Déclaration d'intervention de la République démocratique du Congo

Document Number
178-20241211-INT-01-00-EN
Document Type
Incidental Proceedings
Date of the Document

COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
APPLICATION DE LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA
RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE
(GAMBIE C. MYANMAR)
DÉCLARATION D’INTERVENTION DÉPOSÉE PAR LA RÉPUBLIQUE
DÉMOCRATIQUE DU CONGO EN VERTU DE L’ARTICLE 63 DU STATUT DE
LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
10 décembre 2024
2
À Monsieur le greffier de la Cour internationale de Justice, le soussigné, dûment autorisé par le
gouvernement de la République démocratique du Congo, déclare ce qui suit :
1. Au nom du Gouvernement de la République démocratique du Congo, j’ai l’honneur de
soumettre à la Cour, en vertu de l’article 63 de son Statut, une déclaration d’intervention en
l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime
de génocide (Gambie c. Myanmar).
2. Selon le paragraphe 2 de l’article 82 du Règlement de la Cour, un État qui désire se prévaloir
du droit d’intervention que lui confère l’article 63 du Statut doit déposer une déclaration qui
« précise l’affaire et la convention qu’elle concerne et [qui] contient
a) des renseignements spécifiant sur quelle base l’État déclarant se considère comme
partie à la convention ;
b) l’indication des dispositions de la convention dont il estime que l’interprétation est
en cause ;
c) un exposé de l’interprétation qu’il donne à ces dispositions ;
d) un bordereau des documents à l’appui, qui sont annexés ».
3. Ces éléments seront précisés dans la présente déclaration, à la suite de quelques observations
liminaires.
Observations liminaires
4. En date du 11 novembre 2019, la République de Gambie (ci-après « la Gambie ») a introduit
une instance contre la République de l’Union du Myanmar (ci-après « le Myanmar ») sur la
base de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (ciaprès
« la convention sur le génocide », « la convention de 1948 » ou « la convention »)1. La
1 Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée le 9 décembre 1948, entrée en
vigueur le 12 janvier 1951, R.T.N.U., vol. 78, p. 281.
3
Gambie y demande à la Cour de dire et juger qu’en raison des actes adoptés, accomplis ou
tolérés par le Gouvernement du Myanmar dont sont l’objet les membres du groupe ethnique,
racial et religieux des Rohingya, le Myanmar a manqué et continue de manquer aux obligations
qui lui incombent au regard de la convention.
5. Par un arrêt du 22 juillet 2022, la Cour a rejeté l’ensemble des exceptions préliminaires qui
avaient été formulées par le Myanmar à l’encontre de la requête introduite par la Gambie et a
dit qu’elle était compétente pour connaître de cette requête2.
6. La Cour ayant ensuite autorisé la présentation de nouvelles pièces de procédure écrite en
vertu de l’article 45, paragraphe 2 du Règlement, la présente déclaration a été déposée le plus
tôt possible et avant « la date fixée pour le dépôt de la dernière pièce de procédure écrite », soit
le 30 décembre 20243, conformément au prescrit de l’article 82, paragraphe 2 du Règlement.
7. Dès son avis consultatif de 1951 sur les Réserves à la convention sur la prévention et la
répression du crime de génocide, la Cour a exposé que « [d]ans une telle convention, les États
contractants n’ont pas d’intérêts propres ; ils ont seulement, tous et chacun, un intérêt commun,
celui de préserver les fins supérieures qui sont la raison d’être de la convention »4. Comme la
Cour l’a précisé par la suite, l’intérêt commun qu’ont les États parties à la convention de veiller
à ce que le génocide soit prévenu, réprimé et puni « implique que les obligations en cause sont
dues par tout État partie à tous les autres États parties […] ; ce sont des obligations erga omnes
partes, en ce sens que, quelle que soit l’affaire, chaque État partie a un intérêt à ce qu’elles
soient respectées »5. Dès lors que chaque État partie a un intérêt à ce que les obligations erga
omnes partes en cause soient respectées, il a indéniablement aussi un intérêt à ce que les
dispositions de la convention qui énoncent lesdites obligations soient interprétées d’une
manière qui permette pleinement à la convention d’atteindre son objet et son but. C’est pour
ces motifs, et dans la perspective de contribuer à la réalisation d’un tel résultat, que la
République démocratique du Congo dépose la présente déclaration d’intervention.
2 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2022, p. 477.
3 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
ordonnance du 21 novembre 2024.
4 Réserves à la convention sur la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, C.I.J. Rec.
1951, p. 23.
5 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt, C.I.J. Recueil 2012
(II), p. 449, § 68.
4
Base sur laquelle la République démocratique du Congo se considère comme partie à la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
8. La République démocratique du Congo est devenue partie à la convention sur la prévention
et la répression du crime de génocide en vertu d’une déclaration de succession émise le 31 mai
19626.
Dispositions de la convention sur le génocide dont la République démocratique du
Congo estime que l’interprétation est en cause
9. La République démocratique du Congo estime qu’aux fins de la présente déclaration
d’intervention, les dispositions de la convention sur le génocide dont l’interprétation est en
cause dans la présente affaire sont les articles Ier, II et III, dispositions dont elle entend proposer
une interprétation qui préserve tout le sens de l’obligation pour tous les États parties de
« respecter pleinement » leur « obligation de ne pas commettre le génocide » telle
qu’interprétée par la Cour7. Elle n’abordera pas l’obligation de punir le crime de génocide
énoncée à l’article premier de la convention, ni les obligations associées résultant des articles
IV, V et VI de la convention mentionnés dans la requête introductive d’instance.
Interprétation que donne la République démocratique du Congo aux articles Ier, II et
III de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
10. La République démocratique du Congo détaillera dans les pages qui suivent l’interprétation
qu’il convient selon elle de donner aux dispositions suivantes de la convention sur le génocide
dont l’application est en cause dans la présente affaire. Elle traitera plus spécialement des points
suivants :
• l’interprétation de la notion d’intention génocidaire et, en lien avec ce point, la question de la
preuve de l’intention génocidaire dans le contexte de l’article II ;
6 Voy. l’état des ratifications de la convention sur
https://treaties.un.org/Pages/ViewDetails.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=IV-1&chapter=4&clang=_fr (dernière
consultation le 27 novembre 2024).
7 Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine v.
Serbie-et-Monténégro), arrêt, Recueil CIJ 2007 (I), p. 113, § 166 (ci-après « Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-
Monténégro »).
5
• l’interprétation de la notion de groupe protégé dans le contexte de l’article II ;
• l’interprétation de l’obligation de prévenir et de réprimer le crime de génocide et les faits liés
au crime de génocide dans le contexte des articles Ier et III.
Dans la suite de la présente déclaration, la République démocratique du Congo se référera au
premier chef à la jurisprudence de la Cour relative à ces dispositions. Elle recourra aussi à celle
des juridictions pénales internationales au sujet de la notion de génocide au sens de l’article 6
du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), de l’article 2 du Statut du Tribunal
pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et de l’article 4 du Statut du Tribunal pénal
international pour le Rwanda (TPIR). Ces dispositions présentent en effet une grande parenté
avec la convention de 1948 et, comme il ressort de la jurisprudence de la Cour, il est dès lors
pertinent de prendre cette jurisprudence en compte aux fins de l’interprétation de la convention.
Article II : l’interprétation de la notion d’intention génocidaire
11. Selon le texte de l’article II de la convention,
« Dans la présente Convention, le génocide s'entend de l’un quelconque des
actes ci-après, commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un
groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :
a) Meurtre de membres du groupe;
b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe;
c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant
entraîner sa destruction physique totale ou partielle;
d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe;
e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe »8.
Cette définition établit deux éléments essentiels du crime de génocide, à savoir l’élément
matériel, qui renvoie aux actes commis, et l’élément moral, qui renvoie à l’intention. Lorsqu’il
s’agit d’établir la réalité d’un génocide, au-delà de la matérialité des faits qui peuvent donner
lieu à des contestations, c’est le plus souvent le critère de l’intention génocidaire qui est au
centre des débats dans la doctrine9 et dans la jurisprudence10.
8 Souligné par la République démocratique du Congo.
9 Voy. p. ex. Alexander Greenawalt, « Rethinking Genocidal Intent : The Case for a Knowledge-Based
Interpretation », Columbia Law Review, 1999, pp. 2259-2294; ; William A. Schabas, Genocide in International
Law, 2nd ed., Cambridge, C.U.P., 2009, pp. 241-306 ; Kai Ambos, « What does ‘intent to destroy’ in genocide
means? », International Review of the Red Cross, 2010, pp. 833-858 ; Guénaël Mettraux, International Crimes.
Law and Practice, Vol. I : Genocide, Oxford, O.U.P., 2019, pp. 161-222.
10 Voy. la présentation synthétique de la jurisprudence opérée par le Mécanisme international appelé à exercer les
fonctions résiduelles des tribunaux pénaux internationaux : https://cld.irmct.org/notions/show/384/genocidalintent#
6
12. Tel est le cas dans la présente espèce, où les deux parties soutiennent des interprétations
différentes. En tant qu’État demandeur, la Gambie estime que l’intention peut être établie11, ce
que conteste le Myanmar en tant qu’État défendeur12. Au-delà des controverses qui portent sur
les aspects factuels de l’affaire —controverses dans lesquelles la RDC n’entend pas entrer—,
on peut pointer, dès le stade de l’indication des mesures conservatoires, une opposition portant
sur l’interprétation de l’article II de la convention. Ainsi, par exemple, un conseil de la Gambie
a-t-il relevé que, « As this Court made clear in its Bosnia v. Serbia Judgment, “it is clear that
acts of ‘ethnic cleansing’ may occur in parallel to acts prohibited by Article II of the Convention,
and may be significant as indicative of the presence of a specific intent (dolus specialis)
inspiring those acts”. In 2015, the Court reaffirmed in its Croatia v. Serbia Judgment that, “[a]cts
of ‘ethnic cleansing’ can indeed be elements in the implementation of a genocidal plan” »13. Le
Myanmar a interprété tout autrement la jurisprudence de la Cour au sujet de l’intention, en
avançant que celle-ci avait « clearly distinguished between “the necessary specific intent (dolus
specialis), that is to say with a view to the destruction of the group, as distinct from its removal
from the region »14.
13. En tant que partie à la convention, la République démocratique du Congo entend quant à
elle privilégier une interprétation raisonnable, apte à concilier deux impératifs à première vue
divergents : maintenir la spécificité du génocide comme crime particulièrement grave, et
nécessitant à ce titre la démonstration d’une intention spécifique propre, d’une part ; empêcher
qu’un degré d’exigence excessif aboutisse à rendre impossible toute application concrète de la
convention sur le génocide, d’autre part.
14. À cet effet, la République démocratique du Congo souhaite insister sur trois éléments qui
doivent être pris en compte pour toute interprétation de la convention, éléments qui seront
détaillés dans les lignes qui suivent : d’abord, l’existence d’un génocide n’est nullement exclue
par le fait que des actes matériels entrant dans le champ de l’article II de la convention sont
commis dans un contexte de conflit armé (A) ; ensuite, un génocide peut être perpétré alors
même que son auteur poursuit parallèlement d’autres objectifs que la destruction d’un groupe
11 Pour la Gambie : CR 2019/20, 12 décembre 2019, pp. 12-22 (Reichler).
12 Pour le Myanmar : CR 2019/19, 11 décembre 2019, pp. 12-20 (Aung San Suu Kyi).
13 CR 2019/20, 12 décembre 2019, p. 35 § 13 (Sands) (références omises).
14 CR 2019/19, 11 décembre 2019, p. 30, § 29 (Schabas) (référence omise).
7
protégé au sens de la convention (B) ; enfin, l’une des conséquences de ce constat est qu’un
acte peut être qualifié de génocide quand bien même il constituerait, par ailleurs, un crime de
guerre ou un crime contre l’humanité (C).
15. A contrario, et c’est l’enseignement décisif de l’interprétation que la République
démocratique du Congo souhaite mettre en exergue, l’article II de la convention pour la
prévention et la répression du génocide n’exige nullement que l’intention génocidaire doive
être établie comme étant la seule et unique intention de l’auteur du crime.
A. Une situation de conflit armé n’exclut pas l’établissement d’un crime de génocide
16. Il arrive régulièrement qu’un État accusé de commettre ou de ne pas prévenir ou réprimer
un crime de génocide se prévale de l’existence d’une situation de conflit armé qui, selon lui,
expliquerait, voire justifierait, les actes en cause. Tel a été le cas de l’État défendeur dans la
présente instance, qui allègue que les actes qui lui sont reprochés seraient essentiellement une
conséquence des opérations militaires menées par ses forces armées contre des mouvements
insurrectionnels15 . Ces opérations militaires sont alors présentées comme destinées à lutter
contre des « insurgés ou des terroristes »16 , ce qui démontrerait l’absence d’une intention
génocidaire.
17. Il va de soi que semblable vision va radicalement à l’encontre de l’objet même de la
convention, qui est de réprimer le crime de génocide, que ce dernier soit commis en temps de
guerre ou en temps de paix. Le texte de son article Ier ne laisse aucun doute à ce sujet :
« Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en
temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles
s’engagent à prévenir et à punir »17.
À l’instar du crime contre l’humanité, le crime de génocide doit être prévenu ou réprimé, quelles
que soient les circonstances. La qualification de la situation en cause de conflit armé, qu’il soit
par ailleurs international ou non-international, est donc sans incidence sur l’établissement d’un
tel crime.
15 CR/2019/19, 11 décembre 2019, p. 13, §§ 5 et ss. (Aung San Suu Kyi).
16 Ibid., § 12.
17 Souligné par la République démocratique du Congo.
8
18. Cette précision ressort très clairement des travaux préparatoires de la convention. Le
Secrétariat général des Nations Unies (qui avait été chargé d’élaborer le projet de texte qui a
servi de base aux négociations), avait dans un premier temps relevé qu’en situation de guerre,
chaque protagoniste a en général davantage pour objectif l’imposition de sa volonté à l’autre
partie que de détruire un groupe racial, ethnique, national ou religieux comme tel. Mais il a
ensuite ajouté que :
« Toutefois, la guerre peut s’accompagner du crime de génocide. Il en est ainsi
si l’un des belligérants vise à l’extermination de la population du pays ennemi et
procède à des destructions systématiques qui ne sont pas justifiées par des
raisons militaires valables. Par exemple, il met à mort les prisonniers de guerre,
il massacre les populations de territoires occupés ou les soumet au régime de la
mort lente. Dans ces cas, le génocide apparaît clairement »18.
Jamais cette conception ne paraît avoir été mise en cause lors des débats qui ont entouré
l’adoption de la convention.
19. La jurisprudence confirme en tout cas très clairement cette approche. L’existence d’un
génocide au Rwanda a été établie indépendamment de la situation de conflit armé qui prévalait
dans le pays au moment des faits19. De même, le fait que le massacre perpétré à Srebrenica dans
le contexte de la guerre qui déchirait alors la Bosnie-Herzégovine n’a pas fait obstacle à sa
reconnaissance en tant que génocide20. Dans l’affaire ayant opposé la Croatie à la Serbie, la
Cour a rappelé de manière générale que
« la Convention et le droit international humanitaire sont deux corps de règles
distincts, qui poursuivent des objectifs différents. La Convention vise à prévenir
et punir le génocide, en tant que crime du droit des gens (préambule), ‘qu’il soit
commis en temps de paix ou en temps de guerre’ (art. I), alors que le droit
international humanitaire régit la conduite des hostilités dans un conflit armé et
vise à protéger différentes catégories de personnes et de biens »21.
Ainsi, la convention doit s’appliquer indépendamment du régime juridique propre à l’existence
d’un conflit armé.
18 Doc. E/447, 26 juin 1947, pp. 27-28.
19 Voy. notamment l’affaire Akayesu, détaillée plus bas (infra, § 37).
20 Voy. notamment l’affaire Krstic, détaillée plus bas (infra, § 30).
21 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt,
C.I.J. Recueil 2015, p. 68, § 153 (ci-après « Croatie c. Serbie »).
9
20. Cette interprétation semble partagée très largement (si pas unanimement) par les autres
États parties à la convention. Dans une autre affaire où l’application de cette dernière est en jeu,
le Mexique a relevé :
« it is important to examine that the fact that genocidal acts are committed in times of
war does not affect the characterization of the crime of genocide. The attack on a
civilian population of a particular protected group cannot be attempted to be justified
under international law if the intent is to destroy in whole or in part a protected
group »22.
Dans le même sens, la Türkiye a observé que:
« By confirming that genocide is a crime that can be committed “in time of peace or in
time of war”, Article I clarifies that a nexus with war or armed conflict is not required
for the crime of genocide to occur. Furthermore, it also establishes that the existence of
war or armed conflict does not justify the commission of genocide or constitute a
legitimate defence »23.
21. Cette application indépendante des deux régimes juridiques en question peut sembler aller
de soi, et il faut relever qu’elle n’est pas explicitement contestée par les États parties au présent
différend, ni par ceux qui sont intervenus dans le cadre de cette procédure. Toutefois, il convient
d’en souligner toutes les conséquences. Admettre qu’une situation de guerre n’exclut pas
l’établissement d’un génocide, c’est reconnaître que l’existence d’un objectif de guerre (c’està-
dire défaire ou combattre l’ennemi, ou plus fondamentalement vouloir lui imposer sa volonté)
ne peut en aucun cas exclure une intention génocidaire. Cette dernière peut donc être établie
quand bien même, par définition, l’auteur du crime poursuit en même temps des objectifs liés
à des opérations militaires. C’est sur ce point spécifique que la République démocratique du
Congo souhaite tout particulièrement insister.
22 Déclaration d’intervention déposée par le Mexique le 24 mai 2024 dans l’affaire de l’Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du sud c.
Israël), § 24.
23 Déclaration d’intervention déposée par la Türkiye le 7 août 2024 dans l’affaire de l’Application de la convention
pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du sud c. Israël), § 40.
10
B. La convention n’impose pas que l’intention génocidaire soit l’unique ni même la principale
intention poursuivie.
22. Dans la présente affaire, comme dans nombre d’autres cas dans lesquels des accusations
de génocide sont formulées, l’État accusé de l’avoir commis (ou de ne l’avoir pas prévenu ou
réprimé) se retranche essentiellement derrière l’argumentation suivante : puisque les actes
dénoncés s’expliquent par d’autres objectifs (comme la victoire militaire, la sécurité, la lutte
contre le terrorisme ou encore la conquête de territoires), ils ne sauraient être qualifiés de
génocide. C’est, on l’a vu, la ligne de défense qu’a proposée le Myanmar à la Cour lors des
présentations orales qui ont précédé l’adoption de mesures conservatoires24.
23. Dans cette logique, l’existence d’autres objectifs que la destruction du groupe « comme
tel » exclurait l’établissement d’un génocide. À tout le moins, ce dernier ne pourrait en aucun
cas être établi si l’objectif principal poursuivi ne consistait pas en la destruction, en tout ou en
partie, d’un groupe protégé par la convention.
24. Pourtant, la convention n’impose pas l’intention génocidaire comme l’unique ni même
comme la principale intention poursuivie. Cette conclusion ressort très clairement de son texte
(1) comme de la jurisprudence existante (2).
1. L’inexistence de la condition d’une intention génocidaire unique ou principale dans
le texte de la convention
25. L’article II de la convention sur le génocide exige que l’acte soit commis « dans l’intention
de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ».
Mais il n’exige nullement que cette intention soit exclusive d’autres objectifs ou mobiles qui
expliqueraient le comportement visé, ni même que l’intention génocidaire l’emporte sur ces
autres objectifs, avec toutes les difficultés que cela impliquerait en termes d’administration de
la preuve.
24 Voy. les références reproduites ci-dessous, not. CR/2019/19, 11 décembre 2019 (Aung San Suu Kyi).
11
26. La doctrine se prononce généralement en ce sens. Commentant l’article II de la convention,
William Schabas distingue ainsi l’établissement de l’intention génocidaire, seule condition
découlant de son texte, et l’existence de mobiles ou de motifs individuels expliquant la
perpétration des actes, qui peut renvoyer à des facteurs très divers25. Après une analyse pointue
des travaux préparatoires de la convention, et plus spécialement des longs débats qui ont porté
sur l’expression « comme tel », introduite dans l’article II, cet auteur conclut : « Individual
offenders should not be entitled to raise personal motives as a defence to genocide, arguing for
example that they participated in an act of collective hatred but were driven by other factors »26.
Un autre commentateur de la convention souligne également que
« no monocausal pyschological relationship is required, but rather that the victims’
group affiliation may be one reason to act within a ‘bundle of motives’. This amplifying
clause is essential for maintaining the Convention’s protective function since the motive
criterion would otherwise never be fulfilled with the addition of even minor
supplementary motives (such as pecuniary gain, increasing favour with a superior, or
relishing feelings of power). Furthermore, there is a need to prevent evidentiary
difficulties since the prosecuted offender should easily be able to make irrefutable
claims that his acts were at least motivated by reasons other than the victim’s group
membership »27.
Il peut donc exister une pluralité de motifs et, ajoute-t-il aussitôt, il n’est nullement requis de
démontrer que l’intention génocidaire soit non seulement exclusive, mais aussi principale :
« This raises the subsequent question of whether the motive to target victims based on
their group membership must hold particular weight within the assortment of motives
(whether it be an ‘essential’, ‘dominant’ or ‘driving’ motive), or if such weighting is
inconsequential. Once again, in order to address substantial evidentiary challenges, the
later option clearly emerges as more favourable. Within the complex realm of human
decision-making, even the perpetrators themselves will often be incapable to discern the
extent to which their actions relied on one motive versus another within a multitude of
motives. All the more, a court would have tremendous difficulty in attaining adequate
clarity regarding the significance and hierarchical structure of the motives at play.
Imposing stringent criteria on the weight of the genocidal motive within a collection of
motives would thus regularly result in an inability to establish guilt, rendering the crime
of genocide toothless within the framework of international law »28.
25 Williams Schabas, Genocide in International Law, 2nd ed., op.cit., p. 294.
26 Ibid., p. 306.
27 Souligné dans l’original ; Christian J. Tams, Lars Berster et Björn Schiffbauer, The Genocide Convention.
Article-by Article Commentary, München, C.H. Beck, 2nd ed., 2024, pp. 168-169 (Lars Berster).
28 Ibid., p. 169 ; v. encore p. 171.
12
27. Un point de vue similaire a été exprimé par certains États parties à la convention dans
une autre affaire où son application est en cause. Comme l’indique le Chili,
« […] it is essential to note that the Genocide Convention does not require that the
intent to destroy a group (in whole or in part) be the sole or primary purpose of the
perpetrator. Genocide’s special intent must be distinguished from the reasons or
motivations which may have caused the accused to act. Indeed, members of a protected
group could be targeted for their nationality, ethnicity, race, and/or religion, in addition
to other reasons. Therefore, evidence of further motives —personal, political, or linked
to military advantage— will not preclude a finding of genocide if such special intent
is otherwise established »29.
28. La République démocratique du Congo est pleinement convaincue par le constat opéré par
ces auteurs et États intervenants ainsi que par les arguments avancés à son appui. Le génocide
est un crime qui implique un projet collectif, dans lequel s’inscrivent des actes individuels,
indépendamment des motivations personnelles des protagonistes. L’essentiel est donc de
déterminer une intention génocidaire à partir de ce projet collectif, qui peut lui-même reposer
sur une pluralité des objectifs. C’est en ce sens qu’ont procédé les juges internationaux
lorsqu’ils ont été amenés à interpréter la convention.
2. L’inexistence de la condition d’une intention génocidaire unique ou principale dans
la jurisprudence
29. À ce jour, la jurisprudence internationale a conclu à l’existence d’un génocide dans trois
cas particuliers : le massacre de Srebrenica (a), le Rwanda (b) et certaines modalités de
l’exercice du pouvoir par les Khmers rouge au Cambodge (c). Dans chacun de ces précédents,
les juridictions internationales ont manifestement rejeté toute condition d’une intention
génocidaire unique ou principale, qui pourrait être supplantée ou écartée par d’autres objectifs
ou mobiles.
a) Srebrenica
30. L’affaire Krstic a initialement été jugée par le Tribunal pénal international pour l’ex-
Yougoslavie, qui a condamné l’accusé pour génocide en raison de sa participation au massacre
29 Déclaration d’intervention déposée par le Chili le 12 septembre 2024 dans l’affaire de l’Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du sud c.
Israël), § 33 (références omises).
13
de Srebrenica, en juillet 199530. Comme l’a explicitement indiqué le tribunal dans une autre
affaire consacrée à ce même événement, « [t]he victims of the crime must be targeted because
of their membership in the protected group, although not necessarily solely because of such
membership »31.
31. La qualification de génocide a ensuite été au centre de l’arrêt rendu par la Cour le 26
février 2007 dans l’affaire de l’Application de la Convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide ayant opposé la Bosnie-Herzégovine à la Serbie-Monténégro. Cet arrêt
confirme l’interprétation découlant de la simple lecture de l’article II de la convention, selon
laquelle l’intention génocidaire ne doit être ni exclusive, ni même principale. Cette confirmation
découle d’énoncés généraux et de principe, mais aussi de la manière dont ces énoncés ont été
appliqués dans le cas particulier de Srebrenica.
32. De manière générale, d’abord, la Cour a affirmé que
« [n]i l’intention, sous forme d’une politique visant à rendre une zone
‘ethniquement homogène’, ni les opérations qui pourraient être menées pour
mettre en oeuvre pareille politique ne peuvent, en tant que telles, être désignées
par le terme de génocide : l’intention qui caractérise le génocide vise à ‘détruire,
en tout ou en partie’ un groupe particulier; la déportation ou le déplacement de
membres appartenant à un groupe, même par la force, n’équivaut pas
nécessairement à la destruction dudit groupe, et une telle destruction ne résulte
pas non plus automatiquement du déplacement forcé »32.
La position de la Cour est nuancée : elle refuse d’assimiler, par principe, un nettoyage ethnique
à un acte de génocide. Il se peut en effet que l’objectif de rendre une zone « ethniquement
homogène » ne s’accompagne pas d’une intention génocidaire. Comme l’indiquent les termes
soulignés dans l’extrait repris ci-dessus, le nettoyage ethnique, en tant que tel, ne constitue dès
lors pas nécessairement ou automatiquement un génocide. A contrario, et en toute logique, la
Cour n’en conclut pas que ce qui constitue par ailleurs un nettoyage ethnique ne puisse, en
même temps, être qualifié d’acte de génocide. Il se peut en effet qu’une intention génocidaire
30 Radislav Krstic, IT-98-33, arrêts du 2 août 2001 (première instance) et du 19 avril 2004 (chambre d’appel) :
https://www.icty.org/fr/case/krstic.
31TPIY, Vidoje Blagojevic et Dragan Jokij, IT-02-60-T, 17 janvier 2005, p. 252, § 669 (souligné par la République
démocratique du Congo).
32 C.I.J. Recueil 2007, p. 123, § 190 (souligné par la République démocratique du Congo); v. aussi Application de
la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt, C.I.J. Recueil
2015, pp. 126-127, § 435.
14
soit bel et bien démontrée dans le cadre d’une opération de nettoyage ethnique. Tout dépend
donc des circonstances de l’espèce.
33. Sur le principe, l’enseignement est simple. L’intention génocidaire ne peut être ni déduite,
ni exclue de l’existence d’autres objectifs poursuivis par les auteurs des faits en cause, comme
dans le cas d’une politique de nettoyage ethnique. Il faut, mais il suffit, d’établir cette intention,
indépendamment de l’existence d’autres buts. Comme le précise bien la Cour, il convient « de
distinguer l’intention spécifique d’autres raisons ou mobiles que pourraient avoir l’auteur »33.
34. C’est bien de cette manière que la Cour a procédé lorsqu’elle a établi l’existence d’un
génocide à Srebrenica. Ce génocide s’est en effet déroulé dans un contexte de guerre et de
nettoyage ethnique perpétré par les forces serbes en Bosnie-Herzégovine. Dans ce contexte, il
est difficilement contestable que ces forces, dirigées par le général Mladic, avaient initialement
pour objectif de conquérir l’enclave de Srebrenica. Mais, comme le relève la Cour, cet objectif
s’est, à un moment particulier, doublé d’une intention génocidaire34 . En sélectionnant les
hommes et les enfants prétendument en âge de porter les armes, le général Mladic poursuivait
manifestement aussi un « objectif militaire » (l’expression est utilisée à plusieurs reprises dans
l’arrêt 35 ), tendant à affaiblir les forces de la partie adverse. L’existence de cette pluralité
d’objectifs n’a cependant pas empêché la Cour de conclure à une intention génocidaire, au vu
des circonstances particulières de l’espèce.
35. A l’instar du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, dont les décisions sont
abondamment citées dans l’arrêt de 2007, la Cour ne prétend au demeurant pas non plus établir
une hiérarchie entre les différents objectifs poursuivis par les auteurs des faits. Elle ne cherche
pas, en particulier, à démontrer que l’intention génocidaire l’aurait emporté ou aurait prévalu
sur d’autres objectifs ou motifs. L’essentiel est de déterminer que cette intention peut être
établie ; cette condition est nécessaire et suffisante au sens de l’article II de la convention.
36. Le précédent de Srebrenica est à cet égard loin d’être isolé, comme en témoignent les cas
du Rwanda et du Cambodge, soit les deux autres précédents dans lesquels des juridictions
internationales ont conclu à l’existence d’un génocide.
33 C.I.J. Recueil 2007, p. 122, § 189.
34 Ibid., pp. 165-166, § 295.
35 Ibid., p. 165, §§ 294 et 295.
15
b) Le Rwanda
37. Dans l’affaire Akayesu, la première dans laquelle une condamnation de génocide a été
prononcée par une juridiction internationale, le Tribunal pénal international pour le Rwanda a
fondé sa qualification sur l’appréciation suivante :
« Il apparaît […] clairement que les massacres survenus au Rwanda en 1994
visaient un objectif déterminé : celui d’exterminer les Tutsi, choisis spécialement
en raison de leur appartenance au groupe Tutsi, et non parce qu’ils étaient des
combattants du FPR »36.
Comme le laissent entendre les termes soulignés, l’intention génocidaire co-existait avec la
poursuite d’autres objectifs, en l’occurrence la lutte contre le Front patriotique rwandais (FPR)
qui tentait de renverser le régime en place par les armes. Cependant, une fois l’existence de
cette intention démontrée, le génocide a pu être établi, nonobstant la présence d’autres objectifs
poursuivis par le gouvernement rwandais.
38. Cette pluralité d’objectifs apparaît dans cet autre passage de l’arrêt :
« finalement, en réponse à la question posée [… de savoir] si les événements
tragiques survenus au Rwanda en 1994 s’inscrivaient uniquement dans le cadre
du conflit entre les FAR [Forces armées rwandaises] et le FPR, la Chambre
répond donc par la négative puisqu’elle considère que, parallèlement au conflit,
un génocide perpétré contre le groupe tutsi a bien été perpétré »37.
Le raisonnement de la Chambre est clair : l’existence d’une situation de conflit armé implique,
par définition, que les parties poursuivent des objectifs militaires. Mais si, « parallèlement au
confit », un acte de génocide est perpétré, il ne peut en aucun cas être excusé ni même expliqué
par l’existence de ce conflit.
39. De la même manière, confirmant la lecture de l’article II de la convention reprise ci-dessus,
le Tribunal pénal international pour le Rwanda a rejeté les arguments d’accusés qui prétendaient
avoir participé aux massacres pour d’autres motifs que celui d’exterminer les Tutsis. L’un
36 TPIR, Affaire Akayesu, décision du 2 septembre 1998, § 125 (souligné par la République démocratique du
Congo).
37 Ibid., § 127 (souligné par la République démocratique du Congo).
16
d’entre eux prétendait par exemple avoir agi pour éliminer des concurrents économiques, par
vengeance ou par appât du gain, ce qui a été considéré comme non pertinent :
« la Chambre d’appel observe qu’il ne faut pas confondre l’intention criminelle
(mens rea) et le mobile. En effet, s’agissant du génocide, le mobile personnel
n’exclut pas la responsabilité pénale à condition que les actes proscrits par
l’article 2 2 a) à e) [sic] ont été commis ‘dans l’intention de détruire, en tout ou
en partie, un groupe racial, ethnique, national ou religieux, comme tel’ »38.
40. Que ce soit à l’échelle collective (qui renvoie à des objectifs politiques multiples du régime
rwandais de l’époque, y compris la victoire dans le conflit avec les rebelles du F.P.R.) ou sur le
plan individuel (avec des mobiles très variés en fonction de la personnalité des accusés), la
conclusion est la même : si des actes matériels énoncés à l’article II de la convention ont été
perpétrés, la preuve de l’intention génocidaire est une condition nécessaire et suffisante pour
établir le crime. L’existence d’autres mobiles dans le chef des auteurs des faits est indifférente
à cet égard.
41. En cela, le tribunal consacre le raisonnement opéré par le groupe d’experts chargé par
le Conseil de sécurité de se prononcer sur la situation au Rwanda39. Dans son rapport, il relève
l’exclusion de l’intention de détruire un groupe politique de l’article II convention et remarque
« This may appear to leave the door slightly open for perpetrators to argue that the killings
that they ordered or carried out were directed against political groups and not any of the
groups listed in article II. Alternatively, it may be argued that the killings were politically
motivated and not with the intent to destroy a national, ethnic, racial or religious group,
as such. However, this attempt at a defence is bound to fail, as it should, because the
presence of political motive does not negate the intent to commit genocide if such intent
is established in the first instance »40.
Cette conclusion, élaborée à partir du précédent rwandais, a une portée générale, et pourrait
parfaitement s’appliquer au cas du Cambodge.
38 ICTR-95-1-A, Le Procureur c. Clément Kayishema et Obed Ruzindana, 19 juillet 2001, § 161 :
https://www.legal-tools.org/doc/9ab26f/pdf/.
39 Résolution 935 (1994), 1er Juillet 1994, § 1er.
40 Final Report of the Commission of Experts established pursuant to Security Council resolution 935 (1994),
S/1994/1405, 9 décembre 1994, §§ 158-159, référence omise (souligné par la République démocratique du Congo).
17
c) Le Cambodge
42. On peut encore mentionner en ce sens la décision rendue le 23 décembre 2022 par la
Chambre de la Cour suprême des Chambres spéciales cambodgiennes, qui ont condamné Khieu
Samphân pour crime de génocide, à la fois contre les Vietnamiens et contre la minorité Cham.
43. Dans le premier cas, l’accusé prétendait que l’intention génocidaire n’était pas établie en
raison de l’existence d’un conflit armé entre le Cambodge et le Vietnam41 . C’est dans ce
contexte qu’il fallait selon lui comprendre certains discours des autorités cambodgiennes visant
les « ennemis » vietnamiens, dont le but aurait été « de galvaniser les troupes du Kampuchéa
démocratique face à un ennemi nettement supérieur en nombre »42. En d’autres termes, les actes
visant les Vietnamiens auraient été motivés par un objectif militaire, Khieu Samphân reprochant
à la Chambre de première instance « de ne pas avoir expliqué en quoi l’utilisation du terme
‘ennemi’ ne désignait pas uniquement une cible militaire »43.
44. La Chambre de la Cour suprême a rejeté cet argument. Elle a constaté que les termes
employés par les plus hauts représentants du régime khmer rouge étaient utilisés « pour parler
du Vietnam ou des Vietnamiens en général et pas exclusivement des combattants »44 . Les
Vietnamiens étaient d’ailleurs considérés comme des « ennemis héréditaires »45, une expression
qui témoigne bien de l’existence d’une intention qui va au-delà de la simple victoire dans un
conflit armé spécifique.
45. Parallèlement, la Chambre de la Cour suprême a confirmé la qualification de génocide
retenue en première instance pour désigner les actions visant les Chams, une minorité religieuse
vivant au Cambodge. Khieu Samphân estimait quant à lui que « le projet des Khmers rouges
était de créer une société laïque dans laquelle la religion passait effectivement au second plan
par rapport aux objectifs révolutionnaires de reconstruction du pays et que l’identité des Chams
en tant que membres d’un groupe n’a jamais posé problème » 46 . Les chambres spéciales
41 Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, Dossier n° 002/19-09-2007-ECCC/SC, Doc
n°F76, 23 décembre 2022, § 1611.
42 Ibid., § 1612.
43 Ibid.
44 Ibid., § 1847.
45 Ibid.
46 Ibid., §1856.
18
cambodgiennes ne l’ont pas suivi. L’existence de motivations politiques se ramenant à un tel
projet ne pouvait en effet exclure, par ailleurs, l’existence d’une intention spécifique visant le
groupe des Chams. Plus généralement, la circonstance que ces derniers aient pu être visés en
tant qu’opposants au régime n'excluait pas qu’ils l’aient aussi été en tant que membres d’un
groupe religieux. Une fois encore, rien n’exige que cette intention spécifique soit exclusive, ni
même principale. Elle doit simplement être établie.
46. Plus généralement, la condamnation de Khieu Samphan pour génocide a été établie alors
que le régime khmer rouge poursuivait une politique dite « polpotiste » ou liée à un maoïsme
fondamentaliste47. Cette idéologie se traduisait par une pluralité d’objectifs : créer une nouvelle
« société communiste sans classe », laïque, anticapitaliste et anti-impérialiste, projet qui aurait
justifié une répression féroce de toute opposition. C’est dans le contexte de ce projet politique
plus large qu’un génocide a été perpétré contre les Vietnamiens et la minorité Cham. Ici encore,
peu importent la pluralité des objectifs et l’éventuelle hiérarchie qui pourrait être établie entre
eux : seule l’intention génocidaire doit être démontrée. Comme cet exemple le laisse entendre
également, l’admission d’une pluralité d’objectifs peut mener à une qualification parallèle de
crime de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, et ce pour un même
ensemble de faits.
C. La possibilité de qualifier de génocide un acte par ailleurs constitutif de crime contre
l’humanité ou de crime de guerre
47. Dans les exposés oraux qu’il a présentés devant la Cour, le Myanmar a concédé que certains
aspects des actions menées dans le cadre du conflit armé opposant ses troupes à la « Arakan
Rohingya Salvation Army » pouvaient donner lieu à des enquêtes de son appareil judiciaire.
Ces enquêtes, et les éventuelles poursuites qui en découleraient, viseraient cependant des crimes
de guerre, voire des crimes contre l’humanité, mais non des crimes de génocide. D’après l’agent
de l’État défendeur, « such conduct, if proven, could be relevant under international
humanitarian law or human rights conventions, but not under the 1948 Genocide
Convention »48.
47 Henri Locard, Le « Petit livre rouge » de Pol Pot ou Les paroles de l’Angkar, Paris, L’Harmattan, 2000.
48CR 2019/19, 11 décembre 2019, § 28 (Aung San Suu Kyi).
19
48. Selon une jurisprudence constante, il est cependant parfaitement possible de cumuler une
déclaration de culpabilité pour génocide et une déclaration de culpabilité pour crimes contre
l’humanité et crimes de guerre. Cette possibilité de cumul d’infractions découle notamment de
l’affaire Popovic, dans laquelle le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a relevé
qu’ :
« [u]ne déclaration de culpabilité prononcée pour génocide, punissable aux
termes de l’article 4 3) a) du Statut (chef 1) et celle prononcée pour un crime
contre l’humanité, punissable aux termes de l’article 5 du Statut (chefs 3
(extermination), 4 (assassinat), 6 (persécution) et 7 (actes inhumains – transfert
forcé), peuvent être cumulées […].
Selon la Chambre de première instance, […] il est possible de prononcer
cumulativement des déclarations de culpabilité pour génocide, en vertu de
l’article 4 3) a) du Statut (chef 1), et pour meurtre, en tant que violation des lois
et coutumes de la guerre, en vertu de l’article 3 du Statut (chef 5). Si pour
prononcer une déclaration de culpabilité pour génocide, il faut prouver
l’intention spécifique mentionnée plus haut, ce n’est pas le cas pour celle fondée
sur l’article 3 du Statut. Cet article, contrairement à l’article 4 du Statut, exige la
preuve d’un lien étroit entre les actes de l’accusé et le conflit armé »49.
Ce principe a été appliqué dans plusieurs affaires, liées au génocide de Srebrenica50, mais aussi
du Rwanda51 et du Cambodge52.
49. Dans le même sens, la Cour a estimé que « pour déduire l’existence du dolus specialis d’une
ligne de conduite, il faut et il suffit que cette conclusion soit la seule qui puisse raisonnablement
se déduire des actes en cause »53. Indépendamment de la question de la preuve qui sera abordée
dans les pages qui suivent, la République démocratique du Congo relève que, comme l’observe
la Cour, cette approche est « en substance identique » à celle du Tribunal pénal international
pour l’ex-Yougoslavie 54 . Au vu de la jurisprudence constante de ce dernier (et plus
généralement de celle des tribunaux pénaux internationaux) relative au cumul des déclarations
de culpabilité, ce critère ne peut en aucun cas être interprété comme excluant la possibilité
49 TPIY, Affaire Popovic et al.,IT-05-88, jugement en première instance, 10 juin 2010, §§ 2115-2116.
50 TPIY, Affaire Tolimir, IT-05-88/2, jugement en première instance, 12 décembre 2012, §1205 : « It is permissible
to enter simultaneous convictions for genocide under Article 4(3)(a) as well as a conviction for any crime under
Article 5 [c’est-à-dire des crimes contre l’humanité], or a conviction for murder under Article 3 [c’est-à-dire des
crimes de guerre] ».
51 TPIR, Affaire Musema, ICTR 96-13, arrêt en appel, 16 novembre 2001, §§364-367 : cumul de culpabilité pour
génocide et extermination pour les mêmes faits ; TPIR, Affaire Nahimana et al., ICTR-99-52, arrêt en appel, 28
novembre 2007, §§1028-1036 : cumul des déclarations de culpabilité pour génocide et extermination en tant que
crime contre l’humanité, génocide et persécution en tant que crime contre l’humanité, incitation au génocide et
persécution en tant que crime contre l’humanité.
52 Affaire Khieu Samphân, précitée ; condamnation pour crime contre l’humanité de persécution pour motifs
politiques à l’encontre des Chams à raison de la participation à une entreprise criminelle commune (§ 610).
53 Croatie c. Serbie, p. 67, §148 (souligné par la République démocratique du Congo); Bosnie-Herzégovine c.
Serbie-et-Monténégro, pp. 196-197, § 373.
54 Croatie c. Serbie, p. 67, §148.
20
qu’un génocide soit commis parce que les actes dont il est question sont également constitutifs
de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Le critère pertinent se rapporte ainsi au
seuil de la preuve nécessaire pour démontrer l’existence de l’intention génocidaire et non pas à
l’exclusivité de cette intention.
50. En bref, que l’on envisage la question en lien avec un contexte de guerre, avec l’existence
d’objectifs ou de mobiles multiples, ou au regard du cumul possible d’infractions avec d’autres
crimes, la conclusion est la même : l’intention génocidaire peut être établie de manière
autonome, sans que l’on puisse l’exclure au regard d’autres facteurs ou circonstances.
Article II : la preuve de l’intention génocidaire
51. La question de la preuve de l’existence d’un génocide est l’une des plus épineuses en ce qui
concerne plus particulièrement la manière dont doit être démontrée l’intention spécifique (dolus
specialis) nécessaire pour qu’un génocide puisse être considéré comme ayant été commis. Dans
la présente espèce, tant les parties au stade de l’indication des mesures conservatoires, que les
États intervenants ont exprimé leur position par rapport à la manière dont il convient de
démontrer l’existence d’une intention génocidaire.
52. Un conseil du Myanmar a affirmé que « where proof of genocidal intent depends upon
inferences drawn from a pattern of conduct, other explanations for the mental element of the
crime must be excluded ».55 Rejetant l’analyse du rapport de la Mission d’établissement des
faits au sujet de l’existence d’une intention genocidaire dans le chef des autorités du Myanmar,
le conseil du Myanmar a expliqué que « the validity of the opinion of the Fact-Finding Mission
about genocidal intent is undermined by its failure to consider, in any substantive manner, the
issue of alternative explanations ».56 Se référant aux camps pour les personnes déplacées établis
par les autorités du Myanmar, le conseil du Myanmar soutient que « [t]he Mission never
attempts to explain why there appears to be no evidence of systematic physical destruction in
the displacement camps, perhaps because this might provide a reasonable explanation that runs
55 CR 2019/19, p. 40, § 52 (Schabas).
56 Pour le Myanmar : CR 2019/19, p. 36, § 45 (Schabas).
21
counter to the genocidal intent hypothesis. »57 Ainsi, le Myanmar ne conteste pas que l’intention
génocidaire puisse être déduite d’une ligne de conduite (« a pattern of conduct »), mais, dans
ce cas, d’autres explications du comportement adopté doivent être exclues. Même s’il est
difficile d’avoir une vision définitive de la position du Myanmar en se basant uniquement sur
les prises de position de ses conseils lors des audiences publiques au stade des mesures
conservatoires, il semble que, pour que l’intention génocidaire puisse être exclue, il faut que
l’autre explication possible soit « raisonnable ». De son côté, la Gambie a rappelé le passage
suivant de l’arrêt Croatie c. Serbie « for a pattern of conduct … to be accepted as evidence of
genocidal intent, it would have to be such that it could only point to the existence of such intent,
that it can only reasonably be understood as reflecting that intent », en affirmant que «The
Gambia’s Application is based squarely on that standard »58.
53. Dans leur déclaration d’intervention conjointe dans la présente procédure, l’Allemagne, le
Canada, le Danemark, la France, les Pays-Bas et le Royaume-Uni se sont attardés sur le
prononcé de la Cour dans le jugement rendu dans l’affaire Croatie c. Serbie selon lequel « pour
déduire l’existence du dolus specialis d’une ligne de conduite, il faut et il suffit que cette
conclusion soit la seule qui puisse raisonnablement se déduire des actes en cause »59. Pour ces
États,
« il est essentiel que la Cour adopte une approche équilibrée qui reconnaisse la gravité
exceptionnelle du crime de génocide sans rendre la déduction de l’intention génocidaire
si difficile qu’il serait quasiment impossible d’établir un génocide. Les déclarants
estiment que le critère adopté par la Cour dans Croatie c. Serbie peut, s’il est appliqué
correctement, constituer la base de cette approche équilibrée.
A cet égard, les déclarants notent que la référence expresse de la Cour à un critère
« raisonnable » est essentielle à une approche équilibrée »60.
57 Pour le Myanmar : CR 2019/19, p. 39, § 50 (Schabas) (souligné par la République démocratique du Congo).
Voy. aussi ibid., p. 27, § 19 : « In the context of a provisional measures application […], the test must be whether
it is plausible that genocidal intent is the only inference that can be drawn. In other words, unless it is plausible
that another reasonable explanation of the intent for the acts can be excluded, the application must fail » (souligné
par la République démocratique du Congo).
58 Pour la Gambie : CR 2019/20, p. 31, § 6 (Sands).
59 Déclaration d’intervention conjointe de la République fédérale d’Allemagne, du Canada, du Royaume du
Danemark, de la République française, du Royaume des Pays-Bas, et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et
d’Irlande du Nord en application de l’article 63 du Statut de la Cour internationale de Justice en l’affaire relative
à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c.
Myanmar),15 novembre 2023, p. 13, § 50.
60 Ibid., p. 14, paras. 51-52. Voy., dans le même ordre d’idées, la déclaration d’intervention de l’Espagne, dans
l’affaire de l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande
de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), 28 juin 2024, p. 6, §§ 23-25.
22
Les États intervenants ont invité la Cour à examiner tous les éléments de preuve pris dans leur
ensemble61. Ils ont insisté sur le fait que le nombre des victimes tuées n’est pas déterminant
pour établir l’intention génocidaire et ont mis l’accent sur d’autres facteurs pertinents pour
établir cette intention, à savoir, les violences sexuelles et sexistes, les actes commis à l’encontre
des enfants et les déplacements forcés62.
54. La République démocratique du Congo partage très largement la position qui vient d’être
exposée. Plus particulièrement, elle relève qu’une manifestation expresse de l’intention
spécifique n’est pas requise (A), l’intention génocidaire pouvant être déduite ou inférée de
certains comportements ou d’une ligne de conduite (B) dans la mesure où les comportements
ou la ligne de conduite en question permettent raisonnablement une telle déduction (C).
A. Une manifestation expresse de l’intention génocidaire n’est pas requise
55. Selon l’interprétation de la Cour admise par tous les États qui se sont exprimés sur ce point
dans le cadre des procédures pertinentes, une manifestation expresse de l’intention génocidaire
n’est pas requise63.
56. De même, les tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie (T.P.I.Y.) et le
Rwanda (T.P.I.R.) ont relevé à diverses reprises que « les signes de l’intention génocidaire sont
61 Ibid., pp. 14, §§ 54-55. Voy. aussi la déclaration d’intervention du Chili dans l’affaire de l’Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c.
Israël), 12 septembre 2024, p. 9, para. 32, ainsi que, dans la même affaire, les déclarations d’intervention de la
Türkiye, 7 août 2024, p. 36, §§ 99-101 et de l’Espagne, 28 juin 2024, p. 7, § 26.
62 Ibid, pp. 14-20, §§ 56-76. Pour une référence à des critères pertinents pour déduire l’intention génocidaire, voy.
aussi la déclaration d’intervention de la Colombie dans l’affaire de l’Application de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), 24 avril 2024,
p. 38-39, §§ 120-123.
63 Les États-Unis, dans la première des déclarations interprétatives communiquées au moment de leur ratification
de la convention de 1948, indiquaient que « [l]’expression « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un
groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel », qui figure à l’article II, désigne l’intention expresse de
détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel, par des actes spécifiés
à l’article II » ; Nations Unies, Collection des traités, Chapitre IV, Droits de l’homme, 1. Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide, Déclarations et réserves, disponible sur :
https://treaties.un.org/pages/ViewDetails.aspx?src=IND&mtdsg_no=IV-1&chapter=4&clang=_fr#EndDec
(souligné par la République démocratique du Congo). Dans la mesure où cette déclaration peut être interprétée
comme exigeant la preuve d’une manifestation expresse de l’intention de détruire un des groupes protégés par la
convention de 1948 comme tel, la République démocratique du Congo relève qu’une telle interprétation est trop
exigeante par rapport aux standards de preuve requis pour démontrer l’existence d’une intention génocidaire et
qu’elle n’est nullement confirmée par la jurisprudence.
23
[…] rarement manifestes »64 . Leur jurisprudence constante admet la possibilité de déduire
d’éléments de preuve indirects l’existence d’une telle intention65. Cette approche a été suivie
par la Cour internationale de justice elle-même dans sa jurisprudence relative à l’application de
la convention de 1948 dans les différends opposant, respectivement, la Bosnie-Herzégovine à
la Serbie-Monténégro et la Croatie à la Serbie. Ainsi, dans l’arrêt rendu en 2015 dans l’affaire
opposant la Croatie à la Serbie, la Cour a constaté que
« [l]es Parties admettent que le dolus specialis est à rechercher, d’abord, dans les
éléments de la politique de l’État, même si elles estiment qu’une telle intention
s’exprimera rarement de manière manifeste. Elles conviennent qu’à titre subsidiaire le
dolus specialis peut être établi par preuve indirecte, c’est-à-dire déduit ou inféré de
certains comportements. »66
Tant dans cet arrêt que dans celui rendu en 2007 dans l’affaire opposant la Bosnie-Herzégovine
à la Serbie-et-Monténégro, la Cour a admis que le génocide pouvait être établi même « [e]n
dehors de l’existence d’un plan de l’État exprimant l’intention de commettre un génocide »67.
Dans chaque cas, il faut plutôt se demander si l’intention génocidaire peut être déduite de
preuves diverses, en procédant à l’analyse des faits en cause afin de déterminer si une telle
déduction peut raisonnablement être opérée68.
B. L’intention génocidaire peut être déduite ou inférée de certains comportements ou d’une
ligne de conduite
57. Dès lors que l’intention génocidaire peut être déduite ou inférée de preuves variées, il est
utile de s’attarder sur les éléments qui pourront être pris en considération à ce titre.
58. Dans sa jurisprudence précitée, la Cour a fait référence à la possibilité de déduire ou inférer
l’intention génocidaire des « circonstances précises » ou d’une « ligne de conduite »69. La Cour
64 Voy., à titre d’exemple, T.P.I.Y., Le Procureur c. Zdravko Tolimir, jugement, Chambre de première instance II,
12 décembre 2012, IT-05-88/2-T, p. 401, § 745 ; T.P.I.R., Sylvestre Gacumbitsi c. Le Procureur, arrêt, Chambre
d’appel, 7 juillet 2006, ICTR-2001-64-A, pp. 19-20, § 40.
65 Voy., à titre d’exemple, T.P.I.Y., Tolimir, op. cit., p. 401, § 745 ; T.P.I.Y., Le Procureur c. Milomir Stakić, arrêt,
Chambre d’appel, 22 mars 2006, IT-97-24-A, pp. 25-26, §§ 55-56 ; T.P.I.R., Iledephonse Hategekimana c. Le
Procureur, arrêt, Chambre d’appel, 13 septembre 2013, ICTR-00-55B-A, p. 48, § 133 ; T.P.I.R., Le Procureur c.
Yussuf Munyakazi, arrêt, Chambre d’appel, 28 septembre 2011, p. 54, § 142 ; T.P.I.R., arrêt Gacumbitsi, op. cit.,
pp. 19-20, §§ 40-41.
66 Croatie c. Serbie, p. 65, § 143.
67 Croatie c. Serbie, p. 66, § 145.
68 Croatie c. Serbie, p. 67, § 148 ; Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, pp. 196-197, § 373.
69 Ibid.
24
a défini la ligne de conduite comme étant « un ensemble cohérent d’actions exécutées dans une
certaine période de temps »70. Comme le souligne un commentateur de la Convention de 1948,
l’intention génocidaire « must be inferred from facts which, in their entirety, constitute the
manifestation of such intent beyond reasonable doubt »71. Ainsi, il ne s’agit pas d’examiner
séparément les incidents rapportés comme constituant des actes de génocide mais d’examiner
le contexte factuel dans son ensemble afin de déterminer s’il existe « des preuves convaincantes
et concordantes de l’existence d’un ensemble d’atrocités constituant un schéma » et si ce
contexte factuel « revêt[ait] un caractère systématique dont pourrait se déduire l’existence d’une
intention spécifique (dolus specialis) »72 . L’existence d’un « schéma » ou d’une « ligne de
conduite » peut donc mener à la conclusion qu’un véritable plan ou politique génocidaire se
sont cristallisés.
59. Cela étant, prouver l’existence d’un tel plan ou d’une telle politique n’est pas juridiquement
nécessaire à la démonstration de l’intention génocidaire 73 . Ce constat est d’autant plus
important qu’il est admis que « les actes de génocide ne supposent pas nécessairement la
préméditation et l’intention (de détruire un groupe) peut en devenir le but recherché qu’en cours
d’opération »74. Comme il a été indiqué plus haut, c’est ce qui s’est produit à Srebrenica au
mois de juillet 199575.
60. La Cour a précisé que l’élément matériel (actus reus) et l’élément moral (mens rea) du crime
de génocide « sont liés » et que « la caractérisation des actes [ie. l’actus reus du génocide] et
leur articulation les uns par rapport aux autres peuvent contribuer à la déduction de
l’intention »76. Ainsi, par exemple, des actes de meurtre, de viol et violence sexuelle ou de
privation des membres d’un groupe de leurs moyens de subsistance considérés individuellement
70 Croatie c. Serbie, p. 151, § 510.
71 Christian J. Tams, Lars Berster et Björn Schiffbauer, The Genocide Convention. Article-by Article Commentary,
op. cit., p. 150-151 (Lars Berster).
72 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 143, § 242. Voy. aussi T.P.I.Y., jugement Tolimir, op. cit., p.
414, § 772 (« au lieu de se demander si l’auteur était animé de l’intention de détruire le groupe au travers de chacun
des actes de génocide visés à l’article 4 du Statut, il faudrait examiner tous les éléments de preuve, pris ensemble ») ;
T.P.I.Y., Le Procureur c. Vujadin Popović, jugement, Chambre de première instance II, 10 juin 2010, IT-05-88-
T, pp. 414-415, §§ 820, 823 ; T.P.I.Y., Le Procureur c. Milomir Stakić, arrêt, Chambre d’appel, 22 mars 2006, IT-
97-24-A, pp. 25-26, §§ 55-56.
73 T.P.I.Y., Le Procureur c. Goran Jelisić, arrêt, Chambre d’appel, 5 juillet 2001, IT-95-10-A, p. 20, § 48.
74 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 163, § 292 (citant le jugement rendu en 2001 par la Chambre
de première instance du T.P.I.Y. dans l’affaire Krstić, § 572). Voy aussi T.P.I.R., arrêt Munyakazi, op. cit., p. 54, §
142.
75 Voy. supra, §§ 30 et ss.
76 Croatie c. Serbie, p. 62, § 130.
25
ne sont pas uniquement pertinents dans le cadre de l’analyse de l’élément matériel (actus reus)
du crime de génocide, en tant que comportements qui correspondent aux litterae a) (meurtre),
b) (viol et violences sexuelles) et c) (privation des membres d’un groupe de leur moyens de
subsistance) ; ils sont tout aussi pertinents, notamment dans leur articulation les uns par rapport
aux autres, pour la démonstration de l’existence de la mens rea spécifique du crime de génocide.
61. De même, les actes qui ne rentrent a priori pas eux-mêmes dans le champ d’application de
l’article II de la convention peuvent être pris en considération pour établir l’existence d’une
intention génocidaire. Les actes relevant du « nettoyage ethnique » – à savoir la politique
consistant à rendre une zone ethniquement homogène et les opérations mettant en oeuvre une
telle politique, se traduisant, entre autres, par la déportation ou le déplacement des membres
d’un groupe –fournissent un exemple clair à cet égard. La Cour a considéré que de tels actes
pourraient être constitutifs du crime de génocide si les « déplacements forcés sont intervenus
dans des conditions telles qu’ils devaient entraîner la destruction physique du groupe »77. Rien
n’empêche donc de prendre ces actes en considération pour prouver l’existence d’une intention
génocidaire :
« il est clair que des actes de « nettoyage ethnique » peuvent se produire en même temps
que des actes prohibés par l’article II de la Convention, et permettre de déceler
l’existence d’une intention spécifique (dolus specialis) se trouvant à l’origine des actes
en question »78.
62. La Cour a considéré qu’il en va de même de l’imposition du port de signes d’appartenance
ethnique :
« le port imposé de signes d’appartenance ethnique ne rentre pas en lui-même dans le
champ d’application du litt. c) de l’article II de la Convention, mais il peut être pris en
compte pour établir l’intention de détruire le groupe protégé en tout ou en partie »79.
Elle a fait le même constat pour ce qui est des atteintes aux biens et symboles culturels et
religieux : « la Cour rappelle […] qu’elle peut prendre en compte les atteintes aux biens et
symboles culturels et religieux pour établir l’intention de détruire le groupe physiquement »80.
Ainsi, pour revenir sur les exemples mentionnés ci-avant, les actes de meurtre, de viol et
77 Croatie c. Serbie, p. 72, § 163 (souligné par la République démocratique du Congo).
78 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 123, § 190 ; Croatie c. Serbie, p. 71, § 162.
79 Croatie c. Serbie, p. 115, § 382.
80 Croatie c. Serbie, p. 116, § 390 ; voy. aussi Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, pp. 185-186, § 344.
26
violence sexuelle ou de privation des membres d’un groupe de leur moyens de subsistance,
restent pertinents pour prouver l’existence d’une ligne de conduite génocidaire, même si,
considérés individuellement, ils ne constituent pas – ou ne constituent pas tous – des actes de
génocide tels que ceux-ci sont énumérés dans l’article II.
63. Il ressort de ce qui précède que les faits qui doivent être pris en considération pour
l’identification d’une ligne de conduite établissant une intention génocidaire sont conçus de
manière large. Selon la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-
Yougoslavie et le Rwanda, dans le cadre de l’analyse des éléments de preuve pour déduire
l’intention génocidaire,
« il convient de prendre en compte notamment le contexte général, la perpétration
d’autres actes répréhensibles systématiquement dirigés contre le même groupe,
l’ampleur des atrocités commises, le fait de viser systématiquement certaines victimes
en raison de leur appartenance à un groupe particulier, ou la récurrence d’actes
destructifs et discriminatoires. L’existence d’un plan ou d’une politique et l’intention
formulée dans des discours publics ou lors de réunions avec d’autres personnes peuvent
aussi permettre de déduire que l’auteur était animé de l’intention spécifique requise »81.
Comme l’expose le T.P.I.Y., l’intention spécifique au crime de génocide n’a pas à être
expressément exprimée et « peut clairement être déduite de la gravité de la purification ethnique
pratiquée »82. Elle
« peut être inférée d’un certain nombre d’éléments, tels la doctrine générale du projet
politique inspirant les actes susceptibles de relever de la définition de l’article 4 ou de
la répétition d’actes de destruction discriminatoires. L’intention peut également se
déduire de la perpétration d’actes portant atteinte au fondement du groupe, ou à ce que
les auteurs des actes considèrent comme tels, actes qui ne relèveraient pas
nécessairement eux-mêmes de l’énumération du paragraphe 2 de l’article 4, mais qui
sont commis dans le cadre de la même ligne de conduite »83.
Cette « intention ressort de l’effet conjugué des discours ou projets préparant ou justifiant ces
actes, de la massivité de leurs effets destructeurs ainsi que de leur nature spécifique, visant à
miner ce qui est considéré comme les fondements du groupe »84.
81 T.P.I.Y., jugement Tolimir, op. cit., p. 401, § 745 (références omises).
82 T.P.I.Y., Le Procureur c. Radovan Karadzic et Ratko Mladic, Examen de l’acte d’accusation, Chambre de
première instance I, 16 novembre 1995, affaire nº IT-95-18-I, pp. 5-6.
83 T.P.I.Y., Le Procureur c. Radovan Karadzic et Ratko Mladic, Examen de l’acte d’accusation, Chambre de
première instance I, 11 juillet 1996, affaire IT-95-5-R61 et IT-95-18-R61, § 94.
84 Ibid., § 95.
27
64. La diversité d’éléments qui peuvent être pris en compte pour établir l’existence d’une ligne
de conduite est confirmée dans la jurisprudence de la Cour. Dans l’affaire opposant la Croatie
à la Serbie, la Croatie avait proposé une liste de 17 critères utiles pour établir l’existence d’une
telle ligne85. Dans son arrêt de 2015, sans remettre en cause les 17 critères proposés par la
Croatie ni en exclure certains comme non pertinents, la Cour a considéré que
« les plus importants [étaient] ceux qui ont trait à l’ampleur et au caractère systématique
des attaques, au fait que ces attaques auraient fait bien plus de victimes et de dégâts que
ce qui était nécessaire d’un point de vue militaire, au fait que les Croates étaient
spécifiquement pris pour cible et à la nature, à la gravité et à l’étendue des lésions
infligées à la population croate »86.
65. À cet égard, la République démocratique du Congo souligne tout particulièrement le critère
portant sur le « fait que les attaques auraient fait bien plus de victimes et de dégâts que ce qui
était nécessaire d’un point de vue militaire », que la Cour a identifié comme étant parmi « les
plus importants » dans la preuve de l’existence d’une ligne de conduite génocidaire. Aux dires
de la Cour elle-même, « les règles du droit international humanitaire pourraient être pertinentes
aux fins de décider si les actes allégués par les Parties constituent un génocide au sens de
l’article II de la Convention »87. Ainsi, le respect des règles du droit international humanitaire
constitue un élément pertinent pour l’identification de l’intention génocidaire et les actes qui
vont à l’encontre des règles en question acquièrent ainsi un poids significatif dans le contexte
factuel indiquant l’existence d’une ligne de conduite génocidaire.
66. Par identité de motifs, les mêmes considérations doivent s’appliquer aux règles relatives à
la protection des droits humains, eu égard à leur application continue en temps de conflit armé,
application confirmée par la Cour à plusieurs reprises88 : les actes constitutifs de violations de
ces règles doivent se voir accorder un poids significatif dans l’appréciation de l’existence d’une
ligne de conduite génocidaire.
85 Croatie c. Serbie, pp. 119-120, § 408.
86 Croatie c. Serbie, p. 121, § 413.
87 Croatie c. Serbie, p. 68, § 153.
88 Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1996, p. 240, § 25 ;
Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J.
Recueil 2004, pp. 177-178, §§ 105-106 ; Affaire des activités militaires et paramilitaires sur le territoire du Congo
(République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, pp. 242-243, § 216 ; Conséquences
juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le territoire palestinien occupé, y compris
Jérusalem-Est, avis consultatif, 19 juillet 2024, § 99.
28
67. Il ressort de ce qui précède que l’intention génocidaire peut être déduite ou inférée de
preuves diverses, à savoir d’une analyse des circonstances précises ou de la ligne de conduite
dans lesquelles s’inscrivent les actes correspondant à l’actus reus du crime de génocide, et que
les actes qui doivent être pris en compte comme faisant partie de ce contexte dont peut être
déduite l’intention génocidaire sont multiples et variés.
C. L’intention génocidaire doit être établie raisonnablement
68. La République démocratique du Congo relève que l’intention génocidaire doit être déduite
ou inférée « raisonnablement » de circonstances précises ou d’une ligne de conduite.
69. Cette approche correspond à celle qui a été suivie par la Cour dans sa jurisprudence
constante. Dans son arrêt de 2007, la Cour a indiqué que
« [l]e dolus specialis, l’intention spécifique de détruire le groupe en tout ou en partie,
doit être établi en référence à des circonstances précises, à moins que l’existence d’un
plan général tendant à cette fin puisse être démontrée de manière convaincante ; pour
qu’une ligne de conduite puisse être admise en tant que preuve d’une telle intention, elle
devrait être telle qu’elle ne puisse qu’en dénoter l’existence »89.
Dans son arrêt de 2015, la Cour a expliqué que « [l]a notion de « raisonnable » doit
nécessairement être considérée comme se trouvant implicitement incluse dans le raisonnement
de la Cour »90, précisant que le passage précité de son arrêt de 2007 « revient à considérer que,
pour déduire l’existence du dolus specialis d’une ligne de conduite, il faut et il suffit que cette
conclusion soit la seule qui puisse raisonnablement se déduire des actes en cause »91 . Ces
passages confirment que le critère en question s’applique lorsque l’intention est déduite de
circonstances précises ou d’une ligne de conduite et ne concerne pas les cas où il existe des
déclarations expresses démontrant d’intention génocidaire.
70. Comme il a été relevé plus haut, le critère établi par la Cour doit être interprété de façon à
parvenir à un équilibre entre la gravité particulière du crime de génocide et la nécessité de ne
89 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, pp. 196-197, § 373 (souligné par la République démocratique du
Congo).
90 Croatie c. Serbie, p. 67, § 148.
91 Ibid. (souligné par la République démocratique du Congo).
29
pas rendre impossible toute application concrète de la convention de 194892. Dans le même
ordre d’idées, les six États intervenant conjointement dans la présente affaire ont mis en garde
contre une interprétation trop restrictive du critère établi par la Cour, invitant à une « approche
équilibrée » dans son application et soulignant que « la référence expresse de la Cour à un
critère « raisonnable » est essentielle à une approche équilibrée » 93 . En effet, le caractère
« raisonnable » de la déduction est l’élément clé dans l’interprétation du seuil appliqué par la
Cour à l’appréciation des circonstances précises ou de la ligne de conduite. Ce terme est
indicatif de la souplesse dont il convient de faire preuve lorsque l’on est confronté à la tâche
délicate de prouver l’intention génocidaire dans le chef d’un État.
71. Ainsi qu’il a été indiqué dans l’introduction de cette partie de la déclaration, dans le cadre
des audiences publiques tenues au stade des mesures conservatoires, le Myanmar s’est référé à
l’existence d’autres explications (« alternative explanations ») afin de contester le fait que ses
autorités étaient animées d’une intention génocidaire94. Cet argument soulève la question de
savoir si et dans quelle mesure l’existence d’autres explications peut anéantir toute possibilité
de déduction de l’existence d’une intention génocidaire. Selon la République démocratique du
Congo, tel n’est clairement pas le cas.
72. Premièrement, le Myanmar lui-même ne semble pas avoir prétendu que la simple possibilité
qu’il existe d’autres explications que l’existence d’une intention génocidaire soit suffisante pour
exclure que cette intention puisse être raisonnablement déduite d’une ligne de conduite. Au
contraire, les extraits cités ci-avant montrent que le Myanmar a considéré que l’existence d’une
intention génocidaire dans le chef des autorités n’était pas démontrée en se référant à la présence
d’autres explications raisonnables95 . Ainsi, le Myanmar a admis que pour que l’intention
génocidaire puisse être exclue, il ne suffit pas qu’une autre explication soit simplement possible ;
une telle explication doit pouvoir être raisonnablement déduite des faits pertinents pour
permettre de remettre en cause l’existence d’une intention génocidaire.
92 Voy. supra §13.
93 Déclaration d’intervention conjointe dans l’affaire Gambie c. Myanmar, op. cit., p. 14, §§ 51-52. Voy. aussi la
déclaration d’intervention de l’Espagne dans l’affaire de l’Application de la convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), 28 juin 2024, p. 6, §§ 23-25.
94 Voy. supra § 52.
95 Voy. supra note 56 et le texte y afférent.
30
73. Deuxièmement, cette approche est celle que suivent les juridictions pénales internationales,
comme le montre l’exemple de l’arrêt rendu en appel en 2019 par le Mécanisme international
appelé à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux internationaux dans l’affaire
Karadžić. En l’espèce, la Chambre de première instance « based its finding regarding
Karadžic’s intent on its conclusion that the only reasonable inference available on the evidence
was that Karadžić shared with Mladić, Beara, and Popović the intent that every able-bodied
Bosnian Muslim male from Srebrenica be killed » 96 . Radovan Karadžić contestait sa
condamnation en première instance pour crime de génocide en alléguant que les éléments sur
lesquels s’était fondé la Chambre de première instance pour déduire son intention génocidaire
avaient été évalués de manière erronée par celle-ci et que la déduction de l’intention génocidaire
n’était pas la seule déduction raisonnable :
« Karadžić submits that the trial Chamber erred in inferring his genocidal intent due to
its “mistaken” evaluation of the evidence and erroneous inferences that were not the
only reasonable conclusions based on the evidence »97.
La Chambre d’appel a systématiquement rejeté les arguments de la défense en considerant que
« Karadžić fails to show that the Trial Chamber erred in its assessment of the evidence or drew
unreasonable inferences warranting appellate intervention »98 . A titre d’exemple, Karadžić
prétendait que « the Trial Chamber erred in relying on his comments at the Bosnian Serb
Assembly session on 6 August 1995 as he was referring to VRS military tactics and not the
killing of civilians, which is evident from reading his remarks in full »99. Ainsi, afin de contester
l’existence d’une intention génocidaire dans le chef de Karadžić, la défense de ce dernier se
prévalait du fait que les remarques prises en compte par la Chambre de première instance parmi
les éléments permettant de déduire son intention génocidaire, se référaient plutôt aux objectifs
militaires de la campagne menée par les forces serbes en Bosnie-Herzégovine. La Chambre
d’appel a rejeté le moyen, en affirmant que
96 Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux, Le Procureur c.
Radovan Karadzić, arrêt, Chambre d’appel, 20 mars 2019, MICT-13-55-A, p. 254, § 624.
97 Ibid., p. 255, § 626.
98 Ibid., p. 258, § 630 (souligné par la République démocratique du Congo).
99 Ibid., p. 256, § 628.
31
« Karadžić merely provides an alternative interpretation of the evidence but fails to
demonstrate that the Trial Chamber’s interpretation of his statement or its reliance on
it in establishing his intent was unreasonable »100.
La conclusion de la Chambre d’appel indique clairement que l’élément décisif dans
l’appréciation des éléments factuels est le caractère raisonnable de la déduction et que la simple
existence d’une autre interprétation potentielle ne rend pas automatiquement la déduction de
l’intention génocidaire déraisonnable.
74. Dans le même ordre d’idées, dans l’arrêt rendu le 23 décembre 2022, en réponse à
l’argument de la défense de Khieu Samphân selon lequel la Chambre de première instance avait
commis une erreur en se fiant à un témoignage car celui-ci pouvait être interprété dans des sens
différents, la Chambre de la Cour suprême des Chambres extraordinaires cambodgiennes a
répondu que « l’argument selon lequel le témoignage de EK Han aurait pu être interprété de
plusieurs manières est insuffisant pour démontrer que l’interprétation de la Chambre était
déraisonnable »101.
75. Troisièmement, une telle approche est parfaitement logique et conforme au fait que, comme
il a été relevé plus haut, les auteurs d’un génocide peuvent poursuivre une pluralité d’objectifs
et que l’intention génocidaire ne doit être ni exclusive, ni même principale102. En somme, il
peut toujours exister plusieurs interprétations possibles d’un ensemble de faits. Toutefois, si les
éléments de preuve disponibles emportent la conviction des juges que l’intention génocidaire
existe, il faut considérer cette conclusion comme « la seule qui puisse raisonnablement se
déduire des actes en cause »103.
76. Au vu de l’ensemble de ces éléments, il faut considérer l’intention génocidaire établie
lorsqu’elle peut être déduite ou inférée raisonnablement de l’ensemble des faits pertinents.
100 Ibid., p. 258, § 631.
101 Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens, Dossier n° 002/19-09-2007-ECCC/SC, Doc n°
F76, 23 décembre 2022, pp. 751-752, § 1620.
102 Voy. supra, §§ 22 et ss.
103 Croatie c. Serbie, p. 67, § 148.
32
Article II : l’interprétation de la notion de groupe protégé et de la notion de
« partie » du groupe protégé
77. Comme la République démocratique du Congo l’a déjà souligné au sujet de l’intention
génocidaire prévue à l’article II de la convention sur le génocide, ce dernier « … s’entend de
l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie,
un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel … »104.
78. Dans sa requête introductive d’instance, la Gambie affirme notamment que « … les
actes de génocide commis dans le cadre de ces opérations de nettoyage visaient à détruire en
tout ou en partie les Rohingya en tant que groupe … »105. Au stade actuel de la procédure, les
parties ne sont pas opposées sur la question de savoir si les Rohingya constituent un groupe
protégé en tant que tel au sens de la convention de 1948. Il existe toutefois une opposition
manifeste de vues entre la Gambie et le Myanmar au sujet de l’évaluation de la notion de
« partie » du groupe protégé, comme on le verra plus tard. Dans ce contexte, selon la
République démocratique du Congo , il importe d’apporter certaines précisions sur la notion de
groupe protégé (A) avant de clarifier la notion de « partie » de ce groupe (B).
A. La notion de groupe protégé
79. Le crime de génocide se distingue de la plupart des autres crimes internationaux par le fait
qu’il protège des groupes spécifiquement identifiés. Ce n’est donc pas la qualité d’individu de
la victime, mais plutôt son appartenance à un certain groupe, qui détermine le crime de génocide.
Pour l’auteur du crime, la victime individuelle est « un moyen de parvenir à ses fins : un pas de
plus sur la voie de la destruction du groupe »106 . Cet enseignement ressort clairement du
jugement rendu par la Chambre de première instance du TPIR en l’affaire Procureur c. Alfred
Musema :
« Concrètement, pour être constitutif de génocide, l’un desdits actes incriminés doit
avoir été commis à l’encontre d’un ou de plusieurs individus, parce que cet individu ou
ces individus étaient membres d’un groupe spécifique et en raison même de leur
appartenance audit groupe. Aussi, la victime de l’acte est choisie non pas en fonction de
son identité individuelle, mais bien en raison de son appartenance nationale, ethnique,
raciale ou religieuse. Elle est donc un membre du groupe, choisi en tant que tel, ce qui
104 Souligné par la République démocratique du Congo.
105 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
Requête introductive d’instance et demande en indication de mesures conservatoires, p. 7, § 6.
106 Commission du droit international, Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, 1996,
Doc. A/51/10, § 6 du commentaire de l’article 17.
33
signifie en définitive que la victime du crime de génocide est, par-delà l’individu, le
groupe lui-même. La perpétration de l’acte incriminé dépasse alors sa réalisation
matérielle première, par exemple le meurtre de tel ou tel individu, pour s’insérer dans la
réalisation d’un dessein ultérieur , qui est la destruction totale ou partielle du groupe »107.
Le TPIY a expliqué l’importance de l’identité du groupe en ces termes :
« Aux termes de l'article 4 du Statut du Tribunal, le génocide s'entend de l’un des actes
« commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique,
racial ou religieux, comme tel ». L’expression « comme tel » est très importante, car elle
indique que le génocide suppose une intention de détruire un groupe de personnes ayant
une identité distincte »108.
Dans son projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité de 1996, la
Commission du droit international (CDI) souligne à juste titre que
« [c]’est l'appartenance de l’individu à un groupe particulier, et non son identité
personnelle, qui est le critère décisif, déterminant le choix des victimes immédiates du
crime de génocide. Le groupe même est en définitive la cible visée et c’est lui qui est
destiné à être la victime de ce type de comportement criminel massif. L’action menée
contre les membres du groupe à titre individuel est le moyen devant permettre d'atteindre
l’objectif criminel ultime, qui concerne le groupe »109.
80. Si le crime de génocide se caractérise ainsi par l’intention de détruire un groupe, la question
de l’appartenance au groupe protégé est particulièrement complexe 110 . Alors qu’ils
définissaient initialement les groupes de manière objective, les cours et tribunaux pénaux
internationaux déterminent de plus en plus l’appartenance à un groupe de manière subjective,
en s’appuyant sur la perception de l’altérité du groupe.
81. À cet effet, s’agissant de l’identisation des membres du groupe, la République démocratique
du Congo estime qu’une approche subjective consistant, notamment, à se référer à la
représentation que tant les auteurs du crime de génocide que les groupes visés se font de leur
identité distincte est nécessaire111 . La Cour a suivi cette approche dans la présente affaire,
lorsqu’elle a affirmé ce qui suit dans son ordonnance en indication de mesures conservatoires :
107 TPIR, Chambre de première instance, Le Procureur c. Alfred Musema, Affaire No. ICTR- 96-13-A, Jugement
et sentence, 27 janvier 2000, § 165.
108 TPIY, Chambre d’appel, Le Procureur c. Stakić, affaire n° IT-97-24-A, arrêt, 22 mars 2006, § 20.
109 CDI, Projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l'humanité (1996), Doc. A/51/10, § 6 du
commentaire de l’article 17, p. 45.
110 Voy. Scott Straus, “Contested Meanings and Conflicting Imperatives: A Conceptual Analysis of Genocide”,
Journal of Genocide Research, 2001, p. 365.
111 Voy. e.a. aussi en ce sens la déclaration de M. le Juge Salam, jointe à l’avis consultatif sur les Conséquences
juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris
Jérusalem-Est, 19 juillet 2024, p. 5, § 21.
34
« [l]orsque la Cour mentionne, dans la présente ordonnance, les « Rohingya », il faut
comprendre qu’elle fait référence au groupe qui se considère comme le groupe rohingya
et qui revendique un lien de longue date avec l’État rakhine, lequel fait partie de l’Union
du Myanmar »112.
La même approche a été retenue dans l’arrêt sur les exceptions préliminaires113.
82. Cette représentation subjective de la notion du groupe a également été soulignée par le TPIR
dans l’affaire Rutaganda, lorsque la Chambre de première instance I a affirmé que
« dans le cadre de l’application de la Convention sur le génocide, l’appartenance à un
groupe est par essence une notion plus subjective qu’objective. La victime est perçue
par l’auteur du crime de génocide comme appartenant au groupe dont la destruction est
visée. La victime peut elle-même, dans certains cas, se considérer appartenir audit
groupe »114.
Le TPIY a suivi cette approche dans l’affaire Jelisić :
« la Chambre choisit donc d’apprécier l’appartenance à un groupe national, racial ou
ethnique à partir d’un critère subjectif : c’est la stigmatisation, par la collectivité, du
groupe en tant qu’entité ethnique, raciale ou nationale distincte, qui permettra de
déterminer si la population visée constitue, pour les auteurs présumés de l’acte, un
groupe ethnique, racial ou national »115.
Cette position est restée constante et a été réaffirmée par la même juridiction dans plusieurs
affaires, comme l’illustre encore l’exemple suivant :
« l’identification d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux se fait en prenant
comme critère la stigmatisation dont il fait l’objet, notamment de la part des auteurs du
crime, du fait de la perception que ceux-ci ont de ses traits nationaux, ethniques, raciaux
ou religieux »116.
83. Ainsi, la perception du groupe, par lui-même et par l’auteur du génocide, est considérée
comme l’élément déterminant. C’est en s’appuyant sur la stigmatisation par l’auteur de l’acte
en raison des caractéristiques nationales, ethniques, religieuses ou raciales perçues du groupe
victime que ses membres exposés aux actes discriminatoires deviennent identifiables.
112 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 9, §§ 14‑15.
113 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2022, p. 477, § 29.
114 TPIR, Le Procureur c. Georges Anderson Nderubumwe Rutaganda, affaire ICTR-96-3-T, 6 décembre 1999, §
56.
115 TPIY, Chambre de première instance I, Le Procureur c. Goran Jelisić, affaire n° IT-95-10-A, Jugement du 14
décembre 1999, § 70.
116 TPIY, Chambre de première instance I, Le Procureur c.Vidoje Blagojević et Dragan Jokić, affaire n° IT-02-60-
T, 17 janvier 2005, § 667.
35
B. La notion de « partie » du groupe protégé
84. Dans leurs plaidoiries lors de la phase en indication de mesures conservatoires, les parties
à la présente affaire se sont opposées sur la question de la pertinence du recours au critère
quantitatif pour déterminer la « partie » du groupe protégé. L’un des conseils du Myanmar a
notamment déclaré à ce sujet qu’
«if this case ever goes to the merits, Myanmar will produce evidence challenging the
figure of 10,000 as an exaggeration …. But 10,000 deaths out of a population of well
over one million might suggest something other than an intent to physically destroy the
group …. I can already hear the objections from counsel for the Applicant, who will
claim that genocide is not just about the numbers …. Numbers are important in other
respects »117.
En réponse à cette déclaration, la Gambie a affirmé que
« genocide is not just a numbers game […] and the Convention makes clear that the
intention to destroy a group “in part” is sufficient. You have evidence before you that
entire Rohingya villages have been destroyed, and most, if not all, of the inhabitants
have been killed. There is ample authority in the jurisprudence on genocide to support
the view that such destruction of an entire community, in a limited geographic area, on
grounds of ethnicity or religion or race, and even where it is not the whole protected
group, can properly be characterized as an act of genocide »118.
85. La République démocratique du Congo souligne d’emblée que le critère quantitatif n’est
certainement pas le seul qui entre en jeu pour déterminer ce qui constitue une « partie » du
groupe protégé au sens de la convention sur le génocide. La question des critères utilisés à cette
fin est d’ailleurs loin de se poser pour la première fois devant la Cour. Dans l’affaire opposant
la Bosnie-Herzégovine à la Serbie-et-Monténégro, la Cour a relevé trois critères qu’elle a
jugés « importants » s’agissant de déterminer les circonstances dans lesquelles l’atteinte à une
« partie » d’un « groupe » protégé pouvait être qualifiée d’acte de génocide au sens de l’article
II119. Elle a, par la suite, réaffirmé ces trois critères en les qualifiant de « déterminants » dans
l’affaire Croatie c. Serbie120.
117 Voy. CR 2019/19, pp. 37-38, § 48 (Schabas).
118 CR 2019/20, pp. 36-37, § 17 (Sands) (références omises).
119 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 126, § 198.
120 Croatie c. Serbie, p. 65, § 142.
36
86. Les trois critères retenus par la Cour peuvent être présentés de la manière suivante. En
premier lieu, « l’intention doit être de détruire au moins une partie substantielle du groupe en
question »121. En deuxième lieu, la Cour a souligné « qu’il est largement admis qu’il peut être
conclu au génocide lorsque l’intention est de détruire le groupe au sein d’une zone
géographique précise »122, cette intention ne devant pas « nécessairement être l’anéantissement
complet du groupe, dans le monde entier »123. À cet égard, la « zone dans laquelle l’auteur du
crime exerce son activité et son contrôle doit être prise en considération »124. La Cour a ainsi
observé qu’« il convient également de prendre en compte la place de la partie du groupe qui
serait visée au sein du groupe tout entier »125. En troisième lieu, la Cour a retenu un critère qui
est d’ordre qualitatif et non quantitatif. Elle a ainsi souligné, en citant l’arrêt de la Chambre
d’appel du TPIY dans l’affaire Krstić126, que le nombre de personnes ciblées devait être évalué
tant en valeur absolue que « par rapport à la taille du groupe dans son ensemble »127. Selon la
Cour, si la portion visée est représentative de l’ensemble ou essentielle à la survie du groupe,
elle peut être considérée comme « substantielle » au sens de l’article II de la convention128.
87. Si la Cour a affirmé que le premier critère, à savoir « le critère du caractère substantiel est
déterminant »129 et « prioritaire », elle a par ailleurs indiqué que cette « liste de critères […]
n’est pas limitative »130 et qu’il revient au juge d’apprécier « ces critères ainsi que tous les
autres facteurs pertinents dans chaque cas d’espèce »131 . La République démocratique du
Congo suggère qu’aux fins de déterminer la portée de l’expression « partie substantielle » du
groupe visé par l’intention génocidaire, une interprétation raisonnable de ces termes s’impose,
à la lumière tant de la jurisprudence internationale que des positions exprimées par les autres
États intervenants. Cette interprétation raisonnable est celle que privilégie la Cour lorsqu’elle
affirme qu’« afin de décider si la partie qui serait visée était substantielle par rapport à
121 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 126, § 198 (souligné par la République démocratique du
Congo).
122 Ibid.
123 Annuaire de la CDI, 1996, vol. II, deuxième partie, p. 45, § 8 du commentaire de l’article 17.
124 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 126, § 198.
125 Croatie c. Serbie, p. 65, § 142.
126 TPIY, Chambre d’appel, Procureur c. Radislav Krstić, IT-98-33-A, arrêt du 19 avril 2004, § 12.
127 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 127, § 200.
128 Ibid.
129 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 127, § 201 ; Croatie c. Serbie, p. 65, § 142.
130 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 127, § 201.
131 Ibid.
37
l’ensemble du groupe protégé, elle tiendra compte de l’élément quantitatif ainsi que de la
localisation géographique et de la place occupée par cette partie au sein du groupe »132.
88. C’est également en ce sens que le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a
interprété l’expression « en tout ou en partie », dans le cadre de l’établissement d’un génocide
à Srebrenica. Selon la Chambre d’appel du TPIY, l’auteur d’un génocide doit avoir l’intention
de détruire une partie substantielle du groupe. La Chambre a noté qu’aux fins de cette
détermination, ou, mieux encore, qu’afin de savoir si la partie du groupe visée est suffisamment
importante pour satisfaire à cette exigence, un certain nombre de facteurs pouvaient être
considérés :
« le nombre de personnes visées doit être considéré dans l’absolu mais aussi par
rapport à la taille du groupe dans son ensemble. Il peut être utile de tenir compte non
seulement de l’importance numérique de la fraction du groupe visée, mais aussi de sa
place au sein du groupe tout entier. Si une portion donnée du groupe est représentative
de l’ensemble du groupe, ou essentielle à sa survie, on peut en conclure qu’elle est
substantielle au sens de l’article 4 du Statut [qui est calqué sur l’article II de la
convention] ».133
89. Dans l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, la Cour a estimé que les termes
de cet arrêt de la Chambre d’appel du TPIY étaient « soigneusement pesés »134. L’approche
qualitative, et pas seulement quantitative, suivie par la Chambre d’appel est en effet
nécessaire aux fins de l’évaluation de la « partie substantielle » du groupe protégé. Cette
approche a permis à la Chambre d’appel de considérer que la population musulmane bosniaque
de Srebrenica, ou les Musulmans de Bosnie orientale, un groupe pourtant estimé à environ
40.000 personnes, répondait à ce critère de « partie substantielle ». Bien que numériquement
peu importante par rapport à l’ensemble de la population musulmane bosniaque (que l’on peut
évaluer à plusieurs centaines de milliers de personnes, voire davantage), la Chambre d’appel a
estimé qu’elle occupait un emplacement stratégique et était donc essentielle à la survie de la
nation musulmane bosniaque dans son ensemble135.
90. La République démocratique du Congo n’est d’ailleurs pas le seul État intervenant dans la
présente affaire à avoir suggéré une interprétation raisonnable de la notion de « partie
substantielle » du groupe protégé qui procède d’une lecture combinée de plusieurs approches.
132 Ibid.
133 TPIY, Chambre d’appel, Procureur c. Radislav Krstić, IT-98-33-A, arrêt du 19 avril 2004, § 12.
134 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 127, § 200.
135 TPIY, Chambre d’appel, Procureur c. Radislav Krstić, IT-98-33-A, arrêt du 19 avril 2004, §§ 15-17.
38
Ce souci transparait en effet dans la déclaration d’intervention conjointe de l’Allemagne, du
Canada, du Danemark, de la France, des Pays-Bas et du Royaume-Uni136 :
« la Cour a établi que, pour conclure à un génocide, il faut que l’intention ait été de
détruire « au moins une partie substantielle du groupe visé ». Comme indiqué ci-avant,
la notion de « partie substantielle du groupe visé » dépend de l’ensemble des
circonstances, notamment de la question de savoir si une portion donnée du « groupe
est représentative de l’ensemble du groupe, ou essentielle à sa survie ». Les déclarants
soutiennent que les enfants représentent une partie substantielle des groupes protégés
par la Convention sur le génocide, et que le fait qu’ils ont été visés permet d’établir
l’intention de détruire un groupe en tant que tel, au moins en partie. Les enfants sont
essentiels à la survie de tout groupe en tant que tel, étant donné que si celui-ci n’est pas
en mesure de se régénérer, sa destruction physique est assurée »137.
91. D’autres États ont fait des déclarations similaires à l’occasion d’autres procédures portant
sur la convention sur le génocide. C’est notamment le cas de Colombie qui, dans sa déclaration
d’intervention en l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), affirme ce
qui suit :
« It follows that, in evaluating whether the allegedly targeted part of a protected group
is substantial in relation to the overall group, the Court will take into account the
quantitative element as well as evidence regarding the geographic location and
prominence of the allegedly targeted part of the group.
Colombia fully agrees with the interpretations made by the Court in the Bosnia and
Croatia judgments. Indeed, in the correct construction of Article II of the Convention,
the genocidal intent shall be evidenced by acts on a significant scale; the intent must be
to destroy at least a substantial part of the particular group; genocide may be found to
have been committed where the intent is to destroy the group within a geographically
limited area; the area of the perpetrator’s activity and control are to be considered; and
account must also be taken of the prominence of the allegedly targeted part within the
group as a whole …»138.
Cette interprétation est aussi soutenue par l’Espagne dans sa déclaration faite en la même affaire
en ces termes :
136 Voy. la déclaration d’intervention conjointe de la République Fédérale d’Allemagne, du Canada, du Royaume
du Danemark, de la République française, du Royaume des Pays-Bas et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et
d’Irlande du Nord, en l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide (Gambie c. Myanmar), §§ 69-70.
137 Ibid., § 69 (références omises).
138 Déclaration d’intervention de la Colombie en l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), §§ 116-117
(références omises).
39
« the Palestinians in Gaza” are unquestionably “a part” of the group of “the
Palestinians”, as they also meet all of the requirements established in jurisprudence: they
constitute a substantial part of a particular group, they are located in a geographically
limited area, they are in an area controlled by the alleged perpetrator of the crime and
they may be distinguished from the rest of the group, which is to say that the perpetrators
can identify them as a separate entity to be destroyed as such »139.
L’interprétation de la notion de « partie substantielle » du groupe protégé défendue par le Chili
dans sa déclaration d’intervention dans la même affaire va dans le même sens:
« In addition, the Genocide Convention also provides protection for parts of a group.
However, when assessing a genocidal intent directed towards a part of a group, that part
must be substantial. This does not require a specific numeric threshold to be reached; it
is enough to consider the potential effect of the intended destruction of that section on
the group as a whole. In this sense, the prominence of the allegedly targeted part within
the group as a whole is relevant, considering its importance to the broader community.
Similarly, an intent to destroy a part of a group within a geographically limited region
is generally sufficient, and it is not necessary to intend to achieve the complete
annihilation of a group from every corner of the globe »140.
92. Ainsi, la République démocratique du Congo considère que la perception du groupe par luimême
et par l’auteur des faits constitue l’élément déterminant. En s’appuyant sur la
stigmatisation de l’auteur de l’acte en raison des caractéristiques nationales, ethniques,
religieuses ou raciales perçues du groupe victime, ses membres exposés aux actes
discriminatoires deviennent identifiables. Par ailleurs, la « partie substantielle » du groupe
protégé nécessité une interprétation raisonnable combinant plusieurs approches fondées
notamment sur des éléments quantitatifs, qualitatifs et géographiques.
Articles Ier et III : l’étendue des obligations de prévenir et de réprimer le crime de
génocide
93. Dans cette dernière partie de sa déclaration, la République démocratique du Congo abordera
la question de l’étendue des obligations des États parties à la convention de 1948 en vertu des
articles I et III de cette dernière.
139 Déclaration d’intervention de l’Espagne en l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention
et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), § 21.
140 Déclaration d’intervention du Chili en l’affaire relative à l’Application de la Convention pour la prévention et
la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), § 27 (références omises).
40
94. Le texte de ces deux dispositions est le suivant :
- « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps
de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à
prévenir et à punir » (Article I).
- « Seront punis les actes suivants :
a) Le génocide ;
b) L’entente en vue de commettre le génocide ;
c) L’incitation directe et publique à commettre le génocide ;
d) La tentative de génocide ;
- e) La complicité dans le génocide » (article III).
95. Comme la Cour l’a confirmé dans son arrêt de 2007, malgré le fait qu’il « n’impose pas
expressis verbis aux États de s’abstenir de commettre eux-mêmes un génocide […], eu égard à
l’objet de la Convention tel que généralement accepté, l’article premier a pour effet d’interdire
aux États parties de commettre eux-mêmes un génocide »141 . Dans une même logique de
transposition aux États d’une prohibition initialement conçue pour l’appliquer aux individus, la
Cour a ajouté que les États parties à la convention sont tenus non seulement « de ne pas
commettre de génocide à travers les actes de leurs organes ou des personnes ou groupes dont
les actes leur sont attribuables », mais également de ne commettre aucun des actes énumérés à
l’article III de la convention142. En effet, même si les actes énumérés dans les litterae b) à e)
renvoient à des catégories du droit pénal, il serait
« peu conforme à l’objet et au but de la Convention de nier que la responsabilité
internationale d’un État – quoiqu’elle possède une nature tout à fait différente de celle
de la responsabilité pénale – soit susceptible d’être engagée par la biais de l’un des actes,
autre que le génocide lui-même, énumérés à l’article III »143.
96. En outre, l’article premier de la convention impose aux États parties une obligation distincte
de prévenir un génocide, ainsi que cela ressort clairement de l’emploi du terme
« s’engagent »144.
141 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 113, § 166.
142 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 114, § 167.
143 Ibid.
144 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 111, § 162.
41
97. Au stade des mesures conservatoires, ces points n’ont pas été contestés145. Les éléments du
dossier relatif à la présente l’affaire qui sont publiquement disponibles ne donnent cependant
pas un aperçu clair des arguments de la Gambie et du Myanmar concernant deux éléments qui,
selon la République démocratique du Congo, méritent quelques éclaircissements, tant ils sont
liés à l’objet et au but même de la convention. Il s’agit, d’une part, de la responsabilité d’un
État pour entente en vue de commettre un génocide, incitation à la commission d’un génocide
ou tentative ou complicité dans la commission d’un génocide (A) et, d’autre part, de l’étendue
de sa responsabilité pour manquement à son obligation de prévenir un génocide (B).
A. La responsabilité propre de l’État peut être engagée pour entente en vue de commettre un
génocide, incitation à la commission d’un génocide, tentative ou complicité dans la commission
d’un génocide
98. L’obligation pour un État de ne pas participer ou contribuer à la commission d’un génocide
par le biais d’une entente, d’une incitation ou d’une tentative est fondée sur l’article premier lu
de manière combinée avec l’article III, litt b) à e) précités.
99. La Cour a clairement affirmé que l’absence de responsabilité d’un État pour commission
d’un génocide n’implique pas qu’il ne pourra pas être tenu responsable pour un des actes
énumérés à l’article III, litt b) à e) de la convention. En effet,
« il n’est pas douteux que, si la Cour devait estimer que l’État défendeur ne saurait se
voir attribuer des actes constitutifs de génocide au sens de l’article II et du litt. a) de
l’article III de la Convention, elle ne serait pas dispensée pour autant de rechercher si la
responsabilité du défendeur n’est pas susceptible d’être engagée néanmoins sur le
fondement de l’attribution audit défendeur des actes, ou de certains des actes, visés aux
litt. b) à e) de l’article III. En particulier, il est clair que des actes de complicité́ dans le
génocide pourraient être attribués à un État auquel pourtant aucun acte de génocide ne
serait attribuable selon les règles de la responsabilité́ internationale des États »146.
100. Ainsi, un État pourra être tenu internationalement responsable pour chacun des actes visés
à l’article III, litt b) à e) si le comportement en cause lui est attribuable en vertu d’une des règles
145 Assemblée générale des Nations Unies, Résolution 56/83, Responsabilité de l’État pour fait internationalement
illicite, UN Doc. A/RES/56/83, Annexe, articles 4 à 11.
146 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 200, § 381.
42
coutumières d’attribution énoncées aux articles 4 à 11 de la Commission du droit international
sur la responsabilité internationale des États pour fait internationalement illicite147.
B. L’étendue de l’obligation de prévention
101. L’obligation de tous les États parties à la convention de prévenir un génocide est énoncée
à l’article premier de cette dernière. Comme l’indiquent les Maldives dans leur déclaration
d’intervention en citant la jurisprudence de la Cour, « [l]’obligation de prévenir le génocide et
celle de le punir sont « deux obligations distinctes, quoique reliées entre elles ». Elles sont au
coeur de la convention, ont un caractère erga omnes partes, et relèvent également du droit
international coutumier »148.
102. Dans son arrêt de 2007, la Cour a affirmé que l’obligation de prévention est une obligation
de comportement ou de vigilance qui est déclenchée dès qu’un État « a connaissance, ou devrait
normalement avoir connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’un
génocide »149. Elle impose aux États parties de prendre toutes les mesures à leur disposition
afin d’essayer d’empêcher qu’un des actes énumérés dans l’article III se produise150. Ainsi,
l’obligation de prévention ne porte pas uniquement sur la commission du crime de génocide
mais vise aussi l’ensemble des actes mentionnés à l’article III de la Convention (1). En outre,
même si la commission d’un des actes en question constituera souvent la manifestation du fait
qu’un État a violé son obligation de prévention, le caractère distinct et autonome de cette
dernière obligation implique qu’elle puisse être violée sans que la matérialisation d’un des actes
de l’article III ne soit une conditio sine qua non de la violation (2).
1. L’obligation de prévention vise l’ensemble des actes énumérés à l’article III de la convention
103. Dans son arrêt rendu dans l’affaire Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, la Cour
a conclu que
147 Assemblée générale des Nations Unies, Résolution 56/83, Responsabilité de l’État pour fait internationalement
illicite, UN Doc. A/RES/56/83, Annexe, articles 4 à 11.
148 Déclaration d’intervention déposée par la République des Maldives dans l’affaire de l’Application de la
Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), p. 6, § 28 (références
omises ; souligné dans l’original).
149 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 222, § 431.
150 Ibid.
43
« [s]i […] un État est reconnu responsable d’un acte de génocide (en raison de ce que
cet acte a été commis par une personne ou un organe dont le comportement lui est
attribuable), ou de l’un des autres actes visés à l’article III de la Convention (pour la
même raison), la question de savoir s’il a respecté son obligation de prévention au regard
des mêmes faits se trouve dépourvue d’objet, car un État ne saurait, par construction
logique, avoir satisfait à l’obligation de prévenir un génocide auquel il aurait activement
participé. En revanche, il va sans dire […] que l’absence de responsabilité d’un État à
raison de l’un quelconque des actes mentionnés aux litt a) à e) de l’article III de la
Convention n’implique en rien que sa responsabilité ne puisse pas être recherchée sur le
fondement de la violation de l’obligation de prévention du génocide et des autres actes
visés à l’article III »151.
104. Ce raisonnement met en exergue les éléments suivants concernant l’interprétation de
l’obligation de prévention énoncée à l’article premier de la convention :
i) l’obligation de prévention ne se limite pas à la commission d’un génocide mais
concerne également tous les actes énumérés à l’article III de la convention ; les
mesures conservatoires ordonnées par la Cour dans deux des affaires liées à
l’interprétation de la convention sur le génocide qui sont actuellement pendantes152
ainsi que les interventions de divers États confirment cette interprétation;153
ii) la violation par un État de son obligation de ne pas commettre un des actes
mentionnés à l’article III implique qu’il aura également manqué à l’obligation de
prévention énoncée à l’article premier de la convention ;
iii) un État pourra être tenu responsable d’avoir manqué à son obligation de prévention
malgré le fait qu’il n’aura pas été tenu responsable de la commission d’un des actes
visés à l’article III, litt a) à e); ce constat résulte du caractère distinct et autonome
de l’obligation de prévention par rapport aux autres obligations énoncées dans la
convention.
151 Ibid., p. 201, § 382 (souligné par la République démocratique du Congo).
152 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
mesures conservatoires, ordonnance du 23 janvier 2020, C.I.J. Recueil 2020, p. 30, § 86 (2) ; Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c.
Israël), mesures conservatoires, ordonnance du 26 janvier 2024, p. 25, § 86 (3).
153 Voy. la déclaration d’intervention de l’Espagne déposée le 28 juin 2024 dans l’affaire de l’Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c.
Israël), , p. 12, § 40, ainsi que la déclaration d’intervention du Chili déposée le 12 septembre 2024 dans la même
affaire, pp. 9-10, § 35.
44
105. Ainsi, un État pourra être tenu responsable non seulement de ne pas avoir prévenu la
commission d’un crime de génocide, mais également de ne pas avoir pris toutes les mesures à
sa disposition afin d’essayer de prévenir :
- l’entente en vue de commettre le génocide (litt b) de l’article III) ;
- l’incitation directe et publique à commettre le génocide (litt c) de l’article III) ;
- la tentative de génocide (litt d) de l’article III) ;
- la complicité dans le génocide (litt e) de l’article III).
Même quand le génocide ne s’est pas finalement matérialisé, l’incitation directe et publique par
un État à le commettre, ou l’entente en vue de le commettre, impliquent la violation par cet État
tant de l’interdiction de perpétrer les actes en question que de son obligation de les prévenir. En
outre, un État pourra être tenu responsable pour avoir manqué à son obligation de prévenir l’un
des actes visés à l’article III de la convention, malgré le fait qu’il n’a pas été considéré comme
responsable de les avoir commis.
2. La violation de l’obligation de prévention peut être établie indépendamment de la
commission d’un ou plusieurs des actes visés à l’article III de la convention
106. Dans son arrêt de 2007, la Cour a estimé que « la responsabilité d’un État pour violation
de l’obligation de prévenir le génocide n’est susceptible d’être retenue que si un génocide a
effectivement été commis »154. Elle a également rappelé la règle énoncée au paragraphe 3 de
l’article 14 des articles de la Commission du droit international sur la responsabilité des États,
selon laquelle
« [l]a violation d’une obligation internationale requérant de l’État qu’il prévienne un
événement donné a lieu au moment où l’événement survient et s’étend sur toute la
période durant laquelle l’événement continue et reste non conforme à cette
obligation »155.
En application de cette règle, la Cour a affirmé que
« [c]’est seulement au moment où l’acte prohibé (le génocide ou l’un quelconque des
autres actes énumérés à l’article III de la Convention) a commencé à être commis que
154 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 221, § 431.
155 Responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, op. cit., article 14 § 3.
45
la violation d’une obligation de prévention est constituée. […] [S]i ni le génocide ni
aucun des autres actes énumérés à l’article III de la Convention n’est finalement mis à
exécution, la responsabilité de l’État qui se sera abstenu d’agir alors qu’il l’aurait pu ne
pourra pas être recherchée a posteriori, faute que soit survenu l’événement en l’absence
duquel la violation de l’obligation de prévention n’est pas constituée, selon la règle [de
l’article 14, paragraphe 3 susmentionné] »156.
107. Dans son arrêt, la Cour a examiné si la Serbie avait manqué à son obligation de prévention
uniquement par rapport au massacre de Srebrenica, qu’elle avait préalablement qualifié de
génocide157. De même, dans son arrêt de 2015, ayant conclu que la Croatie n’avait pas démontré
qu’un génocide avait été commis, elle a affirmé que, de ce fait, il ne saurait « être question
d’une responsabilité pour manquement à l’obligation de prévenir le génocide [ni] pour
complicité dans le génocide »158.
108. Pourtant, si, dans la plupart des situations, la responsabilité d’un État pour manquement à
son obligation de prévention sera engagée en lien avec la commission d’un des actes visés à
l’article III de la convention, la République démocratique du Congo considère que cela ne sera
pas nécessairement toujours le cas. Ainsi, la possibilité d’engager la responsabilité d’un État
pour violation de son obligation de prévention malgré le fait qu’un génocide (ou un autre acte
visé à l’article III de la convention) n’a pas été commis ne doit pas être exclue par principe.
109. Dans son arrêt de 2007, la Cour reconnaît que l’obligation de prévention naît avant la
commission d’un des actes visés à l’article III :
« Cela ne signifie évidemment pas que l’obligation de prévenir le génocide ne prend
naissance qu’au moment où le génocide commence à être perpétré, ce qui serait absurde,
puisqu’une telle obligation a précisément pour objet d’empêcher, ou de tenter
d’empêcher, la survenance d’un tel acte. En réalité, l’obligation de prévention et le
devoir d’agir qui en est le corollaire prennent naissance, pour un État, au moment où
celui-ci a connaissance, ou devrait normalement avoir connaissance, de l’existence d’un
risque sérieux de commission d’un génocide. Dès cet instant, l’État est tenu, s’il dispose
de moyens susceptibles d’avoir un effet dissuasif à l’égard des personnes soupçonnées
de préparer un génocide, ou dont on peut raisonnablement craindre qu’ils nourrissent
l’intention spécifique (dolus specialis), de mettre en oeuvre ces moyens, selon les
circonstances »159.
156 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 222, § 431.
157 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 222, § 431.
158 Croatie c. Serbie, p. 128, § 441.
159 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 222, § 431.
46
L’obligation de prévention prend donc naissance dès le moment où un État a connaissance ou
devrait avoir connaissance du fait qu’il existe un risque sérieux de commission d’un des actes
visés à l’article III de la convention. Afin que cette obligation puisse sortir son plein effet au
service de l’objet et du but de la convention, il devrait être possible de conclure qu’elle a été
violée par un État indépendamment de la question de savoir si un des actes visés à l’article III
a été commis ou pas. Trois arguments peuvent être avancés en ce sens.
110. Premièrement, pareille interprétation s’inscrit dans la lignée de ce qui s’applique déjà en
cas d’incitation à la commission d’un génocide. En règle générale, l’incitation à la commission
d’un crime n’engage la responsabilité de son auteur que dans la mesure où celle-ci ait été suivie
d’effet. Toutefois, le génocide constitue une exception à cet égard, puisque l’incitation directe
et publique à commettre un génocide est incriminée même en l’absence de commission ou de
tentative de commission du crime, comme l’indique clairement l’article III, litt b) de la
convention et le confirme l’article 25, paragraphe 3, alinéa e) du Statut de la Cour pénale
internationale160. Il s’agit là d’une caractéristique propre au crime de génocide par rapport aux
autres crimes internationaux visés dans le Statut de la Cour pénale internationale, qui témoigne
de la spécificité du génocide. En ce sens, il n’y a rien d’exceptionnel à dissocier l’obligation de
prévenir un génocide de la commission du génocide en question. Il ne s’agit après tout que de
suivre la même logique que celle qui prévaut dans le cas d’incitation à la commission du
génocide.
111. Deuxièmement, le refus d’un lien de subordination quelconque entre la violation de
l’obligation de prévention et la commission du génocide découle de la nature de l’obligation de
prévenir les actes visés à l’article III en tant qu’obligation de comportement ou de vigilance et
non de résultat. La Cour a suivi cette logique lorsqu’elle a refusé d’admettre qu’un État qui a
manqué à son obligation de prévention puisse échapper à sa responsabilité en alléguant, voire
en démontrant, que le génocide aurait été commis même s’il avait agi en conformité avec
l’obligation énoncée à l’article premier :
« Peu importe […] que l’État dont la responsabilité est recherchée allègue, voire qu’il
démontre, que s’il avait mis en oeuvre les moyens dont il pouvait raisonnablement
disposer, ceux-ci n’auraient pas suffi à empêcher la commission du génocide. Une telle
circonstance, d’ailleurs généralement difficile à prouver, est sans pertinence au regard
160 Statut de Rome de la Cour pénale internationale, adopté le 17 juillet 1998, entré en vigueur le 1er juillet 2002,
R.T.N.U., vol. 2187, p. 175.
47
de la violation de l’obligation de comportement dont il s’agit. Il en va d’autant plus ainsi
qu’on ne saurait exclure que les efforts conjugués de plusieurs États, dont chacun se
serait conformé à son obligation de prévention, auraient pu atteindre le résultat —
empêcher la commission d’un génocide — que les efforts d’un seul d’entre eux
n’auraient pas suffi à obtenir »161.
Ainsi, la nature de l’obligation violée en tant qu’obligation de comportement impose de
dissocier l’obligation de prévention de la commission des actes interdits par la convention. La
question de savoir si l’obligation de prévention a été violée est analysée indépendamment du
fait de savoir si les actes visés à l’article III auraient pu être évités dans l’hypothèse où les
mesures requises auraient été adoptées. En application de la même logique, l’obligation de
prévention doit aussi pouvoir être analysée indépendamment de la question de savoir si les actes
visés à l’article III se sont matérialisés ou pas.
112. Troisièmement, comme le souligne la Cour elle-même dans l’extrait précité, il est possible
que « les efforts conjugués de plusieurs États, dont chacun se serait conformé à son obligation
de prévention » 162 soient nécessaires pour que le résultat escompté par l’obligation de
prévention — à savoir, empêcher la commission d’un génocide ou d’un autre des actes prévus
à l’article III— puisse être atteint. Ce scénario fait écho au préambule de la convention qui met
en exergue le fait que « pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux, la coopération
internationale est nécessaire ». Dans ce contexte d’« efforts conjugués » de plusieurs États,
l’obligation de prévention pèse sur chacun d’eux de manière autonome et doit pouvoir être
évaluée à l’égard de chacun de manière tout aussi autonome. Ainsi, si l’un de ces États reste
totalement passif face au risque sérieux de commission d’un génocide, tandis que les autres
adoptent les mesures nécessaires et réussissent à ce que le génocide ne se matérialise pas, il
aura manqué à son obligation de prévention. Il serait contraire à l’objet et au but de la
convention de ne pas sanctionner juridiquement l’inaction de cet État et de lui permettre
d’échapper à la violation de l’obligation de prévention en se retranchant derrière les États qui
se sont conformés à leur obligation de prévenir le génocide.
113. Au vu de l’ensemble de ces éléments, exiger que l’un des actes mentionnés à l’article III
ait été commis comme conditio sine qua non pour pouvoir conclure à la violation de l’obligation
de prévention risque d’aboutir à des résultats manifestement absurdes et déraisonnables,
161 Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, p. 221, § 430.
162 Ibid.
48
contraires à l’objet et au but de la convention dans son ensemble qui, comme le rappelle la Cour,
est « de prévenir la destruction intentionnelle de groupes » 163 . L’obligation de prévention
constituant la matérialisation première et principale de cet objectif de la convention, il est
primordial de renforcer son caractère autonome et distinct des autres obligations imposées par
la convention et ne pas limiter indument sa portée en la subordonnant à la commission d’un des
actes visés à l’article III.
Conclusion
114. Se fondant sur les informations exposées ci-avant, la République démocratique du Congo
se prévaut du droit que lui confère le paragraphe 2 de l’article 63 du Statut d’intervenir en tant
que non-partie dans l’affaire de l’Application de la Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar ; 7 Etats intervenants).
115. Pour les motifs exposés dans la présente déclaration d’intervention, l’interprétation que
donne la République démocratique du Congo des dispositions de la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide dont l’application est en cause dans la présente
affaire est la suivante :
• Article II : la notion d’intention génocidaire
- La convention sur le génocide peut trouver application parallèlement avec un autre
régime juridique, en particulier celui du droit des conflits armés ; dans ce contexte,
l’existence d’un objectif de guerre ne peut en aucun cas exclure celle d’une intention
génocidaire. Cette dernière peut donc être établie quand bien même l’auteur du crime
poursuit en même temps des objectifs liés à des opérations militaires.
- L’établissement d’une intention génocidaire est une condition nécessaire et suffisante
pour établir l’élément moral repris à l’article II ; ce dernier n’exige pas que l’intention
génocidaire soit exclusive, ni même principale par rapport à d’autres intentions, motifs
ou mobiles qui pourraient animer les auteurs du génocide :
163 Ibid., p. 126, § 198.
49
- De manière plus générale, l’intention génocidaire peut être établie de manière autonome,
sans que l’on puisse l’exclure au regard d’autres facteurs ou circonstances.
• Article II : la preuve de l’intention génocidaire
- La démonstration de l’intention génocidaire n’est pas conditionnée par l’existence de
manifestations expresses de cette intention. L’intention génocidaire peut être déduite
ou inférée de preuves diverses, à partir d’une analyse des circonstances précises ou de
la ligne de conduite dans lesquelles s’inscrivent les actes correspondant à l’actus reus
du crime de génocide. Les actes qui doivent être pris en compte comme faisant partie
du contexte dont peut être déduite l’intention génocidaire sont multiples et variés.
- L’intention génocidaire est considérée comme établie quand elle peut être déduite ou
inférée raisonnablement de l’ensemble des faits pertinents. Quand tel est le cas,
l’intention génocidaire sera la seule intention qui puisse raisonnablement se déduire des
actes en cause
• Article II : les notions de groupe protégé et de partie du groupe protégé
- La perception du groupe par lui-même ou par l’auteur du génocide constitue un élément
déterminant dans l’identification du groupe protégé au sens de la convention. C’est en
s’appuyant sur la stigmatisation par l’auteur de l’acte en raison des caractéristiques
nationales, ethniques, religieuses ou raciales perçues du groupe victime que ses
membres deviennent identifiables.
- La « partie » du groupe protégé visée dans l’article II s’entend d’une partie substantielle
de ce groupe. La détermination de la « partie substantielle » du groupe protégé aux fins
de l’application de cette disposition nécessité une interprétation raisonnable combinant
plusieurs approches fondées notamment sur des éléments quantitatifs, qualitatifs et
géographiques.
50
• Articles Ier et III : l’étendue des obligations de prévenir et de réprimer le crime de génocide
- Un État pourra être tenu internationalement responsable pour chacun des actes visés à
l’article III, litt b) à e) si le comportement en cause lui est attribuable en vertu d’une des
règles coutumières d’attribution énoncées aux articles 4 à 11 de la Commission du droit
international sur la responsabilité internationale des États pour fait internationalement
illicite164.
- Même lorsqu’un génocide ne s’est finalement pas matérialisé, l’incitation directe et
publique par un État à le commettre, ou l’entente en vue de le commettre, impliquent la
violation par cet État tant de l’interdiction de perpétrer les actes en question que de son
obligation de les prévenir. En outre, un État pourra être tenu responsable pour avoir
manqué à son obligation de prévenir l’un des actes visés à l’article III de la convention,
malgré le fait qu’il n’a pas été considéré comme responsable de les avoir commis.
- Dans l’hypothèse où un État ne respecte manifestement pas son obligation de prévention
face à un risque sérieux de génocide, il doit être exceptionnellement possible d’engager
la responsabilité de cet État même lorsque le génocide ne se matérialise pas.
116. Le gouvernement de la République démocratique du Congo a nommé le soussigné comme
agent aux fins de la présente déclaration.
117. Il est demandé que toutes les communications en l’espèce soient envoyées à l’adresse
suivante :
Ambassade de la République démocratique du Congo près le Royaume de Belgique, le
Royaume des Pays-Bas et le Grand -Duché de Luxembourg
Rue Marie de Bourgogne 30
1000 Bruxelles
Belgique
164 Assemblée générale des Nations Unies, Résolution 56/83, Responsabilité de l’État pour fait internationalement
illicite, UN Doc. A/RES/56/83, Annexe, articles 4 à 11.
51
en mettant en copie les adresses ci-après :
[email protected]
[email protected]
[email protected]
Respectueusement,
Ivon Mingashang
Agent de la République démocratique du Congo

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Document Long Title

Déclaration d'intervention de la République démocratique du Congo

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