Observations écrites de la Slovénie sur l’objet de son intervention

Document Number
182-20230705-WRI-28-00-EN
Document Type
Incidental Proceedings
Date of the Document
Document File

Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE (UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE ; 32 ÉTATS INTERVENANTS)
OBSERVATIONS ÉCRITES DE LA RÉPUBLIQUE DE SLOVÉNIE
5 juillet 2023
[Traduction du Greffe]
TABLE DES MATIÈRES
Page
INTRODUCTION .............................................................................................................................. 1
I. LES PRINCIPES PRÉSIDANT À L’INTERPRÉTATION DE L’ARTICLE Ⅸ ET DES AUTRES DISPOSITIONS DE LA CONVENTION ................................................................................................ 1
II. L’INTERPRÉTATION DE L’ARTICLE Ⅸ DE LA CONVENTION ........................................................... 2
A. L’article Ⅸ s’applique aux différends concernant l’exécution par un État partie de ses obligations au titre de la convention ........................................................................................ 3
B. Est visé par l’article Ⅸ le différend relatif aux moyens et aux mesures pris par un État sur la base d’allégations de génocide ....................................................................................... 8
C. En tout état de cause, l’article Ⅸ vise les différends relatifs à l’interprétation de la convention, y compris l’article Ⅸ lui-même ......................................................................... 12
III. CONCLUSIONS ............................................................................................................................ 12
OBSERVATIONS ÉCRITES DE LA RÉPUBLIQUE DE SLOVÉNIE
INTRODUCTION
1. Le 24 novembre 2022, la République de Slovénie s’est prévalue de son droit d’intervenir en l’affaire des Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie) et a soumis une déclaration d’intervention conformément à l’article 63 du Statut de la Cour et de l’article 82 de son Règlement.
2. Dans son ordonnance du 5 juin 2023, la Cour a rejeté les exceptions soulevées par la Fédération de Russie à l’encontre des déclarations d’intervention déposées par plusieurs États, dont la République de Slovénie, et déclaré recevables au stade des exceptions préliminaires de la procédure les déclarations d’intervention présentées par plusieurs États, y compris celle de la République de Slovénie1. Dans la même ordonnance, la Cour a fixé la date d’expiration du délai pour le dépôt des observations écrites prévues au paragraphe 1 de l’article 86 du Règlement2.
3. Les présentes observations écrites de la République de Slovénie sont déposées en exécution de l’ordonnance de la Cour. Conformément aux instructions de cette dernière, elles sont limitées à « l’interprétation de l’article IX et d’autres dispositions de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide pertinentes aux fins de la détermination de la compétence de la Cour »3, à l’exclusion de questions telles que l’existence d’un différend entre les Parties, les preuves au dossier (ou l’absence de preuve), les faits ou l’application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la « convention ») en l’espèce.
4. Dans l’intérêt d’une bonne et efficace administration de la justice, la Cour ayant invité les États intervenants à coordonner leurs interventions, la République de Slovénie a, dans une large mesure, aligné en substance ses observations écrites sur celles d’autres États membres de l’Union européenne s’étant portés intervenants.
I. LES PRINCIPES PRÉSIDANT À L’INTERPRÉTATION DE L’ARTICLE Ⅸ ET DES AUTRES DISPOSITIONS DE LA CONVENTION
5. La République de Slovénie rappelle4 que l’interprétation de l’article Ⅸ et des autres dispositions applicables de la convention obéit aux règles et principes coutumiers d’interprétation des traités, codifiés et énoncés aux articles 31 à 33 de la convention de Vienne sur le droit des traités de 19695.
1 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), déclarations d’intervention, ordonnance du 5 juin 2023, par. 99 et 102 1).
2 Ibid., par. 102 3).
3 Ibid., par. 102 1).
4 Déclaration d’intervention, par. 12.
5 Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), exception préliminaire, arrêt du 6 avril 2023, par. 87 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 87 ; Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J Recueil 2019 (II), p. 598, par. 106.
- 2 -
II. L’INTERPRÉTATION DE L’ARTICLE Ⅸ DE LA CONVENTION
6. L’article Ⅸ de la convention est ainsi rédigé :
« Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une Partie au différend. »
7. Cette clause compromissoire est libellée largement. La formulation simple de l’article Ⅸ habilite la Court à connaître de tout « différend[] … relatif[] à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la … Convention » soumis par « une Partie au différend ». Il a déjà été souligné que cette formulation large de l’article Ⅸ avait pour but de donner
« la couverture la plus complète possible à la clause compromissoire. Il s’agissait ainsi de combler toutes les failles susceptibles de réduire l’étendue de la compétence de la Cour. Le but poursuivi en 1948 était de conférer à la Cour la compétence la plus large possible dans le cadre du régime de la convention, en prévenant tous les arguments subtils qui pourraient être avancés pour la priver de sa compétence en raison d’un lien insuffisant avec cet instrument »6.
L’article Ⅸ confère à la Cour un rôle ample et important7 pour la mise à effet intégrale et constante de la convention par le biais du processus judiciaire, en conformité avec l’obligation générale qu’ont les États de régler leurs différends par des moyens pacifiques, exprimée aux articles 2, paragraphe 3, et 33, paragraphe 1, de la Charte des Nations Unies.
8. La République de Slovénie considère que l’interprétation du terme « différend » est bien établie dans la jurisprudence de la Cour8, son expression la plus récente figurant dans l’arrêt rendu en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar)9. Par conséquent, il ne lui semble pas nécessaire de s’attarder davantage à l’interprétation de ce terme dans les présentes observations, ou d’approfondir la question de savoir s’il existe véritablement un différend entre l’Ukraine et la Fédération de Russie.
9. L’article Ⅸ de la convention qualifie de manière plus précise les différends que les parties contractantes conviennent de soumettre à la juridiction obligatoire de la Cour, à savoir les différends
6 R. Kolb, « The Scope Ratione Materiae of the Compulsory Jurisdiction of the ICJ », in P. Gaeta (sous la dir. de), The UN Genocide Convention: A Commentary (Oxford University Press, 2009), p. 453.
7 Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, opinion individuelle commune des juges Higgins, Kooijmans, Elaraby, Owada et Simma, p. 72, par. 28.
8 Voir déclaration d’intervention, 24 novembre 2022, par. 18. La République de Slovénie observe que des vues similaires ont été exprimées par l’Ukraine (mémoire, par. 151 ; observations sur les exceptions préliminaires, par. 31) et par plusieurs États intervenants (déclarations d’intervention de l’Allemagne, par. 29 ; de la Suède, par. 27 ; de la France, par. 26 ; de l’Italie, par. 28 ; de la Roumanie, par. 25 ; de la Pologne, par. 25 ; du Danemark, par. 19 ; de l’Irlande, par. 22 ; de la Finlande, par. 28 ; de l’Estonie, par. 26 ; de l’Espagne, par. 18 ; du Portugal, par. 22 ; de l’Autriche, par. 30 et 31 ; de la République hellénique, par. 27 ; du Luxembourg, par. 22 ; de la Croatie, par. 18 ; de la République tchèque, par. 25 ; de la Bulgarie, par. 20 ; de Malte, par. 18 ; de la Norvège, par. 15 ; de la République slovaque, par. 32 ; de la Belgique, par. 30 et 31 ; du Canada et du Royaume des Pays-Bas, par. 27 ; de Chypre, par. 21 ; du Royaume-Uni, par. 33 ; de l’Australie, par. 30 ; du Liechtenstein, par. 17).
9 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 63-64.
- 3 -
« relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III ».
10. L’interprétation de ce passage de l’article Ⅸ de la convention présente un intérêt particulier pour ce qui est de la compétence de la Cour en l’espèce. Dans ses exceptions préliminaires, la Fédération de Russie avance que le différend soumis par l’Ukraine n’est pas « relatif[] à l’interprétation, l’application ou l’exécution » de la convention et, par conséquent, déborde la compétence ratione materiae de la Cour10. Dans sa requête, l’Ukraine soutient que le différend se rapporte à la convention sur le génocide et concerne « l’allégation portée de longue date par la Fédération de Russie, qui prétend que l’Ukraine commet un génocide en violation de la convention sur le génocide, et l’invocation de cette allégation mensongère par la Fédération de Russie pour reconnaître l’indépendance de la RPD et de la RPL et entreprendre une invasion de grande ampleur du territoire ukrainien »11.
11. La République de Slovénie abordera deux aspects de l’interprétation du passage en cause de l’article Ⅸ, à savoir l’application de la clause compromissoire aux différends concernant l’exécution par un État partie de ses obligations, ainsi qu’à ceux concernant les moyens et les mesures pris par un État sur le fondement d’allégations de génocide, leur licéité et leurs conséquences. La République de Slovénie souhaite également préciser que les différends concernant l’interprétation de l’une quelconque des dispositions de la convention, y compris l’article Ⅸ lui-même, entrent dans le champ de la clause compromissoire.
A. L’article Ⅸ s’applique aux différends concernant l’exécution par un État partie de ses obligations au titre de la convention
12. La République de Slovénie est d’avis que, selon une interprétation correcte de l’article Ⅸ, la Cour a compétence pour connaître des différends concernant l’exécution et l’observation par un État partie des obligations qui lui incombent au titre de la convention, y compris celle de ne pas commettre le génocide au sens de celle-ci12.
13. Le texte de l’article Ⅸ fait référence aux différends « relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution » de la convention. D’après le sens usuel de ces mots, la disposition embrasse ainsi tous les différends mettant en cause la signification de la convention et de ses dispositions (« interprétation »)13, la question de savoir si et comment ces dispositions sont mises à effet (« application »)14 ou encore celle de savoir si une partie contractante s’acquitte de ses
10 Exceptions préliminaires de la Fédération de Russie, par. 138-229.
11 Observations de l’Ukraine sur les exceptions préliminaires, par. 81. Voir aussi requête introductive d’instance, par. 7 à 11.
12 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 114, par. 167.
13 Voir Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd. en ligne, à « interprétation » : « Explication du sens qu’on peut donner à un texte ». Pour le terme anglais « interpretation », voir Oxford English Dictionary, 3e éd. en ligne, 2015 : « the action of explaining the meaning of something ».
14 Voir Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd. en ligne, à « application » : « Mise en oeuvre, en pratique ». Pour l’anglais « application », voir Oxford English Dictionary, 3e éd. en ligne, 2015 : « the action of putting something into operation ».
- 4 -
obligations selon ce qui est requis ou attendu (« exécution »)
15. Sont ainsi visés les différends, tel celui dont l’Ukraine a saisi la Cour, mettant en jeu la question de savoir si un État partie s’est pleinement acquitté des obligations que lui impose la convention, y compris celle de ne pas commettre le génocide.
14. Rien dans le texte de l’article Ⅸ ne limite la portée ou la nature des différends que les parties contractantes conviennent de soumettre à la juridiction obligatoire de la Cour à ceux qui concernent la violation des dispositions de la convention ou encore des allégations de génocide formulées contre une partie contractante. Le libellé de l’article Ⅸ précise bien que les différends relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention comprennent « ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III ». Mais il n’indique pas que ces différends sont les seuls qui puissent être portés devant la Cour. Au contraire, la locution « y compris » donne à penser que les différends « relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution » de la convention constituent une catégorie plus vaste16 incluant les différends où une partie contractante affirme s’être acquittée de ses obligations et ainsi n’avoir pas engagé sa responsabilité en matière de génocide. Tous ces différends se rapportent indubitablement à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention17, indépendamment de la question distincte de savoir lequel des États soumet le différend à la Cour et, accessoirement, de la formulation du grief de l’État demandeur.
15. Cette hypothèse est par ailleurs confirmée par le libellé de l’article Ⅸ, qui dispose que les différends relevant des catégories qui y sont énoncées, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide, sont soumis à la Cour « à la requête d’une Partie au différend ». Cette formulation a été précisément (ré)introduite au cours de la rédaction de la convention par suite d’un amendement présenté par l’Inde18. Suivant le texte clair de l’article Ⅸ, un différend concernant la convention peut être soumis par la partie contractante qui soutient qu’une autre partie contractante ne s’est pas acquittée de ses obligations, dont celle de ne pas commettre le génocide, ou par la partie contractante qui est accusée d’avoir manqué à ces obligations. Autrement dit, peu importe laquelle des parties au différend soulève la question de l’exécution ou de l’inexécution et laquelle la conteste19. Si un État partie est recevable à soumettre un différend portant qu’un autre État partie a manqué à ses obligations, ce dernier est aussi en droit de saisir la Cour et de faire valoir qu’il s’est acquitté de ses obligations. Autrement, l’État accusé d’avoir violé la convention serait privé de toute voie de droit sous le régime de la convention et ne pourrait compter que sur l’initiative de l’État accusateur pour que la Cour soit saisie du différend.
16. Ainsi, pris dans son ensemble, le libellé de l’article Ⅸ confirme que les différends concernant l’observation des dispositions de la convention et l’exécution des obligations qui en découlent, dont l’obligation de ne pas commettre le génocide, différends qui ne sont que l’envers de
15 Voir Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd. en ligne, à « exécution » : « Action de faire passer des dispositions dans les faits ». Pour le terme anglais « fulfilment », voir Oxford English Dictionary, 3e éd. en ligne, 2015 : « meeting of a requirement, condition, or need » ; « the performance of a duty or role as required, pledged, or expected ».
16 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 114, par. 169. Voir aussi observations écrites de l’Ukraine sur les exceptions préliminaires, par. 98.
17 Voir aussi Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 75.
18 Nations Unies, documents officiels de l’Assemblée générale, troisième session, partie Ⅰ, sixième commission, compte rendu analytique, 104e séance, 13 novembre 1948, doc. A/C.6/SR.104, p. 447 (Sundaram). Voir aussi ibid., 103e séance, 12 novembre 1948, doc. A/C.6/SR.103, p. 437.
19 Voir aussi Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 26, par. 50.
- 5 -
la médaille par rapport à ceux où le demandeur dénonce la violation de ces obligations, sont visés par la clause compromissoire. Rien dans le texte de l’article Ⅸ n’empêche la Cour, en tant que juridiction, de recevoir des allégations de conformité aussi bien que des allégations de violation. Ainsi qu’il a déjà été signalé
20, dans l’affaire concernant les Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c. États-Unis d’Amérique), la République française avait introduit une instance et prié la Cour de dire et juger, entre autres, que « l’arrêté du 30 décembre 1948 portant réglementation des importations sans devises [étai]t conforme au régime économique applicable au Maroc selon les conventions qui li[ai]ent la France et les États-Unis »21, et de tirer toutes les conséquences voulues de cet état de choses. Malgré l’opposition des États-Unis22, c’est sans la moindre difficulté que la Cour a décidé de recevoir cette conclusion, de l’examiner et de statuer23, même si l’allégation concernait l’exécution des obligations découlant des conventions applicables et non un manquement à leur égard. De même, dans l’affaire concernant des Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971, le demandeur soutenait qu’il s’était conformé à plusieurs obligations énoncées par la convention de Montréal24. La Cour a rejeté l’exception préliminaire du défendeur, qui soutenait que les dispositions invoquées n’imposaient aucune obligation aux États-Unis d’Amérique, avant de confirmer que le différend soumis concernait l’interprétation et l’application des dispositions en cause de la convention de Montréal25.
17. Cette interprétation de l’article Ⅸ implique par ailleurs que, contrairement à ce que soutient la Fédération de Russie26, la compétence de la Cour ne dépend pas de la perpétration effective, plausible ou probable d’actes de génocide.
18. Ainsi qu’il est expliqué plus haut27, le texte de l’article Ⅸ confirme que la compétence de la Cour n’est pas limitée aux allégations de violation de la convention ou aux accusations de génocide portées contre une partie contractante. Elle concerne tout différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention . Or pareil différend peut survenir « sans qu’aucune infraction soit relevée »28, et aussi sans qu’un acte de génocide n’ait été effectivement commis.
19. Tel est manifestement le cas des différends concernant l’interprétation de la convention et de ses dispositions. La Cour permanente a sur ce point confirmé ce qui suit : « [o]n ne voit pas pourquoi les États ne pourraient pas demander à la Cour de donner une interprétation abstraite d’une convention ; il semble plutôt que c’est une des fonctions les plus importantes qu’elle peut remplir »29.
20 Déclaration d’intervention de la Lettonie, par. 43 ; déclaration d’intervention de l’Italie, par. 37.
21 Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 180.
22 Ibid.
23 Ibid., p. 181-186.
24 Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 123-124, par. 25.
25 Ibid., p. 124, par. 26, et p. 127, par. 28.
26 Voir, en particulier, exceptions préliminaires de la Fédération de Russie, par. 139 et 145-155.
27 Voir supra, par. 14-15.
28 Interprétation du statut du territoire de Memel, exception préliminaire, arrêt, 1932, C.P.J.I. série A/B no 47, p. 248 ; Applicabilité de l’obligation d’arbitrage en vertu de la section 21 de l’accord du 26 juin 1947 relatif au siège de l’Organisation des Nations Unies, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1988, p. 30, par. 42-43.
29 Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, fond, arrêt no 7, 1926, C.P.J.I. série A no 7, p. 18-19.
- 6 -
Autrement dit, un différend relatif à l’interprétation de la convention peut surgir en dehors d’un cas concret d’application et, partant, indépendamment de l’existence d’actes de génocide.
20. Le contexte de la clause compromissoire de la convention et, en particulier, des obligations énoncées par celle-ci confirme par ailleurs qu’elle n’est pas limitée ou conditionnée par la perpétration d’actes de génocide. Il va de soi que l’obligation de ne pas commettre de tels actes existe indépendamment de la perpétration d’un génocide. En effet, son objectif est d’assurer qu’aucun génocide n’est commis. Par conséquent, le différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de cette obligation ne saurait être limité aux cas où un génocide a été commis.
21. Il en va de même des autres obligations énoncées par la convention. Par exemple, l’article Ⅴ dispose que les parties contractantes « s’engagent à prendre, conformément à leurs constitutions respectives, les mesures législatives nécessaires pour assurer l’application des dispositions de la présente Convention, et notamment à prévoir des sanctions pénales efficaces frappant les personnes coupables de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III ». Cette obligation existe et produit ses effets indépendamment de la perpétration et de l’existence d’actes de génocide. La Cour a déjà eu l’occasion de confirmer ce point à l’égard de dispositions semblables de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants30. Étant donné son objectif et sa portée, l’obligation énoncée à l’article Ⅴ de la convention prend effet et doit être exécutée dès qu’un État adhère à celle-ci. Son application et son exécution ne sont pas conditionnées par la perpétration d’actes de génocide. En effet, il serait vain de mettre cette obligation à exécution une fois le génocide commis. Pour cette seule raison, l’article Ⅸ, qui vise aussi les différends relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de l’article Ⅴ, ne peut être subordonné à la commission d’un génocide.
22. Le but et l’objet de la convention commandent également une interprétation large de l’article Ⅸ et excluent la perpétration d’un génocide à titre de préalable à son application.
23. Le but principal de la convention est de prévenir le génocide. Dans sa résolution 96 (Ⅰ), l’Assemblée générale invitait « les États Membres à prendre les mesures législatives nécessaires pour prévenir et réprimer [l]e crime [de génocide] »31, et recommandait « d’organiser la collaboration internationale des États en vue de prendre rapidement des mesures préventives contre le crime de génocide et d’en faciliter la répression »32. Le préambule de la convention rappelle que celle-ci a pour objectif de « libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux » et, aux termes de l’article premier, les parties contractantes « s’engagent à prévenir et à punir » le génocide (les italiques sont de nous). La Cour a expliqué et répété ce qui suit :
« La Convention a été manifestement adoptée dans un but purement humain et civilisateur. On ne peut même pas concevoir une convention qui offrirait à un plus haut degré ce double caractère, puisqu’elle vise d’une part à sauvegarder l’existence même de certains groupes humains, d’autre part à confirmer et à sanctionner les principes de morale les plus élémentaires. Dans une telle convention, les États contractants n’ont pas d’intérêts propres ; ils ont seulement, tous et chacun, un intérêt commun, celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention. Il en résulte que l’on ne saurait, pour une convention de ce type, parler d’avantages ou de désavantages
30 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 451, par. 75.
31 Nations Unies, résolution 96 (I) de l’Assemblée générale, Le crime de génocide, 11 décembre 1946, doc. A/RES/96 (1) (les italiques sont de nous).
32 Ibid. (les italiques sont de nous).
- 7 -
individuels des États, non plus que d’un exact équilibre contractuel à maintenir entre les droits et les charges. La considération des fins supérieures de la Convention est, en vertu de la volonté commune des parties, le fondement et la mesure de toutes les dispositions qu’elle renferme. »
33
Ainsi, de l’avis de la Cour,
« [t]ous les États parties à la convention sur le génocide ont donc, en souscrivant aux obligations contenues dans cet instrument, un intérêt commun à veiller à ce que le génocide soit prévenu, réprimé et puni »34.
24. Ce serait battre en brèche le but et l’objet de prévention que de subordonner à la perpétration d’un génocide, ainsi que le propose la Fédération de Russie, l’entrée en jeu de la convention et des mécanismes assurant l’efficacité de son interprétation, son application et son exécution. Pour cette seule raison, il n’est pas nécessaire, afin que la Cour ait compétence, de faire valoir la commission d’un génocide ou de démontrer la perpétration probable d’actes de génocide. En effet, ainsi que l’a souligné le représentant de la Tchécoslovaquie au cours de la rédaction de la convention et de son article Ⅸ, les garanties concernant l’application de celle-ci « doivent être appropriées à l’objet même de cette convention, qui est d’assurer la prévention et la répression du crime de génocide »35.
25. À ce propos, la Fédération de Russie fait fausse route en citant des passages de décisions de la Cour en vue d’assujettir le fonctionnement de l’article Ⅸ à une condition supplémentaire ou à l’existence d’autres obligations découlant de la convention. Certes, dans les cas où l’État demandeur invoquait un manquement aux obligations conventionnelles de l’État défendeur, la Cour s’est fréquemment posé la question de savoir si le manquement dénoncé était susceptible d’entrer dans les prévisions du traité en cause36. Elle a par ailleurs refusé d’exercer son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’elle n’était pas convaincue, prima facie, que les agissements reprochés pouvaient constituer des actes de génocide au sens de la convention37. Elle a néanmoins déjà dit ce qui suit, en ce qui concerne l’exercice de ce pouvoir :
« la Cour n’est pas tenue de déterminer si des violations des obligations du Myanmar au titre de la convention sur le génocide ont eu lieu. Une telle conclusion, qui suppose notamment de rechercher s’il existait une intention de détruire, en tout ou en partie, le
33 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 106.
34 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 107 [les italiques sont de nous].
35 Nations Unies, documents officiels de l’Assemblée générale, troisième session, partie Ⅰ, sixième commission, compte rendu analytique, 103e séance, 12 novembre 1948, doc. A/C.6/SR.103, p. 439 (Zourek).
36 Voir par exemple Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (I), p. 138, par. 40.
37 Ibid., p. 138, par. 40. Contrairement à ce qu’avance la Fédération de Russie dans ses exceptions préliminaires (par. 207), la Cour n’a pas rejeté les allégations de génocide formulées par la Yougoslavie au stade des mesures conservatoires. Elle a seulement dit qu’elle n’était « pas en mesure de conclure, à ce stade de la procédure, que les actes que la Yougoslavie imput[ait] au défendeur seraient susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide » (ibid., par. 41).
- 8 -
groupe des Rohingya comme tel, ne pourrait être formulée par la Cour qu’au stade de l’examen au fond de la présente affaire »
38.
Cela vaut également en ce qui concerne l’établissement de la compétence de la Cour. L’existence d’actes de génocide prohibés par la convention est une question relative à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention que la Cour ne peut trancher de manière définitive qu’au stade du fond.
26. De façon plus générale, la question de savoir si la violation d’un traité a effectivement eu lieu est étrangère à la compétence. La Cour s’est déjà déclarée compétente dans des affaires relatives à l’interprétation ou à l’application d’un traité pour en venir ultérieurement à la conclusion qu’aucune violation n’avait été commise39. Cela confirme que la perpétration d’un génocide ne saurait être une condition préalable à la compétence de la Cour.
27. Pour toutes les raisons qui précèdent, est visé par l’article Ⅸ le différend relatif à l’exécution par un État partie des obligations qui lui incombent au titre de la convention, y compris celle de ne pas commettre le génocide, et aux conséquences de cet état de choses pour les autres États parties. La République de Slovénie soutient que cette interprétation de la clause compromissoire, qui découle du sens usuel du libellé de la disposition, pris dans son contexte et compte tenu des but et objet de celle-ci et de la convention, assure aux États parties un redressement efficace contre les allégations de génocide abusives et infondées, ce qui constitue un élément essentiel à la protection de l’autorité de la convention dans son ensemble et des principes moraux de base qui y sont énoncés.
B. Est visé par l’article Ⅸ le différend relatif aux moyens et aux mesures pris par un État sur la base d’allégations de génocide
28. La République de Slovénie considère que, suivant une interprétation correcte de l’article Ⅸ de la convention, la Cour a compétence pour connaître du différend relatif à la question de savoir si un État partie est fondé à prendre certaines mesures contre un autre État partie sur le fondement d’allégations de génocide gratuites et fausses, et aux conséquences de la mise à effet de ces mesures pour les États intéressés.
29. En effet, pareil différend entre clairement dans les prévisions de l’article Ⅸ de la convention en ce qu’il concerne « l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention », en particulier l’obligation, énoncée à l’article premier, de prévenir le génocide.
30. Selon le sens usuel du libellé de l’article Ⅸ, la Cour a compétence pour décider si une partie contractante pouvait se fonder sur son obligation de prévenir le génocide pour prendre des mesures contre un autre État partie. Cette question concerne l’interprétation de l’article premier, soit la signification de son libellé, d’une part, et son application, d’autre part. La Cour permanente a déjà observé que la divergence d’opinions concernant « l’étendue du champ d’application » des
38 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 14, par. 30. Voir aussi Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, par. 43.
39 Voir, par exemple, Elettronica Sicula S.p.A. (ELSI) (États-Unis d’Amérique c. Italie), arrêt, C.I.J. Recueil 1989, p. 15 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 3.
- 9 -
dispositions d’un traité relevait de l’interprétation et de l’application de celui-ci
40, pour ensuite souligner que les divergences relatives à l’application d’un traité
« comprennent, non seulement celles qui ont trait à la question de savoir si 1’application de clauses déterminées est ou non exacte, mais aussi celles qui portent sur l’applicabilité desdits articles, c’est-à-dire sur tout acte ou toute omission créant un état de choses contraire à ces articles »41.
31. Cette conclusion est renforcée par le principe bien établi selon lequel les traités doivent être exécutés de bonne foi, principe codifié à l’article 26 de la convention de Vienne sur le droit des traités de 196942. Dans son commentaire sur le projet d’article 23 (devenu l’article 26 de la convention de Vienne), la commission du droit international précisait que le principe de l’exécution de bonne foi emportait l’obligation de « s’abstenir de tout acte visant à réduire à néant l’objet et le but du traité »43. En l’affaire relative au Projet Gabčíkovo-Nagymaros, la Cour a confirmé que « [l]e principe de bonne foi oblige les Parties à []appliquer [le traité] de façon raisonnable et de telle sorte que son but puisse être atteint »44. La question de savoir si un traité ou telle de ses dispositions ont été appliqués ou invoqués de façon raisonnable concerne l’interprétation, l’application ou l’exécution dudit traité, puisqu’il s’agit de décider si la partie a exécuté son obligation selon ce qui était requis et attendu45.
32. Le différend porté devant la Cour en l’espèce concerne lui aussi l’applicabilité des dispositions de la convention. En effet, la question soulevée par l’Ukraine est celle de savoir si les agissements de la Fédération de Russie ont créé un état de choses contraire aux dispositions de la convention, en particulier ses articles premier et Ⅳ, et si la Fédération de Russie a appliqué la convention de façon raisonnable, selon ce qui était requis et attendu. Il est à cet égard indifférent qu’un génocide ait ou non été commis ; l’obligation d’appliquer de bonne foi et sans abus les dispositions d’un traité ne cesse jamais d’exister.
33. Pour les mêmes raisons, la compétence que la Cour tient de l’article Ⅸ s’étend aux différends concernant les moyens et les mesures pris par une partie contractante au nom de l’exécution de ses obligations au titre de la convention, y compris les conséquences d’une application ou d’une exécution malavisée de la convention. Sont manifestement en cause l’interprétation, l’application et l’exécution de la convention et de ses dispositions.
34. Bien que l’article premier ne mentionne ni ne détaille les moyens précis que peuvent ou doivent prendre les parties contractantes pour l’exécution de leur engagement à prévenir ou à punir
40 Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, compétence, arrêt no 6, 1925, C.P.J.I. série A no 6, p. 16.
41 Usine de Chorzów, compétence, arrêt no 8, 1927, C.P.J.I. série A no 9, p. 20-21.
42 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 296, par. 38.
43 Annuaire de la Commission du droit international, 1966, vol. II, p. 2[30]. Voir aussi J. Salmon, « Article 26 Convention of 1969 », in O. Corten et P. Klein (sous la dir. de), The Vienna Conventions on the Law of Treaties: A Commentary (Oxford University Press, 2011), p. 679-680.
44 Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 78 et 79, par. 142.
45 Voir supra, par. 13.
- 10 -
le génocide, l’interprétation de cette disposition à la lumière du contexte et des but et objet de la convention fournit des indications quant à sa mise à effet
46.
35. Il est révélateur que l’article premier ait été rédigé au pluriel et, faisant référence aux « Parties contractantes », mentionne qu’« elles s’engagent à prévenir et à punir » le génocide. Cela confirme que ces obligations sont assumées collectivement, dans la poursuite d’un intérêt commun47. Le préambule souligne que les parties contractantes sont convaincues que, « pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux, la coopération internationale est nécessaire ». Les articles Ⅷ et Ⅸ établissent des mécanismes destinés à assurer la mise à effet collective de la convention et des obligations qu’elle impose. Alors que le premier a trait « à la prévention et à la répression du génocide “au niveau politique et non plus sous l’angle de la responsabilité juridique” »48, par le recours à l’action et à l’initiative collectives des organes compétents des Nations Unies, le second habilite la Cour à trancher les différends « entre les Parties contractantes » conformément au droit international. La nature erga omnes des obligations énoncées par la convention vient à son tour souligner l’importance fondamentale de ce texte pour la communauté internationale entière, confiant à la Cour internationale de Justice la mission capitale de veiller à son application dans l’intérêt de tous les États. La République de Slovénie est particulièrement sensible à la nécessité de la mise à effet collective de la convention49 : tel est le prix de la réalisation de l’objectif de celle-ci et de la prévention de l’action unilatérale fondée sur des accusations de génocide déraisonnables et abusives.
36. En outre, la Cour a déjà formulé certains des principes et règles qui doivent guider les États parties dans l’exécution de leur obligation de prévenir et de punir le génocide :
« Plusieurs paramètres entrent en ligne de compte quand il s’agit d’apprécier si un État s’est correctement acquitté de l’obligation en cause. Le premier d’entre eux est évidemment la capacité, qui varie grandement d’un État à l’autre, à influencer effectivement l’action des personnes susceptibles de commettre, ou qui sont en train de commettre, un génocide. … [L]a capacité d’influence de l’État doit être évaluée aussi selon des critères juridiques, puisqu’il est clair que chaque État ne peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale ; de ce point de vue, la capacité d’influence dont dispose un État peut varier selon la position juridique qui est la sienne à l’égard des situations et des personnes concernées par le risque, ou la réalité, du génocide. »50
37. Par conséquent, fait nécessairement partie des différends relatifs à l’application et à l’exécution prétendue de l’obligation de prévenir et de punir le génocide celui qui concerne les moyens et actions entrepris par un État partie et leur conformité aux exigences de la convention, y
46 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, par. 56.
47 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 106.
48 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 88 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 109, par. 159.
49 Voir l’allocution prononcée devant l’Assemblée générale par M. Janez Janša, premier ministre de la République de Slovénie, Nations Unies, documents officiels, soixante-septième session, compte rendu analytique, 12e séance plénière, 27 septembre 2012, doc. A/67/PV.12, p. 3[6]-3[8].
50 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430 (les italiques sont de nous). Voir aussi Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, par. 57.
- 11 -
compris l’obligation d’agir dans les limites de la légalité internationale et le respect de l’esprit et des objectifs des Nations Unies
51, ainsi que les conséquences du recours abusif à la convention. Ces différends relèvent de l’article Ⅸ, pour peu qu’il soit interprété correctement52.
38. En effet, ainsi qu’elle l’a rappelé à maintes reprises, « [l]a Cour ne doit pas excéder la compétence que lui ont reconnue les Parties, mais elle doit exercer toute cette compétence »53. Sa devancière a elle aussi jugé que la compétence qu’elle tenait d’une clause compromissoire emportait nécessairement le pouvoir de tirer toutes les conséquences voulues d’une application abusive du traité en question :
« Une interprétation qui obligerait la Cour à s’arrêter à la simple constatation que la Convention a été inexactement appliquée ou qu’elle est restée sans application, sans pouvoir fixer les conditions dans lesquelles les droits conventionnels lésés peuvent être rétablis, irait à l’encontre du but plausible et naturel de la disposition, car une pareille juridiction, au lieu de vider définitivement un différend, laisserait la porte ouverte à de nouveaux litiges. »54
39. L’allégation selon laquelle les mesures en litige ne relèvent pas des règles et dispositions de la convention, mais d’autres règles de droit international ne saurait priver la Cour de sa compétence au titre de l’article Ⅸ. En effet, ainsi que la Cour l’a reconnu, « [c]ertains actes peuvent entrer dans le champ de plusieurs instruments et un différend relatif à ces actes peut avoir trait “à l’interprétation ou à l’application” de plusieurs traités ou autres instruments »55. Or la Cour permanente a précisé ce qui suit :
« Il est évident que la compétence de la Cour ne saurait dépendre seulement de la manière dont la Requête est formulée ; d’autre part, elle ne peut être écartée par le seul fait que la Partie défenderesse soutient que les règles de droit applicables en l’espèce n’appartiennent pas à celles pour lesquelles la compétence de la Cour est reconnue. »56
Dans l’affaire relative à l’Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI, la Cour a poursuivi dans le même esprit :
« Il s’agit d’établir si le Conseil a compétence pour examiner et trancher définitivement le fond du différend dont il a été saisi par le Pakistan et à l’égard duquel il s’est, sous réserve du présent appel, déclaré compétent. Pour répondre à cette question, il faut évidemment savoir si la thèse du Pakistan, envisagée compte tenu des objections formulées par l’Inde à son sujet, fait apparaître l’existence d’un “désaccord ... à propos de l’interprétation ou de l’application” de la Convention de Chicago ou de l’Accord de transit ... . S’il en est ainsi, le Conseil est à première vue compétent. On ne saurait considérer le Conseil comme privé de compétence du seul fait que des données extérieures aux Traités pourraient être invoquées, dès lors que, de toute façon, des
51 Ibid., par. 58.
52 Voir, dans le même sens, Enrica Lexie (Italy v. India), Award, 2 juillet 2020, par. 809-811.
53 Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte), arrêt, C.I.J. Recueil 1985, p. 23, par. 19. Voir aussi Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 577, par. 45 ; Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 671, par. 136.
54 Usine de Chorzów, compétence, arrêt no 8, 1927, C.P.J.I. série A no 9, p. 25.
55 Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 27, par. 56.
56 Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, compétence, arrêt no 6, 1925, C.P.J.I. série A no 6, p. 1[5].
- 12 -
questions relatives à l’interprétation ou à l’application de ceux-ci entrent en jeu. Le fait qu’une défense au fond se présente d’une certaine manière ne peut porter atteinte à la compétence du tribunal ou de tout autre organe en cause ; sinon les parties seraient en mesure de déterminer elles-mêmes cette compétence, ce qui serait inadmissible. Comme on l’a déjà vu pour la compétence de la Cour, la compétence du Conseil dépend nécessairement du caractère du litige soumis au Conseil et des points soulevés, mais non pas des moyens de défense au fond ou d’autres considérations qui ne deviendraient pertinentes qu’une fois tranchés les problèmes juridictionnels. »
57
40. En conséquence, la question de l’applicabilité des obligations énoncées par la convention, en particulier son article premier, et la question connexe de la conformité des mesures prises sur le fondement prétendu de la convention sont liées à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention, et relèvent de l’article Ⅸ. Il en est ainsi indépendamment des allégations formulées par l’État défendeur selon lesquelles les actions et mesures entreprises relèveraient d’autres règles et principes du droit international ou seraient justifiables aliter et aliunde ; il s’agit de questions concernant le fond de l’affaire et il ne peut en être tiré aucune conclusion tendant à priver ipso facto la Cour de la compétence qu’elle tient de l’article Ⅸ.
C. En tout état de cause, l’article Ⅸ vise les différends relatifs à l’interprétation de la convention, y compris l’article Ⅸ lui-même
41. Enfin, la République de Slovénie considère que, aux termes de l’article Ⅸ, les différends visés par la clause compromissoire peuvent se rapporter aussi bien à l’interprétation de la convention qu’à son application ou son exécution. Par conséquent, les différends relatifs à l’interprétation, à savoir la signification et le contenu de l’un ou l’autre des articles de la convention, y compris l’article Ⅸ lui-même, relèvent du champ de cette disposition. Ainsi qu’il est exposé plus haut58, rien n’empêche la Cour d’exercer, même in abstracto, sa compétence en matière d’interprétation de la convention ou de ses diverses dispositions. En effet, dans l’arrêt qu’elle a rendu sur les exceptions préliminaires en l’affaire opposant la Bosnie-Herzégovine et la Yougoslavie, elle a constaté que les parties étaient
« en désaccord quant au sens et à la portée juridique de plusieurs de ces dispositions, dont l’article IX. Pour la Cour, il ne saurait en conséquence faire de doute qu’il existe entre elles un différend relatif à “l’interprétation, l’application ou l’exécution de la ... convention, y compris ... la responsabilité d’un État en matière de génocide...”, selon la formule utilisée par cette dernière disposition »59.
III. CONCLUSIONS
42. Ainsi qu’il est exposé en détail ci-dessus, la République de Slovénie considère que l’article Ⅸ est largement libellé et vise tout différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention et de ses dispositions.
57 Appel concernant la compétence du Conseil de l’OACI (Inde c. Pakistan), arrêt, C.I.J. Recueil 1972, p. 61, par. 27. Voir aussi Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 18, par. 24-25.
58 Voir supra, par. 19.
59 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 616[-617], par. 33.
- 13 -
43. Interprété de bonne foi en conformité avec le sens usuel à donner à son libellé en contexte et à la lumière des but et objet de la convention, l’article Ⅸ vise en particulier tout différend concernant l’exécution par un État de ses obligations au titre de la convention, y compris celle de ne pas commettre le génocide, et, partant, tout différend concernant des allégations de génocide abusives.
44. Selon une interprétation correcte, l’article Ⅸ vise aussi les différends relatifs aux moyens et mesures pris au nom de la prévention et de la punition du génocide sous le régime de la convention, ainsi qu’à leur licéité et leurs conséquences.
45. En tout état de cause, les différends relatifs aux points susmentionnés soulèvent des questions d’interprétation des dispositions applicables de la convention, y compris sa clause compromissoire. Ils entrent également dans les prévisions de l’article Ⅸ suivant une interprétation correcte de celui-ci.
La Haye, 5 juillet 2023
L’agent de la République de Slovénie et directeur général de la direction
du droit international et de la protection des intérêts du ministère
des affaires étrangères et européennes
de la République de Slovénie,
(Signé) Marko RAKOVEC.
___________

Document file FR
Document Long Title

Observations écrites de la Slovénie sur l’objet de son intervention

Order
28
Links