Observations écrites de Chypre sur l’objet de son intervention

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182-20230705-WRI-10-00-EN
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Incidental Proceedings
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Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR
LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE
(UKRAINE c. FÉDÉRATION DE RUSSIE ; 32 ÉTATS INTERVENANTS)
OBSERVATIONS ÉCRITES DE LA RÉPUBLIQUE DE CHYPRE SUR L’OBJET
DE SON INTERVENTION AU TITRE DE L’ARTICLE 63
DU STATUT DE LA COUR
3 juillet 2023
[Traduction du Greffe]
OBSERVATIONS ÉCRITES DE LA RÉPUBLIQUE DE CHYPRE SUR L’OBJET DE SON INTERVENTION
AU TITRE DE L’ARTICLE 63 DU STATUT DE LA COUR
I. INTRODUCTION
1. La République de Chypre (ci-après également dénommée « Chypre ») soumet par la présente
des observations écrites sur l’objet de son intervention au titre de l’article 63 du Statut de la Cour
internationale de Justice (ci-après la « Cour ») en l’affaire relative à des Allégations de génocide au titre
de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine c. Fédération de
Russie ; 32 États intervenants).
2. Le 13 décembre 2022, la République de Chypre s’est prévalue du droit d’intervention que lui
confère le Statut de la Cour (ci-après le « Statut ») en déposant une déclaration d’intervention en vertu
de l’article 63 du Statut. La Fédération de Russie ayant élevé des objections à la recevabilité de la
déclaration d’intervention de Chypre, cette dernière a soumis, le 13 février 2023, des observations
écrites sur la recevabilité de sa déclaration.
3. Le 5 juin 2023, la Cour a statué, par une même ordonnance, sur la recevabilité de l’ensemble
des déclarations d’intervention déposées, y compris celle de Chypre1. Dans son ordonnance, la Cour a
dit que la déclaration de Chypre était recevable et a fixé au 5 juillet 2023 la date d’expiration du délai
pour le dépôt des observations écrites prévues au paragraphe 1 de l’article 86 du Règlement de la Cour2.
4. Dans la section qui suit, la République de Chypre exposera ses observations écrites sur
l’interprétation des articles IX et premier de la convention pour la prévention et la répression du crime
de génocide (ci-après la « convention sur le génocide » ou la « convention »)3. L’article IX constitue la
clause compromissoire de la convention et son interprétation est manifestement en cause à ce stade de
la procédure. L’article premier est une disposition qui est « pertinente[] aux fins de la détermination de
la compétence ratione materiae » de la Cour dans la présente affaire et est donc « en cause dans la phase
des exceptions préliminaires »4. Dans l’interprétation qu’elle donne des dispositions en cause, la
République de Chypre est guidée par la règle générale d’interprétation énoncée à l’article 31 de la
convention de Vienne sur le droit des traités, dont la Cour a dit à de nombreuses reprises qu’elle reflète
le droit international coutumier5.
II. INTERPRÉTATION DES ARTICLES IX ET PREMIER DE LA CONVENTION SUR LE GÉNOCIDE
5. La République de Chypre fait valoir deux arguments concernant l’interprétation des articles IX
et premier de la convention sur le génocide.
1 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine
c. Fédération de Russie), déclarations d’intervention, ordonnance du 5 juin 2023.
2 Ibid., par. 102 1) et 3).
3 Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (adoptée le 9 décembre 1948 et entrée en vigueur
le 12 janvier 1951), Nations Unies, Recueil des traités, vol. 78, p. 277.
4 Ordonnance du 5 juin 2023, par. 74.
5 Voir, par exemple, Île de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie), arrêt, C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 1059, par. 18.
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6. Premièrement, le champ d’application de l’article IX de la convention est suffisamment large
pour englober les différends relatifs à des « revendication[s] de non-violation », ceux-ci portant sur la
juste interprétation, application et exécution de la convention sur le génocide.
7. Deuxièmement, le champ d’application de l’article IX de la convention englobe les différends
qui concernent le respect de l’obligation de prévenir et de punir le génocide consacrée par
l’article premier.
A. Le champ d’application de l’article IX englobe les différends relatifs
à des « revendication[s] de non-violation »
8. L’article IX, qui constitue la clause compromissoire de la convention, se lit comme suit :
« Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation,
l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la
responsabilité d’un État en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes
énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une
Partie au différend. »
9. Pour que la Cour puisse exercer sa juridiction « à la requête d’une Partie au différend », il faut
donc qu’il existe entre les parties à la convention sur le génocide un différend qui soit « relatif[] à
l’interprétation, l’application ou l’exécution » de cette convention.
10. La jurisprudence de la Cour sur la question de l’existence d’un différend est abondante. Selon
l’arrêt de la Cour permanente de Justice internationale en l’affaire des Concessions Mavrommatis en
Palestine, « [u]n différend est un désaccord sur un point de droit ou de fait, une contradiction, une
opposition de thèses juridiques ou d’intérêts » entre des parties6. La Cour internationale de Justice a
précisé que, pour établir l’existence d’un différend, il faut démontrer que la réclamation de l’une des
parties se heurte à l’« opposition manifeste » de l’autre7 et démontrer également que le défendeur « avait
connaissance, ou ne pouvait pas ne pas avoir connaissance, de ce que ses vues se heurtaient à
l’“opposition manifeste” du demandeur »8. Il convient de noter à cet égard que, comme l’a rappelé la
Cour dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires, un État n’a pas à se référer
expressément, dans ses échanges avec un autre État, à un traité particulier, pourvu que « l’objet du traité
[s]oit … mentionné assez clairement … pour que l’État contre lequel il formule un grief puisse savoir
qu’un différend existe ou peut exister à cet égard »9. En outre, il est possible d’inférer du silence du
défendeur à l’égard des réclamations du demandeur qu’un différend existe si ce silence peut être
6 Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A no 2, p. 11.
7 Sud-Ouest africain (Éthiopie c. Afrique du Sud ; Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1962, p. 328.
8 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement
nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 850, par. 41.
9 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Ukraine
c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, par. 44.
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interprété comme un rejet de celles-ci10. L’existence d’un différend doit être « établie objectivement »
par la Cour11.
11. Le différend doit être « relatif[] à l’interprétation, l’application ou l’exécution » de la
convention sur le génocide. La condition que le différend soit « relatif[] à » (plutôt que « concerne » ou
« découle de ») l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention est un premier indice que
les parties entendaient que la clause compromissoire de l’article IX fût de large portée. Cela est confirmé
par l’ajout inhabituel du terme « exécution » aux termes « interprétation » et « application », ainsi que
par cette « particularité » de l’article IX que constitue l’expression « y compris », qui lui permet de
mentionner à titre indicatif les différends relatifs à la responsabilité d’un État en matière de génocide12.
Ces « particularités » n’apportent sans doute pas grand-chose à l’interprétation de l’article IX, en ce
sens que l’on pourrait aboutir (et, du point de vue de Chypre, on devrait aboutir) à une interprétation de
la disposition similaire à celle présentée ici, même sans ces particularités. Elles ont néanmoins le mérite
d’illustrer clairement que l’intention des États parties était de rédiger une clause compromissoire qui se
prêterait à une interprétation aussi large que possible.
12. La large portée de l’article IX doit être considérée comme englobant ce qu’on a pu appeler
les « revendication[s] de non-violation »13. Si un État partie à la convention peut affirmer qu’un autre
État partie viole la convention et ainsi saisir la Cour sur le fondement de l’article IX (en supposant que
son affirmation se heurte à une opposition manifeste, c’est-à-dire qu’il existe un différend), un État
partie accusé de violer la convention et qui s’oppose manifestement à cette accusation doit pouvoir faire
valoir le même droit. Cet État doit avoir la faculté de demander à la Cour d’établir que les accusations
de violation de la convention formulées contre lui sont infondées. Un État partie doit se voir accorder
la possibilité de « laver son honneur », et c’est précisément cette possibilité que lui donne l’article IX :
le différend en cause est à l’évidence « relatif[] à la responsabilité d’un État en matière de génocide ».
13. Cette interprétation est confirmée par le fait que la clause compromissoire permet à l’une des
parties au différend de porter celui-ci devant la Cour, et non pas, par exemple, à la seule partie qui
allègue une violation de la convention. L’État partie visé par une telle allégation a le même droit que
l’autre partie de porter ce différend devant la Cour sur le fondement de l’article IX.
14. L’interprétation exposée ci-dessus est particulièrement pertinente lorsqu’une allégation de
génocide, qui est contestée, sert à justifier le recours à la force pour répondre à l’infraction alléguée,
c’est-à-dire pour faire subir à l’accusé un acte illicite. Il va de soi qu’un État partie devrait, comme on
l’a dit plus haut, pouvoir « laver son honneur » lorsqu’une allégation qu’il conteste est formulée contre
lui, mais le fait que certaines allégations puissent servir ensuite à justifier d’autres mesures, y compris
l’emploi de la force, confère une importance toute particulière à ce droit de formuler une « revendication
de non-violation ». Si la clause compromissoire ne pouvait pas être invoquée pour saisir la Cour de ce
genre de questions, son efficacité serait gravement compromise.
10 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt du 22 juillet 2022, par. 71.
11 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le
désarmement nucléaire (Îles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (II), p. 849,
par. 39.
12 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 114, par. 169.
13 Voir Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), mesures conservatoires, ordonnance du 16 mars 2022, déclaration du juge Gevorgian,
vice-président, par. 8.
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15. Les questions soulevées au paragraphe qui précède sont examinées plus en détail dans la
section B ci-dessous. Il est toutefois opportun de faire valoir un dernier point : dans l’ordre juridique
décentralisé, chaque État apprécie pour lui-même, et à ses propres risques, la situation juridique qui
prévaut entre lui et un autre État14. Cependant, lorsqu’un État « porte[] [sa] propre appréciation sur la
situation »15 s’agissant du génocide, la clause compromissoire prévue à l’article IX autorise tout État
partie à la convention incriminé par une telle « appréciation » à demander à la Cour de vérifier
l’« appréciation » ainsi portée par un autre État partie. La Cour peut alors juger que ladite
« appréciation » n’était pas fondée sur une juste interprétation, application et exécution de la
convention, et aller jusqu’à dire que l’État ayant ainsi porté sa « propre appréciation » n’a pas interprété
et exécuté la convention de bonne foi16. Dans pareil cas, l’État ayant porté sa « propre appréciation » a
enfreint la convention et outrepassé les droits qu’elle lui confère17, et le risque qu’il a pris en « portant
sa propre appréciation » de la situation juridique lui devient opposable.
16. Il convient de souligner à cet égard qu’un État partie à la convention ne saurait s’abriter
derrière l’argument selon lequel sa « propre appréciation » est vague ou incohérente pour échapper à la
vérification de cette « appréciation » au regard de l’article IX de la convention. Dès lors que le spectre
du génocide est agité par un État dans sa « propre appréciation » de la situation juridique, et, à plus forte
raison, lorsque cette « appréciation » sert de fondement à une action unilatérale prétendument menée
en réaction à des actes de génocide (voir, à ce sujet, la section B ci-dessous), il est suffisamment clair
que l’objet de la convention est en cause et il est alors possible de saisir la Cour en vertu de l’article IX18.
Toute autre interprétation de la clause compromissoire reviendrait à inciter les États à être aussi vagues
ou incohérents que possible dans leurs échanges de façon à se prémunir contre d’éventuelles poursuites
et une éventuelle décision définitive de la Cour quant à la situation juridique.
B. Le champ d’application de l’article IX englobe les différends relatifs à l’obligation
de prévenir et de punir le génocide consacrée par l’article premier
17. Une allégation (ou « appréciation ») selon laquelle il existe un risque sérieux qu’un génocide
se produise ou selon laquelle un génocide est en cours « rend applicable » l’obligation de prévenir et de
punir le crime de génocide qui incombe aux États parties à la convention, conformément à
son article premier. Celui-ci se lit comme suit :
« Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps
de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à
prévenir et à punir. »
18. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2007 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour
la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), la
14Affaire concernant l’accord relatif aux services aériens du 27 mars 1946 entre les États-Unis d’Amérique et la
France, sentence arbitrale du 9 décembre 1978, Nations Unies, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. XVII[I], p. 483,
par. 81 : « chaque État apprécie pour lui-même sa situation juridique au regard des autres États » ; Affaire du lac Lanoux
(Espagne, France), sentence arbitrale du 16 novembre 1957, Nations Unies, RSA, vol. XII, p. 310, par. 16 : « il appartient à
chaque État d’apprécier, raisonnablement et de bonne foi, les situations et les règles qui le mettent en cause », mais « en
exerçant sa compétence, [il] prend le risque de voir sa responsabilité internationale mise en cause s’il est établi qu’[il] n’a pas
agi dans la limite de ses droits » (les italiques sont de nous).
15 Voir Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique),
fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 134, par. 268.
16 Voir les articles 26 et 31 1) de la convention de Vienne sur le droit des traités.
17 Affaire du lac Lanoux, p. 310, par. 16 : « elle prend le risque de voir sa responsabilité internationale mise en cause
s’il est établi qu’elle n’a pas agi dans la limite de ses droits » (les italiques sont de nous).
18 Voir aussi le paragraphe 10 des présentes observations écrites.
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Cour a considéré que « l’obligation de prévention et le devoir d’agir qui en est le corollaire prennent
naissance, pour un État, au moment où celui-ci a connaissance, ou devrait normalement avoir
connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’un génocide »19. Dans cette affairelà,
cependant, la Cour n’avait pas à examiner le cas où un État allègue (plutôt qu’« a connaissance de »)
l’existence d’un risque sérieux qu’un génocide soit commis ou soutient qu’un génocide est en cours, ce
qui, selon lui, rendrait applicable l’obligation de prévenir le génocide que la convention met à sa charge.
19. Chypre avance que, dans pareil cas, l’action qu’entreprend un État partie à la convention pour
prétendument remplir (« exécuter ») l’obligation de prévenir le génocide que lui impose celle-ci doit
pouvoir être évaluée à l’aune des exigences de ladite convention en ce qui concerne l’obligation (et
donc également le pouvoir, à savoir les limites à l’exercice du droit) d’un État partie de prévenir le
génocide. Pour le dire simplement, un État partie qui formule une allégation de génocide ou agit
unilatéralement sous le prétexte de prévenir un génocide porte une « appréciation » sur sa propre
position juridique et agit à ses propres risques20. Cela signifie que son « appréciation » peut être
contestée, de même que son action unilatérale, et qu’il court le risque que la Cour juge qu’il a mal
interprété la convention et qu’il l’a mal appliquée aux faits. Par conséquent, tout différend concernant
la portée de l’obligation de prévenir le génocide et la question de savoir si certaines actions ou omissions
relèvent de l’obligation de prévenir le génocide est un différend « relatif[] à » l’interprétation,
l’application ou l’exécution de la convention. La Cour a compétence ratione materiae pour connaître
d’un tel différend en vertu de l’article IX de la convention, et le risque encouru par l’État agissant
unilatéralement lui devient donc opposable.
20. Ce que recouvre l’obligation de prévention est de la plus haute importance à cet égard. La
Cour a déclaré sans ambiguïté que l’obligation dont il s’agit est « une obligation de comportement et
non de résultat »21 qui impose aux États de « mettre en oeuvre tous les moyens qui sont raisonnablement
à leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide »22. En cela, l’obligation
de prévenir le génocide est une obligation positive, à savoir une obligation de prendre des mesures
lorsqu’il existe un risque sérieux de commission d’un génocide. Ainsi qu’il a été mentionné dans la
section A des présentes observations écrites, la question de savoir si un tel risque sérieux existe ou non,
ou celle de savoir si un génocide est ou non en cours, concerne en tant que telle l’interprétation et
l’application de la convention.
21. Toutefois, même si une allégation selon laquelle il existe un risque sérieux de commission
d’un génocide, ou selon laquelle un génocide est en train d’être commis, se révélait fondée (ce qui,
selon la Cour, exigerait que soient présentés des éléments ayant pleine force probante23), la question de
la teneur et de la portée de l’obligation de prévenir le génocide consacrée par l’article premier resterait
à déterminer. Un examen de la portée de cette obligation permettra de répondre à la question de savoir
si la convention autorise un État partie à prendre des mesures qui ne sont pas autrement permises en
droit international.
22. En précisant la portée de l’obligation de prévenir, la Cour a déjà déterminé qu’« il est clair
que chaque État ne peut déployer son action que dans les limites de ce que lui permet la légalité
19 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 222, par. 431.
20 Voir le paragraphe 15 des présentes observations écrites.
21 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 221, par. 430.
22 Ibid.
23 Ibid., p. 129, par. 209.
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internationale »24. La raison en est que l’obligation de prévenir est assortie d’une permission de même
portée, à savoir le droit, pour un État partie à la convention, d’agir de façon à prévenir le génocide. Ou,
plus précisément, elle transforme la faculté qu’a toujours par ailleurs un État, selon le droit international,
de réagir à une violation du droit international lorsqu’il s’en trouve lésé25, en une obligation plus
spécifique et plus limitée. Le droit et l’obligation d’agir qui découlent de l’article premier de la
convention sont circonscrits par cette disposition comme ayant une portée n’excédant pas celle du droit
de réagir à une violation du droit international selon le droit international.
23. C’est pourquoi il est instructif en l’espèce d’établir une analogie avec les contre-mesures. Si
celles-ci sont, bien entendu, une faculté que confère le droit international à un État lésé pour répondre
à un fait internationalement illicite, elles ne sauraient toutefois en aucun cas impliquer l’emploi de la
force armée en violation de la Charte des Nations Unies26. Quelles que soient les « mesures » qu’un
État puisse prendre pour répondre à un fait internationalement illicite, celles-ci doivent s’inscrire dans
les limites de ce que permet la légalité internationale, et en particulier le paragraphe 4 de l’article 2 de
la Charte des Nations Unies.
24. Il serait pour le moins étrange que l’article premier de la convention sur le génocide, en
transformant une faculté générale conférée par le droit international en obligation imposée par la
convention, vienne à étendre les pouvoirs des États parties à la convention au-delà des limites qui
s’appliquent par ailleurs en droit international, sans qu’il en soit fait au moins expressément mention.
Il s’ensuit que l’interprétation qu’il faut donner de l’obligation de prévention découlant de
l’article premier est donc que, en s’acquittant de cette obligation, les États parties demeurent liés par
l’interdiction de recourir à l’emploi de la force dans les relations internationales énoncée au
paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies et en droit international général.
25. Cela est d’autant plus le cas que l’article VIII de la convention rappelle aux États parties
qu’ils peuvent saisir « les organes compétents des Nations Unies afin que ceux-ci prennent,
conformément à la Charte des Nations Unies, les mesures qu’ils jugent appropriées pour la prévention
et la répression des actes de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III ».
Cette disposition a été conçue pour sauvegarder le système de sécurité collective mis en place par la
Charte, dont l’article 1 réaffirme l’obligation de réaliser la « coopération internationale ».
26. L’interprétation avancée dans les paragraphes qui précèdent est en harmonie avec la
jurisprudence de la Cour concernant la protection des droits de l’homme prévue par les traités, et plus
généralement le recours à la force armée en réponse à des « appréciations propres » ou à des faits perçus
comme illicites. Dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celuici,
la Cour a déclaré sans ambiguïté que « l’emploi de la force ne saurait être la méthode appropriée
pour vérifier et assurer le respect de[s] droits [de l’homme] »27. Et dans sa toute première affaire
contentieuse, elle a dit ce qui suit de l’intervention forcée :
« Le prétendu droit d’intervention ne peut être envisagé par [la Cour] que comme la
manifestation d’une politique de force, politique qui, dans le passé, a donné lieu aux abus
les plus graves et qui ne saurait, quelles que soient les déficiences présentes de
24 Ibid.[, p. 221, par. 430].
25 Voir les articles 42, 48 et 49 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite,
Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II, deuxième partie.
26 Voir l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 50 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait
internationalement illicite, Annuaire de la Commission du droit international, 2001, vol. II, deuxième partie, p. 141, par. 4-5.
27 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond,
arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 134, par. 268.
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l’organisation internationale, trouver aucune place dans le droit international.
L’intervention est … réservée par la nature des choses aux États les plus puissants »28.
27. À cet égard, il vaut la peine de citer de nouveau la Cour. Dans son avis consultatif de 1951
relatif aux Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, la Cour
a dit que la convention « a[vait] été manifestement adoptée dans un but purement humain et
civilisateur »29. Dans l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci,
elle a en outre estimé que le « caractère strictement humanitaire [de la protection des droits de l’homme]
n’[étai]t en aucune façon compatible » avec des mesures constituant un recours à l’emploi de la force30.
28. Cela étant posé, la République de Chypre soutient que les questions relatives à la portée de
l’action unilatérale autorisée par les traités internationaux sont cruciales, pour elle-même comme pour
nombre d’autres États. État de dimensions modestes, la République de Chypre fait reposer sa sécurité
sur l’ordre mondial fondé sur des règles, qui a en son coeur la Charte des Nations Unies et le respect du
droit international. Compte tenu de son histoire relativement brève mais tumultueuse, il est d’une
importance vitale pour la République de Chypre que les dispositions des conventions et traités ne soient
pas laissées à la « propre appréciation » des États parties pour justifier l’emploi de la force contre
d’autres États, mais qu’elles soient correctement interprétées par les États et, en dernier ressort, par la
Cour, lorsqu’ils définissent les paramètres desdites dispositions selon le droit international. Les
questions touchant à la portée que peut avoir une action unilatérale en vertu des traités internationaux
se rapportent également à l’interprétation et à l’application de ces traités dans le contexte du droit
international général, au sens de l’alinéa c) du paragraphe 3 de l’article 31 de la convention de Vienne
sur le droit des traités. À la lumière de ces éléments, et particulièrement pour ce qui concerne la
convention sur le génocide, la République de Chypre affirme qu’un différend qui a trait à la portée et à
la teneur de l’obligation de prévenir le génocide découlant de l’article premier de la convention, et qui
a donc trait à la portée de toute action unilatérale qui serait permise au titre de cette disposition, est de
toute évidence un différend « relatif[] à » l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention.
Il relève de la compétence ratione materiae que la Cour tient de l’article IX de la convention.
III. CONCLUSION
29. Pour résumer, la République de Chypre soutient que l’article IX de la convention est
d’application suffisamment large pour englober des « revendication[s] de non-violation », c’est-à-dire
les demandes d’un État partie tendant à ce que la Cour dise et juge que ledit État partie n’a pas violé la
convention, lorsque cette position se heurte à l’opposition manifeste d’un autre État partie. Il s’agit là
de la juste interprétation de l’obligation de ne pas commettre de génocide que comporte
l’article premier.
30. La République de Chypre soutient en outre que l’article IX de la convention englobe les
différends concernant l’exacte portée de l’obligation de prévention visée à l’article premier. Elle fait
valoir qu’une mesure adoptée en réponse à une violation réelle ou supposée d’un traité ne saurait en
aucun cas être licite si elle implique l’emploi de la force armée en violation du paragraphe 4 de
l’article 2 de la Charte des Nations Unies. Cela vaut également pour ce qui est de déterminer la portée
de l’obligation de prévenir visée à l’article premier, comme la Cour l’a elle-même déclaré.
28 Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 35.
29 Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif,
C.I.J. Recueil 1951, p. 23.
30 Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond,
arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 134-135, par. 268.
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Respectueusement,
L’agent du Gouvernement de la République de Chypre,
Attorney General par intérim
de la République de Chypre,
(Signé) Savvas A. ANGELIDES.
___________

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Observations écrites de Chypre sur l’objet de son intervention

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