Observations écrites du Royaume-Uni sur l’objet de son intervention

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182-20230705-WRI-14-00-EN
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Incidental Proceedings
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Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE (UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE ; 32 ÉTATS INTERVENANTS)
OBSERVATIONS ÉCRITES DU ROYAUME-UNI DE GRANDE-BRETAGNE ET D’IRLANDE DU NORD SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE
5 juillet 2023
[Traduction du Greffe]
TABLE DES MATIÈRES
Page
Introduction ...................................................................................................................................1
I. Le terme « différend », tel qu’employé à l’article IX de la convention sur le génocide, doit se voir attribuer le sens large qui lui est normalement reconnu en droit international .................................................................................................2
II. Un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide entre dans les prévisions de l’article IX de la convention même s’il existe entre les parties, sur la base des mêmes faits, un différend concernant des droits et obligations juridiques internationaux exclus du champ de la convention ................................ 10
III. L’article IX confère compétence pour connaître d’une demande tendant à ce qu’il soit constaté que l’État demandeur a respecté la convention sur le génocide, lorsque ce point est en litige entre les parties .................................................................................................. 11
IV. L’article IX de la convention sur le génocide confère à la Cour compétence ratione materiae pour déterminer dans quelle mesure l’article premier permet ou impose à une partie contractante de se livrer à un comportement qui pourrait par ailleurs être illicite au regard du droit international ............................................................................................. 15
Conclusion ................................................................................................................................... 17
INTRODUCTION
1. Les présentes observations écrites sur les exceptions préliminaires de la Fédération de Russie sont soumises à la Cour conformément à l’ordonnance que celle-ci a rendue le 5 juin 2023 (ci-après l’« ordonnance ») à propos de l’intervention, sur le fondement du paragraphe 2 de l’article 63 du Statut de la Cour, du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (ci-après le « Royaume-Uni ») et d’autres États en l’affaire relative à des Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie). Dans cette ordonnance, la Cour a déterminé que la déclaration d’intervention déposée par le Royaume-Uni (ci-après « la déclaration d’intervention ») était recevable au stade des exceptions préliminaires en ce qu’elle avait trait à l’interprétation de l’article IX et d’autres dispositions de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après « la convention sur le génocide » ou la « convention ») pertinentes aux fins de la détermination de la compétence de la Cour, et a fixé la date d’expiration du délai pour le dépôt de ses observations écrites, ainsi que prévu au paragraphe 1 de l’article 86 du Règlement de la Cour1.
2. Le Royaume-Uni intervient en sa qualité de partie à la convention sur le génocide. Dans ces observations écrites, il exposera, conformément au paragraphe 2 de l’article 63 du Statut et à l’ordonnance de la Cour, sa position sur les questions d’interprétation pertinentes en ce qui concerne la compétence de la Cour en la présente instance, en se gardant d’aborder tout autre aspect de l’affaire dont celle-ci est saisie.
3. Dès lors que l’interprétation de la convention sur le génocide est en cause, il convient naturellement de se référer aux règles d’interprétation reflétées dans les dispositions des articles 31 et 32 de la convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, qui représentent le droit international coutumier, ainsi que déjà rappelé dans la déclaration d’intervention2.
4. Dans ses grandes lignes, la position du Royaume-Uni quant à la juste interprétation de la convention sur le génocide, en tant que pertinente aux fins de la détermination de la compétence de la Cour en la présente instance, s’articule comme suit :
a) Le terme « différend », tel qu’employé à l’article IX de la convention sur le génocide, doit se voir attribuer le sens large qui lui est normalement reconnu en droit international (voir section I ci-dessous).
b) Un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide entre dans les prévisions de l’article IX de la convention même s’il existe entre les parties, sur la base des mêmes faits, un différend concernant des droits et obligations juridiques internationaux exclus du champ de la convention (voir section II ci-dessous).
1 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), déclarations d’intervention, ordonnance du 5 juin 2023, par. 102 (points 1 et 3 du dispositif). La Cour a, dans la même ordonnance, également jugé recevables au stade des exceptions préliminaires les déclarations d’intervention de 31 autres États.
2 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie ; 32 États intervenants), déclaration d’intervention du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, intervention en vertu de l’article 63 du Statut de la Cour internationale de Justice (ci-après « déclaration d’intervention »), 1er août 2022, par. 28-29.
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c) L’article IX confère compétence pour connaître d’une demande tendant à ce qu’il soit constaté que l’État demandeur a respecté la convention sur le génocide, lorsque ce point est en litige entre les parties (voir section III ci-dessous).
d) L’article IX de la convention sur le génocide confère à la Cour compétence ratione materiae pour déterminer dans quelle mesure l’article premier permet ou impose à une partie contractante de se livrer à un comportement qui pourrait par ailleurs être illicite au regard du droit international (voir section IV ci-dessous).
I. LE TERME « DIFFÉREND », TEL QU’EMPLOYÉ À L’ARTICLE IX DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE, DOIT SE VOIR ATTRIBUER LE SENS LARGE QUI LUI EST NORMALEMENT RECONNU EN DROIT INTERNATIONAL
5. Ainsi qu’indiqué dans la déclaration d’intervention3, l’article IX de la convention sur le génocide confère à la Cour compétence pour connaître de « différends … relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution » de la convention sur le génocide. L’existence d’un différend est ainsi une condition préalable à la compétence de la Cour. Ainsi qu’affirmé récemment par celle-ci, le terme « différend », tel qu’employé à l’article IX, doit se voir attribuer un sens conforme à celui qui lui est donné en droit international4.
6. L’existence d’un différend doit être établie objectivement, et non eu égard aux déclarations des parties sur son existence ou son inexistence5. Selon la jurisprudence constante de la Cour, il existe un différend dès lors
a) qu’il y a entre les parties « un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une opposition de thèses juridiques ou d’intérêts »6 ;
b) que les points de vue des parties « “… [sont] nettement opposés” en ce qui concerne la question portée devant la Cour »7 ;
3 Déclaration d’intervention, par. 44-47.
4 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 63. Voir aussi Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 614-615, par. 29.
5 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 849-851, par. 37-43 ; Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Inde), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 270, par. 36 ; Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 1159, par. 47.
6 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 63, citant l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I, série A no 2, p. 11.
7 Ibid., citant l’affaire des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 850, par. 41 ; Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 26, par. 50.
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c) que le défendeur « avait connaissance, ou ne pouvait pas ne pas avoir connaissance, de ce que ses vues se heurtaient à l’“opposition manifeste” du demandeur »8.
7. Quatre aspects de l’interprétation du mot « différend », tel qu’employé à l’article IX, semblent controversés en l’espèce. Le Royaume-Uni exposera ci-après sa position sur chacun d’entre eux.
8. Premièrement, il semble y avoir un désaccord sur le type de déclarations, d’échanges et autres comportements susceptibles de donner naissance à un « différend » tombant sous le coup de l’article IX de la convention sur le génocide. La Fédération de Russie, à l’appui de l’affirmation selon laquelle il n’existerait pas de différend pertinent aux fins de la présente espèce, a fait valoir les arguments suivants :
a) « [L]’Ukraine n’a pas adressé à la Fédération de Russie la moindre note verbale faisant valoir ses demandes »9.
b) « [L]’Ukraine elle-même n’a jamais fait état de l’existence d’un différend l’opposant à la Fédération de Russie au regard de la convention, que ce soit dans ses correspondances diplomatiques, au cours des négociations avec la Fédération de Russie, à l’occasion de réunions d’organes d’organisations internationales avant la date critique, ou encore par tout autre moyen capable d’en porter le message à la Fédération de Russie. »10
c) Le comportement de l’État défendeur pourra servir de preuve de l’existence d’un différend « seulement lorsque toutes les autres interprétations raisonnables d[e ce] comportement … et des faits l’ayant entouré [auront pu] être exclues »11.
9. Le Royaume-Uni soutient que le terme « différend », tel qu’employé à l’article IX , ne doit pas être interprété comme le voudrait la Fédération de Russie.
10. Selon une juste interprétation, un « différend » au sens de l’article IX n’est pas constitué à raison d’échanges s’étant déroulés ou d’un comportement s’étant exprimé sous une forme particulière. La Cour peut déterminer l’existence d’un différend sur la base d’une large gamme
8 Voir, par exemple, Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 850, par. 41.
9 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires de la Fédération de Russie (ci-après les « exceptions préliminaires »), 1er octobre 2022, par. 76.
10 Exceptions préliminaires, par. 98.
11 Ibid., par. 113, citant Republic of Ecuador v. United States of America, PCA Case No. 2012-05, Award, 29 September 2012, par. 223.
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d’éléments antérieurs à une requête, par exemple les « documents échangés entre les parties »12 ainsi que « des échanges qui ont eu lieu dans des enceintes multilatérales »13.
11. En outre, la Cour a expressément reconnu qu’un différend pouvait exister même « en l’absence d’échanges diplomatiques »14. En pareilles circonstances, le comportement des parties peut établir l’existence d’un différend15. Toute conclusion en sens contraire irait à l’encontre de la position que la Cour n’a eu de cesse d’affirmer, selon laquelle l’existence d’un différend est « une question de fond, et non de forme ou de procédure »16.
12. L’accent étant ainsi mis sur le fond, et non la forme, il n’est pas nécessaire, pour qu’existe un « différend » aux fins de l’article IX, que l’une ou l’autre (ni, a fortiori, l’une et l’autre) des parties en fasse état. Il est précisé, dans la jurisprudence de la Cour, qu’un différend peut exister eu égard à la position qui est « en réalité » celle d’une partie, telle qu’établie par inférence17.
13. Dès lors, chacune des affirmations de la Fédération de Russie reproduites plus haut est erronée, pour ce qui est de l’interprétation :
a) Pour qu’un « différend » existe aux fins de l’article IX, point n’est besoin, contrairement à ce qu’affirme la Fédération de Russie, qu’ait été défini dans une note verbale, ou tout autre document, le différend en cause18.
b) L’existence d’un « différend » aux fins de l’article IX n’est pas tributaire de ce que l’une ou l’autre des parties en ait « fait état », que ce soit de l’une des manières mentionnées par la Fédération de Russie19 ou sous quelque autre forme.
c) Aux fins de l’article IX, il est faux de dire que l’existence d’un différend pourra être inférée « seulement lorsque toutes les autres interprétations raisonnables du comportement du défendeur
12 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 64, citant l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 443-445, par. 50-55.
13 Ibid., citant l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 94-95, par. 51 et 53. Voir aussi Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 850, par. 40.
14 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 850, par. 40.
15 Ibid.
16 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 64, citant l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 84, par. 30.
17 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 315, par. 89, tel que reproduit dans l’affaire des Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 850, par. 40.
18 Exceptions préliminaires, par. 76.
19 Ibid., par. 98.
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et des faits l’ayant entouré [auront] p[u] être exclues »20. Ainsi, l’existence d’un conflit armé a suffi à établir d’existence du différend qui était en cause en l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie21, bien que nul n’ait jamais suggéré — et qu’il fût bien sûr exclu — que le comportement des parties lors de ce conflit armé pût tenir à la seule existence d’un différend entre elles relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide. Retenir le seuil par trop élevé préconisé par la Fédération de Russie pour déterminer à partir de quand un comportement peut servir de preuve de l’existence d’un différend relevant de l’article IX de la convention (ou du droit international en général) reviendrait à adopter des critères qui seraient irréalistes et excluraient bien des différends, et la Cour doit donc s’en garder.
14. Deuxièmement, il existe un désaccord sur le degré de précision requis pour que soit constitué un différend tel que visé à l’article IX. La Fédération de Russie met en avant les arguments suivants :
a) Pour qu’existe un différend entrant dans les prévisions de l’article IX en la présente espèce, l’Ukraine et la Fédération de Russie doivent avoir « des “points de vue … [qui] sont nettement opposés” … quant aux obligations spécifiques imposées par la convention [sur le génocide] », ce qui implique que « l’Ukraine doit démontrer que les demandes dont elle a saisi la Cour sur la base de la convention se sont heurtées à l’opposition manifeste de la Fédération de Russie avant l’introduction de la présente instance »22.
b) Les échanges précédents entre les parties « doivent avoir été suffisamment précis [pour] que celles-ci [aient eu] connaissance, ou ne p[uiss]ent pas ne pas avoir [eu] connaissance, qu’elles avaient des vues nettement opposées quant à leurs obligations spécifiques au titre de la convention, qui sont l’objet de la demande portée par l’Ukraine devant la Cour »23.
c) L’Ukraine « doit démontrer qu’il existait, au moment du dépôt de sa requête, un différend relativement à chacune des prétentions formulées dans son mémoire »24.
d) Il n’existe pas de différend relevant de l’article IX en l’espèce car « l’Ukraine n’a produit aucun élément de preuve indiquant que, avant d’introduire la présente instance, elle avait précisé la manière dont, selon elle, la Fédération de Russie aurait pu manquer expressément à ses obligations au titre des articles premier et IV de la convention »25.
e) Aucune des déclarations attestant, selon l’Ukraine, l’existence d’un différend « ne fait mention de la convention sur le génocide, et encore moins de la responsabilité de l’Ukraine (ou de la Fédération de Russie) au regard de la convention »26.
20 Ainsi qu’avancé dans les exceptions préliminaires, par. 113. La sentence du 29 septembre 2012 rendue en l’affaire Republic of Ecuador v. United States of America (PCA Case No. 2012-05, Award, 29 September 2012, par. 223), citée dans ce contexte par la Fédération de Russie, intéressait la question de savoir si des conclusions quant à la position d’un État pouvaient être inférées du silence de celui-ci, un cas dans lequel le seuil appliqué pourra naturellement être plus élevé.
21 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 854-855, par. 54, renvoyant à l’affaire relative à Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 614-615, par. 27-29.
22 Exceptions préliminaires, par. 63 (les italiques sont de nous).
23 Ibid., par. 65 (les italiques sont de nous).
24 Ibid., par. 72 (les italiques sont de nous).
25 Ibid., par. [8]3 (les italiques sont de nous).
26 Ibid., par. 101.
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15. Ces théories sur le degré de précision des éléments requis aux fins de la détermination de l’existence d’un différend vont bien au-delà de ce que la Cour a retenu comme étant le seuil applicable. En particulier, la Cour a estimé qu’il n’était pas nécessaire qu’il y ait eu, à l’occasion des échanges entre les parties, une « référence particulière » au traité international sur lequel reposent les réclamations portées par la suite devant elle27. Il s’ensuit ipso facto qu’il n’est pas davantage requis que l’État demandeur ait fait référence à des dispositions particulières du traité ou à des obligations précises ou « particulières » imposées par celui-ci28 ni, a fortiori, ait affirmé que l’État défendeur portait la responsabilité de l’une quelconque des violations de ces obligations particulières29. Puisqu’il s’agit d’une question de fond, et non de forme, un différend au sens de l’article IX peut être constitué sans que l’État demandeur ait formulé les prétentions particulières dont il saisira à terme la Cour30.
16. Le seuil fixé par la Cour suppose en revanche que, dans les échanges entre les parties, il ait été fait référence à l’objet de la convention sur le génocide assez clairement pour qu’il puisse être déterminé qu’un différend existe au regard de celle-ci31. Fait significatif, la Cour a énoncé ce critère dans son récent arrêt sur les exceptions préliminaires en l’affaire Gambie c. Myanmar, dans laquelle le Myanmar, comme ici la Fédération de Russie, avait argué que l’État demandeur devait avoir indiqué, avant d’introduire l’instance, « les dispositions du droit international … f[aisa]nt l’objet des manquements allégués » de l’État défendeur32. Le Myanmar soutenait de même qu’il était nécessaire que « le défendeur ne p[û]t ignorer qu’une violation de cette disposition lui était reprochée »33. Cette interprétation ressemble de manière frappante à celle qu’avance la Fédération de Russie en l’espèce ; or, la Cour l’a rejetée.
17. La Fédération de Russie cherche à étayer son interprétation de l’article IX en se référant à l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal)34. Dans cette affaire, la Cour a considéré que les références faites par la Belgique, dans sa correspondance diplomatique, aux obligations incombant au Sénégal en application de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ci-après la « convention contre la torture ») avaient marqué la naissance d’un différend concernant l’interprétation et l’application de cette convention, mais pas d’un différend concernant l’obligation, pour le Sénégal, de poursuivre un individu pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre ou
27 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 72, citant l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85, par. 30. Voir exceptions préliminaires, par. 101. Voir aussi Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 428, par. 83. (« De l’avis de la Cour, parce qu’un État ne s’est pas expressément référé, dans des négociations avec un autre État, à un traité particulier qui aurait été violé par la conduite de celui-ci, il n’en découle pas nécessairement que le premier ne serait pas admis à invoquer la clause compromissoire dudit traité. »)
28 Voir exceptions préliminaires, par. 63 et 65.
29 Ibid., par. [8]3 et 101.
30 Ibid., par. 63 et 72.
31 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 72, citant l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85, par. 30.
32 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires du Myanmar, 20 janvier 2021, par. 531.
33Ibid., par. 533.
34 Exceptions préliminaires, par. 68, citant l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 444-445, par. 54.
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génocide au regard du droit international coutumier
35. Elle a abouti à cette conclusion en considérant que toute obligation dont pourrait avoir à répondre un État au regard du droit international coutumier était « clairement distincte » de celle qui pourrait lui incomber en vertu de la convention contre la torture et « soul[evait] des problèmes juridiques tout à fait différents »36. Ainsi, une référence à la convention contre la torture n’indiquait pas assez clairement qu’un différend s’était cristallisé entre les parties à propos de l’existence d’obligations substantiellement distinctes imposées par le droit international coutumier en matière de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre ou de génocide37. Ce précédent ne saurait par conséquent étayer l’affirmation, avancée par la Fédération de Russie, selon laquelle « un différend ne pou[rr]ait survenir avant qu’un État demandeur n’allègue un manquement à une obligation spécifique »38, car, en l’affaire Belgique c. Sénégal, c’est l’absence d’une référence suffisamment claire à l’objet des prévisions du droit international coutumier en cause qui a conduit la Cour à conclure à l’absence de différend à cet égard.
18. Troisièmement, il existe un désaccord sur la question de savoir si un « différend » tel que visé par l’article IX de la convention ne peut être constitué que si le comportement dont il est allégué qu’il découle est le fait de responsables assez hauts placés au sein de l’appareil d’État. Le Royaume-Uni soutient que, conformément à sa jurisprudence antérieure, la Cour, afin de déterminer l’existence d’un différend, doit « t[enir] notamment compte de l’ensemble des déclarations ou documents échangés entre les parties »39, sans se limiter aux seuls documents ou déclarations émanant des plus hauts rangs du gouvernement. Naturellement (et comme l’a également reconnu la Cour), une « attention particulière » mérite d’être accordée aux « auteurs des déclarations ou documents » (entre autres aspects, dont également le contenu de ces déclarations ou documents)40, et une « attention toute particulière » sera a priori réservée aux « déclarations faites ou entérinées par l’exécutif de chacune des [p]arties »41. Pour autant, il n’est pas exclu que les déclarations d’autres responsables des États en question puissent marquer la naissance, ou apporter la preuve, de l’existence d’un différend.
19. La Fédération de Russie prétend que l’Ukraine ne saurait établir l’existence d’un différend sur la base de « déclarations de … responsables ukrainiens subalternes » au motif que ceux-ci sont « employés par des organes d’État qui n’ont pas qualité pour représenter le point de vue d’un État sur la scène internationale »42. S’agissant des déclarations de responsables russes, elle soutient de même que l’existence d’un différend ne saurait être inférée de « déclarations qui ne représentent pas la position de l’État sur la scène internationale (car émanant de responsables n’étant pas mandatés pour s’exprimer au nom de la Fédération de Russie) »43.
35 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012 (II), p. 445, par. 53.
36 Ibid., par. 54.
37 Ibid., p. 444-445, par. 52-55.
38 Exceptions préliminaires, par. 68.
39 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 64 (les italiques sont de nous).
40 Ibid., citant l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 100, par. 63.
41 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 87, par. 37.
42 Exceptions préliminaires, par. 99.
43 Ibid., par. 108 (note de bas de page omise).
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20. L’idée qu’un différend relevant de l’article IX de la convention sur le génocide ne peut être inféré que de déclarations de responsables ayant « qualité pour représenter le point de vue d’un État sur la scène internationale »44 est en contradiction avec la jurisprudence existante. La Cour n’a pas adopté une position exclusive quant aux déclarations susceptibles d’être prises en considération, même si, bien évidemment, elle a accordé un poids prépondérant à celles émanant de hauts responsables.
21. Il n’existe pas de critère unique s’agissant de déterminer quelles sont les personnes capables de représenter l’État sur la scène internationale ; la réponse à cette question dépendra du contexte. La Fédération de Russie se réfère à l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), en laquelle la Cour a conclu qu’un petit nombre de très hauts représentants d’un État sont « réputés représenter » celui-ci dans « l’exercice de leurs fonctions, y compris pour l’accomplissement au nom dudit État d’actes unilatéraux ayant valeur d’engagement international » et l’adhésion de l’État aux traités45. La logique qui commandait cette conclusion dans le contexte de cette affaire se comprend parfaitement : un État ne devrait pas se trouver assujetti à de nouvelles obligations juridiques internationales à raison d’actes d’individus sur lesquels il n’exerce qu’un contrôle restreint, ou dont il n’a qu’une connaissance limitée et qui ne représentent pas réellement sa politique ou ses intérêts. Toutefois, ce type de préoccupations n’a pas lieu d’être dans le contexte de la cristallisation d’un différend relevant de la compétence de la Cour, et rien ne justifie d’imposer des limitations aussi strictes lorsqu’il s’agit de déterminer quels sont les représentants d’un État dont le comportement pourra être pris en considération à ces fins. C’est pourquoi, après une référence expresse au même paragraphe de l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), la Cour, en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), a simplement dit que, aux fins de la détermination de l’existence d’un différend, les déclarations des plus hauts représentants des parties se verraient accorder une « attention toute particulière », sans pour autant exclure les déclarations de responsables subalternes46.
22. Quatrièmement, il existe un désaccord sur la question de savoir si, pour qu’existe un différend entrant dans les prévisions de l’article IX de la convention sur le génocide, tel que correctement interprété, un État doit avoir invoqué la responsabilité d’un autre à raison d’une violation alléguée de la convention sur le génocide. La Cour n’a, dans aucun précédent, vu là une condition préalable à l’existence d’un différend, et le Royaume-Uni considère qu’aucune obligation de ce type n’existe aux fins de l’interprétation de l’article IX. Au contraire, dans l’affaire Lockerbie, l’un des motifs au titre desquels le Royaume-Uni contestait la compétence de la Cour tenait au fait qu’il « n’a[vait] jamais invoqué lui-même la convention de Montréal », traité sur le fondement duquel la Libye avait saisi la Cour en vue d’obtenir que celle-ci déclare qu’elle en avait respecté les dispositions47. Ce fait n’a pas empêché la Cour de conclure à l’existence d’un différend entre les parties concernant l’interprétation et l’application de cette convention48.
44 Ibid., par. 99.
45 Activités armées sur le territoire du Congo (nouvelle requête : 2002) (République démocratique du Congo c. Rwanda), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 2006, p. 27, par. 46.
46 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 87, par. 37.
47 Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 19, par. 27.
48 Ibid., p. 21-22, par. 29.
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23. La Fédération de Russie, quant à elle, argue qu’il n’existe en l’espèce aucun différend sur la question de savoir si l’Ukraine a manqué aux obligations lui incombant en vertu de la convention sur le génocide, au motif qu’elle « n’a pas invoqué la responsabilité de l’Ukraine au regard de la convention » et que « l’Ukraine n’a présenté aucun élément prouvant que la Fédération de Russie ait pris les mesures nécessaires pour invoquer la responsabilité de l’Ukraine à raison d’un manquement aux obligations découlant de la convention »49. Dans ce contexte, elle se réfère à certains commentaires de la Commission du droit international (ci-après la « CDI ») relatifs au Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (ci-après le « commentaire de la CDI »)50.
24. Le commentaire de la CDI n’intéresse pas, toutefois, la question des éléments requis pour constituer un « différend » aux fins d’une clause compromissoire telle que l’article IX de la convention sur le génocide. De fait, il y est expressément indiqué que les articles en question « ne traitent pas des problèmes de compétence des cours et tribunaux internationaux, ni en général des conditions de recevabilité des instances introduites devant eux »51. La Cour a jugé le commentaire de la CDI dépourvu de pertinence s’agissant de la détermination de l’existence d’un différend, en se référant même spécifiquement au passage sur l’obligation de notification cité par la Fédération de Russie52. À vrai dire, la Cour a maintes fois affirmé qu’un État n’était pas tenu de notifier son intention de lui soumettre une affaire53.
25. Plus fondamentalement, l’argument de la Fédération de Russie selon lequel l’invocation de la responsabilité serait un prérequis à l’existence d’un « différend » et, partant, une condition préalable à la saisine de la Cour, est incohérent. Dans le premier passage du commentaire que cite la Fédération de Russie54, la CDI précise en quoi consiste l’« invocation de la responsabilité » aux fins de la responsabilité de l’État. Elle indique ainsi — et la Fédération de Russie reproduit cette citation — qu’en relève par exemple le « fait de déposer ou de présenter une réclamation contre un autre État, ou d’engager une procédure devant une cour ou un tribunal international »55. L’argument de la Fédération de Russie revient à affirmer que, pour invoquer la responsabilité d’un autre État en introduisant une réclamation devant la Cour, un État demandeur devrait, d’une manière ou d’une autre, déjà avoir invoqué la responsabilité de cet État. Ce n’est pas logique. En outre, le fait que les « protestations » et les « contacts diplomatiques informels » n’équivalent pas, en soi, à invoquer la responsabilité56 n’implique pas qu’ils seraient incapables de marquer la naissance d’un « différend »
49 Exceptions préliminaires, par. 95.
50 Ibid., par. 96-97, citant le Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II, deuxième partie, p. 119, par. 2), par. 3).
51 Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II, deuxième partie, p. 12[9], par. 1).
52 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 852, par. 45. Voir aussi exceptions préliminaires, par. 97, citant le Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II, deuxième partie, par. 3).
53 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 849, par. 38 (citant l’affaire de la Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 297, par. 39, p. 852, par. 45.
54 Exceptions préliminaires, par. 96.
55 Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II, deuxième partie, p. 1[25], par. 2) (indiquant que, en revanche, un État n’invoque pas la responsabilité du seul fait qu’il émet des protestations informelles).
56 Ibid.
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qui permettrait à un État d’invoquer cette responsabilité en saisissant la Cour pour qu’elle tranche les réclamations s’y rapportant. C’est ce qui ressort clairement du passage, cité par la Fédération de Russie, selon lequel les « contacts diplomatiques informels » se muent en invocation de la responsabilité à partir du moment où « ils … donnent lieu à des réclamations spécifiques de la part de l’État concerné, telles … que l’introduction d’une instance auprès d’un tribunal international compétent »
57.
II. UN DIFFÉREND RELATIF À L’INTERPRÉTATION, L’APPLICATION OU L’EXÉCUTION DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE ENTRE DANS LES PRÉVISIONS DE L’ARTICLE IX DE LA CONVENTION MÊME S’IL EXISTE ENTRE LES PARTIES, SUR LA BASE DES MÊMES FAITS, UN DIFFÉREND CONCERNANT DES DROITS ET OBLIGATIONS JURIDIQUES INTERNATIONAUX EXCLUS DU CHAMP DE LA CONVENTION
26. L’article IX confère à la Cour compétence pour connaître de tout différend « relatif[] à » l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide. Il n’est nullement requis que les faits donnant lieu au différend intéressent uniquement les droits et les obligations que les parties tiennent de la convention sur le génocide. La Cour a systématiquement reconnu que « [c]ertains actes p[ouvai]ent entrer dans le champ de plusieurs instruments et [qu’]un différend relatif à ces actes p[ouvai]t avoir trait “à l’interprétation ou à l’application” de plusieurs traités ou autres instruments»58. De même, la Cour a jugé qu’« [u]ne situation donnée p[ouvai]t englober des différends ayant trait à plusieurs corpus juridiques et ne relevant pas des mêmes procédures de règlement », y compris des différends portant sur le statut de territoires, le déclenchement de conflits armés ou des violations alléguées du droit international humanitaire et du droit relatif aux droits de l’homme59. Or, la Cour n’a jamais considéré, en interprétant une clause compromissoire, que celle-ci excluait les différends revêtant ainsi de multiples facettes. Au contraire, elle a affirmé ceci :
« Le fait qu’un différend dont est saisie la Cour ne représente qu’un élément d’une situation complexe dans laquelle les États concernés ont des vues opposées sur diverses questions, si importantes soient-elles, ne saurait conduire la Cour à refuser de résoudre ledit différend, dans la mesure où les parties ont reconnu sa compétence pour ce faire et que les conditions de son exercice sont par ailleurs réunies. »60
27. Le fait que les clauses compromissoires telles que l’article IX de la convention sur le génocide soient ainsi interprétées est important puisque la Cour admet depuis longtemps que « les différends juridiques entre États souverains ont, par leur nature même, toutes chances de surgir dans des contextes politiques et ne représentent souvent qu’un élément d’un différend politique plus vaste et existant de longue date entre les États concernés »61. Un différend n’échappe pas à la compétence
57 Ibid
58 Violations alléguées du traité d’amitié, de commerce et de droits consulaires de 1955 (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2021, p. 27, par. 56.
59 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 85-86, par. 32. Voir aussi Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), compétence et recevabilité, arrêt, C.I.J. Recueil 1988, p. 91-92, par. 54.
60 Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J Recueil 2019 (II), p. 576, par. 28.
61 Personnel diplomatique et consulaire des États-Unis à Téhéran (États-Unis d’Amérique c. Iran), arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 20, par. 37. Voir aussi Certains actifs iraniens (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2019 (I), p. 23, par. 36 ; Obligation de négocier un accès à l’océan Pacifique (Bolivie c. Chili), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (II), p. 604, par. 32.
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de la Cour du fait qu’il présente des éléments politiques ou est « apparu dans un contexte plus large »
62.
28. La Fédération de Russie a soutenu que la prétention de l’Ukraine ne relevait pas de la compétence de la Cour parce qu’elle concerne des questions de droit international qui débordent le cadre de la convention sur le génocide, en ce qu’elles intéressent notamment la reconnaissance à des entités de la qualité d’État au regard du droit international coutumier, l’article 51 de la Charte des Nations Unies et le droit à la légitime défense reconnu en droit international coutumier. Elle soutient que telles sont les « véritables questions au coeur des demandes de l’Ukraine »63. Toutefois, aux fins de l’interprétation de l’article IX, un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide relève de la compétence de la Cour, même s’il met également en cause d’autres droits et obligations juridiques internationaux.
III. L’ARTICLE IX CONFÈRE COMPÉTENCE POUR CONNAÎTRE D’UNE DEMANDE TENDANT À CE QU’IL SOIT CONSTATÉ QUE L’ÉTAT DEMANDEUR A RESPECTÉ LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE, LORSQUE CE POINT EST EN LITIGE ENTRE LES PARTIES
29. Ainsi qu’il a été exposé dans la déclaration d’intervention, l’article IX de la convention sur le génocide confère à la Cour compétence pour constater le respect, par un État demandeur, de la convention, lorsqu’il s’agit d’une question faisant l’objet d’un différend entre les parties à l’affaire64. Dans sa déclaration d’intervention, le Royaume-Uni a traité de certains doutes exprimés à cet égard par les juges Gevorgian et Bennouna dans les déclarations qu’ils ont jointes à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour en la présente espèce65. Ainsi qu’indiqué alors par le Royaume-Uni :
a) L’article IX confère à la Cour compétence à l’égard de « différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la … Convention ». Rien dans les termes de cette disposition ne limite la compétence de la Cour aux affaires dans lesquelles c’est l’État demandeur qui accuse l’État défendeur de manquer à ses obligations au regard de la convention.
b) Compte tenu du sens large reconnu au terme « différend » en droit international66, l’article IX de la convention sur le génocide est de portée suffisamment vaste pour englober un désaccord sur la licéité du comportement d’un État.
c) L’inclusion, à l’article IX, du mot « exécution » : i) renforce la portée de l’article IX ; et ii) vient étayer la thèse que cette clause confère à la Cour compétence pour constater que l’État demandeur n’est pas responsable d’un manquement à ses obligations en vertu de la convention allégué par l’État défendeur.
d) Cette interprétation est confirmée par le fait que l’article IX prévoit expressément que les différends seront soumis à la Cour « à la requête d’une Partie au différend » (« any of the Parties », dans la version anglaise) (les italiques sont de nous), et inclut non moins expressément les différends « relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque
62 Appel concernant la compétence du conseil de l’OACI en vertu de l’article 84 de la convention relative à l’aviation civile internationale (Arabie saoudite, Bahreïn, Égypte et Émirats arabes unis c. Qatar), arrêt, C.I.J. Recueil 2020, p. 100-101, par. 48.
63 Exceptions préliminaires, par. 136.
64 Déclaration d’intervention, par. 31-34.
65 Ibid., par. 32, citant l’affaire relative aux Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, déclaration du juge Gevorgian, par. 8 ; déclaration du juge Bennouna, par. 2.
66 Voir section I ci-dessus.
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des autres actes énumérés à l’article III ». Lorsqu’il existe un différend sur la question de savoir si un État s’est rendu responsable de génocide ou de toute autre violation de l’article III, « une Partie » à ce différend, quelle qu’elle soit — y compris l’État accusé d’avoir violé la convention — a le droit d’en saisir la Cour.
30. Dans l’opinion individuelle qu’il a jointe à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires, le juge Robinson a affirmé que la Cour était compétente pour déterminer si l’Ukraine (en tant qu’État demandeur) avait violé la convention sur le génocide, dans les termes suivants : « [R]ien dans la doctrine ou la pratique judiciaire n’empêche la Cour de conclure qu’une partie demanderesse n’a pas commis de violation d’un instrument donné, dès lors que celle-ci lui présente une requête à cet effet. »67
31. Le Royaume-Uni souscrit à cette vision de la portée de l’article IX. En particulier, il convient que cette interprétation cadre avec la pratique de la Cour. La position générale de celle-ci est que, dès lors que « “les points de vue des deux parties, quant à l’exécution ou à la non-exécution” de certaines obligations internationales, “so[]nt nettement opposés” », « [i]l importe peu de savoir laquelle d’entre elles est à l’origine de la réclamation, et laquelle s’y oppose »68. Ce principe bien établi est illustré par le fait que la Cour s’est à maintes reprises déclarée compétente pour connaître d’une demande tendant à ce qu’elle constate que l’État demandeur avait agi conformément à ses obligations internationales.
a) Dans l’affaire des Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c. États-Unis d’Amérique), la France (l’État demandeur) avait demandé à la Cour de constater que certains décrets relatifs au Maroc avaient été pris dans le respect des obligations juridiques lui incombant au regard de conventions conclues entre elle-même et les États-Unis69. La Cour s’est déclarée compétente pour connaître de cette demande70.
b) À propos de l’Incident aérien de Lockerbie, la Libye avait demandé à la Cour de déclarer qu’elle avait respecté la convention de Montréal, et la Cour a affirmé sa compétence pour connaître de cette question en tant que celle-ci était en litige entre les parties71. Elle l’a fait alors que la clause compromissoire contenue à l’article 14 de la convention de Montréal, certes, lui conférait compétence pour connaître de « [t]out différend … concernant l’interprétation ou l’application de la … convention » en question, mais n’incluait pas cette précision supplémentaire, que contient l’article IX de la convention sur le génocide, que la Cour peut être saisie par toute partie (« une Partie ») au différend. L’article IX de la convention sur le génocide est donc plus clair encore sur le fait que la Cour a compétence à l’égard de demandes visant à faire constater le respect par l’État demandeur de ses obligations.
67 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, opinion individuelle du juge Robinson, par. 16.
68 Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 26, par. 50, citant Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 74.
69 Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 182.
70 Voir le dispositif de l’arrêt rendu en l’affaire des Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 212.
71 Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 14, par. 13-14, p. 30-31, par. 53.
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32. La Fédération de Russie semble convenir que l’article IX, dûment interprété, confère à la Cour compétence pour se prononcer sur la demande de l’Ukraine tendant à ce qu’il soit constaté qu’elle n’a pas violé la convention sur le génocide, puisque la seule exception préliminaire qu’elle oppose à cette demande est formulée en termes de recevabilité72. Elle soulève toutefois un certain nombre de théories en matière d’interprétation qui, si elles étaient admises, pourraient également avoir une incidence sur la compétence de la Cour, et le Royaume-Uni en traitera donc ci-après.
33. Premièrement, la Fédération de Russie soutient que « rien dans le texte de la convention n’autorise la Cour à connaître de » la demande de l’Ukraine concernant la question de savoir si elle a elle-même respecté la convention sur le génocide73. Elle affirme que la question de « savoir si [l’Ukraine] a ou non violé la convention … ne pourrait être examinée de manière valable que dans le cadre d’une requête présentée contre l’Ukraine, et non par celle-ci »74. Le Royaume-Uni s’inscrit en faux contre cette interprétation compte tenu : i) des multiples éléments figurant dans le texte de l’article IX tendant à indiquer que la Cour est compétente pour connaître d’une demande visant à faire constater que l’État requérant a respecté la convention sur le génocide lorsque ce point est en litige, ainsi qu’indiqué plus haut75 ; et ii) de la pratique de la Cour (également mentionnée plus haut76), laquelle a tranché des demandes relatives au respect par l’État demandeur de ses obligations internationales. L’article IX permettant à toute partie à un différend relatif à la responsabilité d’un État en matière de génocide de saisir la Cour, la demande de l’Ukraine à cet égard ne saurait légitimement être qualifiée de « prématuré[e] », et encore moins de tentative visant à ce qu’il soit « statué sur sa propre responsabilité » — quoi qu’en dise la Fédération de Russie77.
34. Deuxièmement, la Fédération de Russie a tort de soutenir que la possibilité d’un recours en constatation de respect a contrario, par lequel un État requérant demande à ce qu’il soit constaté qu’il a respecté un traité international, serait « actuellement réservé[e] à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) », et ne serait « pas directement transposable[] à la Cour »78, qu’il y aurait « absence de tels recours en constatation de respect a contrario dans la jurisprudence » de celle-ci79, et qu’il ne serait « pas conforme à la pratique de la Cour » de se prononcer sur de tels recours80. Ainsi qu’exposé plus haut81, la Cour a maintes fois considéré, lorsqu’elle s’est interrogée sur sa propre compétence, qu’il lui était loisible de se prononcer sur des demandes de cette nature. En tout état de cause, il va de soi que le fait que les mécanismes de règlement des différends de l’OMC permettent de tels recours n’étaye en rien l’idée que l’article IX de la convention sur le génocide les exclurait.
35. Troisièmement, ainsi qu’indiqué plus haut82, le fait que la Fédération de Russie n’a « pas encore invoqué la responsabilité internationale de l’Ukraine à raison de violations de la
72 Exceptions préliminaires, par. 274-288.
73 Ibid., par. 279 (les italiques sont dans l’original).
74 Ibid., par. 280 (les italiques sont dans l’original).
75 Voir ci-dessus.
76 Voir ci-dessus.
77 Exceptions préliminaires, par. 280, 282.
78 Ibid., par. 276.
79 Ibid., par. 287.
80 Ibid., par. 288.
81 Voir ci-dessous.
82 Voir ci-dessous.
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convention »
83 est sans incidence aux fins de la question de savoir si le présent différend relève des prévisions de l’article IX et, partant, de la compétence de la Cour.
36. Quatrièmement, l’affirmation de la Fédération de Russie selon laquelle les « demandes d’une telle nature sont extrêmement rares dans le domaine du règlement des différends interétatiques »84 est dépourvue de pertinence aux fins de l’interprétation de l’article IX de la convention sur le génocide.
37. Cinquièmement, la Fédération de Russie donne à entendre à de multiples reprises que la Cour n’est pas habilitée à exercer des pouvoirs d’investigation, lorsqu’elle affirme par exemple que
a) la Cour « est chargée de régler les différends juridiques et non de jouer le rôle de commission d’enquête sur les faits »85 ;
b) la Cour « est chargée de régler des différends juridiques entre les États, et non d’apprécier des questions factuelles avant qu’un tel différend se soit réellement matérialisé »86 ;
c) l’affaire des Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c. États-Unis d’Amérique), dont la Cour a accepté de connaître, est distincte de la présente espèce parce que « [l]a France posait alors à la Cour une question de nature purement juridique qui ne reposait nullement sur l’examen d’éléments de preuve »87.
38. Toutefois, il ne saurait faire de doute que l’article IX confère à la Cour compétence non seulement pour statuer sur des questions purement juridiques, mais également pour régler des différends de nature factuelle. L’article IX inclut expressément les différends relatifs à l’« application » et à l’« exécution » de la convention sur le génocide. Or, les différends relatifs à l’« application » de la convention, a-t-il été affirmé, « comprennent, non seulement ce[ux] qui ont trait à la question de savoir si 1’application de clauses déterminées est ou non exacte, mais aussi ce[ux] qui portent sur l’applicabilité desdits articles, c’est-à-dire sur tout acte ou toute omission créant un état de choses contraire à ces articles »88. Cela inclut à l’évidence les questions factuelles qu’il convient de trancher en examinant les éléments de preuve. En outre, la Cour pourrait difficilement se prononcer sur l’« exécution » de la convention sur le génocide ou un différend « relatif[] à la responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III » (tous deux expressément visés à l’article IX) sans exercer ses pouvoirs d’investigation ordinaires. Ainsi, la compétence qu’elle tient de l’article IX englobe clairement la faculté de trancher des différends factuels, dès lors que ceux-ci concernent l’application ou
83 Exceptions préliminaires, par. 275.
84 Ibid., par. 275.
85 Ibid., par. 277.
86 Ibid., par. 286.
87 Ibid., par. 287 a), citant l’affaire des Droits des ressortissants des États-Unis d’Amérique au Maroc (France c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 1952, p. 179-180.
88 Usine de Chorzów, compétence, arrêt no 8, 1927, C.P.J.I. série A no 9, p. 20-21. Voir aussi l’opinion dissidente du juge Ehrlich, p. 39 (le terme « application » renvoie à un processus consistant à « établir les conséquences que la disposition attache [à l’occurrence d’un fait donné] »).
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l’exécution de la convention sur le génocide. De fait, la Cour a déjà exercé sa compétence au titre de l’article IX pour procéder à une telle investigation
89.
39. Sixièmement, la Fédération de Russie laisse entendre que la compétence conférée à la Cour par l’article IX serait limitée tant que « que des enquêtes pénales … sur la survenance du crime de génocide »90 sont en cours. Or rien, dans l’article IX, ne justifie pareille limitation. Toute partie à un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide peut soumettre celui-ci à la Cour — et la Cour peut exercer sa compétence pour en connaître –, quand bien même un État mènerait de son côté et dans le même temps une enquête sur la commission alléguée de faits de génocide.
IV. L’ARTICLE IX DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE CONFÈRE À LA COUR COMPÉTENCE RATIONE MATERIAE POUR DÉTERMINER DANS QUELLE MESURE L’ARTICLE PREMIER PERMET OU IMPOSE À UNE PARTIE CONTRACTANTE DE SE LIVRER À UN COMPORTEMENT QUI POURRAIT PAR AILLEURS ÊTRE ILLICITE AU REGARD DU DROIT INTERNATIONAL
40. Dans le cadre de sa deuxième exception préliminaire, la Fédération de Russie soutient que « les demandes de l’Ukraine devraient être rejetées, car la Cour n’est de toute évidence pas compétente ratione materiae au titre de l’article IX de la convention »91. Essentiellement, elle fait valoir que l’Ukraine voit à tort dans les articles premier et IV de la convention une « obligation implicite » de « déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale » ainsi qu’« une autre obligation implicite, celle de s’abstenir de toute “application fautive” ou de tout usage “abusif” ou “dévoyé” de la convention aux fins de la violation d’autres règles de droit international »92. De ce fait, elle estime que l’Ukraine s’emploie à « étendre la compétence de la Cour en vertu de l’article IX à des questions qui échappent manifestement à l’objet de la convention »93.
41. L’interprétation de la convention sur le génocide qu’avance la Fédération de Russie dans le cadre de sa deuxième exception préliminaire ne tient pas, car l’article IX confère compétence pour connaître de la question de savoir dans quelle mesure l’article premier permet ou impose à une partie contractante de se livrer à un comportement qui pourrait par ailleurs être illicite au regard du droit international. La Cour a ainsi compétence ratione materiae pour déterminer si l’obligation de punir le génocide visée à l’article premier est soumise à une limitation (ou « obligation implicite ») dans le cas de la commission d’actes par ailleurs contraires au droit international, pour autant que ce point d’interprétation soit en litige entre les parties. Le même raisonnement s’applique au devoir de punir visé à l’article IV94.
89 Voir, par exemple, l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 43 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 3.
90 Exceptions préliminaires, par. 277. Voir aussi par. 286 (la Cour ne peut exercer sa compétence « alors que les autorités compétentes russes mènent actuellement une enquête pénale »).
91 Ibid., par. 138.
92 Ibid., par. 142.
93 Ibid., par. 141 (les italiques sont dans l’original).
94 Dans sa déclaration d’intervention, le Royaume-Uni a traité de l’article IV dans le contexte du fond : déclaration d’intervention, par. 63-65.
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42. À titre liminaire, et ainsi qu’indiqué dans la déclaration d’intervention, l’article IX de la convention sur le génocide confère compétence à la Cour pour statuer sur la question de savoir dans quelle mesure la convention impose aux parties contractantes d’agir de bonne foi lorsqu’elles déterminent l’existence d’un génocide ou le risque grave de génocide et réagissent à un tel génocide ou risque de génocide95. Ainsi que l’a observé la Cour, le principe de bonne foi « oblige les Parties à … appliquer [un traité] de façon raisonnable et de telle sorte que son but puisse être atteint »96. Un différend relatif à « l’interprétation, l’application ou l’exécution » d’une disposition de la convention, y compris un différend sur la question de savoir si l’engagement de « prévenir et … punir » le génocide visé à l’article premier doit être interprété comme étant assujetti à une telle obligation de bonne foi, est un différend qui relève de la compétence conférée par l’article IX.
43. De même, un différend portant sur la question de savoir si une partie contractante a agi de bonne foi en prétendant s’acquitter de son engagement au titre de l’article premier, y compris en déterminant l’existence d’un génocide ou d’un risque grave de génocide, et en intervenant conformément à son engagement de prévenir et de punir le génocide, est un différend qui concerne « l’interprétation, l’application ou l’exécution » de l’article premier, et relève du champ d’application de l’article IX et de la compétence de la Cour ratione materiae97.
44. En ce qui concerne spécifiquement la deuxième exception préliminaire, la Fédération de Russie argue que
« la convention n’incorpore pas un ensemble indéterminé d’autres règles de droit international, notamment celles relatives à l’emploi de la force, à l’intégrité territoriale, à l’autodétermination et à la reconnaissance des États, par l’entremise d’une prétendue obligation implicite de “déployer son action … dans les limites de ce que … permet la légalité internationale” »98.
Bien qu’il s’agisse d’une question qui relève du fond, la position du Royaume-Uni (telle qu’exprimée dans sa déclaration d’intervention99) est que l’article premier, correctement interprété, n’autorise pas les actes prétendument commis en vue de « prévenir » le génocide qui emporteraient violation de règles interdisant l’agression, les crimes de guerre ou les crimes contre l’humanité100. Que l’article premier de la convention sur le génocide n’autorise pas un tel comportement cadre avec l’objet et le but de la convention, lesquels sont de prévenir un « crime du droit des gens, en contradiction avec l’esprit et les fins des Nations Unies et que le monde civilisé condamne »101, ainsi que précisé dans le premier alinéa du préambule de la convention. Ainsi, l’« ensemble » d’autres règles de droit international dont il est allégué qu’elles limitent implicitement le comportement permis par l’article premier n’est nullement « indéterminé », quoi qu’ait pu en dire la Russie. En tout
95 Déclaration d’intervention, par. 35-38.
96 Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1997, p. 79, par. 142.
97 Déclaration d’intervention, par. 37.
98 Exceptions préliminaires, par. 215.
99 Déclaration d’intervention, par. 59-62.
100 Cette position cadre avec la déclaration de la Cour selon laquelle « il est clair que chaque État », lorsqu’il honore les obligations que lui impose l’article premier de la convention sur le génocide Convention « ne peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité internationale » (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430).
101 Voir aussi Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1951, p. 23. (« La Convention a été manifestement adoptée dans un but purement humain et civilisateur. On ne peut même pas concevoir une convention qui offrirait à un plus haut degré ce double caractère, puisqu’elle vise d’une part à sauvegarder l’existence même de certains groupes humains, d’autre part, à confirmer et à sanctionner les principes de morale les plus élémentaires. »)
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état de cause, au regard de l’article IX de la convention sur le génocide, il suffit, au présent stade préliminaire, de déterminer s’il existe entre les parties un différend susceptible d’entrer dans le champ de la convention parce qu’il en concerne l’interprétation, l’application ou l’exécution
102. En la présente affaire, et à ce stade, il existe en effet un différend au sujet de la mesure dans laquelle pareilles autres règles de droit international entrent en ligne de compte aux fins de l’interprétation et de l’application de l’article premier en tant que limitation implicite du comportement des États permis par cette disposition.
45. À ce stade, pour confirmer qu’elle a compétence ratione materiae, il suffit à la Cour de déterminer s’il existe un différend entre les parties quant à l’existence d’une telle limitation implicite à l’article premier de la convention sur le génocide. Apprécier si cette limitation existe à la lumière d’une juste interprétation et d’une juste application des articles premier ou IV est un exercice qui relève du stade du fond.
CONCLUSION
46. Pour les raisons exposées ci-dessus, l’interprétation de la convention sur le génocide que défend le Royaume-Uni est la suivante :
a) Le terme « différend », tel qu’employé à l’article IX de la convention sur le génocide, doit se voir attribuer le sens large qui lui est normalement reconnu en droit international.
b) Un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide entre dans les prévisions de l’article IX de la convention même s’il existe entre les parties, sur la base des mêmes faits, un différend concernant des droits et obligations juridiques internationaux exclus du champ de la convention.
c) L’article IX confère compétence pour connaître d’une demande tendant à ce qu’il soit constaté que l’État demandeur a respecté la convention sur le génocide, lorsque ce point est en litige entre les parties.
d) L’article IX de la convention sur le génocide confère à la Cour compétence ratione materiae pour déterminer dans quelle mesure l’article premier permet ou impose à une partie contractante de se livrer à un comportement qui pourrait par ailleurs être illicite au regard du droit international.
L’agente du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord,
(Signé) Sally LANGRISH.
Le coagent du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord,
(Signé) Paul MCKELL.
___________
102 Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2018 (I), p. 315, par. 69 ; Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. États-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 820, par. 51.

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Observations écrites du Royaume-Uni sur l’objet de son intervention

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