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090-20030226-ORA-02-01-BI
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CR 2003/13 (traduction)
CR 2003/13 (translation)
Mercredi 26 février 2003 à 15 heures
Wednesday 26 February 2003 at 3 p.m.
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Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. J’appelle M. Murphy à la barre.
M. MURPHY :
19. COMPETENCE ET RECEVABILITE DE LA DEMANDE RECONVENTIONNELLE DES ETATS-UNIS
Merci, Monsieur le président. Plaise à la Cour.
19.1. Le 23 juin 1997, les Etats-Unis ont déposé une demande reconventionnelle en l’affaire,
dans laquelle ils affirment que les attaques systématiques de l’Iran contre le trafic maritime du
Golfe dans les années quatre-vingt ont porté atteinte au commerce et à la navigation entre l’Iran et
les Etats-Unis et constitué par-là même une violation de l’article X du traité de 1955. Nous avons
donc prié la Cour, dans nos conclusions, non seulement de rejeter la demande totalement infondée
de l’Iran, mais aussi de faire respecter le droit international tel qu’il découle du traité de 1955 en
déclarant l’Iran responsable de son comportement odieux et inexcusable.
19.2. Dans l’ordonnance qu’elle a rendue le 10 mars 1998, la Cour a déclaré que la demande
reconventionnelle des Etats-Unis était «recevable comme telle et fai[sait] partie de l’instance en
cours». Ensuite, l’Iran a répondu à la demande reconventionnelle par des pièces déposées en
mars 1999 et septembre 2001, et les Etats-Unis ont complété leur demande reconventionnelle par
une pièce déposée en mars 2001.
19.3. Monsieur le président, les questions de fait et de droit relatives à la demande
reconventionnelle ont été pleinement examinées dans les pièces écrites. Les Etats-Unis ont
maintenant pour tâche de présenter brièvement à la Cour les éléments clés de leur demande
reconventionnelle, de répondre à des questions soulevées par le Gouvernement iranien et de
montrer certaines des faiblesses de la dernière pièce de l’Iran sur la demande
reconventionnelle ¾ notamment les contradictions assez flagrantes entre les normes que l’Iran
applique à l’appui de sa propre demande et celles qu’il applique en réponse à la demande
reconventionnelle. Nous voulons aider la Cour à donner une interprétation cohérente et rigoureuse
du sens de l’article X, dont le texte est semblable à celui de nombreux autres traités d’amitié, de
commerce et de navigation.
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19.4. L’exposé des Etats-Unis sur la demande reconventionnelle comprendra trois parties.
Premièrement, je répondrai aux affirmations de l’Iran concernant la compétence et la recevabilité
en ce qu’elles concernent la demande reconventionnelle. Deuxièmement, M. Mattler présentera
brièvement les faits essentiels qui fondent la demande reconventionnelle des Etats-Unis, en
s’appuyant largement sur les informations et les preuves déjà présentées à la Cour lors de la
réponse à la demande de l’Iran. Troisièmement, si vous le voulez bien, Monsieur le président, je
reviendrai à la barre pour expliquer le lien entre ces faits et l’interprétation juridique de l’article X
du traité de 1955, et montrer que les actes de l’Iran ont constitué une violation dudit article.
19.5. Monsieur le président, dans sa dernière et longue pièce écrite sur la demande
reconventionnelle, l’Iran s’est attardé sur des questions concernant la compétence et la recevabilité
de ladite demande. Les Etats-Unis ne répondront pas à l’Iran de la même façon, car la Cour, dans
son ordonnance de 1998, a largement réglé ces questions. Les Etats-Unis seront toutefois
contraints d’examiner ce que la Cour a déclaré dans cette ordonnance au sujet de la compétence et
de la recevabilité, et de se pencher sur trois points soulevés par l’Iran.
A. L’ordonnance de 1998 étudie les questions de compétence et de recevabilité
19.6. Permettez-moi de commencer en rappelant brièvement le contexte dans lequel
l’ordonnance de 1998 a été rendue.
19.7. En 1996, la Cour a décidé qu’elle était compétente pour traiter de la demande formulée
par l’Iran contre les Etats-Unis en vertu du paragraphe 1 de l’article X; elle a également décidé que
ladite demande était recevable (Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran
c. Etats-Unis d’Amérique), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 803). En
1997, les Etats-Unis ont déposé leur demande reconventionnelle, que l’Iran a ensuite contestée sur
le terrain de la compétence et de la recevabilité. Puisque l’on savait alors que l’affaire ferait l’objet
d’une décision sur le fond, il était assez logique que la Cour tranche les questions de compétence et
de recevabilité concernant la demande reconventionnelle. Les deux Parties ont donc à l’époque
présenté par écrit à la Cour dans le détail leurs thèses sur ces questions.
19.8. Les Etats-Unis ont soutenu qu’en vertu de l’article 80 du Règlement de la Cour tel
qu’adopté en 1978, la demande reconventionnelle était en connexité directe avec l’objet de la
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demande iranienne, relevait de la compétence de la Cour, et était recevable (contre-mémoire,
par. 6.10 à 6.12). En réponse, l’Iran a longuement expliqué que la demande reconventionnelle des
Etats-Unis n’était pas en connexité directe avec la demande iranienne, ne relevait pas de la
compétence de la Cour et n’était pas recevable, en citant notamment la correspondance entre les
deux gouvernements relative aux négociations menées pour régler le problème (lettre de l’Iran du
2 octobre 1997; lettre de l’Iran du 27 octobre 1997; demande d’audience par l’Iran en date du
18 novembre 1997).
19.9. Après un examen exhaustif des thèses des deux Parties, la Cour a déclaré que les
«attaques contre le transport maritime, des mouillages de mines et d’autres activités militaires»
invoqués par les Etats-Unis «sont susceptibles d’entrer dans les prévisions du paragraphe 1 de
l’article X du traité de 1955 tel qu’interprété par la Cour». La Cour a également déclaré qu’elle
était «compétente pour connaître de la demande reconventionnelle des Etats-Unis dans la mesure
où les faits allégués ont pu porter atteinte aux libertés garanties par le paragraphe 1 de l’article X»
(Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), demande
reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 204, par. 36; les italiques
sont de nous). La Cour a en outre décidé que la demande reconventionnelle était en connexité
directe avec la demande de l’Iran (ibid., p. 205, par. 39). Ces conditions étant remplies, la Cour a
conclu comme suit : «la demande reconventionnelle présentée par les Etats-Unis dans leur
contre-mémoire est recevable comme telle et fait partie de l’instance en cours» (ibid., p. 206,
par. 46). Elle a en outre précisé que cela «ne saurait préjuger aucune question dont la Cour aurait à
connaître dans la suite de la procédure» (ibid., p. 205, par. 41).
19.10. La Cour a pour ces raisons décidé qu’elle était compétente pour statuer sur la
demande reconventionnelle et que celle-ci était recevable en l’instance, tout en laissant bien
évidemment de côté la question de savoir si, sur le fond, l’Iran avait effectivement enfreint
l’article X.
19.11. Il n’empêche que, dans les pièces ultérieures relatives à la demande
reconventionnelle, l’Iran demande en substance à la Cour de revenir sur la décision qu’elle a prise
sur la compétence et la recevabilité. A cet égard, l’Iran soulève trois points. Je vais les examiner
l’un après l’autre.
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B. La compétence de la Cour s’étend à la fois à la liberté de commerce et à la liberté de
navigation
19.12. Premièrement, l’Iran déclare que la Cour est compétente pour statuer sur la demande
reconventionnelle dans la seule mesure où celle-ci invoque une violation de la liberté de commerce,
mais pas dans la mesure où elle porte sur une violation de la liberté de navigation (réponse
additionnelle, par. 5.10).
19.13. Sauf le respect que je dois à mes collègues, l’ordonnance rendue par la Cour en
mars 1998 a on ne peut plus clairement réfuté cette position. La Cour a déclaré qu’elle était
«compétente pour connaître de la demande reconventionnelle des Etats-Unis dans la mesure où les
faits allégués ont pu porter atteinte aux libertés garanties par le paragraphe 1 de l’article X»
(p. 204, par. 36). Les libertés : Monsieur le président, j’insiste sur le pluriel. Le paragraphe 1 de
l’article X vise deux libertés : la liberté de commerce et la liberté de navigation. Lorsque la Cour
s’est déclarée compétente pour examiner les actes qui seraient contraires à ces libertés, elle visait
les deux libertés.
19.14. L’Iran tente de construire une interprétation de l’ordonnance de la Cour sur l’idée que
la demande reconventionnelle des Etats-Unis n’a jamais porté sur la liberté de navigation. Or, la
première pièce déposée par les Etats-Unis sur la demande reconventionnelle invoque sans cesse les
deux libertés à la fois. Je n’en donnerai qu’un seul exemple : les Etats-Unis ont expliqué que l’on
«a du mal à imaginer une forme plus directe d’entrave à la liberté de navigation et de commerce
qu’une série d’attaques armées contre les navires marchands et les escorteurs militaires d’une autre
partie» (voir le contre-mémoire, par. 6.16 (les italiques sont de nous); voir également ibid.,
par. 6.01, 6.05-6.06, 6. 09). Notre demande reconventionnelle était manifestement fondée sur les
deux libertés et la Cour, dans son ordonnance de 1998, en a pris acte.
C. Il n’est pas question de compétence à l’égard de demandes émanant du Libéria
19.15. Deuxièmement, l’Iran essaye de soutenir que les Etats-Unis ont formulé des
demandes au nom du Libéria (réponse additionnelle, par. 5.21). Bien évidemment, les Etats-Unis
ne font rien de tel. Les Etats-Unis ne demandent pas qu’il soit accordé réparation aux Etats tiers
qui ont subi un préjudice du fait des attaques et du mouillage de mines illicites par l’Iran. Les
Etats-Unis demandent à la Cour de décider que l’Iran n’a pas respecté les obligations lui incombant
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à l’égard des Etats-Unis en vertu de l’article X, ce qui a porté préjudice aux Etats-Unis et à leurs
ressortissants. La question des réparations qui seraient dues à des Etats tiers n’est pas portée
devant la Cour. La déclaration du Libéria citée par l’Iran avait simplement pour objet de préciser
que le Libéria ne voyait pas d’objection à ce que les Etats-Unis formulent une demande qui
concerne entre autres choses des navires battant pavillon du Libéria. Le fait que le Libéria indique
qu’il souhaite recevoir toute indemnisation qui lui serait due montre que le Gouvernement libérien
n’a manifestement pas bien compris la nature de la présente procédure.
D. La demande reconventionnelle reste recevable
19.16. Troisièmement, pour tenter de démontrer que la demande reconventionnelle n’est pas
recevable, l’Iran avance certains arguments qui ne tiennent pas compte du fait que la Cour a
déclaré, dans son ordonnance, que ladite demande était «recevable comme telle et fais[ait] partie de
l’instance en cours». Pas un seul de ces arguments n’est fondé.
19.17. Les Etats-Unis n’ont pas présenté, par exemple, de «nouvelles demandes» dans leur
demande reconventionnelle (voir la réponse additionnelle, par. 5.26-5.29). La demande
reconventionnelle ne concerne qu’un seul élément litigieux : l’Iran a enfreint l’article X en
attaquant des navires dans le Golfe et en menant par ailleurs des opérations militaires qui ont
entravé le commerce et la navigation. C’est sur ce point litigieux que se fonde la demande
présentée par les Etats-Unis dans leurs pièces écrites et il en est toujours de même de la demande
qu’adressent les Etats-Unis à la Cour aujourd’hui. Cette demande est soutenue par les preuves
d’opérations militaires iraniennes précises menées contre des navires neutres appartenant à des
intérêts américains. Il n’y a rien d’«irrecevable» dans le fait que les Etats-Unis ont présenté à la
Cour, dans la pièce qu’ils ont déposée en mars 2001, des informations supplémentaires concernant
les actes illicites commis par l’Iran, ni dans le fait qu’ils produiront, le moment venu, des
informations complémentaires à ce sujet si la demande reconventionnelle est examinée lors d’une
phase portant sur les réparations.
19.18. Quand il soutient que les Etats-Unis présentent de «nouvelles demandes», l’Iran cite à
l’appui de son argument l’arrêt rendu par la Cour en 1992 dans l’affaire de Certaines terres à
phosphates à Nauru. Dans cette affaire, Nauru avait déposé une requête au motif que l’Australie
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n’aurait pas respecté l’accord de tutelle approuvé par l’Assemblée générale en 1947. Lorsqu’il a
déposé son mémoire, Nauru y a ajouté une autre demande, relative aux avoirs d’outre-mer des
British Phosphate Commisioners. La Cour a déclaré cette nouvelle demande irrecevable. En effet,
elle explique que la requête ne fait référence à l’aliénation des avoirs d’outre-mer «ni au titre d’un
grief autonome, ni en relation avec la demande de réparation présentée…» (Certaines terres à
phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1992,
p. 265, par. 64.) En outre, la Cour relève qu’il n’est pas fait référence dans la requête à l’accord
trilatéral de 1987 en application duquel ces avoirs ont été inventoriés et liquidés. Enfin, la Cour
note que la nouvelle demande se traduit par une conclusion finale supplémentaire présentée dans le
mémoire. Et la Cour conclut que cette demande additionnelle est «irrecevable au motif qu’elle
constitue une demande tant formellement que matériellement nouvelle et que l’objet du différend
qui lui a originellement été soumis se trouverait transformé si elle accueillait cette demande (ibid.,
p. 267, par. 70).
19.19. Par conséquent, la décision rendue par la Cour en l’affaire Nauru dit exactement le
contraire de ce qu’affirme l’Iran au sujet de la demande reconventionnelle présentée en l’espèce.
Les informations complémentaires soumises à la Cour en mars 2001 dans la présente affaire au
sujet des dommages causés aux navires entrent parfaitement dans le champ de la demande
reconventionnelle formulée en 1997 et des réparations qui y sont demandées. Ces informations
complémentaires concernent la même disposition (du même accord) que celle qui est invoquée
dans la demande reconventionnelle de 1997. Les nouvelles informations entrent totalement dans le
cadre de la conclusion initiale des Etats-Unis. Bref, aucune nouvelle demande n’est présentée à la
Cour et l’objet du différend n’est nullement transformé.
19.20. De même, les Etats-Unis ne cherchent pas à élargir la période pertinente de la
demande reconventionnelle (voir la réponse additionnelle, par. 5.30-5.33). Il est précisé dans la
demande reconventionnelle qu’elle se fonde sur des actes commis dans le Golfe au cours de la
guerre entre l’Iran et l’Iraq. La Cour a déclaré dans son ordonnance de 1998 que la demande
reconventionnelle était en connexité directe avec la demande de l’Iran parce que, entre autres
choses, les faits pertinents étaient «réputés avoir eu lieu dans le Golfe au cours de la même
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période» (C.I.J. Recueil 1998, p. 205, par. 38). Si la Cour statue ensuite sur les réparations, elle
aura à sa disposition tous les éléments nécessaires pour déterminer quelle indemnisation est
justifiée en droit et pour quelle période.
19.21. Enfin, l’Iran soutient que la demande reconventionnelle est irrecevable en raison de
l’article XXI du traité de 1955 qui prévoit que chacune des deux parties peut porter devant la Cour
un différend relatif à l’interprétation ou à l’application du traité qui ne pourrait pas être «réglé
d’une manière satisfaisante par la voie diplomatique» (voir réplique, par. 9.18-9.21; réponse
additionnelle, par. 5.73). Selon l’Iran, il serait encore possible que la demande reconventionnelle
des Etats-Unis puisse être réglée par la voie diplomatique, de sorte que ladite demande n’est par
conséquent pas recevable.
19.22. Pourtant, l’Iran avait déjà présenté ce même argument à la Cour avant qu’elle ne
rende son ordonnance en mars 1998 et la Cour l’a rejeté. Par sa lettre du 2 octobre 1997, l’Iran a
transmis à la Cour les communications échangées entre les deux gouvernements au sujet des
négociations portant sur la demande d’indemnisation formulée par les Etats-Unis. Dans la lettre
qu’il a adressée à la Cour le 18 novembre 1997, l’Iran a soutenu que la demande reconventionnelle
était irrecevable en partie parce que «les Etats-Unis [avaient] effectivement refusé de … résoudre
[la demande reconventionnelle] … par des négociations diplomatiques, en dépit du fait que l’Iran
acceptait de telles négociations». La Cour a pris note de cet argument dans son ordonnance de
mars 1998 (C.I.J. Recueil 1998, p. 194, par. 6; p. 196, par. 12). Mais elle a malgré tout décidé
qu’elle était «compétente pour connaître de la demande reconventionnelle des Etats-Unis» et a
déclaré celle-ci recevable dans ce contexte.
19.23. Il n’est pas étonnant que la Cour ait rejeté l’interprétation que l’Iran donne de
l’article XXI. Confrontée au même problème dans l’affaire Nicaragua c. Etats-Unis, la Cour a
décidé sans hésiter que le différend «ne pourrait pas être réglé d’une manière satisfaisante par la
voie diplomatique» même si, dans cette affaire, il n’y avait eu aucune communication diplomatique
entre les Etats-Unis et le Nicaragua qui fît état de la prétendue violation du traité de 1956 dont il
était question en l’affaire. Le critère appliqué par la Cour n’était pas celui de savoir s’il restait
encore possible que les deux gouvernements puissent régler le problème par la voie diplomatique.
Le critère appliqué par la Cour consistait simplement en ceci : «les Etats-Unis savaient avant
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l’introduction de la présente instance que le Nicaragua affirmait que leur comportement constituait
une violation de leurs obligations internationales; ils savent maintenant qu’il leur est reproché
d’avoir violé des articles précis du traité de 1956» (Activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), compétence et recevabilité,
arrêt, C.I.J. Recueil 1984, p. 428, par. 83; voir également, ibid., opinion individuelle du
juge Jennings, sect. IV, p. 556 : «On pourrait même soutenir, semble-t-il, que tout ce qui est requis
est que, comme le texte le dit avec précision, les reproches entre les parties n’aient pas d’ores et
déjà été «réglés» par la voie diplomatique.»)
19.24. La Cour a appliqué le même critère dans la présente affaire à l’égard de la demande
formulée par l’Iran contre les Etats-Unis. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en décembre 1996, la Cour a
simplement constaté qu’«un différend s’est élevé entre l’Iran et les Etats-Unis; ce différend n’a pu
être réglé par la voie diplomatique et les deux Etats ne sont pas convenus «de le régler par d’autres
moyens pacifiques»…» (C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 809-810, par. 16). Si on applique ce même
critère en l’espèce, l’Iran savait bien, avant l’introduction de la demande reconventionnelle, que les
Etats-Unis soutenaient que son comportement constituait une violation de ses obligations
internationales; or il sait maintenant quelle disposition précise du traité est en cause. En l’état
actuel des choses, le différend à l’origine de la demande reconventionnelle n’a pas été réglé de
façon satisfaisante par la voie diplomatique. Cela suffit à remplir la condition posée par
l’article XXI du traité de 1955.
19.25. Je note également que l’agent de l’Iran, dans ses observations liminaires, a évoqué la
question de la demande reconventionnelle. Il a déclaré que celle-ci était «artificielle» en partie
parce que les Etats-Unis ne l’avaient pas introduite devant la Cour avant 1996 et en partie parce
qu’«aucun autre pays n’a jugé bon de demander à l’Iran d’indemniser ces dommages» (CR 2003/5,
p. 27 (Zahedin-Labbaf)). Comme la Cour le sait, il n’y a rien d’artificiel dans des preuves
concernant des mines mouillées secrètement dans le Golfe qui provoquent des rejets de pétrole, des
missiles puissants qui vont laisser des marins aveugles et invalides, des canonnières qui tirent sur le
quartier d’habitation de marins innocents sans défense. En outre, si le moment où une demande est
déposée devant la Cour a une importance au regard du fond, nous ne pouvons que constater que
l’Iran a attendu plus de cinq ans après la première opération menée par les Etats-Unis contre ses
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plates-formes avant de saisir la Cour. Et si le fait qu’aucun autre Etat n’ait demandé réparation est
pertinent au regard du fond d’une demande, l’Iran doit penser que la Cour n’a pas tranché l’affaire
Nicaragua comme elle aurait dû, puisque, dans ladite affaire, la Cour a reconnu qu’aucune autre
protestation diplomatique à l’encontre des mines posées par les Etats-Unis ne lui avait été présentée
(Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis
d’Amérique), C.I.J. Recueil 1986, p. 47, par. 79). En bref, la demande reconventionnelle n’a rien
d’artificiel.
Conclusion
19.26. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, je déclarerai pour conclure
que la Cour a déjà examiné les questions de compétence et de recevabilité au regard de la demande
reconventionnelle. Si l’Iran a soulevé des points supplémentaires à ce sujet, nous estimons que
lesdits points ne sauraient être retenus.
19.27. Je suis au terme de mon exposé sur la compétence et la recevabilité. Je vous prie,
Monsieur le président, de bien vouloir appeler M. Mattler à la barre.
Le PRESIDENT : Merci, Monsieur Murphy. Je donne la parole à M. Mattler.
M. MATTLER : Je vous remercie, Monsieur le président.
20. LES FAITS QUI FONDENT LA DEMANDE RECONVENTIONNELLE DES ETATS-UNIS
20.1. M. Murphy vient de vous montrer que vous êtes dûment saisis de la demande
reconventionnelle puisque la Cour a compétence pour en connaître et que cette demande est
recevable; il m’incombe maintenant de passer en revue les faits essentiels sur lesquels cette
demande se fonde. Ces faits sont fort nombreux mais mon exposé sera relativement bref car un
bon nombre d’entre eux ont déjà été examinés lorsque les Etats-Unis ont répondu à la demande de
l’Iran.
Les éléments de preuve soumis à la Cour
20.2. Les Etats-Unis ont soumis à la Cour un très grand nombre d’éléments de preuve
concernant les attaques menées par l’Iran contre des navires neutres et notamment américains,
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attaques dont la plupart ont eu lieu dans les eaux internationales, en dehors de la «zone d’exclusion
déclarée pour raison de guerre» de l’Iran. Ces éléments de preuve sont notamment des
communications et des instructions de militaires iraniens qui ont été interceptées, des aveux de
représentants du Gouvernement iranien, des déclarations de hauts responsables des Etats-Unis et
d’autres pays, de très nombreux documents militaires datant de l’époque des faits, des analyses
d’experts militaires, des preuves matérielles et des dépositions crédibles de témoins oculaires.
Parmi ces éléments figurent également un grand nombre de déclarations de tiers bien informés, tels
que l’International Association of Independent Tanker Owner (Intertanko), le service d’information
maritime du Lloyd’s, le General Council of British Shipping, l’Association des armateurs
norvégiens et le Jane’s Defence Weekly.
20.3. Que montrent ces éléments de preuve ? Ils montrent que :
¾ dès 1984, l’Iran, à l’aide de navires, de canonnières, de mines, d’hélicoptères, d’avions et de
missiles sol-sol, a attaqué des navires marchands dans le Golfe (contre-mémoire, par. 1.04-1.08
et 6.3-6.5; duplique, par. 1.11-1.16; annexes 2-10, 14, 17, 18-22, 27, 31-32, 180-202). Par ses
minages et autres formes d’attaques, l’Iran a entravé le commerce et la navigation. En outre,
en menant ces attaques de manière aveugle, il a également violé les obligations fondamentales
du droit de la guerre (voir par exemple la convention VII de La Haye de 1907), ainsi que les
«considérations élémentaires d’humanité» qui sont applicables en temps de guerre comme en
temps de paix (Détroit de Corfou, fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 22). Sur ces points
également, les Etats-Unis ont apporté vendredi dernier des éléments de preuve détaillés;
¾ l’Iran a attaqué plus de deux cents navires marchands, originaires de trente et un pays neutres,
entre 1984 et 1988 (contre-mémoire, par. 1.04; annexes 1, 9-11). La carte projetée devant vous
montre les lieux approximatifs de ces attaques, déterminés à partir des preuves disponibles;
¾ au moins soixante-trois personnes ont été tuées au cours de ces attaques, et au moins
quatre-vingt-dix-neuf autres ont été blessées (ibid.);
¾ comme l’ont montré les éléments de preuve exposés par M. Beavers vendredi dernier, il est
largement établi au sein des milieux maritimes internationaux, notamment par l’intermédiaire
du service d’information maritime du Lloyd’s (voir duplique, par. 6.07), que l’Iran est
responsable de ces attaques;
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¾ selon le Lloyd’s :
«Les nombreux rapports reçus par le service Sinistre [du Lloyd’s] à propos des
attaques iraniennes ne faisaient pas état d’une sélection de cibles chargées d’un
matériel de guerre destiné à l’Iraq. Il était clair que la plupart des navires marchands
ne transportaient pas une telle cargaison. Les mêmes rapports n’indiquaient pas non
plus que Téhéran limitait ces attaques aux seuls navires ayant refusé de se laisser
arraisonner ou fouiller : en fait il semble que rares aient été les bâtiments agressés
pour cette raison.» (Annexe 10, par. 23; voir également le contre-mémoire, par. 1.07.)
¾ l’Iran n’a d’ailleurs présenté à la Cour aucun élément d’aucune sorte prouvant que ces navires
transportaient du matériel de guerre;
¾ le «motif manifeste» des attaques de l’Iran était plutôt de perturber le commerce des pays qui,
d’une façon générale, soutenaient l’Iraq, dans l’espoir de les inciter à influencer ce dernier dans
sa conduite des hostilités (annexe 2, p. 4).
20.4. Tous ces faits sont confirmés par des déclarations émanant du Gouvernement iranien
lui-même. Le président d’Iran, le président du Parlement iranien, l’ambassadeur d’Iran auprès des
Nations Unies, le commandant en chef de la marine iranienne et d’autres hauts responsables ont fait
des déclarations publiques dans lesquelles ils admettent que l’Iran a mené des attaques contre des
navires marchands de pays tiers et menacent de poursuivre ces attaques (annexes 6, 13, 41, 50, 51,
55 et 198). Or, l’un des conseils de l’Iran a lui-même reconnu (CR 2003/5, p. 56) que la Cour, en
l’affaire Nicaragua, a estimé que «des déclarations de cette nature, émanant de personnalités
politiques officielles de haut rang, … possèdent une valeur probante particulière lorsqu’elles
reconnaissent des faits ou des comportements défavorables à l’Etat que représente celui qui les a
formulées. Elles s’analysent alors en une sorte d’aveu.» (Activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt,
C.I.J. Recueil 1986, p. 41, par. 64,.) Pour toute explication, l’Iran prétend que certaines de ces
déclarations «ont été faites dans le cadre de prédications ou d’interviews à la radio à usage interne»
pendant une guerre dangereuse (réponse additionnelle, par. 3.42), comme si cela pouvait rendre ces
déclarations moins véridiques.
20.5. En outre, comme je l’ai signalé lundi dernier, le vice-ministre iranien des affaires
étrangères a déclaré en 1988 à l’ambassade de Norvège à Téhéran que si l’Iran avait attaqué des
navires norvégiens, c’était pour la simple raison qu’ils transportaient une cargaison en provenance
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ou à destination des docks d’Arabie saoudite et du Koweït, et il a même admis que l’Iran était, ce
faisant, conscient de violer le droit international (annexe 198). Par la suite, les autorités
norvégiennes ont tenu compte de ces déclarations pour définir l’attitude à adopter face à ces
attaques qui menaçaient les intérêts de la Norvège et la vie de ses marins (annexe 263).
20.6. Les Etats-Unis estiment en outre que les attaques de l’Iran contre les navires dans le
Golfe étaient de notoriété publique ¾ on en parlait dans la presse, dans les comptes rendus des
compagnies de navigation et d’associations professionnelles, dans des communications émanant de
gouvernements et d’organisations internationales ¾ à tel point que la Cour devrait les considérer
comme des faits établis (voir M. Kazazi, Burden of Proof and Related Issues, p. 174 (1996) : «[l]a
notion de constat judiciaire est incontestablement reconnue en droit procédural international et est
mise en œuvre par diverses juridictions, dont la Cour internationale de Justice»; voir également
Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, arrêt, C.I.J. Recueil 1980, p. 9-10,
par. 12-13; Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua
c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 40, par. 62-63).
Le préjudice causé aux intérêts des Etats-Unis
20.7. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, par ses attaques et ses
minages, l’Iran a créé des conditions qui entravaient le commerce et la navigation. Les navires qui
voulaient naviguer dans le Golfe étaient en danger. Les marchandises qui transitaient par le Golfe
étaient en danger. Les Etats-Unis vous ont donné plusieurs exemples précis d’attaques menées par
l’Iran contre le commerce et la navigation, même s’ils n’ont pas cherché à démontrer avec des
preuves détaillées toutes les actions iraniennes ayant visé des navires neutres (contre-mémoire,
par. 6.08; duplique, par. 6.06 et annexes citées). Les éléments de preuve qui vous ont été soumis
démontrent cependant que les attaques de l’Iran ont porté à différents égards atteinte au commerce
et à la navigation des Etats-Unis.
20.8. Premièrement, les actions de l’Iran ont endommagé des navires battant pavillon des
Etats-Unis. Par exemple, en juillet 1987, le pétrolier Bridgeton, qui battait ce pavillon, heurta une
mine mouillée par l’Iran non loin de l’île de Farsi. L’explosion ouvrit une large brèche dans la
coque du navire et il fallut 150 tonnes d’acier pour la colmater (duplique, p. 183-184, par. 6.06).
- 14 -
20.9. Deuxièmement, les actions de l’Iran ont endommagé des navires dont les propriétaires
étaient américains. En octobre 1987, le pétrolier Sungari, qui appartenait à une société américaine,
fut touché par un missile iranien qui ouvrit une large brèche dans la citerne à tribord, provoquant un
incendie dévastateur (ibid., p. 185). En novembre 1987, un autre pétrolier appartenant à un
propriétaire américain, le Lucy, fut attaqué par des canonnières iraniennes équipées de grenades
autopropulsées. En février 1988, le pétrolier Diane, dont le propriétaire était également américain,
fut attaqué par une frégate iranienne. Les attaques de ce type ont causé des dommages
considérables à des biens américains (ibid., p. 185-187).
20.10. Troisièmement, les actions de l’Iran ont endommagé des cargaisons appartenant elles
aussi à des propriétaires américains. Par exemple, les Etats-Unis ont apporté un très grand nombre
de preuves relatives au pétrolier Texaco Caribbean, victime en août 1987 d’une mine iranienne qui
causa un trou large d’un mètre dans sa coque. Le Texaco Caribbean avait été affrété par une
société américaine, Texaco Inc. Après qu’il eut heurté la mine, une partie de sa cargaison
¾ l’équivalent de 57 000 barils de brut léger iranien ¾, qui appartenait à Texaco, se déversa dans
le Golfe.
20.11. Quatrièmement, les actions de l’Iran ont endommagé des biens exploités par des
usufruitiers dont les propriétaires effectifs étaient américains. Certains navires, comme
l’Esso Freeport et l’Esso Demetia qui furent attaqués par l’Iran en novembre 1987 et en juin 1988
respectivement, appartenaient à des compagnies détenues elles-mêmes à 100 % par des sociétés
américaines. Les dommages causés à ces navires ont porté également atteinte aux intérêts de leurs
propriétaires américains.
20.12. Cinquièmement, des ressortissants américains ont été grièvement blessés à la suite des
actions de l’Iran. Par exemple, lorsqu’un missile HY-2 iranien touche le Sea Isle City, pétrolier
battant pavillon américain, en octobre 1987, l’explosion non seulement causa d’importants
dommages au navire, mais elle fait en outre plusieurs blessés graves parmi les membres de
l’équipage; notamment, le capitaine perd la vue parce qu’il est atteint par des éclats de verre
provenant des hublots du pont, il a plusieurs fractures dont une fracture du crâne et il souffre en
outre d’un collapsus pulmonaire (ibid., p. 185-186; voir également annexe 88).
- 15 -
20.13. Sixièmement, les actions de l’Iran ont imposé aux Etats-Unis des frais de sauvetage,
de transport et de réparation. Elles ont également contraint les Etats-Unis à engager des dépenses
pour fournir une protection aux navires américains dans le Golfe, pour procéder à des opérations de
déminage, entre autres mesures. Par exemple, la Cour sait déjà que le navire de guerre américain
Samuel B. Roberts heurta une mine mouillée par les forces iraniennes alors qu’il revenait d’une
mission consistant à escorter dans le Golfe des navires marchands des Etats-Unis. Cette attaque
endommagea considérablement le navire et fit dix blessés parmi l’équipage américain (duplique,
p. 187-188, par. 6.06).
20.14. Septièmement, les actions de l’Iran ont globalement menacé et entravé toute forme de
commerce et de navigation entre les Etats-Unis et l’Iran, même lorsque ces activités n’étaient pas
exercées par des navires dont le propriétaire fût américain ou qui battaient pavillon américain ou
que ces activités ne concernaient pas des cargaisons appartenant à des Américains. Par exemple,
les actions de l’Iran ont provoqué une augmentation des frais supportés par tous les navires
pratiquant ce commerce et cette navigation, sous la forme notamment d’une augmentation des taux
d’assurance (duplique, par. 1.11, 6.08-6.09, 6.12-6.16). M. Beaver vous a déjà parlé de ces
dommages-là dans son exposé de lundi, et M. Murphy y reviendra tout à l’heure lorsqu’il analysera
la violation du traité de 1955 par l’Iran.
Le «contexte» des attaques de l’Iran
20.15. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, avant de conclure,
permettez-moi de vous dire quelques mots du contexte plus général dans lequel ces attaques ont eu
lieu. L’Iran affirme que la demande reconventionnelle des Etats-Unis doit être examinée à la
lumière du «contexte» du conflit armé qui régnait dans le Golfe (réponse additionnelle, par. 3.4).
Cependant, le contexte plus général montre simplement que l’Iran a mené illicitement des attaques
violentes contre des navires innocents qui naviguaient dans le Golfe, provoquant un très grand
nombre de blessés, des morts, la perte de biens et d’autres dommages.
20.16. Lorsqu’il parle de «contexte», l’Iran demande essentiellement à la Cour de constater
que son territoire a été envahi par l’Iraq en 1980 et qu’il n’a eu d’autre choix, face à cette invasion,
que de s’en prendre aux navires de commerce non armés qui naviguaient dans le Golfe, c’est-à-dire
- 16 -
de mouiller des mines, de lancer des missiles et de déployer des canonnières. Bien entendu, l’Iran
donne de la guerre contre l’Iraq une version incomplète qui sert ses propres intérêts. Or, les
éléments de preuve que l’Iran a lui-même produits montrent que les démarches entreprises par
l’Organisation des Nations Unies pour tenter d’amener les parties à conclure un cessez-le-feu après
le retrait des troupes iraquiennes du territoire iranien, en juin 1882, furent contrecarrées non par
l’Iraq mais par l’Iran, qui a lui-même, peu après, envahi à son tour le territoire iraquien (mémoire,
vol. II, annexe 9, p. 236; réponse additionnelle, annexe 1).
20.17. Même si l’Iran avait dû réagir par la voie de la légitime défense à l’attaque iraquienne,
et même s’il avait pu démontrer ¾ ce qu’il n’a pas fait ¾ que certains des nombreux navires
marchands croisant dans le Golfe se livraient clandestinement au commerce avec l’Iraq, cela ne
l’autorisait pas pour autant à attaquer ne fût-ce qu’un seul de ces navires (pas même un navire
soupçonné de contrebande) sans l’avoir préalablement averti, puis inspecté et perquisitionné. La
Cour a vu que les navires attaqués par l’Iran n’avaient que rarement, voire jamais, refusé de se
laisser inspecter et perquisitionner par les autorités iraniennes.
20.18. En outre, aucun des arguments de l’Iran ne parvient à justifier, fût-ce
superficiellement, qu’il ait attaqué de nombreux navires dont rien ne permettait de penser qu’ils
commerçaient avec l’Iraq. Indépendamment de la question de savoir si l’Iran était ou non victime
d’agression de la part de l’Iraq, le droit international n’admet pas que des actions de ce genre
puissent être dirigées contre des navires neutres au titre de la légitime défense. Dans sa réponse
additionnelle, l’Iran reconnaît que les navires appartenant aux Etats-Unis qui naviguaient dans le
Golfe à l’époque en cause «devaient, par principe, être considérés comme neutres» (réponse
additionnelle, par. 7.10).
20.19. Il n’est donc pas surprenant que le Conseil de sécurité, au vu des inquiétudes
exprimées par les Etats de la région (annexes 181, 193, 201-202), ait expressément condamné dans
sa résolution 552 (1984) les attaques menées par l’Iran contre les navires dans le Golfe, considérant
«que ces attaques [menaçaient] la sécurité et la stabilité de la région et [étaient] lourdes de
conséquences pour la paix et la sécurité internationales» (annexe 27). De même, il n’est pas
surprenant que la Ligue arabe et le Conseil de coopération du Golfe aient tous deux dénoncé les
attaques de l’Iran (annexes 182 et 183), tout comme l’ont fait de nombreux pays dont
- 17 -
l’Arabie saoudite, Bahreïn, l’Egypte, la France, le Japon, la Jordanie, le Koweït, le Royaume-Uni et
l’Union soviétique (annexes 184-202, mémoire, vol. II, annexe 23). Il ressort clairement des
réactions de ces divers organismes et Etats que le «contexte» de la situation du Golfe, dans les
années quatre-vingt, c’était tout simplement que l’Iran passait largement outre aux limites
accordées à un belligérant dans le cadre d’un conflit armé en menant des actions qui portaient
atteinte aux intérêts d’Etats du monde entier.
Conclusion
20.20. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, mon exposé sur l’aspect
factuel de la demande reconventionnelle s’achève là. Je vous prie d’appeler maintenant à la barre
M. Murphy, qui poursuivra la plaidoirie des Etats-Unis.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Mattler. Je donne à nouveau la parole à
M. Murphy.
M. MURPHY : Je vous remercie, Monsieur le président.
21. L’IRAN A VIOLE LE PARAGRAPHE 1 DE L’ARTICLE X DU TRAITE DE 1955
21.1. M. Mattler vient de vous récapituler les faits sur lesquels la demande reconventionnelle
est fondée. Il me revient à présent d’expliquer en quoi les attaques et le mouillage de mines dus à
l’Iran constituent un manquement aux obligations qui lui incombent en vertu du paragraphe 1 de
l’article X du traité de 1955.
21.2. Mon exposé comprend sept parties. Premièrement, je vais examiner en quoi les actions
de l’Iran portaient atteinte à la «liberté de commerce et de navigation». Deuxièmement,
j’indiquerai pour quelles raisons le commerce et la navigation se situaient en l’occurrence «entre
les territoires» de l’Iran et des Etats-Unis. Troisièmement, je préciserai à quels types d’intérêts des
Etats-Unis la violation par l’Iran de l’article X portait atteinte. Quatrièmement, je montrerai
pourquoi le droit de la guerre et le droit de la neutralité n’excusent pas les actions de l’Iran.
Cinquièmement, j’expliquerai pourquoi on ne saurait justifier les actions de l’Iran par l’article XX
- 18 -
du traité ni par la légitime défense. Sixièmement, je dirai quelques mots de la manière dont
l’Iran qualifie la demande reconventionnelle : demande «générique» ou série de demandes
«particulières». Et enfin, septièmement, j’aborderai la question des mesures demandées.
A. Les actions de l’Iran ont porté atteinte à la «liberté de commerce et de navigation» en
violation du paragraphe 1 de l’article X
21.3. Premièrement, permettez-moi d’expliquer pourquoi les actions de l’Iran ont porté
atteinte à la «liberté de commerce et de navigation» au sens du paragraphe 1 de l’article X.
Compte tenu des nombreux éléments de preuve présentés à la Cour que M. Mattler vient de
rappeler brièvement, il ne fait guère de doute que les attaques de l’Iran dans les années quatre-vingt
ont porté atteinte à ces libertés de mille et une façons.
21.4. Le paragraphe 3 de l’article X du traité de 1955 ¾ dont le texte est reproduit sous
l’onglet no
11 de votre dossier ¾ ainsi que les règles coutumières du droit de la mer montrent bien
que la liberté de navigation comprend la liberté de passage inoffensif dans les eaux territoriales. Je
note que les Etats-Unis font ici état du paragraphe 3 de l’article X pour interpréter le paragraphe 1
de cet article, ce qui est une méthode générale d’interprétation de ladite disposition, et, comme le
reconnaît l’Iran, cette méthode convient bien (voir réplique, par. 9.6). Une fois déclenchée la
guerre Iran/Iraq, l’Iran proclama la création d’une zone d’exclusion pour la durée de la guerre ce
qui obligeait les navires ne se dirigeant pas vers des ports iraniens à rester en dehors des eaux
territoriales iraniennes dans le Golfe. Si l’établissement d’une telle zone d’exclusion est permis au
titre du droit de la guerre et de l’article XX du traité, il incombait à l’Iran de proposer aux navires
ainsi exclus une route de rechange sûre.
21.5. Or, l’Iran ne l’a pas fait. A l’extérieur de la zone d’exclusion de l’Iran, les navires en
question étaient attaqués par la marine de guerre et l’aviation de l’Iran, notamment des canonnières
et des hélicoptères; ils étaient en outre exposés aux mines iraniennes, qui leur causèrent des
dommages. En conséquence, les risques auxquels étaient exposés les navires étaient plus grands,
d’où une hausse des coûts de navigation due aux retards, à l’augmentation des taux d’assurance et
aux mesures exceptionnelles qu’il fallait prendre pour protéger les navires et leur équipage (voir
- 19 -
contre-mémoire, par. 6.13-6.16). En effet, comme nous l’avons démontré, ces navires étaient
forcés d’emprunter un couloir très étroit dans les eaux navigables qui canalisait ce trafic en faisant
longer les plates-formes pétrolières iraniennes en pleine mer.
21.6. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, il est difficile d’imaginer une
atteinte plus manifeste à la liberté de navigation et de commerce qu’une attaque visant ouvertement
des navires de commerce en haute mer ou sur les voies utilisées par les navires neutres. La
décision de la Cour en l’affaire Nicaragua est on ne peut plus pertinente. Dans cette affaire, la
Cour a constaté que les Etats-Unis avaient miné des ports nicaraguayens, causant de nombreux
dommages aux navires nicaraguayens et non-nicaraguayens. La Cour a jugé que les Etats-Unis
avaient agi «en contradiction manifeste avec … la liberté de navigation et la liberté de commerce»
garanties par le traité bilatéral similaire dont il était question en l’espèce (Activités militaires et
paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt,
C.I.J. Recueil 1986, p. 139, par. 278).
21.7. Il convient en outre d’interpréter le paragraphe 1 de l’article X à la lumière du
paragraphe 5 de ce même article du traité de 1955 ¾ dont le texte est lui aussi reproduit à
l’onglet no
11 de votre dossier. Si l’on rapproche ces deux dispositions ¾ les paragraphes 1 et 5 de
l’article X ¾ on constate que l’Iran était manifestement tenu de donner refuge aux navires en
détresse, de les traiter amicalement et de leur prêter assistance. En faisant exactement
l’inverse ¾ c’est-à-dire en mettant les navires en situation de détresse et en les menaçant ¾ l’Iran
a manifestement porté atteinte à ces éléments essentiels de la liberté de commerce et la liberté de
navigation (voir duplique, par. 6.24-6.28).
21.8. L’affaire Nicaragua n’est pas la première dans laquelle la Cour a condamné sans
équivoque un Etat pour avoir mouillé des mines dans des eaux ouvertes à la libre navigation des
navires étrangers. Comme la Cour le sait fort bien, en l’affaire du Détroit de Corfou, le
Royaume-Uni a affirmé devant elle que l’Albanie avait violé le droit international en mouillant des
mines dans une voie de navigation internationale. L’Albanie a nié ces faits et a prétendu en outre
que des «circonstances exceptionnelles» l’autorisaient à réglementer le passage des navires
étrangers (C.I.J. Recueil 1949, p. 11-12). La Cour a minutieusement analysé les éléments de
preuve qui lui avaient été présentés en l’espèce avant de relever que les mines étaient d’un certain
- 20 -
modèle ¾ des mines GY de fabrication allemande ¾ et de conclure que, vu leur emplacement
particulier, c’était l’Albanie qui était responsable de leur mouillage (ibid., p. 16-22). L’Albanie a
fait valoir que les mines pouvaient être des mines «flottantes» mouillées ailleurs qui auraient dérivé
dans le détroit de Corfou, mais la Cour a conclu, au vu des éléments de preuve qu’elle avait
examinés, que cette thèse n’était pas fondée (ibid., p. 15). L’Albanie a fait valoir en outre que les
mines auraient pu être mouillées par un autre gouvernement ¾ en l’occurrence, le Gouvernement
grec ¾ mais la Cour a jugé inutile de s’arrêter sur cette assertion qu’elle a qualifiée de
«conjecture» et qui «n’[était] appuyée sur aucune preuve» (ibid., p. 17). Et, pour finir, la Cour a
conclu que «les obligations qui incombaient aux autorités albanaises consistaient à faire connaître
dans l’intérêt de la navigation en général» l’existence d’un champ de mines, une obligation qui
découle notamment du «principe de la liberté des communications maritimes» (ibid., p. 22). Par la
suite, comme elle le sait fort bien aussi, la Cour poursuivit la procédure par une autre phase pour
fixer le montant des réparations dues.
21.9. Pour conclure que l’Albanie était responsable dans l’affaire du Détroit de Corfou, la
Cour a constaté que l’Albanie avait eu connaissance de l’existence d’un champ de mines mais n’en
avait pourtant pas fait notification. La Cour, dans cette affaire-là, n’était pas en mesure de
déterminer que l’Albanie avait effectivement mouillé elle-même ces mines, le Royaume-Uni
n’ayant produit aucun élément de preuve à l’appui de cette assertion (ibid., p. 16). En revanche, en
la présente affaire, les Etats-Unis ont présenté à la Cour des preuves accablantes attestant que
c’était l’Iran qui avait mouillé des mines, comme l’ont dit en détail mes collègues M. Mathias
vendredi (CR 2003/9, par. 3.1-3.9) et M. Mattler lundi. Je ne vais pas revenir sur ces éléments de
preuve, mais je souligne qu’ils sont variés, dignes de foi et non contestés : il y a les rapports
émanant des compagnies maritimes et des milieux du transport maritime attestant que l’Iran a
mouillé des mines; il y a les fragments de mines récupérés sur les lieux où des navires en ont
heurté; il y a les rapports d’experts du monde entier établissant que les mines, étant donné leur
taille, leur forme, leur modèle et leur numéro de série unique en son genre, étaient de fabrication
iranienne; et il y a même un largueur de mines iranien qui a été pris «la main dans le sac» en haute
mer, alors qu’il était en train de mouiller ces mines. Les seules autres preuves qui pourraient
éventuellement être encore apportées à la Cour ne pourraient être que les aveux complets et
- 21 -
honnêtes du Gouvernement de l’Iran lui-même; or même là, nous estimons que les annexes 50
et 55 au contre-mémoire des Etats-Unis constituent d’ores et déjà de tels aveux quand on les
interprète dans leur contexte. Bref, la Cour dispose d’éléments de preuve qui, en l’affaire du
Détroit de Corfou, lui auraient permis de conclure aussitôt que l’Albanie avait mouillé les mines.
21.10. Afin de protéger les navires battant pavillon américain dans le Golfe, les Etats-Unis
durent envoyer des navires d’escorte militaire, par exemple le Samuel B. Roberts. En minant le
couloir de navigation notoirement emprunté par ces navires, l’Iran a en outre sévèrement limité la
possibilité pour ces navires militaires de naviguer dans le Golfe. L’Iran a fait observer qu’au
paragraphe 6 de l’article X du traité de 1955 ¾ dont le texte est là encore reproduit sous
l’onglet no
11 de votre dossier ¾, la définition du mot «navire» ne s’étend pas aux «bâtiments de
guerre». Or, Monsieur le président, le paragraphe 1 de l’article X parle de «liberté de navigation»
sans jamais employer le mot «navire», ce qui veut dire que cette disposition n’exclut pas de sa
protection la liberté de navigation des navires militaires. Contrairement à ce que soutient l’Iran, les
navires militaires ne sont nullement exclus expressément du champ d’application du paragraphe 1
de l’article X.
21.11. Une nouvelle fois, l’affaire Nicaragua conforte la position des Etats-Unis sur ce point.
Dans cette affaire, la Cour a estimé que les Etats-Unis avaient violé un article analogue protégeant
la liberté de commerce et de navigation, cet article précisant de la même manière, dans son dernier
paragraphe, que les «bâtiments de guerre», ainsi que les «bateaux de pêche», n’entraient pas dans la
définition du terme «navire». La Cour a constaté qu’il y avait eu violation de la «liberté de
commerce et de navigation», notamment en raison des dommages causés par les mines aux
«bateaux de pêche» ¾ en effet, les seuls navires battant pavillon nicaraguayen qui avaient heurté
des mines en l’espèce semblent avoir été des navires de pêche (C.I.J. Recueil 1986, p. 46, par. 76;
p. 147, par. 292 7); voir également duplique, par. 6.18-6.19). La Cour n’a donc pas estimé dans
l’affaire Nicaragua que l’exclusion au paragraphe 6 de ce traité des «bateaux de pêche»
s’appliquait aux libertés protégées au paragraphe 1. C’est pourquoi nous estimons qu’il n’y a pas
lieu pour la Cour de considérer aujourd’hui que l’exclusion des «navires de guerre» au
paragraphe 6 du traité de 1955 s’applique aux libertés qui sont en cause en la présente espèce.
- 22 -
21.12. De surcroît, la Cour, dans la présente affaire, a interprété la «liberté de commerce»
comme englobant «non seulement les activités mêmes d’achat et de vente, mais également les
activités accessoires qui sont intrinsèquement liées au commerce» (C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 819,
par. 49). A ce titre, les activités d’un navire militaire qui consisteraient soit à escorter un navire
marchand, soit à être présent dans le secteur pour protéger un tel navire pendant son trajet et donc
protéger le commerce, doivent être considérées comme des «activités accessoires» protégées par la
disposition de l’article X relative à la «liberté de commerce», du moins lorsque la menace dont il
est question découle des activités de l’autre partie (voir duplique, par. 6.17). D’ailleurs, la Cour a
expressément considéré que des actes «susceptibles d’… affecter» le transport de biens pouvaient
violer le paragraphe 1 de l’article X (ibid., p. 819, par. 50 (les italiques sont de nous); voir
également la réplique, par. 6.41 (l’article X «interdit tout acte susceptible d’empêcher ou d’entraver
le commerce de quelque manière que ce soit»)). Les escortes militaires ayant été jugé nécessaires
pour assurer la sécurité du transport des biens commerciaux, le minage des voies maritimes et
autres actes hostiles du même type qui empêchaient d’utiliser ces escortes militaires étaient des
actes «affectant» directement le transport de biens commerciaux. Et c’est à ce titre que lesdits
actes portaient atteinte à la liberté de commerce et de navigation et violaient l’article X.
21.13. Bref, les actions menées par l’Iran portaient incontestablement atteinte au commerce
et à la navigation; nous pensons qu’il s’agissait même de leur véritable but.
B. Les actions menées par l’Iran ont porté atteinte au commerce et à la navigation «entre les
territoires des deux Hautes Parties contractantes» au sens du paragraphe 1 de l’article X
21.14. Permettez-moi à présent d’en venir à la deuxième partie de mon exposé, dans laquelle
je vais préciser de quelle manière les actions menées par l’Iran portaient atteinte à la liberté de
commerce et de navigation «entre les territoires» des deux Etats. Comme je l’ai dit hier
(CR 2003/11, par. 15.21), il s’agit d’un autre élément important du paragraphe 1 de l’article X.
21.15. Contrairement à ce qui se passe avec des plates-formes fixes qui, au moment où elles
sont attaquées, soit ne produisent pas de pétrole, soit produisent du pétrole qu’il est impossible
d’exporter aux Etats-Unis, les Etats-Unis ont établi dans leurs écritures que, pendant la période où
l’Iran attaquait les navires neutres, le commerce direct entre les deux pays était très développé et de
nombreux navires marchands allaient et venaient entre les deux pays.
- 23 -
21.16. En effet, pour la seule année 1987, le montant des importations aux Etats-Unis de
marchandises iraniennes a été estimé à 1,6 milliards de dollars; ces marchandises étaient pour la
plupart transportées par mer. La même année, les Etats-Unis exportèrent à destination de l’Iran
pour 54 millions de dollars de marchandises, dont environ 35 millions de dollars de marchandises
transportées par mer. Commerce et navigation se poursuivirent à un niveau appréciable en 1988
(duplique, par. 6.10). Sur ce point, la Cour voudra bien noter que, si l’embargo américain
d’octobre 1987 a interdit d’importer du pétrole et de produits dérivés d’origine iranienne, il n’a
interdit aucun autre produit d’origine iranienne, ni interdit non plus les exportations américaines à
destination de l’Iran.
21.17. L’existence de ce commerce important n’est pas contestée en l’espèce; l’Iran
lui-même la reconnaît (réplique, p. 222, par. 11.5). La question litigieuse sur laquelle les Parties
semblent diverger est celle de savoir si les attaques lancées et les mines mouillées par l’Iran qui
visaient indistinctement tous les navires croisant dans le Golfe portaient véritablement atteinte au
commerce et à la navigation entre les territoires des deux Etats.
21.18. Pour les Etats-Unis, il ne fait aucun doute que les actions de l’Iran ont bel et bien
porté atteinte à ce commerce et cette navigation. Les navires en provenance de ports des
Etats-Unis ou de leurs eaux territoriales se dirigeant vers des ports iraniens ou les eaux territoriales
de l’Iran, même s’il s’agissait d’un passage inoffensif par les eaux territoriales iraniennes pour
prendre une autre destination, étaient manifestement en danger du fait des actions de l’Iran. Les
navires en provenance des Etats-Unis qui s’approchaient du golfe Persique risquaient de heurter les
mines mouillées par l’Iran dans le golfe d’Oman (voir par exemple les annexes 16 et 53). Les
navires en provenance des Etats-Unis qui entraient dans le golfe Persique mais restaient à
l’extérieur de la zone d’exclusion de l’Iran risquaient de se faire attaquer subrepticement et de subir
des pertes humaines et matérielles. En conséquence, les navires et leur équipage avaient peur de
s’approcher du Golfe et d’y pénétrer, que ce soit pour faire escale dans les ports iraniens, traverser
les eaux territoriales iraniennes, ou que ce soit, s’ils avaient été forcés d’éviter ces eaux ¾ pour
naviguer à n’importe quel autre endroit du Golfe.
21.19. Contrairement à ce que l’Iran veut nous faire croire, les navires faisant route à
destination ou en provenance de ports iraniens n’étaient pas à l’abri des actions illicites de l’Iran,
- 24 -
comme le montre le drame dont fut victime le Texaco Caribbean en août 1987. Ce navire, qui
transportait du pétrole brut léger iranien chargé dans le terminal pétrolier iranien de l’île de Larak,
sortit du Golfe mais heurta une mine mouillée par l’Iran dans le golfe d’Oman (voir duplique,
par. 6.06; annexe 53). Tels étaient les risques encourus lorsque l’on pratiquait le commerce et la
navigation avec l’Iran alors que l’Iran adoptait une conduite dangereuse et illicite dans la région.
21.20. Les navires qui entraient dans le Golfe et parvenaient à éviter les mines ou les
attaques devaient néanmoins supporter des coûts financiers considérables du fait de cette conduite
de l’Iran. Les éléments de preuve que nous vous avons présentés montrent que les navires entrant
dans le Golfe devaient passer par des zones présentant de plus grands risques pour la navigation,
par exemple à cause de la faible profondeur des eaux, et devaient naviguer plus rapidement la nuit,
ce qui était encore plus dangereux sur le plan de la sécurité (voir par exemple les annexes 3, 11, 31,
et l’annexe 180, par. 14). Des trajets qui auraient normalement été ininterrompus devaient
désormais être interrompus pendant la journée, d’où une hausse du coût du voyage (voir par
exemple annexe 180, par. 15; annexe 31, par. 8). Nos éléments de preuve montrent que les
propriétaires de ces navires devaient verser des primes d’assurance bien plus élevées, devaient faire
apporter des modifications aux navires en prévision d’attaques éventuelles, et devaient couvrir des
coûts de main-d’œuvre plus élevés en raison des primes de risque à verser aux membres de
l’équipage et des retards imposés aux activités de maintenance ordinaires (voir par exemple les
annexes 1, 7; annexe 31, par. 2; annexe 180, par. 8). Ces conditions portaient atteinte au commerce
et à la navigation entre les territoires des deux Etats.
21.21. L’approche suivie par la Cour en l’affaire Nicaragua conforte cette position (voir
duplique, par. 6.22). Dans cette affaire-là, les Parties ne contestaient pas l’existence entre elles
d’un commerce, et la Cour a donc constaté l’existence de ce commerce. Dans l’affaire dont la
Cour est aujourd’hui saisie, les deux Etats parties ne contestent pas non plus l’existence entre eux
d’un commerce pendant la période considérée, sauf pour le pétrole d’origine iranienne qui a fait
l’objet d’un embargo des Etats-Unis à partir du mois d’octobre 1987. En outre, en l’affaire
Nicaragua, la Cour a estimé que le mouillage de mines et les attaques d’installations portuaires
étaient le type de faits qui, intrinsèquement, empêchent les navires de se livrer à ce commerce
maritime. Dans l’affaire dont la Cour est aujourd’hui saisie, les Etats-Unis ont démontré que l’Iran
- 25 -
a mené une série d’actions similaires qui, intrinsèquement, empêchent les navires de faire
commerce et de naviguer librement entre les territoires des deux Etats. Bref, les Etats-Unis ont
démontré en l’espèce ce qu’a démontré le Nicaragua dans l’affaire qui l’opposait aux Etats-Unis.
21.22. A l’inverse, ce qu’a démontré l’Iran à l’appui de sa demande n’est pas suffisant.
L’Iran n’est pas parvenu à démontrer qu’il y avait le moindre commerce de pétrole entre les
territoires des deux Etats pendant la période considérée, d’un côté de la carte comme de
l’autre ¾ et les Etats-Unis contestent tout commerce de pétrole pendant cette période. En outre,
comme elles servaient à mener des attaques militaires de caractère offensif, les plates-formes ne
pouvaient jouir d’aucune protection au titre de l’article X.
21.23. Les Etats-Unis estiment que la Cour doit aborder avec une extrême prudence
l’interprétation que l’Iran donne du membre de phrase «entre les territoires», au paragraphe 1 de
l’article X, puisque cette interprétation a considérablement évolué au cours de la présente instance.
J’attire votre attention sur le texte projeté à l’écran et reproduit sous l’onglet no
12 de votre dossier.
Dans son mémoire, l’Iran affirmait que la «liberté de commerce» au paragraphe 1 de l’article X
«subit une atteinte substantielle dès que l’une des parties porte préjudice aux activités
commerciales de l’autre. Cette approche est parfaitement logique : en effet, dans la
plupart des cas, il est impossible de savoir d’avance à qui des marchandises destinées
au commerce et à l’exportation seront en définitive vendues ou revendues, de même
qu’il est impossible de prévoir sur quel territoire elles aboutiront en fin de compte.»
(Mémoire, par. 3.66 ; voir également requête, partie II b).)
21.24. L’Iran a donc dans cette affaire commencé par interpréter la portée du paragraphe 1
de l’article X d’une manière remarquablement extensive qui est difficilement défendable. C’est
seulement après que les Etats-Unis ont introduit leur demande reconventionnelle que l’Iran a bel et
bien désavoué cette interprétation extensive pour donner au moins jusqu’à un certain point corps à
cette formule «entre les territoires». J’attire votre attention sur le nouveau texte projeté à l’écran,
qui est reproduit sous l’onglet no
13 de votre dossier. Dans sa dernière pièce de procédure, l’Iran
retient finalement le critère suivant :
«toute demande invoquant le paragraphe 1 de l’article X est justifiée si son auteur
prouve que le commerce de marchandises quittant le territoire de l’une des Parties,
même si lesdites marchandises transitent par des pays tiers ou sont transformées dans
de tels pays, pour aboutir sur le territoire de l’autre Partie est entravé ou empêché sans
justification par un comportement imputable au défendeur» (réponse additionnelle,
par. 6.28).
- 26 -
Voilà un critère qui, de toute évidence, est extrêmement partial et n’a été conçu que pour les
besoins de la thèse de l’Iran. Pour les raisons que j’ai indiquées hier, ce critère ne convient pas,
tant du point de vue du droit qu’au regard des faits de l’espèce envisagés sous l’angle du droit
(CR 2003/11, par. 15.22-15.72). Quoi qu’il en soit, si ce critère est celui que l’on doit retenir, il
englobe certainement les questions de commerce et de navigation soulevées dans la demande
reconventionnelle.
21.25. Comparons en effet la principale affirmation que présente l’Iran à l’appui de sa thèse
aux faits exposés dans la demande reconventionnelle. La thèse que soutient l’Iran repose sur une
suite d’opérations : le pétrole brut extrait par les trois plates-formes situées hors du territoire iranien
serait acheminé par oléoduc en territoire iranien pour y être transformé, puis transporté par mer
vers certains autres pays, puis déchargé et mêlé à d’autres quantités de pétrole brut, puis transformé
en d’autres produits par raffinage, et ces nouveaux produits seraient parfois réexportés par d’autres
navires dans un autre cadre contractuel vers d’autres pays, y compris peut-être les Etats-Unis.
Voilà la suite d’événements sur laquelle repose la thèse iranienne. Or, l’Iran ne saurait soutenir
d’une part que ce parcours du pétrole, quand il est aussi difficile à suivre, relève bien de la formule
«entre les territoires» des deux pays au sens du paragraphe 1 de l’article X, tout en prétendant
d’autre part que la formule ne s’applique pas aux attaques et aux opérations de minage de l’Iran qui
ont directement porté atteinte au commerce et à la navigation entre les Etats-Unis et l’Iran.
C. Les intérêts américains qui sont en jeu dans la demande reconventionnelle sont protégés
par le traité de 1955
21.26. Monsieur le président, j’en viens à la troisième partie de mon exposé, laquelle porte
sur les types d’intérêts américains qui ont pâti de la violation du traité par l’Iran.
21.27. D’une manière générale, toute la série d’actes de violence que l’Iran a commis contre
les navires neutres dans la région ont porté atteinte aux intérêts des Etats-Unis. Le commerce et la
navigation étaient pratiqués intensément entre les deux Etats au cours de la période concernée. Et
les attaques de l’Iran ont porté directement et gravement atteinte à ce commerce et à cette
navigation.
21.28. Pour aider la Cour, les Etats-Unis ont présenté des informations sur certains navires
parce que celles-ci démontrent les différentes manières dont les intérêts des Etats-Unis ont été
- 27 -
touchés (duplique, par. 6.32-6.38). Parmi ces navires il y en avait qui battaient pavillon américain
et par conséquent, l’intérêt des Etats-Unis concerne ¾ entre autres ¾ la nationalité du navire.
D’autres navires qui ont été attaqués ou minés par l’Iran appartenaient à des entreprises
américaines ou étaient exploités par des sociétés américaines. Certains navires transportaient des
marchandises appartenant à des ressortissants américains. Et un grand nombre d’autres navires
participaient simplement au commerce et à la navigation entre les Etats-Unis et l’Iran.
Indépendamment du statut juridique de leurs navires, les Etats-Unis et leurs ressortissants ont subi
une atteinte directe parce que l’Iran n’a pas respecté un traité qui protège un tel commerce et une
telle navigation.
21.29. Or, l’Iran cherche à empêcher la Cour de constater que le commerce et la navigation
entre les deux pays ont été probablement perturbés en décortiquant le statut juridique des différents
navires que les Etats-Unis ont pris pour exemple afin de montrer quelle atteinte a été portée à leurs
intérêts. Lorsqu’il soutient que l’attaque qu’il a menée contre chacun des navires sortait du cadre
du paragraphe 1 de l’article X, l’Iran soutient soit 1) que le navire ne battait pas pavillon des
Etats-Unis, soit 2) que le navire avait été placé indûment sous ce pavillon. Les deux arguments
sont spécieux.
21.30. Je dirai tout d’abord que le paragraphe 1 de l’article X ne prescrit nullement de limiter
la «liberté de commerce et de navigation» entre les parties aux seuls navires battant pavillon des
Etats-Unis. Pas plus qu’il ne limite la «liberté de commerce et de navigation» aux navires
appartenant aux Etats-Unis ni même aux cargaisons appartenant à des Américains. Prenons un
exemple simple : imaginons qu’un marchand envoie un tapis vers un port iranien, où le tapis est
chargé à bord d’un navire français pour être transporté jusqu’aux Etats-Unis où il est ensuite vendu.
Cette opération de commerce et de navigation entre l’Iran et les Etats-Unis est pleinement protégée
par le paragraphe 1 de l’article X indépendamment du fait que le navire ne bat pas pavillon des
Etats-Unis, que son propriétaire n’est pas américain et que sa cargaison n’appartient même pas à un
Américain. Au paragraphe 1 de l’article X, l’Iran s’est engagé à assurer la liberté de commerce et
de navigation entre les territoires de nos deux Etats sans poser aucune autre condition concernant
- 28 -
l’immatriculation ou le régime de propriété des navires faisant route entre les deux Etats. En
violant le paragraphe 1 de l’article X, l’Iran a porté atteinte aux intérêts économiques des
Etats-Unis.
21.31. Par conséquent, sans se contenter d’avoir prouvé que des navires battant pavillon
américain ont été attaqués, les Etats-Unis ont donné à la Cour l’exemple de cinq navires qui
appartenaient indirectement à des entreprises américaines par le biais de filiales détenues à 100 %
et d’un sixième navire qui avait été affrété par une entreprise américaine et qui transportait une
cargaison appartenant à cette entreprise. Lorsque l’Iran a attaqué ces navires, les Etats-Unis et
leurs entreprises ont subi un préjudice direct ¾ préjudice correspondant à l’atteinte portée à leurs
intérêts économiques. Les Etats-Unis ont cité dans leurs écritures des sources qui font autorité
concernant la capacité d’un Etat à protéger un navire avec lequel ses ressortissants ont un lien de
propriété (duplique, par. 6.35). Ces sources s’imposent avec d’autant plus de force que nous
sommes dans le cadre d’un traité bilatéral, dans lequel l’Iran a accepté qu’il y ait liberté de
commerce et de navigation entre les deux Etats sans limiter aucunement ce commerce et cette
navigation aux navires battant pavillon américain. Et d’ailleurs, pour assurer à la Cour que les
Etats autres que les Etats-Unis dont les navires battaient pavillon dans le Golfe n’ont pas
d’objection à ce que les Etats-Unis présentent cette demande reconventionnelle, nous vous avons
soumis des preuves attestant cette absence d’objection de la part de chacun de ces Etats
(annexes 179, 258).
21.32. Dans sa dernière pièce, l’Iran cite également l’affaire du Saiga, celle de la Barcelona
Traction et celle de l’ELSI pour étayer ses vues, à savoir que les Etats-Unis ne peuvent pas
présenter de demande fondée sur une atteinte causée à leurs ressortissants quand le navire qui a été
attaqué ne bat pas pavillon des Etats-Unis. Mais dans aucune de ces affaires, on ne se trouvait dans
ce cas de figure. Dans l’affaire du Saiga (ILM, vol. 38, p. 1323), le Tribunal du droit de la mer
était saisi directement par l’Etat du pavillon du navire concerné. Le Tribunal ne s’est pas prononcé
sur les droits des Etats tiers qui étaient susceptibles d’avoir un rapport avec le Saiga. Dans l’affaire
de la Barcelona Traction (C.I.J. Recueil 1970, p. 3), la Cour était appelée à établir quels étaient les
droits d’actionnaires belges sur la base du droit international coutumier tel qu’il existait en 1970.
En refusant de connaître de la demande de la Belgique, la Cour a déclaré expressément qu’elle
- 29 -
serait peut-être parvenue à une conclusion différente s’il s’était agi d’interpréter un traité (ibid.,
par. 87 et 90). En revanche, c’est précisément de cela qu’il s’agit ici ¾ interpréter un traité
bilatéral. Et quand elle a eu à connaître de l’affaire de l’ELSI en 1989 (C.I.J. Recueil 1989, p. 15)
où un traité bilatéral était en cause, la Cour a envisagé la structure générale du traité, le libellé
précis de ses dispositions et dans certains cas l’application pratique de ces dispositions pour
pouvoir s’écarter des statuts de l’entreprise et reconnaître d’une manière générale les droits des
propriétaires. La Cour peut faire de même en l’espèce, d’ailleurs elle le doit.
21.33. Je dirai ensuite, bien que cela ne soit pas pertinent dans le cadre de la demande
reconventionnelle, que les Etats-Unis se sentent tenus de répondre brièvement aux allégations
formulées par l’Iran au sujet des procédures d’immatriculation des navires aux Etats-Unis. Dans
nos écritures, nos avons exposé en détail pourquoi le fait de réimmatriculer onze pétroliers
koweïtiens était pleinement conforme au droit international et au droit interne applicable (duplique,
par. 6.29-6.31). En outre, les différents précédents que l’Iran cite dans sa dernière pièce confirment
en fait la légitimité des procédures d’immatriculation américaines. Par exemple, la décision rendue
en 1991 par la cour d’appel fédérale des Etats-Unis, que l’Iran joint comme annexe 7 à sa dernière
pièce, dit que les onze pétroliers étaient régulièrement immatriculés aux Etats-Unis (réponse
additionnelle, annexe 7, p. 2027
(«les sept pétroliers réimmatriculés répondaient parfaitement à la définition d’un
navire américain qui est donnée dans le Fair Labor Standards Act [loi sur les normes
d’équité en matière d’emploi]). Ces onze navires étaient munis des documents requis
par la législation des Etats-Unis de sorte qu’ils étaient autorisés à arborer le pavillon
américain.»))
21.34. De même, dans l’article de doctrine que l’Iran joint comme annexe 8 à sa dernière
pièce, après avoir analysé l’opération de réimmatriculation de pétroliers koweïtiens par les
Etats-Unis, l’auteur conclut que la Cour avait considéré tout comme les juridictions américaines
qu’une telle réimmatriculation satisfaisait à la condition dite du «lien substantiel» (réponse
additionnelle, annexe 8). Cet article renvoie d’ailleurs à l’avis consultatif rendu par la Cour en
l’affaire IMCO (C.I.J. Recueil 1960, p. 150), dans lequel la Cour s’est refusée à appliquer à la
nationalité des navires le principe de l’arrêt Nottebohm (C.I.J. Recueil 1955, p. 4). En l’affaire
IMCO, la Cour devait désigner les «pays … qui possèdent les flottes de commerce les plus
importantes» aux fins de la participation aux travaux du comité de la sécurité maritime, et elle
- 30 -
s’était fondée sur le lieu d’immatriculation du navire, non sur la nationalité du propriétaire effectif.
Conformément à cette méthode, il convient de considérer les navires réimmatriculés aux Etats-Unis
comme des navires des Etats-Unis.
21.35. J’ajouterai que, au vu de l’affaire IMCO, il n’est guère surprenant que les juristes
ayant analysé la guerre des pétroliers entre l’Iran et l’Iraq soient arrivés à la conclusion qu’un Etat
neutre est libre de placer sa marine marchande sous le pavillon d’un autre Etat neutre afin de lui
assurer la protection voulue (Andrea de Guttrey & Natalino Ronzitti, The Iran-Iraq War
(1980-1988) and the Law of Naval Warfare 12, 1993; Wolff Heintschel von Heineeg, «The Law of
Armed Conflit at Sea», Handbook of Humanitarian Law in Armed Conflicts, p. 426 (sous la dir. de
Dieter Fleck, 1995)).
Monsieur le président, à ce stade je suis prêt à vous présenter la quatrième partie de mon
exposé, mais je constate qu’il est déjà tard et qu’il ne reste aux Etats-Unis qu’un temps de parole
d’une heure en tout. Il y aurait donc peut-être lieu de faire une pause.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Murphy. L’audience est suspendue pour
quinze minutes.
L’audience est suspendue de 16 h 20 à 16 h 35
Le PRESIDENT : Veuillez vous asseoir. Monsieur Murphy, veuillez continuer.
M. MURPHY : Je vous remercie, Monsieur le président.
D. Le droit de la guerre et le droit de la neutralité n’excusent pas les actions de l’Iran
21.36. Monsieur le président, la quatrième partie de mon exposé sur la demande
reconventionnelle porte sur le droit de la guerre et sur le droit de la neutralité tels qu’ils
s’appliquent à ladite demande reconventionnelle. Avant de déposer sa dernière pièce, l’Iran a tout
bonnement refusé d’admettre avoir attaqué le moindre navire neutre. Mais voilà que maintenant,
face au poids des preuves qui le contredisent à cet égard, l’Iran a aussi soutenu, apparemment à
- 31 -
titre subsidiaire, que de telles attaques étaient justifiées en droit international. Et à cette fin, l’Iran a
fait valoir dans sa dernière pièce différents arguments concernant le droit de la guerre et le droit de
la neutralité qui n’apparaissaient pas dans sa réplique (réponse additionnelle, par. 7.1-7.51).
21.37. Or, les arguments présentés par l’Iran sont tout à fait stupéfiants. L’Iran reconnaît
qu’il est illicite d’attaquer des navires neutres, mais il dit aussi que les navires qu’il a attaqués
«devaient en fait être qualifiés de navires ennemis du point de vue iranien» (ibid., par. 7.6).
Visiblement, l’Iran estime qu’il suffit de produire une poignée d’éléments censés attester que le
Koweït, l’Arabie saoudite et les Etats-Unis ont soutenu l’Iraq d’une certaine manière au cours de la
guerre Iran/Iraq pour prouver être en quelque sorte légitimement en droit d’attaquer tout navire
faisant escale dans des ports koweïtiens et saoudiens. Monsieur le président, l’Iran n’explique pas
pourquoi les actes qui satisfont à la règle du jus in bello ne sauraient de ce fait emporter violation
du paragraphe 1 de l’article X. Mais laissons cela de côté, car on ne trouve dans le droit de la
guerre aucun principe acceptable pour autoriser de telles attaques.
21.38. L’Iran postule au départ que le Koweït et l’Arabie saoudite étaient des Etats
belligérants dans le cadre de la guerre Iran/Iraq, parce que l’Iran estimait qu’ils
«participaient … profondément au conflit aux côtés de l’Iraq» (ibid., par. 7.8). En revanche, on
nous dit que les Etats-Unis n’étaient pas un Etat belligérant parce que, malgré un «penchant» pour
l’Iraq, ils n’étaient pas «[assez] profondément impliqués dans le conflit [pour] être considérés
comme partie à celui-ci» (réponse additionnelle, par. 7.09-7.10). Et pour cette raison, l’Iran pense
apparemment qu’il avait le droit d’attaquer les navires koweïtiens et saoudiens.
21.39. Pourtant, Madame et Messieurs de la Cour, à en juger par le dossier dont vous êtes
saisis, il ne fait guère de doute que le Koweït et l’Arabie saoudite répondent à la définition du mot
«neutre». Aucun de ces pays n’a déclaré la guerre à l’Iran; aucun de ces pays n’a pris part à un
conflit armé international avec l’Iran; et ces deux pays s’estimaient neutres par rapport à la guerre
Iran/Iraq. Et, à supposer même que ces pays aient appuyé l’Iraq de manière à violer le droit de la
neutralité, un tel appui ne ferait pas de ces Etats des «belligérants», pas plus qu’il ne justifierait les
attaques que l’Iran a menées contre le Koweït, notamment au missile. Il suffit de lire l’ouvrage
rédigé par le conseil de l’Iran lui-même pour trouver confirmation de ce point. Regardez à l’écran
et aussi sous l’onglet n° 14 de votre dossier. M. Bothe a écrit : «Tandis qu’un tel appui de la part
- 32 -
de certains Etats arabes emportait probablement violation du droit de neutralité et conférait donc à
l’Iran le droit d’exercer des représailles, pareilles représailles ne pouvaient s’étendre à l’emploi de
la force contre ces Etats.» (Voir, par exemple, Michael Bothe, «Neutrality at Sea», The Gulf War
of 1980-1988, p. 207 (sous la dir. de I. F. Dekker & H. H. G. Post, 1992).) [Traduction du Greffe.]
21.40. En outre, il semble que l’Iran postule essentiellement que tous les pétroliers ¾ pas
seulement ceux qui battaient pavillon koweïtien ou pavillon saoudien ¾ mais tous les pétroliers qui
faisaient escale dans les ports du Koweït et d’Arabie saoudite participaient effectivement à l’action
militaire parce qu’ils pouvaient transporter du pétrole iraquien. Voilà pourquoi l’Iran déclare «que
les attaques iraniennes alléguées contre des navires transportant du pétrole en provenance de ports
koweïtiens et saoudiens seraient licites» (ibid., par. 7.24; voir aussi CR 2003/5, p. 47, par. 12
(Momtaz)). En d’autres termes, l’Iran estime qu’il était fondé à attaquer les navires des trente pays
neutres qui faisaient escale dans les ports koweïtiens et saoudiens !
21.41. Monsieur le président, on ne peut pas davantage accepter un tel argument. Comme la
Cour le sait pertinemment, le droit international humanitaire ainsi que le droit de la guerre sur mer
énoncent certains principes fondamentaux qui sont diamétralement opposés à cette théorie
iranienne (voir, d’une manière générale, Wolff Heintschel von Heineeg, «The Law of Armed
Conflict at Sea», The Handbook of Humanitarian Law in Armed Conflicts, sous la dir. de
Dieter Fleck, 1995, p. 418). La population civile ne saurait être l’objet d’attaques (protocole
additionnel aux conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des
conflits armés internationaux (protocole I) signé en 1977, Nations Unies, Recueil des traités,
vol. 1125, p. 3, art. 51, par. 2). Les belligérants doivent toujours faire la distinction entre
combattants et non-combattants (ibid., art. 48; voir aussi l’avis consultatif rendu par la Cour sur la
Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, C.I.J. Recueil 1996, p. 226, par. 78). Les
navires marchands neutres sont habilités à transporter ¾ en l’absence de toute contrebande ¾ des
marchandises en provenance ou à destination d’Etats belligérants, à condition de ne pas pratiquer de
discrimination. Pour qu’il y ait «contrebande», il faut que les marchandises soient destinées à
l’ennemi et qu’elles soient susceptibles d’être utilisées dans le conflit armé (voir, par exemple,
- 33 -
Michael Bothe, «The Law of Neutrality», The Handbook of Humanitarian Law in Armed Conflicts,
p. 506-510 (sous la dir. de Dieter Fleck, 1995); Leslie C. Green, The Contemporary Law of Armed
Conflict, 2e
éd., 2000, p. 165-167; Ingrid Detter, The Law of War, 2e
éd., 2000, p. 351-358).
21.42. Les navires marchands neutres peuvent certes acquérir le statut de navires marchands
ennemis s’ils se trouvent directement sous le contrôle de l’ennemi ou s’ils refusent de se soumettre
aux demandes d’identification, notamment d’arraisonnement et de fouille (voir mémoire, vol. III,
annexe 13, p. 600). Pourtant, même si le navire marchand acquiert le statut d’un navire marchand
ennemi, ce fait ne confère pas à lui seul le droit d’attaquer le navire. On s’attend plutôt à ce que la
partie adverse s’empare de ce navire. Ce n’est que si, et seulement si, le contexte militaire
empêche de s’emparer de ce navire marchand que celui-ci pourra être détruit une fois que toutes les
mesures voulues auront été prises pour assurer la sécurité des passagers et de l’équipage (voir, par
exemple, Leslie C. Green, The Contemporary Law of Armed Conflict, 2e
éd., 2000, p. 170-173;
Michael Bothe, «Neutrality at Sea», The Gulf War of 1980-1988, sous la dir. de I. F. Dekker &
H. H. G. Post, 1992, p. 209 : «L’emploi de la force contre un navire marchand, lorsqu’il est sans
rapport avec l’exercice d’un droit d’arraisonnement et de fouille, ou qu’il n’a pas lieu d’être dans
ce cadre, est manifestement illicite.») Ce sont là des principes fondamentaux du droit de la guerre
sur mer et du droit international humanitaire.
21.43. L’application de ces principes aux faits de notre espèce ¾ les attaques iraniennes ¾
révèle que ces attaques étaient loin d’être justifiées et qu’elles ont effectivement constitué des
violations du jus in bello. La grande majorité du pétrole qui partait du Koweït et d’Arabie saoudite
n’était pas d’origine iraquienne et il ressort clairement du dossier que l’Iran n’a fait aucun effort
pour vérifier quels navires transportaient du pétrole iraquien. A la place, l’Iran s’est contenté
d’attaquer les pétroliers sans discrimination. Mais, et c’est là le plus important, même si du pétrole
iraquien destiné à l’exportation se trouvait à bord de navires neutres, ce pétrole n’était pas là en
contrebande. L’Iran n’avait nullement le droit d’arrêter ces pétroliers et de s’emparer de leur
cargaison, et encore moins de les attaquer sournoisement.
21.44. Là encore, ce point de vue se trouve confirmé par le propre conseil de l’Iran. La
diapositive qui est à l’écran figure sous l’onglet n° 15 de votre dossier. M. Bothe écrit ceci :
- 34 -
«Le pétrole qui part d’un port belligérant n’est pas une marchandise de
contrebande. Par définition, une marchandise de contrebande est destinée à un Etat
belligérant. Que les recettes tirées de la vente de pétrole soient importantes pour
financer l’effort de guerre d’un belligérant ne signifie pas que le pétrole devient une
marchandise de contrebande.
Pour une raison similaire, les pétroliers neutres ne sauraient être regardés
comme des objectifs militaires. Ils n’ont qu’une importance indirecte pour l’effort de
guerre de l’Etat belligérant, et leur contribution à cet effort est par trop lointaine.
Penser qu’un pétrolier neutre qui transporte du pétrole acheté à un belligérant fait en
quelque sorte partie de l’effort de guerre de cet Etat belligérant, c’est élargir
véritablement la notion d’objectif militaire légitime au-delà des limites acceptables.»
(Michael Bothe, «Neutrality at Sea», The Gulf War of 1980-1988, p. 211 (sous la dir.
de I. F. Dekker & H. H. G. Post, 1992.) [Traduction du Greffe.]
21.45. Quel dommage que M. Bothe n’ait pas également conseillé l’Iran au milieu des
années quatre-vingt, car alors nous ne serions peut-être pas tous ici aujourd’hui. Mais d’autres
étaient là pour conseiller l’Iran. Lorsque le Koweït et l’Arabie saoudite ainsi que d’autres Etats du
Golfe se sont adressés au Conseil de sécurité des Nations Unies pour se plaindre des «actes
d’agression commis par l’Iran contre la liberté de navigation à destination et en provenance des
ports de nos pays» (annexe 189), le Conseil de sécurité n’a pas répondu à ces Etats : «Tant pis pour
vous, vous êtes des cobelligérants de l’Iraq» ou encore «Tant pis pour vous, les navires qui font
escale dans vos ports sont des cibles légitimes pour l’Iran.» Le Conseil a réagi en réaffirmant les
droits de navigation dans le Golfe, en condamnant les attaques iraniennes contre les navires de
commerce quittant des ports du Koweït et d’Arabie saoudite ou se dirigeant vers ces ports, et en
exigeant ¾ je dis bien en exigeant ¾ que les attaques de l’Iran «cessent immédiatement»
(annexe 27).
21.46. A ce stade, avons-nous un autre fondement en droit pour justifier les attaques de
l’Iran, une sorte de principe des représailles licites ? Et bien, jugeons-en par le constat suivant, qui
est extrait d’une des propres annexes de l’Iran et qui figure sous l’onglet no
16 de votre dossier. A
l’annexe 13 de son mémoire, l’Iran trouvait parfaitement acceptable le constat du capitaine
Jashley Roach, lequel disait :
«[N]ombre des navires frappés par l’Iran étaient en fait des navires neutres, qui
participaient à un commerce assurément neutre, en transportant par exemple des
marchandises en libre circulation à destination ou en provenance de ports neutres. En
bref, un grand nombre des navires que l’Iran a délibérément attaqués étaient des
navires neutres, dont l’Iran savait qu’ils transportaient des marchandises non
susceptibles de capture ou de destruction. L’Iran a semblé justifier ces attaques
comme des mesures de représailles ¾ en effet, il ne les a menées qu’après que l’Iraq
s’en fut pris à des pétroliers desservant les terminaux pétroliers iraniens. Pour justifier
- 35 -
ses attaques, l’Iran a dit que celles-ci serviraient à faire pression sur les Etats du
Conseil de coopération du Golfe (CCG), afin qu’ils fassent cesser les attaques de
l’Iraq contre les installations pétrolières et les pétroliers iraniens. Cependant, des
représailles ne sauraient fonder en droit des attaques contre des personnes civiles
totalement innocentes et des biens de caractère civil impliqués dans un commerce
maritime avec des pays qui n’étaient pas parties au conflit Iran/Iraq.»
Cela sort tout droit de cette annexe de l’Iran lui-même.
21.47. Je dirai tout simplement que les actions de l’Iran ont également violé d’autres
principes fondamentaux du droit international humanitaire. L’Iran a ouvertement pris des civils
pour cible de ses attaques (voir duplique, par. 6.45-6.48; voir aussi annexe 1, p. 8-9). L’Iran a
utilisé des missiles et des mines de telle manière qu’il lui était impossible de faire une distinction
entre combattants et non-combattants. Les mines de l’Iran, parce qu’elles ont été mouillées sans
préavis dans des voies de navigation neutres, ont emporté violation des prescriptions du droit de la
guerre concernant l’utilisation de mines (ibid., par. 6.49-6.51).
21.48. A présent, pour étayer sa théorie de la guerre sur mer, l’Iran va jusqu’à prétendre
qu’elle est de celles que les Etats-Unis ont épousées (réponse additionnelle, par. 7.20-7.24).
Pourtant, les Etats-Unis n’ont jamais épousé une conception du droit de la guerre qui fait aussi
manifestement bon marché des droits des non-combattants et de ceux des navires neutres. Au
contraire, les Etats-Unis ont toujours opéré une distinction très nette entre le statut juridique des
belligérants et celui des «neutres». A l’annexe 10 de sa dernière pièce, l’Iran s’est livré à un
découpage et à un montage en utilisant certaines parties du Commander’s Handbook on the Law of
Naval Operations [Manuel des opérations navales à l’usage des commandants de la marine des
Etats-Unis] de 1989. Dans les parties que l’Iran a laissées de côté, le manuel définit clairement les
termes «neutre» et «belligérant» ainsi que la relation entre ces deux termes (voir The Commander’s
Handbook on the Law of Naval Operations, United States Naval Warfare Publication, NWP 9
(Rev. A)/FMFM 1-10, par. 7.1 (1989)). Et si l’on se fie à ces définitions, alors il ne fait guère de
doute que le Koweït, l’Arabie saoudite et les Etats-Unis étaient tous neutres pendant la guerre
Iran/Iraq.
21.49. De plus, ce manuel américain confirme de manière éclatante que les navires
marchands neutres ne peuvent acquérir le statut de navires marchands ennemis que s’ils exercent
leur activité directement sous le contrôle de l’ennemi ou s’ils refusent de se soumettre aux
demandes d’identification, notamment d’arraisonnement et de fouille (ibid., par. 7.5). Dans les
- 36 -
faits de notre espèce, l’Iran n’a pas montré qu’aucune de ces conditions ait été remplie. Au
contraire, les éléments de preuve qui vous ont été soumis en abondance montrent que ces
conditions n’ont pas été remplies.
21.50. l’Iran cite également le Manuel de San Remo, qui n’est pas ¾ comme la Cour le
sait ¾ un document juridique contraignant. Mais quoi qu’il en soit, le Manuel de San Remo
n’autorise pas les attaques contre les navires marchands neutres telles que celles qui ont été menées
par l’Iran. Le Manuel de San Remo confirme que les navires marchands neutres doivent être
protégés. Même si ces navires se livrent à des activités de contrebande ¾ ce que l’Iran n’a pas
montré ¾ et même s’ils refusent de se soumettre à arraisonnement et fouille ¾ ce que l’Iran n’a
pas davantage montré ¾ le Manuel de San Remo dit clairement en son paragraphe 67 qu’une
attaque contre un navire marchand ne peut avoir lieu que
«si les forces attaquantes ne sont pas en mesure de permettre aux navires de commerce
de placer d’abord les passagers et l’équipage dans un endroit sûr. A moins que les
circonstances ne le permettent pas, on doit leur envoyer un avertissement, afin qu’ils
puissent modifier leur route, décharger leur cargaison ou prendre d’autres
précautions.»
Il n’y a pas une seule de ses attaques pour laquelle l’Iran a pu établir qu’il n’était pas en mesure de
satisfaire à ces conditions, et il ne peut pas l’établir non plus pour les centaines d’attaques qu’il a
menées tout au long de la guerre Iran/Iraq.
21.51. Bref, Monsieur le président, l’Iran cherche à imposer à la Cour une théorie du droit de
la guerre dont il reconnaît lui-même, dans une note de bas de page au moins, qu’elle est
controversée (ibid., par. 7.25, note 27) et qui a été rejetée par le Conseil de sécurité. Si elle devait
adopter cette théorie, la Cour laisserait aux belligérants toute latitude pour attaquer les navires
neutres.
E. Les actions de l’Iran n’étaient «nécessaires» ni au titre de la légitime défense, ni aux fins
de la protection de ses «intérêts vitaux sur le plan de la sécurité»
21.52. Je passe à présent à la cinquième partie de mon exposé. L’Iran tente de justifier la
violation de l’article X en faisant valoir «les intérêts vitaux sur le plan de la sécurité» et la
«légitime défense» puisque l’Iran ripostait à l’agression de l’Iraq (réplique, par. 12.2). De
- 37 -
l’adoption de ces mesures de riposte, l’Iran déclare qu’«il était inévitable qu’[elles] aient un impact
sur la liberté des échanges et du commerce, mais elles ne [pouvaient] pour cela être considérées
comme violant le traité» (ibid.).
21.53. Un état de conflit armé soulève incontestablement des questions de légitime défense
et d’intérêts vitaux sur le plan de la sécurité au sens de l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article XX
mais les actes de l’Iran dont il est question dans la demande reconventionnelle ne sauraient être
justifiés de la même manière.
21.54. Premièrement, l’Iran n’a pas démontré à la Cour que les activités de commerce et de
navigation auxquelles se livraient les navires neutres dans le Golfe ont gravement menacé et lésé
ses intérêts vitaux sur le plan de la sécurité. Dans la cinquantaine d’annexes présentées par l’Iran à
la Cour dans la phase actuelle de la procédure, il n’y a pas la moindre preuve attestant que les
navires attaqués par l’Iran transportaient des biens destinés à l’Iraq et susceptibles d’être utilisés
dans la guerre Iran/Iraq. Il n’existe pas la moindre preuve démontrant que ces navires
transportaient des munitions, transportaient des armes, transportaient des uniformes destinés à
l’Iraq, ni la moindre preuve qu’ils transportaient des biens pouvant être utilisés à des fins de guerre,
tels que des composants servant à fabriquer des armes. Rien ne permet de supposer qu’un tel
commerce menaçait les intérêts vitaux de l’Iran sur le plan de la sécurité ni qu’il justifiait l’exercice
du droit de légitime défense. En fait, de nombreux navires attaqués par l’Iran quittaient le Golfe et
transportaient des biens qui n’étaient pas même d’origine iraquienne.
21.55. Deuxièmement, à supposer que l’Iran ait pu prouver à la Cour que le commerce
auquel se livraient ces navires neutres menaçait ses intérêts vitaux sur le plan de la sécurité, l’Iran
ne peut démontrer, et l’Iran n’a pas démontré avoir raisonnablement établi qu’il était «nécessaire» à
la protection de ces intérêts d’attaquer des navires neutres. Nous avons montré que les Etats-Unis,
des Etats tiers, des organisations internationales ont maintes fois tenté de trouver une solution
diplomatique permettant de dissiper les inquiétudes que l’Iran aurait pu avoir à l’égard du caractère
neutre de ces navires. L’Iran aurait pu tirer parti de ces tentatives, mais il ne l’a pas fait.
21.56. En tout état de cause, l’Iran n’a pas même tenté de démontrer qu’il avait
raisonnablement établi que les attaques contre les navires neutres étaient nécessaires à la protection
de ses intérêts vitaux sur le plan de la sécurité. L’Iran avait une solution de rechange, une solution
- 38 -
qui était un moyen licite de défendre ses intérêts en matière de sécurité. S’il craignait que l’on
transporte des marchandises iraquiennes dans le golfe Persique, le détroit d’Ormuz et le golfe
d’Oman, l’Iran aurait pu légitimement pratiquer l’arraisonnement, la perquisition et la saisie de
telles cargaisons, conformément au droit de la guerre. Dans le contexte de la guerre Iran/Iraq, cette
action aurait été considérée par tous les Etats comme une mesure raisonnable que l’un ou l’autre
des belligérants pouvait prendre pour préserver sa sécurité.
21.57. En fait, on pourrait opposer l’action de l’Iran qui consiste à attaquer des navires
neutres à la création par l’Iran d’une zone d’exclusion iranienne. La création de la zone
d’exclusion a permis à l’Iran de réduire au minimum le risque d’attaque iraquienne contre le
territoire de l’Iran, contre ses biens, contre son peuple, tout comme les mesures prises par les
Etats-Unis contre les plates-formes pétrolières iraniennes leur ont permis de réduire au minimum le
risque d’attaque iranienne contre leurs navires neutres et ceux d’autres pays neutres, et par
conséquent de protéger ainsi les intérêts vitaux des Etats-Unis sur le plan de la sécurité.
21.58. S’agissant de la question de la légitime défense, je constate qu’en raison de leur
nature, ni les attaques contre les navires neutres ni le mouillage de mines ne sauraient être
considérés comme satisfaisant à l’exigence de «nécessité» (voir, par exemple,
Wolff Heintschel von Heineeg, «The law of Armed Conflict at Sea», in The Handbook of
Humanitarian Law in Armed Conflicts, p. 405, à la p. 418, sous la dir. de Dieter Fleck, 1995, («On
ne saurait se livrer au mouillage de mines offensif uniquement pour interdire les navires
marchands»; «lorsqu’ils utilisent des missiles … les belligérants sont tenus de veiller à prendre
exclusivement pour cible des objectifs militaires»)). Par leur nature même, les attaques aveugles
dirigées contre des navires innocents ne répondent pas à cette exigence.
21.59. Je constate aussi que l’Iran ne peut établir que ses attaques contre les navires neutres
répondaient à l’exigence de proportionnalité inhérente à l’exercice du droit de légitime défense. A
supposer que, sur les centaines de navires attaqués par l’Iran dans le Golfe à cette période, certains
d’entre eux aient transporté des biens de contrebande, le lancement de missiles, le mouillage de
mines et autres attaques aveugles de navires par l’Iran n’en étaient pas moins des actes
extraordinairement disproportionnés par rapport au dommage, quel qu’il fût, que cette contrebande
hypothétique aurait pu faire subir à l’Iran.
- 39 -
21.60. Bref, en se contentant d’attaquer de tels navires et de mouiller des mines sans préavis
dans des voies de navigation neutres, l’Iran n’agissait pas pour protéger ses intérêts vitaux sur le
plan de la sécurité pas plus qu’il n’accomplissait un acte nécessaire et proportionné de légitime
défense; il terrorisait purement et simplement les navires d’autres Etats.
F. Il est malaisé de la part de l’Iran de considérer la demande reconventionnelle comme
«générique» ou «particulière»
21.61. Monsieur le président, j’en arrive à la sixième partie de mon exposé. L’Iran semble
juger utile de considérer la demande reconventionnelle des Etats-Unis soit comme un moyen de
défense «générique», soit comme une série d’allégations «particulières». Les Etats-Unis ne voyant
pas l’utilité de ces considérations, nous nous contenterons d’examiner la demande
reconventionnelle comme toute autre demande : la demande reconventionnelle présente des aspects
généraux et en même temps un éventail de faits particuliers sur lesquels elle repose. Qui plus est,
nous relevons que la distinction générique/particulier opérée par l’Iran ne traduit pas la manière
dont la Cour statue.
21.62. Par exemple, examinons comment la Cour aborde l’affaire Nicaragua c. Etats-Unis.
Dans cette espèce, le Nicaragua avait énoncé dans sa requête des conclusions très générales selon
lesquelles les Etats-Unis «dirigea[ient] des actions militaires et paramilitaires au Nicaragua et
contre celui-ci» en violation du droit international et, ce faisant, «[avaient] enfreint et
[enfreignaient] la liberté des mers et [interrompaient] le commerce maritime pacifique» (requête du
Nicaragua du 9 avril 1982, C.I.J. Mémoires, Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et
contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), vol. I, p. 9, par. 26, al. a)). Voilà une
allégation très générale. Le Nicaragua a ensuite communiqué à la Cour, dans ses pièces écrites et
ses plaidoiries, des informations tant générales que particulières sur les prétendues actions des
Etats-Unis. Il a produit en particulier des preuves concernant douze incidents particuliers de
bateaux de pêche nicaraguayens et non nicaraguayens ayant heurté des mines, ainsi que des
informations issues du Lloyd’s, d’articles de presse et d’autres sources, indiquant que les Etats-Unis
avaient mouillé des mines sans préavis, (Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et
contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 46-48,
par. 76-80).
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21.63. La Cour, dans son arrêt sur le fond, a examiné ces moyens de preuve et a conclu que
les Etats-Unis étaient responsables du mouillage de mines sans préavis à une certaine période et
dans une certaine zone géographique «et que l’explosion de ces mines [avait] causé des dommages
personnels et matériels et [ajoute la Cour] créé des risques ayant entraîné la hausse des taux
d’assurance maritime» (ibid., p. 48, par. 80). Dans son dispositif, la Cour décide alors qu’en
mouillant ces mines, «les Etats-Unis ont, à l’encontre de la République du Nicaragua, violé leurs
obligations découlant de l’article XIX du traité d’amitié, de commerce et de navigation…» (ibid.,
p. 147, par. 292 7)).
21.64. J’ignore si l’Iran pense que le Nicaragua, en cette affaire-là, a fait une demande
«générique» ou une série d’allégations «particulières» concernant les dommages causés à certains
navires, ou bien a fait les deux à la fois, ou encore n’a fait ni l’un ni l’autre. Par contre, ce que je
sais, c’est que, dans l’affaire Nicaragua, la Cour n’a pas eu de mal à accepter une proposition
générale consistant à dire qu’une disposition relative à la «liberté de commerce et de navigation»
avait été violée, elle n’a pas eu de mal à examiner les éléments de preuve de caractère général et
particulier concernant des actes commis qui étaient présentés à l’appui de cette proposition, et elle
n’a pas eu de mal à rendre alors un arrêt où elle déclare que la disposition a été violée. La Cour n’a
pas éprouvé le besoin de traiter chacun des incidents qui lui ont été présentés comme des demandes
individuelles et elle a assurément reporté à la phase de la réparation l’examen plus détaillé
permettant de savoir quelles personnes ou quels biens avaient subi des dommages et l’ampleur de
ceux-ci. Nous prions la Cour de faire de même en l’espèce.
G. Réparation
21.65. Dans la dernière partie de mon exposé, Monsieur le président, je tiens à aborder très
brièvement la question des réparations, que l’Iran a également traitée au premier tour de plaidoiries
(CR 2003/8, p. 40-42). Les Etats-Unis ont prié la Cour de dire que l’Iran est «tenu de réparer
intégralement le préjudice … causé aux Etats-Unis pour sa violation du traité de 1955 selon les
formes et pour un montant qui seront déterminés par la Cour à un stade ultérieur de la procédure».
Nous ne pensons pas qu’il y aurait lieu de se prononcer plus en détail sur cette question à ce stade
de la procédure. Etant donné la diversité des actes illicites commis par l’Iran et la diversité des
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pertes, dommages et préjudices causés par l’Iran sur lesquels notre demande reconventionnelle est
fondée, tout examen ultérieur par la Cour de la nature et de l’étendue des dommages ne doit être
réalisé qu’à la suite de pièces et de plaidoiries exhaustives présentées par les deux Parties lors de la
phase des réparations.
21.66. L’Iran a prié la Cour de faire de même au sujet des réparations à l’égard de sa
demande. Si la Cour décidait que la demande de l’Iran est fondée, nous compterons bien, nous
aussi, que la Cour reporterait à la phase des réparations toute décision ultérieure sur la nature et
l’étendue des dommages-intérêts dus aux Etats-Unis.
III. CONCLUSION
21.67. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, permettez-moi de conclure
mon exposé. La demande reconventionnelle présentée par les Etats-Unis en l’espèce relève
entièrement de la compétence de la Cour et elle est recevable. Comme les Etats-Unis l’ont
démontré dans leurs pièces écrites et dans leurs plaidoiries, il ne fait aucun doute que l’Iran s’est
livré à de nombreuses attaques contre les navires neutres dans le golfe Persique, le détroit d’Ormuz
et le golfe d’Oman. En outre, les relations commerciales et maritimes directes entre les Etats-Unis
et l’Iran étaient très actives et les attaques iraniennes leur ont porté atteinte.
21.68. Le paragraphe 1 de l’article X du traité de 1955 vise à protéger la liberté de commerce
et de navigation entre les territoires des deux Etats. Le texte, la genèse et la pratique du
paragraphe 1 de l’article X démontrent que, dans l’interprétation de cette disposition, il faut mettre
l’accent en premier lieu sur la liberté de «commerce et de navigation», et en second lieu sur les
termes «entre les territoires» des deux Etats.
21.69. Le paragraphe 1 de l’article X ne vise pas à protéger les plates-formes pétrolières
offshore qui ne sont pas en mesure de se livrer au commerce «entre les territoires» de l’Iran et des
Etats-Unis, ni les plates-formes offshore qui sont utilisées à des fins militaires offensives. Or les
actions militaires incessantes qui ont été menées par l’Iran dans les années quatre-vingt contre les
navires neutres ¾ en particulier les navires des Etats-Unis ¾ ont porté directement atteinte au
commerce et à la navigation entre les territoires de l’Iran et des Etats-Unis et, de ce fait, ont violé le
- 42 -
paragraphe 1 de l’article X. Par conséquent, nous estimons que l’Iran est tenu d’indemniser
intégralement les Etats-Unis pour cette violation, le montant de la réparation étant à déterminer par
la Cour à un stade ultérieur de la procédure.
21.70. Monsieur le président, je remercie les membres de la Cour de leur patience. Je vous
demande de bien vouloir appeler à la barre M. Taft, agent des Etats-Unis, pour conclure le premier
tour de plaidoiries des Etats-Unis.
Le PRESIDENT: Je vous remercie, Monsieur Murphy. Je donne à présent la parole à
M. Taft, agent des Etats-Unis.
Mr. TAFT : Merci. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour.
22. DECLARATION FINALE DE L’AGENT DES ETATS-UNIS
22.1. Je vais conclure à présent le premier tour de plaidoiries des Etats-Unis. Mais,
auparavant, je tiens à remercier la Cour de l’attention soutenue qu’elle nous a prêtée au cours de
ces quatre jours d’exposés souvent détaillés et de ne pas m’avoir tenu rigueur d’avoir dû
m’absenter cette semaine et d’avoir manqué les audiences de lundi et de mardi : je suis heureux
d’être de retour parmi vous. Comme je l’ai dit au début des exposés des Etats-Unis, la Cour est
investie d’un mandat unique en son genre en tant qu’organe judiciaire principal de l’Organisation
des Nations Unies, celui de préserver la confiance des Etats qui estent ou qui pourraient ester
devant elle. Nous sommes convaincus que la Cour a la capacité de s’acquitter de ce mandat.
22.2. La semaine dernière, durant les trois jours où l’Iran a présenté son argumentation, la
Cour a assisté en direct à une prestation stupéfiante. Les conseils de l’Iran, s’adressant à la Cour,
ont omis de mentionner, ont même nié, des faits qui sont si bien établis qu’ils étaient et sont
toujours uniformément tenus pour vrais par tous les observateurs qui ont suivi les événements du
Golfe dans les années quatre-vingt ¾ tous les observateurs à l’exception de l’Iran. Parmi ces faits,
nous pouvons citer le nombre croissant de navires neutres attaqués par l’Iran dans le Golfe en
l’espace de quatre ans, de 1984 à 1988. Ces attaques n’ont cessé qu’à l’issue de la deuxième action
militaire menée par les Etats-Unis pour y mettre un terme. Parmi ces faits, nous pouvons citer les
attaques que l’Iran dirigeait de façon totalement aveugle contre les navires neutres en utilisant
- 43 -
systématiquement des mines navales et des missiles à longue portée, ainsi que les attaques
iraniennes que l’Iran dirigeait contre certains navires neutres, à partir d’hélicoptères ou
d’embarcations. Nous citerons aussi le fait pour l’Iran d’exploiter des plates-formes pétrolières
qu’il possède dans le Golfe pour faciliter et lancer nombre de ces attaques, ainsi que l’action
soutenue menée par les Etats-Unis, l’Organisation des Nations Unies, d’autres instances
internationales et des Etats tiers pour convaincre l’Iran, sans recourir à une action militaire, de
mettre fin à ces attaques. Malheureusement, tous ces efforts ont été vains.
22.3. Où en sommes-nous à présent ? Permettez-moi de faire le point des éléments de
preuve. Monsieur le président, j’en suis convaincu, la Cour conclura que les Etats-Unis, au terme
des cinq dernières audiences, ont établi les faits suivants :
¾ Premièrement, le maintien d’un commerce maritime ininterrompu, en particulier du commerce
du pétrole, dans le Golfe était essentiel à la stabilité économique de l’ensemble des pays
développés et des pays en développement, dont les Etats-Unis. La protection des navires,
cargaisons et équipages originaires des Etats-Unis relevait des intérêts essentiels de ce pays sur
le plan de la sécurité. En réalité, le conseil de l’Iran semble avoir reconnu ces faits la semaine
dernière.
¾ Deuxièmement, les attaques de l’Iran contre les navires neutres dans le Golfe ont causé la mort
d’au moins soixante-trois personnes et en ont blessé bien davantage. Ces attaques ont aussi
accru de manière spectaculaire les risques et les coûts liés au transport de pétrole et d’autres
marchandises par des navires traversant le Golfe. L’Iran avait menacé de poursuivre ces
attaques.
¾ Troisièmement, l’Iran s’est servi de ses plates-formes pétrolières pour lancer plus facilement
ces attaques, et, parfois, pour en faire des bases de lancement des attaques.
¾ Quatrièmement, de nombreux pays, dont encore une fois les Etats-Unis, non seulement se sont
déclarés extrêmement inquiets face à la menace que les attaques iraniennes représentaient, mais
ont aussi fini par prendre des mesures. Certains d’entre eux ont déployé des navires militaires
dans le Golfe pour tenter de dissuader l’Iran de poursuivre ces attaques.
- 44 -
¾ Cinquièmement, l’Organisation des Nations Unies, les Etats-Unis, de nombreuses instances et
beaucoup d’Etats ont voulu tenter de mettre un terme par voie diplomatique aux attaques
iraniennes.
¾ Sixièmement, toutes ces tentatives ont échoué.
¾ Septièmement, les Etats-Unis ont mené une action militaire à deux reprises pour mettre fin aux
attaques iraniennes.
22.4. Monsieur le président, sur quelles questions litigieuses la Cour doit-elle se prononcer ?
Sur celle de l’application de l’article XX du traité de 1955, les Etats-Unis considèrent qu’il n’existe
véritablement qu’une seule question : à la lumière des faits que je viens d’énumérer, les actions
menées par les Etats-Unis étaient-elles «nécessaires» à la protection de leurs intérêts vitaux sur le
plan de la sécurité ?
22.5. Cette question est litigieuse, mais MM. Weil et Matheson ont démontré que ¾ d’après
les faits que je viens d’énumérer ¾ les actions menées par les Etats-Unis n’ont pas violé le
paragraphe 1 de l’article X du traité, parce qu’elles sont expressément autorisées par les
dispositions de l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article X. Ils ont démontré que l’article XX
s’applique si les actions menées par les Etats-Unis étaient nécessaires à la protection de leurs
intérêts vitaux sur le plan de la sécurité. Les actions menées par les Etats-Unis ne doivent pas être
considérées en l’espèce comme relevant de la légitime défense conformément au droit international
coutumier et à l’article 51 de la Charte des Nations Unies. De même, il ne faut pas obligatoirement
que ces actions aient été plus que «nécessaires». En particulier, le traité ne prescrit pas que le
moyen précis choisi par les Etats-Unis soit le seul moyen de répondre à la menace iranienne contre
les intérêts vitaux des Etats-Unis sur le plan de la sécurité. En fait, comme l’a expliqué M. Weil,
les Etats-Unis devaient être autorisés à exercer leur liberté d’appréciation pour déterminer si leurs
intérêts vitaux sur le plan de la sécurité étaient menacés et établir la manière de faire face à ce
risque. Enfin, mes collègues ont démontré que les actions menées par les Etats-Unis relevaient
bien de cette liberté d’appréciation.
22.6. Que répond l’Iran à ces arguments ? Il soutient que l’action dirigée contre les
plates-formes n’était pas nécessaire à la protection des intérêts essentiels des Etats-Unis en matière
de sécurité parce que selon lui, d’une part, ces intérêts n’étaient pas réellement en danger et d’autre
- 45 -
part, les actions des Etats-Unis n’étaient pas nécessaires pour riposter à un quelconque risque
existant. Néanmoins, il est difficile d’accorder beaucoup de crédit à ces arguments parce que l’Iran
les formule en niant s’être livré à la moindre attaque contre les navires neutres appartenant aux
Etats-Unis et à d’autres pays. Nous avons montré que ce démenti était mensonger et que les
intérêts américains en matière de sécurité étaient clairement mis en danger par les attaques
iraniennes menées par voie de missiles, de mines, d’hélicoptères et de bateaux. L’Iran tente de
brouiller l’image en faisant valoir que les actions de l’Iraq menaçaient également ces intérêts; cet
argument-là est tout simplement dénué de pertinence en l’espèce.
22.7. En ce qui concerne le caractère «nécessaire» de l’action des Etats-Unis, en vérité, l’Iran
se contente de le contester. En effet, depuis près de vingt ans que dure la présente affaire, l’Iran n’a
jamais laissé entendre qu’un autre acte quelconque des Etats-Unis l’aurait convaincu de mettre fin à
ses attaques. Il n’a jamais dit que si les Etats-Unis avaient écrit ne fût-ce qu’une seule lettre de
plus, si l’Organisation des Nations Unies avait utilisé des termes légèrement différents, ou si les
Etats-Unis avaient pris des mesures contre d’autres cibles iraniennes, il aurait mis fin à ses
attaques. Voilà, au moins, qui est honnête de la part de l’Iran puisque ¾ comme cela a été dit à la
Cour ¾ les dirigeants iraniens avaient l’intention de poursuivre les attaques. La seule mesure que
les Etats-Unis, comme l’Iran le donne à penser, auraient pu prendre légitimement pour faire cesser
les attaques de l’Iran consistait à exercer des pressions sur l’Iraq. L’argument est aberrant.
22.8. Au lieu de faire valoir que les Etats-Unis avaient eu une réaction démesurée et que des
mesures de moindre ampleur auraient suffi, l’Iran a laissé entendre dans ses pièces écrites que la
Cour devait mettre en doute la sincérité des Etats-Unis quand ceux-ci disent qu’ils estimaient
devoir prendre des mesures pour mettre fin aux attaques, et le doute s’imposait pour la simple
raison que les Etats-Unis n’ont pas attaqué de cibles situées sur le continent iranien ni de cibles
purement militaires. Cet argument est également absurde à priori. Les Etats-Unis n’étaient pas
obligés de risquer la vie d’un plus grand nombre d’Américains ou d’Iraniens ni de risquer
d’accélérer l’escalade dans la guerre Iran/Iraq pour mettre fin aux attaques de l’Iran contre les
navires neutres.
22.9. La semaine dernière, l’Iran a prétendu dans ses plaidoiries que les Etats-Unis avaient
agi de manière illicite dans la mesure où, après que leur action initiale et limitée contre la
- 46 -
plate-forme de Rostam s’est révélée insuffisante, l’Iran a accéléré ses attaques contre les navires
neutres des Etats-Unis et d’autres pays, et les Etats-Unis ont pris des mesures contre deux autres
plates-formes et une frégate iranienne. Mes confrères ont tout d’abord montré que l’Iran ne dit pas
vrai quand il soutient que les plates-formes n’étaient que des cibles de substitution puisque les
actions menées par les Etats-Unis ont malheureusement été nécessaires pour mettre un terme aux
attaques dévastatrices de l’Iran. Mais ces actions ont fort heureusement été efficaces car elles sont
parvenues à éliminer la menace que faisait peser l’Iran sur le commerce et la navigation dans le
Golfe, à éliminer la menace que faisait peser l’Iran sur la sécurité des navires, des cargaisons et des
équipages américains et, partant, à éliminer la menace que faisait peser l’Iran sur les intérêts
essentiels des Etats-Unis en matière de sécurité.
22.10. Etant donné que les attaques iraniennes menaçaient ces intérêts essentiels des
Etats-Unis en matière de sécurité et que la réaction américaine était nécessaire et adaptée à la
protection de ces intérêts, les mesures prises par les Etats-Unis n’entrent pas dans le champ
d’application des engagements souscrits par les parties à l’article X. La Cour n’a pas besoin d’aller
plus loin pour vider le contentieux.
22.11. La Cour n’a notamment pas besoin de traiter la question de la légitime défense.
Comme l’a démontré M. Weil, le champ d’application de l’exception prévue au paragraphe 1 d) de
l’article XX n’est pas limité aux actions qui répondraient aussi aux conditions de la légitime
défense imposées par le droit international coutumier et par la Charte des Nations Unies. Une telle
limitation est contraire au libellé du traité ainsi qu’aux conclusions de la Cour dans l’affaire
Nicaragua. Ainsi qu’ils l’ont expliqué à de nombreuses reprises en faisant valoir cet argument, les
Etats-Unis ne prétendent pas soustraire leurs actions aux prescriptions de la Charte des
Nations Unies ou du droit international coutumier. Ils se contentent d’affirmer que la question de
savoir si l’action américaine était ou non conforme à ces règles ¾ lesquelles règles sont extérieures
au traité ¾ n’a pas été soumise à la compétence de la Cour au titre de la clause du traité relative à
la résolution des différends. Nous avons également montré que ¾ en tout état de cause ¾ l’action
des Etats-Unis était parfaitement conforme à la Charte et au droit international coutumier.
22.12. L’application de l’article XX exclut de considérer les actions militaires des Etats-Unis
comme interdites par le paragraphe 1 de l’article X. Il est pourtant manifeste ¾ si nous examinons
- 47 -
l’énoncé de l’article X ¾ que l’Iran ne s’est pas acquitté de la charge de la preuve qui lui
incombait à l’égard du seul grief de l’Iran à l’encontre des Etats-Unis qui fût véritablement soumis
à la Cour : l’Iran prétend que les Etats-Unis ont fait obstacle à la liberté de commerce entre les
territoires de l’Iran et ceux des Etats-Unis. En réalité, un certain nombre de faits incontestés
réduisent à néant un élément essentiel de la demande iranienne. On peut notamment citer les faits
ci-après :
¾ les Etats-Unis n’ont pas détruit de marchandises destinées à l’exportation, pas plus qu’ils n’ont
détruit de moyens de transport ou de stockage de ces marchandises;
¾ la première plate-forme, Rostam, n’était pas en service depuis plus d’un an au moment où les
Etats-Unis l’ont attaquée;
¾ la deuxième plate-forme, Sassan, non seulement n’était pas en service, mais en tout état de
cause n’aurait pas non plus pu produire de pétrole à vendre aux Etats-Unis en raison de
l’embargo sur le pétrole imposé six mois avant les attaques américaines;
¾ la troisième plate-forme, Sirri, ne pouvait pas non plus produire de pétrole destiné à la vente
aux Etats-Unis au moment de l’action américaine en raison du même embargo;
¾ toute personne ayant une certaine connaissance du commerce international de pétrole brut et
des produits pétroliers raffinés ne saurait accepter la thèse de l’Iran quand il prétend que ces
exportations de pétrole brut à destination de l’Europe relevaient du commerce entre l’Iran et les
Etats-Unis. La Cour ne saurait non plus accepter l’argument purement conjectural de l’Iran
consistant à dire que, puisqu’il aurait pu se livrer au commerce de pétrole avec les Etats-Unis à
un moment quelconque de l’avenir, il y a eu violation de l’article X.
22.13. Dans ces conditions, il faut rejeter la demande que l’Iran fonde sur le paragraphe 1 de
l’article X au motif que les éléments de preuve présentés par l’Iran lui-même démontrent qu’au
moment des opérations américaines dont l’Iran se plaint, il n’y avait pas de commerce de pétrole à
partir des plates-formes qui fût pratiqué entre le territoire de l’Iran et celui des Etats-Unis. En
conséquence, les Etats-Unis ne pouvaient pas, fût-ce potentiellement, faire obstacle à la liberté de
ce commerce.
22.14. Ces faits relatifs à l’application du paragraphe 1 de l’article X sont déterminants, mais
je tiens à rappeler à la Cour qu’il est une autre raison importante pour laquelle l’article X ne
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s’applique pas aux plates-formes pétrolières ¾ il s’agit de leur utilisation militaire offensive.
Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, la disposition litigieuse en la présente
espèce ¾ «il y aura liberté de commerce et de navigation entre les territoires des deux
Hautes Parties contractantes» ¾ ne signifie pas qu’un Etat peut, afin de conférer l’immunité à ses
actions militaires offensives, conduire aveuglément des attaques contre des navires neutres en se
servant simplement d’une installation un tant soit peu liée au commerce entre les deux Etats.
Elargir indûment la portée de cette disposition pour mettre les attaques de l’Iran à l’abri de toute
riposte efficace est totalement contraire à l’objet du traité de 1955.
22.15. Existe-t-il d’autres faits incontestés ou établis une fois pour toutes auxquels la Cour
devrait s’intéresser ? Oui, il en existe : ce sont en particulier les faits essentiels qui fondent la
demande reconventionnelle des Etats-Unis, c’est-à-dire ceux-ci :
¾ Le commerce et la navigation étaient importants entre les territoires des Etats-Unis et de l’Iran
en 1987 et en 1988.
¾ Les attaques systématiques de l’Iran contre les navires neutres ont empêché tout commerce et
toute navigation dans le Golfe, notamment les activités protégées par les dispositions du
paragraphe 1 de l’article X du traité. C’est ce qu’elles ont fait, par exemple, en contraignant les
navires à emprunter des itinéraires plus détournés et périlleux, à se mettre à l’abri des attaques
iraniennes pendant la journée et à ne se déplacer que la nuit, en faisant monter en flèche les
primes d’assurance acquittées par les navires traversant le Golfe, en tuant et blessant des
marins sur les navires que l’Iran réussissait à arraisonner malgré les précautions que les navires
avaient pu prendre, et en causant d’importants dégâts aux navires eux-mêmes.
¾ Dernier fait à relever, l’Iran prenait directement pour cible les navires protégés par le
paragraphe 1 de l’article X, lesquels étaient endommagés par les mines que l’Iran mouillait
dans les voies de navigation des eaux internationales.
22.16. Si l’on examine ces faits ¾ que nous avons passés en revue lors de la présentation de
notre demande reconventionnelle cet après-midi ¾, une conclusion d’ordre juridique s’impose et il
s’agit précisément de la conclusion à laquelle est parvenue la Cour dans l’affaire Nicaragua : de
telles actions constituent une violation de l’engagement souscrit au paragraphe 1 de l’article X
concernant la liberté de commerce et de navigation.
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22.17. Comment l’Iran réagit-il à cela ? Il propose des théories invraisemblables pour
expliquer et justifier ces attaques. Tout d’abord, l’Iran rejette sur l’Iraq la responsabilité des
attaques qu’il menait lui-même, nous l’avons montré. Ensuite, l’Iran essaie de justifier les actions
qu’il a précisément nié avoir commises en laissant entendre que ses attaques contre les navires
appartenant à des pays neutres étaient justifiées en raison de la guerre qu’il menait contre l’Iraq.
Cependant, comme nous l’avons montré, l’Iran ne peut pas justifier les attaques qu’il lançait
aveuglément contre les navires neutres, et c’est la raison pour laquelle il continue à les nier.
Jamais, pendant les quelque quatre années qu’ont duré ses attaques contre les navires neutres, l’Iran
n’en a accepté la responsabilité, jamais il n’a expliqué pourquoi il les jugeait nécessaires ni
comment elles restaient compatibles avec le droit du conflit armé et de la neutralité. A la place,
l’attitude de l’Iran a consisté ¾ et c’est manifestement toujours le cas aujourd’hui ¾ à nier
sa responsabilité devant la Cour, au moins officiellement. Telle était l’attitude
d’Ali Akbar Hashemi-Rafsanjani, qui était alors président du Parlement iranien, quand il déclarait :
«si nos navires sont touchés, les navires des partenaires de l’Iraq le seront également. Bien
entendu, nous ne revendiquerons aucun acte, car il s’agit d’un combat invisible.»
22.18. Ainsi que mes confrères vous l’ont expliqué, la conclusion à laquelle on ne saurait
manquer de parvenir, à savoir que l’Iran a violé le paragraphe 1 de l’article X du traité, a deux
conséquences. La plus évidente est que l’Iran, à la suite de ce délit international, est tenu
d’indemniser les Etats-Unis.
22.19. Cependant, les Etats-Unis jugent tout aussi important le principe fondamental de droit
international qui empêche un Etat de faire valoir une revendication fondée sur des actes
prétendument illicites alors que ledit Etat a préalablement manqué à ses obligations réciproques.
Cette règle est on ne peut plus juste. Il en va de même de la règle connexe qui interdit à un Etat de
faire valoir une demande relative à un acte qui était une conséquence de sa propre conduite illicite.
Même s’il s’était trouvé que les actions des Etats-Unis contre les plates-formes revenaient à violer
le traité de 1955, ce qui n’est pas le cas, ces mesures ont été prises uniquement en raison des
violations préalables et beaucoup plus flagrantes par l’Iran de ses propres obligations, y compris
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des obligations lui incombant en vertu du droit des conflits armés et de la neutralité. Il faut aussi
rejeter la demande de l’Iran au motif que cette demande est fondée sur la conduite manifestement
illicite de l’Iran lui-même.
22.20. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, au début de cette procédure
orale, le conseil de l’Iran redoutait que la Cour manifeste quelque préférence pour les Etats-Unis
parce que c’est un Etat puissant. Je n’entends pas contester la façon dont l’Iran qualifie les
Etats-Unis. C’est en effet un pays puissant. Je ne remettrai pas non plus en question l’observation
formulée par le conseil qui est que les avantages dont jouit un pays puissant dans d’autres
circonstances sont sans effet devant la Cour. Je vais toutefois aller un peu plus loin.
22.21. De 1984 à 1988, pendant que l’Iran mène ses attaques dans le Golfe contre les navires
neutres appartenant aux Etats-Unis et à d’autres pays et que les Etats-Unis prennent des mesures
contres les plates-formes pétrolières, l’Iran et l’Iraq se livrent une guerre violente qui paraît
interminable ¾ une guerre que l’Iran, comme celui-ci l’a très justement fait remarquer, n’a pas
déclenchée. En temps de guerre, les Etats ne respectent pas toujours les mêmes normes de
comportement qu’en temps ordinaire. Bien souvent, par exemple, ils ne dévoilent pas leurs plans
de guerre et n’assument pas non plus la responsabilité d’opérations militaires quand la publicité va
compromettre leur capacité à lancer des opérations similaires à l’avenir. Le déni de responsabilité
et même la duperie sont monnaie courante. Souvent, les démentis ambigus se mêlent de manière
incongrue aux menaces portant sur des actions à venir. C’était, comme nous l’avons vu, une
pratique qu’adoptaient volontiers de hauts fonctionnaires iraniens, notamment le président du
Parlement iranien, l’ambassadeur de l’Iran auprès des Nations Unies et le vice-ministre des affaires
étrangères lorsqu’ils parlaient des attaques dirigées contre les navires neutres dans le Golfe.
22.22. Mais ici, devant la Cour, la mystification et l’ambiguïté n’ont plus leur place. Les
parties doivent renoncer totalement aux mauvaises habitudes prises en temps de guerre.
Malheureusement, l’Iran ne s’en est pas rendu compte. Car il continue, devant la Cour, à refuser la
responsabilité de ses actes.
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22.23. La Cour doit naturellement, comme l’a dit le conseil de l’Iran, protéger l’intégrité de
ses procédures face à un Etat qui cherche à orienter la décision de la Cour parce qu’il est puissant.
La Cour doit aussi toutefois ¾ sans y mettre moins d’énergie ¾ protéger l’intégrité de ses
procédures face à l’excès de désinvolture à l’égard de la vérité.
22.24. Au moment où il attaquait des navires neutres appartenant aux Etats-Unis et à d’autres
pays dans le Golfe, l’Iran évitait soigneusement d’assumer officiellement la responsabilité de ses
actes tout en essayant de donner pourtant l’impression, de manière implicite, qu’il était bien
responsable des attaques, de façon à intimider les Etats faisant commerce avec l’Arabie saoudite et
le Koweït. L’Iran ne s’attendait pas à ce qu’on le croie ¾ et ne souhaitait d’ailleurs pas qu’on le
croie ¾ quand il déclinait toute responsabilité à ce moment-là. D’ailleurs, comme la Cour l’a vu,
personne alors ne croyait vraiment que l’Iran n’était pas responsable, aussi la Cour ne doit-elle pas
le croire aujourd’hui.
22.25. Monsieur le président, Madame et Messieurs de la Cour, je vous remercie. Ainsi
s’achève l’exposé des Etats-Unis pour le premier tour de cette procédure orale.
Le PRESIDENT : Je vous remercie, Monsieur Taft. Votre exposé clôt en effet le
premier tour de plaidoiries des Etats-Unis d’Amérique. L’audience en l’affaire reprendra
vendredi prochain, le 28 février, à 10 heures, pour entendre la République islamique d’Iran parler
de la demande reconventionnelle des Etats-Unis.
L’audience est levée à 17 h 50.
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