Observations écrites de la France sur la recevabilité de sa déclaration d’intervention

Document Number
182-20230213-WRI-15-00-EN
Document Type
Incidental Proceedings
Date of the Document

COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
OBSERVATIONS ECRITES DE LA REPUBLIQUE FRAN(;AISE
SUR LA RECEV ABILITE DE SA DECLARATION
D'INTERVENTION
13 fevrier 2023
en l' aff aire
ALLEGATIONS DE GENOCIDE AU TITRE DE LA
CONVENTION POUR LA PREVENTION ET LA REPRESSION
DU CRIME DE GENOCIDE
(UKRAINE c. FEDERATION DE RUSSIE)
I. INTRODUCTION
A Monsieur le Greffier de la Cour internationale de Justice, le soussigne, dument
autorise par le Gouvernement frarn;ais, declare ce qui suit :
1. Me referant au courrier n ° 15 845 5 du Greffier de la Cour, en date du 31 j anvier 2023,
j 'ai l 'honneur de soumettre a la Cour, au nom de la Republique fran9aise, les presentes
observations en l'affaire relative aux Allegations de genocide au titre de la convention
pour la prevention et la repression du crime de genocide (Ukraine c. Federation de
Russie).
2. Le 26 fevrier 2022, l'Ukraine a introduit une instance contre la Federation de Russie a
raison d'un differend concernant !'interpretation, !'application et l'execution de la
convention de 1948 pour la prevention et la repression du crime de genocide1 ( ci-apres
la « Convention sur le genocide » ou la « Convention » )2.
3. Comme le prevoit le paragraphe 1 de l'article 63 du Statut de la Cour, le Greffier a
averti le Gouvernement fran9ais, en tant que partie a ladite Convention, que I 'Ukraine
« entend fonder la competence sur la clause compromissoire figurant a l' article IX de
la convention, prie la Cour de declarer qu' elle ne commet pas de genocide, tel que defini
aux aiiicles II et III de la convention, et souleve des questions sur la p01iee de
!'obligation de prevenir et de punir le genocide consacree a l'aiiicle premier de la
convention. 11 semble, des lors, que !'interpretation de cette convention pourrait etre en
cause en l' affaire ».
4. Par une declaration d'intervention deposee au Greffe de la Cour le 13 septembre 2022,
la France s'est prevalue du droit d'intervention que lui confere l'article 63 du Statut de
la Cour. Dans cette declaration d'intervention, elle a fourni, conformement a l'article
82 du Reglement de la Cour, un expose de l'interpretation qu'elle donne de l'article IX
de la Convention sur le genocide, ainsi que son interpretation des articles I, II, III, IV
et VIII.
5. Dans des observations ecrites du 17 octobre 2022, la Federation de Russie a conteste la
recevabilite des declarations d'intervention deposees par onze Etats, dont la France3.
6. Dans ce contexte, la France croit utile de pmier a la connaissance de la Cour les
presentes observations, lesquelles montreront que sa declaration d'intervention est
recevable, conformement a l'article 63 du Statut et l'article 82 du Reglement de la Cour.
1 Convention pour la prevention et la repression du crime de genocide, signee a Paris, le 9 decembre 1948, Nations
Unies, Recueil des Traites, vol. 78, p. 277 (entree en vigueur le 12janvier 1951).
2 CIJ, Requete introductive d'instance deposee au Greffe de la Cour le 26 fevrier 2022 en l'affaire relative
Allegations de genocide au titre de la convention pour la prevention et la repression du crime de genocide
(Ukraine c. Federation de Russie) (ci-apres « requete de !'Ukraine»).
3 ICJ, Allegations of Genocide under the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide
(UKRAINE v. RUSSIAN FEDERATION), The Russian Federation's written observations on admissibility of the
Declarations of intervention submitted by France, Germany, Italy, Latvia, Lithuania, New Zealand, Poland,
Romania, Sweden, The United Kingdom and the United States, 17 October 2022.
2
7. Pour rappel, l'article 63 du Statut de la Cour dispose :
« 1. Lorsqu'il s'agit de l'interpretation d'une convention a laquelle ont participe
d'autres Etats que les pmiies en litige, le Greffier les ave1iit sans delai.
2. Chacun d'eux a le droit d'intervenir au proces et, s'il exerce cette faculte,
l'interpretation contenue dans la sentence est egalement obligatoire a son
egard ».
8. Par ailleurs, l'article 82 du Reglement de la Cour enonce que:
« 1. Un Etat qui desire se prevaloir du droit d'intervention que lui confere
l' article 63 du Statut depose a cet effet une declaration, signee comme il est
indique a l'miicle 38, paragraphe 3, du present Reglement. Cette declaration est
deposee le plus tot possible avant la date fixee pour l'ouve1iure de la procedure
orale. Toutefois, dans des circonstances exceptionnelles, la Cour peut connaitre
d'une declaration presentee ulterieurement.
2. La declaration indique le nom de l' agent. Elle precise l' affaire et la
convention qu'elle concerne et contient:
a) des renseignements specifiant sur quelle base l'Etat declarant se
considere comme pmiie a la convention ;
b) l'indication des dispositions de la convention dont il estime que
l'interpretation est en cause ;
c) un expose de !'interpretation qu'il donne de ces dispositions;
d) un bordereau des documents a l' appui, qui sont annexes ».
9. Les observations de la France s'miiculeront en deux parties. 11 s'agira, en premier lieu,
de rappeler que la declaration d'intervention de la France satisfait bien aux conditions
de recevabilite telles qu' elles decoulent de l' miicle 63 du Statut de la Couret de l' article
82 de son Reglement (I). 11 sera, dans un second temps, demontre que le depot, par la
Federation de Russie, d'exceptions preliminaires ne fait pas obstacle a la recevabilite
de la declaration d'intervention deposee par la France, le 13 septembre 2022 (II).
3
II. LA DECLARATION D'INTERVENTION DE LA FRANCE
SATISFAIT AUX CONDITIONS DE RECEVABILITE FIXEES
DANS LE STATUT ET LE REGLEMENT DE LACOUR
10. Les presentes observations montreront que la declaration d'intervention de la France
est bien recevable. Elles rappelleront, a titre liminaire, que l' article 63 consacre un
veritable « droit » dont beneficient !'ensemble des Etats parties au Statut de la Cour
(A). Elles reviendront ensuite sur le fait que la declaration d'intervention de la France
remplit toutes les conditions de recevabilite, tant formelles (B) que substantielles (C).
A. L'article 63 du Statut consacre un droit d'intervention pour l'ensemble des
Etats Parties a la Convention sur le genocide
11. L'intervention permise a !'article 63 du Statut est une procedure dite incidente, qui
confere aux Etats parties concernes un droit subj ectif d' intervention, leur permettant de
faire valoir aupres de la Cour leur interpretation de la Convention sur laquelle porte le
differend qui lui est soumis au principal.
12. La France considere que le droit d'intervention ainsi etabli n'est pas inconditionnel et
absolu. Comme la Cour l'a clairement precise,
« il ne suffit pas que !'intervention au titre de l'atiicle 63 du Statut soit de droit
pour que la presentation d'une 'declaration' a cet effet confere ipso facto a l'Etat
dont elle emane la qualite d'intervenant; [ ... ] un tel droit a intervenir n'existe
en effet que pour autant que la declaration consideree entre clans les previsions
de l'article 63 ; et[ ... ] la Cour doit en consequence s'assurer que tel est le cas
avant d'accueillir une declaration d'intervention comme recevable »4
.
13. Cela dit, si la Cour exerce bien un controle sur la recevabilite des declarations
d'intervention deposees au titre de l'aiiicle 63, ce controle s'avere limite en raison de
la nature meme du droit dont sont titulaires les Etats parties au Statut de la Cour.
14. L'intervention figurant a l'aiiicle 63 du Statut de la Cour constitue un droit processuel
bien etabli dont on trouve deja trace clans le Statut de la Cour permanente de Justice
internationale (CPJI). Dans le Rapport du Comite des jurisconsultes pour
l'etablissement de la CPJI, on peut relever que ce « droit » d'intervention est presente
comme revetant une portee considerable :
« Il y a de plus un cas ou la Cour ne saurait refuser la demande d'intervention;
c'est lorsqu'il s'agit de !'interpretation d'une Convention a laquelle ont participe
d'autres Etats que les patiies en litige ; chacun d'eux a le droit d'intervenir au
proces »5.
4 CU, ordonnance du 6 fevrier 2013, Chasse a la baleine dans l'Antarctique (Australie c. Japon, intervention de
la Nouvelle-Zelande), Recueil 2013, § 8.
5 « Rapport redige par M. de la Pradelle au sujet du Projet pour l'etablissement d'une Cour permanente de Justice
internationale adopte en seconde lecture », Proces-Verbaux des seances du Comite consu!tatif de Juristes, 16
juin-24 juillet 1920, Annexe XXXIV, I, p. 746 [nous soulignons].
4
15. La portee du droit ainsi confere aux Etats parties implique, par voie de consequence,
l'exercice par la Cour d'un controle minimal sur la recevabilite des declarations
d'intervention deposees sur le fondement de l'article 63 du Statut. Des l'affaire du
vapeur Wimbledon (1923), la CPJI avait clairement souligne le caractere restreint du
controle exerce sur la recevabilite de telles declarations. Examinant la demande
d'intervention de la Pologne, la Cour avait releve que
« lorsque le litige a resoudre a pour objet l'interpretation d'une convention
internationale, tout Etat ayant participe a cette convention puise dans l' article
63 du Statut le droit d'intervenir au proces dont d'autres ont pris l'initiative »6.
16. Et d'ajouter qu'il
« suffit [a la Cour] de constater, dans l'espece, que l'interpretation de certaines
clauses du Traite de Versailles est en jeu dans l'affaire et que la Republique
polonaise figure au nombre des Etats ayant participe a ce Traite. En presence de
ces constatations, dont l'evidence materielle s'impose [ ... ] la Cour donne acte
au Gouvernement polonais de ce qu'il entend se prevaloir du droit d'intervention
que lui confere l' article 63 du Statut » 7.
17. Les termes soulignes ci-dessus montrent la nature particulierement restreinte du
controle exerce par la Cour, des lors que l'Etat qui entend se prevaloir de son droit
d'intervention montre que l'interpretation des clauses d'un traite auquel il est Partie est
enjeu dans l'affaire. Cette approche est illustree par l'opinion conjointe des Juges Ruda,
Mosler, Ago, Jennings et de Lacharriere, en l'affaire des Activites militaires
(intervention du Salvador), selon laquelle
« L'article 63 du Statut de la Cour consacre le droit d'intervenir dans une
instance, 'lorsqu'il s'agit de l'interpretation d'une convention a laquelle ont
participe d'autres Etats que les parties en litige'. Quand ces conditions sont
remplies, l 'Etat desireux d'intervenir est en droit de le faire et il n'appmiient
pas a la Cour de l'y autoriser ou non. La Cour doit neanmoins decider dans
chaque cas si les conditions de l'intervention, enoncees a l'article 63 sont
effectivement reunies »8.
18. Il resulte de ces elements que, lorsqu'elle examine la recevabilite d'une declaration
d'intervention deposee au titre de l'miicle 63 du Statut, la Cour doit, dans son controle,
se limiter a verifier l'existence des conditions fixees dans l'miicle 82 du Reglement de
la Cour et dans l' atiicle 63 de Statut.
19. La declaration d'intervention deposee par la France le 13 septembre 2022 remplit
parfaitement ces conditions.
6 CPJI, Arret du 28 juin 1923, Vapeur Wimbledon (France, Italie, Japon et Royaume-Uni c. Allemagne,
intervention de la Pologne), Serie A, p. 12.
7 Ibid., p. 13.
8 CIJ, Opinion conjointe des Juges Ruda, Mosler, Ago, Jennings et de Lacharriere sous l'ordonnance du 4 octobre
1984, Activites militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis, intervention
du Salvador), Recueil I 984, § 1.
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B. La declaration d'intervention de la France remplit les conditions formelles
fixees a l'article 82 du Reglement de la Cour
20. La declaration d'intervention deposee par la France, le 13 septembre 2022, satisfait bien
aux exigences formelles requises par !'article 82 du Reglement de la Cour. La
declaration renseigne en effet le nom de l'agent9, l'affaire et la convention qu'elle
concerne10. Elle explicite egalement la base sur laquelle la Francese considere partie a
la Convention pour la prevention et la repression du crime de genocide 11 . La declaration
deposee le 13 septembre 2022 enonce precisement les dispositions de la Convention
dont la France estime que !'interpretation est en cause12
. Elle fournit, en outre, un
expose de !'interpretation que la Republique fran9aise donne de ces dispositions 13 ainsi
qu'un bordereau relatif aux deux annexes attachees a la declaration 14.
21. La declaration d'intervention satisfait egalement aux conditions de recevabilite
rationae temporis fixees par le Reglement puisqu'elle a ete deposee avec diligence,« le
plus tot possible avant la date fixee pour l' ouve1iure de la procedure orale ».
22. La France note que, par un courrier en date du 13 septembre 2022, le Greffier de la
Cour a accuse reception de cette declaration d'intervention sans relever de difficultes a
cet egard 15
.
C. L'objet de la declaration d'intervention est d'exposer !'interpretation que
la France retient de certaines dispositions de la Convention de 1948
I. La declaration d 'intervention fi·anr;aise porte exclusivement sur
l 'inte1pretation de certaines dispositions de la Convention de 1948
23. En plus de ces conditions de recevabilite formelles, il resso1i du Statut et de la
jurisprudence de la Cour qu'une declaration d'intervention doit remplir une condition
de recevabilite qui peut etre qualifiee de substantielle, en ce sens que son contenu doit
effectivement se rapp01ier a !'interpretation de la Convention en cause clans l'affaire au
principal.
24. Comme l'a indique la Cour clans l'affaire Haya de la Torre,« une declaration deposee
a fins d'intervention ne revet, en droit, ce caractere gue si elle a reellement trait ace gui
est l'objet de !'instance en cours »16. Ainsi, l'objet des interventions effectuees clans le
cadre de l'aiiicle 63 du Statut est clair. Il s'agit, comme l'a precise la Cour,
9 CIJ, Declaration d'intervention de la Republique frarn;aise en vertu de !'article 63 du Statut de la Cour,
Allegations de genocide au titre de la Convention pour la prevention et la repression du crime de genocide
(Ukraine c. Federation de Russie), 13 septembre 2022, § 13.
10 Ibid., § 12.
11 Ibid.,§ 13.
12 Ibid., § 20.
13 Ibid.,§§ 19 a47.
14 Ibid., § 48.
15 Courrier du Greffier de la CIJ n°157073, 13 septembre 2022 [en annexe].
16 CIJ, Arret du 13 juin 1951, Haya de la Torre, (Colombie c. Perou), Recueil 1951, p. 76 [nous soulignons].
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« de permettre a un Etat tiers au proces, mais partie a une convention dont
l'interpretation est en cause clans celui-ci, de presenter a la Courses observations
sur l'interpretation de ladite convention »17.
25. Au regard du Statut de la Couret de votre jurisprudence anterieure, la France n'est pas
tenue de motiver sa decision d'intervenir. Elle croit cependant utile de porter a la
connaissance de la Cour certains elements qui l' ont decidee a mettre en amvre le droit
confere par l' article 63 du Statut.
26. En premier lieu, il convient de souligner que la Convention de 1948, qui constitue la
base de competence alleguee clans l' affaire au principal, revet une importance singuliere
clans l'ordre juridique international. Cette place tient a ce que la Convention repose,
selon les termes memes de la Cour, sur « les principes de morale les plus
elementaires »18. Ce point conduit a relever l'erreur d'analyse effectuee par la
Federation de Russie clans ses observations sur la declaration d'intervention franc;aise.
La Federation de Russie estime en effet que :
« [T]hat the genuine intention of the Declarants is not in accordance with Article
63 of the Statute is fmiher evidenced by the fact that, in their Declarations, the
Declarants have consistently expressed that they possess a legal interest in light
of the erga omnes character of the obligations under the Convention »19
.
27. Cette assertion parait pour le mains douteuse. Ce1ies, contrairement a l'article 62 du
Statut, l'article 63 ne fait pas explicitement mention de l'existence d'un « interet
d'ordre juridique » a faire valoir clans le cadre des interventions effectuees sur ce
fondement. Comme l'a indique la Cour,
« [elle] n'a pas, lorsqu'elle est destinataire d'une 'declaration' d'intervention
fondee sur l'aiiicle 63 du Statut, a rechercher si l'Etat qui en est l'auteur possede
'un interet d'ordre juridique' qui est 'pour lui en cause' clans la procedure
principale, comme elle est tenue de le faire quand elle est saisie d'une 'requete'
la priant d'autoriser une intervention au titre de l'article 62 du Statut »20 .
28. Toutefois, il serait errone de deduire de cet extrait que l'Etat qui interviendrait clans le
cadre de l'article 63 ne devrait avoir aucun interet juridique en jeu pour que sa
declaration soit consideree comme recevable. Le fait que l' ensemble des Etats paiiies a
la Convention de 1948 aient, selon les termes de la Cour, un « interet commun »21 ace
que celle-ci soit respectee n'est, en effet, nullement incompatible avec une intervention
au titre de l'aiiicle 63 du Statut. C'est meme l'inverse. L'interet d'ordre juridique des
17 CIJ, ordonnance du 6 fevrier 2013, Chasse a la baleine dans l'Antarctique (Australie c. Japon, intervention de
la Nouvelle-Zelande), Recueil 2013, § 7.
18 CIJ, Avis consultatif du 28 mai 1951, Reserves a la Convention pour la prevention et la repression du crime de
Genocide, Recueil 1951, p. 23.
19 ICJ, Allegations of Genocide under the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide
(UKRAINE v. RUSSIAN FEDERATION), The Russian Federation's written observations on admissibility of the
Declarations of intervention submitted by France ( ... ), 17 October 2022, § 22.
2° CIJ, Ordonnance du 6 fevrier 2013, Chasse a la baleine dans l'Antarctique (Australie c. Japon, intervention de
la Nouvelle-Zelande), Recueil 2013, § 7.
21 CIJ, Avis consultatif du 28 mai 1951, Reserves a la Convention pour la prevention et la repression du crime de
Genocide, Recueil 1951, p. 23.
7
Etats intervenants existe tant pour les interventions effectuees clans le cadre de l' article
62 que clans celles de l' article 63 du Statut. Seulement, si, pour les premieres, cet interet
doit etre demontre, pour les secondes il se trouve etre « presume de maniere
irrefragable »22 en raison de la qualite de Pattie a la Convention de l'Etat intervenant.
29. En second lieu, la France a constate que les Parties au differend avaient de nettes
divergences de vues sur !'interpretation de plusieurs dispositions de la Convention de
1948. Elle a des lors estime utile, en tant que Pattie a cette Convention, de presenter a
la Cour son interpretation de ce1taines de ces dispositions. Dans le strict respect des
conditions de recevabilite telles que precisees par votre jurisprudence, la declaration
d'intervention franc;aise indique que « la France n'exposera ses vues que sur les
dispositions de la convention dont !'interpretation apparait en cause clans la presente
aff aire » 23
.
30. La France est parfaitement consciente du cadre et des limites de cette procedure
incidente, en patticulier en ce que « le droit d'intervenir en vertu de !'article 63 est
limite a la question qu'il s'agit d'interpreter en l'espece et n'autorise pas une
intervention generale en l' affaire »24 .
31. Pour cette raison, la declaration d'intervention franc;aise s'avere rigoureusement
circonscrite a la presentation d'elements relatifs a !'interpretation de la Convention de
1948. Elle ne porte pas sur les faits qui sont a l'origine du differend entre !'Ukraine et
la Federation de Russie, non plus que sur tout autre element non pe1tinent pour
!'interpretation de la Convention.
32. C'est done a t01t que la Federation de Russie considere, clans ses observations ecrites,
que les declarations d'intervention abordent « issues that are umelated to the
construction of the provisions of the Convention »25
. Elle ajoute, en particulier, que
« France intends to address questions relating to the existence of a dispute
between the Russian Federation and Ukraine; and the relevance of the principle
of good faith for the application of the Convention 'clans la diversite de ses
declinaisons' »26 .
33. La France conteste ces affirmations. Ence qui concerne le premier point, les elements
auxquels renvoient les observations russes, a savoir les paragraphes 26 et 27 de la
declaration d'intervention franc;aise, ne font rigoureusement aucune reference a
!'existence d'un differend entre la Federation de Russie et !'Ukraine. Ces passages de
la declaration d'intervention se bornent a presenter une interpretation de la notion de
« differend », au sens de l'atticle IX de la Convention de 1948.
22 Robert KOLB, La Cour intemationale de Justice, Pedone, Paris, 2014, p. 754.
23 CIJ, Declaration d'intervention de la Republique frarn;;aise en vertu de !'article 63 du Statut de la Cour,
Allegations de genocide au titre de la Convention pour la prevention et la repression du crime de genocide
(Ukraine c. Federation de Russie), 13 septembre 2022, § 10.
24 CIJ, Arret du 14 avril 1981, Ajfaire du plateau continental, (Tunisie c. Jamahiriya Arabe Libyenne, intervention
de Malte), Recueil 1981, § 26.
25 ICJ, Allegations of Genocide under the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide
(UKRAINE v. RUSSIAN FEDERATION), The Russian Federation's written observations on admissibility of the
Declarations of intervention submitted by France( ... ), 17 October 2022, § 85.
26 ldem.
8
34. Ence qui concerne le second point, la France fait, clans sa declaration d'intervention,
reference au principe de bonne foi en ce qu'il « regit a la fois !'obligation d'execution
des traites codifiee a !'article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traites et
constitue le point de depart de la regle generale d'interpretation des traites enoncee a
!'article 31 de celle-ci »27
.
35. L'objet d'une declaration d'intervention etant precisement- de presenter
!'interpretation de la Convention que retient l'Etat intervenant, on conc;oit mal comment
la reference a la regle fondamentale d'interpretation des traites que constitue le principe
de bonne foi pourrait faire obstacle a l'exercice du droit figurant a !'article 63 du Statut.
Le principe de bonne foi est meme consubstantiel a l'exercice d'interpretation et
d'execution des traites. La France releve, au demeurant, que la Cour a deja declare
recevable une declaration d'intervention indiquant que « le principe de bonne foi
impose [ ... ] a l'Etat partie d'interpreter les dispositions du traite 'de fac;on raisonnable
et de telle so1ie que son but puisse etre atteint' »28 . Dans cette logique, l'aiiicle IX de
la Convention de 1948 faisant reference aux differends pouvant naitre clans
« l' execution » de celle-ci, il est paru indique, pour la France, de rappel er que son
interpretation devait tenir compte du fait que l' article 26 de la Convention de Vienne
enonce que « tout traite en vigueur lie les parties et doit etre execute par elles de bonne
foi ))29.
2. La declaration d 'intervention fi·anr;aise ne compromet pas les principes
d'egalite entre les Parties au differend et de bonne administration de la
justice
36. A titre liminaire, la France rappelle que les principes de l' egalite des pmiies et de bonne
administration de la justice relevent de l' organisation de la procedure contentieuse. Il
s'agit done d'un point tout a fait distinct du droit d'intervenir etabli clans le Statut30
.
37. Une declaration d'intervention effectuee sur le fondement de l'miicle 63 ne meconnait
ni le principe de l'egalite entre les Paiiies au differend, ni, plus generalement, celui de
la bonne administration de la justice.
38. L'egalite entre les parties constitue un principe essentiel de la procedure devant la Cour
internationale de Justice. Ce principe general de droit permet en effet « l'egalite
procedurale entre les paiiies en litige au cours de la procedure judiciaire »31
. A cet
egard, il peut etre rappele que, clans l'affaire des Activites militaires, la Cour a
27 CIJ, Declaration d'intervention de la Republique frans;aise en ve1tu de !'article 63 du Statut de la Cour,
Allegations de genocide au titre de la Convention pour la prevention et la repression du crime de genocide
(Ukraine c. Federation de Russie), 13 septembre 2022, § 20.
28 CIJ, Declaration d'intervention de la Nouvelle-Zelande, Chasse a la baleine dans l'Antarctique (Australie c.
Japon, intervention de la Nouvelle-Zelande), 22 novembre 2012, § 19.
29 Convention de Vienne sur le droit des traites, 26 mai 1969, Article 26, Nations Unies, Recueil des Traites, vol.
1155, p. 331 [nous soulignons].
3° CIJ, Declaration d'intervention de la Nouvelle-Zelande, Chasse a la baleine dans l'Antarctique (Australie c.
Japon, intervention de la Nouvelle-Zelande), 22 novembre 2012, § 18.
31 CIJ, Opinion individuelle du juge Cans;ado Trindade sous l'ordonnance du 17 avril 2013, Certaines activites
menees par le Nicaragua dans la regionfi'ontaliere (Costa Rica c. Nicaragua), Recueil 2013, § 19.
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clairement « soulign[ e] que le principe de l' egalite des parties au differend rest[ ait] pour
elle fondamental »32 .
39. Une declaration d'intervention deposee dans le cadre de !'article 63 ne mecomrnit pas
ce principe. Comme la Cour l'a indique, l'Etat intervenant ne saurait etre considere
comme une partie au litige. Partant, le fait pour un Etat intervenant de livrer son
interpretation de la Convention concernee ne saurait rompre l' egalite des patiies au
differend. Dans l'ordonnance du 6 fevrier 2013, il est tres clairement indique que
« !'intervention au titre de !'article 63 du Statut se limite a la presentation
d'observations au sujet de !'interpretation de la convention concernee et ne
pennet pas a l'intervenant, qui n'acquiert pas la gualite de partie au differend,
d'aborder quelque autre aspect que ce soit de l'affaire dont est saisie la Cour;
et gu'une telle intervention ne peut pas compromettre l'egalite entre les Parties
au differend »33 .
40. A ce sujet, dans ses observations ecrites du 17 octobre 2022, la Federation de Russie
considere que les Etats qui ont depose des declarations d'intervention, parmi lesquels
figure la France, seraient « de facto co-applicants with Ukraine »34 . Une telle
qualification ne saurait etre retenue puisque la France n'a pas introduit d'instance contre
la Federation de Russie et ne saurait, d'aucune favon, etre consideree comme Pattie au
differend opposant celle-ci a I 'Ukraine.
41. Sur le plan procedural, et comme la Cour l'a par ailleurs deja indique, un Etat
intervenant et un Etat pattie au differend « ne sauraient etre consider[ es] comme des
'patties [faisant] cause commune' au sens du paragraphe 5 de !'article 31 du Statut »35 .
42. Les observations presentees par la Federation de Russie abordent egalement un point,
non depourvu de lien avec la question de l'egalite entre les parties a !'instance, relatif
au fait que, selon la Federation de Russie, « multiple interventions and public statements
made by such States undoubtedly put undue and unnecessary pressure on the Judges
and the Comt as a whole, and concerns regarding conflicts of interests may also
arise »36 .
43. La France croit utile de rappeler ici certaines dispositions essentielles du Statut de la
Cour. Selon son article 2, « la Cour est un corps de magistrats independants ».
L'article 20 du Statut commande, quant a lui, aux membres de la Cour de prendre
« !'engagement solennel d'exercer [leur] attributions en pleine impattialite et en toute
conscience». Ces dispositions se declinent dans les atticles 4 et 8 du Reglement de la
32 CIJ, Arret du 27 juin 1986, Activites militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c.
Etats-Unis), Recueil 1986, § 31.
33 CIJ, Ordonnance du 6 fevrier 2013, Chasse a la baleine Jans l'Antarctique (Australie c. Japon, intervention de
la Nouvelle-Zelande), Recueil 2013, § 18 [nous soulignons].
34 ICJ, Allegations of Genocide under the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide
(UKRAINE v. RUSSIAN FEDERATION), The Russian Federation's written observations on admissibility of the
Declarations of intervention submitted by France( ... ), 17 October 2022, § 48.
35 CIJ, Ordonnance du 6 fevrier 2013, Chasse a la baleine Jans l'Antarctique (Australie c. Japon, intervention de
la Nouvelle-Zelande ), Recueil 2013, § 21.
36 ICJ, Allegations of Genocide under the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide
(UKRAINE v. RUSSIAN FEDERATION), The Russian Federation's written observations on admissibility of the
Declarations of intervention submitted by France ( ... ), 17 October 2022, § 48.
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Cour, selon lesquels tout membre de la Cour doit declarer exercer ses fonctions « en
pleine et parfaite impartialite et en toute conscience». Comme garantie supplementaire
de l'impartialite desjuges, l'article 24, paragraphe 1, indique que « si, pour une raison
speciale, l'un des membres de la Cour estime devoir ne pas participer aujugement d'une
affaire determinee, il en fait part au President».
44. En tant qu'organe judiciaire principal des Nations unies, la Cour est regulierement
appelee a traiter des affaires particulierement sensibles - aux enjeux souvent
considerables et elle s'est toujours acquittee de sa haute mission avec
professionnalisme et impartialite.
45. Aussi, la France regrette-elle les diverses allusions et insinuations, developpees par la
Federation de Russie dans ses observations, et dont l'objet reel est de faire planer un
doute sur l'impartialite de la Cour et de ses membres37 . De tels sous-entendus, dont
l'objectif est - sous couvert d'une invocation captieuse de l'egalite des parties - de
discrediter la procedure au principal et la Cour dans son ensemble, sont irresponsables
et doivent etre refutes avec force. Car lorsque « la Cour [ est] presentee sous un jour
faux »38, cela se fait necessairement « d'une maniere prejudiciable a sa <lignite et a son
bon fonctionnement en tant qu'institutionjudiciaire independante »39 .
46. La declaration d'intervention de la France n'est pas davantage contraire au principe de
la bonne administration de la justice. Il parait admis que ce principe revet une portee et
une definition pmiiculierement larges40 . Dans le cadre des interventions au titre du
Statut, la « bonne administration de la justice » a ete mobilisee par la Cour pour deux
motifs41 : insister sur le fait que les declarations d'intervention soient presentees en
temps utile42 et justifier le controle exerce par la Cour sur la recevabilite de ces
declarations. Sur ce demier point, il parait eclairant de citer votre jurisprudence :
« C'est a la Cour, a qui il appartient de veiller a la bonne administration de la
justice, de decider si la condition posee par le paragraphe 1 de l'miicle 62 est
remplie. De ce fait, le paragraphe 2 de cette disposition, selon lequel '[l]a Cour
decide', se differencie nettement du paragraphe 2 de l'miicle 63, qui reconnait
clairement a ce1iains Etats 'le droit d'intervenir au proces' pour les besoins de
l'interpretation d'une convention a laquelle ils sont parties »43 .
4 7. A la lecture de cet extrait, on conc;oit mal comment le principe de la bonne
administration de la justice pourrait limiter l' exercice du droit que les Etats tirent de
37 Idem.
38 CIJ, Postface a !'opinion individuelle du Juge Fitzmaurice sous l'arret du 5 fevrier 1979, Barcelona Traction,
Light and Power Company, Limited, (Belgique c. Espagne), Recueil 1970, p. 113.
39 Idem.
40 Ence sens, voir CIJ, Opinion individuelle du Juge Carn;:ado Trindade sous l'ordonnance du 17 avril 2013,
Certaines activites menees par le Nicaragua dans la regionf,-ontaliere (Costa Rica c. Nicaragua), Recueil 2013,
§§ 13-18.
41 Hironobu SAKAI,« Labonne administration de la justice in the incidental proceedings of the International Court
of Justice», Japanese Yearbook of lntemational Law, vol. 55, 2012, pp. 119-120.
42 CIJ, Arret du 23 octobre 2001, Souverainete sur Pulau Ligitan et Pu/au Sipadan (lndonesie c. Malaisie;
intervention des Philippines), Recueil 2001, §21.
43 CIJ, Arret du 4 mai 2011, Differend territorial et maritime, (Nicaragua c. Colombie, intervention du Honduras),
Recueil 2011, § 36 [nous soulignons].
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l' article 63 du Statut. Au contraire, lorsque ce principe est invoque par la Cour en lien
avec cet article, c'est pour mieux souligner le « droit d'intervenir au proces » qui
decoule, pour chaque Etat, de sa qualite de Pmtie a la Convention, objet de la procedure
au principal.
48. Plus generalement, la France estime que le principe de la bonne administration de la
justice suppose que la Cour puisse statuer en connaissance de cause, et qu'elle soit done
avisee de tout element qui puisse !'assister dans l'accomplissement de sa fonction
judiciaire. En permettant a la Cour de conna1tre de fac;on circonstanciee et detaillee
I 'interpretation de la Convention de 1948 retenue par plusieurs de ses Parties, les
interventions deposees au titre de l'mticle 63 du Statut, loin d'etre une entrave a la
bonne administration de la justice, en permettent au contraire la realisation44 .
3. La pretendue motivation politique de la declaration d'interventionfi'anr;aise
est une question sans rapport avec celle de sa recevabilite
49. La France souhaiterait, en troisieme lieu, presenter a la Cour de breves considerations
concernant la nature pretendument « politique » de sa declaration d'intervention.
Faisant reference aux declarations conjointes publiees les 20 mai et 13 juillet 2022, par
lesquelles plusieurs Etats, dont la France, ont exprime leur soutien a I 'Ukraine et a la
procedure engagee par elle devant la Cour, la Federation de Russie estime que
« These statements are clear evidence of a collective political strategy by a group
of forty-seven States and the European Union, in close coordination with
Ukraine, to intervene in this case with the object of assisting, strengthening or
bolstering Ukraine's claims before the Comt »45
50. La France considere que de telles conjectures sont hors de propos. Les considerations
politiques qui peuvent, le cas echeant, avoir decide un Etat a exercer le droit qu'il tire
de l' article 63 du Statut ne sont, en effet, aucunement pe1tinentes dans l' appreciation
de la recevabilite d'une declaration d'intervention. La jurisprudence de la Cour en
matiere consultative recele, a cet egard, des elements qui peuvent, sans doute, etre
utilement rappeles.
51. Dans l' a vis consultatif relatif a la Liceite de l 'emploi des armes nucleaires, la Cour s' est
prononcee en ces termes :
« Que cette question revete par ailleurs des aspects politiques, cornn1e c' est, par
la nature des choses, le cas de bon nombre de questions qui viennent a se poser
dans la vie internationale, ne suffit pas a la priver de son caractere de 'question
juridique' et a 'enlever a la Cour une competence qui lui est expressement
conferee par son Statut' » 46
.
44 Robert Kolb indique, en ce sens, que le mecanisme d'intervention de !'article 63 du Statut constitue une
« maniere d'assurer une certaine unite dans !'interpretation des conventions internationales » ; Robert KOLB, La
Cour internationale de Justice, Pedone, Paris, 2014, p. 753.
45 ICJ, Allegations of Genocide under the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide
(UKRAINE v. RUSSIAN FEDERATION), The Russian Federation's written observations on admissibility of the
Declarations of intervention submitted by France ( ... ), 17 October 2022, § 19.
46 CIJ, Avis consultatif du 8 juillet 1996, Liceite de l'emploi des armes nucleaires, Recueil 1996, p. 234 [nous
soulignons].
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52. Concernant, plus specifiquement, l'exercice d'interpretation d'une Convention
internationale - ce qui constitue l'objet meme d'une intervention deposee au titre de
l'article 63 du Statut la Cour a souligne qu'elle ne pouvait
« attribuer un caractere politique a une demande, libellee en termes abstraits,
qui, en lui deferant l'interpretation d'un texte conventionnel, l'invite a remplir
une fonction essentiellement judiciaire. Elle n'a point a s'arreter aux mobiles
qui ont pu inspirer cette demande »47 .
53. Si ces deux extraits concernent des procedures consultatives et non contentieuses, il est,
de l'avis de la France, possible d'en deduire deux elements qui peuvent, mutatis
mutandis, s'appliquer aux interventions visees par l'article 63 du Statut.
54. D'abord, et comme la Cour le releve elle-meme, nombre de questions qui se posent
clans la vie internationale revetent, « par la nature des choses », une dimension
politique. S'arreter sur celle-ci pour justifier l'irrecevabilite d'une declaration
d'intervention, voire meme d'une requete, aurait comme consequence qu'une immense
majorite d'entre elles deviendraient irrecevables puisqu'il serait aise, pour chacune
d'elles, d'exhumer les motivations politiques qui se trouveraient a leur soubassement.
55. Ensuite, la jurisprudence de la Cour renseigne utilement sur la dimension
« essentiellement judiciaire » de la fonction d'interpretation des conventions
internationales. L'article 63 du Statut se1i precisement- par la presentation et
l'agregation d'elements relatifs a la lecture que retient chaque Etat d'une convention
determinee - la fonction d'interpretation de la Cour. En ce sens, les declarations
d'intervention revetent une dimension irreductiblement judiciaire, independamment
des considerations politiques qui peuvent, le cas echeant, les inspirer.
47 CIJ, Avis consultatif du 28 mai 1948, Conditions de I 'admission d'un Etat comme membre des Nations Unies,
Rerneil 1948, p. 61 [nous soulignons].
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III. LES EXCEPTIONS PRELIMINAIRES SOULEVEES PAR LA
FEDERATION DE RUSSIE SONT SANS INCIDENCE SUR LA
RECEVABILITE DE LA DECLARATION D'INTERVENTION
DEPOSEE PAR LA FRANCE
56. Les developpements suivants vont porter sur la question de !'articulation entre la
declaration d'intervention deposee par la France et les exceptions preliminaires
soulevees, au principal, par la Partie defenderesse.
57. La France releve, a titre liminaire, qu'elle a depose sa declaration d'intervention le 13
septembre 2022, soit deux semaines environ avant que la Federation de Russie ait
souleve des exceptions preliminaires48. 11 ne saurait, par consequent, lui etre reproche
le fait que « Declarants in this case make only passing comments as to the admissibility
of their Declarations at the stage of preliminary objections »49.
58. 11 importe, dans ce contexte, de souligner que rien, dans le Statut de la Cour, ne fait
obstacle au depot d'une declaration d'intervention au stade des exceptions
preliminaires. Ce constat s'applique d'autant plus que peut, en ce1iaines affaires,
emerger une ou plusieurs questions d'interpretation de la Convention se posant des la
phase de la competence.
59. En l'espece, et comme la France l'a indique au paragraphe 27 de sa declaration
d'intervention, ce1iaines questions en lien avec !'interpretation de la Convention de
1948 se posent des le stade de la competence. 11 en est particulierement ainsi de
!'interpretation de l'article IX de la Convention.
60. La France note que, dans la requete introductive d'instance, l'Etat demandeur considere
qu'il « existe, entre l'Ukraine et la Federation de Russie, un differend au sens de
!'article IX concernant !'interpretation, !'application ou !'execution de la convention
sur le genocide »50
. Pour sa pmi, la Federation de Russie invoque le mode
d'interpretation reposant sur le « sens ordinaire des termes de la convention »51 pour
contredire cette these. 11 appara1t done qu'existe une reelle divergence d'interpretation
entre les Parties au differend sur le sens et la portee de l' miicle IX de la Convention.
61. N'etant pas partie au differend et non encore admise a intervenir, la France n'a pas ete
en mesure de prendre com1aissance des exceptions preliminaires soulevees par la
Federation de Russie. Toutefois, elle peut raisonnablement supposer que, notamment,
48 Dans ses observations ecrites, la Federation de Russie indique avoir souleve des exceptions preliminaires le 1 er
octobre 2022. ICJ, Allegations of Genocide under the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime
of Genocide (UKRAINE v. RUSSIAN FEDERATION), The Russian Federation's written observations on admissibility
of the Declarations of intervention submitted by France ( ... ), 17 October 2022, § 2.
49 Ibid., § 78.
5° CIJ, Requete introductive d'instance, Allegations de genocide au titre de la convention pour la prevention et la
repression du crime de genocide (Ukraine c. Federation de Russie), 27 fevrier 2022, § 7 [nous soulignons].
51 CIJ, Document (avec annexes) de la Federation de Russie exposant sa position sur le pretendu « defaut de
competence» de la Cour en l'affaire, 7 mars 2022, § 10.
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la question de !'interpretation de l'article IX sera abordee par la Cour au stade des
exceptions preliminaires.
62. Il appartient, des lors, a la Cour de considerer la declaration d'intervention de la France
recevable afin de lui permettre, conformement au droit qu'elle tire de l'article 63 du
Statut, de presenter utilement son interpretation de la Convention de 1948 des la phase
des exceptions preliminaires.
63. Dans ses observations ecrites, la Federation de Russie estime que « the Court's practice
is consistent in not allowing interventions at the jurisdictional phase of the
proceedings »52
. Une telle affirmation parait, de l'avis de la France, contestable. Il n'est,
en effet, pas possible de tirer de la pratique de la Cour la conclusion que seraient
irrecevables des declarations d'intervention deposees, sur le fondement de l'mticle 63
du Statut, au stade de l' examen, par celle-ci, de sa competence.
64. Seules deux affaires soulevent la question de l'mticulation entre !'intervention au titre
de l'mticle 63 et les exceptions preliminaires. Chacune revet de telles specificites qu'il
serait fort hasardeux d'en tirer des consequences generales sur le droit processuel de la
Cour.
65. Il convient d'abord de mentionner les interventions, conjuguant les articles 62 et 63 du
Statut, de Marshall, Samoa, Salomon et des Etats federes de Micronesie deposees le 24
aout 1995. Dans une ordonnance adoptee le 22 septembre 1995, la Cour, apres avoir
constate que la demande au principal etait manifestement infondee, a par voie incidente
ecaiie ces declarations d'intervention53
. Il s'ensuit que les declarations d'intervention
n'avaient pas ete declarees irrecevables du fait qu'elles avaient ete deposees au stade
de l'examen, par la Cour, de sa competence.
66. La seconde affaire dont il convient de faire etat, improprement qualifiee par la
Federation de Russie de « landmark case concerning interventions under A1ticle 63 of
the Statute »54 est celle des Activites militaires. Alors que le demandeur (Nicaragua)
avait introduit sa requete le 9 avril 1984, l'Etat intervenant (El Salvador) avait depose
sa declaration d'intervention le 15 aout de cette meme annee. Dans son ordonnance du
4 octobre 1984, la Cour a decide que
« la declaration d'intervention de la Republique d'El Salvador est irrecevable en
ce qu'elle se rapporte a la phase en cours de !'instance introduite par le
Nicaragua contre les Etats-Unis d' Amerique »55
.
52 ICJ, Allegations of Genocide under the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide
(UKRAINE v. RUSSIAN FEDERATION), The Russian Federation's written observations on admissibility of the
Declarations of intervention submitted by France ( ... ), 17 October 2022, § 52.
53 CIJ, ordonnance du 22 septembre 1995, Demande d'examen de la situation au titre du paragraphe 63 de l'arret
rendu par la Cour le 20 decembre 1974 dans l 'ajfaire des essais nucleaires (Nouvelle-Zelande c. France), Recueil
1995, §§ 65 et 67.
54 ICJ, Allegations of Genocide under the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide
(UKRAINE v. RUSSIAN FEDERATION), The Russian Federation's written observations on admissibility of the
Declarations of intervention submitted by France( ... ), 17 October 2022, § 52.
55 CIJ, Ordonnance du I 0 mai 1984, Activites militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci
(Nicaragua c. Etats-Unis), Recueil 1984, §3 [nous soulignons].
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67. Il convient d'attirer !'attention sur le fait que, clans son ordonnance du 10 mai 1984, la
Cour avait decide que « les pieces ecrites porteront d'abord sur la question de la
competence de la Cour pour connaitre du differend et sur celle de la recevabilite de la
requete »56. Or, clans sa declaration d'intervention du 15 aout, le Salvador n'a inclus
aucun element d'interpretation se rapportant a la question de la recevabilite ou de la
competence. La Cour aurait sans doute juge differemment si la declaration
d'intervention du Salvador avait inclus des elements d'interpretation pertinents au stade
de la competence.
68. Cette lecture paralt tres nettement ressortir de !'opinion conjointe des Juges Ruda,
Mosler, Ago, Jennings et de Lacharriere, pomiant mentionnee par la Federation de
Russie clans ses observations57, et selon laquelle
« La declaration d'El Salvador est irrecevable en la phase actuelle de !'instance,
faute d'avoir decouvert, clans les communications ecrites adressees par cet Etat
a la Cour, !'indication necessaire de la ou des dispositions particulieres
considerees par lui comme etant en cause clans la phase juridictionnelle de
l'affaire entre le Nicaragua et les Etats-Unis, non plus que !'interpretation qu'il
donne de cette ou de ces dispositions »58 .
69. La Federation de Russie s'appuie, par ailleurs, sur !'opinion individuelle du Juge
Lachs59, selon laquelle « there was no adequate reason to grant El Salvador the right of
intervention at the jurisdictional stage »60 .
70. Or, en l'espece, le fait qu'existe une divergence d'interpretation sur !'article IX de la
Convention de 1948 constitue precisement la raison pour laquelle la Cour devrait
admettre, des le stade de la competence, la recevabilite de la declaration d'intervention
deposee par la France en la presente instance.
56 CIJ, Ordonnance du 10 mai 1984, Activites militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci
(Nicaragua c. Etats-Unis), p. 22 [nous soulignons].
57 ICJ, Allegations of Genocide under the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide
(UKRAINE v. RUSSIAN FEDERATION), The Russian Federation's written observations on admissibility of the
Declarations of intervention submitted by France ( ... ), 17 October 2022, § 63.
58 CIJ, Opinion conjointe des Juges Ruda, Mosler, Ago, Jennings et de Lacharriere sous l'ordonnance du 4 octobre
1984, Activites militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis, intervention
du Salvador), p. 8 [nous soulignons].
59 Opinion individuelle du Juge Lachs sous l'arret du 27 juin 1986, Activites militaires et paramilitaires au
Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis), Recueil 1986, p. 171.
60 ICJ, Allegations of Genocide under the Convention on the Prevention and Punishment of the Crime of Genocide
(UKRAINE v. RUSSIAN FEDERATION), The Russian Federation's written observations on admissibility of the
Declarations of intervention submitted by France ( ... ), 17 October 2022, § 52.
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CONCLUSION
71. Au vu de l' ensemble de ces elements, la France considere que sa declaration
d'intervention deposee le 13 septembre 2022 aupres de la Cour, conformement a
l'article 63 du Statut et a l' Article 82 du Reglement, est recevable. Il s'ensuit que la
France est, dans l'instance portee devant la Cour par l'Ukraine a l'encontre de la
Federation de Russie, fondee a presenter son interpretation sur les dispositions de la
Convention de 1948 pour la prevention et la repression du crime de genocide, dont
l'interpretation est en cause dans l'affaire.
Le 13 fevrier 2023,
Pour Diego COLAS, Agent de Republique Fran9aise,
Jurisconsulte, Directeur des Affaires juridiques du Ministere de l'Europe et des Affaires
etrangeres de la Republique Fran9aise,
Fran9ois ALABRUNE,
Co-Agent de la Republique Fran9aise,
Ambassadeur de France a La Haye
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ANNEXES
- Courrier du Greffier de la Cour internationale de Justice n°157073, 13 septembre 2022.
Courrier du Greffier de la Cour internationale de Justice n°158455, 31 janvier 2023.
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Observations écrites de la France sur la recevabilité de sa déclaration d’intervention 

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