Déclaration de M. le juge Brant

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186-20240719-ADV-01-11-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE BRANT
Accord avec le raisonnement et les conclusions de la Cour  Violation par Israël de l’article 3 de la CIEDR  Ségrégation raciale et apartheid  Interprétation évolutive  Éléments constitutifs de l’apartheid  Impossibilité de réaliser le droit d’un peuple à l’autodétermination sous la ségrégation raciale ou l’apartheid  Nécessité de cesser les violations du droit international pour assurer la paix et la sécurité d’Israël et de la Palestine.
1. Je voudrais indiquer d’emblée que je souscris entièrement aux raisonnement et conclusions de la Cour. Cependant, j’ai jugé nécessaire de développer l’aspect de l’avis consultatif relatif aux politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé qui seraient constitutives de ségrégation raciale ou d’apartheid.
2. Au paragraphe 229 de l’avis consultatif, la Cour observe « que les lois et mesures d’Israël imposent et permettent de maintenir en Cisjordanie et à Jérusalem-Est une séparation quasi complète entre les communautés de colons et les communautés palestiniennes ». Elle en conclut que, « pour cette raison », Israël a violé l’article 3 de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (ci-après la « CIEDR »).
3. Israël a ratifié la CIEDR le 3 janvier 1979. L’article 3 de cette convention prévoit que « [l]es États parties condamnent spécialement la ségrégation raciale et l’apartheid et s’engagent à prévenir, à interdire et à éliminer sur les territoires relevant de leur juridiction toutes les pratiques de cette nature ».
4. Je suis d’accord avec la conclusion de la Cour selon laquelle, en instaurant une séparation physique et juridique dans le Territoire palestinien occupé, Israël a violé l’article 3 de la CIEDR prohibant l’apartheid et la ségrégation raciale. Cependant, puisque ces deux notions ne sont ni l’une ni l’autre définies dans la convention, il me semble nécessaire de formuler quelques observations à ce sujet.
5. La notion de « ségrégation raciale » signifie, selon le sens ordinaire des termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la CIEDR, séparer des personnes, de jure ou de facto, selon des critères fondés sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique.
6. Quant à l’apartheid, la clarification de ses éléments constitutifs revêt, à mon sens, une importance incontestable au vu de la gravité des pratiques d’apartheid dont la prohibition est établie tant en droit conventionnel qu’en droit international coutumier, et le crime d’apartheid étant reconnu comme un crime contre l’humanité et norme de jus cogens dont la prohibition est source de droits et d’obligations erga omnes.
7. À mon avis, la Cour aurait pu faire usage de l’interprétation évolutive des traités pour clarifier les éléments constitutifs de ce crime. La Cour a déjà, par le passé, employé une telle approche pour interpréter un instrument conventionnel. Dans l’avis consultatif sur la Namibie, la Cour avait souligné que « [s]ans oublier la nécessité primordiale d’interpréter un instrument donné conformément aux intentions qu’ont eues les parties lors de sa conclusion, la Cour doit tenir compte » du caractère évolutif des définitions de certaines notions et « ne peut manquer de tenir compte de l’évolution que le droit a ultérieurement connue » (Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la
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résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 31, par. 53). En outre, dans une affaire récente, la Cour a admis que la pratique et l’interprétation postérieures de certains États parties à une convention constituent une « pratique pertinente aux fins de l’interprétation des dispositions de [la convention antérieure] » (Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie), arrêt du 31 janvier 2024, par. 93).
8. Après l’entrée en vigueur de la CIEDR le 4 janvier 1969, deux instruments internationaux ont défini et érigé l’apartheid en tant que crime contre l’humanité : la convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid (ci-après la « convention sur l’apartheid ») et le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (ci-après le « Statut de Rome »). Israël n’est partie à aucun de ces deux instruments.
9. Néanmoins, on ne peut ignorer la pratique conventionnelle des 124 États parties au Statut de Rome et des 110 États parties à la convention sur l’apartheid. Je considère que celle-ci constitue clairement une pratique pertinente pour définir les éléments de l’apartheid prévu dans la CIEDR. Je relève d’ailleurs que les États parties à la convention sur l’apartheid  entrée en vigueur le 18 juillet 1976, sept ans après la CIEDR  avaient à l’esprit l’obligation préexistante prohibant les pratiques de ségrégation raciale et d’apartheid posée par la CIEDR, celle-ci étant expressément rappelée dans le préambule de la convention sur l’apartheid. D’autre part, s’agissant de la définition contenue dans le Statut de Rome, j’estime que, bien que celle-ci ait été développée dans le contexte de la responsabilité pénale individuelle, aucun élément ne permet de conclure que la notion d’apartheid se rapportant à la responsabilité internationale des États devrait être définie différemment.
10. Selon la convention sur l’apartheid, ce crime désigne « les actes inhumains … commis en vue d’instituer ou d’entretenir la domination d’un groupe racial d’êtres humains sur n’importe quel autre groupe racial d’êtres humains et d’opprimer systématiquement celui-ci ». Le Statut de Rome, quant à lui, définit le crime d’apartheid à son article 7 2) h) comme suit : « des actes inhumains analogues à ceux que vise le paragraphe 1, commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l’intention de maintenir ce régime ». Ainsi, trois éléments sont présents dans les deux définitions, à savoir :
i) l’élément matériel constitué par la perpétration d’actes inhumains ;
ii) l’élément contextuel d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial par un autre ;
iii) l’élément intentionnel constitué par l’intention d’entretenir le régime susmentionné.
C’est sur la base des trois éléments communs à ces deux instruments que la Cour aurait pu interpréter l’article 3 de la CIEDR. La pertinence d’une telle définition est corroborée par le fait que, dans son projet d’articles sur la prévention et la répression des crimes contre l’humanité, la Commission du droit international reprend à l’identique la définition du Statut de Rome qui comporte les trois éléments précités. Il convient de noter que l’État d’Israël n’a pas objecté à une telle définition1.
1 Commentaires et observations reçus des États, organisations internationales et autres entités, 21 janvier 2019, doc. A/CN. 4/726. ILC Draft Articles on Crimes against Humanity – Israel’s initial comments and observations, 30 novembre 2018, par. 5.
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11. Je relève en outre que l’article II de la convention sur l’apartheid précise que ce crime « englobe les politiques et pratiques semblables de ségrégation et de discrimination raciales ». La question est alors de savoir si l’apartheid, au sens de l’article 3 de la CIEDR, doit être interprété comme ayant une portée plus large que la ségrégation raciale ou s’il doit être considéré comme limité à des pratiques ségrégationnistes. En l’espèce, la Cour a constaté que les pratiques discriminatoires mises en place par Israël dans le Territoire palestinien occupé ont pour conséquence la séparation physique des populations (paragraphe 227 de l’avis). De plus, la politique de colonisation d’Israël vise à fragmenter le peuple palestinien et son territoire, en séparant les villes et les villages les uns des autres (voir paragraphes 164, 238 de l’avis), ce que certains participants ont qualifié de « fragmentation stratégique ». Cela relève clairement de la ségrégation raciale. La Cour a de surcroît noté dans la section V du présent avis qu’il existe également une séparation juridique, ainsi qu’une myriade de violations des droits des Palestiniens au profit des colonies israéliennes établies en territoire occupé et de l’État d’Israël lui-même. En somme, la Cour a constaté qu’Israël a violé l’article 3 de la CIEDR mais n’a pas estimé nécessaire en l’espèce de définir les contours des notions de ségrégation raciale et d’apartheid.
12. En tout état de cause, un régime de ségrégation raciale ou d’apartheid rend impossible la réalisation du droit du peuple palestinien à l’autodétermination. Comme l’ont dit à juste titre certains participants, le caractère discriminatoire de ces politiques et pratiques supprime l’égalité, l’identité et la dignité qui sont au coeur de l’autodétermination.
13. Par ailleurs, bien que je considère que les besoins de sécurité d’Israël sont légitimes, cela ne saurait justifier des politiques et mesures de ségrégation ni l’apartheid. Bien au contraire, l’intérêt ultime d’Israël exige le respect du droit international, et en particulier de ses normes impératives, des droits de l’homme et du droit international humanitaire. L’occupation prolongée, la colonisation rampante, l’annexion des terres occupées, et les lois et mesures discriminatoires qui les accompagnent mettent en péril le droit  tout aussi légitime  de la Palestine à la sécurité. Seul le respect du droit international pourra apporter la paix aux deux peuples et la sécurité durable d’Israël et de la Palestine. La justice, la paix et la sécurité ne sauraient attendre plus.
(Signé) Leonardo BRANT.
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