Déclaration de M. le juge Skotnikov

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135-20100420-JUD-01-03-EN
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135-20100420-JUD-01-00-EN
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DÉCLARATION DE M. LE JUGE SKOTNIKOV

[Traduction]

1. Bien qu’ayant voté en faveur de tous les points du dispositif de

l’arrêt, je ne partage pas pleinement l’interprétation que fait la Cour du
statut du fleuve Uruguay de 1975.
J’estime bien entendu, comme la Cour, que la Partie qui projette les
activités visées à l’article 7 du statut de 1975, à savoir «de construire de
nouveaux chenaux, de modifier ou d’altérer de manière significative les
chenaux existants ou de réaliser tous autres ouvrages suffisamment impor-

tants pour affecter la navigation, le régime du fleuve ou la qualité de ses
eaux», doit s’acquitter d’un certain nombre d’obligations énoncées aux
articles 7 à 12 du statut de 1975 (obligations d’informer, de notifier et, en
cas d’objections, de négocier). Je souscris à la conclusion de l’arrêt selon
laquelle l’Uruguay a violé ses obligations d’informer, de notifier et de

négocier (arrêt, par. 158).
2. Je ne saurais cependant souscrire à la logique adoptée par la majo-
rité, suivant laquelle l’Uruguay avait le droit, après la fin de la période de
négociation, de procéder à la construction de l’usine au lieu de soumettre
à la Cour le différend l’opposant à l’Argentine, conformément à l’ar-
ticle 12 du statut de 1975. Au paragraphe 154 de l’arrêt,

«[l]a Cour observe que la prétendue «obligation de non-construc-
tion», qui pèserait sur l’Uruguay entre la fin de la période de négo-

ciation et la décision de la Cour, ne figure pas expressément dans le
statut de 1975 et ne découle pas davantage de ses dispositions».
Or, selon moi, une «obligation de non-construction» découle bien des

dispositions du statut, ainsi que de l’objet et du but de celui-ci.
3. Les articles 7 à 12 du statut de 1975 ont clairement pour objet de
prévenir toute action unilatérale qui serait contraire aux dispositions de
fond de cet instrument et, partant, d’éviter qu’il ne soit porté atteinte aux
droits de chacune des Parties tout en protégeant leur cours d’eau partagé.

D’où les obligations d’informer, de notifier et de négocier. Il est donc tout
à fait logique que, si les Parties ne sont toujours pas parvenues à un
accord au terme de leurs négociations, l’Etat à l’origine du projet puisse
soit l’abandonner purement et simplement, soit demander à la Cour,
conformément à l’article 12 du statut de 1975, de résoudre le différend.
Ainsi, aucune des Parties ne subit de préjudice et le cours d’eau partagé

continue d’être protégé.
4. Selon l’interprétation donnée dans l’arrêt, au contraire, les Parties
— lorsqu’elles ont adopté le statut — auraient été d’accord pour envisa-
ger qu’un tel préjudice puisse se produire, étant entendu qu’il pourrait
ensuite y être remédié par une décision de la Cour.

122 On ne saurait toutefois présumer que les Parties sont convenues d’un
tel arrangement, celui-ci étant incompatible avec l’objet et le but du statut

du fleuve Uruguay tels que définis à l’article premier («l’utilisation ration-
nelle et optimale du fleuve»). Il n’y a rien de «rationnel» et d’«optimal»
à prévoir dans le statut la possibilité de causer un dommage au fleuve et
d’engager des dépenses à fonds perdus en construisant de nouveaux che-

naux et autres ouvrages (en violation des obligations de fond découlant
du statut) pour les détruire par la suite.
5. Selon moi, l’article 12 du statut de 1975 ajoute à la clause compro-
missoire classique figurant à l’article 60 l’obligation pour chacune des
Parties de saisir la Cour pour régler tout différend relatif aux activités

visées à l’article 7. Cela ressort clairement du libellé de l’article 12:

«[s]i les parties n’aboutissent pas à un accord dans un délai de cent
quatre-vingts jours à compter de la communication visée à l’ar-
ticle 11, la procédure indiquée au chapitre XV [à savoir l’article ]st
applicable» («se observará» en espagnol) (les italiques sont de moi).

6. Or, l’interprétation de la Cour (arrêt, par. 137) vide de son sens
l’article 12. Celui-ci n’aurait en effet pas lieu d’être s’il avait simplement
pour objet de déclencher la procédure prévue à l’article 60, à laquelle les

Parties peuvent toujours recourir directement.
7. Selon l’arrêt (par. 154), la Cour ne pouvant pas «autoriser» les acti-
vités projetées, seule la Partie qui formule des objections peut la saisir en
vertu de l’article 12. Cela est manifestement en contradiction avec l’ar-

ticle 60 — qui entre en application à cause de l’obligation de saisir la Cour
énoncée à l’article 12 —, puisque celui-ci dispose que chacune des deux
Parties peut saisir la Cour:

«Tout différend concernant l’interprétation ou l’application ... du
statut [du fleuve Uruguay] qui ne pourrait être réglé par négociation
directe peut être soumis par l’une ou l’autre des parties à la Cour
internationale de Justice.» (Les italiques sont de moi.)

J’ajoute que la Cour n’«autoriser[ait]» pas les activités projetées, mais
connaîtrait de prétendues violations, par la Partie qui formule des objec-

tions, du droit de la Partie qui projette de mener les activités à une «uti-
lisation rationnelle et optimale du fleuve Uruguay».
8. L’Uruguay lui-même considérait que l’«obligation de non-construc-
tion» existait jusqu’au prononcé de la décision de la Cour. M me Petro-
celli, présidente de la délégation uruguayenne auprès de la CARU, a

déclaré ce qui suit devant la commission de l’environnement du Sénat
uruguayen le 12 décembre 2005:

«Le président: L’un des arguments évoqués est que s’il avait
consulté on lui aurait dit non. C’est une astuce. Que serait-il arrivé si
on lui avait dit non?

M mePetrocelli: On n’aurait pas fait les ouvrages. Nous aurions dû

123 saisir un tribunal international pour connaître quel préjudice entraî-

nait un refus d’arbitrage.» (Mémoire de l’Argentine, par. 2.27.)

9. En résumé, les articles 7 à 12 du statut du fleuve Uruguay établis-
sent clairement un mécanisme procédural qui comprend non seulement
l’obligation d’informer, de notifier et, en cas d’objections, de négocier,

mais également l’obligation pour les deux Parties, en cas d’échec des
négociations, de régler leur différend en le soumettant à la Cour.

(Signé) Leonid S KOTNIKOV .

124

Bilingual Content

DECLARATION OF JUDGE SKOTNIKOV

1. I have voted in favour of all the operative paragraphs of the Judg-

ment. However, I cannot fully concur with the Court’s interpretation of
the 1975 Statute of the River Uruguay.
I certainly agree that a Party planning activities referred to in Article 7
of the 1975 Statute, namely, “to construct new channels, substantially
modify or alter existing ones or carry out any other works which are
liable to affect navigation, the régime of the river or the quality of its

waters”, must clear a number of hurdles envisaged in Articles 7 to 12 of
the 1975 Statute (to inform, to notify and, if there are objections, to
negotiate). I support the Court’s conclusion that Uruguay breached its
obligations to inform, notify and negotiate (Judgment, para. 158).

2. However, I cannot accept the majority’s logic according to which,
after the end of the negotiation period, Uruguay, rather than referring its
dispute with Argentina to the Court in accordance with Article 12 of the
1975 Statute, was free to proceed with the construction. In paragraph 154
of the Judgment,

“[t]he Court observes that the ‘no construction obligation’, said to
be borne by Uruguay between the end of the negotiation period and

the decision of the Court, is not expressly laid down by the 1975
Statute and does not follow from its provisions”.
I respectfully submit that a “no construction obligation” does follow

from the provisions of the Statute and from its object and purpose.
3. The provisions of Articles 7 to 12 of the 1975 Statute are clearly
intended to prevent unilateral action which is not in conformity with the
substantive provisions of the Statute, and thus to avoid causing injury to
the rights of each Party while protecting their shared watercourse. Hence

the obligations to inform, to notify and to negotiate. It is therefore only
logical that, if there is still no agreement after negotiations have run their
course, the Party initiating the project has the option of either abandon-
ing it altogether or requesting the Court, in accordance with Article 12 of
the 1975 Statute, to resolve the dispute. Under this scheme of things, no
injury is inflicted on either Party’s rights and the shared watercourse

remains protected.
4. By contrast, as follows from the interpretation contained in the
Judgment, the Parties, when concluding the Statute of the River Uru-
guay, must have agreed to allow such an injury to occur, with the possi-
bility of it later being rectified by a decision of the Court.

122 DÉCLARATION DE M. LE JUGE SKOTNIKOV

[Traduction]

1. Bien qu’ayant voté en faveur de tous les points du dispositif de

l’arrêt, je ne partage pas pleinement l’interprétation que fait la Cour du
statut du fleuve Uruguay de 1975.
J’estime bien entendu, comme la Cour, que la Partie qui projette les
activités visées à l’article 7 du statut de 1975, à savoir «de construire de
nouveaux chenaux, de modifier ou d’altérer de manière significative les
chenaux existants ou de réaliser tous autres ouvrages suffisamment impor-

tants pour affecter la navigation, le régime du fleuve ou la qualité de ses
eaux», doit s’acquitter d’un certain nombre d’obligations énoncées aux
articles 7 à 12 du statut de 1975 (obligations d’informer, de notifier et, en
cas d’objections, de négocier). Je souscris à la conclusion de l’arrêt selon
laquelle l’Uruguay a violé ses obligations d’informer, de notifier et de

négocier (arrêt, par. 158).
2. Je ne saurais cependant souscrire à la logique adoptée par la majo-
rité, suivant laquelle l’Uruguay avait le droit, après la fin de la période de
négociation, de procéder à la construction de l’usine au lieu de soumettre
à la Cour le différend l’opposant à l’Argentine, conformément à l’ar-
ticle 12 du statut de 1975. Au paragraphe 154 de l’arrêt,

«[l]a Cour observe que la prétendue «obligation de non-construc-
tion», qui pèserait sur l’Uruguay entre la fin de la période de négo-

ciation et la décision de la Cour, ne figure pas expressément dans le
statut de 1975 et ne découle pas davantage de ses dispositions».
Or, selon moi, une «obligation de non-construction» découle bien des

dispositions du statut, ainsi que de l’objet et du but de celui-ci.
3. Les articles 7 à 12 du statut de 1975 ont clairement pour objet de
prévenir toute action unilatérale qui serait contraire aux dispositions de
fond de cet instrument et, partant, d’éviter qu’il ne soit porté atteinte aux
droits de chacune des Parties tout en protégeant leur cours d’eau partagé.

D’où les obligations d’informer, de notifier et de négocier. Il est donc tout
à fait logique que, si les Parties ne sont toujours pas parvenues à un
accord au terme de leurs négociations, l’Etat à l’origine du projet puisse
soit l’abandonner purement et simplement, soit demander à la Cour,
conformément à l’article 12 du statut de 1975, de résoudre le différend.
Ainsi, aucune des Parties ne subit de préjudice et le cours d’eau partagé

continue d’être protégé.
4. Selon l’interprétation donnée dans l’arrêt, au contraire, les Parties
— lorsqu’elles ont adopté le statut — auraient été d’accord pour envisa-
ger qu’un tel préjudice puisse se produire, étant entendu qu’il pourrait
ensuite y être remédié par une décision de la Cour.

122 The Parties cannot be presumed to have agreed to such an arrange-
ment, since it is incompatible with the object and purpose of the 1975

Statute as defined in Article 1 (“the optimum and rational utilization of
the River Uruguay”). There is nothing “optimum and rational” about
including in the Statute a possibility of causing damage to the river and
incurring financial losses, first by constructing new channels and other
works (in violation of substantive obligations under the Statute) and then

by destroying them.
5. In my view, Article 12 of the 1975 Statute establishes, on top of
what is a classical compromissory clause contained in Article 60, an obli-
gation for each Party to resolve disputes concerning activities mentioned

in Article 7 by referral to the Court. This clearly follows from the
language of Article 12:
“[s]hould the parties fail to reach agreement within 180 days follow-

ing the notification referred to in Article 11, the procedure indicated
in Chapter XV [i.e., Article 60] shall be followed” (“se observará” in
Spanish) (emphasis added).

6. In the Court’s interpretation (Judgment, para. 137), Article 12 is
deprived of any meaning. There would be no need for this Article at all if
its only purpose were to activate Article 60, since the Parties could always
have direct recourse to the latter.

7. According to the Judgment (para. 154), the Court is precluded from
“authorizing” the planned activities and therefore only the objecting
Party is entitled to have recourse to the Court under Article 12. This
clearly contradicts Article 60, which is triggered by the Article 12 obliga-
tion of referral to the Court, since Article 60 establishes a right of each

Party to that effect:
“Any dispute concerning the interpretation or application of . . .
the Statute [of the River Uruguay] which cannot be settled by direct

negotiations may be submitted by either party to the International
Court of Justice.” (Emphasis added.)

I might add that the Court would not be “authorizing” the planned
activities. Rather, it would be dealing with alleged breaches by the object-
ing Party of the right of the Party planning the activities to the “optimum
and rational utilization of the River Uruguay”.
8. Uruguay itself understood the “no construction obligation” to

extend until a decision of the Court. Ms Petrocelli, President of Uru-
guay’s delegation to CARU, stated the following in her testimony before
the Environment Committee of the Uruguayan Senate on 12 December
2005:

“The President: One of the arguments put forward is that if con-
sultation had taken place, the answer would have been no. That is
an awkward point. What would have happened if the answer had

been no?
Ms Petrocelli: The works would not have been carried out. We

123 On ne saurait toutefois présumer que les Parties sont convenues d’un
tel arrangement, celui-ci étant incompatible avec l’objet et le but du statut

du fleuve Uruguay tels que définis à l’article premier («l’utilisation ration-
nelle et optimale du fleuve»). Il n’y a rien de «rationnel» et d’«optimal»
à prévoir dans le statut la possibilité de causer un dommage au fleuve et
d’engager des dépenses à fonds perdus en construisant de nouveaux che-

naux et autres ouvrages (en violation des obligations de fond découlant
du statut) pour les détruire par la suite.
5. Selon moi, l’article 12 du statut de 1975 ajoute à la clause compro-
missoire classique figurant à l’article 60 l’obligation pour chacune des
Parties de saisir la Cour pour régler tout différend relatif aux activités

visées à l’article 7. Cela ressort clairement du libellé de l’article 12:

«[s]i les parties n’aboutissent pas à un accord dans un délai de cent
quatre-vingts jours à compter de la communication visée à l’ar-
ticle 11, la procédure indiquée au chapitre XV [à savoir l’article ]st
applicable» («se observará» en espagnol) (les italiques sont de moi).

6. Or, l’interprétation de la Cour (arrêt, par. 137) vide de son sens
l’article 12. Celui-ci n’aurait en effet pas lieu d’être s’il avait simplement
pour objet de déclencher la procédure prévue à l’article 60, à laquelle les

Parties peuvent toujours recourir directement.
7. Selon l’arrêt (par. 154), la Cour ne pouvant pas «autoriser» les acti-
vités projetées, seule la Partie qui formule des objections peut la saisir en
vertu de l’article 12. Cela est manifestement en contradiction avec l’ar-

ticle 60 — qui entre en application à cause de l’obligation de saisir la Cour
énoncée à l’article 12 —, puisque celui-ci dispose que chacune des deux
Parties peut saisir la Cour:

«Tout différend concernant l’interprétation ou l’application ... du
statut [du fleuve Uruguay] qui ne pourrait être réglé par négociation
directe peut être soumis par l’une ou l’autre des parties à la Cour
internationale de Justice.» (Les italiques sont de moi.)

J’ajoute que la Cour n’«autoriser[ait]» pas les activités projetées, mais
connaîtrait de prétendues violations, par la Partie qui formule des objec-

tions, du droit de la Partie qui projette de mener les activités à une «uti-
lisation rationnelle et optimale du fleuve Uruguay».
8. L’Uruguay lui-même considérait que l’«obligation de non-construc-
tion» existait jusqu’au prononcé de la décision de la Cour. M me Petro-
celli, présidente de la délégation uruguayenne auprès de la CARU, a

déclaré ce qui suit devant la commission de l’environnement du Sénat
uruguayen le 12 décembre 2005:

«Le président: L’un des arguments évoqués est que s’il avait
consulté on lui aurait dit non. C’est une astuce. Que serait-il arrivé si
on lui avait dit non?

M mePetrocelli: On n’aurait pas fait les ouvrages. Nous aurions dû

123 would have had to refer the matter to an international tribunal to

establish what damage was caused by a decision to reject.” (Memo-
rial of Argentina, para. 2.27.)

9. To sum up: Articles 7 to 12 of the 1975 Statute of the River Uru-
guay clearly establish a procedural mechanism which includes not only
an obligation to inform, notify and, if there are objections, to negotiate,

but also an obligation for both Parties, should the negotiations fail, to
settle the dispute by referring it to this Court.

(Signed) Leonid S KOTNIKOV .

124 saisir un tribunal international pour connaître quel préjudice entraî-

nait un refus d’arbitrage.» (Mémoire de l’Argentine, par. 2.27.)

9. En résumé, les articles 7 à 12 du statut du fleuve Uruguay établis-
sent clairement un mécanisme procédural qui comprend non seulement
l’obligation d’informer, de notifier et, en cas d’objections, de négocier,

mais également l’obligation pour les deux Parties, en cas d’échec des
négociations, de régler leur différend en le soumettant à la Cour.

(Signé) Leonid S KOTNIKOV .

124

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Déclaration de M. le juge Skotnikov

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