Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
Lettre en date du 22 mars 2021 adressée au greffier par l’agent de la Somalie
[Traduction]
Me référant à l’affaire relative à la Délimitation maritime dans l’océan Indien (Somalie c. Kenya), j’ai l’honneur de répondre à votre lettre datée du 1[8] mars 2021 (no 154[785]), par laquelle vous me [demandiez de vous faire connaître les observations de la Somalie sur les nouveaux documents produits par la République du Kenya à cette même date].
Le 18 mars 2021, jour de la clôture de la procédure orale au fond, le Kenya vous a en effet une fois encore adressé une lettre afin de présenter de nouveaux éléments de preuve à l’appui de son allégation selon laquelle la Somalie aurait «acquiescé» à ce que la frontière maritime entre les Parties soit délimitée le long d’un parallèle. Ces nouveaux éléments viennent s’ajouter aux plus de 4000 pages de documents que le Kenya a déposés le 5 mars 2021, soit 10 jours seulement avant le début des audiences sur le fond de l’affaire et plus de deux ans après le dépôt de sa réplique.
Le dernier jeu de nouveaux documents — que le Kenya présente comme étant de «nouveaux éléments de preuve cruciaux» qu’il aurait «mis au jour» le 16 mars 2021 — comprend un simple texte législatif somalien promulgué en 19841 (le «code minier»), lequel est public et disponible sur Internet de longue date, ainsi que cinq cartes (dont quatre figuraient déjà en annexes du contre-mémoire du Kenya déposé en décembre 20172). Ces documents ne sont donc ni nouveaux ni cruciaux, et ils ne viennent nullement étayer l’argument de l’acquiescement avancé par le Kenya.
L’allégation du Kenya selon laquelle la Somalie aurait «om[is]» le code minier susmentionné, que le défendeur n’aurait réussi à «mettre au jour» qu’au moment même où le demandeur présentait ses conclusions finales à la Cour, est totalement injustifiée. Ce code minier est un texte législatif disponible sur Internet et aisément accessible par une simple recherche sur Google ou en consultant les sites Internet dressant la liste des législations africaines en matière d’activités minières3. Il en est fait mention dans des ouvrages et des rapports accessibles au public4, y compris dans un des documents au moins que le Kenya a déposés le 5 mars 20215. La Somalie n’a donc pas cherché à «omettre» ce texte législatif accessible au public — et l’on ne voit pas pour quel motif elle aurait voulu le faire —, texte qui, pour les raisons exposées ci-après, est en outre totalement dépourvu de pertinence aux fins des questions que la Cour est appelée à trancher.
1 Loi no 7 du 9 janvier 1984 approuvant et contenant le code minier de la République démocratique de Somalie (annexe 1 jointe à la lettre du 18 mars 2021).
2 Voir concessions somaliennes pour l’année 1978, CMK, vol. II, figure 1-20 ; concessions somaliennes pour l’année 1986, CMK, vol. II, figure 1-21 ; carte des activités pétrolières et gazières en Somalie (adaptée de Deloitte, 2009), CMK, vol. II, figure 1-28 ; Somali Republic Concessions and Key 1988 Wells, CMK, vol. II, figure 1-35.
3 Par exemple, l’African Mining Legislation Atlas permet à quiconque de télécharger une copie de la loi et contient le résumé suivant : «Le premier code minier de la Somalie est la loi de 1984 relative aux activités minières. Elle règlemente et régit la conduite de toutes les opérations minières et activités connexes menées sur le territoire de la République de Somalie.» African Mining Legislation Atlas, «Summary: Somalia» (last updated 12 May 2019), accessible à l’adresse suivante : https://www.a-mla.org/countries/44?name=Somaliaundefined (les italiques sont de nous).
4 Voir, par exemple, IbibiaLucky Worika, Environmental Law & Policy of Petroleum Development (2002), p. 103 ; Abubakar Mohamud, «Environmental regulation of emerging offshore oil and gas activities in Somalia» in World Maritime University Dissertations no 1133 (2019), p. 48.
5 Voir Project Compliance Report, Democratic Republic of Somalia, Petroleum Exploration Promotion Project (Credit 1043-SO), Report No. 7533, The World Bank (8 Dec. 1988). Appendice 2 à la demande du Kenya datée du 22 février 2021, annexe 44, par. 1.03 («Le code minier de 1970 et ses règlements de 1971 régissaient la prospection et la production pétrolières jusqu’à ce que les quelques modifications apportées au code minier soient promulguées dans un nouveau code minier en date du 9 janvier 1984.»).
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Premièrement, le code minier et les cartes (de nouveau) produits par le Kenya ne sauraient étayer et n’étayent nullement l’argument de celui-ci selon lequel les Parties auraient délimité leur frontière maritime par un processus de revendication unilatérale du Kenya et d’acquiescement de la Somalie. Dans l’affaire Ghana c. Côte d’Ivoire, le Ghana s’était fondé sur des «cartes de concessions pétrolières dressées par des entités aussi bien privées que publiques» pour faire valoir que les Etats avaient délimité leur frontière maritime au moyen d’un accord tacite. La Chambre spéciale du TDIM a rejeté cet argument, faisant observer qu’«aucune de ces cartes n’[était] de nature à définir avec autorité une frontière maritime dans la zone concernée»6. Elle a émis de très sérieux doutes quant à la question de savoir si la pratique des Etats en matière de concessions pétrolières pouvait avoir quelque incidence sur la délimitation de leur frontière maritime :
«La Chambre spéciale souligne également qu’elle nourrit des doutes quant à savoir si la pratique relative aux activités pétrolières pourrait suffire à établir l’existence d’une frontière maritime unique dans la mer territoriale, dans la zone économique exclusive et sur le plateau continental, tant en deçà qu’au-delà des 200 milles marins. Ces activités pétrolières se déroulent sur le fond marin de la mer territoriale et du plateau continental. Le régime juridique couvrant ces activités n’est pas lié aux droits souverains de l’Etat côtier concerné sur, par exemple, la colonne d’eau surjacente au plateau continental en-deçà des 200 milles marins. Par ailleurs, la Chambre spéciale relève que les activités pétrolières des Parties ont été menées à une distance bien inférieure à la limite des 200 milles marins depuis la ligne de base. Elle voit donc mal comment ces activités pourraient avoir une influence sur la délimitation du plateau continental en deçà et au-delà des 200 milles marins.»7
Ces observations s’appliquent a fortiori au Kenya, qui se fonde sur la pratique de la Somalie en matière de concessions pétrolières pour étayer sa thèse selon laquelle les Parties auraient délimité leur frontière maritime par un processus de revendication unilatérale et d’acquiescement.
Outre les cartes de concessions pétrolières, le Ghana avait, dans l’affaire précitée, tenté de s’appuyer sur des dispositions de la législation interne pour faire valoir sa thèse relative à l’existence d’un accord tacite, tentative qui a également été rejetée par la Chambre spéciale. Après avoir relevé que «la législation interne, en tant qu’acte unilatéral d’un Etat, n’[était] que d’une portée limitée pour prouver l’existence d’une frontière maritime acceptée», celle-ci a jugé non pertinente la législation de la Côte d’Ivoire, en ce qu’elle «port[ait] sur une concession pétrolière mais ne défini[ssait] pas de frontière dans la mer territoriale»8. Il en va de même du code minier de la Somalie, qui ne vise nullement à établir quelque frontière terrestre ou maritime9.
Deuxièmement, et en tout état de cause, quand bien même (quod non) la législation interne de la Somalie en matière de concessions pétrolières pourrait avoir, d’un point de vue juridique, une incidence sur la délimitation de la frontière maritime entre les Parties, le libellé du code minier ne vient nullement au soutien de la thèse du Kenya selon laquelle la Somalie aurait acquiescé à la délimitation d’une frontière longeant le parallèle. Le Kenya se fonde sur l’article 58 dudit code (bien qu’il ne le cite pas avec exactitude dans la lettre qu’il a soumise à la Cour), lequel prévoit ceci :
«Aux fins de l’octroi de zones en vertu des dispositions de la présente partie, les espaces de la République visés à l’article 2 du présent code seront divisés en différents
6 Délimitation de la frontière maritime dans l’océan Atlantique (Ghana/Côte d’Ivoire), arrêt, TIDM Recueil 2017, par. 148.
7 Ibid., par. 149.
8 Ibid., par. 163.
9 Le fait que le code minier n’avait pas pour objet d’établir pareille frontière ressort expressément de l’alinéa b) du paragraphe 1) de l’article 2 du code, qui renvoie à «la mer territoriale telle que définie par les lois pertinentes en vigueur». Loi no 7 du 9 janvier 1984 approuvant et contenant le code minier de la République démocratique de Somalie (annexe III jointe à la lettre du 18 mars 2021) (les italiques sont de nous).
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blocs selon un système de grille, conformément aux règles qu’édictera le ministre. Les blocs devront être de forme rectangulaire, deux de leurs côtés devant suivre un axe nord-sud, sauf lorsque les frontières de la République, d’autres frontières naturelles ou les frontières d’autres zones qui font actuellement l’objet d’un permis ou d’une concession l’interdisent.»10
L’article 58 dispose uniquement que le territoire et la mer territoriale de la Somalie seront divisés en blocs de concession de forme rectangulaire, dont deux des côtés devront suivre un axe «nord-sud» (c’est-à-dire vertical), sauf lorsque cela est rendu impossible par les frontières territoriales de la Somalie ou d’autres frontières naturelles ou faisant l’objet d’un permis. Il s’ensuit que les deux autres côtés de chaque bloc doivent, dans tous les cas, suivre un axe horizontal, et ce non pas, bien évidemment, parce que cela correspondrait aux frontières terrestre ou maritime de la Somalie (ce qui n’est pas le cas), mais tout simplement parce que cette façon de procéder permet d’établir et de définir clairement les blocs de concession, et de les gérer facilement. Rien dans le code minier ne vise à déterminer ou à refléter les limites de la mer territoriale (et encore moins de la ZEE ou du plateau continental, dont il n’est fait nulle mention dans ce texte).
Troisièmement, l’argument du Kenya selon lequel le code minier viendrait étayer l’hypothèse que les cartes jointes à la loi maritime de la Somalie de 1988 devaient montrer une frontière longeant le parallèle est dénué de fondement. Comme la Somalie l’a déjà indiqué, malgré des recherches diligentes et approfondies, elle n’est pas parvenue à retrouver de copie des cartes jointes à ce texte, lesquelles ont sans doute été perdues ou détruites pendant la longue guerre civile somalienne11. Quoi qu’il en soit, le libellé de ladite loi cadre parfaitement avec une ligne d’équidistance, et manifestement pas avec un parallèle12. Rien n’indique que l’une quelconque des cartes jointes à la lettre du Kenya — dont aucune n’a pour objet de montrer l’emplacement de la frontière maritime entre les Parties — a été établie sur la base des cartes manquantes ou visait à les refléter. Ni le libellé du code minier ni les cartes jointes à la lettre du Kenya ne soutiennent l’allégation de celui-ci selon laquelle les cartes manquantes représentaient une frontière maritime suivant un parallèle.
Quatrièmement, et en tout état de cause, l’argument que le Kenya cherche à faire valoir en s’appuyant sur le code minier et les cartes jointes à sa lettre reste en totale contradiction avec ce qui suit :
Les précédentes déclarations faites par le Kenya devant la Cour13 et la Commission des limites du plateau continental14 en ce qui concerne le statut de la frontière maritime entre les Parties ;
Les termes du mémorandum d’accord signé par le Kenya et la Somalie en avril 200915 ;
La propre législation interne du Kenya promulguée en 1972 et 1989, qui dispose expressément que i) la frontière maritime entre les Parties dans la mer territoriale suit une «ligne médiane dont tous les points sont équidistants» des points de base pertinents, et ii) la frontière maritime entre
10 Loi no 7 du 9 janvier 1984 approuvant et contenant le code minier de la République démocratique de Somalie, art. 58.
11 Mémoire de la Somalie (ci-après «MS»), vol. I, par. 3.6, note de bas de page 62.
12 Réplique de la Somalie (ci-après «RéS»), vol. I, par. 2.99.
13 Voir RéS, vol. I, par. 2.15-2.21 ; CR 2021/2, p. 40-41, par. 12-18 (Sands).
14 Voir RéS, vol. I, par. 2.26-2.29 ; CR 2021/2, p. 41-42, par. 19-22 (Sands).
15 Voir RéS, vol. I, par. 2.22-2.25 ; CR 2021/2, p. 38-39, par. 6-11 (Sands).
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les Parties dans la ZEE sera délimitée conformément à un accord à venir entre le Kenya et la Somalie
16 ; Les négociations relatives à la frontière maritime entre le Kenya et la Somalie menées en 2013 et 2014
17 ;
La propre pratique du Kenya en matière de concessions pétrolières, illustrée sur de nombreuses cartes montrant que, entre 1978 et la fin des années 1990 (période au cours de laquelle le code minier a été promulgué), le Kenya a accordé des blocs de concession dont les limites, pour les plus septentrionaux, respectaient la ligne d’équidistance18 ;
Les diverses cartes officielles publiées par le Kenya entre 1979 et 2003, qui ont toujours montré une frontière maritime équidistante dans la mer territoriale19.
Par conséquent, le code minier et les cartes (de nouveau) produits par le Kenya ne constituent pas des éléments nouveaux ou «cruciaux», et ils n’ont aucune valeur probante à l’égard de l’argument de l’«acquiescement» avancé par le Kenya. Cet argument demeure dénué de tout fondement juridique ou factuel.
Veuillez agréer, etc.
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16 Voir RéS, vol. I, par. 2.26, note de bas de page 60 ; République du Kenya, loi no 2 de 1972 relative aux eaux territoriales (16 mai 1972), par. 2 4), MS, vol. III, annexe 16 ; République du Kenya, chapitre 371, loi relative aux espaces maritimes (25 août 1989), par. 4 4), MS, vol. III, annexe 20 (cité dans CMK, par. 79) ; CR 2021/2, p. 44-46, par. 29-33 (Sands).
17 Voir RéS, vol. I, par. 2.31-2.33 ; CR 2021/2, p. 42-43, par. 23-28 (Sands).
18 Voir RéS, vol. I, par. 2.74-2.78. Voir MS, vol. II, annexes M2-M7 : Petroconsultants S.A., Kenya (Coastal Area): Synopsis 1979 (Feb. 1980), MS, vol. II, annexe M2 ; Petroconsultants S.A., Kenya (Coastal Area): Synopsis 1982 (Jan. 1983), MS, vol. II, annexe M3 ; Petroconsultants S.A., Kenya: Synopsis 1984 (Jan. 1985), MS, vol. II, annexe M4 ; Petroconsultants S.A., Kenya: Synopsis 1985 (Including Current Activity) (Apr. 1986), MS, vol. II, annexe M5 ; Petroconsultants S.A., Kenya: Synopsis 1994 (Jan. 1995), MS, vol. II annexe M6 ; Petroconsultants S.A., Kenya: Synopsis 1995 (July 1996), MS, vol. II, annexe M7 ; Petroconsultants S.A., Kenya: Current Status & Synopsis 1996 (June 1997), MS, vol. II, annexe M8 ; CR 2021/2, p. 50, par. 48 (Sands).
19 Voir RéS, vol. I, par. 2.82-2.86 ; Republic of Kenya, Ministry of Agriculture, Exploratory Soil Map of Kenya (1980), RéS, vol. II, annexe 6 ; National Oil Corporation of Kenya, Hydrocarbon Potential of the Coastal Onshore and Offshore Lamu Basin of South-East Kenya: Integrated Report (1995), CMK, vol. II, annexe 38 ; Republic of Kenya, Survey of Kenya, National Atlas of Kenya (5th ed., 2003), p. 66, 69, RéS, vol. II, annexe 7 ; CR 2021/2, p. 50, par. 49-50 (Sands).
Observations de la Somalie concernant la deuxième demande du Kenya tendant à produire de nouveaux documents