Opinion individuelle de M. le juge Owada

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OPINION INDIVIDUELLE DE M. LE JUGE OWADA
[Traduction]
1. J’ai voté en faveur de tous les points du dispositif de l’ordonnance figurant au paragraphe 106 de celle-ci. Je souscris également à la décision de la Cour de ne pas faire droit à la demande de mesures conservatoires présentée par l’Ukraine au titre de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (ci-après la «CIRFT»). Je suis cependant parvenu à cette même conclusion en suivant un raisonnement différent. Après mûre réflexion, j’ai notamment estimé que les droits revendiqués par l’Ukraine au titre de la CIRFT étaient plausibles, mais qu’il n’existait, pour l’heure, pas de risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable leur soit causé.
I. La nature des conditions présidant à l’indication de mesures conservatoires
2. Si le terme «plausible» est désormais reconnu comme étant celui dont doit pouvoir être qualifié un élément donné aux fins de déterminer s’il convient d’indiquer des mesures conservatoires, ce critère de plausibilité ne peut être correctement appréhendé que sur la base d’un examen du paragraphe 1 de l’article 41 du Statut de la Cour, qui confère à celle-ci sa compétence en la matière. Cette disposition est ainsi libellée : «La Cour a le pouvoir d’indiquer, si elle estime que les circonstances l’exigent, quelles mesures conservatoires du droit de chacun doivent être prises à titre provisoire.»
3. La raison d’être de cette disposition est exposée dans l’ordonnance que la Cour a rendue en 2008 sur la demande en indication de mesures conservatoires présentée en l’affaire Géorgie c. Russie :
«le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires que la Cour tient de l’article 41 de son Statut a pour objet de sauvegarder le droit de chacune des parties en attendant qu’elle rende sa décision, afin qu’un préjudice irréparable ne soit pas causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire … il s’ensuit que la Cour doit se préoccuper de sauvegarder par de telles mesures les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre pourrait éventuellement reconnaître, soit au demandeur, soit au défendeur» (Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), ordonnance du 15 octobre 2008, C.I.J. Recueil 2008, p. 388-389, par. 118.)
4. S’il convient naturellement de se garder de toute analogie facile entre l’institution juridique des mesures conservatoires établie par le Statut de la Cour et des institutions de droit privé désignées de manière semblable mais pouvant obéir à des buts très différents, force est de reconnaître que la raison d’être de la première trouve un écho dans certaines institutions similaires existant dans plusieurs systèmes juridiques nationaux, telle que celle de l’«interlocutory injunction» (injonction avant dire droit) en common law. Dans la doctrine de la common law, il est ainsi précisé que l’interlocutory injunction a généralement pour but «de préserver le statu quo jusqu’à ce que les droits des parties aient été établis dans le cadre de la procédure au fond». Les principales conditions à remplir pour que pareille mesure soit décidée sont résumées comme suit : «1) le demandeur doit établir que sa prétention au droit qu’il cherche à protéger est défendable ; 2) il lui suffit de démontrer qu’une question sérieuse doit être tranchée ; et 3) si ces conditions sont remplies, l’octroi ou non de l’injonction est à la discrétion du tribunal, selon qu’il juge cette mesure opportune ou non» (The Supreme Court Practice, 1995, vol. 1, 1re partie (Londres, 1994), p. 514 ; les italiques sont de moi). Bien que les conditions précises qui président à pareille décision conservatoire varient naturellement d’un système juridique à l’autre, l’on peut considérer que la raison d’être de cette institution est correctement résumée dans le passage précité.
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5. En ce qui concerne la jurisprudence de la Cour, celle-ci a toujours affirmé qu’elle ne peut indiquer des mesures conservatoires que 1) si «les dispositions invoquées par le demandeur semblent prima facie constituer une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée» (voir Immunités et procédures pénales (Guinée équatoriale c. France), mesures conservatoires, ordonnance du 7 décembre 2016, p. 8, par. 31) ; 2) si «les droits invoqués par la partie qui sollicite des mesures de cette nature sont au moins plausibles» en ce sens qu’«un lien doit exister entre les droits qui font l’objet de l’instance pendante devant la Cour sur le fond de l’affaire et les mesures conservatoires sollicitées» (voir ibid., par. 71-72) ; 3) si «un préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire» (voir ibid., par. 82) ; et 4) «s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits en litige avant que la Cour ne rende sa décision définitive» (voir ibid., par. 83).
6. Quoique tous ces éléments doivent être réunis pour que la Cour puisse indiquer des mesures conservatoires, une distinction fondée sur leur nature juridique pourrait être opérée entre les deux premiers (compétence prima facie et plausibilité) et les deux derniers (risque de préjudice irréparable et urgence).
7. Les deux premières conditions ont trait au cadre juridique dans lequel la Cour est habilitée à exercer le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires qu’elle tient de l’article 41. Ainsi, pour pouvoir indiquer des «mesures conservatoires du droit de chacun», la Cour doit s’assurer qu’elle a compétence, au moins prima facie, pour connaître des droits allégués, sur la base de la convention à l’examen, et que les droits dont la protection est recherchée existent au regard des prescriptions de ce même instrument. De plus, un lien doit exister entre lesdits droits et les mesures sollicitées. Telles sont les conditions juridiques auxquelles il doit être satisfait pour que la Cour puisse exercer son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires.
8. Les deux dernières conditions relèvent, quant à elles, du pouvoir discrétionnaire de la Cour en matière d’indication de mesures conservatoires. Elles découlent directement de la faculté dont celle-ci dispose d’indiquer de telles mesures «si elle estime que les circonstances l’exigent». Sur ces deux points, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer quelles sont les circonstances en question, pouvoir qui ne s’étend pas aux deux premières conditions, qui sont prescrites par la portée juridique de l’institution des mesures conservatoires.
9. Cette distinction n’est pas seulement théorique ; elle a une incidence importante sur la thèse selon laquelle, en indiquant des mesures conservatoires, le Cour ne saurait préjuger l’affaire. Il ne fait aucun doute que la Cour, en rendant une ordonnance en indication de mesures conservatoires, ne devrait jamais préjuger ni trancher aucune question touchant à sa compétence, à la recevabilité de la requête ou, plus particulièrement, à un quelconque aspect du fond du différend qui lui est soumis. Pour éviter cet écueil à ce stade préliminaire, et dans le cadre d’une procédure incidente, une grande importance doit donc être attachée aux deux premières conditions.
II. Le critère de plausibilité
10. La nature des conditions présidant à l’indication de mesures conservatoires ayant été ainsi définie, ce que l’on appelle le «critère de plausibilité» de l’existence des droits revendiqués  qui, à mon sens, n’est qu’une façon abrégée d’exprimer l’idée selon laquelle «un lien doit exister entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures sollicitées» — ne peut et ne devrait pas être appliqué de manière aussi rigoureuse que ne le serait un critère de l’existence «prima facie» de ces droits. Le caractère peu strict du critère de plausibilité apparaît clairement si l’on tient compte de ce que toute décision quant au caractère plausible ou non des droits à l’examen ne saurait préjuger le fond de l’affaire. Autrement dit, la Cour peut et doit se contenter d’établir s’il existe une possibilité — qu’elle soit élevée ou faible — que les droits revendiqués existent, ce qui justifierait l’exercice par elle de son pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires. Si, au contraire, ce critère était trop strict, elle risquerait, en déterminant si un droit est ou non plausible, de préjuger le fond de l’affaire. Dire qu’ils ne sont pas plausibles pourrait alors laisser entendre, à
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ce stade préliminaire, que les droits revendiqués ne peuvent exister au regard de la convention en cause, ce qui conduirait, de fait si ce n’est en droit, à empêcher la Cour d’examiner plus avant la validité juridique desdits droits. Préjuger ainsi le fond de l’affaire serait manifestement inapproprié étant donné que, au stade des mesures conservatoires, les parties n’ont pas suffisamment eu l’occasion de produire tous les éléments de preuve étayant leurs arguments, pas plus que la Cour n’a eu celle d’examiner la totalité des éléments de preuve et arguments que les parties souhaiteraient présenter au stade de l’examen de l’affaire au fond.
11. La jurisprudence de la Cour vient étayer le bien-fondé de cette conception du critère de plausibilité. Bien que ce dernier n’ait été formellement et expressément introduit que dans l’ordonnance qu’elle a rendue en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), mesures conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 151, par. 57, la Cour n’a ainsi, selon moi, fait que formuler explicitement ce qui était depuis longtemps contenu implicitement dans sa jurisprudence et celle de sa devancière, la Cour permanente de justice internationale (ci-après la «CPJI»). Or, il a toujours été entendu que, compte tenu de la nature de l’exercice, le critère de plausibilité  qu’il soit implicite ou explicite  devait être appliqué de manière raisonnable.
12. Cette conception du critère de plausibilité ressort déjà des discussions qui ont eu lieu sur la question à l’époque de la CPJI, notamment dans l’affaire concernant la Réforme agraire polonaise et la minorité allemande (Allemagne c. Pologne). Dans l’exposé de son opinion qu’il a joint à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la CPJI dans cette affaire, le juge Anzilotti a ainsi déclaré ce qui suit :
«Si la summaria cognitio, qui est le propre de ce genre de procédure, permettait de retenir la possibilité du droit revendiqué, par le Gouvernement allemand et la possibilité du danger auquel ce droit serait exposé, il me serait difficile d’imaginer une demande en indication de mesures conservatoires plus juste, plus opportune, plus appropriée que celle dont il s’agit.» (Mesures conservatoires, ordonnance du 29 juillet 1933, C.P.J.I. série A/B no 58, p. 181 ; les italiques sont dans l’original.)
13. Cette même conception du critère à l’examen ressort également de l’affaire bien plus récente du Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), dont a eu à connaître la présente Cour. Dans l’exposé de son opinion qu’il a joint à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue dans cette affaire, le juge Shahabuddeen, après s’être livré à une analyse exhaustive des précédents contenus dans la jurisprudence de la Cour et de sa devancière, s’est prononcé comme suit sur ce point :
«dans l’évaluation du risque qu’il y a à préjuger du fond, il faut se rappeler que ce que la Cour examine ce n’est pas la question de savoir si le droit qu’on cherche à sauvegarder existe effectivement, mais si 1’Etat requérant a démontré une quelconque possibilité de son existence». (Mesures conservatoires, ordonnance du 29 juillet 1991, C.I.J. Recueil 1991, p. 30 ; les italiques sont de moi.)
14. Il est vrai que la Cour, en introduisant expressément le critère de plausibilité dans l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader, n’a peut-être pas opté pour un terme suffisamment précis. En effet, il ne s’agit pas d’un terme scientifique consacré en droit, mais il est emprunté au langage courant, où, selon les dictionnaires anglais, il signifie «seeming reasonable and probable» [qui semble raisonnable et probable] et pourrait être tenu pour synonyme de «likely, believable» [probable, crédible], ainsi que de «specious, meretricious» [spécieux, superficiel] (Oxford Dictionary et Thesaurus). L’Oxford English Dictionary définit le mot «plausible» comme «seeming reasonable, probable, or truthful; convincing, believable» [qui semble raisonnable, probable ou exact ; convaincant, crédible] et le Merriam-Webster Dictionary, comme «superficially fair, reasonable, or valuable but often specious; superficially pleasing or persuasive; appearing worthy of belief» [en apparence juste,
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raisonnable ou valable, mais souvent spécieux ; en apparence agréable ou convaincant ; qui paraît digne de foi]. Le dictionnaire français Larousse, quant à lui, en donne la définition suivante : «qui semble pouvoir être admis, accepté, tenu pour vrai». Il s’ensuit donc que le mot lui-même pourrait être perçu comme désignant un critère strict ou non.
15. Quoi qu’il en soit, le fait que la Cour ait choisi d’employer le mot «plausible» indique qu’elle souhaitait à tout le moins opérer une distinction avec l’expression «prima facie», qui qualifie le critère s’appliquant à sa compétence. Ainsi que l’a relevé le juge Shahabuddeen dans l’affaire du Passage par le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), «[l]a formule de M. Anzilotti, évoquée ci-dessus, semble moins susceptible de créer un risque de préjuger du fond que la vérification prima facie telle qu’elle est couramment comprise ; et je la préfère». (Mesures conservatoires, ordonnance du 29 juillet 1991, C.I.J. Recueil 1991, p. 36.)
16. Il est important de noter que, depuis l’ordonnance rendue en l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader, lorsque le terme à l’examen a été introduit, la Cour a toujours appliqué ce critère de manière assez peu stricte. Cela ressort d’abord et avant tout du fait que, si l’on excepte la présente ordonnance, elle a toujours déclaré plausibles les droits qui étaient invoqués devant elle ; c’est en effet la première fois aujourd’hui qu’elle conclut qu’un droit ne satisfait pas au critère de plausibilité.
17. Dans sa jurisprudence récente, la Cour a, en exposant les raisons pour lesquelles certains droits étaient «plausibles», employé des termes allant dans le sens de l’interprétation du critère de plausibilité énoncée ci-dessus. Dans l’affaire relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), elle a ainsi estimé que les droits en question étaient plausibles car ils étaient «fondés sur une interprétation possible» de la convention contre la torture (Mesures conservatoires, ordonnance du 28 mai 2009, C.I.J. Recueil 2009, p. 152, par. 60 ; les italiques sont de moi). Dans l’affaire relative à des Questions concernant la saisie et la détention de certains documents et données (Timor-Leste c. Australie), elle a jugé que l’un des droits en question était plausible parce qu’il «pourrait être inféré» du principe de l’égalité souveraine des Etats (Mesures conservatoires, ordonnance du 3 mars 2014, C.I.J. Recueil 2014, p. 153, par. 27 ; les italiques sont de moi). L’emploi des mots «possible» et «pourrait» confirme que le critère appliqué n’est guère strict.
18. Par ailleurs, la Cour semble avoir laissé entendre, en une occasion au moins, que le degré de certitude requis pour conclure à la plausibilité d’un droit pouvait être inférieur à 50 % par rapport aux droits revendiqués par la partie adverse. Dans l’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), elle a en effet indiqué ce qui suit :
«Considérant qu’il apparaît à la Cour, après un examen attentif des éléments de preuve et des arguments présentés par les Parties, que le titre de souveraineté revendiqué par le Costa Rica sur l’entièreté de Isla Portillos est plausible ; que la Cour n’a pas à se prononcer sur la plausibilité du titre de souveraineté avancé par le Nicaragua sur le territoire litigieux.» (Mesures conservatoires, ordonnance du 8 mars 2011, C.I.J. Recueil 2011, p. 19, par. 58.)
19. Si la «plausibilité» supposait un degré de certitude supérieur à 50 %, le fait d’avoir jugé plausible la prétention du Costa Rica impliquerait nécessairement que celle du Nicaragua ne l’était pas. Au vu du passage précité, il apparaît donc que la Cour a estimé que la «plausibilité» pouvait correspondre à un degré de certitude de 50 % ou moins.
20. A la lumière de cette jurisprudence, ainsi que de la nature du critère de «plausibilité» telle qu’examinée ci-dessus, je suis d’avis que le seuil applicable en la matière est, et doit être peu élevé. La question qu’il convient de se poser est donc de savoir si l’existence d’un droit revendiqué est «possible» ou «défendable».
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III. La plausibilité des droits revendiqués par l’Ukraine au titre de la CIRFT
21. En appliquant cette analyse à la présente espèce, j’en viens à ma conclusion selon laquelle la Cour aurait dû considérer que les droits revendiqués par l’Ukraine au titre de la CIRFT étaient plausibles.
22. Bien qu’estimant, comme la Cour, que «les obligations qui découlent de l’article 18 et les droits correspondants n’existent que relativement aux actes visés à l’article 2», je suis en revanche en désaccord avec l’opinion de la majorité exprimée dans ce même paragraphe, selon laquelle, «dans le contexte d’une demande en indication de mesures conservatoires, un Etat partie à la convention [la CIRFT] ne peut se fonder sur l’article 18 pour exiger d’un autre Etat partie qu’il coopère avec lui en vue de prévenir un certain type d’actes que s’il est plausible que les actes en cause puissent constituer des infractions au sens de l’article 2 de la CIRFT» (ordonnance, par. 74 ; les italiques sont de moi), et selon laquelle,
«afin de déterminer si les droits dont l’Ukraine recherch[ait] la protection [étaient] au moins plausibles, il [était] nécessaire de rechercher s’il exist[ait] des raisons suffisantes pour considérer que les autres éléments figurant au paragraphe 1 de l’article 2, tels que les éléments de l’intention ou de la connaissance qui ont été mentionnés ci-dessus (voir le paragraphe 74), et celui relatif au but auquel il est fait référence à l’alinéa b) dudit paragraphe, [étaient] réunis» (ordonnance, par. 75).
23. Selon moi, pareil examen revient à préjuger le fond de l’affaire. A ce stade, il convenait simplement de déterminer s’il était «possible» que les droits revendiqués entrent dans les prévisions de l’article 2 de la CIRFT comme l’affirmait le demandeur, ou si cette thèse était «défendable». Il n’était pas nécessaire à cet effet de se livrer à un examen détaillé de la question de savoir si les éléments de l’intention, de la connaissance et du but prescrits à l’article 2 étaient réunis. Pareil examen nécessitait une analyse approfondie des éléments de preuve allant bien au-delà de ce qui était requis à ce stade de la procédure.
24. Il est possible que l’Ukraine n’ait pas fourni de preuves convaincantes démontrant que les éléments de l’intention, de la connaissance et du but étaient réunis, mais la Cour ne devait pas, à ce stade précoce de la procédure, s’attendre à ce qu’elle l’ait fait. Tout ce qu’il incombait à l’Ukraine de démontrer, c’est que les droits qu’elle revendique au titre de la CIRFT étaient au moins «plausibles» ou «défendables». Or, à mon sens, elle avait fourni suffisamment d’éléments pour permettre à la Cour de parvenir à cette conclusion.
IV. La question du risque réel et imminent de préjudice irréparable
25. Bien que je sois d’avis que les droits revendiqués par l’Ukraine au titre de la CIRFT étaient plausibles, j’estime que la Cour aurait pu parvenir à une conclusion différente en ce qui concerne les éléments factuels se rapportant aux deux dernières conditions susmentionnées (voir par. 6). Ainsi que je l’ai indiqué précédemment, celles-ci n’exposent pas la Cour au risque de préjuger le fond puisqu’elles relèvent de son pouvoir discrétionnaire à ce stade de la procédure consistant à déterminer, à la lumière de son appréciation de la situation, s’il existe ou non un risque réel et imminent pour les droits revendiqués. A cet effet, il aurait été tout à fait loisible à la Cour en l’espèce de tenir compte de facteurs tels que l’intention, la connaissance et le but figurant à l’article 2 de la CIRFT, si elle les avait jugés pertinents. Or, il est indéniable que, étant donné l’instabilité de la situation en Ukraine orientale, de nombreuses incertitudes persistaient quant au point de savoir si des flux financiers et des livraisons de matériel militaire se produisaient ou non d’un lieu à un autre et, si tel était le cas, quelles étaient les personnes qui y participaient et dans quel but. C’est pourquoi je suis disposé à admettre qu’il n’existait pas de risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé aux droits revendiqués par l’Ukraine au titre de la CIRFT.
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26. Je suis en outre disposé à admettre que tout préjudice susceptible d’être causé aux droits à l’examen ne pouvait pas être qualifié d’irréparable. Ces droits sont essentiellement ceux de l’Ukraine de demander à la Fédération de Russie de coopérer afin de prévenir le financement du terrorisme. De par leur nature même, tout préjudice susceptible de leur être causé ne pouvait être qualifié d’irréparable à ce stade, puisque l’Ukraine peut toujours utilement appeler la Fédération de Russie à coopérer pleinement et de bonne foi à l’avenir pour s’acquitter de l’obligation qui lui incombe au titre de l’article 18.
27. En ce sens, une conclusion de la Cour selon laquelle il n’existait pas de risque réel et imminent de préjudice irréparable n’aurait pu avoir d’incidence sur sa décision finale quant à l’existence des droits en question. Pareille conclusion n’aurait donc pas préjugé le fond de l’affaire, contrairement à toute conclusion sur la question de la compétence ou sur l’absence de «plausibilité» des droits revendiqués par le demandeur.
(Signé) Hisashi OWADA.
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