COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Communiqué de presse
Non officiel
No 2018/36
Le 23 juillet 2018
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis) La Cour indique des mesures conservatoires à l’effet de protéger certains droits allégués par le Qatar et prie les Parties de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend
LA HAYE, le 23 juillet 2018. La Cour internationale de Justice (CIJ), organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies, a rendu ce jour son ordonnance sur la demande en indication de mesures conservatoires présentée par le Qatar en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis).
La Cour commence par rappeler que, le 11 juin 2018, le Qatar a introduit une instance contre les Emirats arabes unis à raison de violations alléguées de la convention internationale du 21 décembre 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»). Le Qatar y affirmait notamment que, le 5 juin 2017, les Emirats arabes unis avaient promulgué et mis en oeuvre un ensemble de mesures discriminatoires qui ciblaient les Qatariens au motif de leur origine nationale. Il soutenait en particulier que les Emirats arabes unis avaient expulsé tous les Qatariens se trouvant à l’intérieur de leurs frontières et interdit à tous les Qatariens d’entrer sur le territoire des Emirats arabes unis, portant ainsi atteinte à certains droits garantis par la CIEDR, notamment le droit de se marier et de choisir un conjoint, le droit à la santé et aux soins médicaux, le droit à l’éducation et à la formation professionnelle, le droit à la propriété, le droit au travail ou bien encore le droit à un traitement égal devant les tribunaux. La requête était accompagnée d’une demande en indication de mesures conservatoires tendant à protéger les droits que le Qatar tient de la CIEDR dans l’attente d’une décision sur le fond.
Raisonnement de la Cour
Il convient de rappeler que la Cour ne peut indiquer des mesures conservatoires que si les dispositions invoquées par le demandeur apparaissent prima facie constituer une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée. Elle doit en outre s’assurer que les droits dont la protection est recherchée sont au moins plausibles et qu’il existe un lien entre lesdits droits et les mesures demandées. Le pouvoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires ne peut toutefois s’exercer que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en litige avant que la Cour ne rende sa décision définitive.
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1. Compétence prima facie
La Cour note que le Qatar entend fonder la compétence de celle-ci sur le paragraphe 1 de l’article 36 du Statut de la Cour et sur l’article 22 de la CIEDR. Elle relève à cet égard que l’article 22 de la CIEDR subordonne la compétence de la Cour à l’existence d’un différend touchant l’interprétation ou l’application de la convention.
La Cour considère qu’il ressort des arguments et des documents qui lui ont été présentés que les Parties s’opposent sur la nature et la portée des mesures prises par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017, ainsi que sur le point de savoir si elles touchent leurs droits et obligations découlant de la CIEDR. La Cour note que le Qatar affirme que les mesures adoptées par les Emirats arabes unis ciblaient délibérément les Qatariens au motif de leur origine nationale, en violation des articles 2 (condamnation de la discrimination raciale), 4 (interdiction de l’incitation à la discrimination raciale), 5 (interdiction de la discrimination raciale dans la jouissance d’un certain nombre de droits civils, économiques, sociaux et culturels), 6 (protection et voies de recours effectives contre tous actes de discrimination raciale) et 7 (engagement à prendre des mesures pour lutter contre la discrimination raciale) de la CIEDR. Elle note en outre que les Emirats arabes unis nient catégoriquement avoir commis l’une quelconque de ces violations.
De l’avis de la Cour, les actes dont le Qatar fait état, en particulier l’annonce par les Emirats arabes unis, aux termes de la déclaration du 5 juin 2017 qui aurait ciblé les Qatariens au motif de leur origine nationale , selon laquelle les Qatariens devaient quitter le territoire dans un délai de 14 jours avec interdiction d’y revenir, et les restrictions présumées qui s’en sont suivies, notamment l’entrave à l’exercice de leur droit de se marier et de choisir leur conjoint, leur droit à l’éducation, leur droit aux soins médicaux et leur droit à un traitement égal devant les tribunaux, sont susceptibles d’entrer dans le champ d’application ratione materiae de la CIEDR.
La Cour conclut que les éléments susmentionnés suffisent, à ce stade, à établir l’existence entre les Parties d’un différend touchant l’interprétation ou l’application de la CIEDR.
La Cour rappelle que le libellé de l’article 22 de la CIEDR établit des conditions procédurales préalables auxquelles il doit être satisfait avant toute saisine de la Cour. Aux termes de cette disposition, la Cour ne peut être saisie que d’un différend «qui n’aura pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par [la] Convention». S’agissant de la première condition préalable, la Cour observe notamment que, dans une lettre datée du 25 avril 2018 et adressée au ministre d’Etat des affaires étrangères des Emirats arabes unis, le ministre d’Etat des affaires étrangères du Qatar, se référant aux violations alléguées résultant des mesures prises par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017, a déclaré qu’«il [était] nécessaire d’engager des négociations afin de mettre un terme à ces violations et à leurs effets dans un délai ne dépassant pas deux semaines». Elle considère que cette lettre contenait une offre du Qatar de négocier avec les Emirats arabes unis au sujet du respect, par ces derniers, des obligations de fond que leur impose la CIEDR. Étant donné que le défendeur n’a pas répondu à cette invitation formelle de négocier, la Cour est d’avis que les questions soulevées en la présente espèce n’avaient pas pu être réglées par voie de négociation au moment du dépôt de la requête. S’agissant de la seconde condition préalable, la Cour note que le Qatar a, le 8 mars 2018, adressé au Comité pour l’élimination de la discrimination raciale une communication. La Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer, à ce stade de la procédure, sur la question de savoir si le recours aux procédures visées à l’article 22 de la CIEDR constituent des conditions alternatives ou cumulatives même si la saisine du Comité conditionnait celle de la Cour. Elle estime que les conditions procédurales préalables à sa saisine apparaissent, à ce stade, avoir été remplies.
A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que, prima facie, elle a compétence en vertu de l’article 22 de la CIEDR pour connaître de l’affaire dans la mesure où le différend entre les Parties concerne «l’interprétation ou l’application» de cette convention.
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2. Les droits dont la protection est recherchée et les mesures sollicitées
La Cour commence par s’interroger sur le point de savoir si les droits que le Qatar revendique au fond, et dont il sollicite la protection, sont plausibles.
Au vu des éléments de preuve que les Parties ont produits devant elle, la Cour relève qu’il apparaît que les mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 visaient uniquement les Qatariens et non les autres non-ressortissants résidant sur le territoire des Emirats arabes unis. Elle observe également que ces mesures étaient dirigées à l’encontre de tous les Qatariens résidant aux Emirats arabes unis, sans considération de la situation individuelle des personnes concernées. Il appert donc que certains des actes dont le Qatar tire grief peuvent constituer des actes de discrimination raciale au sens de la convention. En conséquence, la Cour conclut qu’au moins certains des droits revendiqués par le Qatar au titre de l’article 5 de la CIEDR sont plausibles. Tel est le cas, par exemple, s’agissant de la discrimination raciale prétendument subie dans l’exercice de droits tels que le droit de se marier et de choisir son conjoint, le droit à l’éducation, ainsi que le droit à la liberté de circulation et le droit d’accès à la justice.
La Cour en vient ensuite à la question du lien entre les droits revendiqués et les mesures conservatoires sollicitées (voir communiqué de presse no 2018/26). Elle considère que les mesures demandées par le Qatar visent non seulement à ce que les Qatariens ne soient plus collectivement expulsés du territoire des Emirats arabes unis, mais aussi à protéger d’autres droits particuliers qui sont énoncés à l’article 5 de la CIEDR. La Cour conclut, en conséquence, qu’il existe un lien entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires sollicitées par le Qatar.
3. Le risque de préjudice irréparable et l’urgence
La Cour estime que certains des droits en cause dans la présente procédure sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait se révéler irréparable. Elle est d’avis qu’un préjudice peut être considéré comme irréparable lorsqu’il touche des personnes séparées de leur famille, de manière temporaire ou potentiellement continue, qui, de ce fait, endurent une souffrance psychologique ; lorsqu’il touche des élèves ou étudiants qui sont empêchés de se présenter à des examens parce qu’ils ont été obligés de partir ou qui ne peuvent poursuivre leurs études parce que les écoles ou universités refusent de leur communiquer leur dossier scolaire ou universitaire ; et lorsqu’il touche des personnes qui sont empêchées de comparaître dans le cadre d’une procédure ou de contester toute mesure qu’elles jugent discriminatoire.
La Cour note que, en réponse à une question posée par l’un de ses membres au terme de la procédure orale, les Emirats arabes unis ont assuré qu’après la déclaration faite le 5 juin 2017 par leur ministère des affaires étrangères, aucune décision d’expulsion touchant des Qatariens n’avait été prise en application de la loi sur l’immigration. La Cour note cependant qu’il apparaît, au vu des éléments de preuve à sa disposition, qu’à la suite de cette déclaration, les Qatariens se sont sentis obligés de quitter les Emirats arabes unis, subissant en conséquence les atteintes caractérisées à leurs droits qui sont décrites plus haut. De plus, les Emirats arabes unis n’ayant entrepris aucune démarche officielle pour retirer les mesures prises le 5 juin 2017, la situation demeure inchangée en ce qui concerne la jouissance, par les Qatariens, de leurs droits susmentionnés sur le territoire des Emirats arabes unis.
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La Cour conclut de l’ensemble des considérations qui précèdent que les conditions auxquelles son Statut subordonne l’indication de mesures conservatoires sont réunies.
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4. Dispositif
Au terme de son ordonnance,
La Cour indique, par huit voix contre sept, que les Emirats arabes unis doivent veiller à ce que i) les familles qataro-émiriennes séparées par suite des mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 soient réunies ; ii) les étudiants qatariens affectés par les mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 puissent terminer leurs études aux Emirats arabes unis ou obtenir leur dossier scolaire ou universitaire s’ils souhaitent étudier ailleurs ; et iii) les Qatariens affectés par les mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 puissent avoir accès aux tribunaux et autres organes judiciaires de cet Etat.
La Cour indique, par onze voix contre quatre, que les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre le règlement plus difficile.
Composition de la Cour
La Cour était composée comme suit : M. Yusuf, président ; Mme Xue, vice-présidente ; MM. Tomka, Abraham, Bennouna, Cançado Trindade, Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Crawford, Gevorgian, Salam, juges ; MM. Cot, Daudet, juges ad hoc ; M. Couvreur, greffier.
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MM. les juges TOMKA, GAJA et GEVORGIAN joignent une déclaration commune à l’ordonnance ; M. le juge CANÇADO TRINDADE joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion individuelle ; MM. les juges BHANDARI, CRAWFORD et SALAM joignent à l’ordonnance les exposés de leur opinion dissidente ; M. le juge ad hoc COT joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente.
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Un résumé de l’ordonnance figure dans le document intitulé «Résumé 2018/4», auquel sont annexés des résumés des opinions et de la déclaration. Le présent communiqué de presse, le résumé de l’ordonnance, ainsi que le texte intégral de celle-ci sont disponibles sur le site Internet de la Cour (www.icj-cij.org) sous la rubrique «Affaires».
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Remarque : Les communiqués de presse de la Cour ne constituent pas des documents officiels.
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La Cour internationale de Justice (CIJ) est l’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Elle a été instituée en juin 1945 par la Charte des Nations Unies et a entamé ses activités en avril 1946. La Cour a son siège au Palais de la Paix, à La Haye (Pays-Bas). C’est le seul des six organes principaux de l’ONU dont le siège ne soit pas à New York. La Cour a une double mission, consistant, d’une part, à régler conformément au droit international les différends d’ordre juridique qui lui sont soumis par les Etats (par des arrêts qui ont force obligatoire et sont sans appel pour les parties concernées) et, d’autre part, à donner des avis consultatifs sur les questions juridiques qui peuvent lui être soumises par les organes de l’ONU et les institutions du système dûment autorisées à le faire. La Cour est composée de quinze juges, élus pour un mandat de neuf ans par l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité des Nations Unies. Indépendante du Secrétariat des Nations Unies, elle est assistée par un Greffe, son propre secrétariat international, dont l’activité revêt un aspect judiciaire et diplomatique et un aspect administratif. Les langues officielles de la Cour sont le français et l’anglais. Egalement appelée «Cour mondiale», elle est la seule juridiction universelle à compétence générale.
Il convient de ne pas confondre la CIJ, juridiction uniquement ouverte aux Etats (pour la procédure contentieuse) et à certains organes et institutions du système des Nations Unies (pour la procédure consultative), avec les autres institutions judiciaires, pénales pour la plupart, établies à La Haye et dans sa proche banlieue, comme la Cour pénale internationale (CPI, seule juridiction pénale internationale permanente existante, créée par traité et qui n’appartient pas au système des Nations Unies), le Tribunal spécial pour le Liban (TSL, organe judiciaire international doté d’une personnalité juridique indépendante, établi par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies à la demande du Gouvernement libanais et composé de juges libanais et internationaux), le Mécanisme pour les Tribunaux pénaux internationaux (MTPI, chargé d’exercer les fonctions résiduelles du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international pour le Rwanda), les Chambres spécialisées et Bureau du Procureur spécialisé pour le Kosovo (institution judiciaire ad hoc qui a son siège à La Haye), ou encore la Cour permanente d’arbitrage (CPA, institution indépendante permettant de constituer des tribunaux arbitraux et facilitant leur fonctionnement, conformément à la Convention de La Haye de 1899).
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Département de l’information :
M. Andreï Poskakoukhine, premier secrétaire de la Cour, chef du département (+31 (0)70 302 2336)
Mme Joanne Moore, attachée d’information (+31 (0)70 302 2337)
M. Avo Sevag Garabet, attaché d’information adjoint (+31 (0)70 302 2394)
Mme Genoveva Madurga, assistante administrative (+31 (0)70 302 2396)
Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis) - La Cour indique des mesures conservatoires à l’effet de protéger certains droits allégués par le Qatar et prie les Parties de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend