Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR
LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE
(UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE ; 32 ÉTATS INTERVENANTS)
OBSERVATIONS ÉCRITES DE LA RÉPUBLIQUE PORTUGAISE
SUR L’INTERPRÉTATION DE L’ARTICLE IX ET D’AUTRES
DISPOSITIONS DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
INTÉRESSANT LA COMPÉTENCE DE LA COUR
5 juillet 2023
[Traduction du Greffe]
I. INTRODUCTION
1. Le 26 février 2022, l’Ukraine a saisi la Cour internationale de Justice d’une procédure
dirigée contre la Fédération de Russie dans le cadre d’un différend concernant l’interprétation,
l’application ou l’exécution de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(ci-après la « convention »)1.
2. L’Ukraine soutient qu’il existe entre elle-même et la Fédération de Russie un différend au
sens de l’article IX concernant l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention2. En
substance, elle avance que l’emploi de la force par la Fédération de Russie contre elle ou sur son
territoire depuis le 24 février 2022, sur le fondement d’allégations de génocide, ainsi que la
reconnaissance territoriale qui a précédé l’opération militaire sont incompatibles avec la convention,
dont elle invoque les articles I à III3.
3. Le 7 octobre 2022, la République portugaise a présenté à la Cour une déclaration
d’intervention au titre du paragraphe 2 de l’article 63.
4. Le 5 juin 2023, la Cour a jugé recevables les déclarations d’intervention présentées par
divers États, dont la République portugaise, en vertu de l’article 63 du Statut de la Cour4. Elle a fixé
au 5 juillet 2023 la date d’expiration du délai pour le dépôt des observations écrites prévues au
paragraphe 1 de l’article 86 du Règlement5.
5. La Cour ayant invité les États intervenants à coordonner leurs interventions, la République
portugaise a, dans une large mesure, aligné sa position sur celle des autres intervenants. Cependant,
afin de respecter le délai strict fixé par la Cour et pour des raisons de logistique, elle dépose ses
propres observations écrites.
6. Ainsi que l’a dit la Cour, l’interprétation de l’article IX et d’autres dispositions de la
convention intéressant sa compétence ratione materiae est en cause au stade actuel de la procédure6.
7. La République portugaise est d’avis que la Cour a compétence au titre de l’article IX de la
convention pour connaître du grief présenté par l’Ukraine, puisqu’il repose sur un différend opposant
celle-ci à la Fédération de Russie et relatif à des questions de fond relevant de la convention.
8. Les éléments qui, de l’avis de la République portugaise, établissent la compétence de la
Cour en l’espèce sont abordés dans l’ordre ci-après.
1 Requête introductive d’instance, déposée au Greffe de la Cour le 27 février 2022.
2 Ibid., par. 4-12.
3 Ibid., par. 26-29.
4 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), recevabilité des déclarations d’intervention, ordonnance du 5 juin 2023, accessible à
l’adresse suivante : https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/182/182-20230605-ORD-01-00-FR.pdf, par. 99
et 102 1).
5 Ibid., par. 102 3).
6 Ordonnance sur la recevabilité des déclarations d’intervention, par. 26.
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II. INTERPRÉTATION DE L’ARTICLE IX ET D’AUTRES DISPOSITIONS DE LA CONVENTION
SUR LE GÉNOCIDE INTÉRESSANT LA COMPÉTENCE DE LA COUR
9. L’article IX de la convention sur le génocide est ainsi libellé :
« Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation,
l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la
responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes
énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête
d’une Partie au différend. »
10. Il y a lieu d’observer d’emblée que, dans son ordonnance du 16 mars 2022 portant
indication de mesures conservatoires, la Cour a confirmé sa compétence prima facie sur le fondement
de l’article IX de la convention7. Bien que cette décision n’ait pas force de chose jugée sur la question
de savoir si la Cour a compétence pour statuer au fond, sa jurisprudence enseigne néanmoins qu’il
s’agit d’une indication solide de ce que les conditions nécessaires sont réunies à cet égard.
11. De fait, dans les affaires antérieures mettant en jeu des questions liées au génocide entre
des parties à la convention, chaque fois où, au stade des mesures conservatoires, la Cour a
pareillement conclu qu’elle avait, sur la base de l’article IX, compétence prima facie sur le point de
l’existence d’un différend entre les parties au sujet de l’interprétation, l’application ou l’exécution
de la convention (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro) et Gambie
c. Myanmar)8, elle a, dans son arrêt sur les exceptions préliminaires, confirmé sa décision en matière
de compétence9.
12. Au stade actuel de l’instance et compte tenu du grief porté devant la Cour, la République
portugaise souhaite présenter quatre observations au sujet de l’interprétation de la convention en ce
qui a trait à la compétence de la Cour :
a) La demande concerne un différend existant.
b) Le différend se rapporte à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention.
c) Le différend concerne des obligations substantielles découlant de la convention.
d) La demande a été dûment présentée par une des parties au différend.
A. La demande concerne un différend existant
13. Premièrement, la République portugaise observe que la demande présentée par l’Ukraine
concerne un différend existant.
7 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), mesures provisoires, ordonnance du 16 mars 2022, par. 28-49.
8 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro)), mesures conservatoires, ordonnance du 8 avril 1993, C.I.J. Recueil 1993 ;
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), mesures
conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020.
9 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II) ; Application de la convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022.
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14. La notion de « différend » est déjà bien établie dans la jurisprudence de la Cour, où elle
est définie comme « un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition
de thèses juridiques ou d’intérêts » entre les parties10. Et pour qu’il existe un différend, « [i]l faut
démontrer que la réclamation de l’une des parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre »11. Il
en est ainsi « lorsque leurs points de vue quant à l’exécution ou à la non-exécution de certaines
obligations internationales sont nettement opposés »12. En outre, « dans le cas où le défendeur s’est
abstenu de répondre aux réclamations du demandeur, il est possible d’inférer de ce silence, dans
certaines circonstances, qu’il rejette celles-ci et que, par suite, un différend existe »13.
15. À cet égard, le document communiqué à la Cour par la Fédération de Russie le 7 mars
2022 semble interpréter de manière trop étroite la notion de différend, en affirmant que l’article IX
ne peut pas servir de base de compétence lorsque le différend se rapporte à l’emploi de la force ou à
des questions de légitime défense en droit international général14.
16. Il est pourtant de jurisprudence constante à la Cour que certains faits ou omissions peuvent
donner lieu à un différend tombant sous le coup de plus d’un traité15. Ainsi, le différend parallèle
découlant des mêmes faits ne fait pas obstacle à la compétence de la Cour au titre de l’article IX de
la convention, pourvu que les autres conditions soient réunies.
17. En outre, dans son ordonnance du 16 mars 2022, la Cour s’exprime ainsi :
« Les déclarations émanant des organes de l’État et de hauts responsables des
deux Parties indiquent l’existence entre elles d’une divergence de vues sur la question
de savoir si certains actes qui auraient été commis par l’Ukraine dans les régions de
Donetsk et de Louhansk sont constitutifs de génocide et emportent donc violation des
obligations incombant à cet État au titre de la convention sur le génocide, et si l’emploi
de la force par la Fédération de Russie dans le but affiché de prévenir et de punir un
prétendu génocide est une mesure qui peut être prise en exécution de l’obligation de
prévenir et de punir énoncée à l’article premier de la convention. »16
18. On y lit en outre que « [d]u point de vue de la Cour, les actes dont la demanderesse tire
grief semblent susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention sur le génocide »17, que,
s’agissant de l’affirmation de la Fédération de Russie selon laquelle son « opération militaire
10 Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 11.
11 Sud-Ouest africain (Éthiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1962, p. 328.
12 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(Qatar c. Émirats arabes unis), mesures conservatoires, ordonnance du 23 juillet 2018, C.I.J. Recueil 2018 (II), p. 414,
par. 18 ; Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua
c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 26, par. 50, citant Interprétation des traités de paix
conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 74.
13 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 71.
14 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), document déposé par la Fédération de Russie, 7 mars 2022, par. 8-15.
15 Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique
d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, par. 56.
16 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), ordonnance du 16 mars 2022, par. 45.
17 Ibid., par. 45.
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spéciale » se fonde sur l’article 51 de la Charte des Nations Unies et le droit international coutumier,
« certains actes ou omissions peuvent donner lieu à un différend entrant dans le champ de plusieurs
instruments »18, et que, en conclusion, cela « n’empêche pas la Cour de conclure prima facie que le
différend exposé dans la requête a trait à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la
convention sur le génocide »19.
19. En conséquence, il existe manifestement entre l’Ukraine et la Fédération de Russie un
différend relevant de l’article IX de la convention.
B. Le différend est lié à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention
20. Deuxièmement, la République portugaise observe par ailleurs que le différend est lié à
l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention.
21. La République portugaise est d’avis que l’article IX constitue une disposition attributive
de compétence dont la portée est vaste et qui permet à la Cour de connaître d’une gamme étendue de
différends concernant l’interprétation, l’application ou l’exécution des obligations incombant aux
États parties sous le régime de la convention.
22. On peut dégager deux éléments du sens usuel de la formule « relatifs à l’interprétation,
l’application ou l’exécution de la … Convention » :
a) Le premier élément (« relatifs à ») établit le lien entre le différend et la convention.
b) Le second élément (« l’interprétation, l’application ou l’exécution de la … Convention ») vise
différents cas de figure20.
23. S’agissant du premier élément (« relatifs à »), la République portugaise considère que
l’allégation formulée par un État partie à la convention et portant qu’un autre État partie a commis
un génocide établit un lien entre le différend et la convention, puisque celle-ci contient des éléments
que les deux États ont reconnus comme essentiels lorsqu’il s’agit de décider si un génocide a été
commis.
24. Le second élément (« l’interprétation, l’application ou l’exécution de la … Convention »)
met en jeu quatre concepts différents. Si l’interprétation désigne généralement le processus
consistant à « expliquer la signification » d’une norme de droit, l’application correspond à l’« action
de mettre une chose à effet » dans telle ou telle affaire21. Le terme exécution est en partie synonyme
du précédent et peut s’entendre de l’application qui « répond aux exigences » de la norme22. Enfin,
18 Ibid., par. 46.
19 Ibid., par. 46.
20 Comme Kolb l’a fait observer, l’article IX de la convention est « un modèle de clarté et de simplicité, qui ouvre
aussi largement que possible la voie à la saisine de la Cour » : R. Kolb, « The Compromissory Clause of the Convention »,
in P. Gaeta (sous la dir. de), The UN Genocide Convention: A Commentary (OUP, 2009), p. 420.
21 C. Tams, « Article IX », in C. Tams, L. [B]erster et B. Schiffbauer, Convention on the Prevention and
Punishment of Genocide, A Commentary (Beck, 2014), note 45.
22 C. Tams (note 18), « Article IX », ibid.
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le renvoi à la convention indique clairement que la clause compromissoire vise les dispositions de ce
traité.
25. L’inclusion du terme exécution a été qualifiée d’
« unique si on la compare aux clauses compromissoires d’autres traités multilatéraux
qui prévoient la soumission à la Cour internationale de Justice des différends entre les
parties contractantes ayant trait à leur interprétation ou application »23.
26. Il semble qu’en insérant les trois termes alternatifs, les rédacteurs de la convention aient
cherché à « donner la couverture la plus complète possible à la clause compromissoire » et à
« combler toutes les failles [potentielles] »24. L’inclusion du terme exécution tend donc à étayer une
interprétation large de l’article IX25.
27. Enfin, l’emploi de la formule « de la présente Convention » confirme la vaste portée de la
clause compromissoire, en indiquant clairement que l’article IX vise l’ensemble du régime de la
convention, y compris une large gamme de violations26.
C. Le différend se rapporte à des obligations découlant de la convention ou liées à celle-ci
28. Troisièmement, la République portugaise est d’avis que le différend se rapporte à des
obligations substantielles découlant de la convention ou liées à celle-ci. De fait, la compétence
ratione materiae de la Cour emporte celle de statuer sur les allégations de génocide qui outrepassent
les limites fixées par le droit international, puisqu’elles soulèvent la question de l’observation de
l’article premier de la convention, ce qui sert ensuite de contexte à l’interprétation de l’article IX.
29. L’article premier de la convention énonce ce qui suit :
« Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en
temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent
à prévenir et à punir. »
30. Conformément à l’article premier de la convention, il incombe à tous les États parties de
prévenir et de punir le génocide en mettant en oeuvre « tous les moyens qui sont raisonnablement à
leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide »27. Cela dit, dans
l’exécution de leur engagement à prévenir le génocide, les États parties doivent agir dans les limites
23 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), déclaration du juge Oda, p. 627, par. 5.
24 C. Tams (note 18), « Article IX », note 45 ; R. Kolb, « Scope Ratione Materiae », in P. Gaeta (sous la dir. de),
The UN Genocide Convention: A Commentary (OUP, 2009), p. 451.
25 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), déclaration conjointe d’intervention déposée par les Gouvernements du Canada et du
Royaume des Pays-Bas, 7 décembre 2022, par. 29.
26 R. Kolb, « Scope Ratione Materiae » (note 21), p. 453, avec survol de la jurisprudence.
27 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430.
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fixées par le droit international28, notamment celles qu’imposent la définition du « génocide », le
principe de bonne foi, la prohibition de l’abus de droit, l’obligation de régler les différends par des
moyens pacifiques et le principe de souveraineté. Nul État ne peut prétexter de l’exécution du droit
international pour enfreindre celui-ci. Par conséquent, s’il outrepasse les limites fixées par le droit
international en l’occurrence, ses agissements peuvent emporter violation de la convention.
31. Ainsi qu’il est mentionné plus haut et comme l’a dit la Cour dans son ordonnance du
16 mars 2022 sur les mesures conservatoires, le différend qui oppose ces deux États parties à la
convention se rapporte pour l’essentiel à
« la question de savoir si certains actes qui auraient été commis par l’Ukraine dans les
régions de Donetsk et de Louhansk sont constitutifs de génocide et emportent donc
violation des obligations incombant à cet État au titre de la convention sur le génocide,
et si l’emploi de la force par la Fédération de Russie dans le but affiché de prévenir et
de punir un prétendu génocide est une mesure qui peut être prise en exécution de
l’obligation de prévenir et de punir énoncée à l’article premier de la convention »29.
32. Le point de savoir si certains faits précis sont constitutifs d’un génocide pouvant relever
de l’article premier de la convention n’est pas laissé à l’appréciation subjective de l’État partie
intéressé. L’article II de la convention énonce la définition du génocide et l’article III énumère cinq
modes de perpétration. Les éléments constitutifs du génocide sont déjà bien établis par la
jurisprudence de la Cour, qui vient étayer l’interprétation actuelle. En particulier, pour qu’il y ait
génocide, il est nécessaire d’établir à la fois, sur le fondement de preuves convaincantes, l’action
génocidaire et l’intention génocidaire spécifique, conjuguées à l’élément moral des divers actes
énumérés à l’article II30.
33. Dans l’exécution de l’engagement prévu à l’article premier, les États parties doivent agir
de bonne foi31. Cette obligation, à savoir « [l]’un des principes de base qui président à la création et
à l’exécution d’obligations juridiques »32, implique que l’État partie à la convention doit s’abstenir
de faire obstacle à l’objet et au but de celle-ci qui sous-tendent l’article premier ou de faire un emploi
abusif de ses dispositions. Tout manquement à cet égard peut se traduire par un abus de droit et ainsi
emporter violation de la convention.
34. L’État qui n’a pas procédé à une appréciation de bonne foi du génocide ou du risque grave
à cet égard ne peut invoquer l’« engag[em]ent à prévenir » le génocide, énoncé à l’article premier de
28 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430 ; Allégations de génocide au titre de la convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures provisoires,
ordonnance du 16 mars 2022, par. 57.
29 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), mesures provisoires, ordonnance du 16 mars 2022, par. 45.
30 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 121-122, par. 186-189.
31 Art. 26 et 31, par. 1, de la convention de Vienne sur le droit des traités ; Projet Gabčíkovo-Nagymaros
(Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 79, par. 142.
32 Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 268, par. 46.
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la convention, pour justifier son action. Sont bien évidemment visés l’emploi de la force et la menace
en ce sens, ainsi que l’a souligné la Cour en l’affaire des Plates-formes pétrolières33.
35. Les objet et but de la convention, ainsi que les valeurs et principes supérieurs qu’ils servent
à protéger, interdisent aussi aux États parties de faire un usage abusif de ses dispositions et de les
invoquer à toute fin autre que celles qui y sont envisagées. La République portugaise tient à souligner
que, si tous les États parties se sont engagés à prévenir et à punir le génocide dans le monde entier,
c’est pour le bien de l’humanité et non pour servir leurs propres intérêts.
36. Tout État doit exercer la diligence requise pour recueillir des preuves émanant de sources
indépendantes avant de proférer des allégations de génocide contre un autre État. Dans le même ordre
d’idées, nul État ne peut s’autoriser d’allégations abusives pour entreprendre une action illicite. De
fait, il est de bonne pratique d’attendre les résultats d’une enquête effectuée sous les auspices de
l’Organisation des Nations Unies34 avant de qualifier une situation de génocide.
37. En outre, l’article VIII de la convention énonce ce qui suit :
« Toute Partie contractante peut saisir les organes compétents des Nations Unies
afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures
qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ou de
l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III. »
38. La prévention et la répression du génocide ne sont pas des questions d’ordre interne, mais
concernent la communauté internationale dans son ensemble. Les États parties peuvent demander
aux organes compétents des Nations Unies de prendre, conformément à la Charte des Nations Unies,
les mesures qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide. Le
Conseil de sécurité et l’Assemblée sont tous deux des « organes compétents » qui peuvent agir
collectivement au moyen soit d’une résolution non contraignante de l’Assemblée générale, soit de la
prise de mesures au titre du chapitre VII. En outre, l’article IX de la convention confère le droit de
saisir la Cour de tout différend relevant de ce traité.
39. L’obligation de prévenir le génocide déborde le cadre de l’article VIII de la convention35,
notamment en cas d’inaction manifeste des organes compétents des Nations Unies. Cependant, la
licéité de toute mesure unilatérale doit être appréciée au regard de l’obligation énoncée à l’article VIII
et des autres obligations applicables en droit international, y compris celles qu’énonce la Charte des
Nations Unies. De fait, l’obligation de prévenir le génocide prévue à l’article premier ne peut, en soi,
servir de justification à l’emploi de la force en violation du paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte.
33 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt,
C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 811-812, par. 21. Voir aussi Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), déclaration d’intervention du Gouvernement de
l’Australie, 30 septembre 2022, par. 41.
34 Par exemple, la Gambie s’est appuyée sur les rapports de la mission d’établissement des faits sur le Myanmar
établie par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies avant d’introduire une instance devant la Cour ; pour plus
de détails, voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie
c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 65-69.
35 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 219-220, par. 427.
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40. Tout État devrait, au lieu de lancer des allégations de génocide abusives contre un autre
État sans avoir exercé la diligence requise, saisir les organes politiques ou judiciaires des Nations
Unies36. De fait, ce serait miner la crédibilité de la convention en tant qu’instrument universel de
répression du crime ignoble qu’est le génocide que de permettre aux États d’en faire un usage abusif
sans qu’il soit possible à la Cour d’intervenir.
41. Ainsi, l’article IX donne également effet à l’obligation préexistante qu’ont les parties, au
titre du paragraphe 3 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies et du droit international coutumier,
de régler leurs différends par des moyens pacifiques37.
42. En outre, les allégations de génocide dirigées contre un État sont d’une gravité extrême et
peuvent compromettre la crédibilité de celui-ci et, partant, sa capacité — et celle de ses
représentants — de mener des relations diplomatiques ou d’autres relations internationales avec des
acteurs publics et privés, comme tout autre État souverain. En conséquence, la question de savoir si
un État est ou non responsable d’actes de génocide est lourde de conséquences pour l’exercice effectif
de ses compétences souveraines.
43. En conclusion, la compétence de la Cour s’étend aux différends concernant l’action illicite
entreprise dans le but affiché de prévenir et de punir un prétendu génocide38. Par conséquent, la Cour
a compétence ratione materiae pour déclarer l’absence de génocide lorsqu’un État formule de fausses
allégations non étayées par les faits, manquant ainsi à l’exécution de bonne foi des obligations
découlant de la convention et faisant un usage abusif de ses dispositions.
D. La demande a été présentée par l’une des parties au différend
44. Quatrièmement, la Cour peut être saisie sur le fondement de l’article IX par toute partie au
différend, notamment celle contre laquelle est formulée une allégation abusive de génocide ou est
dirigée une action illicite entreprise sous le prétexte de prévenir ou de punir le génocide.
45. Il existe un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention
lorsqu’un État partie en accuse un autre d’avoir commis un génocide39. En pareil cas, il incombe à la
Cour d’examiner le fondement factuel de l’allégation et de décider si elle est convaincue que des
actes de génocide ont été commis en violation de la convention40.
46. Ainsi qu’il est mentionné plus haut, les notions de « différend » et d’« exécution » figurant
à l’article IX sont suffisamment larges pour permettre à la Cour de déclarer, dans une affaire donnée,
36 Ordonnance en indication de mesures conservatoires (note 9), opinion individuelle du juge Robinson, par. 30.
37 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), déclaration d’intervention du Gouvernement de la Nouvelle-Zélande, 28 juillet 2022,
par. 25.
38 Ordonnance en indication de mesure conservatoire (note 9), p. 11, par. 45.
39 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. [114], par. 169.
40 Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Portugal), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999,
C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 669-670, par. 35-40. La Cour a ultérieurement conclu qu’elle n’avait pas compétence, en raison
de l’irrecevabilité de la Serbie-et-Monténégro, à l’époque de l’introduction de l’instance, au regard de l’article 35 du Statut
(voir Licéité de l’emploi de la force (Serbie-et-Monténégro c. Portugal), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil
2004 (III), p. 1160).
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qu’aucun génocide n’a eu lieu ou que l’État demandeur n’est pas responsable de la violation de la
convention que lui reproche un autre État.
47. En outre, le libellé de l’article IX confirme que la Cour peut être saisie par « une partie au
différend ». Étant donné la gravité du crime de génocide, toute accusation en ce sens doit être prise
au sérieux et peut nuire à la crédibilité de l’État contre lequel elle est dirigée ainsi qu’à celle de ses
représentants. Le génocide est un horrible fléau pour la communauté internationale dans son
ensemble. Par conséquent, le différend concernant la question de savoir si un État a agi en violation
de la convention devrait pouvoir être soumis à la Cour aussi bien par celui qui est accusé que par
celui qui a formulé l’accusation.
48. De plus, le caractère erga omnes partes de la convention milite contre l’interprétation
restrictive de la faculté de demander à la Cour la protection de la Justice. Au contraire, pareille
interprétation tendrait à dissuader l’État victime de saisir la Cour en cas de recours abusif à la
convention, ce qui minerait la crédibilité et l’efficacité de celle-ci en tant qu’instrument universel de
prévention du génocide, ainsi que le rôle de la Cour en tant que mécanisme fondamental de
redressement en cas d’abus de droit à l’échelle internationale.
III. CONCLUSION
Pour les raisons exposées ci-dessus, la République portugaise est convaincue que la Cour a
compétence pour statuer au fond sur le différend en l’affaire des Allégations de génocide au titre de
la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de
Russie ; 32 États intervenants).
En conséquence, la République portugaise se permet d’inviter la Cour à se déclarer
compétente.
Respectueusement soumis,
La coagente de la République portugaise
et ambassadrice du Portugal auprès
du Royaume des Pays-Bas,
(Signé) Clara NUNES DOS SANTOS.
___________
Observations écrites du Portugal sur l’objet de son intervention