Déclaration de M. le juge Brant

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182-20240202-JUD-01-09-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE BRANT
1. J’ai voté en faveur du rejet de la cinquième exception préliminaire de la Fédération de Russie, fondée sur l’irrecevabilité d’une demande tendant à ce qu’il soit déclaré que la demanderesse n’a pas violé ses obligations au titre de la convention (paragraphe 151, point 6 du dispositif de l’arrêt). Bien que je sois, dans les grandes lignes, en accord avec le raisonnement qui conduit la Cour à une telle décision, je crois qu’il serait utile d’amener quelques précisions sur un aspect particulier dudit raisonnement qui aurait pu, à mon avis, faire l’objet de quelques développements supplémentaires de la part de la Cour.
2. À l’appui de sa cinquième exception préliminaire, la défenderesse a notamment soutenu que la demande formulée par l’Ukraine au chef de conclusions figurant au point b) du paragraphe 178 de son mémoire est contraire aux principes d’« opportunité judiciaire » et d’égalité des parties. Selon la Fédération de Russie, l’autorité de la chose jugée qui s’attacherait à un arrêt rendu au stade du fond de la présente affaire pourrait avoir pour conséquence qu’elle se verrait privée du droit d’invoquer ultérieurement la responsabilité de l’Ukraine. La défenderesse soutient que s’il était permis à un État d’obtenir de manière préventive et, selon elle, « prématurée » une décision en sa faveur sur la base d’éléments de preuve incomplets, celui-ci se trouverait protégé contre toute action intentée contre lui par la suite, et ce, même si de nouvelles preuves irréfutables venaient à se faire jour (voir les paragraphes 86 et 104 de l’arrêt).
3. La Cour répond à cet argument au paragraphe 105 de l’arrêt. Elle souligne d’abord le caractère hypothétique des questions soulevées par l’argument de la Fédération de Russie et dit avec raison qu’il ne lui « appartient pas … de se perdre en conjectures sur ces questions ». Puis elle admet la possibilité qu’une éventuelle demande ultérieure de la Fédération de Russie soit couverte par l’effet de chose jugée de l’arrêt que la Cour pourrait être amenée à rendre au fond dans la présente affaire. Elle conclut néanmoins qu’« [e]n soi, cette éventualité ne permet toutefois pas de conclure que le chef de conclusions formulé par l’Ukraine au point b) est contraire aux principes d’“opportunité judiciaire” et d’égalité des parties », sans expliciter les raisons qui l’amène à une telle conclusion.
C’est ce point que je souhaite approfondir par quelques considérations qui, à mon avis, permettent de compléter cet aspect du raisonnement de la Cour.
4. Trois ordres de considérations interdisent à mon avis d’estimer que la demande de l’Ukraine met en cause les principes d’« opportunité judiciaire » et d’égalité des parties.
5. Premièrement, s’agissant du caractère prétendument « prématuré » de la demande de l’Ukraine, il y a lieu de souligner que, comme la Cour l’a noté à juste titre au paragraphe 44 de l’arrêt, « [l]’existence d’un différend entre les parties est une condition pour que la Cour ait compétence en vertu de l’article IX de la convention sur le génocide »1.
En l’espèce, la Cour s’est appuyée sur deux éléments pour conclure que cette condition est remplie. D’une part, elle a constaté que certains organes de la Fédération de Russie ayant qualité pour représenter cet État dans les relations internationales avaient formulé des allégations selon lesquelles certains faits attribuables à l’Ukraine étaient constitutifs d’un génocide (paragraphe 47 de l’arrêt). D’autre part, elle a noté que l’Ukraine a constamment rejeté de telles accusations (paragraphe 48 de l’arrêt). La Cour a donc estimé à bon droit que la réunion de ces deux éléments
1 Arrêt, par. 44, citant Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2022 (II), p. 502, par. 63.
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établit l’existence d’un différend relatif à la convention sur le génocide, à la date de l’introduction de l’instance par l’Ukraine (paragraphe 51 de l’arrêt).
Les deux éléments retenus par la Cour peuvent être considérés comme nécessaires et suffisants aux fins de l’établissement de l’existence d’un tel différend. Autrement dit, en l’absence de l’un ou l’autre d’entre eux, la Cour n’aurait pas été en mesure de faire un tel constat et aurait donc dû décliner sa compétence pour connaître de l’affaire soumise par l’Ukraine. Si la Fédération de Russie souhaitait se prémunir contre l’éventualité de l’introduction d’une instance sur la base de la convention sur le génocide avant qu’elle n’eût réuni les éléments de preuve pertinents, il lui aurait donc suffi de s’abstenir de formuler de telles accusations à l’encontre de l’Ukraine ou de les différer jusqu’au moment où elle se serait estimée en possession des éléments de preuve adéquats.
En conséquence, je considère que la condition de l’existence d’un différend protège adéquatement les droits des États parties à la convention sur le génocide contre des requêtes « prématurées ». Il leur suffit, aux fins de se prémunir contre de telles requêtes, d’agir avec prudence et de s’abstenir de proférer des accusations, en particulier des accusations d’une telle gravité, avant d’avoir réuni les preuves qui permettent de les étayer. L’on ne saurait donc considérer que le caractère soi-disant prématuré de la demande de l’Ukraine contrevient aux principes d’« opportunité judiciaire » et d’égalité des parties.
6. Deuxièmement, s’agissant du caractère soi-disant « incomplet » des éléments de preuve qui seront soumis à la Cour dans la présente affaire, il y a lieu de relever que la découverte, par la Fédération de Russie, de faits nouveaux « de nature à exercer une influence décisive et qui, avant le prononcé de l’arrêt, étai[en]t inconnu[s] de la Cour et de la [Fédération de Russie], sans qu’il y ait, de sa part, faute à l[es ]ignorer » ouvrirait la voie à l’introduction d’une demande en revision, conformément à l’article 61 du Statut de la Cour. Il est vrai que l’introduction d’une telle demande est soumise à certaines conditions restrictives, en particulier en matière de délais : d’une part, « [l]a demande en revision devra être formée au plus tard dans le délai de six mois après la découverte du fait nouveau » (paragraphe 4 de l’article 61 du Statut) ; et, d’autre part, « [a]ucune demande de revision ne pourra être formée après l’expiration d’un délai de dix ans à dater de l’arrêt » (paragraphe 5 de l’article 61 du Statut). Si l’on tient compte du fait que les premières accusations de génocide ont été formulées par le comité d’enquête de la Fédération de Russie dès 2014, il apparaît que cette dernière aura eu à sa disposition une période relativement longue afin de réunir les éléments de preuve permettant d’étayer ses accusations.
J’estime donc que le droit de la Fédération de Russie de présenter tous les éléments de preuve pertinents à l’appui des accusations qu’elle a formulées à l’encontre de l’Ukraine est suffisamment préservé par l’article 61 du Statut, de sorte que l’on ne peut pas considérer que, sous cet angle, la demande de l’Ukraine mette en cause les principes d’« opportunité judiciaire » et d’égalité des parties.
7. Troisièmement, s’agissant de l’autorité de la chose jugée qui s’attachera à un arrêt rendu au stade du fond de la présente affaire, je considère que la Cour a fait preuve de prudence en se limitant à dire qu’« il est possible qu’une demande ultérieure [de la Fédération de Russie] soit couverte par l’effet de chose jugée de cet arrêt ». Il n’y a toutefois pas de certitude sur ce point. Ce serait, le cas échéant, à la Cour qu’il reviendrait de décider, conformément à sa jurisprudence, si le principe de l’autorité de la chose jugée aurait pour effet de rendre irrecevable une requête de la Fédération de Russie introduite ultérieurement à l’arrêt au fond dans la présente affaire2. Cela impliquerait notamment de déterminer si l’objet d’une telle demande serait identique à la demande qui figure au
2 Voir notamment Question de la délimitation du plateau continental entre le Nicaragua et la Colombie au-delà de 200 milles marins de la côte nicaraguayenne (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2016 (I), p. 126, par. 59.
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paragraphe b) du paragraphe 178 du mémoire de l’Ukraine. Il ne serait pas inédit que la Cour se prononce plus d’une fois au sujet de différents aspects du même différend par des arrêts successifs rendus dans des affaires distinctes. On peut notamment songer à cet égard aux affaires du Droit d’asile et Haya de la Torre qui ont opposé la Colombie et le Pérou dans le contexte de l’asile diplomatique octroyé à M. Haya de la Torre par les autorités colombiennes. Dans l’arrêt rendu en l’affaire Haya de la Torre, la Cour a été amenée à affirmer ce qui suit, au sujet de l’autorité de la chose jugée de l’arrêt rendu dans l’affaire antérieure :
« [L]’arrêt du 20 novembre [1950] n’a pas statué sur la question de la remise du réfugié. Cette question est nouvelle ; elle a été soulevée par le Pérou dans sa note à la Colombie en date du 28 novembre 1950 et soumise à la Cour par la requête de la Colombie en date du 13 décembre 1950. Par conséquent, il n’y a pas chose jugée en ce qui concerne la question de la remise. »3
On ne saurait donc exclure a priori qu’une éventuelle demande ultérieure de la Fédération de Russie ait un objet différent de la demande de l’Ukraine dans la présente affaire, notamment parce qu’elle pourrait porter sur des questions nouvelles, qui n’auraient pas fait l’objet de l’arrêt rendu dans la présente instance. Tel pourrait notamment être le cas si la Fédération de Russie ne se limitait pas à demander un jugement déclaratoire constatant la responsabilité de l’Ukraine pour des violations alléguées de la convention sur le génocide, mais demandait à la Cour de tirer toutes les conséquences qui découlent de telles violations, notamment en termes de réparation. La Fédération de Russie ne se verra donc pas nécessairement privée de la possibilité d’introduire une instance contre l’Ukraine du fait du prononcé d’un arrêt au stade du fond sur la demande de l’Ukraine. Compte tenu de ces considérations, je ne crois pas que l’autorité de la chose jugée conférée à l’arrêt rendu dans la présente affaire soit de nature à mettre en cause les principes d’« opportunité judiciaire » et d’égalité des parties.
8. En somme, bien que je sois en accord avec la position de la Cour selon laquelle il ne lui « appartient pas … de se perdre en conjectures sur ces questions », je tiens à souligner que là n’est pas à mes yeux la raison principale qui justifie de ne pas accueillir favorablement l’argument de la Fédération de Russie. Ce qui me paraît décisif, c’est que le cadre juridique applicable à l’action judiciaire devant la Cour, et donc à la présente affaire ainsi qu’à une hypothétique nouvelle demande ultérieure de la Fédération de Russie, permet de sauvegarder les droits de cette dernière de manière pleinement satisfaisante, sans que les principes d’« opportunité judiciaire » et d’égalité des parties ne soient mis en cause.
(Signé) Leonardo Nemer Caldeira BRANT.
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3 Haya de la Torre (Colombie c. Pérou), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 80.

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