Déclaration de M. le juge Yusuf

Document Number
135-20100420-JUD-01-05-EN
Parent Document Number
135-20100420-JUD-01-00-EN
Document File
Bilingual Document File

DÉCLARATION DE M. LE JUGE YUSUF

[Traduction]

1. Je souscris à l’arrêt de la Cour, mais j’ai quelques réserves quant à la

manière dont la Cour a décidé de traiter les abondantes informations fac-
tuelles qui lui ont été présentées par les Parties. Je suis d’avis qu’elle
aurait dû demander l’avis d’experts, comme le prévoit l’article 50 du Sta-
tut, pour l’aider à mieux se frayer un chemin dans le dédale scientifique et
technique des éléments de preuve soumis par les Parties, et à mieux com-
prendre, en particulier, l’impact potentiel des rejets d’effluents de l’usine

Orion (Botnia) sur les ressources biologiques, la qualité des eaux et
l’équilibre écologique du fleuve Uruguay.
2. Les Parties à la présente instance ont soumis à la Cour quantité
d’informations techniques et scientifiques fort complexes sur les rejets
d’effluents, la qualité de l’eau, les substances chimiques, la capacité

des eaux du fleuve à recevoir des polluants, les caractéristiques hydro-
dynamiques et géomorphologiques du fleuve, et les paramètres utilisés
pour conclure à l’existence d’une pollution. Elles ont en outre fourni
une multitude de données, issues du contrôle et du suivi effectués,
avant et après la mise en service de l’usine, par leurs experts et consul-
tants respectifs, à l’aide de différentes méthodes et modélisations. Ces

informations factuelles touchent à un large éventail de domaines
scientifiques et techniques comme l’hydrologie, l’hydrobiologie, la
morphologie des cours d’eau, la chimie de l’eau, la science des sols,
l’écologie et la foresterie par exemple.
3. En outre, les Parties ont avancé, aussi bien dans leurs écritures
que dans leurs plaidoiries, un grand nombre d’assertions contradic-

toires et de positions divergentes concernant la collecte des données et
les méthodes scientifiques d’interprétation. Ainsi, s’agissant du débit
du fleuve, il s’est révélé très difficile de comparer les données hydro-
dynamiques présentées par les Parties du fait que les relevés avaient
été effectués à des stations de prélèvement, des profondeurs et des

dates différentes. De la même manière, s’agissant de la qualité de
l’eau, les Parties n’ont pas utilisé les mêmes techniques d’échan-
tillonnage et ont effectué des prélèvements à des endroits différents
et à des profondeurs différentes pour obtenir les données qu’elles
ont présentées à la Cour, rendant leurs résultats difficilement
comparables.

4. En dépit de cette complexité des faits, la Cour déclare, au para-
graphe 168 de son arrêt, concernant la manière dont il convient d’exa-
miner ces éléments d’information:

«[La Cour] doit seulement garder à l’esprit que, si volumineuses et

206 complexes que soient les informations factuelles qui lui ont été sou-
mises, il lui incombe, au terme d’un examen attentif de l’ensemble

des éléments soumis par les Parties, de déterminer quels faits sont à
prendre en considération, d’en apprécier la force probante et d’en
tirer les conclusions appropriées. Ainsi, fidèle à sa pratique, la Cour
se prononcera sur les faits, en se fondant sur les éléments de preuve
qui lui ont été présentés, puis appliquera les règles pertinentes du

droit international à ceux qu’elle aura jugés avérés.»

5. Certes, c’est à la Cour qu’il incombe de se prononcer sur les faits et

d’en apprécier la force probante; cela ne l’empêche pas pour autant
d’user de son pouvoir d’ordonner une enquête ou expertise afin d’évaluer
des éléments techniques et scientifiques difficiles à interpréter, comme
ceux qui lui étaient soumis en la présente affaire. Pour s’acquitter de sa
mission, qui consiste à régler des différends, la Cour doit non seulement

s’assurer qu’elle est en possession de tous les éléments pouvant l’aider à
répondre aux questions qui lui sont posées, mais aussi comprendre par-
faitement leur signification réelle afin de bien appliquer le droit à ces faits.
L’idée qui sous-tend les dispositions du Statut et du Règlement prévoyant
la possibilité d’une enquête ou expertise est d’offrir à la Cour l’aide et

l’appui dont elle a besoin pour se prononcer en pleine connaissance de
cause.
6. Cette affaire offrait à la Cour une occasion unique de faire usage
des pouvoirs que lui confèrent l’article 50 du Statut et l’article 67 du
Règlement car, en l’espèce, les décisions et conclusions de la Cour dé-

pendaient dans une large mesure de la juste appréciation des faits
scientifiques et techniques. Il est vrai que, à maintes reprises par le passé,
la Cour est parvenue à résoudre des questions factuelles complexes et
litigieuses sans recourir à l’article 50 du Statut. Il n’en reste pas moins
que, dans une affaire comme celle-ci, qui touche à la protection de l’envi-

ronnement et à la prévention de la pollution, l’avis d’experts scientifiques
aurait pu éclairer la Cour et lui permettre d’évaluer de manière
approfondie les éléments de preuve scientifiques et techniques produits
par les Parties.
7. On ne peut s’attendre à ce que les expertises ou les analyses scienti-

fiques effectuées à la demande de la Cour aboutissent toujours à des
conclusions identiques, mais la procédure contradictoire dans le cadre de
laquelle les Parties peuvent faire part de leurs observations sur les avis
des experts permet à la Cour de mieux apprécier la pertinence et l’impor-
tance non seulement des informations factuelles présentées par les Parties

mais aussi de ces avis eux-mêmes. En outre, le fait d’ordonner une
enquête ou une expertise présente l’avantage, d’une part, de renforcer la
confiance des Parties dans l’évaluation technique par la Cour des infor-
mations factuelles et scientifiques qu’elles lui soumettent et, d’autre part,

de garantir la transparence.
8. De toute évidence, les raisons invoquées par la Cour pour ne pas user

207du pouvoir conféré par l’article 50 du Statut en l’affaire duNicaragua ne 1

trouvent pas à s’appliquer en la présente affaire, le fleuve Uruguay ne
posant pas du tout le même genre de difficultés pratiques. En fait, la réti-
cence de la Cour en la présente affaire n’est pas sans rappeler celle que
commentait, il y a près de soixante ans, M. le juge Wellington Koo dans
son opinion dissidente:

«Toutes les questions ci-dessus ont un caractère technique et leurs

réponses, pour être dignes de foi, demanderaient l’intervention d’un
ou plusieurs experts indépendants. J’estime, pour ma part, qu’il aurait
été judicieux que la Cour, aux termes des articles 44 et 50 du Statut,
envoie son propre expert ou ses propres experts faire une enquête sur

place en vue d’établir un rapport contenant leurs observations et leurs
recommandations, comme il a été fait dans l’affaire duDétroit de
Corfou (C.I.J. Recueil 1949). Un tel rapport aurait considérablement
aidé la Cour à statuer en droit sur la base de tous les éléments de fait
pertinents présentant un caractère technique ou autre. Je me sens per-

sonnellement incapable d’arriver à une conclusion finale satisfaisante
à mes yeux sans connaître les réponses aux questions techniques que
j’ai précisées ci-dessus et qui ont, à mon avis, une importance capitale
en vue d’une décision correcte à l’égard des points cruciaux que

soulève la présente affaire.» (Temple de Préah Vihéar (Cambodge c.
Thaïlande), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 100, par. 55.)

9. De la même manière, dans son opinion individuelle sur l’affaire de
l’Ile de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie) , le juge Shigeru Oda faisait
l’observation suivante:

«Les critères permettant de déterminer le chenal «principal» peu-
vent très bien être définis par le droit, avec le concours de connais-

sances scientifiques, mais la détermination du «chenal principal» en tant
que frontière qui est opérée par le recours aux mêmes critères dans
n’importe quelle situation géographique n’a rien d’une fonction juri-
dique. Je rappellerai qu’au moment où les présidents du Botswana et

de la Namibie se sont réunis à Kasane en mai 1992, les deux Etats ont
tenté de régler la question comme s’il s’agissait d’un problèmetech-
nique qu’ils pouvaient résoudre en faisant appel à des expertteschniques
(voir paragraphes 13 et 14 de la présente opinion). Les deux questions
sont examinées aux paragraphes 20 à 40 de l’arrêt et la Cour tente de

se prononcer à ce sujet, en s’appuyant exclusivement sur les informa-
tions données par les Parties dans leurs écritures et au cours de la pro-
cédure orale, mais sans bénéficier de connaissances scientifiques objec-
tives qu’elle aurait pu obtenir elle-même mais qu’elle a refusé de

demander.» (Ile de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie), arrêt, C.I.J.
Recueil 1999 (II), p. 1119, par. 6; les italiques sont dans l’original.)

1Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua
c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986 , p. 40, par. 61.

208 10. La Cour s’étant toujours montrée réticente à user des pouvoirs
2
prévus par l’article 50 du Statut — excepté à deux occasions —, la ques-
tion se pose de savoir si le recours à une expertise risque de priver le juge
de son rôle d’arbitre des faits, ce qui affaiblirait la fonction judiciaire de
la Cour. Je répondrais à cette question par la négative. En premier lieu, il

n’appartient pas aux experts d’évaluer la force probante des faits, mais de
les élucider et de vérifier la validité scientifique des méthodes utilisées
pour établir certains faits ou recueillir des données. En deuxième lieu, une
fois que les experts ont élucidé les faits, leurs conclusions sont toujours

soumises à l’évaluation de la Cour, qui se prononce sur les faits ayant fait
l’objet de l’expertise. En troisième lieu, il n’est pas nécessaire que la Cour
demande aux experts de clarifier la totalité des faits qui lui ont été sou-
mis. Elle doit plutôt commencer par identifier les domaines dans lesquels

un complément d’investigation est nécessaire pour établir les faits ou les
clarifier, avant de faire appel aux services d’experts.
11. Comme l’a observé le tribunal arbitral dans l’affaire de la Laguna
del Desierto :

«Lorsque la question est de savoir si une activité industrielle don-
née produit des effets polluants nocifs pour des tiers, si l’effondre-
ment d’un bâtiment est dû à un défaut de construction ou si la
composition chimique d’un produit est bien celle indiquée sur

l’emballage, le juge fait appel à un expert de la question, et lui
demande de conduire des analyses et des études et de lui présenter
ses conclusions. Il serait absurde de penser que le juge délègue
son autorité à l’expert.» (Nations Unies, Recueil des sentences arbi-

trales, Demande de révision et d’interprétation subsidiaire de la sen-
tence du 21 octobre 1994, présentée par la République du Chili
(Argentine, Chili), décision du 13 octobre 1995 , vol. XXII, p. 162,
par. 40.)

12. Ainsi, même si les experts peuvent aider la Cour à démêler l’éche-
veau scientifique et technique des questions factuelles soulevées par une
affaire, c’est toujours au juge qu’il revient en dernier lieu de décider de la
pertinence et de l’importance des faits pour la solution du différend.

13. Eu égard à ce qui précède, je crois qu’il y a lieu de s’inquiéter
lorsque la Cour, dans une affaire d’une telle complexité factuelle et scienti-
fique, décide de ne pas user de son pouvoir de faire appel à une commis-

sion d’enquête ou à un expert en application de l’article 50 du Statut,

2 Dans l’affaire du Détroit de Corfou, la Cour a eu recours à une expertise à deux stades
distincts de la procédure: Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), ordonnance du
17 décembre 1948, C.I.J. Recueil 1947-1948 , p. 124 (expertise); et Détroit de Corfou
(Royaume-Uni c. Albanie), ordonnance du 19 novembre 1949, C.I.J. Recueil 1949 ,p.237
(montant des réparations). Voir aussi Délimitation de la frontière maritime dans la région
du golfe du Maine (Canada/Etats-Unis d’Amérique), nomination d’expert, ordonnance du
30 mars 1984, C.I.J. Recueil 1984 , p. 165.

209sachant qu’une appréciation erronée des faits peut gravement entamer sa

crédibilité et dissuader les parties à des différends mettant en cause des
questions scientifiques et techniques de la saisir.
14. Des Etats continueront de porter devant la Cour des affaires com-
portant une dimension scientifique et technique complexe, et ils atten-

dront de la Cour qu’elle comprenne et apprécie parfaitement les faits. La
Cour serait donc bien inspirée de faire un meilleur usage des pouvoirs que
lui confère le Statut lorsqu’elle se penchera sur des affaires dans lesquelles
sont en cause des données factuelles et scientifiques nombreuses et com-

pliquées, et de définir à cette fin une stratégie claire qui lui permettra de
juger de la nécessité de faire procéder à une expertise à un stade précoce
de ses délibérations.

(Signé) Abdulqawi Ahmed Y USUF .

210

Bilingual Content

DECLARATION OF JUDGE YUSUF

1. I concur in the Judgment, but have some reservations regarding the

manner in which the Court decided to handle the abundant factual mat-
erial presented by the Parties. I am of the view that the Court should
have had recourse to expert assistance, as provided in Article 50 of its
Statute, to help it gain a more profound insight into the scientific and
technical intricacies of the evidence submitted by the Parties, particularly
with regard to the possible impact of the effluent discharges of the Orion

(Botnia) mill on the living resources, quality of the water and the eco-
logical balance of the River Uruguay.
2. The Parties to the present case have submitted to the Court exten-
sive and complex technical and scientific material related to effluent dis-
charges, water quality, chemical substances, the capacity of the river to

receive contaminants, its hydrodynamic and geomorphological charac-
teristics, and the parameters used for determining the existence of pollu-
tion. In addition, they provided voluminous data, gathered by their
respective experts and consultants, on the results of their monitoring
before and after the start of the operation of the mill, using different
methods and modelling approaches. This factual information relates to a

wide range of scientific and technical fields including hydrology, hydro-
biology, river morphology, water chemistry, soil sciences, ecology and
forestry.

3. Furthermore, both in the written and oral pleadings, the Parties pre-
sented many contradictory assertions and divergent approaches in terms

of data collection and scientific methodologies for their interpretation.
Thus, for example as regards the flow of the river, the hydrodynamic
data presented by the Parties proved very difficult to compare
because they were derived from monitoring at different stations,
at different depths, and on different dates. Similarly, with respect to

water quality, the Parties used different sampling techniques at different
locations and depths, to obtain the data presented to the Court, thus
complicating the comparability of the results submitted by them.

4. Notwithstanding these factual complexities, the Court states, in
paragraph 168 of the Judgment, with regard to the manner in which this
material is to be handled by it, that:

“It needs only to be mindful of the fact that, despite the volume

206 DÉCLARATION DE M. LE JUGE YUSUF

[Traduction]

1. Je souscris à l’arrêt de la Cour, mais j’ai quelques réserves quant à la

manière dont la Cour a décidé de traiter les abondantes informations fac-
tuelles qui lui ont été présentées par les Parties. Je suis d’avis qu’elle
aurait dû demander l’avis d’experts, comme le prévoit l’article 50 du Sta-
tut, pour l’aider à mieux se frayer un chemin dans le dédale scientifique et
technique des éléments de preuve soumis par les Parties, et à mieux com-
prendre, en particulier, l’impact potentiel des rejets d’effluents de l’usine

Orion (Botnia) sur les ressources biologiques, la qualité des eaux et
l’équilibre écologique du fleuve Uruguay.
2. Les Parties à la présente instance ont soumis à la Cour quantité
d’informations techniques et scientifiques fort complexes sur les rejets
d’effluents, la qualité de l’eau, les substances chimiques, la capacité

des eaux du fleuve à recevoir des polluants, les caractéristiques hydro-
dynamiques et géomorphologiques du fleuve, et les paramètres utilisés
pour conclure à l’existence d’une pollution. Elles ont en outre fourni
une multitude de données, issues du contrôle et du suivi effectués,
avant et après la mise en service de l’usine, par leurs experts et consul-
tants respectifs, à l’aide de différentes méthodes et modélisations. Ces

informations factuelles touchent à un large éventail de domaines
scientifiques et techniques comme l’hydrologie, l’hydrobiologie, la
morphologie des cours d’eau, la chimie de l’eau, la science des sols,
l’écologie et la foresterie par exemple.
3. En outre, les Parties ont avancé, aussi bien dans leurs écritures
que dans leurs plaidoiries, un grand nombre d’assertions contradic-

toires et de positions divergentes concernant la collecte des données et
les méthodes scientifiques d’interprétation. Ainsi, s’agissant du débit
du fleuve, il s’est révélé très difficile de comparer les données hydro-
dynamiques présentées par les Parties du fait que les relevés avaient
été effectués à des stations de prélèvement, des profondeurs et des

dates différentes. De la même manière, s’agissant de la qualité de
l’eau, les Parties n’ont pas utilisé les mêmes techniques d’échan-
tillonnage et ont effectué des prélèvements à des endroits différents
et à des profondeurs différentes pour obtenir les données qu’elles
ont présentées à la Cour, rendant leurs résultats difficilement
comparables.

4. En dépit de cette complexité des faits, la Cour déclare, au para-
graphe 168 de son arrêt, concernant la manière dont il convient d’exa-
miner ces éléments d’information:

«[La Cour] doit seulement garder à l’esprit que, si volumineuses et

206 and complexity of the factual information submitted to it, it is the
responsibility of the Court, after having given careful consideration

to all the evidence placed before it by the Parties, to determine which
facts must be considered relevant, to assess their probative value,
and to draw conclusions from them as appropriate. Thus, in keeping
with its practice, the Court will make its own determination of the
facts, on the basis of the evidence presented to it, and then it will

apply the relevant rules of international law to those facts which it
has found to have existed.”

5. It is of course true that it is the responsibility of the Court to deter-

mine the facts and to assess their probative value, but this does not pre-
vent it from taking advantage of its powers to order an enquiry or to seek
expert opinion in the handling of the complex technical and scientific
material submitted to it in this case. The Court, in order to exercise its
function of resolving disputes, needs to ensure not only to be in posses-

sion of all the available facts relevant to the issues before it, but also to
understand fully their actual meaning for the proper application of the
law to those facts. The rationale behind the provisions on enquiry and
the seeking of an expert opinion in the Statute and in the Rules of Court
is to allow the Court to obtain the necessary assistance and support in

acquiring such full knowledge of the facts.

6. This case offered a unique opportunity for the Court to use the
powers granted to it by Article 50 of its Statute, as well as by Article 67
of the Rules of Court. It is a case where the decisions and conclusions of

the Court largely depend on a correct appreciation of the scientific and
technical facts. It is true that on many occasions in the past the Court
was able to resolve complex and contested factual issues without resort-
ing to Article 50 of the Statute. Yet, in a case such as this one concerning
the protection of the environment and the prevention of pollution,

specialized scientific expertise can provide the Court with the insights neces-
sary to make a thorough appraisal of the merits of the scientific and
technical material submitted by the Parties.

7. It cannot be expected that expert opinions or scientific assessments

commissioned by the Court will always arrive at uniform conclusions,
but the adversarial process by which the Parties are given an opportunity
to comment on such opinions provides the Court with further insight into
the relevance and significance not only of the factual material presented
by the Parties, but of the expert opinion as well. Moreover, the use of an

enquiry or an expert report by the Court has the advantage of enhancing
the confidence of the Parties in the technical evaluation by the Court of
the factual and scientific information provided by them and ensuring
transparency.

8. Surely, the grounds invoked by the Court, in the Nicaragua

207 complexes que soient les informations factuelles qui lui ont été sou-
mises, il lui incombe, au terme d’un examen attentif de l’ensemble

des éléments soumis par les Parties, de déterminer quels faits sont à
prendre en considération, d’en apprécier la force probante et d’en
tirer les conclusions appropriées. Ainsi, fidèle à sa pratique, la Cour
se prononcera sur les faits, en se fondant sur les éléments de preuve
qui lui ont été présentés, puis appliquera les règles pertinentes du

droit international à ceux qu’elle aura jugés avérés.»

5. Certes, c’est à la Cour qu’il incombe de se prononcer sur les faits et

d’en apprécier la force probante; cela ne l’empêche pas pour autant
d’user de son pouvoir d’ordonner une enquête ou expertise afin d’évaluer
des éléments techniques et scientifiques difficiles à interpréter, comme
ceux qui lui étaient soumis en la présente affaire. Pour s’acquitter de sa
mission, qui consiste à régler des différends, la Cour doit non seulement

s’assurer qu’elle est en possession de tous les éléments pouvant l’aider à
répondre aux questions qui lui sont posées, mais aussi comprendre par-
faitement leur signification réelle afin de bien appliquer le droit à ces faits.
L’idée qui sous-tend les dispositions du Statut et du Règlement prévoyant
la possibilité d’une enquête ou expertise est d’offrir à la Cour l’aide et

l’appui dont elle a besoin pour se prononcer en pleine connaissance de
cause.
6. Cette affaire offrait à la Cour une occasion unique de faire usage
des pouvoirs que lui confèrent l’article 50 du Statut et l’article 67 du
Règlement car, en l’espèce, les décisions et conclusions de la Cour dé-

pendaient dans une large mesure de la juste appréciation des faits
scientifiques et techniques. Il est vrai que, à maintes reprises par le passé,
la Cour est parvenue à résoudre des questions factuelles complexes et
litigieuses sans recourir à l’article 50 du Statut. Il n’en reste pas moins
que, dans une affaire comme celle-ci, qui touche à la protection de l’envi-

ronnement et à la prévention de la pollution, l’avis d’experts scientifiques
aurait pu éclairer la Cour et lui permettre d’évaluer de manière
approfondie les éléments de preuve scientifiques et techniques produits
par les Parties.
7. On ne peut s’attendre à ce que les expertises ou les analyses scienti-

fiques effectuées à la demande de la Cour aboutissent toujours à des
conclusions identiques, mais la procédure contradictoire dans le cadre de
laquelle les Parties peuvent faire part de leurs observations sur les avis
des experts permet à la Cour de mieux apprécier la pertinence et l’impor-
tance non seulement des informations factuelles présentées par les Parties

mais aussi de ces avis eux-mêmes. En outre, le fait d’ordonner une
enquête ou une expertise présente l’avantage, d’une part, de renforcer la
confiance des Parties dans l’évaluation technique par la Cour des infor-
mations factuelles et scientifiques qu’elles lui soumettent et, d’autre part,

de garantir la transparence.
8. De toute évidence, les raisons invoquées par la Cour pour ne pas user

207case , not to have recourse to its power under Article 50 of the Statute

do not apply to this case, there being no similar practical difficulties
regarding the River Uruguay. Rather, the reluctance of the Court in
the present case is reminiscent of that commented upon by Judge Wel-
lington Koo, almost 60 years ago, in a dissenting opinion:

“All the foregoing questions are of a technical character and call

for an independent expert or experts to supply reliable answers. I am
of the opinion that the Court would have been well advised, under
Articles 44 and 50 of the Statute, to send its own expert or experts to
investigate on the spot and make a report of their observations and

recommendations, as was done in the Corfu Channel case
(I.C.J. Reports 1949). Such a report would have been of great
assistance to the Court in deciding the case by law on the basis of all
the relevant facts of a technical as well as other character. I for one
feel unable to reach a final conclusion satisfactory to myself without

knowing the answers to the technical questions which I have defined
above and which, in my view, bear a vital importance for a correct
determination of one of the crucial issues on the present case.”
(Temple of Preah Vihear (Cambodia v. Thailand), Merits, Judg-

ment, I.C.J. Reports 1962 , p. 100, para. 55.)

9. Similarly, in his separate opinion on the Kasikili/Sedudu Island
(Botswana/Namibia) case, Judge Shigeru Oda made the following obser-
vation:

“The criteria for determining the ‘main’ channel may well be
settled by law, with the assistance of scientific knowledge, but the

determination of the ‘main channel’ as a boundary by employing
the said criteria, in any specific geographical situation, is far from
being a legal function. I would recall that, at the time of the meeting
in Kasane of the Presidents of Botswana and Namibia in May

1992, the two States tried to settle the matter as a technical problem
that could be solved by the expertise of technical experts (see
paragraphs 13 and 14 of this opinion). The Judgment deals with
these two matters in its paragraphs 20 to 40 and attempts to rule on
them, relying only on the information given in the written and

oral pleadings by the respective Parties, but without the benefit
of objective scientific knowledge, which it could have obtained
itself but chose not to.” (Kasikili/Sedudu Island (Botswana/
Namibia), Judgment, I.C.J. Reports 1999 (II) , p. 1119, para. 6;

emphasis in the original.)

1Military and Paramilitary Activities in and against Nicaragua (Niv. United
States of America), Merits, Judgment, I.C.J. Reports 1986 , p. 40, para. 61.

208du pouvoir conféré par l’article 50 du Statut en l’affaire duNicaragua ne 1

trouvent pas à s’appliquer en la présente affaire, le fleuve Uruguay ne
posant pas du tout le même genre de difficultés pratiques. En fait, la réti-
cence de la Cour en la présente affaire n’est pas sans rappeler celle que
commentait, il y a près de soixante ans, M. le juge Wellington Koo dans
son opinion dissidente:

«Toutes les questions ci-dessus ont un caractère technique et leurs

réponses, pour être dignes de foi, demanderaient l’intervention d’un
ou plusieurs experts indépendants. J’estime, pour ma part, qu’il aurait
été judicieux que la Cour, aux termes des articles 44 et 50 du Statut,
envoie son propre expert ou ses propres experts faire une enquête sur

place en vue d’établir un rapport contenant leurs observations et leurs
recommandations, comme il a été fait dans l’affaire duDétroit de
Corfou (C.I.J. Recueil 1949). Un tel rapport aurait considérablement
aidé la Cour à statuer en droit sur la base de tous les éléments de fait
pertinents présentant un caractère technique ou autre. Je me sens per-

sonnellement incapable d’arriver à une conclusion finale satisfaisante
à mes yeux sans connaître les réponses aux questions techniques que
j’ai précisées ci-dessus et qui ont, à mon avis, une importance capitale
en vue d’une décision correcte à l’égard des points cruciaux que

soulève la présente affaire.» (Temple de Préah Vihéar (Cambodge c.
Thaïlande), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1962, p. 100, par. 55.)

9. De la même manière, dans son opinion individuelle sur l’affaire de
l’Ile de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie) , le juge Shigeru Oda faisait
l’observation suivante:

«Les critères permettant de déterminer le chenal «principal» peu-
vent très bien être définis par le droit, avec le concours de connais-

sances scientifiques, mais la détermination du «chenal principal» en tant
que frontière qui est opérée par le recours aux mêmes critères dans
n’importe quelle situation géographique n’a rien d’une fonction juri-
dique. Je rappellerai qu’au moment où les présidents du Botswana et

de la Namibie se sont réunis à Kasane en mai 1992, les deux Etats ont
tenté de régler la question comme s’il s’agissait d’un problèmetech-
nique qu’ils pouvaient résoudre en faisant appel à des expertteschniques
(voir paragraphes 13 et 14 de la présente opinion). Les deux questions
sont examinées aux paragraphes 20 à 40 de l’arrêt et la Cour tente de

se prononcer à ce sujet, en s’appuyant exclusivement sur les informa-
tions données par les Parties dans leurs écritures et au cours de la pro-
cédure orale, mais sans bénéficier de connaissances scientifiques objec-
tives qu’elle aurait pu obtenir elle-même mais qu’elle a refusé de

demander.» (Ile de Kasikili/Sedudu (Botswana/Namibie), arrêt, C.I.J.
Recueil 1999 (II), p. 1119, par. 6; les italiques sont dans l’original.)

1Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua
c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986 , p. 40, par. 61.

208 10. In view of the persistent reticence of the Court to use the powers
2
conferred upon it by Article 50 of the Statute, except in two cases , the
question arises as to whether there is a risk that the resort to an expert
opinion may take away the role of the judge as the arbiter of fact and
therefore undermine the Court’s judicial function? My answer is in the

negative. First, it is not for the expert to weigh the probative value of
the facts, but to elucidate them and to clarify the scientific validity of the
methods used to establish certain facts or to collect data. Secondly,
the elucidation of facts by the experts is always subject to the assessment

of such expertise and the determination of the facts underlying it by the
Court. Thirdly, the Court need not entrust the clarification of all the facts
submitted to it to experts in a wholesale manner. Rather, it should, in the

first instance, identify the areas in which further fact-finding or elucida-
tion of facts is necessary before resorting to the assistance of experts.

11. As was observed by the Arbitral Tribunal in the Laguna del Desi-

erto case:

“When the question relates to whether a given industrial activity
produces harmful polluting effects for third parties, or whether the
collapse of a building was due to faulty construction, or whether a

product has the chemical composition stated in its packaging, the
judge has recourse to an expert on the subject and asks him to make
analyses and studies and produce conclusions. It is absurd to think
that the judge has delegated his responsibility to the expert.” (United

Nations, Reports of International Arbitral Awards (RIAA), Appli-
cation for revision and subsidiary Interpretation of the Award of
21 October 1994 submitted by Chile (Argentina, Chile), 13 October

1995, Vol. XXII, p. 162, para. 40.)

12. Thus, although experts may assist the Court to develop a finer
grasp of the scientific and technical details of factual issues arising in the

case, it always remains the ultimate responsibility of the judge to decide
on the relevance and significance of those facts to the adjudication of the
dispute.
13. In light of the above, it is my view that there is reason for concern

when in a case as factually and scientifically complex as the present one,
the Court fails to use its power to seek the assistance of a commission of
enquiry or an expert opinion under Article 50 of the Statute, since errors

2
In the Corfu Channel case, the Court resorted to the appointment of experts at two
different stages in the proceedings: Corfu Channel (United Kingdom v. Albania), Order of
17 December 1948, I.C.J. Reports 1947-1948 , p. 124 (naval expertise); and Corfu Channel
(United Kingdom v. Albania), Order of 19 November 1949, I.C.J. Reports 1949 ,p.237
(amount of compensation). See also Delimitation of the Maritime Boundary in the Gulf of
Maine Area (Canada/United States of America), Appointment of Expert, Order of
30 March 1984, I.C.J. Reports 1984 , p. 165.

209 10. La Cour s’étant toujours montrée réticente à user des pouvoirs
2
prévus par l’article 50 du Statut — excepté à deux occasions —, la ques-
tion se pose de savoir si le recours à une expertise risque de priver le juge
de son rôle d’arbitre des faits, ce qui affaiblirait la fonction judiciaire de
la Cour. Je répondrais à cette question par la négative. En premier lieu, il

n’appartient pas aux experts d’évaluer la force probante des faits, mais de
les élucider et de vérifier la validité scientifique des méthodes utilisées
pour établir certains faits ou recueillir des données. En deuxième lieu, une
fois que les experts ont élucidé les faits, leurs conclusions sont toujours

soumises à l’évaluation de la Cour, qui se prononce sur les faits ayant fait
l’objet de l’expertise. En troisième lieu, il n’est pas nécessaire que la Cour
demande aux experts de clarifier la totalité des faits qui lui ont été sou-
mis. Elle doit plutôt commencer par identifier les domaines dans lesquels

un complément d’investigation est nécessaire pour établir les faits ou les
clarifier, avant de faire appel aux services d’experts.
11. Comme l’a observé le tribunal arbitral dans l’affaire de la Laguna
del Desierto :

«Lorsque la question est de savoir si une activité industrielle don-
née produit des effets polluants nocifs pour des tiers, si l’effondre-
ment d’un bâtiment est dû à un défaut de construction ou si la
composition chimique d’un produit est bien celle indiquée sur

l’emballage, le juge fait appel à un expert de la question, et lui
demande de conduire des analyses et des études et de lui présenter
ses conclusions. Il serait absurde de penser que le juge délègue
son autorité à l’expert.» (Nations Unies, Recueil des sentences arbi-

trales, Demande de révision et d’interprétation subsidiaire de la sen-
tence du 21 octobre 1994, présentée par la République du Chili
(Argentine, Chili), décision du 13 octobre 1995 , vol. XXII, p. 162,
par. 40.)

12. Ainsi, même si les experts peuvent aider la Cour à démêler l’éche-
veau scientifique et technique des questions factuelles soulevées par une
affaire, c’est toujours au juge qu’il revient en dernier lieu de décider de la
pertinence et de l’importance des faits pour la solution du différend.

13. Eu égard à ce qui précède, je crois qu’il y a lieu de s’inquiéter
lorsque la Cour, dans une affaire d’une telle complexité factuelle et scienti-
fique, décide de ne pas user de son pouvoir de faire appel à une commis-

sion d’enquête ou à un expert en application de l’article 50 du Statut,

2 Dans l’affaire du Détroit de Corfou, la Cour a eu recours à une expertise à deux stades
distincts de la procédure: Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), ordonnance du
17 décembre 1948, C.I.J. Recueil 1947-1948 , p. 124 (expertise); et Détroit de Corfou
(Royaume-Uni c. Albanie), ordonnance du 19 novembre 1949, C.I.J. Recueil 1949 ,p.237
(montant des réparations). Voir aussi Délimitation de la frontière maritime dans la région
du golfe du Maine (Canada/Etats-Unis d’Amérique), nomination d’expert, ordonnance du
30 mars 1984, C.I.J. Recueil 1984 , p. 165.

209in the appreciation or determination of facts can substantially undermine

the credibility of the Court, and discourage parties to disputes involving
scientific and technological issues from turning to the Court.
14. As States continue to bring cases involving complex scientific and
technological aspects before the Court, they will need to see that the facts

related to their case are fully understood and appreciated by the Court. It
would therefore serve the Court well in the future to make better use of
the powers granted to it by its Statute to deal with fact-intensive and
scientifically complex cases and to develop, for that purpose, a clear

strategy which would enable it to assess the need for an expert opinion
at an early stage of its deliberations on a case.

(Signed) Abdulqawi Ahmed Y USUF .

210sachant qu’une appréciation erronée des faits peut gravement entamer sa

crédibilité et dissuader les parties à des différends mettant en cause des
questions scientifiques et techniques de la saisir.
14. Des Etats continueront de porter devant la Cour des affaires com-
portant une dimension scientifique et technique complexe, et ils atten-

dront de la Cour qu’elle comprenne et apprécie parfaitement les faits. La
Cour serait donc bien inspirée de faire un meilleur usage des pouvoirs que
lui confère le Statut lorsqu’elle se penchera sur des affaires dans lesquelles
sont en cause des données factuelles et scientifiques nombreuses et com-

pliquées, et de définir à cette fin une stratégie claire qui lui permettra de
juger de la nécessité de faire procéder à une expertise à un stade précoce
de ses délibérations.

(Signé) Abdulqawi Ahmed Y USUF .

210

Document file FR
Document Long Title

Déclaration de M. le juge Yusuf

Links