Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar) - La Cour indique des mesures conservatoires à l'effet de sauvegarder certains droits allégués

Document Number
178-20200123-PRE-01-00-EN
Document Type
Incidental Proceedings
Number (Press Release, Order, etc)
2020/3
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Communiqué de presse
Non officiel
No 2020/3
Le 23 janvier 2020
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Gambie c. Myanmar)
La Cour indique des mesures conservatoires à l’effet de sauvegarder certains droits
allégués par la Gambie en vue de la protection des Rohingya au Myanmar
LA HAYE, le 23 janvier 2020. La Cour internationale de Justice (CIJ), organe judiciaire
principal de l’Organisation des Nations Unies, a rendu ce jour son ordonnance sur la demande en
indication de mesures conservatoires présentée par la République de Gambie en l’affaire relative à
l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie
c. Myanmar).
Historique de la procédure
Le 11 novembre 2019, la République de Gambie (ci-après la «Gambie») a déposé au Greffe
de la Cour une requête introductive d’instance contre la République de l’Union du Myanmar
(ci-après le «Myanmar») concernant des violations alléguées de la convention pour la prévention et
la répression du crime de génocide (ci-après la «convention sur le génocide» ou la «convention»).
Dans sa requête, la Gambie soutient en particulier que le Myanmar a commis et continue de
commettre des actes de génocide à l’encontre des membres du groupe rohingya, qu’elle décrit
comme un «groupe ethnique, racial et religieux bien défini qui réside principalement dans l’Etat
rakhine (Myanmar)». La requête contenait une demande en indication de mesures conservatoires
tendant à sauvegarder, dans l’attente de la décision définitive de la Cour en l’affaire, les droits du
groupe rohingya présent au Myanmar, de ses membres et de la Gambie au titre de la convention sur
le génocide.
Conditions régissant l’indication de mesures conservatoires
Il convient de rappeler que la Cour ne peut indiquer des mesures conservatoires que si les
dispositions invoquées par le demandeur semblent prima facie constituer une base sur laquelle sa
compétence pourrait être fondée. Elle doit aussi estimer que les droits allégués par le demandeur
sont au moins plausibles et qu’il existe un lien entre ces derniers et les mesures sollicitées. En
outre, le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires n’est exercé que s’il existe un
risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en cause avant que la Cour
ne rende sa décision définitive.
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I. COMPÉTENCE PRIMA FACIE (PAR. 16-38)
La Cour relève que la Gambie entend fonder sa compétence sur l’article IX de la convention
sur le génocide1. Elle fait observer à cet égard que cette disposition subordonne sa compétence à
l’existence d’un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de cet instrument.
La Cour commence par rejeter l’affirmation du Myanmar selon laquelle il n’existait pas de
différend entre les Parties parce que la Gambie aurait agi «pour le compte» de l’Organisation de la
coopération islamique (ci-après l’«OCI»). Elle note que le demandeur a introduit l’instance en son
nom propre et qu’il soutient qu’un différend l’oppose au Myanmar au sujet de ses propres droits en
vertu de la convention. La Cour ajoute que le fait que la Gambie puisse avoir cherché et obtenu le
soutien d’autres Etats ou d’organisations internationales en se préparant à la saisir n’exclut pas
l’existence d’un différend entre les Parties relatif à la convention sur le génocide.
S’agissant de la question de savoir s’il semblait exister, au moment du dépôt de la requête,
un différend entre les Parties, la Cour observe que, le 8 août 2019, la mission internationale
indépendante d’établissement des faits sur le Myanmar mise en place par le Conseil des droits de
l’homme des Nations Unies (ci-après la «mission d’établissement des faits») a publié un rapport
dans lequel elle affirmait que «la responsabilité de l’Etat [du Myanmar était] engagée au regard de
l’interdiction d[u] crime[] de génocide» et se félicitait des efforts déployés par la Gambie, le
Bangladesh et l’OCI pour engager une procédure contre le Myanmar devant la Cour au titre de la
convention. De l’avis de la Cour, les déclarations faites par les Parties au mois de septembre 2019
devant l’Assemblée générale des Nations Unies, à la suite de la publication de ce rapport, semblent
indiquer l’existence d’une divergence de vues au sujet des événements concernant les Rohingya qui
se seraient déroulés dans l’Etat rakhine.
Quant au point de savoir si les actes dont le demandeur tire grief sont susceptibles d’entrer
dans les prévisions de la convention sur le génocide, la Cour rappelle que, selon la Gambie, l’armée
et les forces de sécurité du Myanmar, ainsi que des personnes ou entités agissant sur instruction ou
sous la direction et le contrôle de celui-ci, se sont rendues responsables, entre autres, de meurtres,
de viols et d’autres formes de violence sexuelle, d’actes de torture, de passages à tabac, de
traitements cruels, ainsi que de destruction ou de privation de nourriture, d’abris et d’autres moyens
d’existence élémentaires, et ce, avec l’intention de détruire le groupe rohingya en tout ou en partie.
La Cour relève que le Myanmar, quant à lui, a nié avoir commis l’une quelconque des violations de
la convention sur le génocide dont l’accuse la Gambie, arguant notamment de l’absence de toute
intention génocidaire. De l’avis de la Cour, au moins certains des actes allégués par la Gambie sont
susceptibles d’entrer dans les prévisions de la convention.
La Cour en conclut que les éléments susmentionnés sont suffisants à ce stade pour établir
l’existence prima facie d’un différend entre les Parties relatif à l’interprétation, l’application ou
l’exécution de la convention sur le génocide.
La Cour rejette également l’argument du Myanmar selon lequel la réserve qu’il a formulée à
l’article VIII de la convention empêchait la Gambie de la saisir en vertu de l’article IX de ce même
instrument.
Par conséquent, la Cour conclut que, prima facie, elle a compétence en vertu de l’article IX
de la convention sur le génocide pour connaître de l’affaire.
1 L’article IX de la convention sur le génocide se lit comme suit :
«Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou
l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de
génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour
internationale de Justice, à la requête d’une partie au différend.»
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II. QUESTION DE LA QUALITÉ POUR AGIR DE LA GAMBIE (PAR. 39-42)
La Cour se penche ensuite sur l’affirmation du défendeur selon laquelle la Gambie n’avait
pas, prima facie, qualité pour la saisir d’une affaire concernant les prétendues violations par le
Myanmar de la convention sur le génocide, au motif que le demandeur n’était pas spécialement
affecté par lesdites violations. Elle rappelle que l’ensemble des Etats parties à la convention sur le
génocide ont un intérêt commun à assurer la prévention des actes de génocide et, si de tels actes
sont commis, à veiller à ce que leurs auteurs ne bénéficient pas de l’immunité ; cet intérêt commun
implique que les obligations pertinentes énoncées dans la convention s’imposent à tout Etat partie à
cet instrument à l’égard de tous les autres Etats parties (obligation erga omnes partes). Il s’ensuit
que tout Etat partie à la convention sur le génocide peut invoquer la responsabilité d’un autre Etat
partie en vue de faire constater le manquement allégué de celui-ci à ses obligations erga omnes
partes et de mettre fin à ce manquement. La Cour en conclut que la Gambie a prima facie qualité
pour lui soumettre le différend qui l’oppose au Myanmar sur la base de violations alléguées
d’obligations prévues par la convention sur le génocide.
III. LES DROITS DONT LA PROTECTION EST RECHERCHÉE ET LE LIEN ENTRE
CES DROITS ET LES MESURES DEMANDÉES (PAR. 43-63)
S’agissant de la question de savoir si les droits que la Gambie revendique au fond et dont elle
sollicite la protection sont plausibles, la Cour observe que les dispositions de la convention visent à
protéger les membres d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux contre les actes de
génocide ou tous autres actes punissables tels qu’énumérés à l’article III. Selon elle, les Rohingya
au Myanmar semblent constituer un groupe protégé au sens de la convention.
La Cour rappelle ensuite que le Myanmar a indiqué à l’audience que des violations du droit
international humanitaire avaient pu se produire au cours de ce qu’il qualifie d’«opérations de
nettoyage» menées dans l’Etat rakhine en 2017. Elle se réfère également à la résolution 73/264
adoptée le 22 décembre 2018 par l’Assemblée générale des Nations Unies, dans laquelle celle-ci
condamnait les crimes généralisés et systématiques commis par les forces du Myanmar à l’encontre
des Rohingya de l’Etat rakhine, ainsi qu’aux rapports de la mission d’établissement des faits, dans
lesquels celle-ci affirmait qu’il y avait des motifs raisonnables de conclure que des actes de
génocide avaient été commis contre les Rohingya. De l’avis de la Cour, ces faits et circonstances
suffisent pour conclure que les droits que la Gambie revendique et dont elle sollicite la protection
 à savoir le droit du groupe rohingya au Myanmar et de ses membres d’être protégés contre les
actes de génocide et les actes prohibés connexes mentionnés à l’article III, ainsi que le droit de la
Gambie de demander que le Myanmar s’acquitte de ses obligations de ne pas commettre et de
prévenir et de punir le génocide en application de la convention  sont plausibles.
En ce qui concerne la question du lien entre les droits revendiqués et les mesures
conservatoires sollicitées, la Cour conclut que certaines des mesures conservatoires demandées par
la Gambie visent à sauvegarder les droits revendiqués en la présente espèce, et que le lien requis a
donc été établi.
IV. LE RISQUE DE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE ET L’URGENCE (PAR. 64-75)
A la lumière des valeurs fondamentales que la convention sur le génocide entend protéger, la
Cour considère que les droits en cause en l’espèce et, en particulier, celui du groupe rohingya au
Myanmar et de ses membres d’être protégés contre les meurtres et autres actes menaçant leur
existence en tant que groupe, sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait être
irréparable.
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La Cour relève qu’il ressort des rapports de la mission d’établissement des faits que, depuis
le mois d’octobre 2016, les Rohingya au Myanmar subissent des actes susceptibles de porter
atteinte à leur droit à l’existence en tant que groupe protégé au titre de la convention sur le
génocide, tels que des massacres, des viols et d’autres formes de violence sexuelle généralisés ainsi
que des passages à tabac, des destructions de villages et de maisons, et des privations de nourriture,
d’abris et d’autres moyens d’existence élémentaires. Elle est d’avis que les Rohingya au Myanmar
demeurent extrêmement vulnérables, observant en particulier que la mission d’établissement des
faits a conclu, en septembre 2019, que le peuple rohingya continuait de courir un risque sérieux de
génocide.
La Cour prend note de la déclaration faite par le défendeur à l’audience selon laquelle il
participe actuellement à des actions visant à faciliter le retour des réfugiés rohingya se trouvant au
Bangladesh, et entend promouvoir la réconciliation interethnique, la paix et la stabilité dans l’Etat
rakhine et faire en sorte que son armée réponde des violations du droit international humanitaire et
des droits de l’homme qui ont été commises. Elle est toutefois d’avis que ces mesures ne paraissent
pas suffisantes en elles-mêmes pour écarter la possibilité que soient commis des actes de nature à
causer un préjudice irréparable aux droits invoqués par la Gambie en vue de protéger les Rohingya
au Myanmar.
A la lumière de ces considérations, la Cour conclut qu’il existe un risque réel et imminent
qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits invoqués par la Gambie.
V. CONCLUSION (PAR. 76-85)
La Cour conclut de l’ensemble des éléments qui précèdent que les conditions auxquelles son
Statut subordonne l’indication de mesures conservatoires sont réunies.
DISPOSITIF (PAR. 86)
La Cour indique les mesures conservatoires suivantes :
«1) A l’unanimité,
La République de l’Union du Myanmar doit, conformément aux obligations lui
incombant au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide, prendre toutes les mesures en son pouvoir afin de prévenir la commission, à
l’encontre des membres du groupe rohingya présents sur son territoire, de tout acte
entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention, en particulier :
a) meurtre de membres du groupe ;
b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner
sa destruction physique totale ou partielle ; et
d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
2) A l’unanimité,
La République de l’Union du Myanmar doit veiller à ce que ni ses unités
militaires, ni aucune unité armée irrégulière qui pourrait relever de son autorité ou
bénéficier de son appui ou organisation ou personne qui pourrait se trouver sous son
contrôle, son autorité ou son influence ne commettent, à l’encontre des membres du
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groupe rohingya présents sur son territoire, l’un quelconque des actes définis au
point 1) ci-dessus, ou ne participent à une entente en vue de commettre le génocide,
n’incitent directement et publiquement à le commettre, ne se livrent à une tentative de
génocide ou ne se rendent complices de ce crime ;
3) A l’unanimité,
La République de l’Union du Myanmar doit prendre des mesures effectives
pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs
aux allégations d’actes entrant dans le champ d’application de l’article II de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ;
4) A l’unanimité,
La République de l’Union du Myanmar doit fournir à la Cour un rapport sur
l’ensemble des mesures prises pour exécuter la présente ordonnance dans un délai de
quatre mois à compter de la date de celle-ci, puis tous les six mois jusqu’à ce que la
Cour ait rendu sa décision définitive en l’affaire.»
Composition de la Cour
La Cour était composée comme suit : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ;
MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Mme Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde,
MM. Bhandari, Robinson, Crawford, Gevorgian, Salam, Iwasawa, juges ; Mme Pillay, M. Kress,
juges ad hoc ; M. Gautier, greffier.
*
Mme la juge XUE, vice-présidente, joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion
individuelle ; M. le juge CANÇADO TRINDADE joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion
individuelle ; M. le juge ad hoc KRESS joint une déclaration à l’ordonnance.
___________
Un résumé de l’ordonnance figure dans le document intitulé «Résumé 2020/1», auquel sont
annexés des résumés des opinions et de la déclaration. Le présent communiqué de presse, le résumé
de l’ordonnance, ainsi que le texte intégral de celle-ci sont disponibles sur le site Internet de la
Cour (www.icj-cij.org) sous la rubrique «Affaires».
___________
Remarque : Les communiqués de presse de la Cour sont établis par son Greffe à des fins
d’information uniquement et ne constituent pas des documents officiels.
___________
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La Cour internationale de Justice (CIJ) est l’organe judiciaire principal de l’Organisation des
Nations Unies (ONU). Elle a été instituée en juin 1945 par la Charte des Nations Unies et a entamé
ses activités en avril 1946. La Cour est composée de 15 juges, élus pour un mandat de neuf ans par
l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité des Nations Unies. Elle a son siège au Palais de la
Paix, à La Haye (Pays-Bas). La Cour a une double mission, consistant, d’une part, à régler
conformément au droit international les différends d’ordre juridique qui lui sont soumis par les
Etats (par des arrêts qui ont force obligatoire et sont sans appel pour les parties concernées) et,
d’autre part, à donner des avis consultatifs sur les questions juridiques qui peuvent lui être soumises
par les organes de l’ONU et les institutions du système dûment autorisées à le faire.
___________
Département de l’information :
M. Andreï Poskakoukhine, premier secrétaire de la Cour, chef du département (+31 (0)70 302 2336)
Mme Joanne Moore, attachée d’information (+31 (0)70 302 2337)
M. Avo Sevag Garabet, attaché d’information adjoint (+31 (0)70 302 2394)
Mme Genoveva Madurga, assistante administrative (+31 (0)70 302 2396)

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