184529), les Gouvernements britannique et américain estimèrent que, plutôt que de
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détacher les îles de l’archipel des Chagos de Maurice et les îles Aldabra, Farquhar et Desroches des Seychelles dans le cadre de deux opérations distinctes, il serait davantage dans leur intérêt de procéder au détachement «en une seule opération» afin d’éviter «une deuxième confrontation» au sein de l’Organisation des Nations Unies. D’après ce même document, le Royaume-Uni précisa, lors des discussions qu’il tint avec les Etats-Unis, que l’archipel des Chagos serait détaché de Maurice en trois étapes ; au stade final, il était prévu que, lorsque les installations de défense seraient mises en place sur une île, «il n’y aurait plus de population civile locale» sur celle-ci.
97. Les discussions entre le Royaume-Uni et les Etats-Unis d’Amérique aboutirent à la conclusion de l’accord de 1966 concernant l’installation, par les Etats-Unis, d’une base militaire sur l’archipel des Chagos (voir le paragraphe 36 ci-dessus).
B. Les discussions menées entre le Gouvernement du Royaume-Uni et les représentants de la colonie de Maurice au sujet de l’archipel des Chagos
98. Le décret-loi de 1964 relatif à la Constitution de Maurice, promulgué par le Gouvernement du Royaume-Uni, porta création d’une assemblée législative comprenant 40 membres élus, le président et le secrétaire principal, désignés ex officio, et jusqu’à 15 membres nommés par le gouverneur. Les membres nommés de l’assemblée législative siégeaient à la convenance du gouverneur. Un conseil des ministres de Maurice composé de 10 à 13 membres désignés, ainsi que du secrétaire principal et du Premier de Maurice, fut établi ; des membres suppléants pouvaient temporairement remplacer les membres désignés lorsqu’ils étaient souffrants ou absents de Maurice. Les membres désignés l’étaient par le gouverneur, après consultation du Premier. Il devait s’agir de membres de l’assemblée législative. Lors des discussions entre le Gouvernement du Royaume-Uni et les représentants de la colonie de Maurice, celle-ci fut représentée par le Premier, ou par ce dernier et d’autres membres du conseil des ministres.
99. En 1964, le comité des vingt-quatre signala que la Constitution de Maurice ne permettait pas aux représentants de la population d’exercer des pouvoirs réels et que l’autorité était pour ainsi dire entièrement concentrée entre les mains du Gouvernement du Royaume-Uni et de ses représentants (voir le paragraphe 172 ci-dessous).
100. Le 29 juin 1964, M. John Rennie, le gouverneur de Maurice, discuta avec sir Seewoosagur Ramgoolam, le Premier de Maurice, de l’idée de détacher l’archipel des Chagos de Maurice. S’il se montra favorable à la mise à disposition d’«installations», le Premier indiqua préférer un bail emphytéotique à un détachement.
101. Le 19 juillet 1965, le gouverneur de Maurice fut chargé par le Colonial Office d’informer le conseil des ministres mauricien de la proposition de détacher l’archipel des Chagos en le séparant constitutionnellement de Maurice. Le 30 juillet 1965, il fit savoir au Colonial Office que le conseil des ministres s’opposait au détachement en raison des réactions négatives que ce dernier susciterait au sein de la population mauricienne. Le gouverneur indiqua que le conseil des ministres avait exprimé sa préférence pour l’octroi d’un bail emphytéotique sur les îles, le Royaume-Uni ayant pour sa part fait savoir qu’un bail n’était pas acceptable.
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102. Le 3 septembre 1965, sir Seewoosagur Ramgoolam et sir Anthony Greenwood, le secrétaire d’Etat britannique aux colonies, se rencontrèrent à Londres avant l’ouverture de la quatrième conférence constitutionnelle et convinrent que la discussion relative au détachement et la conférence constitutionnelle devaient rester indépendantes. Il apparaît toutefois que cette approche fut revue par la suite afin de lier les deux questions dans un potentiel accord global.
103. La quatrième conférence constitutionnelle s’ouvrit à Londres le 7 septembre 1965 et prit fin le 24 septembre 1965. D’autres conférences constitutionnelles avaient eu lieu en juillet 1955, en février 1957 et en juin 1961. Dans le cadre de la quatrième conférence constitutionnelle, plusieurs réunions privées furent organisées au sujet de questions de défense. Sir Seewoosagur Ramgoolam, sir Anthony Greenwood et M. John Rennie assistèrent à la première d’entre elles, qui se tint le 13 septembre 1965. Lors de cette réunion, le Premier précisa que Maurice préférait un bail à un détachement de l’archipel des Chagos. A la suite de cette rencontre, le ministre des affaires étrangères et le ministre de la défense du Royaume-Uni conclurent que, si Maurice ne consentait pas au détachement, il leur faudrait «adopter la recommandation du ministère des affaires étrangères et du ministère de la défense d’un «détachement forcé et du versement d’une indemnité dans un fonds»».
104. Le 20 septembre 1965, au cours d’une réunion en matière de défense présidée par le secrétaire d’Etat du Royaume-Uni, le Premier de Maurice répéta que «le Gouvernement de Maurice n’était pas intéressé par [le détachement des îles] et [qu’il] insisterait pour un bail de 99 ans». Il proposa également une autre solution, à savoir que le Royaume-Uni accorde d’abord l’indépendance à Maurice, puis permette au gouvernement de celle-ci de négocier avec les Gouvernements du Royaume-Uni et des Etats-Unis au sujet de Diego Garcia. Au cours de ces discussions, le secrétaire d’Etat indiqua qu’un bail ne serait pas acceptable pour les Etats-Unis et que l’archipel des Chagos devrait être mis à disposition au moyen de son détachement.
105. Le 22 septembre 1965, sir Oliver Wright, le secrétaire privé du premier ministre britannique, sir Harold Wilson, établit une note libellée en ces termes :
«Sir Seewoosagur Ramgoolam viendra vous rencontrer à 10 heures demain matin. L’objectif c’est de lui faire peur tout en lui donnant de l’espoir : l’espoir qu’il pourrait obtenir l’indépendance ; la crainte qu’il ne puisse l’obtenir s’il ne se montre pas raisonnable en ce qui concerne le détachement de l’archipel des Chagos. J’ai annexé à la présente un mémoire préparé par le Colonial Office, avec le contenu duquel les ministères de la défense et des affaires étrangères sont dans l’ensemble d’accord. La phrase clef dans le mémoire est la dernière, à la page 3.»
106. La dernière phrase clef susmentionnée était la suivante :
«Le premier ministre pourrait dès lors faire référence de manière indirecte au fait que le gouvernement de Sa Majesté possède, sur le plan juridique, le droit de détacher les Chagos par décret en conseil, sans le consentement de Maurice, mais que cela constituera[it] une décision grave.» (Les italiques sont dans l’original.)
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107. Le 23 septembre 1965, deux événements eurent lieu. Le premier événement était une rencontre tenue dans la matinée du 23 septembre 1965 entre le premier ministre Wilson et le Premier Ramgoolam. Selon le compte rendu de cette réunion dressé par sir Oliver Wright, M. Wilson dit à M. Ramgoolam que,
«en théorie, il y avait plusieurs possibilités. Le Premier et ses collègues pou[v]aient rentrer à Maurice avec ou sans l’indépendance. S’agissant de la question de défense, Diego Garcia pou[v]ait être détaché[e] soit par décret en conseil soit avec l’accord du Premier et de ses collègues. La meilleure des solutions pou[v]ait être l’indépendance et le détachement par un accord, même s’il ne pouvait évidemment pas engager le secrétaire aux colonies à ce stade.»
108. Le second événement, qui eut lieu le même jour à Lancaster House, était une réunion en matière de défense entre le Premier Ramgoolam, trois autres ministres mauriciens et le secrétaire d’Etat du Royaume-Uni. A l’issue de cette réunion, ce dernier demanda aux ministres mauriciens s’ils pouvaient consentir au détachement de l’archipel des Chagos sur la base d’engagements qu’il recommanderait au cabinet. Selon les engagements de l’accord de Lancaster House, énoncés au paragraphe 22 du compte rendu de la réunion du 23 septembre 1965,
«i) des négociations seraient organisées en vue d’un accord de défense entre le Royaume-Uni et Maurice ;
ii) dans l’éventualité de l’indépendance, les deux gouvernements concluraient un accord sur la tenue de consultations en cas de situation difficile sur le plan de la sécurité intérieure à Maurice ;
iii) une indemnité d’un montant de trois millions de livres sterling serait versée au Gouvernement de Maurice en sus de l’indemnisation directe des propriétaires fonciers et de la prise en charge des frais occasionnés par la réinstallation des autres personnes concernées dans les îles Chagos ;
iv) le Gouvernement britannique userait de ses bons offices auprès du Gouvernement des États-Unis pour soutenir la demande de concessions présentée par Maurice au sujet de ses exportations de sucre et de son approvisionnement en blé et en autres marchandises ;
v) le Gouvernement britannique ferait de son mieux pour persuader le Gouvernement des États-Unis d’utiliser de la main-d’oeuvre et des matériaux de Maurice pour la construction de la base militaire ;
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
vii) s’il n’était plus nécessaire d’y maintenir une base militaire, l’archipel serait restitué à Maurice».
Le Premier de Maurice informa le secrétaire d’Etat aux colonies que les propositions formulées par le Royaume-Uni étaient en principe acceptables, mais qu’il devait en discuter avec les autres ministres.
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109. Le 24 septembre 1965, le Gouvernement du Royaume-Uni annonça qu’il était favorable à l’octroi de l’indépendance à Maurice.
110. Le 6 octobre 1965, le secrétaire d’Etat aux colonies informa le gouverneur de Maurice que le Royaume-Uni acceptait les engagements supplémentaires formulées à la demande du Premier de Maurice, selon lesquels :
i) Le Gouvernement britannique userait de ses bons offices auprès du Gouvernement des Etats-Unis pour faire en sorte que les installations sises dans l’archipel des Chagos restent à la disposition du Gouvernement mauricien, dans la mesure du possible :
a) installations maritimes et météorologiques ;
b) droits de pêche ;
c) piste pouvant être utilisée pour les atterrissages d’urgence et pour ravitailler les avions civils sans débarquement des passagers.
ii) Tout minerai ou pétrole découvert sur les îles ou à proximité reviendrait au Gouvernement mauricien.
Ces engagements supplémentaires furent incorporés dans la version finale du compte rendu de la réunion de Lancaster House pour former partie intégrante de l’accord de Lancaster House.
111. Dans un document adressé au premier ministre du Royaume-Uni le 5 novembre 1965, le secrétaire d’Etat aux colonies s’inquiéta de ce que le Royaume-Uni puisse être accusé «de créer une nouvelle colonie dans une ère de décolonisation et d’établir de nouvelles bases militaires alors qu[’il devrait se] débarrasser des anciennes». Le ministère britannique des affaires étrangères indiqua également que «les îles choisies n’avaient presque pas d’habitants permanents».
112. Le 5 novembre 1965, le gouverneur de Maurice informa le secrétaire d’Etat britannique que le conseil des ministres de Maurice avait «confirm[é] … l’accord au détachement de l’archipel des Chagos». Il releva que cet accord avait été donné sur la base des conditions énoncées au paragraphe 22 du compte rendu de la réunion du 23 septembre 1965 (qui renfermait l’accord de Lancaster House) et que le conseil des ministres avait formulé des engagements supplémentaires.
C. La situation des Chagossiens
113. A l’aube du XIXe siècle, plusieurs centaines de personnes furent transportées dans l’archipel des Chagos depuis le Mozambique et Madagascar, puis réduites à l’esclavage dans des plantations de cocotiers appartenant à des Britanniques qui vivaient sur l’île de Maurice. Dans les années 1830, 60 000 esclaves furent libérés à Maurice, y compris ceux vivant dans l’archipel des Chagos.
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114. A la suite de l’accord de 1966 (voir le paragraphe 36 ci-dessus), entre 1967 et 1973, les habitants de l’archipel des Chagos qui avaient quitté celui-ci furent interdits de retour. Les autres furent déplacés de force et interdits de retour (voir le paragraphe 43 ci-dessus).
115. Le commissaire du BIOT prit, le 16 avril 1971, le décret de 1971 relatif à l’immigration, qui proscrivait l’entrée ou le séjour de quiconque dans l’archipel des Chagos en l’absence d’un permis. Ce décret permettait également au commissaire d’ordonner que tout contrevenant fût déplacé hors de l’archipel des Chagos (Chagos Islanders v. Attorney General and BIOT Commissioner (2003) EWHC 2222, par. 34).
116. A l’audience, le Royaume-Uni a réaffirmé qu’il «admet[tait] tout à fait que la façon dont les Chagossiens furent déplacés hors de l’archipel des Chagos et la manière dont ils furent par la suite traités étaient honteuses et injustes, et que cette conduite était fort regrettable».
117. Le 4 septembre 1972, par un accord conclu entre Maurice et le Royaume-Uni, Maurice consentit au versement à son profit d’une somme de 650 000 livres sterling à titre de quittance complète et finale de l’engagement pris en 1965 par le Royaume-Uni d’assumer les coûts de réinstallation des personnes déplacées de l’archipel des Chagos. Le 24 mars 1973, le premier ministre Ramgoolam écrivit au haut-commissaire britannique à Port-Louis pour accuser réception de la somme de 650 000 livres sterling, non sans insister sur le fait que ce paiement était sans incidence sur l’accord conclu verbalement le 23 septembre 1965 à Lancaster House au sujet des droits sur les ressources minérales, des droits de pêche et des droits de prospection et qu’il était sans préjudice des autres engagements de Lancaster House, dont celui de restituer les îles à Maurice sans compensation si le Royaume-Uni cessait d’en avoir besoin.
118. En février 1975, M. Michel Vencatessen, un ancien résident de l’archipel des Chagos, engagea au Royaume-Uni une action en dommages-intérêts contre le Gouvernement britannique à raison des actes d’intimidation, de la privation de liberté et des brutalités subis lorsqu’il fut déplacé hors de l’archipel des Chagos en 1971. En 1982, la procédure fut suspendue par accord entre les parties.
119. Le 7 juillet 1982, un accord fut conclu entre les Gouvernements de Maurice et du Royaume-Uni, lequel prévoyait le versement à titre gracieux, par le Royaume-Uni, d’une somme de 4 millions de livres sterling, sans que cela implique la reconnaissance d’une quelconque responsabilité de la part de ce dernier, étant entendu que cette somme constituerait «l’indemnisation totale en règlement définitif de toutes les réclamations quelles qu’elles soient visées à l’article 2 du présent accord, émises par les Ilois ou en leur nom contre le … Royaume-Uni». Conformément au deuxième alinéa du préambule de l’accord, le terme «Ilois» désigne les personnes s’étant rendues à Maurice suite à leur départ ou déplacement hors de l’archipel des Chagos, après novembre 1965. L’article 2 se lisait comme suit :
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«Les réclamations visées à l’article premier du présent accord sont uniquement celles qui ont été émises par les Ilois ou en leur nom et découlent de :
a) Toute action, tout acte ou tout état de fait résultant directement ou indirectement du [décret de 1965 relatif au Territoire britannique de l’océan Indien] notamment la fermeture des plantations dans l’archipel des Chagos, le départ ou le déplacement de ceux qui y habitaient ou y travaillaient, la résiliation de leurs contrats, leur transfert et leur réinstallation à Maurice et l’impossibilité pour ces derniers de retourner dans l’archipel des Chagos (faits ci-après dénommés «les événements») ; et
b) Tout incident, fait ou situation, qu’il soit passé, présent ou futur, survenu au cours des événements ou en découlant.»
L’article 4 imposait à Maurice «d’obtenir de chaque membre de la communauté îloise vivant à Maurice une renonciation signée à toute réclamation».
120. Entre 1983 et 1984, 1344 insulaires reçurent du Royaume-Uni des sommes dont le total avoisinait les 4 millions de livres sterling. Pour pouvoir percevoir le montant qui leur était dû, il leur fallut signer un formulaire de renonciation à leur droit au retour dans l’archipel des Chagos ou apposer l’empreinte de leur pouce sur ledit formulaire. Ce formulaire était un document juridique d’une page, rédigé en anglais et non accompagné d’une traduction en créole. Seules 12 personnes refusèrent de signer (Chagos Islanders v. Attorney General and BIOT Commissioner (2003) EWHC 2222, par. 80).
121. En 1998, un Chagossien dénommé Louis Olivier Bancoult contesta devant la justice britannique la validité des dispositions législatives le privant du droit de résider dans l’archipel des Chagos. Le 3 novembre 2000, la Divisional Court trancha en sa faveur et ordonna l’annulation des dispositions litigieuses du décret de 1971 (Regina (Bancoult) v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs and another (No 1) (2000)). Le Gouvernement du Royaume-Uni ne fit pas appel de cette décision et abrogea le décret de 1971 interdisant aux Chagossiens de revenir dans l’archipel des Chagos. Le secrétaire d’Etat britannique aux affaires étrangères annonça que son gouvernement examinait la faisabilité de la réinstallation des Ilois.
122. Le jour même où M. Bancoult obtint gain de cause, le Royaume-Uni prit un nouveau décret relatif à l’immigration applicable à l’archipel des Chagos, à l’exception de Diego Garcia (Ordinance No 4 of 2000). Ce décret disposait que les restrictions d’entrée et de séjour dans l’archipel ne s’appliqueraient pas aux Chagossiens du fait de leur lien avec l’archipel. Dans son exposé écrit, le Royaume-Uni a affirmé que, à la suite de l’adoption de ce décret, aucun Chagossien n’était revenu s’installer dans l’archipel, alors que rien ne s’y opposait sur le plan juridique. Pour autant, les Chagossiens n’étaient pas autorisés à accéder à l’île de Diego Garcia ni à y résider.
123. Le 6 décembre 2001, le Comité des droits de l’homme établi en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ayant examiné les rapports périodiques soumis par le Royaume-Uni au titre de l’article 40 dudit instrument, releva que «l’Etat partie a[vait]
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reconnu que l’interdiction faite aux Ilois qui avaient quitté le territoire ou en avaient été évacués d’y retourner était illégale». Il recommanda que ledit Etat tente, «dans la mesure où cela est encore possible, d’établir des conditions permettant l’exercice par les Ilois de leur droit au retour dans leur territoire».
124. En juin 2002, une étude de faisabilité concernant l’archipel des Chagos fut réalisée à la demande de l’administration du BIOT. Elle visait à répondre au souhait exprimé par d’anciens habitants de l’archipel d’être autorisés à y retourner et à y vivre. Il fut précisé dans l’étude que, s’il était sans doute possible à court terme de réinstaller les insulaires, y maintenir à long terme des habitants entraînerait probablement des coûts prohibitifs. Même à court terme, des phénomènes naturels tels que des inondations périodiques dues à des tempêtes et des secousses sismiques risquaient de rendre la vie difficile à la population réinstallée. En 2004, le Royaume-Uni promulgua deux décrets en conseil : le décret relatif au Territoire britannique de l’océan Indien (Constitution) de 2004 et le décret relatif au Territoire britannique de l’océan Indien (immigration) de 2004. En vertu de ces décrets, nul n’avait le droit de résider sur le BIOT ni celui d’y accéder ou d’y séjourner sans autorisation.
125. En 2004, M. Bancoult contesta la validité du décret relatif au Territoire britannique de l’océan Indien (Constitution) de 2004 et du décret relatif au Territoire britannique de l’océan Indien (immigration) de 2004 devant la justice britannique. Il obtint gain de cause devant la Haute Cour. Le secrétaire d’Etat aux affaires étrangères et au Commonwealth interjeta appel de cette décision. La Cour d’appel la confirma, jugeant que les décrets en cause étaient invalides au motif que leur teneur et les circonstances de leur adoption constituaient un abus de pouvoir de la part du Gouvernement du Royaume-Uni (Regina (Bancoult) v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs (No 2) (2007)).
126. Le 30 juillet 2008, le Comité des droits de l’homme, examinant un autre rapport périodique du Royaume-Uni, prit note de la décision susmentionnée de la Cour d’appel. Se référant à l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Comité émit la recommandation suivante :
«L’Etat partie devrait faire en sorte que les anciens habitants de l’archipel des Chagos puissent exercer leur droit au retour dans leur territoire et devrait faire savoir quelles mesures ont été prises à cet effet. Il devrait envisager une indemnisation pour la privation de ce droit durant une longue période.»
127. Le secrétaire d’Etat aux affaires étrangères et au Commonwealth se pourvut contre la décision par laquelle la Cour d’appel reconnaissait le bien-fondé de la contestation par M. Bancoult de la validité du décret relatif au Territoire britannique de l’océan Indien (immigration) de 2004 (voir le paragraphe 125). Le 22 octobre 2008, la Chambre des lords fit droit au pourvoi du secrétaire d’Etat aux affaires étrangères et au Commonwealth.
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128. Le 11 décembre 2012, en l’affaire Chagos Islanders v. United Kingdom, la Cour européenne des droits de l’homme déclara irrecevable la requête introduite contre le Royaume-Uni par un groupe de 1786 Chagossiens à raison de la violation de leurs droits au titre de la convention européenne des droits de l’homme. L’un des fondements de la décision était que les réclamations des requérants avaient été réglées par l’accord de 1982 entre Maurice et le Royaume-Uni.
129. Le 20 décembre 2012, le Royaume-Uni annonça qu’il allait procéder à un réexamen de sa politique concernant la réinstallation des Chagossiens qui avaient été déplacés de force hors de l’archipel des Chagos ou empêchés d’y retourner. Une deuxième étude de faisabilité fut réalisée entre 2014 et 2015, à la demande de l’administration du BIOT, en vue d’analyser les différentes formules de réinstallation dans l’archipel. Il fut conclu que la réinstallation était possible mais poserait d’importantes difficultés, dont des coûts élevés et difficiles à prévoir ainsi que la charge que devrait assumer à long terme le contribuable britannique. Par la suite, le 16 novembre 2016, le Royaume-Uni décida de renoncer à l’idée d’une réinstallation «pour des raisons de faisabilité, d’intérêts en matière de défense et de sécurité, et de coûts pour les contribuables britanniques».
130. Le 8 février 2018, la Cour suprême britannique statua en l’affaire Regina (on the application of Bancoult No 3) v. Secretary of State for Foreign and Commonwealth Affairs (2018), dans laquelle M. Bancoult agissait au nom d’un groupe de Chagossiens déplacés de force hors de l’archipel et contestait la décision du Royaume-Uni de créer une aire marine protégée autour de l’archipel des Chagos. M. Bancoult, le requérant, soutenait que l’aire marine protégée avait été créée aux fins illégitimes de rendre impossible la réinstallation des Chagossiens dans l’archipel. Il en voulait pour preuve un câble diplomatique envoyé par l’ambassade des Etats-Unis à Londres à divers services ministériels du Gouvernement américain à Washington, à divers éléments de sa structure de commandement militaire et à son ambassade de Port-Louis, à Maurice. Ce câble rendait compte du déroulement d’une réunion, tenue en 2009, au cours de laquelle des représentants américains et britanniques avaient évoqué les raisons de la création de l’aire marine protégée. Il fut ensuite dévoilé et publié dans deux journaux à diffusion nationale. Amenée en appel à se prononcer sur la recevabilité dudit câble en tant qu’élément de preuve, la Cour suprême a conclu que le câble en question ne pouvait être admis à ce titre car son caractère confidentiel était garanti par l’inviolabilité des archives de la mission.
131. A ce jour, les Chagossiens restent éparpillés dans plusieurs pays, dont le Royaume-Uni, Maurice et les Seychelles. La loi britannique et les décisions des tribunaux du Royaume-Uni ne leur permettent pas de revenir dans l’archipel des Chagos.
IV. LES QUESTIONS POSÉES À LA COUR PAR L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE
132. Ayant examiné le contexte factuel de la présente requête pour avis consultatif, la Cour analysera maintenant les deux questions qui lui ont été posées par l’Assemblée générale :
Question a) : «Le processus de décolonisation a-t-il été validement mené à bien lorsque Maurice a obtenu son indépendance en 1968, à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos de son territoire et au regard du droit international, notamment des obligations évoquées dans les résolutions de l’Assemblée générale 1514 (XV) du 14 décembre 1960, 2066 (XX) du 16 décembre 1965, 2232 (XXI) du 20 décembre 1966 et 2357 (XXII) du 19 décembre 1967 ?»
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Question b) : «Quelles sont les conséquences en droit international, y compris au regard des obligations évoquées dans les résolutions susmentionnées, du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, notamment en ce qui concerne l’impossibilité dans laquelle se trouve Maurice d’y mener un programme de réinstallation pour ses nationaux, en particulier ceux d’origine chagossienne ?»
133. Quelques participants ont demandé à la Cour de reformuler les deux questions ou de les interpréter dans un sens restrictif. Ils ont contesté en particulier le fait que les résolutions auxquelles se réfère la question a) créeraient des obligations internationales à la charge du Royaume-Uni, ce qui préjugerait de la réponse que la Cour est appelée à donner. Ils ont également soutenu que les points de droit véritablement en jeu concernaient la question de la souveraineté sur l’archipel des Chagos qui fait l’objet d’un différend bilatéral entre Maurice et le Royaume-Uni.
134. L’un des participants a prétendu que la requête présentée par l’Assemblée générale, qui ne se réfère pas expressément aux conséquences juridiques pour les Etats du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni, devait être interprétée de façon à limiter l’avis consultatif aux fonctions des Nations Unies, en excluant toutes les questions qui concernent les Etats, et en particulier Maurice et le Royaume-Uni.
135. La Cour rappelle qu’elle peut s’écarter du libellé de la question qui lui est posée lorsque celle-ci n’est pas correctement formulée (Interprétation de l’accord gréco-turc du 1er décembre 1926 (protocole final, article IV), avis consultatif, 1928, C.P.J.I. série B nº 16) ou ne met pas en évidence les «points de droit … véritablement … en jeu» (Interprétation de l’accord du 25 mars 1951 entre l’OMS et l’Egypte, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1980, p. 89, par. 35). De même, lorsque la question posée est ambiguë ou vague, la Cour peut la clarifier avant de donner son avis (Demande de réformation du jugement no 273 du Tribunal administratif des Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1982, p. 348, par. 46). S’il est loisible à la Cour, à titre exceptionnel, de reformuler les questions qui lui sont adressées pour avis consultatif, elle ne le fait que pour s’assurer de donner une réponse «fondée en droit» (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 18, par. 15).
136. La Cour considère, en l’espèce, que les questions qui lui sont soumises pour avis consultatif ne nécessitent aucune reformulation de sa part. En effet, la première question concerne le point de savoir si le processus de décolonisation de Maurice a été validement mené à bien en 1968, au regard du droit international, à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos du territoire mauricien en 1965. L’invocation par l’Assemblée générale de certaines résolutions qu’elle a adoptées au cours de cette période ne préjuge, selon la Cour, ni de leur contenu ni de leur portée juridiques. Dans la question a), l’Assemblée générale demande à la Cour de se pencher sur certains événements intervenus entre 1965 et 1968 qui s’inscrivent dans le cadre du processus de décolonisation de Maurice en tant que territoire non autonome. Elle n’a pas soumis à la Cour un quelconque différend bilatéral de souveraineté qui opposerait le Royaume-Uni à Maurice. Dans la question b), manifestement liée à la question a), il est demandé à la Cour de dire quelles sont les conséquences, en droit international, du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni. En se référant ainsi au droit international, l’Assemblée générale visait nécessairement les conséquences pour les différents sujets de ce droit, dont les Etats.
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137. Il revient à la Cour de dire quel est le droit applicable à la situation factuelle qui lui a été soumise par l’Assemblée générale dans sa demande d’avis consultatif. Dès lors, nul n’est besoin pour elle de se livrer à une interprétation restrictive des questions qui lui ont été posées par l’Assemblée générale. Lorsqu’elle dit le droit dans l’exercice de sa fonction consultative, la Cour prête assistance à l’Assemblée générale pour la solution d’un problème qui se pose à elle (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 21, par. 23). En donnant son avis, la Cour n’interfère pas dans l’exercice par l’Assemblée générale de ses propres fonctions.
138. La Cour va examiner maintenant la première question qui lui a été posée par l’Assemblée générale sur le point de savoir si le processus de décolonisation de Maurice a été validement mené à bien au regard du droit international.
A. La question de savoir si le processus de décolonisation de Maurice a été validement mené à bien au regard du droit international (question a))
139. Afin de se prononcer sur la question de savoir si le processus de décolonisation de Maurice a été validement mené à bien au regard du droit international, la Cour déterminera, en premier lieu, la période pertinente dans le temps aux fins d’identifier le droit international applicable et, en deuxième lieu, le contenu de ce droit. En outre, dans la mesure où l’Assemblée générale s’est référée à certaines résolutions qu’elle a adoptées, la Cour, en déterminant les obligations reflétées dans ces résolutions, devra examiner les fonctions de l’Assemblée générale dans la conduite du processus de décolonisation.
1. La période pertinente, dans le temps, aux fins d’identifier le droit international applicable
140. Dans le libellé de la question a), l’Assemblée générale situe le processus de décolonisation de Maurice dans la période qui va de la séparation de l’archipel des Chagos de son territoire en 1965 à son indépendance en 1968. Par conséquent, c’est par référence à cette période que la Cour est censée établir le droit international applicable à ce processus.
141. Divers participants ont relevé que le droit international n’est pas gelé au moment où les premières dispositions sont prises pour la mise en oeuvre du droit à l’autodétermination à l’égard d’un territoire.
142. Selon la Cour, si la détermination du droit applicable doit se focaliser sur la période allant de 1965 à 1968, ceci ne l’empêchera pas, surtout lorsqu’il s’agit de règles coutumières, de se pencher sur l’évolution du droit à l’autodétermination depuis l’adoption de la Charte des Nations Unies et de la résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960 intitulée «Déclaration relative à l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux». En effet, la pratique des Etats et l’opinio juris, soit l’acceptation de cette pratique comme étant le droit (article 38 du Statut de la Cour), se consolident et s’affirment progressivement dans le temps.
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143. Par ailleurs, la Cour peut s’appuyer sur les instruments juridiques postérieurs à la période considérée lorsqu’ils confirment ou interprètent des règles ou principes préexistants.
2. Le droit international applicable
144. La Cour devra déterminer la nature, le contenu et la portée du droit à l’autodétermination applicable au processus de décolonisation de Maurice, en tant que territoire non autonome reconnu comme tel, depuis 1946, dans la pratique des Nations Unies et par la puissance administrante elle-même. La Cour est consciente que le droit à l’autodétermination, en tant que droit humain fondamental, a un champ d’application étendu. Cependant, afin de répondre à la question posée par l’Assemblée générale, elle se limitera, dans le cadre du présent avis consultatif, à l’analyse du droit à l’autodétermination dans le contexte de la décolonisation.
145. Les participants à la procédure consultative ont adopté des positions opposées en ce qui concerne le caractère coutumier du droit à l’autodétermination, ainsi que son contenu et les modalités de son exercice entre 1965 et 1968. Certains participants ont fait valoir que le droit à l’autodétermination était solidement ancré en droit international coutumier dans la période en question. D’autres ont fait valoir que le droit à l’autodétermination n’était pas partie intégrante du droit international coutumier dans la période considérée.
146. La Cour commencera par rappeler que le «respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes» figure parmi les objectifs de l’Organisation des Nations Unies (article premier, paragraphe 2, de la Charte). Un tel objectif concerne, en particulier, la «Déclaration relative aux territoires non autonomes» (chapitre XI de la Charte), puisque «les Membres des Nations Unies qui ont ou qui assument la responsabilité d’administrer des territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes» sont appelés à «développer [la] capacité [de ces populations] de s’administrer elles-mêmes» (article 73 de la Charte).
147. Il en découle, selon la Cour, que le régime juridique des territoires non autonomes, prévu au chapitre XI de la Charte, reposait sur le développement progressif de leurs institutions de manière à conduire les populations concernées à exercer leur droit à l’autodétermination.
148. La Charte des Nations Unies, qui a fait du respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes l’un des objectifs de l’Organisation, comporte des dispositions permettant, à terme, aux territoires non autonomes de s’administrer eux-mêmes. C’est dans ce contexte que la Cour doit rechercher à quel moment le droit à l’autodétermination s’est cristallisé en tant que règle coutumière ayant force obligatoire pour tous les Etats.
149. La coutume se constitue au travers «d’une pratique générale acceptée comme étant le droit» (article 38 du Statut de la Cour). La Cour a souligné que ces deux éléments, soit la pratique générale et l’opinio juris, constitutifs de la coutume internationale, sont étroitement liés :
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«Non seulement les actes considérés doivent représenter une pratique constante, mais en outre ils doivent témoigner, par leur nature ou la manière dont ils sont accomplis, de la conviction que cette pratique est rendue obligatoire par l’existence d’une règle de droit. La nécessité de pareille conviction, c’est-à-dire l’existence d’un élément subjectif, est implicite dans la notion même d’opinio juris sive necessitatis. Les Etats intéressés doivent donc avoir le sentiment de se conformer à ce qui équivaut à une obligation juridique. Ni la fréquence ni même le caractère habituel des actes ne suffisent.» (Plateau continental de la mer du Nord, arrêt, C.I.J. Recueil 1969, p. 44, par. 77.)
150. Dans la consolidation de la pratique des Etats en matière de décolonisation, l’adoption de la résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960 constitue un moment décisif. Auparavant, l’Assemblée générale avait réaffirmé à plusieurs reprises le droit à l’autodétermination (résolutions 637 (VII) du 16 décembre 1952, 738 (VIII) du 28 novembre 1953 et 1188 (XII) du 11 décembre 1957) et plusieurs territoires non autonomes avaient accédé à l’indépendance. La résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale précise le contenu et la portée du droit à l’autodétermination. La Cour relève que le processus de décolonisation s’est accéléré au cours de l’année 1960, puisque 18 pays, dont 17 pays africains, ont accédé à l’indépendance. Au cours des années 1960, les peuples de 28 autres territoires non autonomes exerceront leur droit à l’autodétermination, accédant ainsi à l’indépendance. De l’avis de la Cour, il existe un lien manifeste entre la résolution 1514 (XV) et le processus de décolonisation qui a suivi son adoption.
151. Ainsi que la Cour l’a rappelé :
«les résolutions de l’Assemblée générale, même si elles n’ont pas force obligatoire, peuvent parfois avoir une valeur normative. Elles peuvent, dans certaines circonstances, fournir des éléments de preuve importants pour établir l’existence d’une règle ou l’émergence d’une opinio juris. Pour savoir si cela est vrai d’une résolution donnée de l’Assemblée générale, il faut en examiner le contenu ainsi que les conditions d’adoption ; il faut en outre vérifier s’il existe une opinio juris quant à son caractère normatif.» (Licéité de la menace de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996 (I), p. 254-255, par. 70.)
152. Selon la Cour, bien qu’elle soit formellement une recommandation, la résolution 1514 (XV) a un caractère déclaratoire s’agissant du droit à l’autodétermination en tant que norme coutumière, du fait de son contenu et des conditions de son adoption. Cette résolution a été adoptée par 89 voix, avec 9 abstentions. Aucun des Etats participant au vote n’a exprimé d’opposition à l’existence du droit des peuples à l’autodétermination. Certains des Etats qui se sont abstenus ont justifié leur abstention par le temps nécessaire pour la mise en oeuvre de ce droit.
153. Le libellé de la résolution 1514 (XV) a un caractère normatif en ce qu’elle affirme que «[t]ous les peuples ont le droit de libre détermination». Son préambule proclame «la nécessité de mettre rapidement et inconditionnellement fin au colonialisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations», et, selon son paragraphe premier, «[l]a sujétion des peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme [et] est contraire à la Charte des Nations Unies».
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Cette résolution prévoit en outre que «[d]es mesures immédiates seront prises, dans les territoires sous tutelle, les territoires non autonomes et tous autres territoires qui n’ont pas encore accédé à l’indépendance, pour transférer tous pouvoirs aux peuples de ces territoires, sans aucune condition ni réserve, conformément à leur volonté et à leurs voeux librement exprimés». Afin d’empêcher tout démembrement des territoires non autonomes, le paragraphe 6 de la résolution 1514 (XV) prévoit que :
«Toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies.»
154. L’article premier commun au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adoptés le 16 décembre 1966 par la résolution 2200 A (XXI) de l’Assemblée générale, réaffirme le droit de tous les peuples à l’autodétermination et dispose, entre autres, ce qui suit :
«Les Etats parties au présent Pacte, y compris ceux qui ont la responsabilité d’administrer des territoires non autonomes et des territoires sous tutelle, sont tenus de faciliter la réalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et de respecter ce droit, conformément aux dispositions de la Charte des Nations Unies.»
155. La nature et la portée du droit des peuples à l’autodétermination, incluant le respect de «l’unité nationale et [de] l’intégrité territoriale d’un Etat ou d’un pays», ont été réitérées dans la Déclaration relative aux Principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies. Cette déclaration est annexée à la résolution 2625 (XXV) de l’Assemblée générale qui a été adoptée par consensus en 1970. En incluant le droit à l’autodétermination parmi les «principes fondamentaux du droit international», la déclaration a confirmé son caractère normatif en droit international coutumier.
156. Les modalités de mise en oeuvre du droit à l’autodétermination dans un territoire non autonome, décrit comme «géographiquement séparé et ethniquement ou culturellement distinct du pays qui l’administre», ont été précisées par le Principe VI de la résolution 1541 (XV) adoptée par l’Assemblée générale le 15 décembre 1960 :
«[U]n territoire non autonome a atteint la pleine autonomie :
a) Quand il est devenu Etat indépendant et souverain ;
b) Quand il s’est librement associé à un Etat indépendant ; ou
c) Quand il s’est intégré à un Etat indépendant».
157. La Cour rappelle que, si l’exercice de l’autodétermination peut se réaliser au travers de l’une des options prévues par la résolution 1541 (XV), il doit être l’expression de la volonté libre et authentique du peuple concerné. Cependant, «[l]e droit à l’autodétermination laisse à l’Assemblée générale une certaine latitude quant aux formes et aux procédés selon lesquels ce droit doit être mis en oeuvre» (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 36, par. 71).
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158. Le droit à l’autodétermination, en droit international coutumier, n’impose pas un mécanisme particulier pour sa mise en oeuvre dans tous les cas, ainsi que la Cour l’a souligné :
«La validité du principe d’autodétermination, défini comme répondant à la nécessité de respecter la volonté librement exprimée des peuples, n’est pas diminuée par le fait que dans certains cas l’Assemblée générale n’a pas cru devoir exiger la consultation des habitants de tel ou tel territoire. Ces exceptions s’expliquent soit par la considération qu’une certaine population ne constituait pas un «peuple» pouvant prétendre à disposer de lui-même, soit par la conviction qu’une consultation eût été sans nécessité aucune, en raison de circonstances spéciales.» (Sahara occidental, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1975, p. 33, par. 59.)
159. Quelques-uns des participants ont prétendu que le caractère coutumier du droit à l’autodétermination n’emportait pas l’obligation de le mettre en oeuvre dans les limites du territoire non autonome.
160. La Cour rappelle que le droit à l’autodétermination du peuple concerné est défini par référence à l’ensemble du territoire non autonome, ainsi que le souligne le paragraphe 6 précité de la résolution 1514 (XV) (voir le paragraphe 153 ci-dessus). Tant la pratique des Etats que l’opinio juris, au cours de la période pertinente, confirment le caractère coutumier du droit à l’intégrité territoriale d’un territoire non autonome, qui constitue le corollaire du droit à l’autodétermination. Aucun cas n’a été porté à l’attention de la Cour dans lequel, postérieurement à la résolution 1514 (XV), l’Assemblée générale ou tout autre organe des Nations Unies aurait considéré comme licite le détachement par la puissance administrante d’une partie d’un territoire non autonome en vue de le maintenir sous le joug colonial. Les Etats n’ont cessé de souligner que le respect de l’intégrité territoriale d’un territoire non autonome était un élément clef de l’exercice du droit à l’autodétermination en droit international. La Cour considère que les peuples des territoires non autonomes sont habilités à exercer leur droit à l’autodétermination sur l’ensemble de leur territoire, dont l’intégrité doit être respectée par la puissance administrante. Il en découle que tout détachement par la puissance administrante d’une partie d’un territoire non autonome, à moins d’être fondé sur la volonté librement exprimée et authentique du peuple du territoire concerné, est contraire au droit à l’autodétermination.
161. Selon la Cour, le droit à l’autodétermination constitue le droit international applicable au cours de la période considérée, à savoir entre 1965 et 1968. Dans son avis consultatif sur la Namibie, elle a constaté la consolidation de ce droit :
«l’évolution ultérieure du droit international à l’égard des territoires non autonomes, tel qu’il est consacré par la Charte des Nations Unies, a fait de l’autodétermination un principe applicable à tous ces territoires» (Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 31, par. 52).
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162. La Cour en vient maintenant à l’examen des fonctions de l’Assemblée générale dans la conduite du processus de décolonisation.
3. Les fonctions de l’Assemblée générale concernant la décolonisation
163. L’Assemblée générale a joué un rôle fondamental dans l’activité des Nations Unies en matière de décolonisation, notamment depuis l’adoption de la résolution 1514 (XV). Elle a veillé à la mise en oeuvre des obligations des Etats Membres à cet égard, telles qu’elles sont prévues dans le chapitre XI de la Charte et telles qu’elles découlent de la pratique qui s’est développée au sein de l’Organisation.
164. C’est dans ce contexte que la question a) posée à la Cour invite celle-ci à se pencher, dans l’examen du droit international applicable au processus de décolonisation de Maurice, sur les obligations évoquées dans les résolutions de l’Assemblée générale 2066 (XX) du 16 décembre 1965, 2232 (XXI) du 20 décembre 1966 et 2357 (XXII) du 19 décembre 1967.
165. L’Assemblée générale, dans la résolution 2066 (XX) du 16 décembre 1965 intitulée «Question de l’île Maurice», après avoir noté «avec une profonde inquiétude que toute mesure prise par la Puissance Administrante pour détacher certaines îles du territoire de l’île Maurice afin d’y établir une base militaire constituerait une violation de ladite déclaration et en particulier du paragraphe 6 de celle-ci», invite dans le dispositif de ce texte «la Puissance Administrante à ne prendre aucune mesure qui démembrerait le territoire de l’île Maurice et violerait son intégrité territoriale».
166. Dans les résolutions 2232 (XXI) et 2357 (XXII), qui ont un caractère plus général et qui sont relatives au contrôle de la situation dans un certain nombre de territoires non autonomes, l’Assemblée générale
«réitère sa déclaration selon laquelle toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale des territoires coloniaux et à établir des bases et des installations militaires dans ces territoires est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies et de la résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale».
167. Selon la Cour, en invitant le Royaume-Uni à respecter ses obligations internationales dans la conduite du processus de décolonisation de Maurice, l’Assemblée générale a agi dans le cadre de la Charte et de l’exercice des fonctions qui lui sont dévolues pour contrôler l’application du droit à l’autodétermination. L’Assemblée générale a assumé de telles fonctions en vue de superviser la mise en oeuvre des obligations incombant aux puissances administrantes en vertu de la Charte. C’est ainsi qu’elle a mis en place un comité spécial chargé d’étudier les facteurs à même de lui permettre de décider «si tel ou tel territoire est ou n’est pas un territoire dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes» (résolution 334 (IV) du 2 décembre 1949).
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Dans sa pratique constante, l’Assemblée a adopté des résolutions pour se prononcer sur la situation spécifique de tel ou tel territoire non autonome. Ainsi, au lendemain de l’adoption de la résolution 1514 (XV), elle a créé le comité des vingt-quatre chargé de suivre l’application de ladite résolution et de formuler des suggestions et des recommandations à ce sujet (résolution 1654 (XVI) du 27 novembre 1961). L’Assemblée générale contrôle également les modalités de l’expression libre et authentique de la volonté du peuple d’un territoire non autonome, y compris la formulation des questions soumises à la consultation populaire.
168. L’Assemblée générale a constamment exhorté les puissances administrantes à respecter l’intégrité territoriale des territoires non autonomes, surtout depuis l’adoption de la résolution 1514 (XV) du 14 décembre 1960 (voir, par exemple, ses résolutions 2023 (XX) du 5 novembre 1965 et 2183 (XXI) du 12 décembre 1966 (Question d’Aden) ; 3161 (XXVIII) du 14 décembre 1973 et 3291 (XXIX) du 13 décembre 1974 (Question de l’archipel des Comores) ; 34/91 du 12 décembre 1979 (Question des îles Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India)).
169. La Cour examinera maintenant les circonstances dans lesquelles l’archipel des Chagos a été détaché de Maurice et appréciera si ce détachement a été effectué conformément au droit international.
4. Application en l’espèce
170. Il convient de rappeler tout d’abord quel était le statut juridique de Maurice avant son indépendance. Le Royaume-Uni a administré de manière ininterrompue «l’île Maurice et [s]es dépendances» [«the island of Mauritius and the Dependencies of Mauritius»], incluant l’archipel des Chagos, depuis la conclusion du traité de Paris de 1814. C’est ainsi que Maurice va figurer dans son intégralité, y compris avec ses dépendances, sur la liste des territoires non autonomes établie par l’Assemblée générale (résolution 66 (I) du 14 décembre 1946). C’est sur cette base que le Royaume-Uni transmettra régulièrement à l’Assemblée générale les renseignements relatifs à la situation prévalant dans ce territoire, en application de l’article 73 de la Charte. Par conséquent, au moment de son détachement de Maurice en 1965, l’archipel des Chagos faisait bien partie intégrante de ce territoire non autonome.
171. Dans l’accord de Lancaster House du 23 septembre 1965, le Premier et d’autres représentants de Maurice, qui était toujours sous l’autorité du Royaume-Uni, en tant que puissance administrante, ont accepté en principe le détachement de l’archipel des Chagos du territoire mauricien. L’accord concerné a été donné à la condition que l’archipel ne puisse être cédé à une tierce partie et soit restitué à Maurice ultérieurement, condition qui a alors été agréée par le Royaume-Uni.
172. La Cour observe que, lorsque le conseil des ministres a accepté en principe le détachement de l’archipel des Chagos du territoire de Maurice, celle-ci était, en tant que colonie, sous l’autorité du Royaume-Uni. Ainsi que l’a noté à l’époque le comité des vingt-quatre, «la Constitution actuelle de l’île Maurice … ne permet pas aux représentants de la population
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d’exercer des pouvoirs législatifs ou exécutifs réels et [cette] autorité est presque entièrement concentrée entre les mains du Gouvernement du Royaume-Uni et de ses représentants» (Nations Unies, doc. A/5800/Rev.1 (1964-1965), p. 367-368, par. 154). Selon la Cour, il n’est pas possible de parler d’un accord international lorsque l’une des parties, à savoir Maurice, qui aurait cédé le territoire au Royaume-Uni, était sous l’autorité de celui-ci. La Cour considère que, dans une situation où une partie du territoire non autonome est séparée pour créer une nouvelle colonie, la question du consentement doit être évaluée avec la plus grande vigilance. Ayant examiné les circonstances dans lesquelles le conseil des ministres de la colonie de Maurice a accepté en principe le détachement de l’archipel des Chagos sur la base de l’accord de Lancaster House, la Cour considère que ce détachement n’a pas été fondé sur l’expression libre et authentique de la volonté du peuple concerné.
173. Dans sa résolution 2066 (XX) du 16 décembre 1965, adoptée quelques semaines après le détachement de l’archipel des Chagos, l’Assemblée générale a jugé opportun de rappeler l’obligation du Royaume-Uni, en tant que puissance administrante, de respecter l’intégrité territoriale de Maurice. La Cour considère que les obligations découlant du droit international et reflétées dans les résolutions adoptées par l’Assemblée générale au cours du processus de décolonisation de Maurice imposent au Royaume-Uni, en tant que puissance administrante, de respecter l’intégrité territoriale de ce pays, y compris l’archipel des Chagos.
174. La Cour conclut que, du fait du détachement illicite de l’archipel des Chagos et de son incorporation dans une nouvelle colonie, dénommée «BIOT», le processus de décolonisation de Maurice n’a pas été validement mené à bien au moment de l’accession de ce pays à l’indépendance en 1968.
B. Les conséquences en droit international du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni (question b))
175. Ayant établi que le processus de décolonisation de Maurice n’a pas été validement mené à bien en 1968, la Cour doit maintenant examiner les conséquences, en droit international, du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni (question b)). La Cour répondra à cette question, formulée au présent, en se fondant sur le droit international applicable au moment où elle rend son avis.
176. Plusieurs participants à la procédure devant la Cour ont soutenu que le maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni a des conséquences, en droit international, non seulement pour le Royaume-Uni lui-même, mais aussi pour les autres Etats et les organisations internationales. Parmi ces conséquences, ils soulignent que le Royaume-Uni devrait mettre fin, sans délai, à l’administration de l’archipel des Chagos et le restituer à Maurice. Certains des participants sont allés plus loin en préconisant que le Royaume-Uni soit enjoint de réparer le préjudice subi par Maurice. D’autres ont estimé que l’ancienne puissance administrante devait coopérer avec Maurice en vue de la réinstallation des nationaux mauriciens, en particulier ceux d’origine chagossienne.
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En revanche, selon l’un des participants, la seule conséquence pour le Royaume-Uni, en droit international, concernait la rétrocession de l’archipel des Chagos lorsqu’il ne serait plus nécessaire pour les besoins de défense de cet Etat. Enfin, quelques participants ont estimé que le calendrier fixé pour l’achèvement de la décolonisation de Maurice relevait des négociations bilatérales que ce pays devrait engager avec le Royaume-Uni.
S’agissant des conséquences pour les Etats tiers, certains des participants ont soutenu que ces derniers avaient l’obligation de ne pas reconnaître la situation illicite résultant du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni et de ne pas prêter assistance à son maintien.
* *
177. La Cour ayant constaté que la décolonisation de Maurice ne s’est pas réalisée dans le respect du droit des peuples à l’autodétermination, le maintien de l’administration de l’archipel des Chagos par le Royaume-Uni constitue un fait illicite qui engage la responsabilité internationale de cet Etat (voir Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 23 ; Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 38, par. 47 ; voir aussi l’article premier des Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite). Il s’agit d’un fait illicite à caractère continu qui résulte de la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice.
178. Dès lors, le Royaume-Uni est tenu, dans les plus brefs délais, de mettre fin à son administration de l’archipel des Chagos, ce qui permettra à Maurice d’achever la décolonisation de son territoire dans le respect du droit des peuples à l’autodétermination.
179. Les modalités nécessaires pour assurer le parachèvement de la décolonisation de Maurice relèvent de l’Assemblée générale des Nations Unies, dans l’exercice de ses fonctions en la matière. Ainsi que la Cour l’a précisé par le passé, il ne lui appartient pas de «déterminer quelles mesures l’Assemblée générale pourrait juger utile de prendre après avoir reçu son avis, ni quelle pourrait être l’incidence de celui-ci sur de telles mesures» (Conformité au droit international de la déclaration d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 421, par. 44).
180. Le respect du droit à l’autodétermination étant une obligation erga omnes, tous les Etats ont un intérêt juridique à ce que ce droit soit protégé (voir Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 102, par. 29 ; voir aussi, Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1970, p. 32, par. 33). Selon la Cour, alors qu’il appartient à l’Assemblée générale de se prononcer sur les modalités nécessaires au parachèvement de la décolonisation de Maurice, tous les Etats Membres doivent coopérer avec l’Organisation des Nations Unies pour la mise en oeuvre de ces modalités. Ainsi que le rappelle la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la Charte des Nations Unies :
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«Tout Etat a le devoir de favoriser, conjointement avec d’autres Etats ou séparément, la réalisation du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, conformément aux dispositions de la Charte, et d’aider l’Organisation des Nations Unies à s’acquitter des responsabilités que lui a conférées la Charte en ce qui concerne l’application de ce principe» (résolution 2625 (XXV) de l’Assemblée générale).
181. Quant à la réinstallation dans l’archipel des Chagos des nationaux mauriciens, y compris ceux d’origine chagossienne, il s’agit d’une question relative à la protection des droits humains des personnes concernées qui devrait être examinée par l’Assemblée générale lors du parachèvement de la décolonisation de Maurice.
182. En réponse à la question b) de l’Assemblée générale, qui a trait aux conséquences en droit international du maintien de l’archipel des Chagos sous administration britannique, la Cour conclut que le Royaume-Uni est tenu, dans les plus brefs délais, de mettre fin à son administration de l’archipel des Chagos et que tous les Etats Membres sont tenus de coopérer avec l’Organisation des Nations Unies aux fins du parachèvement de la décolonisation de Maurice.
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* *
183. Par ces motifs,
LA COUR,
1) A l’unanimité,
Dit qu’elle est compétente pour répondre à la demande d’avis consultatif ;
2) Par douze voix contre deux,
Décide de donner suite à la demande d’avis consultatif ;
POUR : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Gevorgian, Salam, Iwasawa, juges ;
CONTRE : M. Tomka, Mme Donoghue, juges ;
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3) Par treize voix contre une,
Est d’avis que, au regard du droit international, le processus de décolonisation de Maurice n’a pas été validement mené à bien lorsque ce pays a accédé à l’indépendance en 1968 à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos ;
POUR : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Gevorgian, Salam, Iwasawa, juges ;
CONTRE : Mme Donoghue, juge ;
4) Par treize voix contre une,
Est d’avis que le Royaume-Uni est tenu, dans les plus brefs délais, de mettre fin à son administration de l’archipel des Chagos ;
POUR : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Gevorgian, Salam, Iwasawa, juges ;
CONTRE : Mme Donoghue, juge ;
5) Par treize voix contre une,
Est d’avis que tous les Etats Membres sont tenus de coopérer avec l’Organisation des Nations Unies aux fins du parachèvement de la décolonisation de Maurice.
POUR : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Gevorgian, Salam, Iwasawa, juges ;
CONTRE : Mme Donoghue, juge.
Fait en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais de la Paix, à La Haye, le vingt-cinq février deux mille dix-neuf, en deux exemplaires, dont l’un restera déposé aux archives de la Cour et l’autre sera transmis au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies.
Le président,
(Signé) Abdulqawi Ahmed YUSUF.
Le greffier,
(Signé) Philippe COUVREUR.
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Mme la juge XUE, vice-présidente, joint une déclaration à l’avis consultatif ; MM. les juges TOMKA et ABRAHAM joignent des déclarations à l’avis consultatif ; M. le juge CANÇADO TRINDADE joint à l’avis consultatif l’exposé de son opinion individuelle ; MM. les juges CANÇADO TRINDADE et ROBINSON joignent une déclaration commune à l’avis consultatif ; Mme la juge DONOGHUE joint à l’avis consultatif l’exposé de son opinion dissidente ; M. le juge GAJA, Mme la juge SEBUTINDE et M. le juge ROBINSON joignent à l’avis consultatif les exposés de leur opinion individuelle ; MM. les juges GEVORGIAN, SALAM et IWASAWA joignent des déclarations à l’avis consultatif.
(Paraphé) A.A.Y.
(Paraphé) Ph.C.
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Avis consultatif du 25 février 2019

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