COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Communiqué de presse
Non officiel
No 2019/46
Le 8 novembre 2019
Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie) La Cour dit qu’elle a compétence pour connaître des demandes formulées par l’Ukraine et que la requête, en ce qu’elle a trait à ces demandes, est recevable
LA HAYE, le 8 novembre 2019. La Cour internationale de Justice (CIJ), organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies, a rendu ce jour son arrêt sur les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie).
Dans son arrêt, qui est définitif, sans recours et obligatoire pour les Parties, la Cour
1) Rejette, par treize voix contre trois, l’exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie selon laquelle la Cour n’a pas compétence sur la base du paragraphe 1 de l’article 24 de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme ;
2) Dit, par treize voix contre trois, qu’elle a compétence sur la base du paragraphe 1 de l’article 24 de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme pour connaître des demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de cette convention ;
3) Rejette, par quinze voix contre une, l’exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie selon laquelle la Cour n’a pas compétence sur la base de l’article 22 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ;
4) Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire d’irrecevabilité soulevée par la Fédération de Russie à l’égard de la requête de l’Ukraine en ce qu’elle a trait aux demandes formulées sur le fondement de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ;
5) Dit, par quinze voix contre une, qu’elle a compétence sur la base de l’article 22 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale pour connaître des demandes formulées par l’Ukraine sur le fondement de cette convention, et que la requête, en ce qu’elle a trait à ces demandes, est recevable.
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Historique de la procédure
Le 16 janvier 2017, l’Ukraine a déposé au Greffe de la Cour une requête introductive d’instance contre la Fédération de Russie concernant de prétendues violations par cette dernière de ses obligations au titre de la convention internationale du 9 décembre 1999 pour la répression du financement du terrorisme (la «CIRFT») et de la convention internationale du 21 décembre 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (la «CIEDR»). Dans sa requête, l’Ukraine entend fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT1 et sur l’article 22 de la CIEDR2. Le 12 septembre 2018, la Fédération de Russie a soulevé des exceptions préliminaires d’incompétence de la Cour et d’irrecevabilité de la requête.
Raisonnement de la Cour
La Cour explique que la présente instance a été introduite par l’Ukraine à la suite des événements survenus en Ukraine orientale et en Crimée à partir du printemps 2014. En ce qui concerne les événements survenus en Ukraine orientale, la partie demanderesse a introduit la présente instance uniquement sur la base de la CIRFT. S’agissant de la situation en Crimée, l’Ukraine se fonde exclusivement sur la CIEDR.
1. LA CONVENTION INTERNATIONALE POUR LA RÉPRESSION DU FINANCEMENT DU TERRORISME
La Cour commence par rechercher si le différend relatif aux événements survenus en Ukraine orientale est de ceux dont elle est compétente pour connaître ratione materiae au titre du paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT. Conformément à sa jurisprudence pertinente en la matière, elle rappelle que, pour déterminer si elle a compétence ratione materiae au titre d’une clause compromissoire visant les différends concernant l’interprétation ou l’application d’un traité, il lui faut rechercher si les actes dont le demandeur tire grief «entrent dans les prévisions» du traité contenant la clause. Il peut ainsi se révéler nécessaire d’interpréter les dispositions qui définissent le champ d’application du traité. La Cour précise toutefois qu’à ce stade de la procédure, point n’est généralement besoin pour elle de procéder à un examen des actes illicites allégués ou de la plausibilité des griefs. Sa tâche consiste à examiner les points de droit et de fait ayant trait à l’exception d’incompétence soulevée.
La Cour commence par se pencher sur la portée des obligations de la CIRFT. Elle relève à cet égard que celle-ci s’applique aux infractions commises par «toute personne», c’est-à-dire tout individu, qu’il agisse à titre privé ou qu’il ait le statut d’agent d’un Etat. Elle estime que, si la
1 Le paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT se lit comme suit :
«Tout différend entre des Etats Parties concernant l’interprétation ou l’application de la présente Convention qui ne peut pas être réglé par voie de négociation dans un délai raisonnable est soumis à l’arbitrage, à la demande de l’un de ces Etats. Si, dans les six mois qui suivent la date de la demande d’arbitrage, les Parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’organisation de l’arbitrage, l’une quelconque d’entre elles peut soumettre le différend à la Cour internationale de Justice, en déposant une requête conformément au Statut de la Cour.»
2 L’article 22 de la CIEDR se lit comme suit :
«Tout différend entre deux ou plusieurs Etats parties touchant l’interprétation ou l’application de la présente Convention, qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention, sera porté, à la requête de toute partie au différend, devant la Cour internationale de Justice pour qu’elle statue à son sujet, à moins que les parties au différend ne conviennent d’un autre mode de règlement.»
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commission par l’agent d’un Etat d’une infraction n’engage pas par elle-même la responsabilité de l’Etat concerné au titre de la convention, les Etats parties à la CIRFT sont tenus de prendre les mesures nécessaires et de coopérer pour prévenir et réprimer les infractions de financement d’actes de terrorisme commises par quelque personne que ce soit. Dans l’éventualité où un Etat manquerait à cette obligation, sa responsabilité au titre de la convention se trouverait engagée. La Cour fait observer que la CIRFT réprime précisément le fait d’appuyer la commission d’actes de terrorisme en les finançant. La convention vise la fourniture ou la réunion de «fonds». La Cour note que la Fédération de Russie n’ayant pas soulevé d’exception d’incompétence particulière au sujet de la portée du terme «fonds», il n’est nul besoin de traiter de cette question touchant au champ d’application de la CIRFT au stade actuel de la procédure. La Cour ajoute qu’un élément constitutif d’une infraction au titre de la convention est que le pourvoyeur doit fournir les fonds «dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés» en vue de commettre un acte de terrorisme. L’existence de l’intention ou de la connaissance requise soulève, selon elle, des questions complexes de droit et surtout de fait qui divisent les Parties et relèvent du fond. Cela vaut également pour la question de savoir si un acte particulier est un acte de terrorisme au sens de la convention. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que l’exception soulevée par la Fédération de Russie quant à sa compétence ratione materiae au titre de la CIRFT ne peut être retenue.
La Cour recherche ensuite si les conditions procédurales préalables énoncées au paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT ont été remplies. Elle observe que la première condition préalable, selon laquelle le différend entre les Parties n’a pas pu être réglé par voie de négociation dans un délai raisonnable, requiert qu’il ait été véritablement tenté de régler le différend par voie de négociation mais que cette tentative n’ait pas abouti dans un délai raisonnable. Elle note que des échanges diplomatiques portant sur l’objet du différend dont elle est saisie ont eu lieu entre les Parties, sans que de véritables progrès aient été enregistrés par celles-ci lors de leurs négociations. Elle en déduit que la première condition préalable a été remplie. S’agissant de la seconde condition préalable relative à l’organisation d’un arbitrage, la Cour note que des négociations concernant une telle organisation ont bien eu lieu mais que les Parties ne sont pas parvenues à un accord dans les six mois. Elle en déduit que la seconde condition préalable a également été remplie. La Cour conclut en conséquence qu’il a été satisfait aux conditions procédurales préalables énoncées au paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT. Elle a donc compétence pour connaître des demandes présentées sur le fondement de cette disposition.
2. LA CONVENTION INTERNATIONALE SUR L’ÉLIMINATION DE TOUTES LES FORMES DE DISCRIMINATION RACIALE
La Cour se penche ensuite sur la question de savoir si le différend relatif aux événements survenus en Crimée est de ceux dont elle est compétente pour connaître ratione materiae au titre de l’article 22 de la CIEDR. Elle examine en particulier si les mesures dont l’Ukraine tire grief «entrent dans les prévisions» de cette convention. A cet égard, elle relève que les deux Parties conviennent que les Ukrainiens de souche et les Tatars de Crimée constituent des groupes ethniques protégés au titre de la CIEDR. Tenant compte des droits et obligations formulés en termes généraux dans la convention, la Cour considère que les mesures dont l’Ukraine tire grief restrictions prétendument imposées aux Ukrainiens de souche et aux Tatars de Crimée sont susceptibles de porter atteinte à la jouissance de certains droits protégés par la CIEDR. Ces mesures entrent dès lors dans les prévisions de cet instrument. La Cour en conclut que les demandes formulées par l’Ukraine entrent dans les prévisions de la CIEDR.
La Cour recherche ensuite si les conditions procédurales préalables énoncées à l’article 22 de la CIEDR, à savoir que le différend n’a «pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par ladite Convention», sont remplies. Elle commence par s’interroger sur le caractère alternatif ou cumulatif desdites conditions. Se penchant sur le libellé de l’article 22, la Cour est d’avis que, si le terme «ou» peut s’interpréter de manière disjonctive et
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prévoir deux préalables procéduraux de caractère alternatif, il ne s’agit toutefois pas de la seule interprétation possible. Se penchant ensuite sur le contexte de l’article 22, la Cour relève que la «négociation» et les «procédures expressément prévues par [la] Convention» constituent deux moyens de parvenir au même objectif, à savoir le règlement d’un différend par voie d’accord. Il s’ensuit que, si elles devaient être tenues pour des conditions cumulatives, les Etats devraient tenter de négocier en vue de convenir d’un règlement de leur différend puis, après l’échec de leurs négociations, porter la question devant le Comité en vue d’engager une nouvelle négociation visant, là encore, à convenir d’un règlement. La Cour estime que pareille interprétation n’est pas étayée par le contexte de l’article 22. Se penchant enfin sur l’objet et le but de la convention, à la lumière desquels l’article 22 doit être interprété, la Cour observe qu’il s’agit d’éliminer effectivement et rapidement toutes les formes de discrimination raciale. Or un tel objectif pourrait être plus difficile à atteindre si les conditions procédurales préalables énoncées à l’article 22 étaient cumulatives. La Cour conclut que l’article 22 subordonne sa compétence au respect de conditions préalables de caractère alternatif. Le Comité de la CIEDR n’ayant pas été saisi du différend entre les Parties, la Cour recherche seulement si celles-ci ont tenté d’en négocier le règlement.
La Cour fait observer que les négociations entre les Parties, qui ont porté sur l’objet du différend dont elle est saisie, ont duré environ deux ans et ont consisté à la fois en des échanges de correspondance diplomatique et des rencontres entre représentants, ce qui, à son sens, et malgré l’échec des Parties à parvenir à un règlement négocié, indique que l’Ukraine a véritablement tenté de négocier. Elle en déduit que les négociations entre les Parties étaient devenues inutiles ou avaient abouti à une impasse lorsque l’Ukraine a déposé sa requête sur le fondement de l’article 22 de la CIEDR. En conséquence, la Cour conclut qu’il a été satisfait aux conditions procédurales préalables énoncées à l’article 22 de la CIEDR. Elle a donc compétence pour connaître des demandes présentées sur le fondement de cette disposition.
La Cour se penche enfin sur l’exception d’irrecevabilité que la Fédération de Russie a soulevée à l’égard de la partie de la requête de l’Ukraine comportant les demandes fondées sur la CIEDR au motif que l’Ukraine n’a pas démontré que les voies de recours internes avaient été épuisées lorsqu’elle a saisi la Cour. La Cour rappelle qu’en vertu du droit international coutumier, les recours internes doivent être préalablement épuisés lorsqu’un Etat fait valoir une réclamation au nom d’un ou de plusieurs de ses ressortissants. Elle estime que, par sa requête, l’Ukraine ne prend pas fait et cause pour ses ressortissants, mais reproche à la Fédération de Russie, sur le fondement de la CIEDR, le comportement systématique que celle-ci aurait adopté s’agissant du traitement réservé aux communautés ukrainienne et tatare de Crimée. Elle en déduit que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’applique pas dans les circonstances de l’espèce. Elle conclut que l’exception d’irrecevabilité que la Fédération de Russie a soulevée doit être rejetée.
Composition de la Cour
La Cour était composée comme suit : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Mme Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Crawford, Salam, Iwasawa, juges ; MM. Pocar, Skotnikov, juges ad hoc ; M. Gautier, greffier.
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Mme la juge XUE, vice-présidente, joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente ; MM. les juges TOMKA et CANÇADO TRINDADE joignent à l’arrêt les exposés de leur opinion individuelle ; Mme la juge DONOGHUE et M. le juge ROBINSON joignent des déclarations à l’arrêt ; M. le juge ad hoc POCAR joint à l’arrêt l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge ad hoc SKOTNIKOV joint à l’arrêt l’exposé de son opinion dissidente.
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Un résumé de l’arrêt figure dans le document intitulé «Résumé 2019/5», auquel sont annexés des résumés des déclarations et des opinions. Le présent communiqué de presse, le résumé de l’arrêt, ainsi que le texte intégral de celui-ci sont disponibles sur le site Internet de la Cour (www.icj-cij.org) sous la rubrique «Affaires».
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Remarque : Les communiqués de presse de la Cour sont établis par son Greffe à des fins d’information uniquement et ne constituent pas des documents officiels.
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La Cour internationale de Justice (CIJ) est l’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Elle a été instituée en juin 1945 par la Charte des Nations Unies et a entamé ses activités en avril 1946. La Cour est composée de 15 juges, élus pour un mandat de neuf ans par l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité des Nations Unies. Elle a son siège au Palais de la Paix, à La Haye (Pays-Bas). La Cour a une double mission, consistant, d’une part, à régler conformément au droit international les différends d’ordre juridique qui lui sont soumis par les Etats (par des arrêts qui ont force obligatoire et sont sans appel pour les parties concernées) et, d’autre part, à donner des avis consultatifs sur les questions juridiques qui peuvent lui être soumises par les organes de l’ONU et les institutions du système dûment autorisées à le faire.
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Département de l’information :
M. Andreï Poskakoukhine, premier secrétaire de la Cour, chef du département (+31 (0)70 302 2336)
Mme Joanne Moore, attachée d’information (+31 (0)70 302 2337)
M. Avo Sevag Garabet, attaché d’information adjoint (+31 (0)70 302 2394)
Mme Genoveva Madurga, assistante administrative (+31 (0)70 302 2396)
Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie) - La Cour dit qu’elle a compétence pour connaître des demandes formulées par l’Ukraine et que la requête, en ce qu’elle a trait à ces demandes, est recevable