Résumé de l'arrêt du 19 juin 2012

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17056
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Number (Press Release, Order, etc)
2012/3
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE

Palais de la Paix, Carnegieplein 2, 2517 KJ La Haye, Pays-Bas
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Résumé
Document non officiel

Résumé 2012/3
Le 19 juin 2012

Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo)

(Indemnisation due par la République démocratique du Congo
à la République de Guinée)

Résumé de l’arrêt du 19 juin 2012

I. Contexte procédural et factuel de l’affaire (par. 1-17)

La Cour commence par rappeler le contexte procédural de la présente affaire.

Le 28 décembre 1998, la République de Guin ée (dénommée ci-après la «Guinée») a déposé
au Greffe de la Cour une requête introductive d’ instance contre la République démocratique du
Congo (ci-après la «RDC», dénommée Zaïre entre 1971 et 1997) au sujet d’un différend relatif à de

«graves violations du droit international» a lléguées avoir été commises sur la personne de
M. Ahmadou Sadio Diallo, ressortissant guinéen.

Dans son arrêt du 24 mai 2007 sur les exceptions pr éliminaires, la Cour a déclaré la requête
de la Guinée recevable, d’une part, «en ce qu’el le a[vait] trait à la protection des droits de

M. Diallo en tant qu’individu» et, d’autre part, en ce qu’elle a[vait ] trait à la protection des «droits
propres de [celui-ci] en tant qu’associé des sociétés Africom-Zaïre et Africontainers-Zaïre». En
revanche, elle a déclaré la requête de la Guinée irrecevable «en ce qu’elle a[vait] trait à la
protection de M.Diallo pour les atteintes allégué es aux droits des soci étés Africom-Zaïre et
Africontainers-Zaïre».

Dans son arrêt sur le fond du 30 novembre 2010, la Cour a jugé que, eu égard aux conditions
dans lesquelles M.Diallo avait été expulsé le 31 janvier1996, la RDC avait violé l’article13 du
Pacte international relatif aux droits civils et politiques (dénommé ci-après le «Pacte»), ainsi que le
paragraphe 4 de l’article 12 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (dénommée

ci-après la «Charte africaine») (point 2 du disposiif). Elle a également jugé que, eu égard aux
conditions dans lesquelles M.Diallo avait été arrêté et détenu en 1995-1996 en vue de son
expulsion, la RDC avait violé les paragraphes 1 et 2 de l’article 9 du Pacte et l’article 6 de la Charte
africaine (point 3 du dispositif). La Cour a de surcroît jugé que la RDC avait violé les droits que

M.Diallo tenait de l’alinéa b) du paragraphe1 de l’article36 de la convention de Vienne sur les
relations consulaires (dénommée ci-après la «convention de Vienne»).

Dans son arrêt sur le fond, la Cour a également déclaré que «la République démocratique du
Congo a[vait] l’obligation de fournir une réparation appropriée, sous la forme d’une indemnisation,

à la République de Guinée pour les conséquences préjudiciables résultant des violations
d’obligations internationales visées aux points 2 et 3 [du dispositif]». En revanche, la Cour n’a pas - 2 -

prescrit le versement d’une indemnité au titre de la violation par la RDC des droits que M. Diallo
tenait de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la c onvention de Vienne. Elle a décidé que,

au cas où les Parties ne pourraient se mettre d’accord au sujet de l’indemnisation due à la Guinée
par la RDC dans les sixmois à compter dudit arrê t, cette question serait réglée par la Cour. Le
délai de six mois ainsi fixé étant arrivé à échéance le 30 mai 2011 sans que les Parties aient pu se
mettre d’accord sur la question, il lui revenait donc de déterminer le montant de l’indemnité devant

être accordée à la Guinée du fa it des arrestations, des détentions et de l’expulsion illicites de
M. Diallo par la RDC, conformément aux conclusions qu’elle avait formulées dans son arrêt sur le
fond.

La Cour relève que la Guinée demande à être indemnisée pour quatre chefs de préjudice : un
chef de préjudice immatériel (qu’elle a appelé «dommage psychologique et moral») et trois chefs
de préjudice matériel, à savoir, respectivement, la perte alléguée de biens personnels, la perte
alléguée de rémunération professionn elle (qu’elle a appelée la «perte de revenus») subie par

M.Diallo au cours de ses détentions et à la su ite de son expulsion, et la privation alléguée de
«gains potentiels». Pour chacun de ces chefs, la Cour indique qu’
elle examinera si l’existence du
préjudice est établie. Ensuite, elle «rechercher[a] si et dans quelle mesure le dommage invoqué par
le demandeur est la conséquence du comportement illicite du défendeur», en examinant «s’il existe

un lien de causalité suffisamment direct et certain en tre le fait illicite … et le préjudice subi par le
demandeur». La Cour précise enfin que, une fois que l’existence du préjudice et le lien de causalité
avec les faits illicites auront été établis, elle procédera à l’évaluation de ce préjudice.

II. Les chefs de préjudice au titre desquels l’indemnisation est demandée (par. 18-55)

A) L’indemnité réclamée au titre du préjudice immatériel subi par M. Diallo

La Cour est d’avis qu’un préjudice immatériel peut être établi même en l’absence d’éléments
de preuve précis. Dans le cas de M.Diallo, le préjudice immatériel subi découle inévitablement
des faits illicites de la RDC dont la Cour a déjà établi l’existence. Dans son arrêt sur le fond, la

Cour a conclu que M. Diallo avait été arrêté sans être informé des raisons de son arrestation et sans
aucune possibilité de recours, qu’il avait été dé tenu pendant une période exagérément longue en
attendant son expulsion, qu’il avait fait l’objet d’accusations sans preuves, et qu’il avait été expulsé
de manière illicite du pays où il résidait depuis trente-deux ans et où il exerçait des activités

commerciales importantes. La C our juge donc raisonnable de c onclure que le comportement
illicite de la RDC a été pour M.Diallo une s ource d’importantes souffrances psychologiques et
qu’il a porté atteinte à sa réputation.

La Cour tient compte en outre du nombre de jours que M.Diallo a passés en détention
⎯ l’intéressé avait été détenu du 5 novembre 1995 au 10 janvier 1996, soit soixante-six jours sans
interruption, puis de nouveau entre le 25 et le 31janvier1996, soit un total de soixante-douze

jours ⎯ et de la conclusion à laquelle elle était parvenue dans son arrêt sur le fond, selon laquelle il
n’avait pas été démontré que l’intéressé avait été soumis à des mauvais traitements prohibés par le
paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

Elle constate par ailleurs que l’examen des circonstances propres à l’affaire met en évidence
l’existence de certains facteurs qui aggravent le préjudice immatériel infligé à M.Diallo,
notamment le contexte dans leque l les détentions et l’expulsion illicites ont eu lieu. Outre le
caractère arbitraire, au sens de l’article9, paragraphe1, du Pacte et de l’article6 de la Charte

africaine, des arrestations et détentions de M.Di allo visant à permettre l’exécution de la mesure
d’expulsion, la Cour souligne qu’elle avait égalemen t relevé, dans son arrêt sur le fond, qu’il était
difficile de ne pas percevoir de lien entre l’expulsion de M. Diallo et le fait qu’il ait tenté d’obtenir
le recouvrement des créances qu’il estimait être dues à ses sociétés par l’Etat zaïrois ou des

entreprises dans lesquelles ce dernier détenait une part importante du capital. La Cour fait observer - 3 -

que la détermination du montant de l’indemnité due à raison d’un préjudice immatériel repose
nécessairement sur des considérations d’équité.

Au vu des circonstances e xposées ci-dessus, la Cour considère que la somme de
85 000 dollars des Etats-Unis constitue une indemnité appropriée au titre du préjudice immatériel
subi par M. Diallo.

B) L’indemnité réclamée au titre du préjudice matériel subi par M. Diallo

La Cour explique qu’elle examinera tout d’ abord la demande de la Guinée afférente à la

perte des biens personnels de M.Diallo; elle se penchera ensuite sur les demandes de la Guinée
relatives à la perte de rémunération professionnelle s ubie par l’intéressé au cours de ses détentions
et à la suite de son expulsion illicites de la RDC; elle traitera enfin de la demande de la Guinée
concernant des «gains potentiels».

1. Perte de biens personnels qu’aurait subie M. Diallo (y compris ses avoirs en banque)

La Cour observe que, selon la Guinée, M.Di allo a été expulsé de manière si brusque qu’il
n’a pu organiser le transfert ou la cession des bi ens personnels se trouvant dans son appartement et
qu’il a, pour la même raison, perdu certains avoirs en banque. Elle indique qu’elle examinera la
demande d’indemnisation formulée par la Guinée au titre de la perte de biens personnels subie par

M. Diallo sans tenir compte des biens des deux soci étés, puisqu’elle a déjà déclaré irrecevables les
réclamations afférentes à celles-ci. Elle consta te que les biens personnels en cause se répartissent
en trois catégories: le mobilier de l’appartemen t qui figurait dans l’inventaire des biens trouvés
dans l’appartement de M. Diallo, certains objets de grande valeur qui se seraient aussi trouvés dans

l’appartement et ne sont pas répertoriés dans cet inventaire, et les avoirs en banque.

S’agissant des biens personnels qui se trouvaient dans l’appartement de M.Diallo, la Cour
note que l’inventaire soumis à la Cour par les deux Parties a été dressé environ douze jours après

que l’intéressé eut été expulsé de la RDC. Elle estime que, si les Parties semblent s’accorder sur le
fait que les biens répertoriés se trouvaient effe ctivement dans l’appartement au moment où
l’inventaire a été dressé, il existe toutefois des incertitudes quant au point de savoir ce qu’il est
advenu de ces biens. La Guinée n’est en effet par parvenue à établir l’étendue de la perte subie par

M. Diallo ni la mesure dans laquelle cette perte aurait été causée par le comportement illicite de la
RDC. La Cour ajoute que, quand bien même il pourrait être établi que les biens personnels
inventoriés ont été perdus, et qu’ils l’ont été en conséquence du comportement illicite de la RDC, la

Guinée n’a produit aucun élément de preuve permettant d’en déterminer la valeur. Nonobstant les
failles du dossier concernant les biens répertoriés da ns l’inventaire, la Cour rappelle que M. Diallo
a vécu et travaillé sur le territoire congolais pe ndant une trentaine d’années, au cours desquelles il
n’a pu manquer d’accumuler des biens personnels. Même à supposer fondée l’affirmation de la

RDC selon laquelle ces biens se seraient trouvés en tre les mains de représentants guinéens et de
proches de M.Diallo après l’expulsion de ce dernie r, la Cour considère que, à tout le moins,
l’intéressé aurait eu à les déménager en Guinée ou prendre des mesures pour pouvoir en disposer en
RDC. Partant, elle ne doute pas que le compor tement illicite de la RDC a causé à M.Diallo un

certain préjudice matériel s’agissant des biens personnels qui se trouvaient dans l’appartement qu’il
occupait, encore qu’il ne serait pas raisonnable de retenir le montant très important réclamé par la
Guinée pour ce chef de préjudice. Dans ces c onditions, elle estime approprié d’accorder une
indemnité, calculée sur la base de considérations d’équité, d’un montant de 10000 dollars des

Etats-Unis.

La Cour en vient ensuite à l’allégation de la Guinée selon laquelle l’appartement de
M.Diallo contenait certains objets de grande valeur qui ne figuraient pas dans l’inventaire

mentionné plus haut. Elle relève que la Guinée fait état de plusieurs d’entre eux dans son mémoire, - 4 -

mais sans guère donner de détails ni apporter la preuve que M.Diallo possédait ces objets au
moment de son expulsion, que, à supposer que tel ait été le cas, ceux-ci se trouvaient dans son

appartement, ou qu’ils ont été perdus en conséquence du traitement qui lui a été infligé par la RDC.
Pour ces motifs, la Cour rejette les demandes formulées par la Guinée au titre de la perte d’objets
de grande valeur omis de l’inventaire.

Quant aux sommes que M. Diallo aurait détenu es sur des comptes en banque, la Cour estime
que la Guinée n’a fourni aucun détail ni aucune preuve à l’appui de ce qu’elle avance. Elle n’a
donné aucune information sur le montant total des sommes ainsi détenues ni sur le solde de tel ou
tel compte, non plus que sur le nom des établisseme nts bancaires concernés. Elle n’a en outre

avancé aucun élément démontrant que les détentions et l’expulsion illicites de M.Diallo auraient
provoqué la perte de tels avoirs, n’expliquant pas, notamment, ce qui aurait empêché l’intéressé
d’avoir accès à ses comptes bancaires après son dépa rt de la RDC. Il n’a donc pas été établi que
M.Diallo aurait perdu tout ou partie de ses avoi rs en banque en RDC ni que les actes illicites de

cette dernière seraient la cause d’une telle perte. La Cour rejette donc la demande de la Guinée en
ce qui concerne la perte de sommes détenues sur des comptes en banque.

En conséquence, la Cour n’accorde aucune indemnisation au titre de la perte alléguée

d’objets de grande valeur et de sommes détenues sur des comptes en banque.

2. Perte de rémunération qu’aurait subie M.Diallo au cours de ses détentions et à la

suite de son expulsion illicites

La Cour observe à titre liminaire que, dans l es conclusions qu’elle présente à la fin de son
mémoire, la Guinée réclame 6 430 148 dollars des Etats-Unis au titre de la perte de revenus subie

par M.Diallo à la fois au cours de ses détentions et à la suite de son expulsion . La Guinée fait
toutefois référence, ailleurs dans son mémoire, à une somme de 80000dollars des Etats-Unis, à
laquelle elle chiffre la perte de revenus subie par M. Diallo durant ses détentions. Telle qu’elle est
présentée par la Guinée, cette somme de 80000dollars des Etats-Unis, bien qu’elle ne fasse pas

l’objet d’une demande séparée dans ses conclusions, est nettement distincte de celle de
6 430 148 dollars des Etats-Unis qui, dans le rais onnement du mémoire, ne concerne que la «perte
de revenus» subie par M. Diallo à la suite de son expulsion. La Cour, comme elle est en droit de le
faire, interprète les conclusions de la Guinée à la lumière du raisonnement développé par celle-ci

dans son mémoire . Elle examine donc d’abord la demande d’indemnisation d’un montant de
80000dollars des Etats-Unis formulée au titre de la perte de rémunération professionnelle subie
par M.Diallo au cours de ses détentions et se penche ensuite sur celle d’un montant de
6 430 148 dollars des Etats-Unis formulée au titre de la perte de rémunération professionnelle subie

par l’intéressé à la suite de son expulsion.

S’agissant de la perte alléguée de rémunérati on professionnelle subie par M. Diallo au cours
de ses détentions, la Cour rappelle que la Guin ée soutient que M.Diallo percevait avant son

arrestation, le 5 novembre 1995, une rémunération mensuelle de 25000 dollars des Etats-Unis en
sa qualité de gérant d’Africom-Zaïre et d’Africontai ners-Zaïre. Sur cette base, la Guinée évalue à
80000 dollars des Etats-Unis ⎯chiffre dont elle précise qu’il prend en compte l’inflation ⎯ le

manque à gagner subi au cours des soixante-douze jours de détention de l’intéressé. La Cour
observe que la RDC allègue que la Guinée n’a pr oduit aucune preuve écrite à l’appui de sa
demande relative à une perte de rémunération. La Guinée n’aurait pas davantage établi que ses
détentions auraient empêché M.Diallo de percevoir la rémunération qui, n’eût été cette

circonstance, lui aurait été versée et, notamment , n’aurait pas expliqué pourquoi M.Diallo ne
pouvait, en tant que seul gérant et associé des deux sociétés, ordonner que lui soient versées les
sommes en question. - 5 -

La Cour se penche sur la question de savoir si la Guinée a établi que M. Diallo percevait une
rémunération avant ses détentions, et que cette rémunération se chiffra it à 25000 dollars des

Etats-Unis par mois.

Elle relève tout d’abord que la Guinée n’a pas apporté la preuve que M. Diallo percevait, en
tant que gérant des deux sociétés, une rémunéra tion mensuelle d’un montant de 25 000 dollars des

Etats-Unis. En effet, la Guinée n’a produit aucun relevé bancaire ni aucune déclaration fiscale;
elle n’a pas davantage produit de pièces comptabl es attestant qu’une telle somme aurait été versée
par l’une ou l’autre des sociétés.

La Cour estime en outre que certains éléments tendent au contraire à montrer que M. Diallo
ne percevait pas, avant ses détentions, une ré munération mensuelle d’un montant de 25 000 dollars
des Etats-Unis. Premièrement, les documents relatifs à Africom-Zaïre ou à Africontainers-Zaïre
indiquent clairement que ni l’une ni l’autre de ces sociétés n’était active ⎯ en dehors de tentatives

de recouvrer les créances qui leur auraient été dues ⎯ dans les années qui ont immédiatement
précédé les détentions. Deuxièmement, si, dans la présente phase de la procédure consacrée à
l’indemnisation, la Guinée a affirmé que M.Di allo percevait une rém unération mensuelle de

25000dollars des Etats-Unis, elle avait avancé devant la Cour, au stade des exceptions
préliminaires, que l’intéressé était «déjà dans le dénueme nt en1995». Cette affirmation cadre du
reste avec le fait que, le 12 juillet 1995, M. Diallo s’était vu délivrer par les autorités congolaises, à
sa demande, un «certificat d’indigence» dans lequel il était déclaré «indigent temporaire» et qui lui

a permis d’éviter d’acquitter les frais d’enregistre ment du jugement rendu en faveur de l’une des
sociétés. La Cour conclut donc que la Guinée n’a pas établi que M.Diallo percevait
d’Africom-Zaïre et d’Africontainers-Zaïre une rémunération mensuelle dans la période qui a
précédé immédiatement ses détentions, en1995- 1996, ni que cette rémunération mensuelle

s’élevait à 25 000 dollars des Etats-Unis.

La Cour observe que la Guinée n’explique pas davantage en quoi les détentions de M. Diallo
auraient provoqué l’interruption du versement de la rémunération que M. Diallo aurait pu recevoir

en sa qualité de gérant des deux sociétés. Si celles-ci étaient effectivement en mesure de rémunérer
M.Diallo au moment de son placement en dé tention, il est raisonnable de penser que leurs
employés auraient pu continuer d’effectuer les paiements dus au gérant. En outre, M. Diallo, après
une détention initiale du 5novembre1995 au 10janv ier1996, a été libéré avant d’être remis en

détention du 25au 31janvier1996. Il a ainsi disposé d’un intervalle de deuxsemaines au cours
desquelles il lui était loisible de prendre des di spositions en vue de percevoir toute rémunération
que les sociétés auraient manqué de lui verser au cours des soixante-sixjours qu’avait duré sa
détention initiale.

Dans ces circonstances, la Cour estime que la Guinée n’a pas prouvé que M.Diallo aurait
subi une perte de rémunération professionnelle à la suite de ses détentions illicites.

S’agissant de la perte alléguée de rémunération professionnelle subie par M. Diallo à la suite
de son expulsion, la Cour rappelle que la Guinée soutient que l’expulsion illicite de M. Diallo par
la RDC a placé celui-ci dans l’incapacité de con tinuer de percevoir sa rémunération en tant que
gérant d’Africom-Zaïre et d’Africontainers-Zaïre. Ayant affirmé que M.Diallo percevait

25000dollars des Etats-Unis par mois avant ses détentions en1995-1996, la Guinée chiffre à
4755500dollars des Etats-Unis la perte supplémentaire de «revenus professionnels» qu’il aurait
subie depuis son expulsion le 31janvier1996. Ce tte somme devant, selon elle, être revue à la
hausse pour tenir compte de l’inflation, la Guinée estime en définitive à 6430148dollars des

Etats-Unis la perte de rémunération professionnelle subie par M. Diallo à la suite de son expulsion.
La Cour note que la RDC réaffirme sa position relati ve à la perte de rémunération que M.Diallo
aurait subie pendant ses détentions, mettant not amment en avant l’absence de preuve que

l’intéressé percevait effectivement une rémunérati on mensuelle de 25000dollars des Etats-Unis
avant ses détentions et son expulsion. - 6 -

La Cour fait observer qu’elle a déjà rejeté la demande formulée au titre de la perte de
rémunération professionnelle qu’aurait subie M.Dia llo pendant ses périodes de détention. Elle

considère que ces raisons valent tout autant pour la demande de la Guinée qui a trait à la période
suivant l’expulsion de M.Diallo. En outre, la demande de la Guinée au titre de la perte de
rémunérations futures est en grande partie fond ée sur des conjectures, partant notamment de la
supposition que M.Diallo aurait continué de percevoir cette somme mensuelle, n’eût été son

expulsion illicite. Or, si l’allocation d’indemnités pour perte de revenus futurs implique
nécessairement un certain degré d’incertitude, une te lle demande ne saurait se faire sur la base de
pures spéculations. Par conséquent, la Cour conclut qu’aucune indemnisation ne saurait être
allouée au titre des allégations de la Guinée qui c oncernent la rémunération que M. Diallo n’aurait

pu percevoir à la suite de son expulsion.

La Cour n’accorde en conséquence aucune indemnité au titre de la perte de rémunération
prétendument subie par M. Diallo au cours de ses détentions et à la suite de son expulsion.

3. Privation alléguée de gains potentiels

La Cour observe que la Guinée formule une au tre demande au titre de ce qu’elle appelle les
«gains potentiels» de M.Diallo. En particu lier, la Guinée affirme que les deux sociétés ont
périclité et que leurs actifs ont été dispersés par su ite des détentions puis de l’expulsion illicites de
M.Diallo. Elle soutient également que M.Diallo n’a pas été en mesure de céder à des tiers les

parts sociales qu’il détenait dans ces sociétés, et que l’intéressé a subi une perte de gains potentiels
qu’elle évalue à 50pourcent de «la valeur d’échange des titres», pour un montant total de
4 360 000 dollars des Etats-Unis. La Cour note que la RDC considère que les actifs sur lesquels se
fonde la Guinée pour calculer la perte qu’aurait subi e M. Diallo appartiennent non pas à celui-ci en

sa qualité de personne privée, mais aux deux sociétés. La RDC soutient en outre que la Guinée n’a
pas apporté la preuve que ces actifs auraient effec tivement été perdus ni que certains des biens des
deux sociétés auxquels la Guinée a fait référence n’auraient pu être mis en vente sur le marché.

La Cour estime que la demande de la Guin ée relative à des «gains potentiels» revient à
réclamer une indemnisation à raison d’une perte de valeur des sociétés qui serait attribuable aux
détentions et à l’expulsion de M. Diallo. Or pareille réclamation va au-delà de l’objet de l’instance,
la Cour ayant déjà déclaré irrecevables les de mandes guinéennes se rapportant aux préjudices qui

auraient été causés aux sociétés. En conséquence la Cour n’alloue aucune indemnité à la Guinée au
titre de sa demande afférente à des «gains potentiels» de M. Diallo.

*

Ayant examiné les composantes de sa demande relative au préjudice matériel subi par

M. Diallo par suite du comportement illicite de la RDC, la Cour décide d’allouer à la Guinée une
indemnité d’un montant de 10 000 dollars des Etats-Unis.

III. Total de l’indemnité et intérêts moratoires (par. 56-57)

La Cour conclut que l’indemnité à verser à la Guinée s’élève à un total de 95 000 dollars des
Etats-Unis, payable le 31 août 2012 au plus tard. Elle s’attend à ce que le paiement soit effectué en

temps voulu par la RDC et n’a aucune raison de supp oser que celle-ci n’agira pas en conséquence.
Néanmoins, tenant compte du fait que l’octroi d’ intérêts moratoires est conforme à la pratique
d’autres juridictions internationales, elle décide que, en cas de paiement tardif, des intérêts
moratoires sur la somme principale due courront, à compter du 1 erseptembre 2012, au taux annuel

de 6 pour cent. Ce taux est fixé eu égard aux ta ux en vigueur sur les marchés internationaux et à - 7 -

l’importance qui s’attache à la prompte exécution du présent arrêt. La Cour tient à rappeler que
l’indemnité accordée à la Guinée, dans l’exerci ce par celle-ci de sa protection diplomatique à

l’égard de M. Diallo, est destinée à réparer le préjudice subi par celui-ci.

IV. Frais de procédure (par. 58-60)

La Cour observe que la Guinée demande à la Cour de lui adjuger des frais s’élevant à
500 000 dollars des Etats-Unis, au motif que «le fait d[e l’]avoir contraint[e] à engager la présente
procédure l’a exposé[e] à des frais irrépétibles qu’i l serait inéquitable de laisser à sa charge». La

RDC, pour sa part, prie la Cour «de rejeter la demande de remboursement des frais introduite par la
Guinée et de laisser chaque Etat supporter ses propres frais de procédure, y inclus les frais et
honoraires de ses conseils, avocats et autres».

La Cour rappelle que, aux termes de l’article 64 du Statut, «[s]’il n’en est autrement décidé
par la Cour, chaque partie suppor te ses frais de procédure». Bien qu’elle ait, jusqu’à présent,
toujours suivi cette règle générale, le libellé de l’article64 laisse entendre que certaines

circonstances pourraient justifier qu’elle adjuge des frais à l’une ou l’autre des parties. Cependant,
elle ne considère pas que de telles circonstances existent en l’espèce. En conséquence, chaque
Partie supportera ses frais de procédure.

V. Dispositif (par. 61)

Par ces motifs,

CLa OUR ,

1) Par quinze voix contre une,

Fixe à 85000dollars des Etats-Unis le mont ant de l’indemnité due par la République
démocratique du Congo à la République de Guinée pour le préjudice immatériel subi par
M. Diallo ;

POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Abraham,
Keith, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Yusuf, Greenwood, Mmes Xue,
Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, juges ; M. Mahiou, juge ad hoc ;

CONTRE : M. Mampuya, juge ad hoc ;

2) Par quinze voix contre une,

Fixe à 10000dollars des Etats-Unis le mont ant de l’indemnité due par la République
démocratique du Congo à la République de Guinée pour le préjudice matériel subi par M. Diallo en
ce qui concerne ses biens personnels ;

POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Abraham,
Keith, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Yusuf, Greenwood, Mmes Xue,
Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, juges ; M. Mahiou, juge ad hoc ;

CONTRE : M. Mampuya, juge ad hoc ; - 8 -

3) Par quatorze voix contre deux,

Dit qu’aucune indemnisation n’est due par la République démocratique du Congo à la
République de Guinée pour le préjudice matériel qu’ aurait subi M.Diallo du fait d’une perte de
rémunération professionnelle au cours de ses détentions et à la suite de son expulsion illicites ;

POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Abraham,
Keith, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Greenwood, Mmes Xue, Donoghue,
M. Gaja, Mme Sebutinde, juges ; M. Mampuya, juge ad hoc ;

CONTRE : M. Yusuf, juge ; M. Mahiou, juge ad hoc ;

4) A l’unanimité,

Dit qu’aucune indemnisation n’est due par la République démocratique du Congo à la
République de Guinée pour le préjudice matériel qu’aurait subi M. Diallo du fait d’une privation de
gains potentiels ;

5) A l’unanimité,

Dit que le montant intégral de l’indemnité due conformément aux points1 et2 ci-dessus

devra avoir été acquitté au 31août2012 et que, en cas de non-paiement à la date indiquée, des
intérêts courront sur la somme principale due par la République démocratique du Congo à la
République de Guinée, à compter du 1 septembre 2012, au taux annuel de 6 pour cent ;

6) Par quinze voix contre une,

Rejette la demande de la République de Guinée en ce qui concerne les frais de procédure.

POUR : M. Tomka, président ; M. Sepúlveda-Amor, vice-président ; MM. Owada, Abraham,
Keith, Bennouna, Skotnikov, Cançado Trindade, Yusuf, Greenwood, Mmes Xue,
Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, juges ; M. Mampuya, juge ad hoc ;

CONTRE : M. Mahiou, juge ad hoc.

M. le juge Cançado Trindade joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle; MM.les
jugesYusuf et Greenwood joignent des déclarations à l’arrêt; MM.les juges ad hoc Mahiou et
Mampuya joignent à l’arrêt les exposés de leur opinion individuelle.

___________ Annexe au résumé 2012/3

Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

1. Dans son opinion individuelle, composée de di x parties, le juge Cançado Trindade expose

les fondements de sa position personnelle sur les qu estions examinées dans le présent arrêt. Il
souscrit à la décision de la Cour d’ordonner la réparation des dommages que M.A.S.Diallo a
subis, en tant qu’individu, au regard de deux traités de défense des droits de l’homme (le Pacte
international relatif aux droits civils et politiques (art.13) et la Charte africaine des droits de

l’homme et des peuples (paragraphe 4 de l’article 12), ainsi que de la convention de Vienne sur les
relations consulaires (non-respect du droit à l’ information sur l’assistance consulaire visé à
l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36). Il se félic ite en outre de ce que la Cour ait tenu compte
de l’expérience accumulée par d’autres juridictions internationales modernes en matière de

réparation.

2. Le juge CançadoTrindade fait valoir (p artieI) que la jurisprudence des juridictions

internationales garantes des droits de l’homme (notamment celle des cours interaméricaine et
européenne des droits de l’homme ⎯ la CIADH et la CEDH) est pa rticulièrement importante pour
déterminer la réparation à allouer aux victimes individuelles. Bien qu’il rejoigne la majorité quant
aux mesures de réparation fixées dans le présent arrêt, il se sent tenu d’approfondir dans son

opinion individuelle certains aspects que la C our n’a pas suffisamment développés dans son
raisonnement, afin de mettre en lumière les tenant s et les aboutissants de l’affaire, ainsi que les
fondements de sa position personnelle en la matière.

3. Le juge CançadoTrindade commence ses ré flexions en précisant à qui appartiennent les
droits violés et le droit à réparation (partie II), considérant que les individus sont des sujets du droit
international contemporain et que, dès lors, ils sont titulaires du droit à réparation pour les

dommages qu’ils ont subis. En effet, comme il ressort clairement de la présente procédure et de
l’arrêt (du 30 novembre 2010) sur le fond de l’affaire, le titulaire d es droits violés était ici un être
humain, M. A. S. Diallo, et non un Etat. C’est donc également à lui, et non à un Etat, que revient le
droit à réparation correspondant. M.A.S.Diallo est le titulaire de ce droit, et le bénéficiaire des

mesures de réparation prescrites par la Cour dans le présent arrêt.

4. Ce point a également a été reconnu en cours de procédure et dans le présent arrêt sur la

réparation, dans lequel la Cour a fait fond sur la jurisprudence de la CIADH et de la CEDH. Le
juge Cançado Trindade ajoute ce qui suit : «Le fait que le mécanisme de règlement des différends
par la Cour soit, comme le révèlent les textes cons titutifs de celle-ci, de caractère interétatique ne
signifie pas qu’elle doive toujours, dans ses conclusi ons et dans le raisonnement qui les sous-tend,

s’en tenir à une perspective strictement interétatique .» (Par.9.) Il se réfère ensuite à une série
d’affaires que la Cour a réglées au fil des de rnières décennies (compte non tenu des procédures
consultatives) et qui mettaient directement en jeu la situation d’individus, à la lumière desquelles,
estime-t-il, «[i]l est devenu évident que confiner les procédures de la Cour dans une logique

purement interétatique [était] insuffisant, voire artificiel» (par. 11).

5. Le juge CançadoTrindade ajoute que, «[e]n dépit des limites tenant à sa vocation

interétatique, la Cour peut à tout le moins se montrer prête à raisonner en tenant compte du
développement progressif du droit international, apportant ainsi sa pierre à l’édifice, sans
s’enfermer dans cette conception interétatique qui appartient au passé» (par.11). C’est ce que la
Cour a fait dans son arrêt sur le fond (2011), ainsi que dans son arrêt de ce jour sur la réparation en

l’espèce, ce dont le juge Cançado Trindade se félicite. Il fait en outre observer ce qui suit : - 2 -

«Après tout, lorsque le droit internationa l est bafoué, les Etats ne sont pas les
seules victimes : les êtres humains en sont également victimes, puisque les droits — et

les obligations— qui sont les leurs ém anent directement du droit international
lui-même. Les Etats ont per du l’apanage de la personnalité juridique internationale
depuis fort longtemps.» (Par. 12.)

Et le juge Cançado Trindade de conclure comme suit sur ce point :

«Les personnes physiques, au même titre que les Etats et les organisations

internationales, sont des suje ts de droit international. La violation de leurs droits
entraîne une obligation de réparation à leur endroit. Tel est précisément le cas de
M. A. S. Diallo. La présente affaire en té moigne avec éloquence et montre les limites
que le droit international moderne pose à la volonté des Etats, qui ne peuvent disposer

à leur gré des êtres humains, au mépris des droits reconnus à ceux-ci dans le
corpus juris du droit international des droits de l’homme. S’ils violent les droits ainsi
conférés à l’individu, ils doivent en assu mer les conséquences, en particulier
l’obligation de réparation inéluctable qui leur incombe à l’égard des victimes

individuelles.» (Par. 13.)

6. Dans la partieIII de s on opinion individuelle, le juge Cançado Trindade revient aux

sources de l’obligation de réparation (s ous l’angle du principe fondamental neminem laedere),
remontant jusqu’aux origines du droit des gens (avec les ouvrages de FranciscodeVitoria,
HugoGrotius, SamuelPufendorf et ChristianWol ff, auxquels s’ajoutent ceux d’AlbericoGentili,
de FranciscoSuárez et de Cornelius vanBynkershoek). Il fait valoir que les enseignements
e e
dispensés (du XVI au XVIII siècles) par les «pères fondateurs» du droit des gens dans ce domaine
ont résisté à l’épreuve du temps. Devant les graves violations des droits de la personne qui se sont
succédé (et dont certaines ont été commises à grande échelle), l’humanité a pris conscience de la
nécessité de rendre à l’être humain la place centrale dont il avait été indûment délogé par la vision
e
exclusivement interétatique qui avait prévalu au XIX siècle.

7. Le juge CançadoTrindade ajoute ce qui suit: «Une reconstruction centrée sur l’humain
e
s’est amorcée à partir du milieu du XX siècle, fondée sur l’idée que l’ être humain était sujet de
droits, qu’il fallait Œuvrer collectivement pour assure r le respect de ces droits, que les obligations
de protection revêtaient un caractère objectif et que les valeurs communes devaient primer.

L’individu fut à nouveau considéré comme le titulaire du droit à réparation pour les dommages
subis.» (Par. 21.) Il passe ensuite en revue (partie IV) les ouvrages de doctrine rédigés à partir de
la fin du XIX esiècle, dans des cadres théoriques distin cts, au sujet de la raison d’être de
l’obligation de réparation pour les faits illi cites internationaux (notamment ceux de

Dionisio Anzilotti, Hans Kelsen, Paul Fauchille, Hildebrando Accioly et F. V. García-Amador).

8. Il rappelle également que la Cour perm anente de Justice internationale (la «Cour

permanente»), surtout dans son arrêt de 1927 en l’affaire relative à l’Usine de Chorzów, a contribué
à cette reconnaissance de l’obliga tion de réparation en tant que principe de droit international et
«pendant indispensable» de l’acte illicite, dont elle vise à effacer toutes les conséquences (d’où la
notion de réparation intégrale). Pour le juge CançadoTrindade, «[d]ans le domaine de la

responsabilité internationale, l’ob ligation de réparation est liée à la qualité de sujet de droit
international, c’est-à-dire qu’elle découle du fait d’être titulaire de dr oits et d’obligations en droit
des gens» (par.32). Il ajoute que l’avènement du dr oit international des droits de l’homme et du

droit international pénal moderne a eu pour effet d’éclaircir la situation : «il ne fait aujourd’hui plus
aucun doute que les personnes physiques —et non plus uniquement les Etats— sont elles aussi
titulaires de droits et d’obligations qui émanent directement du droit international (le droit des
gens)» (par. 32). - 3 -

9. Dans la partie V de son opinion individuelle, le juge Cançado Trindade se concentre sur le
«tout indissoluble» formé par la violation du dro it international et l’exécution de l’obligation de

réparer les dommages causés. A cet égard, il réitère le point de vue qu’il avait exprimé dans son
opinion dissidente jointe au récent arrêt de la Cour , en date du 3février 2012, en l’affaire relative
aux Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie), à savoir que toute violation du droit
international entraîne inéluctablement pour l’Et at une obligation de réparation, qui en est

l’«indispensable pendant». Cette obligation est régie par le droit international sous tous ses aspects
(comme sa portée, ses formes ou ses bénéficiaires), et ses modalités d’exécution ne peuvent être
modifiées ni son exécution suspendue sous prétexte de difficultés de droit interne.

10. Selon le juge CançadoTr indade, la violation du droit in ternational et son corollaire,
l’obligation de réparer le préjudice causé, sont deux faces d’une même médaille : ils constituent un
tout indissoluble, et l’invocation inconsidérée de la souve raineté ou de l’immunité de l’Etat n’y

peut rien changer. Tel est le point de vue que le juge Cançado Trindade a résolument adopté dans
son opinion dissidente jointe au récent arrêt rendu en l’affaire des Immunités juridictionnelles de
l’Etat (arrêt du 3février2012), et qu’il défend de nouveau en la présente espèce. Pour lui,
s’agissant de violations des droits de l’homme, le régime de réparation ne s’épuise pas au niveau

interétatique ; ce sont, après tout, les individus vi ctimes de ces violations qui sont les «titulaires du
droit à réparation».

11. Dans cette «optique humanisée», le juge Cançado Trindade se fait la réflexion que si, de
fait, la reparatio intégrale (du verbe latin reparare, «rétablir») n’«efface» pas les violations des
droits de l’homme qui ont été perpétrées, elle permet tout au moins, en en faisant cesser les effets,
d’éviter l’aggravation du tort déjà causé, tout en assurant le rétablissement tant de l’ordre juridique

que des victimes dans leur situation antérieure. Il met en garde contre toute méconnaissance du fait
que l’obligation de réparation est fondamentale (et non secondaire), constat plus flagrant encore dès
lors que l’on se place dans une optique centrée sur les victimes, optique qui est la sienne.

«Le tout indissoluble que forme le coup le violation/réparation résiste aux coups
de bélier de l’Etat invoquant à mauvais escient sa souveraineté ou ses immunités pour
se soustraire à la conséquence inévitable de violations internationales engageant sa
responsabilité : la réparation des dommages causés aux victimes.» (Par. 40.)

12. Dans la partie VI de son opinion indivi duelle, le juge Cançado Trindade axe sa réflexion
sur la place centrale qu’occupent aujourd’hui les vi ctimes dans le domaine de la protection, et les
implications qui en découlent en matière de répara tion. Les droits en cause, en tant qu’ils sont

inhérents à la personne humaine, antérieurs et supérieurs à l’Etat, ne se limite nt pas à ceux que ce
dernier veut bien «accorder» ou «concéder», à sa seule discrétion, à ses ressortissants. Cette place
centrale dans la sphère de la protection est bien établie, et correspond à un véritable besoin de la
communauté internationale elle-mêm e: dans la première moitié du XX esiècle, une génération de

juristes précurseurs (André N. Mandelstam, Georg es Scelle, Charles de Visscher) l’avait d’ailleurs
perçu et en avait proclamé l’importance.

13. De nos jours, poursuit le juge CançadoTrindade, la reconnaissance croissante, dans
l’ordre juridique international, de l’importance de réparer les violations des droits de l’homme est
un signe de maturité, même s’il reste fort à faire. Ainsi, le processus historique d’ humanisation du
droit international, intuitivement décelé et défendu, voici plusieurs dizaines d’années, par une autre

génération de juristes formés à l’école humaniste (M.Bourquin, A.Favre, S.Sucharitkul,
S.Glaser) continuera de suivre son cours, une a ttention toute particulière étant prêtée à ceux qui,
individuellement ou collectivement, se trouvent dans un réel état de vulnérabilité. - 4 -

14. Les implications de cette subjectivité internationale des individus en matière de
réparation allaient remettre en cause les postulats sur lesquels reposait la doctrine traditionnelle de

la responsabilité étatique et, tout particulièrement , la perspective interétati que peu satisfaisante et
artificielle dans laquelle elle se plaçait. Dans la présente affaire, il apparaît clairement que le
dommage a été causé non pas à un Etat, mais à un i ndividu, et c’est ce dommage qui fournit «la
mesure» aux fins de déterminer le montant de la réparation due à cet individu. De fait, ajoute le

juge Cançado Trindade, la Commission du droit in ternational de l’ONU («CDI») avait elle-même,
dans son Rapport de 2001 consacré à ses travaux sur la r esponsabilité internationale des Etats,
entrevu cette possibilité et envisagé que le bénéficiai re de la réparation pût être un individu et non
l’Etat. De l’avis du juge Cançado Trindade, le cas d’espèce, en tant qu’il apporte cette clarification

quant à la réparation, témoigne du processus historique d’ humanisation du droit international
actuellement en cours, processus rassurant qu’il n’a de cesse de mettre en exergue et de défendre
depuis les années 1990.

15. Dans des circonstances comme celles de la présente espèce, une conception strictement
interétatique de l’obligation de réparation mise à la charge de l’Etat semble aussi anachronique
qu’indéfendable. C’est de fait dans le domaine de la protection interna tionale des droits de

l’homme, ajoute le juge Cançado Trindade, qu’on en est venu à considérer, à la lumière du principe
général neminem laedere , que les réparations comprenaient la restitutio in integrum
(rétablissement, en tant que possible, de la victim e dans la situation antérieure à la violation),
ensus de l’indemnisation, la réhabilation, la satisfaction et la garantie de non-répétition des actes

ou omissions constitutifs de violations des droits de l’homme.

16. La doctrine contemporaine, poursuit-il, a dégagé ces formes de réparation du point de

vue des victimes , de leurs demandes, de leurs besoins et de leurs aspirations, dépassant les
solutions de droit privé, et la perspective es sentiellement patrimoniale (découlant d’analogies avec
le droit civil) de la doctrine traditionnelle. En outre, les mesures de réparation doivent
constamment être revues en fonction de la personnalité des victimes dans son intégralité, en ayant à

l’esprit la réalisation de leurs aspirations d’êtres humains et le rétablissement de leur dignité.

17. Les principes fondamentaux et directives de2005 concernant le droit à un recours et à

réparation sont également axés sur la victime , s’inscrivant dans le sillage d’une jurisprudence
unique et innovante de la CIADH sur cette quest ion (en particulier les différentes formes de
réparation), qui s’est constituée essentiellement dans les années1998-2004, suscitant chez les
commentateurs un intérêt qui n’a cessé de croître au cours des dernières années. En matière de

réparation, cette construction juri sprudentielle a, dans sa conceptualisation, dépassé les principes
fondamentaux et directives de2005 de l’ONU, en élargissant la notion de victime à celle de
proches, également considérés comme des «victi mes directes», de plein droit (compte tenu des
intenses souffrances subies) et sans réserve (telles les spécificités du droit interne), dans des

affaires mettant en jeu des actions individuelles ou collectives.

18. Le juge CançadoTrindade entreprend ensuite (partieVII) un examen détaillé de la

contribution originale de la CIADH et de la CEDH à la jurisprudence en matière de réparation,
dont la prise en considération par la C our, dans la présente affaire concernant
Ahmadou Sadio Diallo, lui paraît rassurante «au regard de la mission que partagent les juridictions
internationales contemporaines de veiller à ce que justice soit faite » (par.62). En outre, dans la - 5 -

perspective de l’histoire du droit, il sou ligne l’importance du principe fondamental
neminem laedere en matière de réparation des dommages moraux infligés aux individus

(partie VIII). Il signale que

«l’examen des dommages moraux attire inévita blement l’attention sur la souffrance
humaine, qui est propre à l’être humain, à l’exclusion des Etats. De fait, ces derniers

n’éprouvent pas la souffrance, même s’il n’est pas rare qu’ils infligent eux-mêmes des
souffrances aux individus se trouvant sur le ur territoire respectif ou ailleurs.
L’importance des dommages moraux a été mise en évidence par la nécessité de
protéger les individus.» (Par. 77.)

19. Le juge Cançado Trindade ajoute que l es solutions analogues proposées tant par le droit
anglo-saxon (common law) que par le droit romano-germanique (droit civil) lui paraissent peu

convaincantes ou satisfaisantes, parce que, pour les besoins de la réparation, elles ne s’attachent
qu’aux rapports de l’être humain avec les choses matérielles. Il est selon lui essentiel de dépasser
cette perspective patrimoniale ou financière à courte vue, pour pren dre également en considération
les aspirations, la liberté et l’intégrité de la personne humaine. Il souligne l’importance de la

réparation des dommages moraux et de l’intérêt particulier que présente , dans le cadre de la justice
réparatrice, la réhabilitation des victimes, compte tenu de leur personnalité dans son intégralité.
Faire en sorte que justice soit rendue (en tant qu’impératif du jus cogens) constitue en soi une
forme de réparation (satisfaction) pour les victimes. Il ajoute que la reparatio ne met pas fin aux

souffrances découlant des violations des droits de l’homme, mais, en en faisant cesser les effets,
elle contribue à tout le moins à alléger la s ouffrance des victimes individuelles (en tant que
titulaires du droit à réparation) en faisant échec à l’indifférence et à l’oubli de la part du milieu
social et à l’impunité pour les responsables.

20. Dans ses réflexions finales (partie X), le juge Cançado Trindade rappelle les obligations
qu’a l’Etat envers la personne humaine, individuellement ou collec tivement (selon le «solidarisme

de la liberté» de LéonDuguit, dénonçant les abus commis au nom de la puissance absolue de
l’Etat), ainsi que la contribution philosophique du «personnalisme» juridique, qui vise à rendre
justice à l’individualité de la personne humaine , à sa vie intérieure, et la nécessité de la
transcendance à partir de sa propre expérience de la vie (dans l’esprit d’EmmanuelMounier et de

Gabriel Marcel).

21. Il ajoute que ces tendances de la pensée humaniste, presque tombées dans l’oubli en cette

époque agitée, restent d’une aide précieuse pour le développement du régime de réparation des
dommages moraux causés à la personne humaine. Il tire de la présente affaire Ahmadou Sadio
Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), qui est sans précédent dans
l’histoire de la Cour, un autre enseignement : la réparation de la violation des droits de l’homme ne

se résume pas à la simple application de techniques juridiques, comme le montre amplement
l’incidence des considérations d’équité.

22. En somme, conclut le juge CançadoTrinda de, la présence réaffirmée de l’individu au
cŒur même du droit des gens a largement contribué aux dernières avancées du droit international
en matière de réparation des dommages résultant de violations des droits de l’homme. En la
présente espèce, où le dommage a été subi par un i ndividu, la Cour, dans le dispositif de l’arrêt,

fixe le montant de l’indemnité due pour les dom mages tant matériel qu’immatériel «subi[s] par
M.Diallo» (points1) et2) du dispositif). C’est en effet M.A.S.Diallo, l’individu qui a subi les - 6 -

dommages, qui est le véritable bénéficiaire et su jet (titulaire) ultime du droit à réparation. Le
montant des différentes composantes de l’indemnité a été fixé par la Cour en sa faveur. Voilà, dans

l’esprit du juge CançadoTrindade , le véritable effet des points1) et2) du dispositif du présent
arrêt, lus à la lumière du paragraphe 57 des motifs de la Cour.

Déclaration de M. le juge Yusuf

1. Dans la déclaration qu’il joint à l’arrêt, le jugeYusuf exprime son désaccord avec le
point3 du dispositif, dans lequel la Cour rejette la demande de la Guinée en ce qui concerne «le

préjudice matériel qu’aurait subi M. Diallo du fait d’une perte de rémunération professionnelle au
cours de ses détentions et à la suite de son expulsi on illicites». Il fait tout d’abord observer que la
Cour a rebaptisé «perte de rémunération professionnelle» le dommage appelé, dans le mémoire de
la Guinée, «perte de revenus». Or, il n’existe selon lui aucune raison de droit ou de logique qui

puisse justifier cette reformulation restrictive de la réclamation présentée par la Guinée au titre du
préjudice matériel. Il souligne que, en tant qu’ho mme d’affaires, M.Diallo n’était pas un simple
administrateur salarié; il avait la responsabilité globale, en qualité d’associé unique, des activités
productives des sociétés. Non seulement sa déten tion durant une période aussi longue a eu pour

effet de perturber ses activités de commerçant et de chef d’entreprise, mais elle a eu des
répercussions directes sur ses revenus personnels en tant qu’homme d’affaires et associé unique des
deux sociétés. C’est pourquoi, de l’avis du juge Yusuf, la reformula tion opérée par la Cour
constitue une qualification inexacte du préjudice maté riel effectivement subi en l’espèce et ne

convient pas au contexte dans lequel le dommage a été causé ni à la situation particulière de la
victime de la violation des droits de l’homme constatée par la Cour.

2. Le juge Yusuf revient ensuite sur les c onclusions de la Cour concernant l’absence de
preuves permettant d’inférer le montant des reve nus mensuels que percevait M.Diallo avant sa
mise en détention. S’il reconnaît que la Guinée n’a pas justifié de ma nière satisfaisante les
montants réclamés, il fait valoir que cette lacune est sans effet sur le lien de causalité entre les

détentions illicites et le préjudice matériel subi. La mesure dans laquelle la détention a empêché
l’intéressé de se livrer à ses activités productives habituelles offre un moyen d’établir l’existence de
ce préjudice et le lien de causalité qui le rattache au fait illicite. En s’attachant exclusivement à
l’insuffisance des preuves rapportées en ce qui concerne le montant du revenu mensuel de

M. Diallo, la Cour a perdu de vue le véritable pr éjudice causé par la détention illicite de ce dernier,
soit la perturbation de ses activités productives et l’impossibilité de s’y consacrer.

3. Le juge Yusuf signale par ailleurs que l’absence d’éléments de preuve ou de
renseignements fiables sur les revenus touchés par la victime du fait internationalement illicite d’un
Etat n’a pas empêché les juridictions et commi ssions internationales d’accorder une indemnité sur
la base de considérations d’équité, et de faire, au nom de celle-ci, preuve de souplesse au moment

d’évaluer la perte de revenus lorsque les preuv es disponibles étaient insuffisantes ou n’avaient pas
su les convaincre. Il fait remarquer que, bien qu ’elle ait annoncé, au paragr aphe 13 de l’arrêt, son
intention de le faire, la Cour n’a pas tenu compte de cette pratique.

4. Enfin, le juge Yusuf dit regretter que la Cour ait semblé ne pas tenir compte, dans le
présent arrêt comme dans son arrêt sur le fond, du fait que M. Diallo était le principal protagoniste
et l’unique associé gérant des deux sociétés qui, bien qu’elles fussent constituées en personnes

morales à responsabilité limitée, n’en étaient p as moins unipersonnelles. Renvoyant à l’opinion
dissidente qu’il a signée conjointement avec M. lejugeAl-Khasawneh, il soutient que les
détentions illicites de M. Diallo ont entravé l’intéressé dans sa capacité de gérer les activités de ses
deux sociétés, de recouvrer les créances que cell es-ci détenaient sur l’Etat zaïrois (RDC) et

d’assurer ainsi la production de revenus qui auraient servi à rémunérer ses activités. Cette situation - 7 -

a eu un effet direct sur sa capacité de continuer à tirer un revenu de ses entreprises, lesquelles ont
continué à pâtir de la perturbation et de l’interru ption de leurs activités. C’est sur le lien de

causalité entre les détentions illicites et le dommage matériel subi par M.Diallo pendant cette
période, sous forme de perte de revenus, que la Cour aurait dû, selon le juge Yusuf, s’appuyer pour
octroyer une indemnisation sur la base de considérations d’équité.

Déclaration de M. le juge Greenwood

Le jugeGreenwood considère que le montant de l’indemnité accordée à la Guinée, qui est

relativement modeste eu égard à la somme réclamée, est justifié compte tenu de l’absence totale de
preuves démontrant la véracité des allégations de préjudice matériel et du fait que la Cour, dans ses
arrêts de2007 et de2010, avait déclaré irrecevable la réclamation liée au préjudice subi par les
sociétés (Africom-Zaïre et Africontainers-Zaïre). En ce qui concerne l’indemnisation du préjudice

moral, le principe de l’équité doit être appliqué avec constance et cohérence, et la somme allouée
doit donc être juste, non seulement au regard des faits propres à chaque affaire, mais également par
rapport aux autres affaires. Pour cette raison, le juge Greenwood au rait été partisan d’octroyer en
l’espèce une indemnité moins élevée au titre du préjudice moral.

Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Mahiou

La Cour a eu rarement l’occasion de se prononcer sur la question des indemnisations et

notamment la fixation de leur montant. Elle a dé gagé les principes devant régir la réparation d’un
dommage résultant d’un acte illicite d’un Etat dans la célèbre affaire de l’Usine de Chorzów et elle
s’est prononcée sur le montant de la réparation dans l’affaire du Détroit de Corfou . Les règles

gouvernant l’indemnisation sont maintenant assez bien établies en droit international, à la suite de
la jurisprudence de différents tribunaux interna tionaux et des travaux de la Commission du droit
international.

S’agissant de la mise en Œuvre de ces règles dans la présente affaire, j’ai souscris à

l’argumentation et à la solution de la Cour à pr opos de quatre chefs de réclamation de la Guinée
concernant respectivement le préjudice immatériel ou moral, le préjudice aux biens personnels, le
préjudice aux biens des sociétés et la fixation d’un délai pour le paiement de l’indemnisation assorti

d’un taux d’intérêt à compter d’une certaine date. En revanche, je n’ai pas pu adhérer à l’ensemble
de l’argumentation retenue par la Cour ni a fortiori à la solution de rejet pure et simple des
réclamations de la Guinée concernant la rémuné ration professionnelle due à M. Diallo et, dans une
moindre mesure, les frais de procédure.

Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Mampuya

Le juge ad hoc Mampuya dit avoir adhéré globalement aux principales conclusions retenues

par la Cour dans son arrêt, mais estime ne pa s pouvoir être d’accord avec la majorité sur deux
points.

1. Montant exagéré de l’indemnité pour préjudice immatériel ou moral

Le premier désaccord porte sur une question de simple fait, non sur le principe même de
l’indemnisation qu’il accepte parfaitement mais sur la hauteur de l’indemnité à accorder à la
Guinée pour le préjudice immatériel ou moral subi par M.Diallo. Dans ses explications, le

juge Mampuya déroule un raisonnement qui, bien que portant sur ce point de fait, s’appuie sur des
principes juridiques dégagés aussi bien par la juri sprudence que par la doctrine. C’est pour cela
que, tout en indiquant que le montant de 85000dollars des Etats-Unis alloué est trop élevé, il se
base, pour étayer sa position, sur la pratique jurispru dentielle. Cette référence se justifie par le fait - 8 -

que, si la Cour mondiale n’a pas une grande pratique dans le do maine de fixation de
l’indemnisation, si l’on excepte l’unique cas de l’affaire du Détroit de Corfou (Royaume-Uni

c. Albanie), fixation du montant des réparations, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 244 et suiv., certaines
autres juridictions internationales, en particulie r les cours régionales des droits de l’homme (cour
européenne et cour interaméricaine), ou encore les commissions mixtes des réparations (exemple
du Tribunal Etats-Unis/Iran, Commission des récl amations Etats-Unis/Mexique) et l’arbitrage

international, ont une longue et riche expéri ence en cette matière dont la Cour elle-même a
volontiers accepté de s’inspirer. Au nombre des principes découlant de cette jurisprudence, figure
celui, incontestable, selon lequel si l’indemnisa tion a pour mission première de remédier aussi
intégralement que possible à toutes les form es de pertes subies par suite d’un fait

internationalement illicite, elle n’a certainement pas pour but de punir l’Etat responsable et ne doit
pas non plus avoir un caractère expressif ou exemplai re. La CDI avait déjà retenu cette idée dès
ses premiers rapports sur la responsabilité des Etats, citant la doctrine, entres autres Jiménez de
Aréchaga: «Les dommages-intérêts à caractère punitif ou exemplaire sont incompatibles avec

l’idée qui est à la base du devoir de répara tion» (E.Jiménez de Aréchaga, «International
Responsibility», in Manual of Public International Law , Londres ⎯ Macmillan 1968, cité dans
documents de l’ONU, doc. A/CN. 4/425&Corr. andAdd.1&Corr.1, et Add.1 ⎯ Deuxième

rapport sur la responsabilité des Etats, par M. Gaetano Arangio-Ruiz, rapporteur spécial, 1989,
par.24). Elle la reprend dans son Projet d’articles sur la res ponsabilité de l’Etat, d’abord en
commentant l’article36 relatif à l’indemnisation, pu is à propos de l’article 37, paragraphe3, qui
fixe la même limite pour la satisfaction. Ce pr incipe, qu’on peut appeler de proportion entre la

réparation et le préjudice, est bien établi, faisan t de ce dernier la mesure du niveau ou du montant
de l’indemnisation, afin que cette dernière ne représente que la juste compensation du dommage
subi; il l’est même dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme pourtant

si favorable aux demandes d’indemnisation des vi ctimes de violations des droits de l’homme.
L’indemnité, en dépit de son rôle nécessairement dissuasif, doit correspondre au principe de la
réparation intégrale et ne doit donc pas dépasser les limites d’une compensation complète et, en
même temps, aussi exacte que possible de la hauteur du préjudice réel.

Par ailleurs, le juge ad hoc Mampuya reconnaît que le mont ant d’une indemnisation peut
également dépendre de l’existence d’éventuelles circonstances particulières ayant accompagné le
fait internationalement illicite de l’Etat: les cond itions de détention ou d’ expulsion, par exemple,

l’isolement, la torture, la durée de la détention illicite ou arbitraire, les mauvais traitements, etc.,
qui pourraient expliquer une indemnisation plus élevée ou moins élevée. Or, dans le cas d’espèce,
la Cour a reconnu que M. Diallo n’avait pas subi de traitements inhumains ou dégradants au cours
de ses détentions, alors même qu’elle rappelle, sans les qualifier expressément d’aggravantes, les

circonstances particulières des dé tentions et de l’expulsion de M.Diallo, telles que décrites dans
son arrêt au fond (arrêt du 30 novembre 2010, par. 74-84, 89).

C’est la raison pour laquelle, généralement, l’indemnité accordée pour préjudice immatériel

est relativement modeste, en rapport avec la nature du dommage subi, surtout si celui-ci n’a pas eu
de manifestations somatiques notables et prouvées (souvent ce sont des montants se situant entre
8000 et 50000 euros; par contre, des montan ts plus bas ont parfois été accordés pour des
situations plus graves). Dès lors, il lui semble que «eu égard aux circonstances de l’espèce», la

somme de 85000 dollars des Etats-Unis est largement exagérée et ne lui paraît donc pas
«appropriée».

2. L’indemnisation du préjudice matériel pour perte de biens personnels

n’a aucun fondement juridique

Le deuxième point de désaccord du juge porte sur une question de droit concernant l’absence
de preuve et du fondement juridi que de l’indemnisation allouée au titre de préjudice matériel du

fait de la perte de biens personnels de M.Diallo . La divergence s’explique du fait qu’il s’agit
d’une importante question juridique de principe : ce lle de l’administration de la preuve en matière
de réparation, même si le montant de l’indemn ité accordée de 10000dollars des Etats-Unis est - 9 -

modeste. Ici, encore, pour la question capitale de l’administration de la pr euve, la référence de la
Cour c’est, comme dans le point précédent, son arrêt dans l’affaire du Détroit de Corfou (le seul

qu’elle ait rendu dans le domaine de fixation de l’indemnisation) , ainsi que la jurisprudence suivie
depuis par les autres juridictions internationales.

L’opinion du juge ad hoc Mampuya commence par exposer les règles en vigueur suivies

jusque-là par la jurisprudence et la doctrine, ignorées par la Cour au moment de décider sur la
réparation pour des préjudices matériels qu’aurait subi s M.Diallo. Ce n’est qu’à la suite de ces
règles que l’exposé examine le cas d’espèce pour conclure que la Cour n’a pas notamment respecté
scrupuleusement les exigences traditionnelles de l’ad ministration de la preuve. La question de

droit examinée ici est celle de la charge de la preu ve : preuve de l’existence du préjudice, celui-ci
étant en effet le fondement et la mesure de l’inde mnisation, et preuve du lien de causalité entre le
préjudice et le comportement illicite de l’Etat responsable.

Concernant l’existence des préjudices, il est, en effet, bien établi que «en règle générale, il
appartient à la partie qui allè gue un fait au soutien de ses prétentions de faire la preuve de
l’existence de ce fait», comme la Cour l’a rappelé dans son arrêt au fond dans l’affaire qui nous
occupe en cette procédure (arrêt du 30 novembre 2010 au fond, par. 54). Il se trouve que, à cause

de cela, les juges et arbitres ont toujours appliqué une norme de preuve élevée pour étayer les
allégations de préjudices matériels, exigeant que le demandeur appuie ses allégations dues des
«preuves suffisantes», des preuves «à la satisf action» de la juridiction. L’opinion du
juge ad hocMampuya s’appuie, pour cela, sur une jurisprudence solidement établie par la Cour

européenne des droits de l’homme, la Cour interaméricaine des dr oits de l’homme, le Tribunal des
réclamations Etats-Unis/Iran ainsi que quelques sentences arbitrales. Pour le préjudice matériel, si
la jurisprudence a parfois fondé la réparation sur des considérations d’équité, c’était non en raison
de doutes quant à l’existence du préjudice lui-mê me, mais uniquement pour l’estimation de la

valeur devant servir de base au calcul du montant de l’indemnité.

L’indemnisation est également conditionnée par la preuve du lien de causalité entre le
préjudice et le comportement illicite de l’Etat responsable: il faut que le préjudice allégué ait un

lien de causalité direct avec les faits incriminés ; c’est ce qu’ont toujours exigé les juridictions.

Dans la présente espèce, le problème se pose pour certains biens que M.Diallo revendique
comme perdus mais dont l’existence même n’est pas établie par l’inventaire dressé dans son

appartement par les soins de l’ambassade guinéenne elle-même. La Cour laisse même entendre
qu’il n’y aurait aucun lien de causalité clairement établi et permettant de conclure que les biens
prétendument perdus «l’[avaient] été en con séquence du comportement illicite de la RDC»

(par. 32), que «la Guinée n’a pas réussi à établir l’étendue de la perte subie par M. Diallo en ce qui
concerne ses biens personnels répertoriés dans l’inve ntaire ni la mesure dans laquelle cette perte
aurait été causée par le comportement illicite de la RDC» (par.31); elle aurait donc dû rejeter ce
chef de préjudice.

Or, paradoxalement, après avoir conclu à l’inex istence d’une preuve «certaine», la Cour
décide toutefois d’allouer une indemnité qui n’est pl us justifiée en raison de la perte des biens en
question ni de la responsabilité du Gouvernement congolais. L’indemnité accordée ne se base donc

sur aucun fondement juridique.

Le juge ad hoc Mampuya conclut ainsi son opinion en estimant que son désaccord avec la
majorité de la Cour est parfaitement justifié, du fait que celle-ci n’a pas correctement apprécié la

situation en jugeant qu’elle était fondée à accord er une indemnisation pour la perte de biens
matériels dont ni l’existence, ni la valeur, ni même la perte et l’imputation de celle-ci à la RDC ne
sont établies.

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Résumé de l'arrêt du 19 juin 2012

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