Observations écrites de la Serbie

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169-20180515-WRI-06-00-EN
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15243
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
EFFETS JURIDIQUES DE LA SÉPARATION DE L’ARCHIPEL DES CHAGOS DE MAURICE EN 1965
(REQUÊTE POUR AVIS CONSULTATIF)
OBSERVATIONS ÉCRITES DE LA RÉPUBLIQUE DE SERBIE
Mai 2018
[Traduction du Greffe]
I.
1. Conformément à l’ordonnance de la Cour internationale de Justice du 14 juillet 2017 et à l’ordonnance du 17 janvier 2018, la République de Serbie soumet ici ses observations écrites. Les exposés écrits déposés par un certain nombre d’Etats ainsi que par l’Union africaine viennent étayer la position selon laquelle la Cour a un rôle primordial à jouer en rendant un avis consultatif dans ce cas particulier, et que la présente procédure est d’une grande importance pour le renforcement de la primauté du droit au niveau international.
2. La République de Serbie estime opportun de fournir certaines observations écrites concernant, d’une part, la légitimité la Cour à exercer sa compétence pour donner un avis consultatif, et, d’autre part, les questions de fond posées par l’Assemblée générale.
II.
3. La République de Serbie réitère l’opinion qu’elle a déjà exprimée, à savoir que, en l’espèce, des raisons décisives justifient que la Cour participe aux activités des Nations Unies en donnant un avis juridique. En d’autres termes, il n’existe aucune raison pour la Cour de refuser d’exercer sa compétence consultative.
4. Il est incontestable qu’un différend relatif à la souveraineté de l’archipel des Chagos oppose de longue date le Royaume-Uni et Maurice. Toutefois, ce différend de longue date ne porte que sur une partie du processus de décolonisation de Maurice et aucun avis rendu par la Cour internationale de Justice ne permettra de le résoudre, compte tenu de la nature même de ses avis consultatifs. En effet, l’avis consultatif permettra seulement de fournir à l’Assemblée générale une orientation juridique opportune. C’est le processus de décolonisation incomplet, à savoir la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice et le dépeuplement de l’archipel des Chagos, qui a fait naître de nombreuses questions juridiques se rapportant à la décolonisation ainsi que de nombreux différends, notamment sur le droit du peuple mauricien (et de l’archipel des Chagos) à l’autodétermination, sur l’intégrité territoriale de Maurice et sur les responsabilités de la puissance administrante (en l’espèce, le Royaume-Uni) dans le processus de décolonisation. Analyser la situation actuelle comme s’il s’agissait d’une question exclusivement bilatérale entre le Royaume-Uni et Maurice serait faire fi d’un certain nombre de principes et règles juridiques qui régissent le processus de décolonisation, et négliger les intérêts juridiques de la communauté internationale dans son ensemble et de l’Assemblée générale des Nations Unies en particulier. Les faits de l’espèce semblent incontestables et montrent que l’avis consultatif demandé ne concerne pas le différend bilatéral mais une situation ancienne au sujet de laquelle les acteurs clés, y compris l’Assemblée générale des Nations Unies et la puissance administrante (le Royaume-Uni), ont des positions juridiques divergentes.
5. A plusieurs reprises, l’Assemblée générale a appelé le Royaume-Uni, en sa qualité de puissance administrante, à agir en conformité avec certaines règles, notamment avec la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux.
6. Par exemple, immédiatement après la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice, l’Assemblée générale a adopté sa résolution 2066 (XX), dans laquelle elle a noté que
«toute mesure prise par la Puissance administrante pour détacher certains îles du territoire de l’île Maurice afin d’y établir une base militaire constituerait une violation de» la déclaration sur l’octroi de l’indépendance, et «invit[é] le Gouvernement du
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Royaume-Uni de Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord à prendre des mesures efficaces en vue de la mise en oeuvre immédiate et complète de la résolution 1514 (XV)». L’Assemblée générale a en outre invité «la puissance administrante à ne prendre aucune mesure qui démembrerait le territoire de l’île Maurice et violerait son intégrité territoriale.»
7. La situation créée par la séparation de l’archipel des Chagos était et reste très préoccupante pour l’Assemblée générale. Le fait que ces questions ont été rarement débattues pendant une certaine période ne signifie pas que l’Assemblée générale a ignoré sa propre résolution concernant la décolonisation de Maurice ni que la question de la licéité de la décolonisation de Maurice a simplement disparu. Cette question est toujours d’actualité et l’Assemblée générale, en vue de prendre de nouvelles mesures, a besoin des conseils avisés de la Cour internationale de Justice.
8. Les obligations d’une puissance administrante (ou puissance coloniale ; dans le cas présent : le Royaume-Uni et ses alliés, en particulier les Etats-Unis) ne sont pas seulement des obligations envers le territoire et le peuple sous son administration mais également à l’égard de la communauté internationale dans son ensemble. L’Assemblée générale, conformément à la Charte des Nations Unies et à la pratique bien établie de l’Organisation, et en accord avec les positions clarifiées dans un certain nombre de résolutions et de déclarations, a un rôle clair et sans équivoque à jouer dans le processus de décolonisation. Chaque cas de décolonisation est un sujet de préoccupation pour l’Assemblée générale.
9. Le cas présent (la séparation et le dépeuplement de l’archipel des Chagos) concerne l’autorité même de l’Assemblée générale des Nations Unies. Si l’Assemblée générale a invité la puissance administrante «à ne prendre aucune mesure qui démembrerait le territoire de l’île Maurice et violerait son intégrité territoriale», en se fondant sur le droit applicable brièvement énoncé dans la résolution 1514 (XV) (ainsi que dans ses résolutions ultérieures), et que la puissance administrante (le Royaume-Uni) et d’autres Etats Membres ont clairement exprimé une position différente dans leurs écritures et dans leurs prises de parole devant l’Assemblée générale, celle-ci a fortement intérêt à demander un avis juridique autorisé au principal organe judiciaire des Nations Unies, à savoir la Cour internationale de Justice.
10. Dans la présente demande d’avis consultatif, les aspects bilatéraux du différend ne sont qu’un écho (ou effet secondaire) des questions principales. La Cour internationale de Justice doit répondre aux questions posées par l’Assemblée générale. Elle pourrait également appeler les parties à ce différend à agir conformément au droit international, ayant à l’esprit que les Nations Unies ont été créées dans le but «d’être un centre où s’harmonisent les efforts des nations vers ces fins communes», ainsi qu’il est énoncé à l’article 1 de la Charte des Nations Unies.
11. En l’espèce, un avis juridique est demandé sur deux points. Le premier concerne la licéité de la décolonisation et le second porte sur ses conséquences juridiques. Ces deux questions revêtent une importance particulière pour l’Assemblée générale. L’objet principal de la première est de déterminer si le contenu de plusieurs résolutions relatives à la décolonisation est une manifestation du droit international qui existait au moment de leur publication ou à l’époque de la
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décolonisation de Maurice. La seconde est d’une importance particulière étant donné que l’Assemblée générale est en mesure de s’occuper de la situation créée par un acte illicite (la décolonisation incomplète de Maurice par la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice et son dépeuplement).
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12. La position du Royaume-Uni, qui révèle le coeur du problème, a été exprimée par divers représentants du Royaume-Uni et réaffirmée dans l’exposé écrit qu’il a soumis à la Cour internationale de Justice. Le paragraphe 5.10 de l’exposé du Royaume-Uni dit ce qui suit :
«Lorsqu’il a jugé utile de le faire, le Royaume-Uni a réagi fermement à ces prétentions, par un rejet accompagné de la réaffirmation de sa souveraineté. Le 30 septembre 1999, par exemple, sa représentante a répliqué à la déclaration de Maurice [] dans les termes suivants :
Le Gouvernement britannique estime que ce Territoire britannique de l’océan Indien est britannique comme il l’a été depuis 1814. Il ne reconnaît pas la revendication de souveraineté du Gouvernement mauricien. Cependant, le Gouvernement britannique a reconnu que Maurice est le seul Etat qui aura le droit de faire valoir une revendication de souveraineté lorsque le Royaume-Uni abandonnera sa propre souveraineté. Les gouvernements britanniques successifs ont promis au Gouvernement mauricien que le territoire sera cédé lorsqu’il ne sera plus nécessaire à des fins de défense.
Le Gouvernement britannique reste ouvert aux discussions concernant les arrangements régissant le Territoire britannique de l’océan Indien ou l’avenir du futur territoire. Le Gouvernement britannique a déclaré qu’au moment opportun, le territoire sera cédé, et que cela se fera en liaison étroite avec le Gouvernement mauricien.»1
13. De surcroît, il est notoire que le Royaume-Uni, aux fins de la création du Territoire britannique de l’océan Indien et de l’établissement d’une base militaire, a dépeuplé l’archipel des Chagos, en d’autres termes, déplacé de force tous les habitants de l’archipel, principalement vers Maurice.
14. La puissance administrante (en l’espèce, le Royaume-Uni) était tenue de respecter l’intégrité territoriale de Maurice et les intérêts de ses habitants. La Charte des Nations Unies (chapitre XI) et plusieurs résolutions adoptées par l’Assemblée générale sont claires sur ce point. Il est incontestable que, lors de la séparation de l’archipel des Chagos et à tout autre moment par la suite, aucune raison militaire impérieuse ou relative à la sécurité de la population de Maurice (et de l’archipel des Chagos) justifiait de séparer l’archipel de Maurice et de le dépeupler pour y établir une base militaire.
15. L’une des principales fonctions de la Cour internationale de Justice est de déterminer le droit (principes et règles juridiques) applicable à des cas concrets. Dans ce cas concret, la Cour
1 Exposé écrit du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, par. 5.10 citant le procès-verbal de la dix-neuvième séance plénière de l’Assemblée générale.
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internationale de Justice est invitée à répondre aux questions posées par l’Assemblée générale en appliquant le droit international, «notamment [l]es obligations évoquées dans les résolutions de l’Assemblée générale» 1514, 2066, 2232 et 2355.
16. Il est inévitable que, pour dégager les règles et principes applicables dans ce cas concret, la Cour internationale de Justice doit déterminer si les obligations énoncées dans les résolutions susnommées sont de nature juridique. La position de la République de Serbie est qu’elles sont de nature juridique. Toutefois, pour déterminer le droit applicable, la Cour internationale de Justice ne doit pas négliger la loi fondamentale de l’Organisation des Nations Unies, à savoir la Charte des Nations Unies, ni la conformité des obligations énoncées dans les résolutions de l’Assemblée générale avec les dispositions de ladite charte.
17. La Charte des Nations Unies est claire à ce sujet. L’administration d’un territoire fait partie des «responsabilités» de la puissance administrante, laquelle ne saurait agir pour son seul compte quand elle assume cette responsabilité. Ainsi qu’il est prévu par l’article 73 de la Charte des Nations Unies :
«Les Membres des Nations Unies qui ont ou qui assument la responsabilité d’administrer des territoires dont les populations ne s’administrent pas encore complètement elles-mêmes reconnaissent le principe de la primauté des intérêts des habitants de ces territoires. Ils acceptent comme une mission sacrée l’obligation de favoriser dans toute la mesure possible leur prospérité, dans le cadre du système de paix et de sécurité internationales établi par la présente Charte...»
18. En d’autres termes, le Royaume-Uni était tenu de respecter pleinement les intérêts des habitants de Maurice et de l’archipel des Chagos. En séparant l’archipel des Chagos de Maurice, la puissance administrante (en l’espèce, le Royaume-Uni) a agi au mépris de la prospérité des habitants de Maurice. Au lieu «d’assurer», tel que prévu à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 73 de la Charte «en respectant la culture des populations en question, leur progrès politique, économique et social, ainsi que le développement de leur instruction, de les traiter avec équité et de les protéger contre les abus», le Royaume-Uni a séparé l’archipel des Chagos de Maurice et procédé au transfert forcé de sa population. Par ces actes, la puissance administrante a empêché toute possibilité de développement de l’autonomie des Chagossiens et la préservation de leurs intérêts. De plus, par ses actes, le Royaume-Uni, en tant que puissance administrante, a fait fi des «aspirations politiques des populations» et de son obligation, en tant que puissance administrante, de «les aider dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques, dans la mesure appropriée aux conditions particulières de chaque territoire et de ses populations et à leurs degrés variables de développement», une attitude qui est contraire à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 73 de la Charte des Nations Unies.
19. Dans ce contexte, il convient de noter que ce n’est pas la puissance coloniale qui a accordé l’indépendance au peuple sous domination coloniale, mais le droit international créé, entre autres, par la Charte des Nations Unies. La Charte des Nations Unies confère une responsabilité principale aux puissances administrantes et celles-ci sont tenues, dans l’exercice de leurs responsabilités, d’agir conformément au droit international. Afin d’atteindre les buts de l’Organisation des Nations Unies (énumérés à l’article 1 de la Charte des Nations Unies), les grandes puissances (ainsi que les puissances administrantes) doivent agir conformément à leurs engagements juridiques, dont la mise en oeuvre requiert inévitablement leur pleine participation. Leur influence au moment de la rédaction de la Charte des Nations Unies a été d’une importance si grande qu’ils ne pouvaient pas se soustraire à leurs obligations en matière de décolonisation. Sans leur consentement, la Charte des Nations Unies n’aurait jamais vu le jour.
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20. Les résolutions adoptées ensuite par l’Assemblée générale ne font qu’apporter des précisions sur les obligations déjà établies par les articles 73 et 74 de la Charte des Nations Unies et par d’autres articles de ladite charte, en particulier ses articles 1 et 2.
21. La première question posée par l’Assemblée générale est la suivante :
«a) Le processus de décolonisation a-t-il été validement mené à bien lorsque Maurice a obtenu son indépendance en 1968, à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos de son territoire et au regard du droit international, notamment des obligations évoquées dans les résolutions de l’Assemblée générale 1514 (XV) du 14 décembre 1960, 2066 (XX) du 16 décembre 1965, 2232 (XXI) du 20 décembre 1966 et 2357 (XXII) du 19 décembre 1967 ?»
22. La formulation «au regard du droit international» inclut nécessairement la Charte des Nations Unies. Les résolutions de l’Assemblée générale doivent être interprétées conformément à cette Charte et en prêtant une attention particulière à ses dispositions pertinentes.
23. La question de savoir si la décolonisation de Maurice était complète quand celle-ci a accédé à l’indépendance le 12 mars 19682 n’est pas celle posée par l’Assemblée générale. L’Assemblée générale demande si «le processus de décolonisation a été validement mené à bien lorsque Maurice a obtenu son indépendance en 1968, à la suite de la séparation de l’archipel des Chagos de son territoire...»
24. Comme cela a été expliqué dans l’exposé des Etats-Unis, «la Cour devrait déterminer si, à l’époque, des obligations juridiques internationales réglementant la question pesaient sur le Royaume-Uni3».
25. La décolonisation est un processus politique de longue haleine. Et ce processus a été et demeure régi par le droit international. Les obligations juridiques précises qui incombent aux Etats administrants sont énoncées non seulement dans les résolutions de l’Assemblée générale, mais principalement dans la Charte des Nations Unies. Bien que la République de Serbie considère que les résolutions susmentionnées font partie du droit international applicable dans ce cas particulier (en d’autres termes, qu’elles reflètent le droit international qui était en vigueur à l’époque et l’est encore aujourd’hui), les questions et préoccupations soulevées, notamment par les Etats-Unis, méritent l’attention. Plus précisément, au paragraphe 4.14 de leur exposé écrit, les Etats-Unis expriment l’opinion selon laquelle
«[la question a)] suggère que les résolutions de l’Assemblée générale citées tiennent compte d’obligations juridiques internationales liant le Royaume-Uni et qui auraient contrarié la mise en place du Territoire britannique de l’océan Indien. Pourtant, comme l’a expliqué la Cour [au sujet du Kosovo] lorsqu’une affaire est susceptible d’affecter la réponse à la question posée, «[i]l serait incompatible avec le bon exercice de sa fonction judiciaire que la Cour considère ce point comme ayant été tranché par l’Assemblée générale»».
2 Exposé écrit des Etats-Unis d’Amérique, par. 4.10.
3 Ibid., par. 4.11.
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26. La première question posée par l’Assemblée générale est essentiellement une demande de confirmation de sa propre position sur certaines questions juridiques. En substance, la résolution 2066 (XX) a qualifié les actes du Royaume-Uni, en tant que puissance administrante, d’actes constituant une violation de l’autorité des Nations Unies. Demander à la Cour internationale de Justice d’apprécier des qualifications et des revendications, notamment en matière de violation de l’intégrité territoriale de Maurice par la séparation de l’archipel des Chagos, est une question légitime à laquelle la Cour internationale de Justice doit répondre. La première question, pour cette raison, est un parfait exemple de question qui devrait être soumise à l’examen de la Cour dans le cadre de l’exercice de sa fonction judiciaire, afin de confirmer les qualifications juridiques retenues par les principaux organes politiques des Nations Unies.
27. Dans un processus politique, tel qu’un processus de décolonisation, les activités des divers organes des Nations Unies et d’autres organisations internationales doivent être appréciées du point de vue juridique. Les résolutions de l’Assemblée générale représentent plus qu’un avis juridique. Elles ont été adoptées, non pour des raisons théoriques, mais afin d’orienter les activités politiques. Fondées sur des considérations juridiques sérieuses, elles ont abouti à des orientations qui ne sauraient être ignorées.
28. Le Territoire britannique de l’océan Indien constitue une situation particulière. Ce territoire a été créé dans le contexte de la décolonisation de Maurice et du déplacement forcé des habitants de l’archipel des Chagos.
29. En 1965, quand le Territoire britannique de l’océan Indien a été proclamé, contrairement à ce qu’affirment les Etats-Unis et le Royaume-Uni4, la Charte des Nations Unies régissait les obligations des Etats administrants envers les territoires non autonomes. Dans leurs exposés, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ne se sont pas étendus sur les articles 1, 2, 73 et 74 de la Charte des Nations Unies, voire les ont passés sous silence.
30. Les résolutions de l’Assemblée générale relative au processus de décolonisation reposent sur les dispositions de la Charte des Nations Unies, la pratique et l’opinio juris des Etats. En particulier5, la résolution 1514 (Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux, New York, 14 décembre 1960) énonce les règles du droit international alors en vigueur. En effet, l’Assemblée générale a notamment pour mandat, en vertu de l’article 13 de la Charte des Nations Unies, de développer la coopération internationale et d’encourager «le développement progressif du droit international et sa codification». La résolution 1514, ainsi que d’autres résolutions, présente les règles du droit international alors en vigueur, ou l’interprétation correcte des articles pertinents de la Charte des Nations Unies.
31. Le droit à l’autodétermination a été élaboré en grande partie dans le contexte de la décolonisation. Lorsqu’il a été introduit dans l’article 1 de la Charte des Nations Unies, il ne s’agissait pas d’une formule vide de sens mais d’une règle de droit international. Les Etats-Unis font valoir que les chapitres XI, XII et XIII de la Charte «ne mentionnent pas l’autodétermination et ... ne contiennent pas d’exigences relatives à l’indépendance des territoires non autonomes6». Cependant, le chapitre XI contient les principaux éléments du droit à l’autodétermination dans un contexte colonial, y compris, mais sans s’y limiter : le principe de la primauté des intérêts des
4 Voir ibid., par. 4.25 et suiv.
5 Contrairement à l’argument avancé notamment au paragraphe 4.29 de l’exposé écrit des Etats-Unis d’Amérique.
6 Exposé écrit des Etats-Unis d’Amérique, par. 4.34.
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habitants ; la nécessité d’assurer, en respectant la culture des populations en question, leur progrès politique, économique et social, ainsi que le développement de leur instruction, de les traiter avec équité et de les protéger contre les abus ; et la nécessité de développer leur capacité de s’administrer elles-mêmes, de tenir compte des aspirations politiques des populations et de les aider dans le développement progressif de leurs libres institutions politiques, etc. Tous ces éléments font partie du droit à l’autodétermination, codifié par la suite dans les pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme. En l’occurrence, la substance même de l’article 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, et l’article 73 de la Charte des Nations Unies sont identiques.
32. L’article 1 desdits pactes et l’article 73 de la Charte des Nations Unies portent sur les mêmes questions : le statut politique et le développement économique, social et culturel. Aux termes du paragraphe 3 de l’article 1 desdits pactes :
«Les Etats parties au présent Pacte, y compris ceux qui ont la responsabilité d’administrer des territoires non autonomes et des territoires sous tutelle, sont tenus de faciliter la réalisation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et de respecter ce droit, conformément aux dispositions de la Charte des Nations Unies.»
33. La résolution 1514 (1960) contient les principes du droit international fondés sur la Charte des Nations Unies et appliqués dans le contexte de la décolonisation. Le soutien politique et moral (puisque les Etats-Unis allèguent que les Etats Membres ont exprimé un soutien politique et moral aux idéaux qui sous-tendent cette résolution)7 trouve son fondement juridique dans la Charte des Nations Unies et dans la pratique antérieure de la décolonisation. Bien que certains aspects de l’autodétermination restent un sujet de discussion et sont toujours problématiques pour une formulation normative, la résolution 1514 semble introduire une opinion juridique commune sur la décolonisation.
34. Toutefois, s’il est plus qu’évident que le dépeuplement est interdit en droit international, il est également clair que le principe de l’intégrité territoriale revêt un caractère universel. Dans leur exposé écrit, les Etats-Unis ont fait valoir ce qui suit :
35.
«Le paragraphe 6 s’est révélé lui aussi problématique. Il prévoit que «[t]oute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies». Les Etats ont exprimé divers points de vue sur le sens de cette formule et sur la pertinence de l’intégrité territoriale dans le processus de décolonisation. Certains d’entre eux ont considéré le paragraphe 6 comme une réaffirmation du paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte, tandis que d’autres ont souligné que les Etats nouvellement indépendants pouvaient prétendre à l’intégrité territoriale.»8
36. Le principe de l’intégrité territoriale (bien que sa violation ne soit pas rare) est une règle de droit international général (jus cogens) depuis l’adoption de la Charte des Nations Unies. Il ne
7 Exposé écrit des Etats-Unis d’Amérique, par. 4.43.
8 Ibid., par. 4.47.
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signifie pas que les frontières ne peuvent pas être modifiées, mais que l’intégrité territoriale est une valeur fondamentale du droit international contemporain.
37. Dans ce cas particulier, il est manifeste que, par la séparation de l’archipel des Chagos et son dépeuplement, le Royaume-Uni, en tant que puissance administrante, a violé l’intégrité territoriale et l’unité nationale de Maurice. Le principe de l’intégrité territoriale et celui de l’interdiction de détruire l’unité nationale ne sont pas des principes isolés du droit international. Ils doivent être considérés dans le contexte des autres principes fondamentaux du droit international, en particulier de ceux énoncés aux articles 1 et 2 de la Charte des Nations Unies ainsi qu’en ses articles 73 et 74 .
38. L’unité nationale et l’intégrité territoriale de Maurice ont clairement été violées par la puissance administrante. En l’occurrence, il est évident que, à cette époque et de nos jours, soumettre des peuples à la subjugation, à la domination et à l’exploitation est illicite au regard du droit international. La population de l’archipel des Chagos ne s’est pas simplement vu refuser le droit de déterminer son statut politique, elle a été déplacée de force et dépouillée de tous ses droits par la puissance administrante. Le dépeuplement d’un territoire est la pire expression de déni des droits des populations. Ce n’est pas seulement une violation des règles du droit international, mais également un crime d’une très grande gravité en droit international (persécutions, un crime contre l’humanité).
39. L’intégrité territoriale est une valeur fondamentale du droit international contemporain, de même que dans le droit qui existait au moment de la décolonisation de Maurice. La violation de l’intégrité territoriale est d’une gravité particulière dans les cas où elle se traduit par la destruction totale ou partielle de l’unité nationale.
40. La création du Territoire britannique de l’océan Indien était contraire au droit international (violation de l’intégrité territoriale de Maurice et déplacement forcé de la population de l’archipel des Chagos). Contrairement à ce qu’affirment les Etats-Unis et le Royaume-Uni9, la résolution 2066, selon laquelle «toute mesure prise par la Puissance administrante pour détacher certaines îles du territoire de l’île Maurice afin d’y établir une base militaire constituerait une violation de [la résolution 1514], en particulier du paragraphe 6 de celle-ci», articule clairement les règles impérieuses du droit international alors en vigueur et applicables à une situation particulière (la séparation de l’archipel des Chagos).
41. Dans tous les cas de modifications territoriales, la question est toujours de savoir comment et dans quel but cette modification territoriale a eu lieu. Dans ce cas concret, le but est bien établi : il ne s’agissait pas de servir la prospérité des habitants de l’archipel des Chagos ni de résoudre des questions politiques, économiques, culturelles ou sociales entre la population de l’archipel des Chagos et le reste de Maurice ; cette modification a été décidée aux fins d’établir une base militaire au profit du Royaume-Uni et des Etats-Unis d’Amérique.
42. La position du Royaume-Uni, selon laquelle les gouvernements britanniques successifs «ont promis au Gouvernement mauricien que le territoire sera cédé lorsqu’il ne sera plus nécessaire à des fins de défense», témoigne d’une mauvaise compréhension du cadre juridique international et de la position de la grande puissance chargée d’assumer les responsabilités de la puissance administrante. Dans son exposé écrit et dans d’autres déclarations similaires, le Royaume-Uni
9 Exposé écrit des Etats-Unis d’Amérique, par. 4.55.
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reconnaît tacitement la revendication de Maurice sur le territoire de l’archipel des Chagos. Sous une forme simplifiée, ces arguments sont les suivants : vous possédez des droits sur ce territoire mais j’ai besoin de ce territoire pendant un certain temps ; je vous le restituerai lorsque je n’en aurai plus besoin. Dans le cadre du processus de décolonisation, la puissance administrante ne dispose pas de pouvoirs illimités mais doit agir dans le respect des responsabilités prévues par l’article 73 de la Charte des Nations Unies.
43. Le cas de la décolonisation de Maurice est unique. Bien que des explications puissent être apportées par certains exemples de territoires ayant modifié leurs frontières avant ou après avoir accédé à l’indépendance10 (dans le respect ou non du droit international), dans le cas de l’archipel des Chagos, la situation est claire : la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice et son dépeuplement sont des actes illicites11.
III.
44. La seconde question posée par l’Assemblée générale est la suivante :
«b) Quelles sont les conséquences en droit international, y compris au regard des obligations évoquées dans les résolutions susmentionnées, du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, notamment en ce qui concerne l’impossibilité dans laquelle se trouve Maurice d’y mener un programme de réinstallation pour ses nationaux, en particulier ceux d’origine chagossienne ?»
45. Bien que la séparation de l’archipel des Chagos de Maurice soit un fait historique, l’Assemblée générale est aujourd’hui confrontée aux conséquences de cette séparation et en particulier au dépeuplement de cet archipel. Il est bien établi que «la compétence consultative a pour finalité de permettre aux organes de l’Organisation des Nations Unies et à d’autres institutions autorisées d’obtenir des avis de la Cour qui les aideront dans l’exercice futur de leurs fonctions12» (Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), par. 44).
46. La Cour internationale de Justice doit fournir une orientation juridique sur la façon dont l’Assemblée générale (ou son comité spécial chargé d’étudier la situation en ce qui concerne l’application de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux) doit réagir face à une situation donnée13. Afin d’exercer ses fonctions dans le respect du droit international, l’Assemblée générale, en posant la seconde question, a demandé conseil à la Cour. Les conseils sollicités par l’Assemblée générale concernent les actes de certains Etats et sont particulièrement importants pour faire face aux conséquences juridiques susceptibles d’en découler
10 Exposé écrit des Etats-Unis d’Amérique, par. 4.67.
11 La situation des Iles Caïmanes, des Iles Turques et Caïques, de l’Alaska (1959), de Hawaï (1959) et de Puerto Rico (1952), du Togoland britannique (1956) et des îles Mariannes du Nord (1976) ne peut pas apporter d’explication ni constituer des précédents applicables dans le cas de la décolonisation de Maurice.
12 Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), par. 44.
13 Exposé écrit de l’Allemagne, par. 144.
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pour les Etats14. Ils sont nécessaires pour aider les Etats Membres à agir en accord avec le droit international.
47. Aux termes de l’article 1 de la Charte des Nations Unies, les Nations Unies ont pour vocation d’être «un centre où s’harmonisent les efforts des nations vers ces fins communes». L’Assemblée générale demande donc légitimement à la Cour internationale de Justice de déterminer toutes les «conséquences en droit international ... du maintien de l’archipel des Chagos sous l’administration du Royaume-Uni…». Si la Cour internationale de Justice refuse de répondre à la seconde question, des intérêts politiques contraires au droit international pourraient prévaloir en lieu et place dudit droit.
48. Si le droit international a été violé, l’Organisation des Nations Unies devra agir de manière appropriée et, si nécessaire, appeler les Etats à agir également de manière appropriée. L’examen des conséquences, «pour les Nations Unies en général, et pour l’Assemblée générale»15, ne peut pas être séparé de celui des conséquences pour la puissance administrante, le territoire concerné en l’espèce ou des Etats tiers.
49. De fait, l’Assemblée générale, dans l’exercice de ses fonctions, peut appeler les Etats Membres à agir de façon appropriée. Pour ce faire, l’Assemblée générale, dans ce cas précis, a besoin de toute évidence d’une orientation claire de la Cour internationale de Justice. Afin d’orienter les actions de Maurice et du Royaume-Uni et des Etats-Unis en particulier, l’Assemblée générale a besoin d’être informée sur les droits et responsabilités de ces pays16.
50. La Cour devrait en particulier indiquer dans sa réponse les mesures requises pour réparer la violation du droit international causée par le dépeuplement de l’archipel des Chagos. Il ne s’agit pas seulement d’un différend bilatéral entre le Royaume-Uni et Maurice. La communauté internationale dans son ensemble est concernée. La question de savoir si Maurice est en droit de «mener un programme de réinstallation pour ses nationaux, en particulier ceux d’origine chagossienne», est une question expressément abordée dans la requête de l’Assemblée générale pour avis consultatif, et il semble incontestable qu’elle est disposée à régler cette question une fois que la Cour internationale de Justice aura rendu son avis consultatif.
Le conseiller juridique principal,
ministère des affaires étrangères de la République de Serbie,
(Signé) Aleksandar V. GAJIĆ.
___________
14 Au contraire de l’exposé écrit de l’Allemagne, par. 144.
15 Ibid. par. 143
16 Au contraire de ibid., par. 146.

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Observations écrites de la Serbie

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