Observations écrites de la France sur l’objet de son intervention

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182-20230705-WRI-21-00-EN
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Incidental Proceedings
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
OBSERVATIONS ÉCRITES DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE,
EN VERTU DE L’ARTICLE 63 DU STATUT DE LA COUR
5 juillet 2023
en l’affaire
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA
CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION
DU CRIME DE GÉNOCIDE
(UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
1
OBSERVATIONS LIMINAIRES
1. Les présentes observations écrites sont soumises à la Cour internationale de Justice (ciaprès
« la Cour » ou « la CIJ ») conformément à son ordonnance en date du 5 juin 2023 rendue
en l’affaire des Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie).
2. Dans l’ordonnance précitée, la Cour a décidé que la déclaration d’intervention déposée
par la France au titre du paragraphe 2 de l’article 63 de son Statut était recevable en ce qu’elle
a trait à l’interprétation de l’article IX et d’autres dispositions de la convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide (ci-après « la convention sur le génocide » ou
« la convention ») pertinentes aux fins de la détermination de la compétence de la Cour.
3. La Cour a fixé au 5 juillet 2023 la date d’expiration du délai pour le dépôt des observations
écrites prévues au paragraphe 1 de l’article 86 de son Règlement1.
4. Comme elle l’a indiqué dans sa déclaration d’intervention, la France intervient en qualité
de partie à la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide,
dont l’interprétation est en cause dans la présente affaire.
5. Selon la jurisprudence de la Cour, l’intervention au titre de l’article 63 « se limite à la
présentation d’observations au sujet de l’interprétation de la convention concernée »2. Conformément
à l’ordonnance du 5 juin 2023, la France n’exposera donc ses vues que sur les
dispositions ayant, au stade des exceptions préliminaires, « une incidence sur la question de
la compétence de la Cour »3.
6. Il s’ensuit que les présentes observations, qui s’inscrivent dans la continuité de la déclaration
d’intervention déposée par la France le 12 septembre 2022, porteront essentiellement
sur l’interprétation de l’article IX de la Convention, lequel est invoqué comme base de compétence
de la Cour en l’affaire opposant l’Ukraine à la Russie.
1 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), ordonnance du 5 juin 2023, par. 102.
2 Chasse à la baleine dans l’Antarctique (Australie c. Japon), déclaration d’intervention de la Nouvelle-Zélande,
ordonnance du 6 février 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 9, par. 18.
3 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), ordonnance du 5 juin 2023, par. 63.
2
7. Dans sa déclaration d’intervention, la France a présenté un exposé succinct de son interprétation
de l’article IX de la convention sur le génocide4. L’objet des présentes observations
écrites est de développer les motifs et arguments qui sous-tendent cette interprétation.
8. A cet égard, et comme la Cour l’a indiqué, « la présentation conjointe de positions communes
peut aller dans le sens d’une bonne administration de la justice »5. La France souhaite
souligner les efforts d’étroite coordination fournis, à cette fin, par l’ensemble des États
membres de l’Union européenne participants à la présente procédure, et auxquels elle a pris
toute sa part.
4 Déclaration d’intervention de la République française en l’affaire Allégations de génocide au titre de la convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), 12 septembre
2022, par. 25-32.
5 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), ordonnance du 5 juin 2023, par. 88.
3
INTERPRETATION DE L’ARTICLE IX DE LA CONVENTION SUR LE GENOCIDE
9. L’article IX de la convention sur le génocide est ainsi libellé :
« Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application
ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité
d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres
actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice,
à la requête d’une partie au différend ».
10. La France interprète l’article IX de la convention en s’appuyant sur les règles coutumières
d’interprétation des traités, telles que reflétées aux articles 31 à 33 de la convention de
Vienne sur le droit des traités de 19696. A cet égard, la France rappelle l’importance du principe
de bonne foi, lequel régit l’obligation d’exécution des traités codifiée à l’article 26 de la
convention de Vienne sur le droit des traités et constitue le point de départ de la règle générale
d’interprétation des traités énoncée à l’article 31 de celle-ci7.
11. L’interprétation de l’article IX doit permettre de déterminer quelles catégories de litiges
sont susceptibles d’être soumis à la Cour. Or la formulation de l’article IX, « unique » en son
genre8, comporte plusieurs spécificités qui ont pour effet d’en élargir la portée. L’objet des
présentes observations sera donc de les examiner successivement.
6 Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt du 31 mars 2004, C.I.J. Recueil
2004 (I), p. 8, par. 83 ; LaGrand (Allemagne c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt du 27 juin 2001, C.I.J. Recueil
2001, p. 502, par. 101 ; Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt
(exception préliminaire), 12 décembre 1996, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 812, par. 23 ; Différend territorial (Jamahiriya
arabe libyenne/Tchad), arrêt du 3 février 1994, C.I.J. Recueil 1994, p. 21-22, par. 41 ; Sentence arbitrale
du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissau c. Sénégal), arrêt du 12 novembre 1991, C.I.J. Recueil 1991, p. 70, par. 48.
7 Cf. infra.
8 Déclaration du juge Oda, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt (exceptions préliminaires), 11 juillet 1996, C.I.J. Recueil
1996, p. 626, par. 5.
4
I. UN « DIFFEREND »
12. Selon une jurisprudence bien établie, la notion de différend doit être comprise comme
« un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses
juridiques ou d’intérêts entre deux personnes »9. Pour qu’un différend existe, il « faut démontrer
que la réclamation de l’une des parties se heurte à l’opposition manifeste de l’autre »10.
Comme la Cour l’a souligné, l’établissement du différend suppose que « les points de vue des
deux parties quant à l’exécution ou à la non-exécution de certaines obligations internationales
doivent être nettement opposés »11. A cet égard, « [i]l importe peu de savoir laquelle d’entre
elles est à l’origine de la réclamation, et laquelle s’y oppose »12.
13. En outre, et toujours selon une jurisprudence constante, il appartient à la Cour « d’établir
objectivement ce sur quoi porte le différend entre les parties »13. Elle considère ainsi que
« pour déterminer si elle a compétence ratione materiae au titre d’une clause
compromissoire […] [e]lle doit rechercher si les actes dont le demandeur tire
grief entrent dans les prévisions du traité contenant la clause compromissoire. Il
peut ainsi se révéler nécessaire d’interpréter les dispositions qui définissent le
champ d’application du traité »14.
14. Ainsi, au regard de la jurisprudence de la Cour, il apparaît nécessaire, pour apprécier le
réel champ d’application de l’article IX, d’en interpréter tous les termes, au regard de l’ensemble
des dispositions de la convention de 1948, ainsi qu’à la lumière de l’objet et du but de
cette dernière.
9 Affaire des concessions Mavrommatis en Palestine (Grèce c. Royaume-Uni), arrêt du 30 août 1924, C.P.J.I. série
A n° 2, p. 11.
10 Sud-ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), arrêt (exceptions préliminaires), 21
décembre 1962, C.I.J. Recueil 1962, p. 328
11 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, C.I.J. Recueil, par. 63.
12 Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie),
arrêt (exceptions préliminaires), 17 mars 2016, C.I.J. Recueil 2016, p. 26, par. 50.
13 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention
internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie),
arrêt (exceptions préliminaires), 8 novembre 2019, C.I.J. Recueil 2019, p. 575, par. 24.
14 Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique
d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt (exceptions préliminaires), 3 février 2021, C.I.J. Recueil 2021, pp. 31-32,
§ 75.
5
II. « ENTRE LES PARTIES CONTRACTANTES »
15. Le libellé de l’article IX ne pose que deux exigences relatives aux conditions de saisine
de la Cour : le différend doit opposer « les Parties contractantes » et être soumis « à la requête
d’une partie au différend ». A cet égard, la Cour a pu souligner que
« ce membre de phrase précise que seule une partie au différend peut porter celui-
ci devant la Cour, mais n’impose en aucun cas qu’un tel différend oppose un
État partie qui aurait violé la convention à un État ‘spécialement atteint’ par la
violation alléguée »15.
16. En cela, les termes de l’article IX n’impliquent pas de restriction quant à la configuration
contentieuse. Il n’impose notamment pas que l’État requérant soit forcément celui qui allègue
l’existence d’un génocide attribuable à un autre État partie, dont il chercherait à engager la
responsabilité. L’expression « à la requête d’une partie au différend » ne préjuge nullement
de la position de chaque partie au différend devant la Cour, demandeur ou défendeur.
17. De plus, rien, dans l’article IX, ne fait obstacle à ce qu’un État saisisse la Cour pour
qu’elle constate qu’il n’a lui-même pas manqué à ses obligations au titre de la Convention
contrairement à ce qu’allègue l’autre partie au différend. En effet, « there is nothing in doctrine
or practice that precludes the Court from having jurisdiction to find that an applicant
has not committed a breach of a treaty, where that applicant has requested the Court to make
such a finding »16.
18. Il est, au demeurant, déjà arrivé qu’un État saisisse la Cour en lui demandant de faire
constater une non-violation, par la partie demanderesse, de ses propres obligations internationales17.
15 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
arrêt (exceptions préliminaires), 22 juillet 2022, C.I.J., Recueil 2022, par. 111.
16 Déclaration du Juge Robinson, Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), ordonnance du 16 mars 2022, par. 16.
17 Affaire relative aux droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc, arrêt du 27 août 1952, C.I.J.
Recueil 1952 ; Questions d’interprétation et d’application de la Convention de Montréal de 1971 résultant de
l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe Libyenne c. Royaume-Uni), Requête introductive d’instance du
3 mars 1992, C.I.J., Recueil 1992.
6
III. « RELATIF A […] LA PRESENTE CONVENTION »
19. Selon l’article IX, la Cour peut être saisie de tous les différends « relatifs à […] la présente
Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide
». La généralité de cette formulation, en particulier des termes « relatifs à », appelle plusieurs
remarques.
20. L’énoncé de l’article IX ne limite pas les différends pouvant être réglés par la Cour à
ceux portant sur la violation de certaines dispositions de la convention ou la commission de
certains actes prédéterminés. Cela signifie qu’un différend peut porter sur toute obligation ou
tout droit résultant, pour les parties, de la convention dans son ensemble.
21. Cette idée ressort clairement de la jurisprudence de la Cour. Dans son arrêt du 3 février
2015 en l’affaire opposant la Croatie à la Serbie, la Cour a considéré que sa compétence était
établie sur le fondement de l’article IX, lorsque le différend « concerne l’interprétation, l’application
ou l’exécution de la convention », ou encore lorsqu’il « se rapporte à des obligations
énoncées par la Convention elle-même »18.
22. Sur ce point, il convient de noter que, puisque l’obligation en cause doit seulement résulter
de la convention, elle peut ne pas être formulée de manière expresse19. La Cour a pu
rappeler qu’elle « n’estime pas qu’une référence particulière à un traité ou à ses dispositions
soit requise » pour fonder sa compétence relative audit traité20.
23. Ainsi, le différend, tel qu’entendu à l’article IX, peut concerner, ou se rapporter à, une
obligation ou un droit inféré de la convention et ne doit pas nécessairement trouver son origine
dans la commission d’un génocide ou d’actes de génocide, par exemple21. Comme le souligne
la Cour,
« [l]’expression ‘y compris’ semble confirmer que les différends relatifs à la responsabilité
des parties contractantes pour génocide ou tout autre acte énuméré à
18 Ibid., p. 48, par. 89 [nous soulignons].
19 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.
Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, C.I.J. Recueil 2007, p. 113, par. 166.
20 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
arrêt (exceptions préliminaires), 22 juillet 2022, C.I.J. Recueil 2022, par. 72 ; Application de la convention internationale
sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), arrêt
(exceptions préliminaires), 1er avril 2011, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85, par. 30.
21 Déclaration du juge Oda, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt (exceptions préliminaires), 11 juillet 1996, C.I.J. Recueil
1996, p. 626, par. 8.
7
l’article III s’inscrivent dans un ensemble plus large de différends relatifs à l’interprétation,
à l’application ou à l’exécution de la Convention »22.
24. En outre, en matière de responsabilité, c’est-à-dire en cas de comportement illicite attribuable
à un État partie, la Cour a déjà eu l’occasion d’affirmer que l’article IX « n’exclut
aucune forme de responsabilité d’État »23. Cette affirmation est parfaitement conforme au libellé
de l’article IX, qui non seulement ne contient aucune exclusion, mais insiste sur le fait
qu’il inclut tous les litiges « relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ». La
version du texte en langue française est ici à prendre en considération, car l’expression « en
matière de génocide » est suffisamment ample pour inclure aussi bien la commission que la
non-commission, ainsi que les obligations y afférentes.
25. En effet, dès lors que l’article IX énonce que la Cour peut être saisie de tous les différends
« relatifs à […] la présente Convention », le fait que certaines actions ou omissions à
l’origine du différend puissent faire l’objet de différentes qualifications juridiques, susceptibles
d’entrer dans le champ d’autres instruments que la convention de 1948, est sans incidence
sur l’application de cette disposition. Comme l’a en effet précisé la Cour, « [c]ertains
actes peuvent entrer dans le champ de plusieurs instruments et un différend relatif à ces actes
peut avoir trait ‘à l’interprétation ou à l’application’ de plusieurs traités ou autres instruments
»24.
22 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.
Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, C.I.J. Recueil 2007, p. 114, par. 169 [nous soulignons].
23 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.
Yougoslavie), arrêt (exceptions préliminaires), 11 juillet 1996, C.I.J. Recueil 1996, p. 616, par. 32.
24 Violations alléguées du Traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (Iran c. États-Unis), arrêt
(exceptions préliminaires), 3 février 2021, C.I.J. Recueil, 2021, par. 56.
8
IV. « L’INTERPRETATION, L’APPLICATION OU L’EXECUTION » DE LA CONVENTION
SUR LE GENOCIDE
26. Classiquement, l’article IX prévoit la compétence de la Cour pour les différends relatifs
à l’interprétation de la convention. Dès lors, un différend portant sur l’interprétation, c’est-àdire
sur le sens de l’un quelconque des articles de la convention, y compris l’article IX luimême,
est susceptible d’entrer dans le champ de la clause.
27. Dans son arrêt sur les exceptions préliminaires du 11 juillet 1996 en l’affaire opposant
la Bosnie-Herzégovine à la République fédérative de Yougoslavie sur le fondement de la convention,
la Cour a relevé que les parties s’opposaient non seulement sur son application, mais
également « quant au sens et à la portée juridique de plusieurs de ses dispositions, dont l’article
IX »25. Elle en a déduit l’existence d’un différend, ce qui a été confirmé dans son arrêt
au fond de 200726. Un litige opposant deux parties notamment quant aux catégories de différends
susceptibles d’entrer dans le champ de l’article IX relève donc de la compétence de la
Cour.
28. Par ailleurs, l’article IX comporte certaines particularités de rédaction si on le compare
aux traditionnelles clauses de règlement des litiges entre États parties à un traité27.
29. Alors que les clauses compromissoires mentionnent habituellement les différends relatifs
à « l’interprétation et l’application » de la convention, celle de la convention de 1948 fait
également mention du terme « exécution », ce qui conduit indubitablement à élargir la portée
de l’article IX.
30. En effet, le terme « exécution » doit être considéré comme « une forme particulière
d’application, à savoir celle dirigée à satisfaire concrètement les obligations encourues par le
texte ou assumées au regard de l’objet et du but du traité »28. Dans le contexte des travaux
préparatoires de la convention de 1948, qui peuvent être considérés comme un moyen complémentaire
d’interprétation au sens de l’article 32 de la convention de Vienne sur le droit des
25 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, arrêt (exceptions préliminaires),
11 juillet 1996, C.I.J. Recueil 1996, p. 616, par. 33.
26 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.
Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, C.I.J. Recueil 2007, p. 107, par. 152.
27 Ibid., p. 114, par. 168.
28 R. Kolb, La Cour internationale de Justice, Paris, Pedone, 2013, p. 450. En ce sens, voir aussi, C. Tams, L.
Berster et L. Schiffbauer (dirs.), Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide: A Commentary,
Münich ‧ Oxford ‧ Baden-Baden, C.H. Beck ‧ Hart ‧ Nomos, 2014, p. 313.
9
traités, l’ajout – tardif – de ce terme avait incontestablement pour objet d’élargir la compétence
de la Cour. Comme le relève un auteur,
« the word ‘fulfillment’ was evidently inserted to suggest that the ICJ could also
resolve disputes relating to the matter of compliance or non-compliance with the
terms of the Convention. This latter provision is especially important in view of
the fact that the word ‘fulfillment’ is followed by the clause relating to state responsibility
for genocide »29.
31. Cette lecture, peut être confortée par les débats tenus en Sixième Commission, à l’occasion
de l’introduction de l’amendement ajoutant le terme « exécution » au texte de la clause
compromissoire de la convention de 1948 :
« le terme ‘application’ comprend l’examen des conditions dans lesquelles la
convention doit ou non s’appliquer, tandis que le terme ‘exécution’ répond à la
question de savoir si une partie satisfait ou non aux dispositions de la convention.
Le terme ‘exécution’ a donc une portée beaucoup plus large »30.
32. L’ajout de ce terme démontre ainsi une attention particulière portée plus largement, dans
le cadre de la mise en oeuvre de la convention de 1948, aux obligations résultant du principe
pacta sunt servanda. Parmi celles-ci figure, notamment, l’obligation d’exécuter les traités de
bonne foi.
33. « Principe bien établi du droit international »31, la bonne foi exige d’interpréter – en vue
de son exécution – un texte « à la lumière de son objet et de son but »32. Ceux de la convention
sur le génocide ont été explicités par la Cour dès 1951 :
« Les origines de la Convention révèlent l’intention des Nations Unies de condamner
et de réprimer le génocide comme ‘un crime de droit des gens’ impliquant
le refus du droit à l’existence de groupes humains entiers, refus qui bouleverse
la conscience humaine, inflige de grandes pertes à l’humanité, et qui est
contraire à la fois à la loi morale et à l’esprit et aux fins des Nations Unies. […]
La Convention a été manifestement adoptée dans un but purement humain et
civilisateur. On ne peut même pas concevoir une convention qui offrirait à un
plus haut degré ce double caractère, puisqu’elle vise d’une part à sauvegarder
29 L. J. LeBlanc, « The ICJ, The Genocide Convention, and the United States », Wisconsin International Law Journal,
vol. 6, n°1, 1987, p. 50.
30 Déclaration de l’Inde, A/C.6/SR.103, 12 novembre 1948, p. 437 [nous soulignons].
31 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria, arrêt (exceptions préliminaires), 11 juin 1998,
C.I.J. Recueil 1998, p. 296, par. 38 ; Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt du 20 décembre 1974, C.I.J.
Recueil 1974, p. 268, par. 46.
32 Art. 31 (1) Convention de Vienne sur le droit des traités.
10
l’existence même de certains groupes humains, d’autre part à confirmer et à
sanctionner les principes de morale les plus élémentaires »33.
34. Quoique d’origine coutumière, l’obligation d’exécuter le traité de bonne foi s’agrège
nécessairement à celui-ci et doit être prise en considération dans tout litige le concernant. De
la même façon que les règles d’interprétation et les règles du droit de la responsabilité, l’obligation
de bonne foi est indissociable du traité dont l’exécution est examinée34.
35. Dans son arrêt du 25 septembre 1997 en l’affaire du Projet Gabčíkovo-Nagymaros, la
Cour présente l’effet juridique de la bonne foi pour l’exécution de tout traité en ces termes :
« L’article 26 associe deux éléments, qui sont d’égale importance. Il dispose que :
‘Tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi’.
De l’avis de la Cour ce dernier élément implique qu’au cas particulier c’est le
but du traité, et l’intention dans laquelle les parties ont conclu celui-ci, qui doivent
prévaloir sur son application littérale. Le principe de bonne foi oblige les
Parties à l’appliquer de façon raisonnable et de telle sorte que son but puisse être
atteint »35.
36. Appliquée au traité, la bonne foi offre ainsi « une garantie […] contre tout risque d’exercice
abusif de ses droits »36 qui aboutirait à un résultat manifestement déraisonnable au regard
de son objet et but « particuliers »37 et implique, en cela, que l’intégrité de la convention soit
respectée.
37. Il en est ainsi lorsque la Convention est instrumentalisée par un État Partie à des fins
manifestement détournées, aux fins de justifier une action par ailleurs contraire au droit international.
L’article IX s’applique ainsi lorsqu’un différend résulte du fait qu’un État Partie
profèrerait des allégations abusives de génocide, ou dépourvues de tout fondement, à l’encontre
d’un autre État partie.
38. Dès lors que de telles allégations portent sur la façon dont un État Partie met en oeuvre
son obligation de prévention et de répression du génocide, telle qu’établie à l’article I de la
33 Réserves à la Convention sur le Génocide, avis consultatif du 28 mai 1951, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
34 A propos de l’interprétation et de la responsabilité, voir Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, C.I.J.
Recueil 2007, p. 105, par. 149.
35 Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie), arrêt du 25 septembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, pp. 78-
79, par. 142.
36 Affaire concernant le filetage à l’intérieur du golfe du Saint-Laurent entre le Canada et la France, sentence du
17 juillet 1986, Recueil des sentences arbitrales des Nations Unies, vol. XIX, § 25, p. 242.
37 Réserves à la Convention sur le Génocide, avis consultatif du 28 mai 1951, C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
11
convention, le différend relève, en toute logique, de ceux pour lesquels la compétence ratione
materiae de la Cour peut être établie, au sens de l’Article IX.
39. En effet, l’obligation de prévention prévue à l’article I de la convention comporte également
une obligation d’abstention qui est de ne pas instrumentaliser la convention d’une manière
manifestement incompatible avec le principe de bonne foi. A défaut de l’existence d’une
telle obligation, la convention pourrait être abusivement utilisée et, dès lors, interprétée et
exécutée en contradiction avec son objet et son but. C’est l’intégrité même de la convention
qui serait atteinte si l’obligation de prévention prévue à l’article I pouvait être détournée, de
mauvaise foi, pour justifier des mesures unilatérales qui reposeraient sur des allégations abusives
ou dépourvues de tout fondement.
40. Comme la Cour l’a relevé en 2007, en l’absence de commission d’un génocide, ou des
actes qui le constituent, « la violation de l’obligation de prévention n’est pas constituée »38. Il
en résulte que l’obligation de prévention, et les mesures adoptées à cet effet, ne peuvent être
mises en oeuvre par les États parties que s’ils ont connaissance « de l’existence d’un risque
sérieux de commission d’un génocide », dont la charge de la preuve incombera à celui qui
l’allègue. En l’absence d’un risque sérieux de génocide, un État partie ne peut raisonnablement
agir sur le fondement de la Convention sans en méconnaître les termes et, plus généralement,
le principe de bonne foi.
41. Ce constat s’applique à plus forte raison dès lors que la convention prévoit, en son article
VIII, la possibilité pour les États parties, qui souhaitent de bonne foi mettre en oeuvre l’obligation
énoncée à l’article I, de « saisir les organes compétents de l’Organisation des Nations
Unies afin que ceux-ci prennent, conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures
qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ou de l’un
quelconque des autres actes énumérés à l’article III ».
42. En définitive, la bonne foi régit tant l’interprétation que l’application et l’exécution de
la convention de 1948. Un litige portant sur une interprétation, une application ou une exécution
supposément abusive et orientée – et donc incompatible avec la bonne foi – de toute disposition
de la convention entre, par conséquent, dans le champ de l’article IX.
38 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.
Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, C.I.J. Recueil 2007, p. 222, par. 431.
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CONCLUSION
43. Conformément à l’article 63 du Statut de la Cour, les présentes observations écrites ont
pour objet de présenter les vues de la France sur l’interprétation de l’article IX de la convention
sur le génocide, en cause dans l’instance relative aux Allégations de génocide au titre de
la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération
de Russie). Ces écritures, présentées au stade des exceptions préliminaires, sont sans préjudice
des observations ultérieures de la France aux prochaines étapes de la procédure.
44. Les présentes observations écrites soulignent qu’une interprétation de l’article IX de
bonne foi, et prenant en compte l’objet et le but de la convention de 1948, ainsi que ses travaux
préparatoires, met en lumière la possibilité pour la Cour de traiter une large variété de différends
relatifs à la convention. Il convient, en ce sens, de conférer son plein effet à l’article IX.
En affirmant la compétence de la Cour pour tous les différends « relatifs à » la convention sur
le génocide dans son ensemble, celui-ci ne pose aucune limite quant aux types de différends
pouvant être effectivement soumis à la Cour dès lors qu’ils se rapportent à la convention de
1948.
45. De plus, en incluant dans son champ les différends relatifs à « l’exécution » de la convention,
l’article IX souligne l’importance des obligations résultant du principe pacta sunt
servanda, parmi lesquelles figure notamment l’obligation d’exécuter les traités de bonne foi.

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Observations écrites de la France sur l’objet de son intervention

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