Déclaration de M. le juge Salam, président

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DÉCLARATION DE M. LE JUGE SALAM, PRÉSIDENT
[Texte original en français]
Accord avec le raisonnement et les conclusions de la Cour dans le présent avis consultatif  Connaissance par Israël dès 1967 du caractère illicite de sa politique de colonisation  Les politiques et pratiques discriminatoires israéliennes assimilables à ceux de l’apartheid  Question de l’illicéité ab initio de l’occupation  Effets de la résolution 181 (II) et ses conséquences juridiques pour Israël  Modalités des réparations découlant des violations commises par Israël  Nécessité pour les Nations Unies de prendre des mesures concrètes  Rôle de la Cour et réalisation de la paix par le droit.
1. Je partage entièrement tant le raisonnement que les conclusions de la Cour dans le présent avis consultatif. C’est ce qui explique que j’ai voté pour l’ensemble des points du dispositif de l’avis. Je voudrais dans la présente déclaration exposer quelques raisons supplémentaires, non indiquées dans l’avis consultatif, qui, de mon point de vue, participent à justifier les conclusions auxquelles est parvenue la Cour, notamment à trouver illicite la présence continue d’Israël dans le Territoire palestinien occupé et qu’il a l’obligation d’y mettre fin dans les plus brefs délais, ainsi que d’y cesser immédiatement toute nouvelle activité de colonisation et d’y retirer tous les colons.
2. Dans cette déclaration, je vais donc présenter mes vues complémentaires sur les points suivants : les politiques et pratiques israéliennes dans le Territoire palestinien occupé, le caractère illicite de l’occupation, les effets de la résolution 181 (II) de l’Assemblée générale des Nations Unies ainsi que les modalités de la réparation due par Israël pour ses violations du droit international en Territoire palestinien occupé.
1. Observations supplémentaires sur certaines politiques et pratiques d’Israël
3. La Cour consacre une importante partie de son avis à l’analyse des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé (paragraphe 103 à 243). Il s’agit d’une analyse minutieuse s’appuyant sur de nombreuses sources hautement crédibles. Je partage entièrement ces conclusions. Toutefois, je voudrais ici m’appesantir de façon spécifique sur deux de ces politiques qui démontrent à mon sens, le caractère systématique et délibéré des comportements contraires au droit international d’Israël dans le Territoire palestinien occupé. Il s’agit de la colonisation et de l’apartheid.
4. En ce qui concerne le premier point, la Cour rappelle qu’Israël a mis en oeuvre une politique de colonisation et d’annexion tout au long de son occupation du territoire palestinien. L’avis consultatif met ainsi en exergue les composantes suivantes de cette politique : transfert de la population civile israélienne dans le Territoire palestinien occupé, déplacement forcé de la population palestinienne, confiscation des terres, exploitation des ressources naturelles et extension de la législation israélienne dans ce territoire. Chacun de ces éléments constitue déjà par lui-même une violation grave des normes pertinentes du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme, auxquelles est tenu Israël en tant que puissance occupante.
5. Ce qu’il est important de relever en premier c’est qu’il a été à maintes reprises rappelé à Israël le caractère illicite de ces politiques et l’obligation qu’il a d’y mettre immédiatement fin. L’avis consultatif mentionne ainsi de nombreuses résolutions de divers organes et institutions des Nations Unies, notamment le Conseil de sécurité, l’Assemblée générale, le Conseil des droits de
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l’homme, ainsi que des rapports du Haut-Commissariat aux droits de l’homme, et du Secrétaire général qui tous, et de manière itérative ont déploré aussi bien la politique d’établissement des colonies dans le Territoire palestinien occupé que les mesures l’accompagnant qui ont contribué à priver souvent les palestiniens des territoires occupés de la jouissance de droits fondamentaux inhérents à la dignité humaine, ont porté atteinte à l’intégrité du territoire palestinien, et ont surtout empêché le peuple palestinien d’exercer son droit à l’autodétermination.
6. Malheureusement, Israël a à chaque fois refusé d’écouter ces appels au respect du droit international et de se conformer à ses obligations internationales, ignorant ainsi l’avis de la Cour de 2004 qui indiquait que les « colonies de peuplement installées par Israël dans le territoire palestinien occupé (y compris Jérusalem-Est) l’ont été en méconnaissance du droit international » (Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 184, par. 120).
7. De même, Israël ne pouvait méconnaître les conclusions du « gardien » des conventions de Genève, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui a indiqué par la voix de son président que
« [l]a position défendue publiquement par le CICR est que cette politique constitue une violation du DIH et plus particulièrement de la disposition de la Quatrième Convention de Genève interdisant le transfert d’une partie de la population de la Puissance occupante — en l’occurrence, des ressortissants israéliens — dans le territoire occupé. … Le soutien déterminé et systématique apporté par le gouvernement israélien, au fil des ans, à la création de colonies, y compris par voie de réquisition de terres, a abouti précisément à cette fin, en modifiant en profondeur la situation économique et sociale de la Cisjordanie, ce qui entrave son développement en tant que nation viable et compromet les perspectives futures de réconciliation. » (Peter Maurer, « Obstacles au droit international humanitaire : la politique israélienne d’occupation », RICR, vol. 94, no 4, 2012, p. 327.)
8. Cependant, le plus important à souligner ici est que dès les premiers mois de l’occupation, les autorités israéliennes avaient été averties de la violation du droit international que constituait l’établissement de colonies dans le Territoire palestinien occupé. En effet, le conseiller juridique du ministère des affaires étrangères d’Israël à l’époque, M. Theodor Meron, avait dès septembre 1967 clairement fait savoir, dans un mémorandum adressé au bureau du premier ministre israélien, que « l’établissement de colonies en Cisjordanie occupée et dans les autres territoires conquis viole la Quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre et, en particulier, son interdiction des colonies (Article 49 6)). » [La traduction est de moi.]
9. Et Meron d’expliquer :
« Cette interdiction, ai-je écrit, est catégorique ; elle “ne dépend pas des motifs ou des objectifs du transfert, et vise à empêcher la colonisation d’un territoire conquis par des citoyens de l’État conquérant”. Toute mesure visant à placer des citoyens dans un territoire occupé ne peut être prise que “par des organes militaires ; elle ne saurait être prise par des organes civils pour des raisons [militaires]”, lesquelles sont par nature clairement temporaires. En ce qui concerne la position du gouvernement israélien selon laquelle la Cisjordanie est un territoire contesté, et non “occupé”, j’ai précisé qu’elle n’avait pas été acceptée par la communauté internationale, qui considère le territoire en question comme un simple territoire occupé. Les colonies israéliennes dans la zone du “Bloc d’Etzion” seront considérées comme une preuve de l’intention d’annexer cette
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zone, ai-je averti. »
(T. Meron, “The West Bank and International Humanitarian Law on the Eve of the Fifthieth Anniversary of the Six-Day War”, American Journal of International Law, Vol. 111, 2017, No. 2, p. 358.) [La traduction est de moi.]
10. Le conseiller juridique du ministère des affaires étrangères d’Israël avait également à la même époque averti les autorités israéliennes sur l’illégalité des déportations et démolitions des habitations palestiniennes dans les territoires occupés (mémorandum de Theodor Meron, conseiller juridique du ministère des affaires étrangères d’Israël au directeur général du cabinet du premier ministre sur « Geneva Convention: Blasting Homes and Deportation », le 12 mars 1968, cité dans T. Meron, « The West Bank and International Humanitarian Law on the Eve of the Fifthieth Anniversary of the Six-Day War », American Journal of International Law, vol. 111, 2017, no 2, p. 358-359).
11. C’est donc en toute connaissance de cause qu’Israël, au lieu de mettre fin à la colonisation, n’a cessé de l’intensifier depuis 1967. Ainsi, et à titre d’exemple, on notera qu’
« [a]u cours des dix dernières années, la population des colonies en Cisjordanie occupée, y compris Jérusalem-Est, est passée de 520 000 personnes en 2012 à un peu moins de 700 000. La population vit dans 279 colonies israéliennes réparties en Cisjordanie, dont 14 colonies à Jérusalem-Est, soit une population totale de plus de 229 000 personnes. » (Rapport du haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, 15 mars 2023, A/HRC/52/76, par. 5.)
12. À juste titre, l’avis souligne au paragraphe 115 que l’implantation de ces colonies est une claire violation de l’article 49 6) de la convention de Genève IV qui interdit les déportations de la population du territoire occupé et les transferts par la puissance occupante de sa population vers le territoire occupé. Il s’agit donc de violations graves que les États parties aux conventions de Genève ont pour obligation de réprimer ainsi que de rechercher les personnes accusées d’avoir commis ou donné l’ordre de commettre de telles infractions. Le CICR a indiqué que cette obligation est également une obligation coutumière, qui s’étend à l’ensemble des États, qui doivent non seulement enquêter sur ces violations graves qui auraient été commises par leurs ressortissants ou par leurs forces armées, ou sur leur territoire, mais ont également le droit de conférer à leurs tribunaux nationaux une compétence universelle pour la répression de ces violations pour lesquelles aucun délai de prescription ne peut s’appliquer (étude du CICR sur le droit international coutumier, règles 156 à 158, 160 et 161).
13. Il est sans doute également utile sur ce point de rappeler que la « déportation de population » est indiquée comme acte constitutif du crime contre l’humanité à l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (ci-après « Statut de Rome »). De même, le transfert, direct ou indirect, par une puissance occupante d’une partie de sa population civile, dans le territoire qu’elle occupe, est indiqué comme acte constitutif du crime de guerre par l’article 8 dudit Statut. Soulignons aussi que « l’annexion par la force de la totalité ou d’une partie du territoire d’un autre État » constitue suivant l’article 8bis 2) de ce Statut un crime d’agression « qu’il y ait ou non déclaration de guerre ». Conformément aux obligations qui leur incombent en vertu de cette convention, les États parties au Statut de Rome devraient tirer toutes les conséquences de droit des conclusions de la Cour dans le présent avis consultatif pour prévenir et réprimer les auteurs de ces actes.
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14. La deuxième politique sur laquelle je voudrais me pencher concerne les lois et mesures discriminatoires d’Israël dans le Territoire palestinien occupé (paragraphes 180 à 229 de l’avis consultatif). La Cour conclut sur ce point que « les lois et mesures d’Israël imposent et permettent de maintenir en Cisjordanie et à Jérusalem-Est une séparation quasi complète entre les communautés de colons et les communautés palestiniennes », et par conséquent « emportent violation de l’article 3 de la CIEDR [la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale] » (paragraphe 229 de l’avis).
15. L’article 3 de la CIEDR se lit comme suit : « Les États parties condamnent spécialement la ségrégation raciale et l’apartheid et s’engagent à prévenir, à interdire et à éliminer sur les territoires relevant de leur juridiction toutes les pratiques de cette nature. » La conclusion de la Cour sur ce point est d’autant plus importante qu’il y a toujours de la part de certains internationalistes une hésitation à évoquer ce crime particulièrement odieux qu’est l’apartheid en dehors du contexte de l’Afrique du Sud.
16. En effet, s’il faut reconnaître que la définition de l’apartheid à l’article II de la convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid est marquée de l’expérience sud-africaine, qu’elle mentionne d’ailleurs expressément, cela ne peut cependant vouloir dire que toute politique pour être caractérisée comme constitutive d’apartheid doit reprendre intégralement les politiques et mesures mises en oeuvre dans l’Afrique du Sud à cette époque. Une telle approche aboutirait de fait à priver la convention de tout effet aujourd’hui, car il est douteux qu’un État dans le monde actuel puisse revendiquer ouvertement une politique de ségrégation raciale telle qu’elle existait en Afrique du Sud au moment de l’adoption de la convention. Il convient donc d’avoir une lecture non limitative de cette définition, pour pouvoir prévenir et réprimer ce qui constitue un crime de droit international dont la prohibition est une norme incontestée de jus cogens.
17. Ainsi que relevé ci-dessus, l’article 3 de la CIEDR, à laquelle Israël est partie, oblige à prévenir, interdire et éliminer tout acte d’apartheid. En outre, bien qu’Israël ne soit partie ni à la convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid ni au Statut de Rome, il ne fait pas de doute que la prohibition de l’apartheid est une norme coutumière, reconnue comme une norme impérative à laquelle aucune dérogation n’est possible et dont la violation constitue par ailleurs un crime contre l’humanité. Notons qu’à la suite de l’Assemblée générale des Nations Unies (voir résolution 2202 (XXI) du 16 décembre 1966), le Conseil de sécurité a qualifié l’apartheid de « crime contre la conscience et la dignité de l’humanité [qui] est incompatible avec les droits de l’homme et sa dignité, la Charte des Nations Unies et la Déclaration universelle des droits de l’homme, et porte gravement atteinte à la paix et à la sécurité internationales » (résolution 473 du 13 juin 1980, par. 3).
18. Dans son avis consultatif sur la Namibie, la Cour avait identifié quels étaient les effets des mesures sud-africaines en Namibie, caractéristiques d’une politique d’apartheid. Suivant cette jurisprudence, pourraient être constitutives d’apartheid, les mesures qui
« ont pour objet de limiter, d’exclure ou de restreindre la participation des membres des groupes de population autochtones à certains types d’activité, à certains domaines d’étude ou de formation et à certains travaux ou emplois, et d’imposer aux autochtones des restrictions ou des prohibitions en matière de résidence et de déplacement dans de vastes régions du territoire » (Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 57, par. 130).
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19. Par ailleurs, la Cour a indiqué sans équivoque dans ce même avis qu’un État pouvait se rendre coupable d’apartheid en dehors de son territoire national et sur des personnes qui ne sont pas ses nationaux (Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1971, p. 57, par. 130).
20. Le présent avis consultatif n’était sans doute pas le lieu pour la Cour de se livrer à la détermination des éléments constitutifs de l’apartheid en droit international coutumier. Mais en s’appuyant sur les éléments soulignés par la Cour dans son avis consultatif de 1971, l’article II de la convention contre l’apartheid, et l’article 7 2) h) du Statut de Rome, il devient possible d’identifier ceux qui constituent l’essence de ce crime, et donc d’apprécier si Israël a mis en place une telle politique dans le Territoire palestinien occupé. Ainsi, les éléments qui permettent d’établir l’apartheid seraient : l’existence de deux ou plusieurs groupes raciaux distincts ; la commission d’actes inhumains envers un ou plusieurs groupes ; un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur un ou plusieurs autres groupes raciaux, et une intention de maintenir ce régime.
21. En ce qui concerne le premier élément, notons que dans le cadre du droit international relatif aux droits de l’homme, le terme de « race » ou de « groupe racial » doit être pris au sens le plus large. Ainsi, en considérant que l’expression « discrimination raciale » vise « toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique », l’article premier de la CIEDR indique clairement que la « race » n’est pas le seul critère de discrimination raciale. En outre, dans sa recommandation générale VIII, relative à l’interprétation et à l’application des paragraphes 1 et 4 de l’article premier de la CIEDR, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale considère que l’identification des individus comme appartenant à un groupe ou à des groupes raciaux ou ethniques particuliers « doit, sauf justification du contraire, être fondée sur la manière dont s’identifie lui-même l’individu concerné » (rapport du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, quarante-cinquième session de l’Assemblée générale, doc. A/45/18, 28 septembre 1990, p. 89). De même, comme l’ont souligné les tribunaux pénaux internationaux, qui se sont penchés sur la définition du « groupe racial » dans le cadre d’autres crimes de droit international, en l’absence d’une définition scientifique ou d’une méthode objective pour déterminer si une personne appartient à une supposée « race », il convient de se référer à la représentation que se font les groupes visés de leur identité distincte. Ainsi dans l’affaire Rutaganda, la Chambre de première instance I du Tribunal pénal international pour le Rwanda
« note que, dans le cadre de l’application de la Convention sur le génocide, l’appartenance à un groupe est par essence une notion plus subjective qu’objective. La victime est perçue par l’auteur du crime de génocide comme appartenant au groupe dont la destruction est visée. La victime peut elle-même, dans certains cas, se considérer appartenir audit groupe » (TPIR, Le Procureur c. Georges Anderson Nderubumwe Rutaganda, affaire ICTR-96-3-T, 6 décembre 1999, par. 56).
Dans la même logique, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a indiqué que « l’identification d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux se fait en prenant comme critère la stigmatisation dont il fait l’objet, notamment de la part des auteurs du crime, du fait de la perception que ceux-ci ont de ses traits nationaux, ethniques, raciaux ou religieux » (TPIY, Chambre de Jugement I, Section A, Le Procureur c. Vidoje Blagojević, Dragan Jokić, affaire IT-02-60-T, 17 janvier 2005, par. 667).
22. Les Palestiniens et les juifs israéliens s’identifient eux-mêmes comme deux groupes distincts sur la base d’éléments « subjectifs » et relatifs à « l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique », y compris ceux se rapportant à la religion et à la culture, et devraient donc être considérés
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comme deux « groupes raciaux » au sens du premier élément constitutif de l’apartheid. À cet égard, soulignons également que la loi israélienne de 2018 relative à l’État-nation dispose que « [l]’État d’Israël est l’État-nation du peuple juif » et qu’il « s’efforce de garantir le bien-être des membres du peuple juif » établissant ainsi une distinction nette entre personnes juives et non juives (Loi fondamentale : Israël, État-nation du peuple juif, 5778-2018, article 1, al. a), et article 6, al. a), voir texte intégral de la loi fondamentale, https://main.knesset.gov.il/EN/activity/documents/ BasicLawsPDF/BasicLawNationState.pdf). De même, il faudrait noter que la Cour a récemment indiqué que « [l]es Palestiniens sembl[ai]ent constituer un “groupe national, ethnique, racial ou religieux” distinct » (Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël), mesures conservatoires, ordonnance du 26 janvier 2024, par. 45).
23. Pour ce qui est du deuxième élément relatif à la commission d’actes inhumains, l’avis consultatif établit de nombreuses violations qui en font indubitablement partie et dont certaines sont expressément listées dans la convention sur l’apartheid et le Statut de Rome. L’on peut ainsi relever le transfert des membres de la population israélienne s’accompagnant d’une déportation d’une partie de la population palestinienne dans le territoire occupé (paragraphe 118) ; de démolitions punitives des biens des Palestiniens (paragraphes 208-212) ; les expulsions forcées, les nombreuses démolitions d’habitations pour défaut de permis et des restrictions en matière de résidence qui ne laissent les membres de la population palestinienne sans autre choix que de quitter leur lieu de résidence (paragraphe 147) ; la confiscation des terres (paragraphes 118-123) privant ainsi les Palestiniens du territoire occupé des moyens de subsistance ; l’exploitation des ressources naturelles du territoire occupé au seul bénéfice de l’État d’Israël « notamment l’eau et les minéraux, au profit de sa propre population, en lésant la population palestinienne locale, voire en la privant totalement desdites ressources » (paragraphe 126) ; de nombreux actes de violence à l’endroit des populations palestiniennes tant de la part des colons installés dans le Territoire palestinien occupé que de la part des forces de sécurités israéliennes (paragraphes 148-154) ; des restrictions injustifiées et abusives à la liberté de circulation de la population palestinienne dans le territoire occupé (paragraphes 200-206).
24. L’ampleur et la constance de ces violations montrent bien qu’il ne s’agit pas d’actes isolés mais qu’ils font partie d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique des Israéliens, sur les Palestiniens dans le territoire occupé. En effet comme le démontre l’avis, les colons et les Palestiniens vivent dans le territoire occupé sous un régime mis en place par Israël qui octroie des droits et avantages différents à chacun des deux groupes en fonction de leur identité. De nombreux rapports émanant d’instances onusiennes ont déjà établi et décrié, cet état de fait. Ainsi par exemple, la mission internationale indépendante d’établissement des faits mise en place par l’Assemblée générale est arrivée à la conclusion que
« [l]es colonies de peuplement sont créées pour le bénéfice exclusif des Juifs israéliens et sont entretenues et développées au moyen d’un système de ségrégation totale entre les colons et le reste de la population du territoire palestinien occupé. Ce système de ségrégation est défendu par un contrôle militaire et policier strict, exercé au détriment des droits de la population palestinienne » (mission internationale indépendante d’établissement des faits chargée d’étudier les effets des colonies de peuplement israéliennes sur les droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels, des Palestiniens dans le territoire occupé, y compris Jérusalem-Est, 7 février 2013, A/HRC/22/63, par. 103).
25. Ce caractère systématique de l’oppression des Palestiniens par la puissance occupante est aussi mis à l’évidence par les mesures discriminatoires en matière de droits au logement, à la terre et à la propriété, ainsi que souligné par le haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme,
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« [i]l est clair que les régimes israéliens d’aménagement et de zonage dans la zone C et à Jérusalem-Est sont discriminatoires et rendent presque impossible l’obtention de permis de construire pour les Palestiniens. Les données de l’administration civile israélienne rendues publiques en décembre 2021 ont révélé que moins de 1 % des permis de construire palestiniens (24 sur 2 550) dans la zone C avaient été approuvés entre 2016 et 2020. En revanche, 8 356 permis ont été délivrés pour des logements dans des colonies israéliennes » (Rapport du haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, 15 mars 2023, A/HRC/52/76, par. 30).
26. Ajoutons à cela les restrictions à la liberté de circulation qui, selon la mission internationale d’établissement des faits, que la Cour cite, « se présentent sous plusieurs formes, notamment celles de routes réservées aux colons, … d’entraves créées par le mur et par son régime de portes et de permis, ainsi que celle des restrictions administratives » (paragraphe 200 de l’avis).
27. L’avis souligne également la mise en place par Israël dans le Territoire palestinien occupé de deux systèmes juridiques différents s’appliquant de manière distincte à chacun des deux groupes. Ainsi, alors que les autorités militaires israéliennes appliquent « le droit civil d’Israël à titre personnel aux citoyens israéliens, ainsi qu’aux émigrés juifs non ressortissants présents en Cisjordanie » et que « par conséquent, les colons vivant en Cisjordanie jouissent des droits et privilèges conférés par la citoyenneté israélienne, ainsi que des protections prévues par le droit interne d’Israël et des prestations sociales offertes par celui-ci », les Palestiniens de Cisjordanie sont soumis au droit militaire d’Israël et jugés par ses tribunaux militaires (paragraphe 136).
28. Enfin, la poursuite par Israël de sa politique d’expansion de colonies et d’annexion, ainsi que les déclarations répétées des plus hauts dirigeants Israéliens sur leur intention de se maintenir dans le Territoire palestinien occupé démontrent l’intention de poursuivre le régime établi de domination des Palestiniens sur lequel repose cette politique. En décembre 2022, le premier ministre israélien M. Netanyahu a exprimé sur X (anciennement Twitter) :
« [l]e peuple juif a un droit exclusif et incontestable sur toutes les régions de la Terre d’Israël. Le gouvernement promouvra et développera la colonisation dans toutes les régions de la Terre d’Israël — en Galilée, dans le Néguev, sur le Golan, en Judée et en Samarie » (Benjamin Netanyahu, Twitter, 28 12 2022, https://x.com/netanyahu/status/ 1608039943817007105).
Plus récemment, en septembre 2023, M. Netanyahu a aussi montré à l’Assemblée générale des Nations Unies une carte représentant le « nouveau Moyen-Orient » qui intègre l’ensemble du Territoire palestinien occupé à l’État d’Israël (https://www.gov.il/en/pages/epmungaspeech, https:// www.youtube.com/watch?v=V0M7eoAjBdE, à la minute 9:18).
29. La commission par Israël d’actes inhumains envers les Palestiniens dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination, ainsi que l’intention de maintenir ce régime, sont indéniablement l’expression d’une politique assimilable à l’apartheid.
30. Cette conclusion est également celle à laquelle ont abouti les rapporteurs spéciaux sur les territoires palestiniens occupés depuis 2007 (voir, par exemple, A/HRC/53/59 du 28 août 2023, A/HRC/49/87 du 21 mars 2022, A/HRC/40/73 du 30 mai 2019, A/HRC/25/67 du 13 janvier 2014, A/HRC/16/72 du 10 janvier 2011, A/HRC/4/17 du 29 janvier 2007), des organisations de premier plan telles qu’Amnesty International (voir Israel’s apartheid against Palestinians. Cruel system of domination and crime against humanity, 2022) et Human Rights Watch (A threshold crossed. Israel
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Authorities and the crimes of apartheid and persecution, 2021), ainsi que les organisations israéliennes renommées de droits de l’homme (voir notamment B’Tselem, « Un régime de suprématie juive de la Méditerranée au Jourdain : c’est un apartheid », p. 3, https://www.btselem.org/ sites/default/files/publications/202101_this_is_apartheid_fr.pdf) et Yesh Din (Volunteers for Human Rights), « The Israeli occupation of the West Bank and the crime of apartheid, legal opinion », June 2020, p. 57).
31. De nombreuses personnalités israéliennes, témoins privilégiés de la situation dans le Territoire palestinien occupé ont également conclu que ces faits équivalaient à une situation d’apartheid. Michael Ben-Yair, ancien procureur général d’Israël, a dit par exemple en 2022 qu’Israël était devenu « un régime d’apartheid caractérisé par un État unique, avec deux peuples différents n’ayant pas les mêmes droits ». Quant à Ami Ayalon, l’ancien directeur du Shin Bet (les services de renseignement israéliens), il a écrit, dans ses mémoires : « Nous avons déjà créé une situation d’apartheid en Judée-Samarie, où nous contrôlons les Palestiniens par la force, en leur refusant le droit à l’autodétermination ». Enfin, il est significatif que deux anciens ambassadeurs d’Israël en Afrique du Sud, Ilan Baruch et Alon Liel, ont déclaré, en 2021, que la discrimination systématique instaurée par Israël, « fondée sur la nationalité et l’origine ethnique », s’apparentait désormais à une situation d’apartheid (Michael Ben-Yair, « Former AG of Israel: with great sadness I conclude that my country is now an apartheid regime », thejournal.ie, 10 février 2022, Ami Ayalon, Friendly Fire (Steerforth Press, 2021), p. 260, Ilan Baruch et Alon Liel, « It’s apartheid, says Israeli ambassadors to South Africa », GroundUp, 8 juin 2021).
32. De manière encore plus parlante, nombre de ceux qui ont vécu l’épreuve de l’apartheid en Afrique du Sud affirment sur la base de cette expérience que la politique discriminatoire et ségrégationniste mise en place par Israël dans le Territoire palestinien occupé est similaire à celle de l’Afrique du Sud pendant l’apartheid. Ainsi, selon l’archevêque sud-africain Desmond Tutu, prix Nobel de la paix en 1984 pour son combat contre l’apartheid,
« [d]e nombreux Sud-Africains noirs se sont rendus en Cisjordanie occupée et ont été atterrés par les routes israéliennes construites pour les seuls colons juifs, auxquelles les Palestiniens de Cisjordanie n’ont pas accès, et par les colonies réservées aux juifs qui ont été construites sur des terres palestiniennes, au mépris du droit international. Les Sud-Africains noirs, et bien d’autres à travers le monde, ont eu connaissance du rapport de 2010 de Human Rights Watch qui “décrit le système de lois, de règles et de services à deux vitesses mis en place par Israël pour les deux populations dans certaines parties de la Cisjordanie sous son contrôle exclusif, lequel assure aux colons juifs des services préférentiels, l’accès au développement et un certain nombre d’avantages, tout en imposant des conditions difficiles aux Palestiniens”. Pour moi, c’est de l’apartheid, et c’est insoutenable. » (Desmond Tutu, “Justice requires action to stop subjugation of Palestinians”, Tampa Bay Times (30 Apr. 2021), https://www.tampabay.com/opinion/ columns/justice-requires-action-to-stop-subjugation-of-palestinians/1227722/ ; voir également John Dugard, Confronting apartheid, Jacana, Sunnyside, 2018, p. 171-268.) [La traduction est de moi.]
2. L’illégalité de l’occupation israélienne et ses conséquences juridiques
33. Dans son raisonnement, la Cour rappelle que
« les règles et principes du droit international général et de la Charte des Nations Unies concernant l’emploi de la force en territoire étranger (jus ad bellum) doivent être distingués des règles et principes qui s’appliquent au comportement de la puissance
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occupante au regard du droit international humanitaire (jus in bello) et du droit international relatif aux droits de l’homme ».
Elle explique que « les premiers déterminent la licéité de la présence continue de la puissance occupante dans le territoire occupé, tandis que les seconds continuent de s’appliquer à celle-ci, indépendamment de la licéité ou de l’illicéité de sa présence ». C’est donc « la première catégorie de règles et de principes relatifs à l’emploi de la force, ainsi que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, que la Cour considère comme étant applicables » pour répondre à la question concernant la licéité de l’occupation (paragraphe 251 de l’avis consultatif).
34. Je partage aussi bien le raisonnement de la Cour que sa conclusion selon laquelle
« les violations, par Israël, de l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force et du droit du peuple palestinien à l’autodétermination ont un impact direct sur la licéité de la présence continue d’Israël, dans le Territoire palestinien occupé. L’utilisation abusive persistante de sa position en tant que puissance occupante à laquelle Israël se livre en annexant le Territoire palestinien occupé et en imposant un contrôle permanent sur celui-ci, ainsi qu’en privant de manière continue le peuple palestinien de son droit à l’autodétermination, viole des principes fondamentaux du droit international et rend illicite la présence d’Israël dans le Territoire palestinien occupé. » (Paragraphe 261 de l’avis consultatif ; les italiques sont de moi.)
35. La question posée par l’Assemblée générale portant sur la « présence continue » et non sur les circonstances dans lesquelles l’occupation d’Israël du territoire palestinien survint, la Cour n’avait donc pas dans le cadre de cet avis à se prononcer sur ce dernier aspect, c’est-à-dire sur la légalité ab initio de cette occupation. Il n’est cependant pas sans intérêt de rappeler que l’Assemblée générale avait déjà eu l’occasion d’affirmer à plusieurs reprises l’illégalité ab initio de l’occupation israélienne. Ainsi, elle s’est dite en 1977 « [p]rofondément préoccupée de ce que les territoires arabes occupés depuis 1967 demeurent depuis plus de dix ans sous l’occupation illégale et de ce que le peuple palestinien, après trois décennies, continue d’être privé de l’exercice de ses droits nationaux inaliénables » et a « réaffirm[é] que l’acquisition de territoires par la force est inadmissible et que tous les territoires ainsi occupés doivent être restitués », pour conclure à «condamne[r] la poursuite de l’occupation par Israël de territoires palestiniens et autres territoires arabes en violation de la Charte des Nations Unies » (résolution 32/20, « La situation au Moyen-Orient », 25 novembre 1977 (les italiques sont de moi) ; voir également résolution 33/29, « La situation au Moyen-Orient », 7 décembre 1978 ; résolution 34/70, « La situation au Moyen-Orient », 6 décembre 1979).
36. Rappeler ce constat de l’Assemblée générale sur l’illégalité ab initio de l’occupation par Israël en 1967 du territoire palestinien ainsi que sa condamnation de la poursuite de cette occupation en tant que violation de la Charte des Nations Unies ne peut que renforcer les conclusions de la Cour dans cet avis sur l’illégalité de la présence continue d’Israël dans le Territoire palestinien occupé.
37. La Cour considère au paragraphe 267 de l’avis que la présence illicite d’Israël dans le Territoire palestinien occupé constitue un fait qui engage la responsabilité internationale de cet État et ajoute qu’il s’agit d’un fait illicite à caractère continu « qui a été causé par les violations de l’interdiction de l’acquisition de territoire par la force et du droit à l’autodétermination du peuple palestinien qu’Israël a commises par ses politiques et pratiques ». Alors que je souscris pleinement à l’obligation incombant à Israël que tire la Cour de sa conclusion, à savoir celle « de mettre fin à sa présence dans le Territoire palestinien occupé dans les plus brefs délais », le raisonnement suivi par la Cour impose à mon avis une précision et un complément. La précision est qu’alors que les politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé en 1967 constituent certainement
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une violation du droit à l’autodétermination du peuple palestinien, le non-respect de ce droit remonte à 1948 et non à 1967, ainsi que rappelé par la résolution 32/20 de l’Assemblée générale, adoptée en 1977 et citée plus haut, ou cette dernière s’est dite « [p]rofondément préoccupée … de ce que le peuple palestinien, après trois décennies, continue d’être privé de l’exercice de ses droits nationaux inaliénables » (les italiques sont de moi). À ce sujet, le complément qu’il me semble nécessaire d’ajouter concerne les obligations découlant pour Israël de la résolution 181 (II).
38. Ainsi que le rappelle l’avis consultatif (voir paragraphe 52), l’Assemblée générale des Nations Unies adopta le 29 novembre 1947 une importante résolution, la résolution 181 (II), qui demeure, de mon point de vue, la pierre angulaire pour toute solution pérenne au conflit israélo-palestinien se basant sur la vision des deux États. Dans cette résolution, l’Assemblée générale adoptait un « Plan de partage » prévoyant la création sur le territoire de la Palestine de deux États indépendants, l’un arabe, l’autre juif, qui « commenceront d’exister … deux mois après que l’évacuation des forces armées de la Puissance mandataire aura été achevée et, en tous cas, le 1er octobre 1948 au plus tard », ainsi que la mise sur pied pour la ville de Jérusalem d’un régime international spécial (corpus separatum) administré par les Nations Unies.
39. C’est sur la base de la résolution 181 (II) qu’aussi bien Israël que la Palestine ont proclamé leur existence (voir paragraphes 53 et 64 de l’avis) et ont, chacun en son temps, sollicité une admission comme membre ou comme État observateur aux Nations Unies (voir paragraphes 55 et 70 de l’avis). Or cette résolution forme un tout dont les énoncés doivent être lus ensemble et de manière indissociable. Autrement dit, ni Israël, ni la Palestine ne peuvent prétendre tirer des droits de la résolution tout en rejetant ou en ignorant les droits de l’autre partie reconnus dans le même texte. Il en découle que la proclamation d’un État indépendant juif le 14 mai 1948 sur le fondement de la résolution 181 (II) implique nécessairement l’engagement à l’avènement d’un État arabe indépendant. À cet égard, rappelons que la proclamation d’indépendance de l’État d’Israël énonce que ce dernier est « prêt à coopérer avec les organismes et les représentants des Nations Unies pour l’application de la [dite] résolution ». Israël s’obligeait donc de manière indiscutable non seulement à respecter la résolution 181 (II), mais aussi à la mettre en oeuvre.
40. C’est en tout cas sous cette expresse condition qu’Israël a été admis aux Nations Unies. Ainsi, dans la résolution 273 (III) par laquelle elle admet Israël comme membre de l’Organisation des Nations Unies, l’Assemblée générale indique qu’elle le fait en « [r]appelant ses résolutions du 29 novembre 1947 [181 II] et du 11 décembre 1948 [194 III] et prenant acte des déclarations faites et des explications fournies devant la Commission politique spéciale par le représentant du Gouvernement d’Israël en ce qui concerne la mise en oeuvre desdites résolutions ».
41. La Cour n’a cependant pas tiré dans le présent avis toutes les conséquences juridiques, notamment les obligations incombant à Israël de cette situation. En effet, il s’ensuit de l’admission d’Israël aux Nations Unies des droits mais aussi des obligations juridiques spécifiques. S’étant engagé à la mise en oeuvre de la résolution 181 (II), Israël a donc l’obligation juridique de ne pas entraver l’exercice du peuple palestinien de son droit à l’autodétermination ni de s’opposer à la proclamation par les représentants du peuple palestinien de leur État, sans remettre en cause les droits qu’il tire de la résolution 181 (II), l’avènement des deux États étant inextricablement lié dans le même instrument juridique.
42. En vertu de son engagement à la mise en oeuvre de la résolution 181 (II), Israël reste également tenu de coopérer avec les Nations Unies afin que l’État de Palestine proclamé à Alger en 1988 par le Conseil national palestinien, puis admis aux Nations Unies comme État observateur sur
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la base de la résolution 181 (II), puisse exercer sa pleine souveraineté sur son territoire et réaliser son indépendance totale, ce qui nécessite le retrait complet d’Israël du Territoire palestinien occupé.
43. Notons à cet égard que dans l’échange de lettres intervenu le 9 septembre 1993 entre M. Yasser Arafat, président de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et M. Yitzhak Rabin, le premier ministre d’Israël, le président de l’OLP avait de son côté reconnu « le droit d’Israël à vivre en paix et dans la sécurité » (Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 183, par. 118).
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44. Par ailleurs, ainsi que le souligne la Cour, les obligations qu’Israël a violées comprennent des obligations erga omnes (paragraphe 274 de l’avis), ce qui entraîne pour les autres États des « obligations juridiques spéciales » conformément au droit international coutumier tel que reflété à l’article 41 des Articles sur la responsabilité internationale pour faits internationalement illicites. Dès lors, envers les politiques et pratiques israéliennes portant atteinte au droit à l’autodétermination du peuple palestinien, tous les États sont tenus par les obligations coutumières inscrites à cet article. Cela implique non seulement de ne rien faire qui puisse entraver l’exercice de ce droit, mais aussi d’apporter l’appui licite nécessaire pour la réalisation de ce droit, et de coopérer activement avec les Nations Unies à cette fin. La Cour a énoncé de manière générale le contenu de ces obligations pour tous les États aux paragraphes 275 à 279 de l’avis.
45. Ces obligations sont de deux natures différentes, négative et positive. Les obligations négatives requièrent que les États s’abstiennent d’encourager, d’aider ou d’assister Israël dans la commission des violations des règles de droit international humanitaire applicables dans le Territoire palestinien occupé. Ainsi que le CICR l’a précisé dans son commentaire de 2016 relatif à la convention (I) de Genève,
« le soutien financier, matériel ou de toute autre nature, en sachant que cet appui sera utilisé pour commettre des violations de droit humanitaire, constitue une violation de l’article 1 commun, même si cela pourrait ne pas constituer une aide ou une assistance à la commission d’un fait illicite par l’État bénéficiaire aux fins des règles relatives à la responsabilité de l’État » (voir commentaire du CICR, conventions de Genève, Article 1 commun, https://ihl-databases.icrc.org/fr/ihl-treaties/gci-1949?activeTab=1949GCs- APs-and-commentaries, par. 160).
Ainsi, toute aide financière, économique, militaire ou technologique inconditionnée à Israël constituerait une violation de cette obligation.
46. En termes d’obligations positives, les États doivent prendre des mesures proactives pour faire cesser les violations et faire respecter par Israël les conventions pertinentes dans le Territoire palestinien occupé, et ce, en usant notamment de leur influence sur celui-ci (voir commentaire du CICR, conventions de Genève, Article 1 commun, https://ihl-databases.icrc.org/en/ihl-treaties/ geneva-conventions-1949additional-protocols-and-their-commentaries, par. 164).
47. Il est important, comme l’a écrit notre collègue d’heureuse mémoire James Crawford, de relever que l’obligation de faire respecter n’est pas satisfaite par de simples protestations diplomatiques (James Crawford, « Third party obligations with respect to Israeli settlements in the
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occupied Palestinian territories », https://www.militarycourtwatch.org/page.php?id=QA2pesuJIWa 28530AcRDr3iFZmt, par. 86), ou uniquement en coopérant avec les Nations Unies. En effet, ainsi que souligné par la Cour en ce qui concerne le crime de génocide, la saisine des organes des Nations Unies de la violation par un État d’obligations erga omnes ne décharge pas les autres États de leurs obligations, chacun dans la mesure de ses capacités, d’user des moyens propres à faire respecter ces obligations, en prévenir ou réprimer les violations, « dans le respect de la Charte des Nations Unies et des décisions prises, le cas échéant, par les organes compétents de l’Organisation » (voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I), p. 220, par. 427).
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48. La nature des obligations violées par Israël a également de nombreuses conséquences pour les Nations Unies, ses différents organes et institutions. Le « devoir » pour l’Organisation et ses institutions « de faire respecter le droit international » dans le Territoire palestinien occupé, rappelé au paragraphe 277 de l’avis consultatif, requiert de celles-ci de prendre des mesures concrètes pour mettre fin aux violations d’Israël telles qu’identifiées dans l’avis, et permettre la pleine réalisation par le peuple palestinien de son droit à l’autodétermination.
49. Certes, comme la Cour l’a déjà indiqué, il ne lui appartient pas de « déterminer quelles mesures l’Assemblée générale pourrait juger utile de prendre après avoir reçu son avis, ni quelle pourrait être l’incidence de celui-ci sur de telles mesures » (Conformité au droit international de la déclaration unilatérale d’indépendance relative au Kosovo, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 421, par. 44) et il appartient à l’Assemblée générale, ainsi qu’au Conseil de sécurité de « rechercher quelles mesures supplémentaires sont requises pour mettre fin à la présence illicite d’Israël, compte tenu du présent avis consultatif » (paragraphe 281 de l’avis).
50. Toujours est-il que l’Organisation des Nations Unies, ses principaux organes et ses institutions doivent s’assurer que les mesures qu’ils adoptent sont efficientes et effectives au regard du fait que celles adressées à Israël dans la quasi-totalité des résolutions de l’Assemblée générale ainsi que celles du Conseil de sécurité sont restées sans effet ; à savoir, notamment, les résolutions du Conseil de sécurité 237 (1967), 242 (1967), 252 (1968), 267 (1969), 298 (1971), 338 (1973), 446 (1979), 452 (1979), 465 (1980), 476 (1980), 478 (1980), 484 (1980), 592 (1986), 605 (1987), 607 (1988), 672 (1990), 681 (1990), 904 (1994), 1073 (1996), 1322 (2000), 1397 (2002), 1515 (2003), 1544 (2004), 1850 (2008), 1860 (2009), 2334 (2016), 2720 (2023), et ce, en violation de l’article 25 de la Charte des Nations Unies qui dispose que « [l]es Membres de l’Organisation conviennent d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément à la présente Charte ».
51. Il est donc fondamental que le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale prennent de nouvelles mesures concrètes et adaptées pour mettre fin, sans tarder et selon un calendrier bien défini, aux violations du droit international découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé.
52. En particulier, le Conseil de sécurité pourrait juger utile d’actualiser la feuille de route du Quatuor approuvée par la résolution 1515 (2003) du Conseil de sécurité afin « de concrétiser la vision des deux États vivant côte à côte dans la paix et la sécurité », pour parvenir à « un accord final et général » négocié entre les parties, sur la base des résolutions pertinentes du Conseil de sécurité,
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qui prévoient un règlement des « questions relatives au statut final » (résolution 2334 (2016) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7853e séance le 23 décembre 2016, S/RES/2334 (2016), point 8.
53. À cette fin, les Nations Unies devraient renforcer la coopération internationale entre ses États membres et mettre en oeuvre tous les moyens prévus par la Charte, notamment ceux du chapitre VI et, si nécessaire, du chapitre VII.
54. En somme, comme déjà indiqué dans la résolution 2334 (2016) du Conseil de sécurité, citée au paragraphe 71 de l’avis, les Nations Unies devraient oeuvrer à
« l’intensification et l’accélération des efforts diplomatiques entrepris et de l’appui apporté aux niveaux international et régional en vue de parvenir sans tarder à une paix globale, juste et durable au Moyen-Orient, sur la base des résolutions pertinentes de l’Organisation des Nations Unies, du mandat de la conférence de Madrid, y compris le principe de l’échange de territoires contre la paix, de l’Initiative de paix arabe et de la Feuille de route du Quatuor, et de mettre fin à l’occupation israélienne qui a commencé en 1967 » (résolution 2334 (2016) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 7853e séance, le 23 décembre 2016, S/RES/2334 (2016), point 9).
3. Les modalités de la réparation
55. Le dernier point que je voudrais aborder est celui de la réparation due aux Palestiniens et à la Palestine du fait des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé en violation du droit international.
56. La principale conséquence des violations doit être l’obligation de cessation. Cela implique principalement et nécessairement l’obligation pour Israël de mettre fin à sa présence illicite dans le Territoire palestinien occupé (voir paragraphe 267 de l’avis). Seul ce retrait impératif d’Israël pourra permettre au peuple palestinien d’exercer pleinement leur droit à l’autodétermination, y compris son droit à un État totalement indépendant, souverain et viable. C’est donc le principal objectif auquel doivent s’atteler aussi bien les Nations Unies que l’ensemble des États.
57. Ainsi, l’on ne saurait subordonner ce retrait au succès de négociations, dont le résultat dépendrait notamment de l’approbation d’Israël. En particulier, Israël ne saurait invoquer la nécessité d’un accord préalable sur ses revendications sécuritaires vu qu’une telle condition pourrait amener à pérenniser son occupation illicite. En effet, conformément au principe exprimé par la maxime ex injuria jus non oritur, nul ne saurait tirer profit de son propre fait illicite. Autrement, ce serait soumettre la cessation de violations du droit international, y compris des violations des normes impératives (jus cogens), à un pouvoir de veto de l’auteur de ces violations.
58. Les négociations entre les parties, qui demeurent nécessaires, porteraient alors principalement sur les modalités de mise en oeuvre, et non la question du retrait d’Israël qui doit s’opérer suivant les termes de l’avis « dans les plus brefs délais », ainsi que sur les autres éléments nécessaires pour aboutir à une paix juste, globale et durable, tels la question des réfugiés, les arrangements de sécurité mutuelle entre les deux États, et les modifications qui pourraient être apportées de commun accord à la frontière de 1967.
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59. Que de telles négociations se déroulent sous les auspices des Nations Unies et sur la base du droit international contribuerait, un tant soit peu, par l’impartialité et la légitimité qu’ils apportent respectivement, à contrebalancer le grand déséquilibre de force entre occupant et occupé, et pourraient ainsi concourir à leur succès.
60. L’autre point important qu’il faudra mentionner est celui des réparations dues par Israël pour ses violations du droit international aux victimes dans le Territoire palestinien occupé et au peuple palestinien. Il s’agit d’une « réparation intégrale », comprenant notamment la restitution et l’indemnisation, qui doit, suivant la fameuse formule de la Cour permanente de Justice internationale dans l’affaire de l’Usine de Chorzów, « autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait été commis » (voir paragraphe 269 de l’avis).
61. Ainsi, comme la Cour l’avait déjà indiqué en 2004, Israël est tenu entre autres « de restituer les terres, les vergers, les oliveraies et les autres biens immobiliers saisis à toute personne physique ou morale » de manière abusive, discriminatoire et en violation du droit international dans le Territoire palestinien occupé. « Au cas où une telle restitution s’avérerait matériellement impossible, Israël serait tenu de procéder à l’indemnisation des personnes en question pour le préjudice subi par elles » (Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, C.I.J. Recueil 2004 (I), p. 198, par. 153).
62. En ce qui concerne l’indemnisation, il n’appartenait pas à la Cour, dans le cadre du présent avis, d’en établir les éléments spécifiques ainsi que le quantum. Elle en a affirmé le principe et il incombe maintenant à toutes les parties impliquées de fixer les modalités d’une telle indemnisation, qui doit se faire suivant les règles du droit international. Ainsi que le souligne la Commission de droit international des Nations Unies, le préjudice à réparer « comprend tout dommage, tant matériel que moral, résultant du fait internationalement illicite de l’État ». Quant à l’indemnité, elle couvre « tout dommage susceptible d’évaluation financière, y compris le manque à gagner dans la mesure où celui-ci est établi dans le cas d’espèce » (CDI, par. 2 du commentaire de l’article 31 et par. 1 du commentaire de l’article 36, « Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite », Documents officiels de l’Assemblée générale, cinquante-sixième session, supplément no 10 (A/56/10). Il existe sur ce point de nombreux précédents qui pourraient guider une telle démarche.
63. À cet égard, il convient de rappeler que, dans son arrêt de 2005 dans l’affaire relative aux Activités armées sur le territoire du Congo, la Cour a indiqué que l’Ouganda était tenu de réparer le préjudice découlant de l’« emploi illicite de la force, [la] violation de la souveraineté et de l’intégrité territoriale, [l’]intervention militaire, [l’]occupation de l’Ituri, [les] violations du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire, [le] pillage et [l’]exploitation des ressources naturelles de la RDC » ((République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 257, par. 259). Elle a ensuite, sur cette base, fixé dans le cadre d’une autre procédure le montant des indemnités à verser à la République démocratique du Congo (Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), réparations, arrêt, C.I.J. Recueil 2022 (I), p. 137-138, par. 409). Soulignons également qu’en raison de l’occupation illégale du Koweït et « aux fins de réparation ou d’indemnisation financière par l’Iraq », le Conseil de sécurité a affirmé que ce dernier était, en vertu du droit international, « responsable de toute perte,
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tout dommage et tout préjudice subis, s’agissant du Koweït et d’États tiers ainsi que leurs nationaux et sociétés, du fait de l’invasion et de l’occupation illégale du Koweït par l’Irak » (résolution 674 (1990) adoptée par le Conseil de sécurité le 29 octobre 1990 à sa 2951e séance, S/RES/674 (1990), point 8).
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64. Je voudrais pour finir faire une remarque générale sur un argument qui a été excipé par certains participants à la présente procédure pour inviter la Cour à décliner de rendre l’avis consultatif sollicité par l’Assemblée générale. Cet argument est relatif à l’impact que pourrait avoir l’avis de la Cour sur les négociations ; un tel avis serait de nature, a-t-on prétendu, à mettre en péril les négociations de paix. La Cour y a répondu conformément à sa jurisprudence par la négative.
65. Au-delà de cette réponse, on doit s’interroger sur l’opposition que paraissent ainsi faire certains entre la paix et le droit. Sans devoir mentionner que dans le cas d’espèce les négociations de paix sont pratiquement inexistantes depuis plus de dix ans, il me semble incorrect de suggérer qu’en disant le droit, la Cour affaiblirait un processus de paix, quel qu’il soit. Bien au contraire, la philosophie même qui a mené à la mise en place des différents mécanismes juridictionnels de règlement des différends depuis les premiers arbitrages à la présente Cour en passant par l’institution de la Cour permanente d’arbitrage et la Cour permanente de Justice internationale, est que le droit et la justice internationale sont d’incontestables moyens de pacification des relations internationales. En disant le droit, la Cour fournit aux différents acteurs une base fiable de règlement pour une paix juste, globale et durable.
66. Je suis convaincu qu’un processus de négociation qui s’émanciperait de considérations juridiques et d’équité porterait en lui-même les germes d’un futur conflit. Les négociations sur toutes questions, y compris les préoccupations sécuritaires légitimes des deux États, israélien et palestinien, ne peuvent être fructueuses que si elles ont pour pierre angulaire le droit international et la justice.
67. En disant le droit dans la présente procédure, la Cour a contribué à poser, dans le rôle qui est le sien, les jalons pour une solution juste et durable d’un conflit qui a fait énormément de souffrances humaines et a fort trop duré dans cette région du monde et dont les répercussions se font sentir bien au-delà. C’est avec cette profonde conviction que j’ai participé, et je ne doute pas que ce fut également le cas de mes collègues, à la présente procédure.
(Signé) Nawaf SALAM.
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Déclaration de M. le juge Salam, président

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