Déclaration de M. le juge Yusuf

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103-20120619-JUD-01-02-EN
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103-20120619-JUD-01-00-EN
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385

DÉCLARATION DE M. LE JUGE YUSUF

[Traduction]

Désaccord avec le point 3 du dispositif — Qualification inexacte du préjudice
matériel effectivement subi — Caractère restrictif et gratuit, sur les plans juridique
et logique, de la reformulation limitant la demande à la perte de ré▯munération
professionnelle — Existence d’un lien de causalité entre la détention illicite e▯t le
préjudice subi par M. Diallo — Insuffisance de la preuve des revenus antérieurs à

la détention ne devant pas occulter l’existence du préjudice ré▯sultant de celle‑ci —
Position de la Cour dérogeant à la jurisprudence et à la pratiq▯ue des juridictions
chargées des droits de l’homme — Nécessité, en l’espèce, d’appliquer des considé‑
rations d’équité — Indemnité devant être fixée, en équité, sur la base du l▯ien de
causalité rattachant le préjudice subi par M. Diallo à la détention illicite.

1. J’ai voté en faveur de l’ensemble du dispositif de l’arrêgt, à l’excep -

tion du point 3, dans lequel la Cour

«Dit qu’aucune indemnisation n’est due par la République démo -
cratique du Congo à la République de Guinée pour le préjudicge
matériel qu’aurait subi M. Diallo du fait d’une perte de rémunéra -
tion professionnelle au cours de ses détentions et à la suite de son
expulsion illicites. »

J’estime qu’il est de mon devoir d’expliquer ici les motifs de gmon désac -

cord avec cette conclusion et les motifs qui la sous-tendent, notamment
en ce qui concerne la « perte de revenus » subie par M. Diallo à raison de
ses détentions illicites en 1995-1996.
2. Dans son arrêt sur le fond en date du 30 novembre 2010, la Cour
s’est exprimée ainsi :

«La Cour estime que les Parties doivent effectivement mener des

négociations afin de s’entendre sur le montant de l’indemnitég devant
être payée par la RDC à la Guinée à raison du dommage régsultant
des détentions et de l’expulsion illicites de M. Diallo en 1995-1996, y
compris la perte de ses effets personnels qui en a découlé.» (Ahmadou
Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du

Congo), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 691, par. 163.)

3. Les Parties n’ayant pu se mettre d’accord sur le montant de l’igndem -
nité, la question a été soumise pour règlement à la Cour,g qui a abordé
l’analyse de l’indemnisation due à raison des dommages subis pagr
M. Diallo en se référant en ces termes aux quatre chefs de dommages
exposés par la Guinée :

«La Guinée demande à être indemnisée pour quatre chefs de prégju -

dice: un chef de préjudice immatériel (qu’elle a appelé «dommage psy-

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6 CIJ1032.indb 127 26/11/13 09:37 ahmadou sadio diallo (dgécl. yusuf) 386

chologique et moral ») et trois chefs de préjudice matériel, à savoir,

respectivement, la perte alléguée de biens personnels, la perte algléguée
de rémunération professionnelle (qu’elle a appelée la « perte de reve-
nus») subie par M. Diallo au cours de ses détentions et à la suite de
son expulsion, et la privation alléguée de « gains potentiels».» (Arrêt,
par. 14.)

4. Dans son mémoire, la Guinée fait référence à la résolugtion n o 60/147
de l’Assemblée générale des Nations Unies en date du 16 décembre 2005

et aux principes fondamentaux et directives qui y sont annexés et qui défi -
nissent comme suit les types de dommages ouvrant droit à indemnisation:

«Une indemnisation devrait être accordée pour tout dommage
résultant de violations flagrantes du droit international des droitgs de
l’homme et de violations graves du droit international humanitaire,
qui se prête à une évaluation économique, selon qu’il congvient et de
manière proportionnée à la gravité de la violation et aux cigrcons -

tances de chaque cas, tel que :
a) le préjudice physique ou psychologique ;

b) les occasions perdues, y compris en ce qui concerne l’emploi, l’édu -
cation et les prestations sociales ;
c) les dommages matériels et la perte de revenus, y compris la perte
du potentiel de gains ;
d) le dommage moral ;

e) les frais encourus pour l’assistance en justice ou les expertises,
pour les médicaments et les services médicaux et pour les servicesg
psychologiques et sociaux. » (Résolution de l’Assemblée générale
des Nations Unies n o60/147 du 16 décembre 2005 (Nations Unies,

doc. A/RES/60/147), annexe, par. 20.)
5. La Cour a décidé d’utiliser l’expression « perte de rémunération pro -
fessionnelle» pour désigner le dommage matériel que M.Diallo aurait subi

du fait de ses détentions, dommage que la Guinée, dans son mémogire, avait
appelé « perte de revenus », en conformité avec la terminologie employée
dans les principes fondamentaux précités ainsi qu’avec la jurisgprudence de
la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour interaméricaine
des droits de l’homme. Or je ne vois aucune raison de droit ou de loggique

qui puisse justifier cette reformulation restrictive de la demande d’igndemni -
sation présentée par la Guinée sous ce chef.
6. A mon avis, s’agissant de la « perte de revenus » invoquée par la
Guinée au nom d’un homme d’affaires qui était le gérantg et l’unique asso -
cié des deux sociétés qu’il avait lui-même fondées, l’expression « perte de

rémunération professionnelle » constitue une qualification inexacte du
préjudice matériel effectivement subi en l’espèce et ne cognvient pas au
contexte dans lequel le dommage a été causé ni à la situation particulière
de la victime de la violation des droits de l’homme constatée par gla Cour.
7. En tant qu’homme d’affaires, M. Diallo n’était pas un simple admi -

nistrateur salarié ; il avait la responsabilité globale, en qualité de seul

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6 CIJ1032.indb 129 26/11/13 09:37 ahmadou sadio diallo (dgécl. yusuf) 387

associé, des activités productives des sociétés, dont il tirgait personnelle -
ment des revenus. Comme l’a dit la Cour dans son arrêt du 30 novembre

2010 sur le fond,
«il est difficile de ne pas percevoir un lien entre l’expulsion de

M. Diallo et le fait qu’il ait tenté d’obtenir le recouvrement desg
créances qu’il estimait être dues à ses sociétés par, gnotamment, l’Etat
zaïrois ou des entreprises dans lesquelles ce dernier détient une gpart
importante du capital, en saisissant à cette fin les juridictions civigles»
(fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 669, par. 82).

8. M. Diallo ayant été détenu en 1995-1996 en vue de son expulsion, il
n’est pas déraisonnable de penser que l’objectif des détentigons et de l’ex -
pulsion déclarées illicites par la Cour était de faire échec aux efforts qu’il

avait déployés pour le recouvrement des créances en question, cge qui a eu
des répercussions directes sur ses revenus personnels en tant qu’hgomme
d’affaires et unique associé des deux sociétés. En effetg, non seulement la
détention d’un homme d’affaires durant une période aussi lgongue entraîne
la perturbation de ses activités de commerçant et de chef d’entgre -

prise, mais elle risque d’entraver sa capacité de tirer des revenus de ces
activités.
9. Il est vrai que la Guinée n’a pas prouvé de manière satisfaigsante le
montant du revenu mensuel de M. Diallo avant son incarcération, mais
on ne saurait en déduire ipso facto que la détention illicite n’a pas entraîné

de perte de revenus. La perte de revenus résulte en premier lieu de lga per -
turbation des activités qui en sont la source. C’est en causant unge telle
perturbation, voire l’arrêt complet des activités en question, que la déten -
tion illicite entraîne pour la victime un préjudice se traduisant gpar une
perte de revenus. La mesure dans laquelle la détention a empêché l’inté -
ressé de se livrer à ses activités productives habituelles offgre un moyen

d’établir l’existence de ce préjudice et le lien de causalitgé qui le rattache au
fait illicite. Le montant du revenu lui-même n’entre donc pas en ligne de
compte aux fins d’établir ces deux éléments, même s’il gpeut être utile pour
chiffrer l’indemnité due à la victime.

10. En s’attachant exclusivement à l’insuffisance des preuves rappor -
tées en ce qui concerne le montant du revenu mensuel de M. Diallo (para-
graphes 42-44 de l’arrêt), la Cour a perdu de vue le véritable préjudigce
causé par la détention illicite de ce dernier, soit la perturbation de ses

activités productives et l’impossibilité pour lui de s’y congsacrer. Elle
semble également avoir méconnu les circonstances ayant entouré gl’expul -
sion de M. Diallo de RDC, circonstances dont on peut difficilement dire
qu’elles ont donné à ce dernier le loisir de réunir et de megttre à l’abri tous
les documents se rapportant aux activités de ses deux sociétés.g
11. Le fait que la République de Guinée n’a pas été en mesureg d’éta -

blir, à la satisfaction de la Cour, le montant précis des revenus gque tou -
chait M. Diallo avant son incarcération ne doit pas occulter l’existence du

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6 CIJ1032.indb 131 26/11/13 09:37 ahmadou sadio diallo (dgécl. yusuf) 388

préjudice résultant de celle-ci ni le fait que ses détentions illicites ont

empêché l’intéressé de se livrer à ses activités commerciales productives
habituelles. C’est en fonction du préjudice causé par la perturgbation de
ses activités que la Cour, statuant en équité, aurait dû fixer l’indemnité
due à M. Diallo, eu égard au lien de causalité rattachant ce préjudice àg ses
détentions illicites.

12. De plus, elle ne semble pas avoir tenu compte, pour chiffrer l’in -
demnité à payer au titre de la perte de revenus résultant de lag détention
illicite de M. Diallo, de la jurisprudence des juridictions internationales
spécialisées dans les droits de l’homme, qui est pourtant la plgus abon -
dante dans ce domaine, et ce, même si l’on peut lire ce qui suit agu para -

graphe 13 de l’arrêt :
«La Cour tient compte de la pratique d’autres juridictions et com -

missions internationales (telles que le Tribunal international du droitg
de la mer, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la
Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIADH), le Tribunal g
des réclamations Etats-Unis/Iran, la Commission des réclamations
entre l’Erythrée et l’Ethiopie et la Commission d’indemnisatgion des

Nations Unies), qui ont appliqué les principes généraux régissant
l’indemnisation lorsqu’elles ont été appelées à fixer le montant d’une
indemnité, notamment à raison du préjudice découlant d’unge déten -
tion ou d’une expulsion illicites. »

13. L’absence d’éléments de preuve ou de renseignements fiables sur les
revenus touchés par la victime du fait internationalement illicite d’un Etat
n’a pas empêché ces juridictions d’accorder une indemnisatiogn sur la base

de l’équité. Elles ont ainsi fait preuve de souplesse en se fongdant sur
l’équité pour évaluer les revenus perdus lorsque les preuvesg disponibles
étaient insuffisantes ou n’avaient pas su les convaincre. Dans l’gaffaire
Delta c. France (1990), par exemple, même si le requérant était sans
emploi au moment de son arrestation et de son incarcération, la CEDH ga

dit qu’elle « n’estim[ait] pas déraisonnable de penser que l’intéressé ga[vait]
éprouvé une perte de chances réelles » en raison de sa détention. Statuant
en équité, elle a alloué une indemnité globale pour l’ensgemble des dom -
mages matériels et immatériels subis (Delta c. France, requête n 11444/85,
19 décembre 1990, par. 40-43).

14. De même, dans l’affaire Stafford c. Royaume‑Uni (2002), après
avoir constaté l’existence d’un lien de causalité entre la dgétention illicite et
le préjudice subi, la CEDH a jugé que, même si le requérant gn’avait pas
réussi à justifier les sommes réclamées au titre de la perte gde revenus, la
demande pour perte financière « ne saurait être purement et simplement

écartée» et, se fondant sur l’équité, elle a alloué à l’ingtéressé une indem -
nité globale pour dommages matériel et moral (Stafford c. Royaume‑Uni,
requête n o 46295/99, 28 mai 2002, par. 92-94). Dans l’affaire Assanidzé
c. Géorgie (2004), le requérant n’avait produit aucun justificatif concer -
nant ses revenus mensuels avant son arrestation, de sorte que la CEDH

n’était pas en mesure de chiffrer avec précision le montant dge la perte.

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6 CIJ1032.indb 133 26/11/13 09:37 ahmadou sadio diallo (dgécl. yusuf) 389

Elle a néanmoins conclu que l’intéressé avait nécessairemgent subi un tel

préjudice du fait de sa détention injustifiée puisque, n’eûgt été celle-ci, il
aurait pu retrouver un emploi et reprendre ses activités. Au nom de
l’équité, elle s’est de nouveau refusée à écarter lga réclamation au titre du
dommage matériel (Assanidzé c.Géorgie, requête n 71503/01, 8 avril 2004,
par. 200-201).

15. Cette souplesse n’est pas l’apanage de la Cour européenne des
droits de l’homme. La Cour interaméricaine des droits de l’hommge a de
son côté établi un ensemble de critères bien clairs pour égvaluer la perte
lorsque les renseignements concernant les revenus réels sont insuffisants
ou manquent de fiabilité (voir, par exemple, Caracazo c. Venezuela, arrêt

du 29 août 2002 (réparations et frais), CIADH, par. 88; El Amparo c.
Venezuela, arrêt du 14 septembre 1996 (réparations et frais), CIADH,
par. 28). Dans l’affaire des Massacres d’Ituango (2006), après s’être dite
d’avis que le préjudice matériel devait être évalué àg l’aune des éléments de
preuve permettant de mesurer le dommage réel, elle a néanmoins accgordé,

en se fondant sur l’équité, une indemnisation en faveur des vicgtimes dont
la perte de revenus n’avait pu être chiffrée avec précisiogn (Massacres
d’Ituango, arrêt du 1 erjuillet 2006 (exceptions préliminaires, fond, répara-
tions et frais), par. 371-372).
16. Enfin, à mon grand regret, la Cour ne semble pas avoir tenu

compte, dans le présent arrêt comme dans son arrêt sur le fond,g du fait
que M. Diallo était le principal protagoniste et l’unique associé gérant des
deux sociétés qui, bien qu’elles fussent constituées en persgonnes morales à
responsabilité limitée, n’en étaient pas moins unipersonnellges. Comme il
est souligné dans l’opinion dissidente que j’ai signée conjogintement avec

M. le juge Al-Khasawneh en 2010, M. Diallo
«ne formait, dans la pratique, qu’un avec les deux sociétés. En goutre,

ses parts sociales ne représentaient pas une petite fraction de sa fogr -
tune, elles formaient pratiquement toute sa richesse, de sorte que, en
conséquence des mesures prises à son encontre par les autoritésg
congolaises, M. Diallo s’est trouvé réduit à l’état d’indigence. »
(Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocra ‑

tique du Congo), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (II), opinion dissi -
dente commune de MM. les juges Al-Khasawneh et Yusuf, p. 701.)

17. Les détentions illicites de M. Diallo ont entravé sa capacité de
gérer les activités de ses deux sociétés ou de ce qu’il egn restait, de recou -
vrer les créances que celles-ci détenaient sur l’Etat zaïrois (RDC) et d’as -
surer ainsi la production de revenus qui auraient servi à rémunérer ses
activités. Ces détentions illicites, tout comme l’expulsion arbgitraire qui les

a suivies, ont empêché M. Diallo, en tant qu’unique associé gérant des
deux sociétés, de développer et de gérer l’activité deg celles-ci et de veiller,
durant sa détention illicite, à la productivité de leurs actifsg et de leurs
opérations commerciales. Cet état de fait a eu un effet direct sgur sa capa -
cité de continuer à tirer un revenu de ses entreprises, lesquellesg ont pâti de

la perturbation et de l’interruption de leurs activités. C’est sur le lien de

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6 CIJ1032.indb 135 26/11/13 09:37 ahmadou sadio diallo (dgécl. yusuf) 390

causalité entre les détentions illicites et le dommage matérielg subi par
M. Diallo pendant cette période, sous forme de perte de revenus, que la g

Cour aurait dû s’appuyer pour octroyer une indemnisation sur la bagse de
considérations d’équité.

(Signé) Abdulqawi A. Yusuf.

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6 CIJ1032.indb 137 26/11/13 09:37

Bilingual Content

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DECLARATION OF JUDGE YUSUF

Disagreement with point 3 of the operative paragraph — Improper character ‑
ization of actual material injury suffered — Reformulation of claim as loss of
professional remuneration is restrictive, without legal or logical reasoning — Exis

tence of causal nexus between unlawful detention and injury suffered by ▯
Mr. Diallo — Unsatisfactory evidence of pre‑detention earnings does not detract
from existence of an injury resulting from detention — Court’s decision inconsis
tent with jurisprudence and practice of human rights courts and tribunal▯s — Equity
considerations should have been applied — Compensation fixed in equity on the
basis of causal link between unlawful detention and the material injury ▯suffered by
Mr. Diallo.

1. I have voted in favour of the operative part of the Judgment except
point 3 which

“Finds that no compensation is due from the Democratic Republic
of the Congo to the Republic of Guinea with regard to the claim
concerning material injury allegedly suffered by Mr. Diallo as a

result of a loss of professional remuneration during his unlawful
detentions and following his unlawful expulsion.”

I consider it my judicial duty to explain the reasons for my disagree -
ment with this finding and with the considerations on which it is based,
particularly as it relates to the “loss of earnings” by Mr. Diallo due to his

unlawful detentions in 1995-1996.
2. The Court, in its Judgment on the merits of 30 November 2010,
stated that

“The Court is of the opinion that the Parties should indeed engage
in negotiation in order to agree on the amount of compensation to be
paid by the DRC to Guinea for the injury flowing from the wrongful

detentions and expulsion of Mr. Diallo in 1995-1996, including the
resulting loss of his personal belongings.” (Ahmadou Sadio Diallo
(Republic of Guinea v. Democratic Republic of the Congo), Merits,
Judgment, I.C.J. Reports 2010 (II), p. 691, para. 163.)

3. The Parties having failed to reach agreement on the amount of com -
pensation, the matter was submitted to the Court for settlement. In con -

sidering the compensation to be paid to Guinea for the injuries suffered
by Mr. Diallo, the Court refers to the four heads of damage identified by
Guinea in the following manner :

“Guinea seeks compensation under four heads of damage : non-
material injury (referred to by Guinea as ‘mental and moral damage’g),

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6 CIJ1032.indb 126 26/11/13 09:37 385

DÉCLARATION DE M. LE JUGE YUSUF

[Traduction]

Désaccord avec le point 3 du dispositif — Qualification inexacte du préjudice
matériel effectivement subi — Caractère restrictif et gratuit, sur les plans juridique
et logique, de la reformulation limitant la demande à la perte de ré▯munération
professionnelle — Existence d’un lien de causalité entre la détention illicite e▯t le
préjudice subi par M. Diallo — Insuffisance de la preuve des revenus antérieurs à

la détention ne devant pas occulter l’existence du préjudice ré▯sultant de celle‑ci —
Position de la Cour dérogeant à la jurisprudence et à la pratiq▯ue des juridictions
chargées des droits de l’homme — Nécessité, en l’espèce, d’appliquer des considé‑
rations d’équité — Indemnité devant être fixée, en équité, sur la base du l▯ien de
causalité rattachant le préjudice subi par M. Diallo à la détention illicite.

1. J’ai voté en faveur de l’ensemble du dispositif de l’arrêgt, à l’excep -

tion du point 3, dans lequel la Cour

«Dit qu’aucune indemnisation n’est due par la République démo -
cratique du Congo à la République de Guinée pour le préjudicge
matériel qu’aurait subi M. Diallo du fait d’une perte de rémunéra -
tion professionnelle au cours de ses détentions et à la suite de son
expulsion illicites. »

J’estime qu’il est de mon devoir d’expliquer ici les motifs de gmon désac -

cord avec cette conclusion et les motifs qui la sous-tendent, notamment
en ce qui concerne la « perte de revenus » subie par M. Diallo à raison de
ses détentions illicites en 1995-1996.
2. Dans son arrêt sur le fond en date du 30 novembre 2010, la Cour
s’est exprimée ainsi :

«La Cour estime que les Parties doivent effectivement mener des

négociations afin de s’entendre sur le montant de l’indemnitég devant
être payée par la RDC à la Guinée à raison du dommage régsultant
des détentions et de l’expulsion illicites de M. Diallo en 1995-1996, y
compris la perte de ses effets personnels qui en a découlé.» (Ahmadou
Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du

Congo), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 691, par. 163.)

3. Les Parties n’ayant pu se mettre d’accord sur le montant de l’igndem -
nité, la question a été soumise pour règlement à la Cour,g qui a abordé
l’analyse de l’indemnisation due à raison des dommages subis pagr
M. Diallo en se référant en ces termes aux quatre chefs de dommages
exposés par la Guinée :

«La Guinée demande à être indemnisée pour quatre chefs de prégju -

dice: un chef de préjudice immatériel (qu’elle a appelé «dommage psy-

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6 CIJ1032.indb 127 26/11/13 09:37 386 ahmadou sadio diallo (dgecl. yusuf)

and three heads of material damage : alleged loss of personal pro -
perty; alleged loss of professional remuneration (referred to by Gui -

nea as ‘loss of earnings’) during Mr. Diallo’s detentions and after his
expulsion; and alleged deprivation of ‘potential earnings’.” (Judg -
ment, para. 14.)

4. In its Memorial, Guinea refers to United Nations General Assembly
resolution 60/147 of 16 December 2005 and to the Basic Principles and
Guidelines annexed to it which define the types of compensable damage

due to victims of human rights violations as follows :
“Compensation should be provided for any economically assessa -
ble damage, as appropriate and proportional to the gravity of the

violation and the circumstances of each case, resulting from gross
violations of international human rights law and serious violations of
international humanitarian law, such as :

(a) Physical or mental harm ;
(b) Lost opportunities, including employment, education and social
benefits ;

(c) Material damages and loss of earnings, including loss of earning
potential ;
(d) Moral damage ;
(e) Costs required for legal or expert assistance, medicine and medi -
cal services, and psychological and social services.” (United

Nations General Assembly resolution 60/147 of 16 Decem -
ber 2005 (UN doc. A/RES/60/147), Annex, para. 20.)

5. The Court has decided to reformulate as a “loss of professional
remuneration” the material damage claimed by Guinea to have been suf -
fered by Mr. Diallo due to his detentions and characterized in Guinea’s
Memorial as a “loss of earnings” in conformity with the above-mentioned
Basic Principles as well as with the practice of human rights courts,

such as the European Court of Human Rights (ECHR) and the Inter-
American Court of Human Rights (IACHR). I can see no legal or logical g
reason for this restrictive reformulation of Guinea’s claim for compegnsa -
tion for this material injury.
6. The characterization of the claim by Guinea for “loss of earnings”g by
a businessman, who was the manager and sole associé of two companies

which he himself had founded, as a claim for “loss of professional regmune -
ration” does not, in my view, constitute a proper qualification of theg actual
material injury suffered in this case nor does it correspond to the context
in which the damage was caused or the particular circumstances of the
victim of the human rights violations recognized by the Court.

7. Mr. Diallo as a businessman, was not only remunerated for his
managerial responsibilities but had overall responsibility, being the sole

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6 CIJ1032.indb 128 26/11/13 09:37 ahmadou sadio diallo (dgécl. yusuf) 386

chologique et moral ») et trois chefs de préjudice matériel, à savoir,

respectivement, la perte alléguée de biens personnels, la perte algléguée
de rémunération professionnelle (qu’elle a appelée la « perte de reve-
nus») subie par M. Diallo au cours de ses détentions et à la suite de
son expulsion, et la privation alléguée de « gains potentiels».» (Arrêt,
par. 14.)

4. Dans son mémoire, la Guinée fait référence à la résolugtion n o 60/147
de l’Assemblée générale des Nations Unies en date du 16 décembre 2005

et aux principes fondamentaux et directives qui y sont annexés et qui défi -
nissent comme suit les types de dommages ouvrant droit à indemnisation:

«Une indemnisation devrait être accordée pour tout dommage
résultant de violations flagrantes du droit international des droitgs de
l’homme et de violations graves du droit international humanitaire,
qui se prête à une évaluation économique, selon qu’il congvient et de
manière proportionnée à la gravité de la violation et aux cigrcons -

tances de chaque cas, tel que :
a) le préjudice physique ou psychologique ;

b) les occasions perdues, y compris en ce qui concerne l’emploi, l’édu -
cation et les prestations sociales ;
c) les dommages matériels et la perte de revenus, y compris la perte
du potentiel de gains ;
d) le dommage moral ;

e) les frais encourus pour l’assistance en justice ou les expertises,
pour les médicaments et les services médicaux et pour les servicesg
psychologiques et sociaux. » (Résolution de l’Assemblée générale
des Nations Unies n o60/147 du 16 décembre 2005 (Nations Unies,

doc. A/RES/60/147), annexe, par. 20.)
5. La Cour a décidé d’utiliser l’expression « perte de rémunération pro -
fessionnelle» pour désigner le dommage matériel que M.Diallo aurait subi

du fait de ses détentions, dommage que la Guinée, dans son mémogire, avait
appelé « perte de revenus », en conformité avec la terminologie employée
dans les principes fondamentaux précités ainsi qu’avec la jurisgprudence de
la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour interaméricaine
des droits de l’homme. Or je ne vois aucune raison de droit ou de loggique

qui puisse justifier cette reformulation restrictive de la demande d’igndemni -
sation présentée par la Guinée sous ce chef.
6. A mon avis, s’agissant de la « perte de revenus » invoquée par la
Guinée au nom d’un homme d’affaires qui était le gérantg et l’unique asso -
cié des deux sociétés qu’il avait lui-même fondées, l’expression « perte de

rémunération professionnelle » constitue une qualification inexacte du
préjudice matériel effectivement subi en l’espèce et ne cognvient pas au
contexte dans lequel le dommage a été causé ni à la situation particulière
de la victime de la violation des droits de l’homme constatée par gla Cour.
7. En tant qu’homme d’affaires, M. Diallo n’était pas un simple admi -

nistrateur salarié ; il avait la responsabilité globale, en qualité de seul

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6 CIJ1032.indb 129 26/11/13 09:37 387 ahmadou sadio diallo (dgecl. yusuf)

associé, for the income-generating activities of the companies from which
he also personally benefited in terms of earnings. As was stated by the

Court in its Judgment of 30 November 2010 on the merits :
“it is difficult not to discern a link between Mr. Diallo’s expulsion

and the fact that he had attempted to recover debts which he
believed were owed to his companies by, amongst others, the
Zairean State or companies in which the State holds a substantial
portion of the capital, bringing cases for this purpose before the civilg
courts” (Merits, Judgment, I.C.J. Reports 2010 (II), p. 669, para. 82).

8. Bearing in mind that Mr. Diallo was detained in 1995-1996 with a
view to his expulsion, it is not unreasonable to assume that the intendegd
consequence of his detentions and expulsion, which were found by the

Court to be unlawful, was to frustrate his efforts to recover those degbts.
This had a direct effect on his personal earnings as a businessman andg as
the sole associé of the two companies. Moreover, the detention of a
businessman for such a long period of time does not only disturb his comg -
mercial and entrepreneurial activities, but is likely to interrupt his agbility

to generate income from such activities.

9. It is true that the Republic of Guinea has failed to provide satisfac -
tory evidence on the amount of monthly earnings of Mr. Diallo before his
detention, but that cannot automatically lead to the conclusion that thegre

was no loss of earnings resulting from his unlawful detention. A loss ofg
earnings arises, in the first instance, from a disruption of the activitiges
which help generate the income of the individual concerned. It is througgh
such disruption or, in some cases, total interruption of the activities gof the
individual that an unlawful detention causes the victim an injury whose g
final material consequence is a loss of earnings. The existence of this

injury and its causal link with the wrongful act can be ascertained through
the determination of the extent to which it prevented the individual frogm
engaging in his or her habitual income-generating activities. Thus, the g
amount of the income itself can neither determine the existence of an
injury nor of the causal link between the injury and the unlawful act,

although it may be useful for fixing the compensation due to the victim.
10. By focusing solely on the lack of reliable evidence relating to the
amount of monthly earnings of Mr. Diallo (paragraphs 42-44 of the
Judgment), the Court has lost sight of the actual injury caused by the g
unlawful detention of Mr. Diallo — i.e., the disruption of his income-

generating activities and the fact that the detention prevented him fromg
engaging in such activities. It also appears to have overlooked the cir -
cumstances of the expulsion of Mr. Diallo from the DRC which did not
clearly allow him to collect and save all the documents related to the agcti -
vities of his companies.
11. The fact that the Republic of Guinea was unable to establish,

to the satisfaction of the Court, the actual amount of Mr. Diallo’s pre-
detention earnings can neither detract from the existence of an injury dgue

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6 CIJ1032.indb 130 26/11/13 09:37 ahmadou sadio diallo (dgécl. yusuf) 387

associé, des activités productives des sociétés, dont il tirgait personnelle -
ment des revenus. Comme l’a dit la Cour dans son arrêt du 30 novembre

2010 sur le fond,
«il est difficile de ne pas percevoir un lien entre l’expulsion de

M. Diallo et le fait qu’il ait tenté d’obtenir le recouvrement desg
créances qu’il estimait être dues à ses sociétés par, gnotamment, l’Etat
zaïrois ou des entreprises dans lesquelles ce dernier détient une gpart
importante du capital, en saisissant à cette fin les juridictions civigles»
(fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (II), p. 669, par. 82).

8. M. Diallo ayant été détenu en 1995-1996 en vue de son expulsion, il
n’est pas déraisonnable de penser que l’objectif des détentigons et de l’ex -
pulsion déclarées illicites par la Cour était de faire échec aux efforts qu’il

avait déployés pour le recouvrement des créances en question, cge qui a eu
des répercussions directes sur ses revenus personnels en tant qu’hgomme
d’affaires et unique associé des deux sociétés. En effetg, non seulement la
détention d’un homme d’affaires durant une période aussi lgongue entraîne
la perturbation de ses activités de commerçant et de chef d’entgre -

prise, mais elle risque d’entraver sa capacité de tirer des revenus de ces
activités.
9. Il est vrai que la Guinée n’a pas prouvé de manière satisfaigsante le
montant du revenu mensuel de M. Diallo avant son incarcération, mais
on ne saurait en déduire ipso facto que la détention illicite n’a pas entraîné

de perte de revenus. La perte de revenus résulte en premier lieu de lga per -
turbation des activités qui en sont la source. C’est en causant unge telle
perturbation, voire l’arrêt complet des activités en question, que la déten -
tion illicite entraîne pour la victime un préjudice se traduisant gpar une
perte de revenus. La mesure dans laquelle la détention a empêché l’inté -
ressé de se livrer à ses activités productives habituelles offgre un moyen

d’établir l’existence de ce préjudice et le lien de causalitgé qui le rattache au
fait illicite. Le montant du revenu lui-même n’entre donc pas en ligne de
compte aux fins d’établir ces deux éléments, même s’il gpeut être utile pour
chiffrer l’indemnité due à la victime.

10. En s’attachant exclusivement à l’insuffisance des preuves rappor -
tées en ce qui concerne le montant du revenu mensuel de M. Diallo (para-
graphes 42-44 de l’arrêt), la Cour a perdu de vue le véritable préjudigce
causé par la détention illicite de ce dernier, soit la perturbation de ses

activités productives et l’impossibilité pour lui de s’y congsacrer. Elle
semble également avoir méconnu les circonstances ayant entouré gl’expul -
sion de M. Diallo de RDC, circonstances dont on peut difficilement dire
qu’elles ont donné à ce dernier le loisir de réunir et de megttre à l’abri tous
les documents se rapportant aux activités de ses deux sociétés.g
11. Le fait que la République de Guinée n’a pas été en mesureg d’éta -

blir, à la satisfaction de la Cour, le montant précis des revenus gque tou -
chait M. Diallo avant son incarcération ne doit pas occulter l’existence du

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6 CIJ1032.indb 131 26/11/13 09:37 388 ahmadou sadio diallo (dgecl. yusuf)

to his detentions nor from the fact that these unlawful detentions intergfe-
red with his ability to engage in his normal income-generating entrepre -

neurial activities. It is on the basis of the injury suffered as a resgult of this
interference with his activities that the Court should have fixed, in equgity,
the compensation due to him in view of the causal nexus between this
injury and the unlawful detentions.
12. Moreover, the practice of international human rights courts, which

have the most extensive jurisprudence in this area, does not appear to
have been taken into account by the Court with respect to the fixing of
compensation for loss of earnings resulting from the unlawful detention g
of Mr. Diallo, despite the fact that it is stated in paragraph 13 of the
Judgment that

“The Court has taken into account the practice in other inter-
national courts, tribunals and commissions (such as the Internatio -
nal Tribunal for the Law of the Sea, the European Court of Human

Rights (ECHR), the Inter-American Court of Human Rights
(IACHR), the Iran-United States Claims Tribunal, the Eritrea-
Ethiopia Claims Commission, and the United Nations Compensa -
tion Commission), which have applied general principles governing
compensation when fixing its amount, including in respect of injury

resulting from unlawful detention and expulsion.”

13. The absence of reliable evidence or information on the earnings of
the victims of unlawful acts by States has not deterred those courts frogm
awarding compensation on the basis of equitable considerations. Those
courts and tribunals have adopted a flexible approach, based on equity,
in assessing lost earnings where evidence of earnings was either insuffi -
cient or was not established to the satisfaction of the Court. For instagnce,

in Delta v. France (1990), although the applicant was unemployed at the
time of his arrest and detention, the ECHR held that it did “not find git
unreasonable to regard Mr. Delta as having suffered a loss of real oppor -
tunities” as a result of the detention. Consequently, the Court awarded,
on an equitable basis, a global sum for both pecuniary and non-pecuniaryg

damages (Delta v. France (application No. 11444/85), 19 December 1990,
paras. 40-43).
14. Similarly, the ECHR in Stafford v. United Kingdom (2002),
having found that a causal nexus existed between the unlawful detention
and the injury suffered, considered that though the applicant failed

to substantiate his claims for lost earnings, such a claim for pecuniary
loss “cannot be completely discounted”, and awarded, in equity, a gglobal
sum for both pecuniary and non-pecuniary damages (Stafford v.
United Kingdom (application No. 46295/99), 28 May 2002, paras. 92-94).
In Assanidze v. Georgia (2004), the applicant failed to produce evidence
of his monthly income prior to his arrest, and the ECHR was unable to

make a precise calculation of his lost earnings. However, the ECHR
found that the applicant must necessarily have sustained such a loss as a

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6 CIJ1032.indb 132 26/11/13 09:37 ahmadou sadio diallo (dgécl. yusuf) 388

préjudice résultant de celle-ci ni le fait que ses détentions illicites ont

empêché l’intéressé de se livrer à ses activités commerciales productives
habituelles. C’est en fonction du préjudice causé par la perturgbation de
ses activités que la Cour, statuant en équité, aurait dû fixer l’indemnité
due à M. Diallo, eu égard au lien de causalité rattachant ce préjudice àg ses
détentions illicites.

12. De plus, elle ne semble pas avoir tenu compte, pour chiffrer l’in -
demnité à payer au titre de la perte de revenus résultant de lag détention
illicite de M. Diallo, de la jurisprudence des juridictions internationales
spécialisées dans les droits de l’homme, qui est pourtant la plgus abon -
dante dans ce domaine, et ce, même si l’on peut lire ce qui suit agu para -

graphe 13 de l’arrêt :
«La Cour tient compte de la pratique d’autres juridictions et com -

missions internationales (telles que le Tribunal international du droitg
de la mer, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la
Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIADH), le Tribunal g
des réclamations Etats-Unis/Iran, la Commission des réclamations
entre l’Erythrée et l’Ethiopie et la Commission d’indemnisatgion des

Nations Unies), qui ont appliqué les principes généraux régissant
l’indemnisation lorsqu’elles ont été appelées à fixer le montant d’une
indemnité, notamment à raison du préjudice découlant d’unge déten -
tion ou d’une expulsion illicites. »

13. L’absence d’éléments de preuve ou de renseignements fiables sur les
revenus touchés par la victime du fait internationalement illicite d’un Etat
n’a pas empêché ces juridictions d’accorder une indemnisatiogn sur la base

de l’équité. Elles ont ainsi fait preuve de souplesse en se fongdant sur
l’équité pour évaluer les revenus perdus lorsque les preuvesg disponibles
étaient insuffisantes ou n’avaient pas su les convaincre. Dans l’gaffaire
Delta c. France (1990), par exemple, même si le requérant était sans
emploi au moment de son arrestation et de son incarcération, la CEDH ga

dit qu’elle « n’estim[ait] pas déraisonnable de penser que l’intéressé ga[vait]
éprouvé une perte de chances réelles » en raison de sa détention. Statuant
en équité, elle a alloué une indemnité globale pour l’ensgemble des dom -
mages matériels et immatériels subis (Delta c. France, requête n 11444/85,
19 décembre 1990, par. 40-43).

14. De même, dans l’affaire Stafford c. Royaume‑Uni (2002), après
avoir constaté l’existence d’un lien de causalité entre la dgétention illicite et
le préjudice subi, la CEDH a jugé que, même si le requérant gn’avait pas
réussi à justifier les sommes réclamées au titre de la perte gde revenus, la
demande pour perte financière « ne saurait être purement et simplement

écartée» et, se fondant sur l’équité, elle a alloué à l’ingtéressé une indem -
nité globale pour dommages matériel et moral (Stafford c. Royaume‑Uni,
requête n o 46295/99, 28 mai 2002, par. 92-94). Dans l’affaire Assanidzé
c. Géorgie (2004), le requérant n’avait produit aucun justificatif concer -
nant ses revenus mensuels avant son arrestation, de sorte que la CEDH

n’était pas en mesure de chiffrer avec précision le montant dge la perte.

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6 CIJ1032.indb 133 26/11/13 09:37 389 ahmadou sadio diallo (dgecl. yusuf)

result of being held without cause when, from the date of detention
onwards, he should have been in a position to find employment and

resume his activities. Once again, on the basis of equity, the request for
pecuniary damages was not discounted (Assanidze v. Georgia (application
No. 71503/01), 8 April 2004, paras. 200-201).

15. This flexible approach is not limited to the jurisprudence of the

European Court of Human Rights. The Inter-American Court of Human
Rights has developed a clear set of standards for valuation of lost earng-
ings where there is insufficient or unreliable information on actual ear -
nings (see for exampleCaracazo v. Venezuela, judgment of 29August 2002
(reparations and costs), IACHR, para. 88 ; El Amparo v. Venezuela, judg -
ment of 14 September 1996 (reparations and costs), IACHR, para. 28). In

the Ituango Massacres case (2006), while the IACHR considered that
pecuniary damage should be calculated on the basis of probative elementsg
which allow the real damage to be ascertained, it granted compensation, g
on grounds of equity, in favour of those victims whose loss of income wags
not proved specifically (Ituango Massacres, judgment of 1 July 2006 (pre -

liminary objections, merits, reparations and costs), paras. 371-372).

16. Finally, I find it regrettable that the Court appears to overlook in
this Judgment as well as in the previous one on the merits the fact thatg
Mr. Diallo was the central figure and the sole associé gérant of two com -

panies which were in reality unipersonal companies, though they were
incorporated as companies with limited liability. As pointed out in my
2010 joint dissenting opinion with Judge Al-Khasawneh, Mr. Diallo was

“for all intents and purposes one and the same with the two compa -
nies. Nor were his parts sociales a small amount of his wealth, they
were practically all his wealth with the result that, as a consequence ogf
the actions taken by the DRC authorities against him, he was reduced

to destitution.” (Ahmadou Sadio Diallo (Republic of Guinea v. Demo ‑
cratic Republic of the Congo), Merits, Judgment, I.C.J. Reports
2010 (II), joint dissenting opinion of Judges Al-Khasawneh and
Yusuf, p. 701.)

17. The unlawful detentions of Mr. Diallo undermined his ability to
manage the activities of his companies or whatever was left of them, to g
recover the debts owed to the companies by the Government of Zaire

(DRC), and thus to generate the revenue from which his activities woulgd
be compensated. Through his unlawful detentions, and consequent arbi -
trary expulsion, Mr. Diallo was prevented, as the sole associé gérant of
the two companies, from promoting and managing the activities of his
two companies and from ensuring that their assets and income-generating
business could be properly sustained during the period of his illegal ingcar -

ceration. This prevention had a direct impact on his ability to continueg to
receive an income from his businesses which suffered from further pertgur -

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6 CIJ1032.indb 134 26/11/13 09:37 ahmadou sadio diallo (dgécl. yusuf) 389

Elle a néanmoins conclu que l’intéressé avait nécessairemgent subi un tel

préjudice du fait de sa détention injustifiée puisque, n’eûgt été celle-ci, il
aurait pu retrouver un emploi et reprendre ses activités. Au nom de
l’équité, elle s’est de nouveau refusée à écarter lga réclamation au titre du
dommage matériel (Assanidzé c.Géorgie, requête n 71503/01, 8 avril 2004,
par. 200-201).

15. Cette souplesse n’est pas l’apanage de la Cour européenne des
droits de l’homme. La Cour interaméricaine des droits de l’hommge a de
son côté établi un ensemble de critères bien clairs pour égvaluer la perte
lorsque les renseignements concernant les revenus réels sont insuffisants
ou manquent de fiabilité (voir, par exemple, Caracazo c. Venezuela, arrêt

du 29 août 2002 (réparations et frais), CIADH, par. 88; El Amparo c.
Venezuela, arrêt du 14 septembre 1996 (réparations et frais), CIADH,
par. 28). Dans l’affaire des Massacres d’Ituango (2006), après s’être dite
d’avis que le préjudice matériel devait être évalué àg l’aune des éléments de
preuve permettant de mesurer le dommage réel, elle a néanmoins accgordé,

en se fondant sur l’équité, une indemnisation en faveur des vicgtimes dont
la perte de revenus n’avait pu être chiffrée avec précisiogn (Massacres
d’Ituango, arrêt du 1 erjuillet 2006 (exceptions préliminaires, fond, répara-
tions et frais), par. 371-372).
16. Enfin, à mon grand regret, la Cour ne semble pas avoir tenu

compte, dans le présent arrêt comme dans son arrêt sur le fond,g du fait
que M. Diallo était le principal protagoniste et l’unique associé gérant des
deux sociétés qui, bien qu’elles fussent constituées en persgonnes morales à
responsabilité limitée, n’en étaient pas moins unipersonnellges. Comme il
est souligné dans l’opinion dissidente que j’ai signée conjogintement avec

M. le juge Al-Khasawneh en 2010, M. Diallo
«ne formait, dans la pratique, qu’un avec les deux sociétés. En goutre,

ses parts sociales ne représentaient pas une petite fraction de sa fogr -
tune, elles formaient pratiquement toute sa richesse, de sorte que, en
conséquence des mesures prises à son encontre par les autoritésg
congolaises, M. Diallo s’est trouvé réduit à l’état d’indigence. »
(Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocra ‑

tique du Congo), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2010 (II), opinion dissi -
dente commune de MM. les juges Al-Khasawneh et Yusuf, p. 701.)

17. Les détentions illicites de M. Diallo ont entravé sa capacité de
gérer les activités de ses deux sociétés ou de ce qu’il egn restait, de recou -
vrer les créances que celles-ci détenaient sur l’Etat zaïrois (RDC) et d’as -
surer ainsi la production de revenus qui auraient servi à rémunérer ses
activités. Ces détentions illicites, tout comme l’expulsion arbgitraire qui les

a suivies, ont empêché M. Diallo, en tant qu’unique associé gérant des
deux sociétés, de développer et de gérer l’activité deg celles-ci et de veiller,
durant sa détention illicite, à la productivité de leurs actifsg et de leurs
opérations commerciales. Cet état de fait a eu un effet direct sgur sa capa -
cité de continuer à tirer un revenu de ses entreprises, lesquellesg ont pâti de

la perturbation et de l’interruption de leurs activités. C’est sur le lien de

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6 CIJ1032.indb 135 26/11/13 09:37 390 ahmadou sadio diallo (dgecl. yusuf)

bation and interruption of their activities. It is the causal link betwegen the
unlawful detentions and the material damage suffered by Mr. Diallo

during this period in the form of loss of earnings that should have beeng
used by the Court to determine compensation on grounds of equity.

(Signed) Abdulqawi A. Yusuf.

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6 CIJ1032.indb 136 26/11/13 09:37 ahmadou sadio diallo (dgécl. yusuf) 390

causalité entre les détentions illicites et le dommage matérielg subi par
M. Diallo pendant cette période, sous forme de perte de revenus, que la g

Cour aurait dû s’appuyer pour octroyer une indemnisation sur la bagse de
considérations d’équité.

(Signé) Abdulqawi A. Yusuf.

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6 CIJ1032.indb 137 26/11/13 09:37

Document file FR
Document Long Title

Déclaration de M. le juge Yusuf

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