Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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172-20180723-ORD-01-02-EN
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172-20180723-ORD-01-00-EN
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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE CANÇADO TRINDADE
[Traduction]
Table des matières
Paragraphes
I. Prolégomènes .................................................................................................................... 1
II. Une nouvelle ère dans le règlement des différends relatifs aux droits de l’homme par la Cour internationale de Justice ............................................................... 7
III. Pertinence du principe fondamental d’égalité et de non-discrimination ........................... 9
IV. Non-discrimination et interdiction de l’arbitraire ........................................................... 22
V. Les arguments présentés par les Parties à l’audience...................................................... 33
VI. Questions posées aux Parties à l’audience ...................................................................... 37
1. Questions et réponses .................................................................................................. 37
2. Analyse générale : la raison d’être de la règle des recours internes dans la protection internationale des droits de l’homme ........................................................ 48
3. Analyse générale : les implications d’une situation continue ..................................... 57
VII. L’interprétation correcte des clauses compromissoires des traités relatifs aux droits de l’homme ......................................................................................................... 62
VIII. Vulnérabilité de certains segments de la population ....................................................... 68
IX. Vers la consolidation du régime juridique autonome des mesures conservatoires ......... 74
X. Droit international et dimension temporelle ................................................................... 78
XI. Les mesures conservatoires dans les situations continues .............................................. 82
XII. Epilogue : récapitulation ................................................................................................. 94
I. PROLÉGOMÈNES
1. J’ai voté ce jour, 23 juillet 2018, pour l’adoption de la présente ordonnance de la Cour internationale de Justice (la «Cour» ou la «CIJ»), par laquelle la Cour indique des mesures conservatoires en l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis). C’est à bon droit que la Cour a indiqué de telles mesures relevant de ladite convention. Cependant, comme j’attache une grande importance à certaines questions subsidiaires soulevées par l’espèce et qui, à mon avis, sous-tendent la décision de la Cour, mais que celle-ci n’a pas évoquées dans son raisonnement, je me vois dans l’obligation d’exposer dans la présente opinion quelles sont ces questions et ce qui constitue le fondement de ma position les concernant.
2. C’est impitoyablement pressé par le temps et soucieux d’accomplir mon devoir au service de la justice internationale que je le fais, avec pour motivation supplémentaire que la Cour n’a pas expressément mentionné dans son raisonnement certains enseignements qui me paraissent découler de l’objet même de son ordonnance. Or ces enseignements sont importants dans une affaire comme la présente espèce qui, comme deux autres avant elle (voir ci-après), est introduite devant la Cour au titre d’une convention relative aux droits de l’homme aussi fondamentale que la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR).
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3. Dans ces conditions, je formulerai mes observations initiales sous les titres suivants : a) une nouvelle ère dans le règlement des différends relatifs aux droits de l’homme par la Cour internationale de Justice ; b) pertinence du principe fondamental d’égalité et de non-discrimination ; et c) non-discrimination et interdiction de l’arbitraire. Puis j’examinerai les arguments présentés par les Parties à l’audience et leurs réponses écrites aux questions que je leur ai posées, à la suite de quoi je procéderai à deux analyses générales portant respectivement sur la raison d’être de la règle des recours internes dans la protection internationale des droits de l’homme et sur les implications d’une situation continue.
4. Après quoi je développerai de nouvelles observations sur les autres questions à examiner, sous les titres suivants : a) l’interprétation correcte des clauses compromissoires des conventions relatives aux droits de l’homme ; b) la vulnérabilité de certains segments de la population ; c) vers une consolidation du régime juridique autonome des mesures conservatoires de protection des droits de l’homme ; d) droit international et dimension temporelle ; et e) les mesures conservatoires dans les situations continues. Je conclurai par une récapitulation des principaux éléments de la position que je défends dans la présente opinion individuelle.
5. Pour commencer, je rappellerai que l’affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis) est la troisième affaire invoquant la CIEDR à avoir été portée devant la Cour en un laps de temps relativement court (de 2011 à 2018) : la présente ordonnance s’inscrit en effet à la suite des décisions adoptées par la Cour dans les affaires Géorgie c. Fédération de Russie (exceptions préliminaires, 2011)1 et Ukraine c. Fédération de Russie (mesures conservatoires, 2017)2.
6. Outre ces trois affaires relevant spécifiquement de la CIEDR, la Cour a été saisie au cours des huit dernières années d’affaires invoquant d’autres conventions relatives aux droits de l’homme. Je rappellerai à ce sujet l’affaire des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal) (fond, 2012), qui invoquait la convention des Nations Unies contre la torture. L’affaire Ahmadou Sadio Diallo (fond, 2010, réparations, 2012) en est un autre exemple et invoquait, entre autres instruments, le pacte international relatif aux droits civils et politiques (voir ci-après).
II. UNE NOUVELLE ÈRE DANS LE RÈGLEMENT DES DIFFÉRENDS RELATIFS AUX DROITS DE L’HOMME PAR LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
7. J’ai joint à l’arrêt (fond) du 30 novembre 2010 de la Cour en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo, qui opposait la Guinée à la République démocratique du Congo, une opinion individuelle dans laquelle je saluais l’avènement d’une nouvelle ère de justice internationale en matière de droits de l’homme à la Cour (par. 232-245). J’y soulignais que c’était la première fois dans son histoire que «la Cour mondiale a[vait] expressément pris en compte la contribution de la jurisprudence de deux tribunaux internationaux des droits de l’homme, les Cours européenne et interaméricaine, à la lutte perpétuelle de l’être humain contre l’arbitraire». Le paragraphe 65 de cet
1 Arrêt du 1er avril 2011, qui avait été précédé par une ordonnance en indication de mesures conservatoires du 15 octobre 2008 dans laquelle la Cour avait conclu que le conflit dans cette région constituait un problème actuel et que les personnes affectées restaient vulnérables (par. 142 et 143).
2 Ordonnance du 19 avril 2017, à laquelle j’ai joint l’exposé de mon opinion individuelle ; j’avais précédemment joint l’exposé de mon opinion dissidente à l’arrêt du 1er avril 2011 de la Cour.
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arrêt, ajoutais-je, évoquait en effet «la protection de la personne humaine contre l’arbitraire, y compris l’interdiction de l’expulsion arbitraire3» (par. 237). Je concluais ainsi :
«Il est de fait rassurant que la CIJ ait manifesté une nouvelle vision de cette question, pour ce qui a trait aux tribunaux internationaux des droits de l’homme. Cela est particulièrement important à une époque où les Etats s’appuient, dans les conclusions qu’ils soumettent à la Cour, sur des dispositions pertinentes de conventions relatives aux droits de l’homme, comme l’ont fait en l’espèce la Guinée et la RDC lorsqu’elles ont invoqué dans leur argumentation le Pacte international relatif aux droits civils et politiques des Nations Unies et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (en plus de la disposition pertinente de la convention de Vienne sur les relations consulaires dans le cadre de la protection internationale des droits de l’homme).
Cet exemple n’est pas le seul. Le 29 mai 2009, la CIJ a rendu son ordonnance (sur des mesures conservatoires) en l’affaire des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader, dans laquelle la Belgique et le Sénégal ont présenté des conclusions fondées sur l’interprétation et l’application des dispositions pertinentes de la convention des Nations Unies contre la torture de 1984. Il y a quelques jours à peine, au cours des audiences tenues devant la Cour du 13 au 17 septembre 2010, la Géorgie et la Fédération de Russie ont présenté leurs plaidoiries en l’affaire concernant l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toute forme de discrimination raciale, un autre traité des Nations Unies relatif aux droits de l’homme. Il est bon que les Etats commencent à invoquer devant la Cour des traités relatifs aux droits de l’homme, ce qui annonce une nouvelle ère où la CIJ elle-même pourrait connaître d’affaires relatives aux droits de l’homme. La conscience juridique internationale s’est enfin éveillée à ce besoin.
Dans l’exercice de ses fonctions en matière contentieuse aussi bien que consultative ces dernières années, la CIJ s’est reportée à des dispositions pertinentes d’un traité relatif aux droits de l’homme comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ou aux travaux de son organe de surveillance, le Comité des droits de l’homme. Ce fait ne saurait être oublié, au moment de saluer le point tournant que constitue la présente affaire Ahmadou Sadio Diallo : la Cour, dans l’arrêt qu’elle rend aujourd’hui, 30 novembre 2010, est allée bien plus loin, au-delà du système des Nations Unies, lorsqu’elle a reconnu la contribution de la jurisprudence de deux autres tribunaux internationaux, les Cours interaméricaine et européenne des droits de l’homme. La Cour a également tenu compte de la contribution d’un organe international de supervision des droits de l’homme, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples. Ces trois systèmes régionaux fonctionnent dans le cadre de l’universalité des droits de l’homme. …
En cultivant ce dialogue, attentifs les uns aux autres dans la réalisation d’une mission commune, les tribunaux internationaux contemporains donneront non seulement aux Etats, mais également aux êtres humains du monde entier, dans différents domaines du droit international, des raisons de reprendre confiance dans la justice humaine. Ce faisant, ces tribunaux élargiront et renforceront la capacité du droit international contemporain de résoudre les différends survenant non seulement au niveau interétatique, mais également au niveau intra-étatique. Ils aideront ainsi les
3 D’une pertinence particulière pour une étude du droit à la liberté de circulation et de résidence consacré à l’article 22 de la convention américaine des droits de l’homme sont l’arrêt de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) du 15 juin 2005 en l’affaire de la Communauté Moiwana c. Suriname (par. 107-121) et son ordonnance en indication de mesures conservatoires du 18 août 2000 en l’affaire des Haïtiens et Dominicains d’origine haïtienne en République dominicaine (par. 9-11) et l’opinion individuelle que j’ai jointe à ladite ordonnance (par. 2-25).
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Etats et les êtres humains à atteindre l’objectif recherché par tous : la réalisation de la justice» (par. 241-243 et 245).
8. Etant donné ce qui précède et gardant à l’esprit tout ce qui s’est dit ici-même dans la grande salle de justice du Palais de la Paix de La Haye, nous devons convenir que nous sommes déjà entrés dans une nouvelle ère dans le règlement des différends relatifs aux droits de l’homme par la Cour. La présente affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis) en porte témoignage. Je peux donc maintenant passer au point suivant de mon opinion individuelle, à savoir la pertinence du principe fondamental d’égalité et de non-discrimination.
III. PERTINENCE DU PRINCIPE FONDAMENTAL D’ÉGALITÉ ET DE NON-DISCRIMINATION
9. Dans le cas d’espèce, la demande en indication de mesures conservatoires déposée par le Qatar le 11 juin 2018 cite les droits que celui-ci entend protéger contre des mesures discriminatoires qui «violent le principe de droit international de non-discrimination ainsi que les obligations expressément énoncées aux articles 2, 4, 5, 6, 7 de la CIEDR» (p. 8, par. 12)4. Or le principe d’égalité et de non-discrimination se trouve au fondement des droits protégés par la CIEDR. C’est là un point qui méritait que les Parties s’y attardent plus au cours de la procédure orale5, au lieu de détourner largement l’attention, comme elles l’ont fait, vers des points qui n’avaient aucun rapport avec l’examen de mesures conservatoires relevant d’une convention relative aux droits de l’homme.
10. Dans ces conditions, je me crois tenu de combler la lacune ainsi ouverte, en espérant que ce regrettable détournement d’attention ne se reproduira pas dans des affaires comme celle-ci où le droit applicable est une convention relative aux droits de l’homme, et non pas les règles de la protection diplomatique. C’est en effet le principe d’égalité et de non-discrimination qui doit ici retenir l’attention, et ce n’est pas le moment d’inventer ou d’imaginer de nouvelles «conditions préalables» à l’examen de mesures conservatoires au titre d’une convention relative aux droits de l’homme ; mêler à ce stade l’examen des mesures conservatoires et l’examen d’une prétendue «plausibilité» (voir la section VI ci-après) n’a aucun sens.
11. Une fois l’attention ramenée sur le principe d’égalité et de non-discrimination, on notera, pour commencer, que l’idée de l’égalité des êtres humains a été présente dès l’origine dans le droit international ou «droit des gens», bien avant de trouver son expression dans les instruments internationaux qui composent le corpus juris gentium que nous connaissons aujourd’hui. Cette idée de l’égalité des êtres humains sous-tendait d’ailleurs le concept original d’«unité du genre humain» que l’on retrouve dès le XVIe siècle dans la pensée révolutionnaire de Francisco de Vitoria et Bartolomé de las Casas par exemple.
12. Le principe fondamental d’égalité et de non-discrimination est aujourd’hui l’un des piliers sur lesquels reposent la CIEDR et l’ensemble du corpus juris du droit international des droits de l’homme. Ce principe, qui est une expression de la conscience humaine, s’est projeté dans le droit international tel qu’il s’est progressivement constitué du XVIIe au XXIe siècle. Il a donc
4 Voir également la requête introductive d’instance déposée le 11 juin 2018 par le Qatar, p. 41, par. 58 et p. 50, par. 65.
5 On relève dans la plaidoirie du Qatar trois brèves références aux «principes de la dignité et de l’égalité de tous les êtres humains» (voir CR 2018/12 du 27 juin 2018, p. 32, 35 et 59).
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une longue histoire qui s’est déroulée parallèlement à la formation et à l’évolution du droit international lui-même.
13. Au milieu du XXe siècle, en 1948 pour être exact, la Déclaration universelle des droits de l’homme proclamait en son article premier : «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.» Elle ajoutait en son article 7 que «[t]ous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination.»
14. En 1945 déjà, la Charte des Nations Unies avait affirmé dès le deuxième paragraphe de son préambule que les «peuples des Nations Unies» étaient «résolus à proclamer à nouveau [leur] foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites». C’est pourquoi le principe fondamental d’égalité et de non-discrimination est également un pilier du droit des Nations Unies.
15. Le renforcement progressif des mécanismes internationaux de protection des droits de l’homme a par ailleurs largement contribué à faire reconnaître l’importance de ce principe fondamental d’égalité et de non-discrimination. C’est ainsi que sont apparues des expressions comme l’«égalité devant la loi» et l’«égale protection de la loi», qui sont fondées sur des valeurs humaines et désignent des obligations que les traités relatifs aux droits de l’homme imposent à leurs Etats parties.
16. Dans le fidèle accomplissement de leur mission de protection de la personne humaine, les organes de surveillance de l’application de ces traités ont régulièrement apporté une contribution toujours plus substantielle à l’interdiction de facto ou de jure de la discrimination6. L’obligation de non-discrimination rapportée aux droits protégés par ces traités montre bien que leurs Etats parties ont des obligations positives de protection des êtres humains relevant de leur juridiction contre la discrimination dans tous les domaines des relations humaines7.
17. De son côté, le Comité pour l'élimination de la discrimination raciale a publié des «recommandations générales» dans lesquelles il interprète les dispositions de la CIEDR. Plusieurs de ces recommandations générales intéressent la présente espèce, parmi lesquelles la recommandation générale XXX du 19 août 2004 concernant la discrimination contre les non-ressortissants, la recommandation générale XXV du 20 mars 2000 concernant la dimension sexiste de la discrimination raciale et la recommandation générale XXII du 23 août 1996 concernant l’article 5 de la CIEDR et les réfugiés et personnes déplacées.
6 Voir par exemple A.A. Cançado Trindade, «Address to the U.N. Human Rights Committee on the Occasion of the Commemoration of Its 100th Session», 29 Netherlands Quarterly of Human Rights (2011), p. 131-137. [Un résumé en français du discours prononcé par le juge Cançado Trindade en l’honneur de la centième session du Comité peut être consulté dans le compte rendu analytique de la 2772e séance du Comité des droits de l’homme des Nations Unies tenue le 29 octobre 2010, qui a été publié comme document des Nations Unies sous la cote CCPR/C/SR.2772.]
7 Y compris au niveau interpersonnel ; voir W. Vandenhole, Non-Discrimination and Equality in the View of the U.N. Human Rights Treaty Bodies, Anvers/Oxford, Intersentia, 2005, p. 23 et 215.
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18. Les progrès accomplis par le principe d’égalité et de non-discrimination sur les plans normatif et jurisprudentiel8 n’ont pas été suivis par la doctrine internationale, qui a jusqu’à maintenant consacré à ce principe fondamental une attention insuffisante et sans aucune commune mesure avec l’importance dudit principe pour la théorie et la pratique du droit. Il s’agit là d’un des rares cas où la jurisprudence internationale est en avance sur la doctrine juridique, laquelle devrait s’y intéresser de plus près.
19. La jurisprudence a fait un pas en avant décisif avec l’avis consultatif no 18 du 17 septembre 2003 de la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) sur la situation juridique et les droits des migrants sans papiers, un avis visionnaire dans lequel la CIDH reconnaissait que le principe fondamental d’égalité et de non-discrimination faisait partie des normes impératives (jus cogens) du droit international, élargissant ainsi leur portée matérielle (par. 97-101 et 110-111)9. Aux termes l’avis de la CIDH, les Etats sont tenus de ne pas soumettre les migrants à un traitement discriminatoire et de ne pas tolérer de situations de discrimination portant préjudice aux migrants ; de même, ils sont tenus de leur offrir les garanties d'une procédure régulière, indépendamment de leur statut de migrant. De même, les Etats ne peuvent pas subordonner l’application du principe d’égalité devant la loi et de non-discrimination à la réalisation des objectifs de leurs politiques migratoires ou autres ou lui imposer d’autres conditions.
20. Dans l’opinion concordante que j’ai jointe à l’avis consultatif no 18 de la CIDH, j’ai salué cette avancée remarquable de la jurisprudence et, soutenant la position de la CIDH, j’ai souligné qu’il était important que le principe fondamental d’égalité et de non-discrimination vienne élargir la portée matérielle des normes impératives du droit international et imprégner  avec d’autres principes généraux de droit  l’ordre juridique tout entier jusqu’à en constituer le substrat (par. 44-46, 52-58 et 72)10. Sans ces principes, il n’est en dernier ressort point d’ordre juridique qui vaille. J’ai inscrit mon raisonnement dans la lignée des théoriciens du droit naturel, attentifs aux origines et à l’évolution du droit des gens, et dans le cadre de la civitas maxima gentium et de l’universalité du genre humain.
21. La voie était ainsi ouverte à un élargissement de la jurisprudence dans le règlement international de différends touchant au principe fondamental d’égalité et de non-discrimination11. Cet élargissement s’est matérialisé aussi bien dans des arrêts en matière contentieuse que dans des avis consultatifs portant sur les questions suivantes : la marginalisation sociale (CIDH, affaire Servellón-García and Others (2006) et affaire Indigenous Community Sawhoyamaxa (2006)) ; l’interdiction de l’arbitraire (CIJ, affaire Ahmadou Sadio Diallo, (arrêt (fond, 2010) et arrêt (réparations, 2012) ; question de la Conformité au droit international de la déclaration unilatérale
8 Progrès auxquels j’ai consacré un ouvrage substantiel : A.A. Cançado Trindade, El Principio Básico de Igualdad y No-Discriminación : Construcción Jurisprudencial, 1re éd., Santiago du Chili, Librotecnia, 2013, p. 39-748.
9 La CIDH a soutenu qu’en conséquence tout traitement discriminatoire de migrants sans papiers engagerait la responsabilité internationale des Etats.
10 Pour un examen plus approfondi de la question, voir A.A. Cançado Trindade, «Le déracinement et la protection des migrants dans le droit international des droits de l’homme», Revue trimestrielle des droits de l’homme, vol. 4, Bruxelles (2008), no 74, p. 289-328.
11 Depuis que la CIDH a admis que le principe fondamental d’égalité et de non-discrimination faisait partie des normes impératives (jus cogens), j’ai souligné, dans plusieurs affaires contentieuses, l’importance d’élargir la portée matérielle des normes impératives pour y inclure le droit à l’accès à la justice, et répondre ainsi au pressant besoin de protection de la personne humaine. Je l’ai fait notamment dans l’opinion individuelle (consacrée au droit d’accès à la justice lato sensu) que j’ai jointe à l’arrêt du 31 janvier 2006 de la CIDH en l’affaire Puerto Bello Massacre v. Colombia, en y soulignant l’importance extrême que revêt le droit d’accès à la justice lato sensu, y compris sa pleine réalisation (par. 64). J’ai également souligné en plusieurs occasions les besoins spécifiques de protection des victimes en situation de vulnérabilité (voir A.A. Cançado Trindade, El Ejercicio de la Función Judicial Internacional - Memorias de la Corte Interamericana de Derechos Humanos, 5e éd. rev., Belo Horizonte, éditions Del Rey, 2018, ch. XXIV, p. 219-226).
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d’indépendance relative au Kosovo (avis consultatif, 2010) ; et affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) (arrêt, 2011)) ; et le principe d’égalité des armes (ou égalité des parties dans la procédure) (CIDH, affaire Loayza Tamayo (1997) ; et CIJ, Jugement no 2867 du Tribunal administratif de l’Organisation internationale du travail sur requête contre le Fonds international de développement agricole (avis consultatif, 2012)).
IV. NON-DISCRIMINATION ET INTERDICTION DE L’ARBITRAIRE
22. Dans le cas d’espèce, il est également demandé à la Cour d’accorder une protection au titre de la CIEDR contre des mesures arbitraires, c’est-à-dire contre l’arbitraire. Quelques brèves références ont été faites à la question de la protection contre l’arbitraire pendant les plaidoiries orales12. D’autres juridictions internationales ont soulevé cette question en rapport avec d’autres traités des droits de l’homme ; ainsi, par exemple, dans son arrêt du 3 juillet 2014 (fond) en l’affaire Géorgie c. Russie, la Cour européenne des droits de l’homme a souligné l’obligation, consacrée par la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après «convention européenne des droits de l’homme»), de «protéger l’individu contre l’arbitraire» et conclu que les arrestations et détentions qui ont précédé l’expulsion «massive» de ressortissants géorgiens revêtaient un caractère arbitraire et constituaient une pratique administrative en violation des paragraphes 1 et 4 de l’article 5 de la convention (par. 182 et 186-188).
23. Un peu plus tard, dans son arrêt du 23 août 2016 (fond) en l’affaire J.K et autres c. Suède, qui portait sur l’expulsion de non-ressortissants (les requérants étaient de nationalité iraquienne), la Cour européenne des droits de l’homme a considéré qu’il y avait des motifs sérieux et avérés de croire que les requérants, s’ils étaient renvoyés en Irak, y courraient un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la convention européenne des droits de l’homme. De fait, la question de la non-discrimination et de l’interdiction de l’arbitraire ne saurait être éludée, et elle s’inscrit dans un cadre temporel et spatial très large. Cela vient de ce que l’arbitraire a fortement marqué les relations entre les individus et la puissance publique tout au long de l’histoire de l’humanité. Il a été de siècle en siècle une source de tension majeure, et c’est pourquoi les tragédies composées et jouées dans la Grèce ancienne restent si contemporaines aujourd’hui.
24. Qu’il me suffise de rappeler l’arbitraire dont fait preuve le roi Créon dans l’Antigone de Sophocle (441 av. J.-C.) lorsqu’il prend un décret interdisant de donner une sépulture à Polynice, l’un des deux frères d’Antigone, et la détermination de celle-ci à ensevelir ce frère par désir de justice ; ou de rappeler encore, dans Les Suppliantes d’Euripide (424-419), l’arbitraire qui conduit le roi de Thèbes à refuser une sépulture aux guerriers d’Argos tombés devant les murs de sa ville, malgré les supplications et les lamentations de leurs mères.
25. L’Antigone de Sophocle, en particulier, a été réécrite plusieurs fois au cours des siècles par des écrivains qui pensaient à leur propre époque et aux formes nouvelles qu’y revêtait l’arbitraire. Bien que les anciens Grecs se soient plus attachés à la justice qu’au droit (il a fallu attendre les Romains de l’époque impériale pour que l’on commence à faire une distinction entre ces deux notions), certains ont cru voir dans la tragédie de Sophocle les premiers germes de la distinction entre droit naturel et droit positif.
12 Voir les références faites par le demandeur dans les comptes rendus d’audience publiés sous les cotes CR 2018/12 pour l’audience du 27 juin 2018 (p. 22 et 23) et CR 2018/14 pour l’audience du 29 juin 2018 (p. 30).
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26. En tout état de cause et comme le montre l’histoire, l’arbitraire fait malheureusement partie de la nature humaine et il en résulte une discrimination à la fois de facto et de jure. Si nous observons notre monde contemporain et la grave crise de valeurs qu’il traverse, nous pouvons voir sur tous les continents l’inhumaine séparation imposée à des familles au moment de franchir des frontières, en particulier aux familles de migrants ou de non-ressortissants. Le droit positif ne peut résoudre à lui seul des problèmes qu’il crée parfois lui-même et qui affectent des humains en situation de vulnérabilité (voir ci-après). Or pour la doctrine jurisnaturaliste éclairée, droit et justice vont de pair et sont indissociables.
27. Il importe de garder à l’esprit ces tragédies de la Grèce antique face à une prétendue «mondialisation» qui se réduit à un néologisme fallacieux que le XXIe siècle a mis en vogue. Ce néologisme a pour fonction de masquer la marginalisation et l’exclusion sociale de segments de plus en plus importants de la population, dont les migrants. Les frontières laissent passer librement marchandises et capitaux, mais se ferment déplorablement devant des êtres humains, tandis que les familles sont séparées et que les murs, les barrières et les centres de rétention se multiplient sur plusieurs continents.
28. Le progrès matériel de quelques-uns s’accompagne de l’exploitation du plus grand nombre, y compris les migrants sans papiers. Certains humains (les puissants en particulier) attribuent à la majorité de leurs frères humains un degré de priorité inférieur à celui qu’ils reconnaissent aux marchandises et aux capitaux. Les souffrances des générations passées ne nous ont rien appris ; c’est pourquoi nous devons continuer de nous fixer comme objectif la réalisation de la justice, en gardant à l’esprit que droit et justice vont indissociablement de pair. La Cour se doit de poursuivre ses efforts pour faire advenir un droit international humanisé dans un monde contemporain déshumanisé.
29. Dans l’opinion individuelle précitée que j’ai jointe à l’arrêt du 30 novembre 2010 de la Cour en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (fond), affaire qui concernait une série de détentions arbitraires suivies par l’expulsion d’un étranger de son pays de résidence, j’ai consacré toute une section à «l’interdiction de l’arbitraire dans le cadre du droit international des droits de l’homme». Dans cette section VI, j’examinais la doctrine et la jurisprudence en la matière. Je faisais notamment observer qu’étant donné que les traités relatifs aux droits de l’homme
«constituent un droit de protection dont le but est de protéger la partie manifestement la plus faible, la victime, il n’est pas du tout étonnant que l’interdiction de l’arbitraire … englobe l’arrestation et la détention ainsi que les autres actes des pouvoirs publics comme l’expulsion» (par. 109).
30. C’est ainsi d’ailleurs que l’entendent les juridictions internationales chargées, comme la Cour l’était en la présente espèce, d’interpréter et d’appliquer les traités relatifs aux droits de l’homme pertinents. Comme je l’ai fait valoir dans mon opinion individuelle jointe à l’arrêt Ahmadou Sadio Diallo du 30 novembre 2010, la jurisprudence de ces juridictions est tout à fait claire sur ce point : nul ne peut être dépouillé de manière arbitraire de son droit à la liberté (voir par exemple l’arrêt du 25 juin 1996 de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en l’affaire Amuur c. France, par. 42) ; et nul ne peut être arrêté ou détenu, même quand l’arrestation ou la détention est réputée «légale», lorsque ladite arrestation ou détention est incompatible avec les dispositions des traités relatifs aux droits de l’homme et qu’il y est procédé de façon arbitraire (voir par exemple l’arrêt (fond) du 19 novembre 1999 de la CIDH en l’affaire des «Street Children» (Villagrán Morales et al.) v. Guatemala ; et ses arrêts du 25 novembre 2000 en l’affaire Bámaca Velásquez v. Guatemala et du 27 novembre 2003 en l’affaire Maritza Urrutia v. Guatemala).
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31. Toujours dans cette opinion individuelle, j’écrivais que l’interdiction de l’arbitraire ne se limitait pas au droit à la liberté de la personne, mais s’étendait à tous les autres droits protégés par les traités relatifs aux droits de l’homme13, de façon à garantir l’Etat de droit en tant que prééminence du droit. D’un point de vue épistémologique, c’est la position appropriée à cet égard, compte tenu de l’interdépendance et de l’indivisibilité universellement reconnues des droits de l’homme. L’arbitraire constitue en fait un abus de pouvoir de la part des agents de l’Etat. Il s’ensuit qu’une loi nationale ou une mesure administrative visant des migrants ou des non-ressortissants ne saurait être appliquée si elle est incompatible avec les dispositions des traités relatifs aux droits de l’homme.
32. Je concluais enfin l’opinion individuelle précitée en insistant sur la portée très vaste de cette interdiction de l’arbitraire :
«La nature humaine étant ce qu’elle est, tous ont besoin de préserver la protection contre l’arbitraire des autorités de l’Etat. Dans une perspective plus large, les êtres humains ont besoin d’être protégés en définitive contre eux-mêmes, dans leurs relations les uns avec les autres. Nul n’est besoin d’exiger l’adoption d’une disposition expresse pour interdire l’arbitraire à l’égard de certains droits, ou de demander que soit inséré l’adjectif «arbitraire» dans certaines dispositions pour permettre l’exercice de la protection contre l’arbitraire en toutes circonstances, en vertu des traités des droits de l’homme. La lettre comme l’esprit de ces dispositions des traités relatifs aux droits de l’homme pointent dans la même direction : l’interdiction absolue de l’arbitraire, au titre du droit international des droits de l’homme dans son ensemble. Toute cette question repose sur l’impératif d’accès à la justice au sens large du droit au droit, du droit à la réalisation de la justice dans une société démocratique» (par.142).
V. LES ARGUMENTS PRÉSENTÉS PAR LES PARTIES À L’AUDIENCE
33. L’interdiction de l’arbitraire met en avant la question de la vulnérabilité de ceux qui sont touchés par des mesures discriminatoires. Avant d’examiner cette question dans la section VII ci-après, je passerai en revue les arguments que les Parties ont fait valoir à l’audience pendant le premier tour de plaidoiries qui vient de se terminer. Le 27 juin 2018, le demandeur a exposé son interprétation du contexte factuel du cas d’espèce en l’inscrivant dans un cadre temporel.
34. Le Qatar a soutenu en effet que l’«expulsion collective» des Qatariens des Emirats arabes unis était une mesure discriminatoire qui avait et continuait d’avoir des effets sur certains des droits garantis par la CIEDR (avec par exemple la séparation de familles ou la perte d’emplois) ; elle avait pour conséquence la prolongation pour une durée indéterminée14 du préjudice et des dommages subis dans la situation tragique15 dans laquelle se trouvaient de nombreuses victimes vulnérables16. Il fallait immédiatement prêter attention aux souffrances de la population ; pour le Qatar, la vulnérabilité persistante de certains segments de la population justifiait que des mesures conservatoires fussent adoptées de toute urgence.
13 Comme par exemple le droit de ne pas être expulsé arbitrairement d’un pays, le droit à un procès équitable, le droit au respect de la vie privée et de la vie familiale et le droit à un recours effectif.
14 CR 2018/12 du 27 juin 2018, p. 16-19, 22, 29-30, 38-40, 42, 46, 50, 52-58 et 62-64 (sur le caractère continu des violations).
15 Ibid., p. 59-60 (sur la «situation tragique des victimes»).
16 Ibid., p. 61-62 (sur la «vulnérabilité de la population»).
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35. A l’audience suivante de la Cour tenue le 28 juin 2018, toujours au premier tour des plaidoiries, le défendeur n’a pas répondu à la question du caractère continu de la situation soulevée par le Qatar ; les Emirats arabes unis ont préféré évoquer d’autres aspects, pour mieux déprécier et discréditer la requête en indication de mesures conservatoires17. Les Emirats arabes unis ont consacré une grande partie des audiences publiques à soulever, entre autres, la question de la règle de l’épuisement des recours internes, question à laquelle le demandeur a répondu (voir ci-après)18.
36. Pendant le deuxième et dernier tour de plaidoiries, qui s’est déroulé le 29 juin 2018, la règle des recours internes a continué d’être débattue, cette fois-ci par les deux Parties, en commençant par le demandeur qui répondait aux arguments du défendeur, et à nouveau par ce dernier19. Le demandeur a également répété à plusieurs reprises sa conception d’une situation continue de violations présumées des droits de l’homme exigeant une réponse humanitaire20.
VI. QUESTIONS POSÉES AUX PARTIES À L’AUDIENCE
1. Questions et réponses
37. Les arguments avancés par les Parties m’ont conduit à leur poser les questions suivantes à la clôture de l’audience le 29 juin 2018 :
«1. La règle des voies de recours internes a-t-elle la même raison d’être dans le domaine de la protection internationale des droits de l’homme que dans celui de la protection diplomatique ? Le caractère effectif des voies de recours internes qui est prévu dans la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et d’autres traités relatifs aux droits de l’homme constitue-t-il un critère pertinent ?
2. Est-il nécessaire d’examiner le critère dit de la «plausibilité» des droits face à une situation continue dont il est allégué qu’elle porte atteinte aux droits protégés par un traité relatif aux droits de l’homme comme la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ?
3. Quels sont les effets ou les implications éventuels, aux fins d’une demande en indication de mesures conservatoires, de l’existence d’une situation continue dont il est allégué qu’elle porte atteinte aux droits protégés par une convention relative aux droits de l’homme ?»21
38. Le 3 juillet 2018, les Parties ont communiqué à la Cour leurs réponses écrites à mes questions portant, premièrement, sur la raison d’être de la règle des voies de recours internes dans le domaine de la protection internationale des droits de l’homme et dans celui de la protection diplomatique, et, deuxièmement, sur les implications de l’existence d’une situation continue. Le demandeur a répondu de façon détaillée à la première question, en rappelant d’abord que les
17 CR 2018/13 du 28 juin 2018, p. 15 (sur le «caractère incertain des faits») ; p. 31 (sur la «détermination prima facie de la recevabilité des demandes» et sur la prétendue plausibilité de la recevabilité) ; et p. 22-35 (sur les conditions préalables à la recevabilité).
18 Ibid., p. 28-35.
19 Voir, pour le Qatar, CR 2018/14 du 29 juin 2018, p. 17-20 ; et, pour les Emirats arabes unis, CR 2018/15, p. 17-18.
20 Voir, pour le Qatar, CR 2018/14 du 29 juin 2018, p. 36-37 et 39-41.
21 CR 2018/15 du 29 juin 2018, p. 45.
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organismes internationaux dans le domaine des droits de l’homme ont déterminé que la règle des voies de recours veut que les victimes de violations des droits de l’homme aient accès à un «recours effectif», confirmant ainsi l’obligation faite aux Etats parties aux traités relatifs aux droits de l’homme de mettre des recours effectifs à la disposition desdites victimes22. Il poursuit ainsi :
«Cette dimension additionnelle de «réparation effective» fait enfin écho aux différences fonctionnelles de la règle des voies de recours internes dans les deux systèmes, décrites dans la monographie fondatrice que le juge Cançado Trindade a consacrée à cette question23. Dans le domaine de la protection diplomatique, la règle des voies de recours internes est destinée à éviter que les différends ne soient élevés à l’échelon international avant que les autorités de l’Etat violateur n’aient eu une occasion idoine d’en connaître elles-mêmes. Il est donc possible d’en conclure qu’en matière de protection diplomatique, la règle des voies de recours internes opère préventivement.
Dans le domaine de la protection internationale des droits de l’homme, la règle répond à des visées différentes. Ainsi qu’indiqué précédemment, aux termes de la plupart des instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, les Etats se sont engagés, sur la base d’obligations internationales, à respecter les droits de l’homme et à les garantir, en particulier en soumettant le respect de leurs obligations au contrôle de leurs juridictions et d’autres institutions publiques internes. Parce qu’elle impose de recourir à ces tribunaux et autres institutions publiques avant de saisir la machinerie internationale de ces violations, la règle a un rôle protecteur24»25.
39. Le demandeur ajoute que la CIEDR et tous les grands traités relatifs aux droits de l’homme prévoient que la règle des recours internes ne s’applique que si les recours sont effectifs, conformément au droit international général ; le «principe d’efficacité s’applique pleinement» ici26. En conséquence, conclut le Qatar,
«bien que la raison d’être de la règle des voies de recours internes soit, dans une certaine mesure, la même qu’il s’agisse de la protection diplomatique ou de celle des droits de l’homme, dans le second cas, elle s’accompagne également d’une dimension de «réparation effective». Cette réparation doit, en outre, être efficace»27.
40. Le défendeur pour sa part, dans sa brève réponse écrite du 3 juillet 2018 à la première question, soutient que la règle de l’épuisement des recours internes a la même «raison d’être» et est sous-tendue par la même «logique» dans les deux contextes de la protection diplomatique «élargie» et de la protection des droits de l’homme internationalement garantis28. Il ajoute que dans le cadre de la convention, comme dans les autres traités relatifs aux droits de l’homme et en droit international général, le caractère effectif des voies de recours internes est l’un des éléments de la
22 Distribution 2018/24 du 3 juillet 2018, réponse écrite du Qatar, p. 1-2, par. 2-4.
23 A.A. Cançado Trindade, The Application of the Rule of Exhaustion of Local Remedies in International Law (1983), p. 39, 51-52 et 56.
24 Cette dimension additionnelle informe nécessairement l’application de la règle des recours internes dans le contexte de la CIEDR et des autres traités relatifs aux droits de l’homme, comme le Qatar l’explique dans la suite de la procédure.
25 Distribution 2018/24 du 3 juillet 2018, réponse écrite du Qatar, p. 3, par. 5-6.
26 Ibid., p. 3-6, par. 7, 8 et 11.
27 Ibid., p. 6, par. 12.
28 Distribution 2018/24 du 3 juillet 2018, réponse écrite des Emirats arabes unis, p. 1.
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règle, ce qui implique que lesdits recours internes ne doivent pas «excéde[r] des délais raisonnables»29.
41. Dans sa réponse écrite à la deuxième question, le demandeur soutient qu’il ressort de la jurisprudence récente de la Cour que l’examen de la «plausibilité» des droits ne saurait être que très «limité» et qu’il ne devrait comprendre, au stade des mesures conservatoires, ni un «examen approfondi d’éléments de preuve» ni un «examen approfondi des faits» ; «toute approche autre que souple» est exclue30. Il ajoute que cette souplesse est de rigueur aussi bien si la Cour entend examiner la «plausibilité de droits» que si elle entend examiner la «vulnérabilité de populations» relevant de la protection d’un traité relatif aux droits de l’homme comme la CIEDR31.
42. De son côté, le défendeur admet que les «atteintes aux droits de l’homme et la continuation de ces violations ne sauraient que préoccuper la Cour». Il ajoute cependant que ce genre de situation doit être traité conformément «aux normes en vigueur [à la Cour] dans le cadre défini par le droit international», sachant que, selon le demandeur
«[s]euls des Etats peuvent être partie à une procédure contentieuse devant la Cour, et il appartient à cette dernière de se prononcer, lorsqu’elle est appelée à juger d’une affaire, à la lumière des droits et devoirs des Etats l’ayant saisie32».
43. Le répondeur ajoute encore que, soucieuse d’instaurer un équilibre entre les groupes et individus vulnérables d’une part et «le jugement d’un litige opposant des Etats, à la lumière de leurs obligations et droits respectifs en vertu du droit international», la Cour «use notamment de la notion de plausibilité». Il s’agit, toujours selon le demandeur, d’«un obstacle incontournable à surmonter avant d’en venir [aux] questions de fond en matière de protection, par exemple, [aux] droits ou intérêts des personnes, groupes ou Etats apparemment menacés» ; pour résumer, «l’évaluation de la plausibilité des droits invoqués constitue une étape préliminaire indispensable requise pour examiner les atteintes aux droits alléguées, quelle qu’en soit l’origine»33.
44. A la troisième question, le demandeur répond que lorsqu’existe une situation continue dont il est allégué qu’elle porte atteinte à des droits protégés par une convention relative aux droits de l’homme, «la condition de l’existence d’un risque réel et imminent est nécessairement remplie» et qu’«un préjudice irréparable est la conséquence naturelle des restrictions» imposées à ces droits»34. Dans une telle situation, «toute condition d’évaluation du risque de préjudice est nécessairement satisfaite», et selon le Qatar les éléments de preuve qu’il a fournis (notamment «des rapports … montrant que le préjudice a continué au cours des treize mois écoulés» depuis le 5 juin 2018) sont «plus que suffisants pour conclure à l’existence d’une urgence», compte tenu du «risque … imminent qu’un préjudice irréparable» soit causé aux Qatariens35.
29 Ibid., p. 2.
30 Distribution 2018/24 du 3 juillet 2018, réponse écrite du Qatar, p. 10-16, par. 19, 21, 23 et 28.
31 Ibid., p. 13-16, par. 26-29.
32 Distribution 2018/24 du 3 juillet 2018, réponse écrite des Emirats arabes unis, p. 4.
33 Ibid., p. 4.
34 Distribution 2018/24 du 3 juillet 2018, réponse écrite du Qatar, p. 16, par. 31-32.
35 Ibid., p. 18-19, par. 35-36.
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45. De son côté, le défendeur fait valoir que, même en cas de situation continue, la CIJ est censée exercer ses propres fonctions, qui «diffèrent» de celles des juridictions internationales des droits de l’homme. Il ajoute que la Cour ne saurait indiquer des mesures conservatoires si elle ne s’est pas convaincue que les droits invoqués sont «au moins plausibles». Selon lui, «l’existence d’une situation continue dont il est allégué qu’elle porte atteinte aux droits protégés par une convention relative aux droits de l’homme ne change ni ne modifie en rien les conditions nécessaires à l’indication de mesures de protection provisoires»36.
46. Le 5 juillet 2018, les Parties ont communiqué à la Cour leurs observations sur les réponses écrites de la Partie adverse à mes questions. Le demandeur rappelle que la «réparation effective» fait partie intégrante de la raison d’être de la règle des recours internes dans le contexte des traités relatifs aux droits de l’homme et se réjouit que les Emirats arabes unis admettent ce point et reconnaissent que la Cour doit faire preuve «d’une vigilance et d’une attention particulières» en cas de situation continue de violation des droits de l’homme, où «le préjudice n’est pas simplement imminent, il se produit à ce moment même», ce qui impose de «prendre en compte … la vulnérabilité des personnes affectées»37.
47. De son côté, le défendeur insiste sur l’obligation d’épuisement des recours internes et réaffirme que la «notion de plausibilité» répond à une «logique d’équilibre» entre la violation alléguée de droits et les «obligations procédurales» de la Cour dans le règlement de différends entre Etats38. Non content de contester les éléments de preuve produits, il se refuse à accepter la «souplesse» préconisée par le Qatar et affirme que les demandes en question doivent reposer «sur une base concrète ou plausible». Il conclut que, selon lui, la prétendue «approche différente» de l’indication de mesures conservatoires dans les affaires invoquant des traités relatifs aux droits de l’homme n’existe pas39.
2. Analyse générale : la raison d’être de la règle des recours internes dans la protection internationale des droits de l’homme
48. Je procéderai maintenant à ma propre analyse des arguments résumés plus haut que les Parties ont fait valoir dans leurs réponses écrites à mes questions. Pour commencer, je trouve surprenant et même déplorable que la règle de l’épuisement des recours internes ait été abordée à un stade aussi précoce, alors que la procédure en cours répondait à une demande en indication de mesures provisoires et n’avait rien à voir avec la recevabilité. La règle des recours internes est une condition de la recevabilité des réclamations internationales ; il est abusif de l’invoquer comme une condition préalable à l’examen de demandes en indication de mesures conservatoires d’urgence.
49. Le rôle de la règle des recours internes dans les affaires de protection des droits de l’homme est incontestablement différent de ce qu’il est dans la pratique de la protection diplomatique des nationaux à l’étranger ; cette règle est d’ailleurs loin d’avoir la dimension d’un principe immuable ou consacré du droit international. De plus, la protection des droits de l’homme et la protection diplomatique constituent deux domaines distincts, et rien ne s’oppose à ce que la règle s’applique avec une plus ou moins grande rigueur dans des domaines aussi différents.
36 Le défendeur ajoute que «[l]es Emirats arabes unis attachent une grande importance à la mise en oeuvre de traités ayant force obligatoire et à la lutte contre le terrorisme». Distribution 2018/24 du 3 juillet 2018, réponse écrite des Emirats arabes unis, p. 5.
37 Distribution 2018/25 du 5 juillet 2018, observations du Qatar, p. 1-4, par. 2-5 et 7-8.
38 Distribution 2018/25 du 5 juillet 2018, observations des Emirats arabes unis, p. 1-3.
39 Ibid., p. 4-8.
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50. La règle des recours internes a une raison d’être différente dans chacun de ces deux domaines. Dans celui de la sauvegarde des droits de la personne, elle répond principalement au souci d’assurer la fidèle réalisation de l’objet et du but des traités relatifs aux droits de l’homme et de garantir le caractère effectif des recours internes ; l’attention se porte essentiellement sur les besoins de protection. Dans le contexte de la protection diplomatique, la règle des recours internes a une raison d’être entièrement différente, qui est axée sur le processus d’épuisement des recours.
51. Les recours internes font partie intégrante du système international de protection des droits de l’homme, la prééminence étant accordée dans ce contexte à l’élément de réparation plutôt qu’au processus d’épuisement. La règle des recours internes est un reflet des interactions entre droit international et droit interne dans le contexte contemporain de la protection40. Nous nous trouvons ici en présence d’un droit de protection, qui a une spécificité propre, est fondamentalement axé sur les victimes, et s’intéresse aux droits des personnes plutôt qu’à ceux des Etats. A ces droits des personnes correspondent des obligations des Etats.
52. Les règles généralement reconnues du droit international (auxquelles renvoie la formulation de la règle des recours internes dans les traités relatifs aux droits de l’homme), outre qu’elles évoluent d’elles-mêmes dans les différents contextes où elles s’appliquent, subissent, lorsqu’elles sont insérées dans des traités relatifs aux droits de l’homme, un certain degré d’ajustement ou d’adaptation dicté par le caractère particulier que revêtent le but et l’objet de ces traités et par la spécificité largement admise de la protection internationale des droits de l’homme.
53. Dans le traitement d’un certain nombre d’affaires introduites au titre de la CIEDR, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, par exemple, a jugé bon de souligner que les pétitionnaires ne sont tenus d’épuiser que «des recours qui sont effectifs dans les circonstances» de l’espèce (affaires Lacko c. République slovaque, communication no 11/1998, opinion adoptée le 9 août 2001, par. 6.2 ; et Zentralrat Deutscher Sinti und Roma et consorts c. Allemagne, communication no 38/2006, opinion adoptée le 22 février 2008, par. 7.3).
54. Dans une autre affaire (Dragan Durmic c. Serbie-et-Monténégro, communication no 29/2003), le Comité a rappelé, au paragraphe 6.5 de son opinion du 6 mars 2006, que «la règle de l’épuisement des recours internes ne s’applique pas si les procédures de recours excèdent des délais raisonnables». Dans une autre affaire encore (D.R. c. Australie, communication no 42/2008, le Comité a estimé qu’aucun des recours internes proposés n’était effectif et rappelé, dans son opinion du 14 août 2009, qu’
«il n’est pas nécessaire d’avoir épuisé les recours internes si ceux-ci n’ont objectivement pas de chance d’aboutir. C’est le cas lorsque selon le droit interne applicable, l’allégation serait inévitablement jugée irrecevable, ou lorsque la jurisprudence établie des plus hautes instances judiciaires nationales exclurait une issue positive» (par. 6.4-6.5).
55. La règle des recours internes a une raison d’être spécifique dans les traités relatifs aux droits de l’homme ; c’est pourquoi il est vain d’invoquer à son sujet la jurisprudence internationale concernant l’exercice de la protection diplomatique, puisque cette dernière a une raison d’être
40 A.A. Cançado Trindade, The Application of the Rule of Exhaustion of Local Remedies in International Law, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 1-445 ; A.A. Cançado Trindade, O Esgotamento de Recursos Internos no Direito Internacional, 2e éd., Brasília, Editora Universidade de Brasília, 1997, p. 1-327 ; A.A. Cançado Trindade, «Origin and Historical Development of the Rule of Exhaustion of Local Remedies in International Law», Revue belge de droit international/Belgisch Tijdschrift voor international Recht, vol. 12, Bruxelles, 1976, p. 499-527.
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entièrement différente. Dans les traités relatifs aux droits de l’homme, la règle des recours internes insiste sur la réparation, tandis que dans l’exercice de la protection diplomatique, elle insiste sur l’épuisement. Il ne saurait être question d’ôter à une convention relative aux droits de l’homme son effet utile en lui appliquant la raison d’être différente de cette règle dans le contexte de la protection diplomatique.
56. Les juridictions internationales contemporaines partagent une même mission de réalisation de la justice. Il y a là une unité fondamentale de conception et de mission. Les juridictions internationales garantes des droits de l’homme créées par des conventions régionales fonctionnent dans un cadre théorique qui est celui de l’universalité des droits de l’homme. Elles sont fidèles à une raison d’être qui insiste sur le caractère effectif des recours internes et sur la réparation41. Il existe à cet égard une complémentarité entre les mécanismes de règlement des différends de l’ONU et ceux des organisations régionales, du fait que tous inscrivent leur action dans le cadre théorique de l’universalité des droits inhérents à la personne humaine.
3. Analyse générale : les implications d’une situation continue
57. A mon avis, la tentative de subordonner l’adoption de mesures conservatoires à une nouvelle condition préalable telle que la prétendue «plausibilité» des droits est regrettable. Cette épreuve de la prétendue «plausibilité» des droits me semble être une invention récente et malavisée de la majorité des membres de la CIJ. Dans la présente procédure, la prétendue «plausibilité» comme condition de la recevabilité42 constitue une nouvelle et déplorable tentative, lancée cette fois-ci par l’Etat défendeur, en vue de créer une «condition préalable» supplémentaire à l’adoption de mesures conservatoires. Or dans une situation continue, les droits qui ont besoin d’être protégés sont bien connus et il n’y a aucune raison de se demander s’ils sont «plausibles».
58. Pendant l’examen de la demande en indication de mesures conservatoires en la présente affaire, une attention particulière a été prêtée à la question d’une situation continue qui affecterait les droits de personnes vulnérables, principalement par le demandeur, qui l’a longuement traitée, mais aussi par le défendeur. Or le débat sur cette question a fait perdre beaucoup de temps en soulevant des points qui n’ont rien à voir avec les mesures conservatoires, comme par exemple l’invocation abusive à ce stade des mesures conservatoires de la règle de l’épuisement des recours internes, ou encore la tentative elle aussi abusive d’établir un lien entre une prétendue «plausibilité» des droits et une prétendue «plausibilité» de la recevabilité, que l’on veut faire passer pour des conditions interdépendantes.
59. On dirait que chacun se sent libre d’interpréter à sa guise cette prétendue «plausibilité» des droits ; la raison en est peut-être que la majorité de la Cour elle-même ne s’est guère étendue sur le sens à donner à ladite «plausibilité». Or, invoquer la «plausibilité» comme s’il s’agissait
41 On trouvera une analyse de l'importante jurisprudence de la CEDH en la matière dans p. van Dijk, F. van Hoof, A. van Rijn et Leo Zwaak, Theory and Practice of the European Convention on Human Rights, 4e éd., Anvers/Oxford, Intersentia, 2006, p. 125-161 et 560-563 ; D.J. Harris, M. O’Boyle, E.P. Bates et C.M. Buckley, Law of the European Convention on Human Rights, 2e éd., Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 759-776 ; pour la jurisprudence de la CIDH, voir A.A. Cançado Trindade, El Agotamiento de los Recursos Internos en el Sistema Interamericano de Protección de los Derechos Humanos, San José (Costa Rica), IIDH, 1991, p. 1-60 ; pour la jurisprudence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, voir M. Löffelmann, Recent Jurisprudence of the African Court on Human and Peoples’ Rights  Developments 2014 to 2016, Arusha (Tanzanie) et Eschborn (Allemagne), Deutsche Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit (GIZ), 2016, p.1-63, et en particulier p. 5-8, 22, 24-26 et 29-30.
42 CR 2018/15 du 29 juin 2018, p. 16 (Emirats arabes unis).
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d’une nouvelle «condition préalable» et opposer ainsi de nouveaux obstacles à l’indication de mesures conservatoires dans le cadre d’une situation continue est à la fois spécieux et préjudiciable à la réalisation de la justice. J’exposerai plus amplement mes idées sur les mesures conservatoires dans les situations continues dans la suite de cette opinion individuelle (voir ci-après la section XI).
60. Les droits qu’il s’agit de protéger dans le cas d’espèce sont manifestement ceux qui relèvent de la CIEDR (articles 2, 4, 5, 6 et 7). La prétendue «plausibilité» des droits est environnée d’incertitudes qui ne font que s’accroître quand on prétend lui ajouter la prétendue «plausibilité» de la recevabilité, avec pour résultat que l’on compromet le principe même des mesures conservatoires en tant que garanties juridictionnelles à caractère préventif. Le moment est venu d’en prendre conscience et de prêter attention à la nature de mesures conservatoires, en particulier celles qui relèvent de traités relatifs aux droits de l’homme, qui sont au service d’êtres humains connaissant une situation de vulnérabilité continue affectant leurs droits.
61. Dans la présente espèce, nous n’avons pas affaire à des droits des Etats ; les droits prévus par la CIEDR sont en effet des droits des individus (auxquels correspondent des obligations des Etats), et ceci quelle que soit la question dont un Etat partie à la CIEDR a saisi la Cour. En engageant une action, l’Etat partie concerné active une garantie collective prévue par la CIEDR et inscrite dans la clause compromissoire de son article 22, qui exclut toute interprétation ouvrant la possibilité de «conditions préalables». La clause compromissoire de l’article 22 doit s’interpréter en tenant compte du but et de l’objet de la CIEDR.
VII. L’INTERPRÉTATION CORRECTE DES CLAUSES COMPROMISSOIRES DES TRAITÉS RELATIFS AUX DROITS DE L’HOMME
62. J’ai analysé en profondeur ce dernier point dans une longue opinion dissidente jointe à l’arrêt du 1er avril 2011 de la Cour sur les exceptions préliminaires en l’affaire de l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie). La Cour avait en effet retenu la deuxième exception préliminaire soulevée par la Russie et dit qu’elle n’avait pas compétence pour connaître de la requête déposée par la Géorgie. Dans mon opinion dissidente (par. 1-214), j’ai fait valoir que le punctum pruriens judicii était de bien comprendre la clause compromissoire de l’article 22 de la CIEDR, ce qui imposait de prêter attention à la nature et à la teneur de ce traité relatif aux droits de l’homme.
63. Dans l’arrêt de 2011 précité, la majorité de la Cour a malheureusement fixé à l’obligation de négociation préalable un seuil très élevé de conditions à remplir pour qu’elle puisse exercer sa juridiction sur le fondement d’un traité relatif aux droits de l’homme comme la CIEDR, perdant ainsi de vue la nature d’un important traité des Nations Unies relatif aux droits de l’homme et son universalité. Elle a soutenu que l’article 22 de la CIEDR imposait des «conditions préalables» qu’un Etat partie devait remplir avant toute saisine, rendant ainsi l’accès à la Cour particulièrement difficile. Toujours dans mon opinion dissidente, j’ajoutais que cela n’était guère en accord avec la jurisprudence constante de la Cour elle-même et de sa devancière, qui n’avaient jamais fait de cette «donnée factuelle» une «condition préalable» à remplir pleinement pour qu’elles puissent exercer leur compétence43.
43 La Cour permanente de Justice internationale et la Cour actuelle ont conclu très clairement qu’une tentative de négociation suffisait, et que la tenue de négociations effectives ne constituait nullement une «condition préalable» à ce que l’une ou l’autre puisse exercer sa compétence dans l’affaire portée devant elle.
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64. La Cour, continuais-je, aurait dû être particulièrement attentive aux souffrances et aux besoins des segments affectés de la population ; et cependant la majorité de ses membres s’était malheureusement inscrite dans une perspective essentiellement interétatique et essentiellement bilatérale, en s’appuyant sur de prétendues «conditions préalables» de leur invention qui n’auraient pas été satisfaites ; au lieu de renforcer la protection que la CIEDR accorde aux personnes se trouvant dans une situation continue de grande vulnérabilité, la Cour avait renforcé la norme du consentement de l’État à l’exercice de sa compétence.
65. On ne peut pas, sur la base d’un raisonnement fondé sur une lecture strictement textuelle ou grammaticale de la clause compromissoire de l’article 22 de la CIEDR, créer une «condition préalable» et obligatoire à l’exercice de la compétence de la Cour (comme par exemple des négociations préalables), car cela reviendrait à opposer un obstacle indu et éminemment regrettable à la justice. Une telle «condition préalable», continuais-je encore, n’est aucunement étayée ni par la jurisprudence constante de la Cour elle-même ni par la genèse de la CIEDR.
66. Comme je l’écrivais dans l’opinion dissidente précitée, le principe d’un règlement obligatoire des différends par la Cour comptait déjà des adeptes au moment de l’élaboration de la CIEDR. La règle générale d’interprétation des traités repose sur le principe ut res magis valeat quam pereat (dit «de l’effet utile»), qui revêt une grande importance dans les traités relatifs aux droits de l’homme, parmi lesquels la CIEDR. Cette convention est un traité visionnaire dans le domaine des droits de l’homme, en plus d’être un instrument universel qui occupe une place de premier plan dans le droit des Nations Unies lui-même. La Cour ne saurait rester l’otage du consentement ou du bon plaisir des Etats (comme dans le domaine entièrement différent de la protection diplomatique) pour ce qui est de son interprétation ou de son application.
67. Avant de passer au point suivant, j’ajouterai que toutes les obligations découlant de la CIEDR (y compris celles d’offrir des recours internes effectifs et d’organiser le règlement des différends entre Etats qui relèvent de cette convention) ont leur propre raison d’être, spécifique aux traités relatifs aux droits de l’homme. On en était conscient dès les travaux préparatoires de la convention44, parce que l’on voulait garantir son efficacité et la protéger contre d’éventuelles tentatives de démolition conceptuelle (comme par exemple en inventant de prétendues «conditions préalables» supplémentaires)45.
VIII. VULNÉRABILITÉ DE CERTAINS SEGMENTS DE LA POPULATION
68. Dans l’arrêt qu’elle a adopté ce jour en la présente affaire, c’est à bon droit que la Cour a accordé des mesures conservatoires relevant de la CIERD et tendant à ce que les familles qataro-émiriennes séparées par suite des mesures adoptées par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 soient réunies ; à ce que les étudiants qatariens affectés par les mêmes mesures puissent terminer leurs études aux Emirats arabes unis ou obtenir leur dossier scolaire ou universitaire s’ils souhaitent étudier ailleurs ; et que les Qatariens touchés par les mêmes mesures puissent avoir accès aux tribunaux de cet Etat. La CIERD elle-même stipule, en son article 6, que les Etats parties
44 Voir par exemple N. Lerner, The U.N. Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination (nouveau tirage révisé), Leyde, Brill/Nijhoff, 2014, p. 81 et 98 ; A.A. Cançado Trindade, «Exhaustion of Local Remedies under the United Nations Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination», German Yearbook of International Law/Jahrbuch für internationales Recht, vol. 22, Kiel, 1979, p. 374-383.
45 Voir par exemple les analyses récentes de M. Dubuy, «Application de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires : un formalisme excessif au service du classicisme ?», Annuaire français de droit international (2011), vol. 57, p. 183-212 ; P. Thornberry, The International Convention on the Elimination of All Forms of Racial Discrimination - A Commentary, Oxford, Oxford University Press, 2016, p. 472-483 (sur l’article 22).
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assureront à toute personne soumise à leur juridiction «une protection et une voie de recours effectives» devant les tribunaux nationaux contre tous actes de discrimination raciale. Or les mesures conservatoires dont l’indication est demandée dans le cas d’espèce sont nécessaires pour protéger des personnes en situation de vulnérabilité.
69. J’ai commenté, dans la section III de cette opinion dissidente, le principe de non-discrimination et l’interdiction de l’arbitraire, et ma réflexion sur ces deux questions me conduit au prochain point à examiner ici. La présente espèce et les autres affaires invoquant la CIEDR ou d’autres traités relatifs aux droits de l’homme dont la Cour a pu connaître et que j’ai mentionnées plus haut montrent bien que la personne humaine se trouve au centre des efforts visant à dépasser le paradigme interétatique du droit international contemporain. La demande en indication de mesures conservatoires déposée par le Qatar répond au souci de mettre fin à la vulnérabilité des personnes affectées (les victimes potentielles).
70. C’est en dernier ressort à des êtres humains en situation de vulnérabilité que bénéficie l’application des mesures conservatoires sollicitées. Ces êtres humains vulnérables sont des sujets de droit international. Nous sommes ici en présence du nouveau paradigme d’un droit international humanisé, le nouveau jus gentium de notre temps, sensible et attentif aux besoins de protection de la personne humaine dans toutes les situations de vulnérabilité. C’est là un point que j’ai souligné dans plusieurs opinions individuelles successives jointes à diverses décisions de la Cour ; je peux donc me contenter d’y renvoyer le lecteur, sans avoir à m’étendre plus avant sur le sujet dans la présente opinion.
71. Pour résumer, dans l’opinion individuelle que j’ai jointe à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires que la Cour a rendue le 19 avril 2017 en l’affaire Ukraine c. Fédération de Russie (qui relevait elle aussi de la CIEDR), j’écrivais déjà :
«Ainsi que je n’ai cessé de l’affirmer au fil des années, les mesures conservatoires relèvent d’un régime juridique autonome qui leur est propre. Dans ce contexte, il m’apparaît clair que la vulnérabilité humaine est un critère plus impérieux encore que la «plausibilité» des droits s’agissant de l’indication de mesures conservatoires. C’est en le reconnaissant et en le faisant savoir que l’on contribue à l’humanisation en cours  et historique  du droit international des temps modernes» (par. 44).
72. De nature anticipative, les mesures conservatoires entendent prévenir et éviter un préjudice irréparable dans des situations présentant un caractère de gravité et d’urgence (existence d’un risque de préjudice irréparable). L’extrême vulnérabilité des personnes affectées est une circonstance aggravante qui confère un caractère impératif à ces mesures. Celles-ci, à mon avis, ne sont pas des mesures «conservatoires» comme le ferait croire une formule traditionnelle, vieillie et insatisfaisante, puisqu’elles exigent un changement, comme dans le cas d’espèce, pour mettre fin à une situation continue (voir ci-après) qui affecte les droits de personnes se trouvant dans un état d’extrême vulnérabilité, voire totalement sans défense.
73. Cela fait de nombreuses années que je soutiens que les mesures conservatoires indispensables pour protéger des êtres humains (au titre de traités relatifs aux droits de l’homme tels que la CIEDR en l’espèce) sont appelées à dépasser le caractère de mesures de précaution qu’elles avaient à l’origine pour acquérir un caractère effectivement tutélaire, en particulier à l’égard des personnes vulnérables (et victimes potentielles), et à participer directement à la réalisation de la justice. Les obligations découlant des ordonnances indiquant ces mesures ne sont
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pas nécessairement les mêmes que celles qui découlent d’un arrêt sur le fond (et de réparations) et peuvent être entièrement distinctes (voir ci-après). Particulièrement attentives aux êtres humains en situation de vulnérabilité, les mesures conservatoires, dotées d’un caractère tutélaire, se sont muées en véritable garantie juridictionnelle présentant une dimension préventive.
IX. VERS LA CONSOLIDATION DU RÉGIME JURIDIQUE AUTONOME DES MESURES CONSERVATOIRES
74. C’est là un des aspects, et non des moindres, de la nécessaire formation de ce que j’ai appelé, au fil de plus de vingt opinions individuelles jointes aux décisions de deux juridictions internationales entre 2000 et 201846, un régime juridique autonome des mesures conservatoires47. Comme je le faisais observer dans une opinion dissidente jointe à une ordonnance rendue par la Cour le 16 juillet 2013 à un stade initial du traitement de deux affaires qui avaient fait l’objet d’une jonction d’instances et qui opposaient deux Etats d’Amérique centrale,
«[d]e fait, la notion de victime (ou de victime potentielle48), ou de partie lésée, peut … également se faire jour dans le contexte propre aux mesures conservatoires, parallèlement au déroulement de la procédure au fond (et, le cas échéant, de celle relative aux réparations)49» (par. 75).
75. Je suis assuré que nous nous dirigeons enfin vers une consolidation du régime juridique autonome des mesures conservatoires qui ne pourra que renforcer la dimension préventive du droit international. Les juridictions internationales ont en effet une importante contribution à apporter à la fois pour éviter ou prévenir un préjudice irréparable dans des situations d’urgence, et ceci dans l’intérêt d’êtres humains, et pour garantir la prompte mise en oeuvre des mesures conservatoires qu’elles ordonnent50.
46 Certaines de mes opinions individuelles sur cette question ont été reproduites dans les recueils suivants : a) Judge A.A. Cançado Trindade - The Construction of a Humanized International Law - A Collection of Individual Opinions (1991-2013), vol. I (CIDH), Leyde, Brill/Nijhoff, 2014, p. 799-852 ; vol. II (CIJ), Leyde, Brill/Nijhoff, 2014, p. 1815-1864 ; vol. III (CIJ), Leyde, Brill/Nijhoff, 2017, p. 733-764 ; b) Vers un nouveau jus gentium humanisé - Recueil des opinions individuelles du juge A.A. Cançado Trindade [CIJ], Paris, L’Harmattan, 2018, p. 143-224 et 884-886 ; et c) Esencia y Trascendencia del Derecho Internacional de los Derechos Humanos (Votos [del Juez A.A. Cançado Trindade] en la Corte Interamericana de Derechos Humanos, 1991-2008), vol. I-III, 2e éd. rev., Mexico, éd. Cám. Dips., 2015, vol. III, p. 77-399.
47 A.A. Cançado Trindade, O Regime Jurídico Autônomo das Medidas Provisórias de Proteção, La Haye/Fortaleza, IBDH/IIDH, 2017, p. 13-348.
48 Sur la notion de victimes potentielles dans le contexte de l’évolution de la notion de victime ou de la condition du demandeur dans le domaine de la protection internationale des droits de l’homme, voir A.A. Cançado Trindade, «Co-Existence and Co-ordination of Mechanisms of International Protection of Human Rights (At Global and Regional Levels)», Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, vol. 202, 1987, chap. XI, p. 243-299, en particulier p. 271-292
49 CIJ, affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica) (instances jointes), ordonnance du 16 juillet 2013, opinion dissidente du juge Cançado Trindade, par. 75.
50 Voir sur ce point CIJ, affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica) (instances jointes), ordonnance du 22 novembre 2013, opinion individuelle du juge Cançado Trindade, par. 20-31 et 40. Dans le même domaine, le droit d’accès à la justice (voir le par. 68 ci-dessus) doit s’entendre lato sensu, et embrasser par conséquent non seulement l’accès formel à une juridiction compétente, mais aussi le droit à un procès régulier (principe de l’égalité des armes) et l’exécution effective des décisions de justice ; pour une étude générale de la question, voir A.A. Cançado Trindade, El Derecho de Acceso a la Justicia en Su Amplia Dimensión, 2e éd., Santiago de Chile, Librotecnia, 2012, p. 79-574 ; A.A. Cançado Trindade, The Access of Individuals to International Justice, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 1-236.
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76. Les éléments constitutifs de ce régime juridique autonome sont : le droit à protection ; les obligations correspondantes ; la prompte détermination de la responsabilité en cas d’inexécution des mesures conservatoires, et des conséquences juridiques de cette responsabilité, y compris l’obligation de réparer le préjudice. Les droits et obligations découlant des mesures conservatoires ne sont pas les mêmes que ceux qui découlent de la décision sur le fond, et la détermination de la responsabilité avec toutes les conséquences juridiques qu’elle emporte doit être prompte et ne pas attendre la décision sur le fond. La notion de victime (ou de victime potentielle) elle-même  et j’y insiste  est présente dès ce stade, indépendamment de ce que pourra être la décision sur le fond (voir plus haut).
77. Ces dernières années, les mesures conservatoires ont protégé un nombre croissant de personnes en situation de vulnérabilité et se sont transformées en de véritables garanties juridictionnelles à caractère préventif51. De là vient l’autonomie de la responsabilité internationale que leur inexécution met promptement en cause. Toute étude de cette question doit embrasser les principes généraux de droit, qui sont toujours pertinents52. Il importe de prêter particulièrement attention à la mission commune de réalisation de la justice qui est celle des juridictions internationales contemporaines53, et ceci dans une perspective essentiellement humaniste54.
X. DROIT INTERNATIONAL ET DIMENSION TEMPORELLE
78. Un premier examen du caractère préventif des mesures conservatoires convoque nécessairement le facteur temporel, et en particulier la relation entre droit international et dimension temporelle. Cette relation est inévitable et mérite d’être étudiée de beaucoup plus près que ne l’a fait la doctrine internationale jusqu’à maintenant. La dimension temporelle sous-tend en effet tout l’édifice du droit international, dont l’interprétation et l’application se déroulent dans le temps.
79. Cette dimension concerne donc inévitablement les mesures conservatoires. Dans l’opinion dissidente que j’ai jointe à l’ordonnance du 28 mai 2009 de la Cour en l’affaire des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), je prévenais qu’il était «impératif ici de combler, sinon de réduire le décalage qui existe entre l’heure des victimes et celle de la justice humaine» (par. 49). Deux ans plus tard, je consacrais l’intégralité (par. 1-117) de mon opinion individuelle jointe à l’ordonnance du 18 juillet 2011 de la Cour en l’affaire de la Demande en interprétation de l’arrêt du 15 juin 1962 en l’affaire du Temple de
51 A.A. Cançado Trindade, Tratado de Direito Internacional dos Direitos Humanos, vol. III, Porto Alegre, S.A. Fabris Ed., 2003, p. 80-83 ; A.A. Cançado Trindade, «Les mesures provisoires de protection dans la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme», in Mesures conservatoires et droits fondamentaux (sous la dir. de G. Cohen Jonathan and J.-F. Flauss), Bruxelles, Bruylant/Nemesis, 2005, p. 145-163 ; A.A. Cançado Trindade, «The Evolution of Provisional Measures of Protection under the Case-Law of the Inter-American Court of Human Rights (1987-2002)», Human Rights Law Journal, vol. 24, Strasbourg/Kehl, 2003, no 5-8, p. 162-168 ; A.A. Cançado Trindade, «La Expansión y la Consolidación de las Medidas Provisionales de Protección en la Jurisdicción Internacional Contemporánea», in Retos de la Jurisdicción Internacional (sous la dir. de S. Sanz Caballero et R. Abril Stoffels), Cizur Menor/Navarra, Cedri/CEU/Thomson Reuters, 2012, p. 99-117.
52 Voir par exemple, entre autres, A.A. Cançado Trindade, Princípios do Direito Internacional Contemporâneo, 2e éd. rev., Brasília, FUNAG, 2017, p. 25-454 ; A.A. Cançado Trindade, «Foundations of International Law: The Role and Importance of Its Basic Principles», in XXX Curso de Derecho Internacional Organizado por el Comité Jurídico Interamericano, Organisation des Etats Américains, 2003, p. 359-415.
53 A.A. Cançado Trindade, Os Tribunais Internacionais e a Realização da Justiça, 2e éd., Belo Horizonte, édit. Del Rey, 2017, p. 29-468.
54 A.A. Cançado Trindade, A Visão Humanista da Missão dos Tribunais Internacionais Contemporâneos, La Haye/Fortaleza, IBDH/IIDH, 2016, p. 11-283 ; A.A. Cançado Trindade, Los Tribunales Internacionales Contemporáneos y la Humanización del Derecho Internacional, Buenos Aires, Ad-Hoc, 2013, p. 7-185.
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Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande) (Cambodge c. Thaïlande) à divers aspects de la dimension temporelle en droit international et à l’incidence de cette dimension sur l’indication de mesures conservatoires55.
80. Il est, après tout, dans la nature du droit d’accompagner la régulation d’une société qui évolue nécessairement, contrairement à ce qu’envisagent les positivistes dans leur conception statique de l’ordre juridique. L’évolution du droit international, que la Cour a reconnue dans le célèbre obiter dictum de son avis consultatif du 21 juin 1971 sur les Conséquences juridiques pour les Etats de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécurité, répond à l’évolution des besoins de tous les sujets de droit international, y compris les individus, ainsi que de la communauté internationale dans son ensemble.
81. Le droit international tel qu’il évolue est conditionné par une énigme majeure, qui conditionne également l’existence de tous les sujets de droit, y compris les individus : le passage du temps. Produit en dernier ressort de la conscience humaine  la conscience juridique universelle , le droit international a également une fonction de protection dotée d’une dimension préventive, comme l’atteste l’importante expansion des mesures conservatoires ces dernières années56. Gardant à l’esprit le passage du temps, il importe de prévenir ou d’empêcher un préjudice qui risque de se produire dans l’avenir (d’où la reconnaissance de la notion de victimes potentielles ou prospectives), et de mettre fin à des situations continues qui affectent déjà des droits individuels. Passé, présent et futur sont indissociables.
XI. LES MESURES CONSERVATOIRES DANS LES SITUATIONS CONTINUES
82. A ce stade de la demande en indication de mesures conservatoires où se trouve la présente affaire, j’aimerais formuler quelques observations sur la situation continue de violations des droits de l’homme qui est alléguée, pour compléter celles que j’ai formulées plus haut à la section VI.3. Même si les preuves déjà produites devant la Cour peuvent paraître insuffisantes pour le moment, certaines sources de ces preuves peuvent être considérées dès maintenant comme pertinentes pour l’examen de ladite situation continue.
83. Ainsi par exemple, le rapport de décembre 2017 de la mission technique du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme (HCDH) à l’Etat du Qatar57, qui a été porté à l’attention de la Cour en la présente procédure, décrit une situation continue (en évoquant une «crise persistante des droits de l’homme» dont «les conséquences se poursuivent», ainsi que
55 J’observais notamment que lorsque la protection accordée par des mesures conservatoires est censée répondre aux «besoins spirituels des êtres humains», faisant passer au premier plan, comme dans cette affaire du Temple de Préah Vihéar, la sauvegarde du «patrimoine culturel et spirituel mondial», la dimension temporelle est encore plus vaste et nous ramène à «la question de l’intemporalité» (par. 101).
56 A.A. Cançado Trindade, International Law for Humankind — Towards a New Jus Gentium, 2e éd. rev., Leyde/La Haye, Nijhoff/The Hague Academy of International Law, 2013, p. 31-34, 38-47 et 50-51.
57 La mission technique du HCDH s’est rendue au Qatar du 17 au 24 novembre 2017. Elle y a effectué des recherches sur la base de documents communiqués par plusieurs organismes et d’entretiens avec une quarantaine de personnes (par. 4-6).
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des «cas de séparation temporaire ou potentiellement durable de familles», parmi d’autres «problèmes anciens de droits de l’homme» touchant, par exemple, «les travailleurs migrants»)58.
84. Ayant décidé d’observer in loco les conséquences pour les droits de l’homme de la décision ou déclaration du 5 juin 2017 des Emirats arabes unis, le HCDH a dénoncé dans son rapport, six mois plus tard, une suspension de la liberté de circulation «à destination et en provenance du Qatar» et les «restrictions considérables» de cette liberté (par. 23 et 26), avec «des conséquences qui se poursuivent à ce jour» ; ces restrictions ont bouleversé la vie des familles et porté atteinte au droit à l’éducation, du fait que les étudiants qatariens étaient empêchés de poursuivre leurs études dans les établissements où ils étaient inscrits (par. 26 et 50). Le même rapport de décembre 2017 du HCDH fait état de «cas de séparation temporaire ou potentiellement durable de familles», avec toutes les conséquences que cela implique (par. 32).
85. Il y a eu aussi des atteintes au droit à la santé, avec des conséquences humanitaires (par. 43), du fait que certaines personnes devaient se rendre à l’étranger pour y recevoir des soins médicaux ou subir une opération (par. 44). En ce qui concerne les restrictions de la liberté d’expression, le HCDH a fait savoir que ces mesures unilatérales avaient été accompagnées d’une «vaste campagne de diffamation et d’incitation à la haine contre le Qatar et les Qatariens dans divers médias» (par. 14 et 19). Il a également évoqué dans son rapport un autre problème, ancien celui-là, qui est celui des atteintes aux droits de l’homme des travailleurs migrants et des non-ressortissants (par. 54-58). Enfin, l’équipe du HCDH a conclu que ces mesures restrictives unilatérales pouvaient être considérées comme arbitraires (par. 60).
86. De même, dans une communication conjointe du 18 août 2018 adressée aux Emirats arabes unis, six rapporteurs spéciaux titulaires de mandat au titre des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies59 ont déclaré que la décision annoncée par les Emirats arabes unis le 5 juin 2017 avait «menacé les groupes les plus vulnérables, dont les femmes, les enfants, les personnes handicapées et les personnes âgées» (p. 1). Cette décision, poursuivaient-ils, avait provoqué la séparation de familles, entraîné l’interruption de la scolarité et des études universitaires et porté atteinte au droit à la santé (p. 2, 3 et 5), entre autres effets. Les rapporteurs spéciaux attiraient ensuite l’attention sur «l’urgence de la question» et l’«extrême gravité de la situation» et demandaient avec insistance que «toutes les mesures provisoires nécessaires soient prises pour mettre un terme aux violations alléguées et empêcher qu’elles ne se répètent» (p. 7).
87. D’autres rapports ont été cités à l’audience, dont ceux d’organisations non gouvernementales jouissant d’une grande expérience au niveau international, comme par exemple Amnesty International et Human Rights Watch. Dans un rapport publié le 5 juin 2018, Amnesty International a dénoncé le caractère continu d’une situation qui porte préjudice à des familles, du
58 Par. 4 i), 26, 32-33 et 54. Ce rapport évoque à plusieurs reprises la séparation persistante de familles (par. 32-33, 37 et 64). Il y est dit que «les mesures visant des individus sur le fondement de leur nationalité qatarienne ou de leurs liens avec le Qatar peuvent être qualifiées de disproportionnées et discriminatoires» (par. 61). Il y est également dit que ces mesures unilatérales étaient «préméditées» et «accompagnées d’une vaste campagne de diffamation et d’incitation à la haine» (par. 14-15).
59 Ce sont le rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants ; le rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression ; le rapporteur spécial sur le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible ; la rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée ; la rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste ; et la rapporteuse spéciale sur le droit à l’éducation. Ces rapporteurs spéciaux tiennent leurs mandats respectifs des résolutions 34/18, 33/9, 34/21, 34/35, 31/3 et 26/17 du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.
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fait de leur séparation, et à des individus, parmi lesquels des travailleurs migrants, des enfants et des étudiants60. En conséquence, cette organisation a exhorté les Etats concernés61 à «lever immédiatement toutes les restrictions arbitraires» imposées aux ressortissants qatariens et à respecter les droits de l’homme62.
88. De son côté, dans un rapport plus ancien daté du 12 juillet 2017, Human Rights Watch dénonçait les «violations de droits de l’homme» que constituaient la séparation des familles, les privations imposées aux travailleurs migrants, la discrimination contre les femmes, l’interruption de traitements médicaux et l’interruption des études63. Amnesty International et Human Rights ont tous les deux publié dans leurs rapports respectifs des informations recueillies in loco au cours d’entretiens avec des victimes de ces violations.
89. De fait, cette question d’une situation continue de violations des droits de l’homme a déjà eu une incidence sur des affaires dont était saisie la Cour, et ceci à différentes étapes de la procédure. J’en évoquerai brièvement trois, réparties sur les dix dernières années. La première est l’affaire des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), dans laquelle la Cour s’est refusée à indiquer des mesures conservatoires. A son ordonnance du 28 mai 2009, j’ai joint une opinion dissidente dans laquelle, comme je l’ai rappelé au paragraphe 79 de la présente opinion, j’invitais à combler le décalage qui existe entre l’heure des victimes et celle de la justice humaine (par. 78-96 et 101).
90. L’urgence et l’existence d’un risque de préjudice irréparable, continuais-je, étaient manifestement présentes dans la situation continue de déni d’accès à la justice vécue par les victimes du régime d’Hissène Habré au Tchad, qui a duré de 1982 à 1990. J’ajoutais que le droit d’accès à la justice revêtait une «importance cardinale» en l’espèce, qui relevait de la convention des Nations Unies contre la torture (par. 29 et 74-77) ; et je présentais les éléments constitutifs du régime juridique autonome des mesures conservatoires (par. 8-14, 26-29 et 65-73). Je concluais en faisant valoir que de telles mesures étaient nécessaires pour sauvegarder le droit à ce que justice soit rendue (par. 78-96 et 101).
91. La deuxième affaire est celle des Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie). A l’ordonnance du 6 juillet 2010 par laquelle la Cour disait que la demande reconventionnelle de l’Italie était irrecevable, j’ai joint à nouveau une opinion dissidente dans laquelle j’examinais en profondeur la notion de situation continue dans le contexte factuel du cas d’espèce, en me basant sur le débat qui avait eu cours entre les Parties (par. 55-59 et 92-100). J’y commentais également les origines de la notion de situation continue dans la doctrine internationaliste (par. 60-64) ; la formation de cette notion dans le cadre du contentieux et de la jurisprudence internationaux (par. 65-83) ; et la formation et les éléments constitutifs de la situation continue comme concept de droit international au niveau normatif (par. 84-91).
92. Une fois de plus, je mettais en garde contre les écueils du volontarisme étatique (par. 101-123). Qu’il me suffise ici de renvoyer à mes longues observations sur la notion de situation continue dans l’affaire des Immunités juridictionnelles de l’Etat, ce qui me dispensera de
60 Amnesty International, rapport du 5 juin 2018 : One Year Since the Gulf Crisis, Families are Left Facing an Uncertain Future, p. 1.
61 Emirats arabes unis, Arabie saoudite et Bahreïn.
62 Amnesty International, op. cit., p. 3.
63 Human Rights Watch, rapport du 12 juillet 2017 : «Qatar: Isolation Causing Rights Abuses», p. 1, 3-4 et 6-10.
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les répéter expressis verbis. On ne peut ignorer par ailleurs que la situation continue de violation des droits de l’homme a eu une incidence à différentes étapes de plusieurs procédures devant la Cour : elle a été évoquée non seulement dans des décisions portant sur des mesures conservatoires ou une demande reconventionnelle comme il a été dit plus haut, mais encore dans une décision sur le fond.
93. Il s’agit de l’arrêt (fond) du 30 novembre 2010 en l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (Guinée c. République démocratique du Congo). Les faits révélaient une situation continue de violation des droits individuels de M. Diallo pendant une période allant de 1988 à 1996. Le préjudice subi par la victime était prolongé dans le temps (arrestation et placement en détention de 1988-1989 et de 1995-1996, avant son expulsion de son pays de résidence), en violation des dispositions pertinentes du pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples, ainsi que de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 36 de la convention de Vienne sur les relations consulaires. Ce préjudice avait été accompagné d’arbitraire de la part des autorités étatiques64 et constituait une situation continue illicite caractérisée par un déni prolongé d’accès à la justice.
XII. EPILOGUE : RÉCAPITULATION
94. Il s’agit donc de la troisième affaire invoquant la CIEDR dans laquelle la Cour a prescrit à bon droit des mesures conservatoires en cette nouvelle ère de règlement judiciaire international de différends relatifs aux droits de l’homme. Le fait qu’un différend oppose deux Etats, qui est caractéristique des affaires contentieuses dont est saisie la Cour, ne signifie pas que le raisonnement de la Cour doive suivre une logique elle-même strictement interétatique. Nullement. C’est la nature du différend qui doit dicter le raisonnement à suivre pour parvenir à une solution. La présente affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Qatar c. Emirats arabes unis) concerne les droits protégés par ladite convention, qui sont des droits des êtres humains et non des Etats.
95. Cette conclusion a un effet direct sur l’examen des demandes en indication de mesures provisoires au titre d’une convention relative aux droits de l’homme. Les mesures provisoires, qui ont une dimension préventive, connaissent actuellement une évolution marquée vers la consolidation d’un régime juridique autonome qui leur soit propre, dans l’intérêt des titulaires de droits. Toujours résolu à faciliter cette évolution, je me permettrai de récapituler brièvement les principaux arguments que j’ai présentés au fil de la présente opinion individuelle, en particulier au sujet des mesures conservatoires au titre de la CIEDR.
96. Primo : Le principe d’égalité et de non-discrimination se trouve au fondement des droits protégés par la CIEDR, y compris au moyen de mesures conservatoires. La formation historique du corpus juris de la protection internationale des droits de l’homme a puissamment contribué à la reconnaissance toujours plus grande de la prééminence du principe fondamental d’égalité et de non-discrimination. Secundo : Les travaux des organes de surveillance des traités relatifs aux droits
64 Lorsqu’il a été arrêté et placé en détention, M. A.S. Diallo n’a pas été informé des accusations portées contre lui et n’a pu se prévaloir sans délai de son droit à l’information sur l’assistance consulaire. De son côté, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a prêté une attention particulière, dans sa pratique, à l’interdiction des mesures discriminatoires à l’égard de membres de groupes vulnérables tels que, par exemple, les migrants ; voir à ce sujet Régis de Gouttes, «Regards comparatifs sur deux organes internationaux chargés de la lutte contre le racisme : le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) et la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)», in Réciprocité et universalité : Sources et régimes du droit international des droits de l’homme  Mélanges en l’honneur du professeur Emmanuel Decaux, Paris, Pedone, 2017, p. 1015-1022, en particulier p. 1017 et 1020.
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de l’homme de l’ONU, parmi lesquels le comité pour l’élimination de la discrimination raciale, attestent de cette reconnaissance toujours plus grande.
97. Tertio : Il importe aujourd’hui que les progrès accomplis par le principe fondamental d’égalité et de non-discrimination sur les plans normatif et jurisprudentiel se retrouvent dans la doctrine internationale, qui ne s’y est pas suffisamment intéressée. Quarto : La protection recherchée sous l’égide de la CIEDR inclut la protection contre l’arbitraire, comme en la présente affaire. Cet élément n’a pas échappé à d’autres juridictions internationales chargées d’appliquer et d’interpréter diverses conventions relatives aux droits de l’homme.
98. Quinto : Les traités relatifs aux droits de l’homme, dont la CIEDR, organisent un droit de protection dont le but est de protéger la partie manifestement la plus faible (la victime réelle ou potentielle) et d’interdire les mesures arbitraires, de façon à établir la prééminence du droit. Sexto : Deux des questions qui ont été débattues dans le cadre de la présente procédure méritent quelques éclaircissements. Ce sont la raison d’être de la règle des recours internes dans la protection internationale des droits de l’homme et les implications d’une situation continue de violations des droits de l’homme ou d’atteintes à ces droits.
99. Septimo : La règle qui fait des recours internes une condition de la recevabilité des recours internationaux ne saurait être invoquée comme «condition préalable» à l’examen de demandes urgentes de mesures conservatoires. Octavo : La raison d’être de la règle des recours internes dans la protection des droits de l’homme est entièrement distincte de ce qu’elle est dans la protection diplomatique des ressortissants d’un Etat dans un Etat étranger : dans la protection des droits de l’homme, cette règle est centrée sur le caractère effectif des recours internes et sur la réparation, tandis que dans la protection diplomatique elle est centrée sur l’épuisement des recours internes.
100. Nono : Le comité pour l’élimination de la discrimination raciale lui-même a insisté sur ces éléments que sont le caractère effectif des recours internes et la réparation. La protection des droits de l’homme est axée sur les victimes et constitue un droit de protection de la partie la plus faible, comme l’ont confirmé les juridictions internationales garantes des droits de l’homme ; tandis que la protection diplomatique, qui a un caractère discrétionnaire, demeure axée sur l’Etat. Decimo : La tentative d’ajouter à la prétendue «plausibilité» des droits une prétendue «plausibilité» de la recevabilité comme nouvelle «condition préalable» à l’indication de mesures conservatoires ne repose sur aucun fondement.
101. Undecimo : Dans une situation continue, les droits qu’il s’agit de protéger sont nécessairement connus et, par conséquent, il n’y a aucune raison de se demander s’ils sont «plausibles». Duodecimo : On ne peut interpréter correctement les clauses compromissoires des conventions relatives aux droits de l’homme si l’on ne prête pas attention à la nature et à la teneur de ces conventions, ainsi qu’à leur objet et à leur but ; l’interprétation desdites clauses ne peut avoir pour objectif d’y trouver des «conditions préalables» qui rendraient particulièrement difficile l’accès à la justice au titre de conventions relatives aux droits de l’homme.
102. Tertio decimo : L’interdiction de l’arbitraire met en évidence la question de la vulnérabilité des personnes affectées par des mesures discriminatoires ; dans des affaires comme la présente espèce, les demandes en indication de mesures conservatoires visent à mettre fin à une situation continue de vulnérabilité des personnes affectées (victimes potentielles). Quarto decimo :
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Lorsqu’il s’agit d’indiquer des mesures conservatoires au titre de traités relatifs aux droits de l’homme, la vulnérabilité humaine est un critère plus rigoureux de la «plausibilité» des droits.
103. Quinto decimo : Des progrès ont été accomplis vers la consolidation de ce que j’ai appelé au fil des années le régime juridique autonome des mesures conservatoires. Sexto decimo : Les mesures conservatoires ont étendu leur protection à un nombre toujours croissant de personnes en situation de vulnérabilité au cours des dernières années ; ces mesures sont ainsi devenues une véritable garantie juridictionnelle à caractère préventif. Septimo decimo : Ce caractère préventif met en évidence la dimension temporelle de l’application des mesures conservatoires, notamment quand elles visent, comme en l’espèce, à mettre fin à une situation continue de violation des droits individuels.
104. Duodevicesimo : En ce qui concerne la présente affaire, plusieurs rapports de l’ONU et autres documents ont décrit une situation continue de violation des droits de l’homme protégés par la CIEDR. Undevicesimo : L’élément de situation continue de violation des droits de l’homme a eu une incidence dans plusieurs affaires portées devant la Cour, et ceci à différents stades de la procédure. Vicesimo : On ne peut procéder correctement à la détermination et à l’indication de mesures conservatoires au titre de conventions relatives aux droits de l’homme que si l’on se place dans une perspective humaniste, indispensable pour éviter les écueils d’un volontarisme étatique dépassé et oiseux.
(Signé) Antônio Augusto CANÇADO TRINDADE.
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Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

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