Déclaration de M. le juge ad hoc Wolfrum

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DÉCLARATION DE M. LE JUGE AD HOC WOLFRUM
[Traduction]
Relation entre l’accord de Genève et le principe de l’Or monétaire ⎯ Pratique ultérieure suivie par les parties à l’accord de Genève ⎯ Objet du différend juridique entre le Guyana et le Venezuela.
1. Ayant voté en faveur des conclusions énoncées par la Cour, j’estime néanmoins devoir exposer certaines considérations sur les motifs qui les sous-tendent. Je m’attacherai à examiner brièvement trois aspects : la relation entre l’application du principe de l’Or monétaire1 et l’accord conclu entre le Venezuela et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (accord de Genève), la pratique ultérieure des parties à cet instrument et l’objet du différend dont est saisie la Cour. Ces trois questions sont corrélées entre elles. La présente déclaration a pour objet d’approuver le raisonnement de la Cour en le complétant ou en en soulignant un aspect particulier.
2. Le Venezuela a fondé l’essentiel de son argumentation sur le principe de l’Or monétaire, soutenant que le Royaume-Uni était une tierce partie indispensable sans la participation de laquelle la requête du Guyana était irrecevable2. Force est de constater que, à première vue, le présent différend rappelle la situation factuelle qui existait entre l’Albanie, l’Italie, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis d’Amérique en l’affaire de l’Or monétaire pris à Rome en 1943, ainsi que celle concernant l’Indonésie, le Portugal et l’Australie en l’affaire relative au Timor oriental (Portugal c. Australie)3. Ce qui diffère en la présente affaire, c’est l’existence de l’accord de Genève conclu entre le Venezuela, le Royaume-Uni et, par la suite, le Guyana.
3. Je me rallie aux conclusions de l’arrêt selon lesquelles le Royaume-Uni a, directement ou indirectement, refusé de prendre part aux tentatives de règlement du différend entre le Venezuela et ce qui était alors la Guyane britannique. En renvoyant à l’article 33 de la Charte des Nations Unies, l’accord de Genève prévoit un certain nombre de moyens, judiciaires et autres, susceptibles d’être utilisés pour régler le différend. Le Royaume-Uni, en laissant aux seuls Venezuela et Guyana le soin de parvenir à ce règlement4, a clairement indiqué qu’il ne participerait pas à cette entreprise. Lorsqu’il a accepté que les deux États se voient confier cette responsabilité exclusive, il savait parfaitement que, dans le cadre du règlement du différend, les actions et omissions des arbitres qu’il avait désignés, ainsi que les activités entreprises par ses représentants dans le contexte de la sentence de 1899, pourraient être examinées.
4. En théorie, deux interprétations peuvent être faites de l’accord de Genève. On peut arguer que celui-ci établit le consentement du Royaume-Uni, tel que requis selon le principe de l’Or monétaire, de sorte que la Cour peut exercer sa compétence en la présente affaire sans la participation de cet État. Il est toutefois préférable, à mon avis, de considérer que les accords conventionnels tels l’accord de Genève, d’une part, et le principe de l’Or monétaire, d’autre part, constituent deux moyens parallèles de protéger, d’un point de vue procédural, les intérêts d’un État tiers, en
1 Voir l’arrêt en la présente affaire, par. 63 ; voir également Or monétaire pris à Rome en 1943 (Italie c. France, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et États-Unis d’Amérique), question préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1954, p. 19.
2 CR 2022/21, p. 20, par. 49 (Rodríguez), p. 36, par. 3 (Espósito), p. 42-43, par. 1-2 (Tams) ; CR 2023/23, p. 14-15, par. 25-26 (Tams) ; voir également l’arrêt, par. 76-77.
3 Timor oriental (Portugal c. Australie), arrêt, C.I.J. Recueil 1995, p. 90.
4 Voir les articles IV et VI de l’accord de Genève.
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l’occurrence le Royaume-Uni. Alors que le principe de l’Or monétaire traite de la question dans l’absolu, l’accord de Genève porte sur la situation particulière dont la Cour est saisie et doit donc être considéré comme relevant de la lex specialis. J’adhère donc à l’idée, exprimée dans l’arrêt, selon laquelle il y a lieu d’interpréter à titre préalable l’accord de Genève pour déterminer si le Royaume-Uni a indiqué assez clairement qu’il acceptait que le règlement du différend entre le Guyana et le Venezuela fût confié aux deux Parties, et ce, en ayant pleinement conscience des implications que cela pourrait avoir pour lui, et s’il existe un accord correspondant du Guyana et du Venezuela. J’approuve l’interprétation de l’accord de Genève, telle qu’exposée aux paragraphes 87 à 102 de l’arrêt, selon laquelle le différend pouvait être réglé sans la participation du Royaume-Uni.
5. En conséquence, je me rallie à la conclusion par laquelle la Cour a estimé qu’il n’était pas nécessaire d’examiner plus avant l’applicabilité du principe de l’Or monétaire. Ainsi qu’il est à juste titre indiqué au paragraphe 107 de l’arrêt, le principe de l’Or monétaire « n’entre pas en jeu ».
6. Cela ne signifie pas, pour autant, que la Cour ne peut examiner l’ensemble des informations fournies par les Parties, qui découlaient du comportement frauduleux qu’auraient adopté les arbitres.
7. La Cour, dans l’arrêt, estime nécessaire de se pencher sur la pratique ultérieure suivie par les parties à l’accord de Genève, conformément à l’alinéa b) du paragraphe 3 de l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités (voir arrêt, par. 103). Elle a eu à examiner la question de la pratique ultérieure dans différentes espèces, notamment, de manière approfondie, en l’affaire de l’Île de Kasikili/Sedudu5. Je doute que les longues citations figurant aux paragraphes 104 et 105 de l’arrêt renseignent directement sur la pratique suivie par les trois parties à l’accord de Genève. En revanche, il est évident que ni le Venezuela ni le Guyana n’ont cherché à inclure le Royaume-Uni dans le dialogue qui se poursuivait au sujet du règlement du différend, et que le Royaume-Uni n’a pas davantage cherché à influer sur ce dialogue entre les deux États. Ce point est dûment souligné au paragraphe 106 de l’arrêt.
8. L’arrêt ne contient pas de conclusion détaillée sur l’objet du différend. Cependant, le Venezuela a indiqué, dans différents contextes, que les intérêts du Royaume-Uni constituaient aussi l’objet même de toute décision que la Cour serait appelée à rendre au fond, parce que la nullité de la sentence de 1899 découle du comportement frauduleux qu’aurait adopté le Royaume-Uni dans le cadre de l’arbitrage ayant abouti à la sentence de 18996. Le Venezuela avance en outre que la décision sollicitée en la présente affaire revient, dans son « objet même » et son « essence même », à disposer des engagements et responsabilités du Royaume-Uni7. Il reste à déterminer si le Venezuela se réfère à l’objet du présent différend comme à un élément important des délibérations futures, ou s’il tente de redéfinir l’objet initialement défini selon les termes de la requête du Guyana. Compte tenu de cette incertitude, il me semble utile de formuler certaines observations de nature à éclairer l’objet du différend dont la Cour est saisie.
9. La Cour s’est, en plusieurs occasions, exprimée sur la question de l’objet d’un différend. En l’affaire de la Compétence en matière de pêcheries, elle a souligné ce qui suit :
5 Île de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie), arrêt, C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 1094, par. 74.
6 CR 2022/21, p. 51, par. 36 (Tams), p. 36, par. 4 (Espósito) ; CR 2022/23, p. 14, par. 22 (Tams).
7 Exceptions préliminaires du Venezuela, par. 32-33 ; CR 2022/23, p. 10, par. 2 (Tams) ; voir également l’arrêt, par. 77.
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« Il ne fait pas de doute qu’il revient au demandeur, dans sa requête, de présenter à la Cour le différend dont il entend la saisir et d’exposer les demandes qu’il lui soumet.
Le paragraphe 1 de l’article 40 du Statut de la Cour exige d’ailleurs que l’“objet du différend” soit indiqué dans la requête ; et le paragraphe 2 de l’article 38 de son Règlement requiert pour sa part que la “nature précise de la demande” y figure. La Cour a eu l’occasion, par le passé, de se référer à plusieurs reprises à ces dispositions. Elle les a qualifiées d’“essentielles au regard de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice” et, sur cette base, a conclu à l’irrecevabilité de demandes nouvelles, formulées en cours d’instance, qui, si elles avaient été accueillies, auraient transformé l’objet du différend originellement porté devant elle aux termes de la requête (Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992, p. 266-267 ; voir aussi Administration du prince von Pless, ordonnance du 4 février 1933, C.P.J.I. série A/B no 52, p. 14, et Société commerciale de Belgique, arrêt, 1939, C.P.J.I. série A/B no 78, p. 173). »8
La Cour a ensuite précisé qu’
« [i]l [lui] incom[bait], tout en consacrant une attention particulière à la formulation du différend utilisée par le demandeur, de définir elle-même, sur une base objective, le différend qui oppo[sait] les parties, en examinant la position de l’une et de l’autre »9.
10. Dans la précédente affaire des Pêcheries, la Cour a formulé les observations suivantes, pertinentes aux fins de la présente espèce :
« Le différend ayant un objet tout à fait concret, la Cour ne saurait donner suite à la suggestion qui lui a été faite par l’agent du Gouvernement du Royaume-Uni, à l’audience du 1er octobre 1951, de rendre un arrêt qui se bornerait pour le moment à statuer sur les définitions, principes ou règles énoncés, suggestion qui a d’ailleurs été combattue par l’agent du Gouvernement norvégien à l’audience du 5 octobre 1951. Ce sont là des éléments qui, le cas échéant, pourraient fournir les motifs de l’arrêt et non en constituer l’objet. Il en résulte, d’autre part, que même ainsi compris, ces éléments ne doivent être retenus que dans la mesure où ils paraîtraient déterminants pour décider la seule question en litige, savoir la validité ou la non-validité en droit international des lignes de délimitation fixées par le décret de 1935. »10
11. Dans l’Arbitrage concernant la mer de Chine méridionale11, le tribunal, se référant à la jurisprudence de la Cour, a repris ces conclusions.
8 Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 447-448, par. 29.
9 Ibid., p. 448, par. 30 (les italiques sont de moi).
10 Pêcheries (Royaume-Uni c. Norvège), arrêt, C.I.J. Recueil 1951, p. 126 (les italiques sont de moi).
11 Nations Unies, Arbitrage entre la République des Philippines et la République populaire de Chine concernant la mer de Chine méridionale, sentence du 29 octobre 2015 sur la compétence et la recevabilité, Recueil des sentences arbitrales (RSA), vol. XXXIII, p. 62, par. 150. Le paragraphe pertinent se lit comme suit :
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12. La Cour a régulièrement indiqué que, pour se prononcer sur l’objet du différend, elle examine la requête et les écritures des deux parties, soulignant toutefois immanquablement qu’une attention particulière doit être accordée à la formulation employée par le demandeur. Dans la présente espèce, il convient de relever qu’elle avait indiqué, dans son arrêt du 18 décembre 2020, que l’objet du différend était « la validité de la sentence de 1899 relative à la frontière entre la Guyane britannique et le Venezuela ainsi que la question connexe du règlement définitif du différend concernant la frontière terrestre entre le Guyana et le Venezuela »12, conclusion à laquelle elle était parvenue en se fondant sur l’accord de Genève. Une distinction doit être établie entre cet objet et les arguments « utilisés par les parties à l’appui de leurs conclusions respectives sur ce différend », ainsi que la Cour l’a énoncé en l’affaire de la Compétence en matière de pêcheries13.
(Signé) Rüdiger WOLFRUM.
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« Lorsqu’il existe un différend entre les parties à l’instance, il est également nécessaire de le définir et de le décrire. La nature du différend peut avoir d’importantes répercussions sur la compétence, notamment sur le point de savoir si celui-ci peut être considéré à juste titre comme portant sur l’interprétation ou l’application de la convention [des Nations Unies sur le droit de la mer], ou si les exclusions relatives à la compétence matérielle sont applicables. Là encore, une approche objective est requise, et le tribunal se doit de “circonscrire le véritable problème en cause et de préciser l’objet de la demande”. Ce faisant, il est non seulement fondé à interpréter les conclusions des parties, mais il est en outre tenu de le faire. Ainsi que la Cour l’a dit en l’affaire de la Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), “[i]l incombe à [celle-ci] de définir elle-même, sur une base objective, le différend qui oppose les parties, en examinant la position de l’une et de l’autre”. Aux fins de cette détermination, la Cour se fonde non seulement sur “la requête et les conclusions finales, mais aussi sur les échanges diplomatiques, les déclarations publiques et autres éléments de preuve pertinents”. Ce faisant, elle établit une distinction “entre le différend lui-même et les arguments utilisés par les parties à l’appui de leurs conclusions respectives sur ce différend”. » (Les italiques sont de moi.)
12 Sentence arbitrale du 3 octobre 1899 (Guyana c. Venezuela), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 2020, p. 492, par. 135.
13 Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 449, par. 32.

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