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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE INTERNATIONAL COURT OF JUSTICE
Uncorrected Non -corrigé

CR 99/23 (translation) CR 99/23 (traduction)
Tuesday 11 May 1999 at 3 p.m. Mardi 11 mai 1999 à 15 heures

Le VICE-PRESIDENT, faisant fonction de président : Veuillez prendre place. La Cour va entendre à présent
les conclusions du Royaume-Uni dans l'affaire relative à la Licéité de l'emploi de la force (Yougoslavie c.

Royaume-Uni) et j'ai le plaisir de donner la parole à l'agent du Royaume-Uni, sir Franklin Berman.

Sir FRANKLIN BERMAN : Monsieur le président, Madame et Messieurs les Membres de la Cour, j'ai
l'honneur de représenter le Royaume-Uni dans la présente instance; M. Michael Wood est l'agent adjoint; vont
plaider pour le Royaume-Uni, M. John Morris, Q.C., Attorney-general et le professeur Christopher Greenwood,
Q.C.

La Cour ne s'étonnera pas de m'entendre rappeler que nous sommes de longue date attachés au principe du
règlement judiciaire des différends internationaux, comme en témoigne le fait que le Royaume-Uni a accepté la
juridiction obligatoire de la Cour sans la moindre solution de continuité pendant la plus grande partie de ce
siècle. Si j'insiste sur ce rappel aujourd'hui, c'est que l'attachement ainsi manifesté vis-à-vis de la Cour, c'est-à-
dire de la plus haute institution judiciaire, va de pair avec la ferme volonté de ne pas laisser qui que ce soit
abuser de sa procédure à des fins politiques peu honorables. Et c'est précisément pour cette raison que c'est
l'ttorney-general lui-même qui va devant vous exposer les motifs convaincants pour lesquels, sur le plan du

droit comme sur celui des faits, la Cour ne doit pas, compte tenu de toutes les circonstances, donner suite à la
demande en indication de mesures conservatoires présentée par le requérant. A la suite de l' Attorney-general , le
professeur Greenwood dira plus en détail pourquoi la Cour n'est pas compétente en l'espèce, et l' Attorney-
general, en dernier lieu, résumera notre position.

Un dernier mot, Monsieur le président, pour éviter tout malentendu : je tiens à déclarer officiellement devant la
Cour que le Royaume-Uni, en se présentant devant elle aujourd'hui, ne lui reconnaît aucune autre compétence
que celle qui existait peut-être au moment du dépôt de la requête introductive d'instance.

Si vous me le permettez, Monsieur le président, je demanderai à présent à M. l' Attorney-general de présenter
notre argumentation juridique.

Le VICE-PRESIDENT : Monsieur l' Attorney-general , vous avez la parole.

M. MORRIS : Monsieur le président, Madame, Messieurs de la Cour,

1. C'est pour moi un privilège et aussi un grand plaisir que de me présenter devant vous pour la première fois.
Cela évoque pour moi l'écho lointain des cours de l'Académie de droit international que j'ai suivis quand j'étais
étudiant; il y a de cela si longtemps que je préfère en oublier la date exacte !

2. Aujourd'hui, Monsieur le président, je représente le gouvernement dont je fais partie. J'ai décidé de venir en
personne en raison de l'importance que nous attachons à toute procédure qui se déroule devant la Cour
internationale de Justice. Et je me présente avant tout à cause de la gravité tragique, de l'importance, de la
situation qui règne dans la province du Kosovo et parce que nous avons la volonté de réfuter le tableau
totalement trompeur que nos adversaires apportent de cette situation.

3. Je serai bref. Notre position repose sur deux éléments fondamentaux. Premièrement, le demandeur n'a pas
vraiment cherché à remplir les conditions juridiques - ni quant à la compétence ni quant au fond - qu'il faut

remplir pour qu'il soit possible d'accorder les mesures conservatoires sollicitées, de telle sorte que ses demandes
sont un abus de la procédure de la Cour.4. Deuxièmement, la Cour ne doit de toute façon pas accorder des mesures sollicitées par un gouvernement qui
se trouve accusé de mener l'une des répressions les plus systématiques et les plus scandaleuses que l'on ait pu
observer en Europe depuis la création de la Cour et elle ne doit certainement pas envisager de faire droit à une

demande conçue pour permettre de continuer à pratiquer ces atrocités.

5. Monsieur le président, ce dont la Cour est saisie, d'après les conclusions écrites du demandeur, c'est
ostensiblement d'une requête introductive d'instance contre mon gouvernement. Il lui est joint une demande
adressée à la Cour en indication de ce que le Statut appelle des «mesures conservatoires». Le mot
«ostensiblement» est, certes, un terme fort. Mais, ce que je défends devant vous, c'est l'idée que toutes les
circonstances montrent que la requête de la République fédérale de Yougoslavie (que j'appelle désormais «la
requête») ne sert à rien d'autre qu'àvous transmettre une demande en indication de mesures conservatoires; et
ladite demande en indication de mesures conservatoires (que j'appelle désormais «la demande») manque à tel

point de substance, va chercher si loin sa raison d'être qu'elle constitue finalement un abus de la procédure de la
Cour. C'est pourquoi je vous prierai respectueusement de la rejeter.

6. Dans une affaire comme celle-ci, où il faut que la compétence de la Cour soit établie et où celle-ci va sans
aucun doute être contestée, la Cour a énoncé un certain nombre de conditions qui doivent être remplies avant
qu'elle puisse indiquer des mesures conservatoires. Il faut tout d'abord qu'existe prima facie une base de
compétence à l'égard de la requête. Il faut en deuxième lieu que les mesures conservatoires soient sollicitées en
vue de protéger des droits susceptibles de faire l'objet d'une décision de la Cour dans l'exercice de cette
compétence. Troisièmement, il faut que les circonstances de l'espèce montrent qu'il est urgent d'indiquer des

mesures conservatoires si l'on veut empêcher que les droits en question subissent un préjudice irréparable.

7. Voilà donc à quelles conditions doit répondre l'indication de mesures conservatoires. Il incombe au
demandeur de montrer que ces conditions sont remplies. En l'espèce, aucune des conditions n'est remplie.
Monsieur le président, les conseils de la République fédérale de Yougoslavie ont à peine évoqué ces questions,
hier, dans leurs exposés. Ce sont pourtant les questions sur lesquelles il faut se prononcer à ce stade de la
procédure. Je suis donc fondé à rester sur ce terrain, et à ne pas suivre le professeur Brownlie sur un autre
terrain qui, pour intéressant qu'il soit, est exclusivement celui de l'examen au fond. M. Brownlie a énoncé
quelques propositions contestables, auxquelles nous répondrons si l'affaire atteint le stade voulu. Pour l'instant,

je me bornerai à dire, mais je le dis très fermement, que le Royaume-Uni a agi et continuera d'agir
conformément au droit international tant en recourant à l'emploi de la force que dans le cadre des méthodes et
moyens d'action que nous avons adoptés.

8. Monsieur le président, la Cour a maintes fois fait savoir - et elle a eu raison - qu'il ne faut pas prendre à la
légère une demande en indication de mesures conservatoires. Pareille demande revient à prier la Cour
d'interrompre ses autres travaux et d'imposer à un Etat de se comporter, ou de s'abstenir de se comporter, d'une
certaine façon, avant que la Cour ait décidé qu'elle a compétence, souvent (comme c'est aujourd'hui le cas) sans

qu'il y ait eu échange de pièces écrites, la procédure orale étant par ailleurs réduite au minimum. Le Statut de la
Cour tout comme son abondante jurisprudence montrent qu'une telle demande n'est recevable que s'il existe une
menace d'atteinte imminente et irréparable à des droits qui font légitimement l'objet de la procédure. Ces
conditions sont importantes. Elles le sont pour la bonne administration de la justice entre les parties et elles le
sont aussi si l'on veut que le travail de la Cour continue de bénéficier de la considération due à une haute
institution judiciaire.

9. En l'absence de la première condition à remplir - la compétence prima facie - un demandeur risquerait
d'inciter la Cour à prescrire une mesure dont la Cour constaterait ensuite qu'elle n'avait pas le pouvoir de

l'adopter et ce serait là une infraction grave au caractère consensuel et au fondement de la compétence de la
Cour. Comme l'a expliqué sir Hersch Lauterpacht dans l'affaire Interhandel :

«Il convient de ne pas décourager les gouvernements d'accepter ou de continuer d'accepter les
obligations du règlement judiciaire, en raison de la crainte justifiée qu'en les acceptant ils
risqueraient de s'exposer à la gêne, aux vexations et aux pertes pouvant résulter de mesures
conservatoires dans le cas où il n'existe aucune possibilité raisonnable de compétence au fond
vérifiée par la Cour prima facie .» (.I.J. Recueil 1957, p. 118.)

10. La deuxième condition à remplir est tout aussi importante. En l'absence de cette condition, un demandeur
pourrait alléguer d'une menace aux droits que lui confère un traité pour solliciter indûment, et obtenir, desmesures conservatoires concernant une autre question. En l'absence de la troisième condition à remplir - le
besoin immédiat de mesures destinées à empêcher un préjudice irréparable, - un demandeur sans scrupule
pourrait inciter la Cour en quelque sorte à se prononcer par anticipation sur le fond du différend avant même

que les faits et le droit aient été correctement examinés, et moins encore établis, par la Cour.

11. Le professeur Greenwood se chargera de développer l'idée que la République fédérale de Yougoslavie n'a
pas rempli ces conditions. Mais nous soutenons également que, même quand ces conditions préalables qui sont
essentielles sont remplies, la Cour n'est nullement tenue d'accorder les mesures conservatoires sollicitées. Elle
en a la faculté. Pour le Royaume-Uni, la présente espèce n'est pas de celles dans lesquelles la Cour serait fondée
à exercer cette faculté et à accorder les mesures conservatoires sollicitées.

12. Monsieur le président, il ne faut pas que l'analyse attentive de ces questions de compétence émanant d'un
juriste nous empêche de voir ce qu'est vraiment la situation au Kosovo, de voir le drame, les souffrances dues à
l'action et à la politique délibérée, planifiée du gouvernement que nos adversaires viennent représenter ici,
l'oppression généralisée, choquante dont est victime toute une population ethnique et les effets épouvantables
qu'elle produit sur les pays limitrophes. Permettez-moi de vous dresser un tableau assorti de quelques faits et de
quelques chiffres - vous disposez déjà de certains d'entre eux - et je vais vous le donner aussi calmement que je
le puis, bien que ces faits et ces chiffres aient suscité l'indignation et la révolte de mes concitoyens. Ce n'est pas
moi qui parle, Monsieur le président, ni le Gouvernement du Royaume-Uni, c'est la Haut-Commissaire des
Nations Unies pour les réfugiés, prenant en personne la parole devant le Conseil de sécurité le 5 mai, soit une
semaine après l'introduction de la présente instance.

13.

«La situation des femmes, des hommes, des enfants qui fuient la province du Kosovo-Metohija, en
République fédérale de Yougoslavie, est de plus en plus dramatique. Le Kosovo est peu à peu vidé
- brutalement, méthodiquement - de sa population de souche albanaise. Au cours des trois derniers
jours seulement [dit la Haut-Commissaire], ce sont environ 37 000 nouveaux réfugiés et personnes
déplacées à l'intérieur de leur propre pays qui sont arrivés en Albanie, dans l'ancienne République

yougoslave de Macédoine, et en République du Monténégro. D'autres trains transportant des
milliers de réfugiés sont arrivés hier soir à la frontière entre la Yougoslavie et la Macédoine. Le
nettoyage ethnique et les expulsions massives pratiquées par la force produisent les effets tragiques
que nous leur connaissons plus rapidement encore que nous ne pouvons leur apporter de solution...
Des pays fragiles, qui n'étaient pas préparés, subissent de plein fouet l'arrivée de l'un des flux de
réfugiés les plus importants que l'Europe ait vu se produire au XX e siècle. Plusieurs centaines de
milliers de personnes ont d'ores et déjà dû quitter leur foyer.» [Traduction du Greffe.]

14. Mme Ogata a dit encore, et cet extrait est très important pour situer dans la bonne perspective les allégations
formulées par le conseil de la République fédérale de Yougoslavie :

«Cette crise des réfugiés n'est pas nouvelle. L'an dernier, ce sont des personnes originaires du
Kosovo qui ont constitué plus du quart des demandeurs d'asile en Europe. Jusqu'au 23 mars, date à
laquelle le HCR a dû, à regret, quitter la province à la suite d'une décision prise par le
Coordonnateur des Nations Unies pour les questions de sécurité, le HCR a apporté une aide à

400 000 personnes déplacées à l'intérieur de leur pays ou atteintes d'une autre façon par les
combats à l'intérieur de la province, ainsi qu'à 90 000 réfugiés et personnes déplacées hors du
Kosovo.» [Traduction du Greffe .]

15. Ainsi, Monsieur le président, le demandeur vous a saisi de demandes suivant lesquelles 1200 de ses propres
civils auraient été tués au cours d'une campagne militaire de sept semaines - et il faut, certes, déplorer toutes les
victimes civiles - mais le demandeur compte que vous allez oublier que plus de 700 000 Kosovars ont été
chassés de chez eux : 700 000, près des trois quarts d'un million de personnes, plus du tiers de toute la
population du Kosovo. Comment rester insensible à ce tableau, à ces chiffres ? Il s'agit, bien entendu, de

chiffres et de faits confirmés par les rapports de nos missions diplomatiques dans les pays limitrophes. N'est-il
pas étonnant que le silence à ce sujet soit total dans la requête et la demande dont la Cour est saisie ? Pour
Mme Ogata, il ne fait pas de doute que la cause profonde de la crise (et je la cite à nouveau) se trouve dans «les
violences systématiques et intolérables dirigées contre une population tout entière et dans l'incapacité de les
empêcher.» Tous ceux qui se contentent de regarder leur télévision et de lire les journaux n'éprouvent pas nonplus de doutes à ce sujet. Cela n'incite-t-il pas à se demander ce qui motive véritablement la République
fédérale de Yougoslavie quand elle cherche à obtenir de la Cour une décision en sa faveur ?

16. La Cour sait bien qu'il y a, Monsieur le président, des affaires dans lesquelles l'une des parties en litige dit
que le différend porte sur telle et telle question et l'autre partie proteste en disant qu'il faut aussi mettre en cause
telle ou telle autre entité ou en tenir compte. Il faut juger chacune de ces affaires selon ses particularités. La
présente espèce, toutefois, est de celles qu'iln'est possiblede comprendre que sur la toile de fond des raisons
pour lesquelles mon pays, avec d'autres, mène l'action militaire faisant l'objet de la plainte et cette action
militaire vise précisément, pour reprendre à nouveau les termes de Mme Ogata, à empêcher les violences
systématiques et intolérables dirigées contre une population tout entière. Tout le monde sait cela, y compris
l'Etat demandeur lui-même. Je me permettrai une dernière citation - que je tire cette fois d'une source du
Royaume-Uni - pour montrer que ce que nous faisons n'est pas dirigé contre un peuple ou une population

quelconque, mais vise à sauver les Albanais kosovars du drame qui les accable.

17. Prenant la parole au Conseil de sécurité le 24 mars, c'est-à-dire le jour-même où cette action militaire a
commencé, le représentant permanent du Royaume-Uni, Monsieur le président, a qualifié cette action militaire
de «mesure exceptionnelle destinée à empêcher une épouvantable catastrophe humanitaire».

«Dans les circonstances actuelles au Kosovo [a-t-il poursuivi], des éléments de preuve
convaincants montrent que pareille catastrophe est imminente. De nouveaux actes de répression de

la part des autorités de la République fédérale de Yougoslavie feraient de nouvelles victimes parmi
les civils et aboutiraient à de vastes déplacements de population civile qui auraient lieu dans un
climat hostile. On a tenté par tous les moyens, le recours à la force excepté, d'éviter pareille
situation... L'emploi de la force qui est proposé désormais vise exclusivement à prévenir une
catastrophe humanitaire et constitue le minimum jugé indispensable à cette fin.» [Traduction du
Greffe.]

18. Contrairement à ce qu'a donné à entendre hier le conseil du demandeur, ce furent là constamment les termes
dans lesquels le Gouvernement du Royaume-Uni a présenté sa position au Parlement. Le professeur Brownlie,

mon éminent ami, a évoqué la déclaration que le premier ministre a faite le 23 mars devant la Chambre des
Communes. A son avis, cette déclaration témoignait d'une certaine ambivalence de la part du gouvernement que
je représente quant aux motifs et quant au fondement juridique de notre action. Il n'y a rien de tel, Monsieur le
président, dans cette déclaration du premier ministre, qui a dit que notre action tendrait «essentiellement à
éviter ce qui risque d'être une catastrophe humanitaire au Kosovo». Un peu plus loin, dans la même déclaration,
le Premier ministre dit encore :

«Nous devons agir pour préserver des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants innocents d'une
catastrophe humanitaire - pour les protéger contre la mort, contre la barbarie, contre le nettoyage

ethnique pratiqué par une dictature brutale...» [Traduction du Greffe.]

Notre motivation n'aurait pas pu être définie plus clairement. Cette motivation dément ce que donnait à
entendre le conseil de la République fédérale de Yougoslavie hier, qui était qu'en mettant fin à une catastrophe
humanitaire dans une province de la république, le Gouvernement du Royaume-Uni aurait cherché à plonger
dans la catastrophe humanitaire la population civile d'autres régions du pays, alors qu'il avait encore moins
l'intention de détruire un groupe de population quelconque en tant que tel.

19. Monsieur le président, je ne vais pas m'arrêter longuement sur la question de la compétence. Le professeur
Greenwood s'en chargera. Je tiens simplement à vous rappeler respectueusement que même au cas où la
déclaration faite par le demandeur au titre de la clause facultative reviendrait à accepter valablement la
compétence de la Cour, il n'est manifestement pas possible de l'appliquer à l'encontre du Royaume-Uni en
raison du délai de douze mois qui figure dans notre propre acceptation de la juridiction de la Cour. Pour le
demandeur, toutefois, ce fait crucial paraît n'avoir aucune importance. D'ailleurs, à en juger par ce que nous
entendons à l'audience depuis deux jours, le demandeur paraît avoir formulé ses demandes pratiquement dans
les mêmes termes à l'encontre de toute une série de défendeurs sans prêter la moindre intention à l'énoncé sous
lequel chacun de ces défendeurs accepte la juridiction de la Cour, sans même faire attention au point de savoir

si certains d'entre eux l'avaient même acceptée. Il y a là un manque évident de respect pour la procédure
judiciaire de la Cour.20. Mise à part la clause facultative d'acceptation de la juridiction obligatoire, qui n'est manifestement pas
applicable, la seule autre base de compétence invoquée est l'article IX de la convention sur le génocide. Mais,
Monsieur le président, le demandeur, sur cet aspect là de sa thèse aussi, adopte la même attitude cavalière. Il ne

nous donne pratiquement aucune indication quant au comportement qui serait effectivement reproché au
Royaume-Uni ni quant à la façon dont ce comportement relèverait de la convention sur le génocide. Rien dans
les pièces écrites du demandeur ni dans ses plaidoiries ne correspond, fût-ce de loin, à une allégation plausible
tendant à montrer que le Royaume-Uni a manqué aux obligations lui incombant au titre de la convention ou
qu'il risque d'y manquer. Les allégations concrètes qui sont énumérées, même au cas où elles seraient toutes
vérifiées, même au cas où nous serions effectivement responsables des faits qui nous sont reprochés, ne
relèvent pas du génocide. Il n'existe pas non plus le moindre élément de preuve attestant qu'existerait l'intention
de commettre un génocide. Où donc se situerait véritablement un différend entre nous quant à l'interprétation, à
l'application ou à l'exécution de la convention sur le génocide ?

21. J'ai expliqué, Monsieur le président, que ce que nous faisons vise à sauver un groupe ethnique, et non - je le
souligne - à en détruire un autre. Mais ce que nous savons, au-delà de toute contestation possible, c'est que les
autorités de la République fédérale de Yougoslavie ont systématiquement entrepris ce qui porte aujourd'hui le
nom effrayant de «nettoyage ethnique». Je vous ai donné, il y a un moment, des chiffres qui sont choquants. Il
est amplement prouvé que l'objet finalement recherché est d'expulser par la force de cette zone géographique la
population de souche albanaise tout entière.

22. Monsieur le président, Madame et Messieurs les Membres de la Cour, le demandeur voudrait vous faire

croire que la situation au Kosovo se ramènerait simplement à une affaire d'intervention extérieure injustifiée.
On vous a dit hier qu'une fois qu'il serait mis fin à cette intervention extérieure, la situation à l'intérieur du
Kosovo se traduirait par une harmonie ethnique parfaite. Il est totalement impossible d'ajouter foi à cette
représentation des faits. C'est tout bonnement une mascarade. On veut par là nier totalement la tragédie
humanitaire qui a guidé notre action et que notre seule ambition est de dénouer. Cette présentation vise en outre
à vous rendre aveugle face à ce qui s'est passé depuis, sous l'effet de politique dûment orchestrée par la
République fédérale de Yougoslavie. Ce que veut le monde - ce qu'à notre avis veut le droit international -, c'est
que les habitants du Kosovo puissent rentrer chez eux, puissent y vivre en paix et reconstruire une vie
aujourd'hui brisée. Cela exige manifestement beaucoup plus que la prescription d'un remède

simpliste consistant à dire : «arrêtez les bombardements». Cela impose de protéger le peuple kosovar contre
toutes nouvelles atrocités. C'est la raison pour laquelle les ministres des affaires étrangères du G-8 ont, le 6 mai,
adopté sept principes visant à garantir, en toute sécurité, le rapatriement librement consenti de tous les réfugiés
et de toutes les personnes déplacées et l'instauration de conditions propices à une vie paisible et normale pour
tous les habitants du Kosovo.

23. La Cour doit donc alors se demander quel effet auraient les mesures conservatoires que la République
fédérale de Yougoslavie demande instamment à la Cour de prescrire. Je me permets d'insister et de dire que la
Cour est tenue de se poser la question. Mais elle peut alors facilement conclure que ce que la République

fédérale de Yougoslavie recherche, c'est se servir des procédures de la Cour pour se donner la possibilité de
mener à bien en toute liberté la campagne de «nettoyage ethnique» qu'elle a organisée. Actuellement, l'action
militaire dirigée très précisément contre les moyens permettant de continuer d'opprimer les Albanais kosovars
est le seul mécanisme qui retienne encore l'oppresseur. Imaginez, tentez d'imaginer, comment on vivra, l'hiver
prochain, dans les camps de toile des réfugiés, si ce frein disparaît. Imaginez la réaction de l'opinion publique si
une procédure judiciaire de la Cour devait aboutir à ce résultat.

24. J'en arrive donc, Monsieur le président, à mon dernier point, qui est de savoir si la Cour devrait même
donner une suite quelconque à cette demande de la République fédérale de Yougoslavie. Comme celle-ci ne fait

aucun cas des conditions juridiques à remplir, j'ai déjà qualifié cette demande d'abus de la procédure de la Cour.
Ce seul motif suffit à décider qu'il faut la rejeter. Mais il y a toutefois lieu, Monsieur le président, d'aller plus
loin : dans le système juridique pratiqué dans mon pays, le moyen de droit que constituent les «mesures
conservatoires» relèverait du pouvoir discrétionnaire du tribunal. En examinant s'il doit ou non exercer ce
pouvoir, le tribunal pèserait soigneusement les enjeux de chacun et, ce faisant, vérifierait avec soin que la partie
qui lui demande son concours se présente devant elle les mains propres. Car le tribunal n'autoriserait personne à
se servir de sa procédure pour faciliter l'exécution d'actes honteux. Je ne vois pas pourquoi l'auguste Cour qui
nous écoute n'appliquerait pas les mêmes principes. Ceux-ci sont profondément ancrés dans la nature
fondamentale de la fonction judiciaire. Il convient de les considérer comme des «principes généraux de droit»

au sens de l'article 38 du Statut.25. Pour cette raison tout autant que pour n'importe quel autre motif, la Cour doit rapidement rejeter la
demande.

Monsieur le président, je vous prie à présent de donner la parole au professeur Greenwood qui va présenter nos
arguments concernant la compétence.

Le VICE-PRESIDENT, faisant fonction de président : Je vous remercie, Monsieur l' Attorney-general . Nous
vous écoutons, Monsieur Greenwood.

M. GREENWOOD : Monsieur le président, Madame et Messieurs les Membres de la Cour :

1. C'est un honneur pour moi que de me présenter à nouveau devant vous au nom de mon pays.

2. M. l'ttorney-general a défini devant vous les conditions qui doivent être remplies pour que la Cour puisse
indiquer des mesures conservatoires. Je vais me permettre, Monsieur le président, de développer nos arguments
concernant chacune de ces conditions. Je vais donc montrer :

Premièrement , qu'il n'existe pas de base de compétence prima facie en l'espèce;

Deuxièmement , que les mesures conservatoires sollicitées par le demandeur ne visent pas à
protéger des droits susceptibles de faire l'objet d'une décision en l'espèce; et

Troisièmement, qu'en tout état de cause, les circonstances de l'espèce sont telles qu'il n'existe pas de
risque, et moins encore de risque immédiat d'atteinte irréparable causée à des droits quelconques du
demandeur susceptibles de faire l'objet d'une décision.

Je peux être bref, Monsieur le président, car la République fédérale de Yougoslavie n'a fait que survoler ces
questions dans sa requête et sa demande et, hier, ses conseils ont à peine cherché à montrer que les conditions à
remplir l'avaient été.

1. Il doit existerprima facie pour la Cour une base de compétence

3. Je parlerai tout d'abord, Monsieur le président, de l'absence de toute base de compétence établie prima facie
pour la Cour : il n'y a pas de litige sur ce point entre les Parties et, comme la Cour l'a dit elle-même :

«en présence d'une demande en indication de mesures conservatoires, point n'est besoin pour la

Cour, avant de décider d'indiquer ou non de telles mesures, de s'assurer de manière définitive
qu'elle a compétence quant au fond de l'affaire, mais elle ne peut indiquer ces mesures que si les
dispositions invoquées par le demandeur ... semblent prima facie constituer une base sur laquelle la
compétence de la Cour pourrait être fondée... Cette considération s'applique aussi bien à la
compétence ratione personae qu'à la compétence ratione materiae ...» (Affaire relative à
l'Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, demande
en indication de mesures conservatoires, C.I.J. Recueil 1993, p. 11, par. 14; voir également
l'affaire desEssais nucléaires , par. 13; l'affaire relative aursonnel diplomatique et consulaire
des Etats-Unis à Téhéran , par. 15; et l'affaire destivités militaires et paramilitaires au
Nicaragua et contre celui-ci, par. 24.)

4. Le critère déterminant est par conséquent de savoir si le demandeur qui sollicite des mesures conservatoires a
prouvé qu'il peut valablement soutenir que la Cour est compétente en vertu de l'un au moins des instruments
qu'il invoque dans sa requête introductive d'instance.

5. Or, la République fédérale de Yougoslavie ne satisfait pas à ce critère. Elle n'invoque que deux bases de
compétence éventuelles - le paragraphe 2 de l'article 36 du Statut et l'article IX de la convention sur legénocide - et elle a à peine présenté ces deux bases.

a) L'article 36, paragraphe 2, du Statut, ne fonde pas prima facie la compétence de la Cour en l'espèce

6. En ce qui concerne la clause facultative, la République fédérale de Yougoslavie se fonde sur la déclaration
faite par le Royaume-Uni le 1 er janvier 1969 et sur ce qui prétend être une déclaration de la République fédérale
de Yougoslavie en date du 25 avril 1999.

7. Toutefois, Monsieur le président, il est manifeste que la clause facultative n'établit même pas prima facie la
compétence en l'espèce. Plusieurs considérations conduisent inexorablement à cette conclusion.

8. Premièrement, la déclaration que la République fédérale de Yougoslavie a prétendu faire le 25 avril 1999
n'est pas une déclaration valable au sens du paragraphe 2 de l'article 36. Comme la première phrase de ce texte
le montre clairement, seul un Etat partie au Statut peut faire une déclaration en application de la disposition
considérée. Mais la République fédérale de Yougoslavie n'est pas partie au Statut de la Cour.

9. Il ressort en effet clairement de la résolution 777 (1992) du Conseil de sécurité et de la résolution 47/1 de
l'Assemblée générale adoptée peu de temps après que les organes politiques des Nations Unies ont décidé que
la République fédérale de la Yougoslavie ne peut pas continuer automatiquement d'avoir la qualité de membre
de l'Organisation en succédant à l'ex-Yougoslavie et qu'elle doit présenter une demande d'admission. Or, elle a
choisi de s'abstenir. La République fédérale de Yougoslavie ne peut donc pas être considérée comme un Etat
Membre des Nations Unies ni comme un Etat partie au Statut de la Cour. Par voie de conséquence, elle ne peut
pas établir de lien juridictionnel avec des Etats parties au Statut en prétendant faire une déclaration au sens du
paragraphe 2 de l'article 36.

10. Monsieur le président, comme cette question a fait l'objet d'un exposé détaillé du Canada hier après-midi, je
n'en dirai pas plus et je me contente respectueusement d'intégrer les conclusions du conseil du Canada sur ce
point à l'argumentation du Royaume-Uni.

11. Deuxièmement, Monsieur le président, même si la déclaration du 25 avril devait être considérée comme
valable, elle n'apporte toujours pas de base de compétence, fût-ce prima facie , permettant de trancher un
différend entre la République fédérale de Yougoslavie et le Royaume-Uni. En effet, dans la déclaration qu'il fait
au titre du paragraphe 2 de l'article 36 du Statut, le Royaume-Uni exclut expressément :

«les différends à l'égard desquels toute autre partie en cause a accepté la juridiction obligatoire de la Cour
internationale de Justice uniquement en ce qui concerne lesdits différends ou aux fins de ceux-ci, ou lorsque
l'acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour au nom d'une autre partie au différend a été déposée ou
ratifiée moins de douze mois avant la date du dépôt de la requête par laquelle la Cour est saisie du différend».

12. Sans être expressément libellée en ce sens, la déclaration de la République fédérale de Yougoslavie revient
au fond à vouloir n'accepter la juridiction de la Cour qu'aux fins d'un seul et unique différend.

13. Mais, ce qui importe avant tout, Monsieur le président, c'est que cette acceptation de la juridiction
obligatoire de la Cour par la République fédérale de Yougoslavie n'a été déposée qu'un seul jour avant que la
République fédérale écrive à la Cour au sujet de la présente instance et trois jours avant la date figurant sur la
requête et la demande en l'espèce. Il est par conséquent évident que cette déclaration ne répond pas au délai de
douze mois prescrit dans la seconde disposition de la réserve du Royaume-Uni, ce qui a inévitablement pour
résultat qu'elle ne peut pas même fonder, fût-ce prima facie , la compétence de la Cour en l'espèce.

14. Mon éminent ami, le professeur Suy, a pourtant soutenu, Monsieur le président, que l'affaire relative à la

Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria) (C.I.J. Recueil 1996, p.
13), fournissait une réponse parce qu'apparemment cette affaire a établi sans contestation possible que le
paragraphe 2 de l'article 36 du Statut étaitprima facie une base de compétence dès lors que l'Etat demandeur et
l'Etat défendeur avaient fait des déclarations au titre de cette disposition. Mais, Monsieur le président, il suffit
de jeter un coup d'oeil à cette affaire pour comprendre que la Cour n'a rien décidé de tel. Dans cette affaire entre
le Cameroun et le Nigéria, la Cour a expressément évoqué le fait qu'aucune des deux déclarations émanant des
Parties ne comportait de réserve (ordonnance du 15 mars 1996, p. 20, par. 28). Ce n'est manifestement pas le
cas ici.15. Troisièmement, l'énoncé même de la République fédérale de Yougoslavie n'apporte, prima facie , aucune
base de compétence à la Cour en l'espèce. La République fédérale de Yougoslavie a choisi de limiter son
acceptation de la juridiction de la Cour aux «différends survenant ou pouvant survenir après la signature de la

présente déclaration, qui ont trait à des situations ou à des faitspostérieurs à la présente signature.»

16. Il ne s'agit pas de hasard en l'occurrence, Monsieur le président. Ces termes été choisis soigneusement par la
République fédérale de Yougoslavie parce que celle-ci veut empêcher la Cour d'enquêter sur son comportement
au Kosovo antérieurement au 25 avril 1999, car ce comportement est au coeur même de l'affaire dont la Cour
est saisie. Mais, quand il s'agit de contester le comportement d'autrui, la République fédérale de Yougoslavie ne
se préoccupe pas même de dater les faits qu'elle allègue.

17. Il faut toutefois supposer que ces allégations ont quasi intégralement trait à des événements qui se seraient
produits antérieurement au 25 avril 1999. La République fédérale de Yougoslavie doit par conséquent faire face
aux conséquences qu'aura pour sa demande, aujourd'hui, la détermination avec laquelle elle cherche à se
protéger contre tout risque d'enquête. La situation au Kosovo constitue un tout indivisible et échappe dans son
intégralité au champ défini dans la déclaration de la République fédérale de Yougoslavie, en vertu même de son
propre libellé.

b) L'article IX de la convention sur le génocide

18. Comme la clause facultative ne peut pas établir prima facie de base de compétence, la demande en
indication de mesures conservatoires repose entièrement sur la convention sur le génocide. Le Royaume-Uni
admet, Monsieur le président, que ladite convention est en vigueur entre lui-même et la République fédérale de
Yougoslavie et aussi que l'article IX de ladite convention donne compétence à la Cour.

19. L'article IX n'est toutefois pas une disposition générale s'appliquant à tous les différends. Elle ne s'applique
qu'aux différends relatifs à «l'interprétation, l'application ou l'exécution» de la convention sur le génocide.
Comme la Cour l'a dit dans son avis consultatif relatif aux Réserves à la convention , celle-ci a pour objet de

«sauvegarder l'existence même de certains groupes humains, [et de ] confirmer et ... sanctionner les principes
de morale les plus élémentaires.» ( C.I.J. Recueil 1951, p. 23). A cette fin, la convention définit un délit d'un
caractère très précis, lequel comprend deux éléments constitutifs : un comportement de nature à menacer la
survie d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux et l'intention de détruire ce groupe en tant que tel.

20. Monsieur le président, ce n'est pas là l'objet de la présente affaire - ou, du moins, ce n'est pas là ce qui fait
l'objet de l'affaire dont la République fédérale de Yougoslavie vous a saisis. Les allégations formulées par la
République fédérale de Yougoslavie dans sa requête et dans sa demande - même s'il fallait les tenir pour
véridiques - ne prêtent absolument pas à penser que le Royaume-Uni est en train de commettre un génocide ou

de participer à la commission d'un génocide. Comme M. l' Attorney-general l'a montré, l'action militaire dirigée
contre des cibles en République fédérale de Yougoslavie est un comportement très éloigné de celui qu'interdit
la convention sur le génocide. Et il n'y a pas d'élément de preuve plausible - il ne peut d'ailleurs pas y en avoir -
portant à conclure que le Royaume-Uni a bien l'intention qu'exige la convention et, du reste, dans les
conclusions qu'ils ont présentées hier, les conseils de la République fédérale de Yougoslavie n'ont pas tenté d'en
produire.

21. L'objet véritable de la plainte de la République fédérale de Yougoslavie est clairement défini dans sa
requête et son conseil l'a défini à nouveau clairement dans les conclusions présentées hier. Le Royaume-Uni est

accusé d'infractions à la Charte des Nations Unies, aux conventions de Genève de 1949, au premier protocole
additionnel auxdites conventions et à toute une série de traités relatifs aux droits de l'homme, sans parler de la
convention relative à la liberté de navigation sur le Danube - à laquelle ni le Royaume-Uni ni aucun autre
défendeur dans les présentes affaires n'est partie. La convention sur le génocide n'est évoquée que deux fois et
quasiment en passant.

22. Aucun des instruments sur lesquels la République fédérale de Yougoslavie s'appuie dans sa requête ne
fonde d'aucune manière la compétence de la Cour et, comme celle-ci l'a dit en 1993 (affaire relative à

l'pplication de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, C.I.J. Recueil 1993,
p. 3, par. 34 et 35; p. 325, par. 34 à 36), il n'est pas possible de saisir la Cour de violations alléguées de ces
instruments sous couvert d'une requête fondée sur la convention sur le génocide. Cette convention a trait au
meurtre généralisé commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racialou religieux.

23. Cette convention ne concerne pas la licéité de l'emploi de la force; elle ne concerne pas la conduite

ordinaire d'opérations militaires; elle ne concerne pas les coupures d'électricité; et elle ne concerne certainement
pas la navigation sur le Danube. En cherchant à tout prix à intégrer ces questions au cadre défini dans la
convention sur le génocide, la République fédérale non seulement commet un abus de la procédure de la Cour,
mais encore elle fausse, elle sape la portée d'une convention qui a été adoptée pour faire face au crime le plus
horrible que connaisse l'humanité.

24. Monsieur le président, comme l'article IX de la convention ne peut pas fonder la compétence de la Cour à
l'égard d'allégations étrangères au crime de génocide et qu'il n'a pas été formulé d'allégation plausible quant à la

commission d'un génocide, la convention ne peut pas fournir prima facie de base de compétence en l'espèce.

2. Il ne faut solliciter de mesures conservatoires qu'aux fins de protéger des droits qui pourraient faire
l'objet d'un arrêt rendu dans l'exercice de cette compétence

25. Toutefois, Monsieur le président, la Cour a reconnu également que lorsqu'il est sollicité des mesures
conservatoires dans une affaire dans laquelle il n'existe prima facie de base de compétence qu'en vertu d'un
accord de même nature que celle de la convention sur le génocide, les limites imposées à la compétence de la

Cour entament nettement l'étendue du pouvoir qui lui est imparti d'indiquer des mesures conservatoires. Ces
mesures visent évidemment à sauvegarder des droits qui sont susceptibles de faire l'objet de l'exercice par la
Cour de sa compétence. C'est pour cette raison que, dans l'affaire relative à l' Application de la convention pour
la prévention et la répression du crime de génocide, en 1993, la Cour a dit ceci :

«après avoir établi qu'il existe une base sur laquelle sa compétence pourrait être fondée, [la Cour]
ne devrait pas indiquer de mesures tendant à protéger des droits contestés autres que ceux qui
pourraient en définitive constituer la base d'un arrêt rendu dans l'exercice de cettecompétence» (les
italiques sont de nous) (C.I.J. Recueil 1993, p. 19, par. 35; voir également la seconde ordonnance,

C.I.J. Recueil 1993, p. 342, par. 35 et 36).

26. Dans cette affaire, la Cour a considéré que la seule base de compétence valablement présentée par l'Etat
demandeur était l'article IX de la convention sur le génocide. Elle a par conséquent déclaré : «la Cour ... doit se
borner à l'examen des droits ... pouvant faire l'objet d'un arrêt ... rendu dans l'exercice de sa compétence aux
termes de l'article IX de cette convention» (p. 20, par. 38). Dans la seconde ordonnance qu'elle a rendue dans la
même affaire, la Cour a fait observer que la plupart des droits que la Bosnie-Herzégovine cherchait à protéger
découlaient non pas de la convention sur le génocide mais d'autres traités et elle a par conséquent refusé
d'indiquer la plupart des mesures sollicitées.

27. La présente affaire soulève certaines questions étonnamment proches de celles que je viens d'évoquer. C'est
peut-être dans la lettre adressée au greffier par la République fédérale de Yougoslavie que l'on perçoit le plus
clairement la nature des droits que la République fédérale veut protéger : elle y parle d'introduire des instances
«pour violation de l'obligation de ne pas recourir à l'emploi de la force». La nature de ces droits ressort
clairement aussi des déclarations faites hier par les conseils de la République fédérale de Yougoslavie, lesquels
ont évoqué le droit de ne pas être soumis à l'emploi illégitime de la force, des droits prévus par les conventions
de Genève, des droits consacrés par les traités relatifs aux droits de l'homme, des droits découlant du droit
international coutumier. Le professeur Suy a dit qu'il n'était pas possible de considérer que ces droits étaient

ridicules, non existants, illusoires, indéterminés. Cela peut se discuter, Monsieur le président. Mais ce qui n'est
pas contestable, c'est que ces droits ne peuvent pas être considérés comme découlant de la convention sur le
génocide.

28. Les mesures sollicitées en l'espèce n'ont rien à voir avec la préservation de droits relevant de la convention
sur le génocide. Il n'est pas possible, Monsieur le président, que toutes les fois qu'un Etat est partie à un conflit
armé, cet Etat n'ait qu'à invoquer la convention sur le génocide et à lancer des accusations non étayées contre
son adversaire pour que la Cour puisse demander à ce dernier de mettre fin à des opérations militaires. Les

conditions juridictionnelles à remplir préalablement à l'indication de mesures conservatoires définies par la
Cour signifient que celle-ci, saisie d'une affaire où la convention sur le génocide est la seule base de
compétence possible, ne doit prescrire de telles mesures que si elle a constaté que le demandeur a valablement
démontré qu'il est commis des actes assimilables à un génocide ou qu'il risque d'en être commis. A la différencede l'affaire où la Bosnie sollicitait des mesures contre la République fédérale de Yougoslavie, tel n'est pas
manifestement le cas ici.

3. Il n'existe pas de menace immédiate aux dépens de droits qui pourraient faire l'objet d'un arrêt de la
Cour

29. Un dernier point, Monsieur le président : quand bien même les Parties seraient en litige au sujet de droits
relevant de la convention sur le génocide, le demandeur n'a pas du tout apporté la preuve que les droits qu'il tire
de cette convention sont menacés. Au lieu de chercher à combler cette lacune, le professeur Suy a voulu la
contourner en invitant la Cour à indiquer des mesures tendant à empêcher les Parties d'aggraver ou d'élargir
encore le différend. Il y a certes des précédents où la Cour a prescrit des mesures de ce type quand il y avait

emploi de la force. Mais il ne s'agit pas d'une formule générale applicable à tous les cas de figure où l'une ou
moins des parties à l'affaire recourt à la force. Il faut tout d'abord qu'existe un différend à l'égard duquel existe
prima facie une base de compétence et il faut alors montrer que le recours à la force - qu'il soit effectif ou à
l'état de menace - risque d'aggraver ou d'élargir leditdifférend. Tel n'est pas le cas en l'espèce.

30. En outre, Monsieur le président, le demandeur ne vous a pas demandé d'empêcher les Parties d'aggraver ou
d'élargir un différend. Il vous a demandé - et l'agent de la République fédérale de Yougoslavie a, hier,
expressément renouvelé cette demande - de prier l'une des Parties de mettre fin à toutes les opérations.
M. l'Attorney-general vous avait indiqué, un peu plus tôt, de façon saisissante, les dangers qui sont liés à une

telle mesure et l'effet que celle-ci produirait sur les vraies victimes des événements au Kosovo.

31. Monsieur le président, j'achève ici mon exposé et je vous prie de bien vouloir donner la parole à
M. l'Attorney-general qui va résumer la position du Royaume-Uni.

Le VICE-PRESIDENT, faisant fonction de président : Je vous remercie, Monsieur Greenwood, vous avez la
parole, Monsieur l' Attorney-general .

M. MORRIS : Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres de la Cour, vous avez entendu la thèse
du Royaume-Uni. Veuillez toutefois me permettre de la résumer en cinq points.

Premièrement, la requête de la République fédérale de Yougoslavie ne répond pas à l'intention
d'obtenir une décision sur des points de fait ou de droit qui sont contestés, ce n'est rien d'autre
qu'une «rampe de lancement» à partir de laquelle on va tenter d'obtenir, sous le couvert de
l'urgence, une ordonnance prescrivant des mesures conservatoires.

Deuxièmement, la preuve de l'intention véritable du demandeur réside dans l'absence totale de
cohérence entre les infractions alléguées et la base de compétence, d'une part, et, de l'autre, dans
l'inconscience avec laquelle la République fédérale cherche à empêcher la Cour d'enquêter sur le

comportement du demandeur lui-même et les conséquences de ce comportement.

Troisièmement, mais par-dessus le marché, en somme, cette demande en indication de mesures
conservatoires est en soi entachée de nombreux défauts : elle ne répond à aucune des trois
conditions énoncées par la Cour pour que celle-ci puisse exercer ce pouvoir particulier. L'attitude
adoptée par le demandeur à l'endroit de ces conditions est une attitude cavalière, dénuée de tout
respect pour la Cour.

Quatrièmement, même s'il existait une base de compétence défendable, même si le demandeur
avait fait valoir de façon crédible un risque de préjudice irréparable (mais nous n'admettons aucun
de ces deux points), la Cour n'envisagerait toujours pas de répondre favorablement à une demande
partiale et tendancieuse en indication de mesures conservatoires sans chercher à savoir quel effet
probable aurait l'adoption de telles mesures. En l'espèce, l'effet probable - et certainement l'effet
voulu - de la demande présentée est d'assurer à l'Etat demandeur toute liberté pour mener à bien
son odieuse campagne de «nettoyage ethnique». Cinquièmement, et c'est notre dernier point, la Cour doit de toute façon refuser, au nom de
principes généraux, d'exercer son pouvoir discrétionnaire en donnant suite à la demande d'un Etat
qui se présente si manifestement devant elle les «mains sales».

Le Royaume-Uni prie par conséquent officiellement la Cour de rejeter sans hésiter la demande en indication de
mesures conservatoires émanant de la République fédérale de Yougoslavie et notre agent vous présentera par
écrit cette conclusion. Je vous remercie.

Le VICE-PRESIDENT faisant fonction de président : Je vous remercie, Monsieur l' Attorney-general . Nous en

avons donc terminé avec le premier tour dans l'affaire opposant la Yougoslavie et le Royaume-Uni. La Cour va
faire une pause de quinze minutes et entendra ensuite les conclusions des Etats-Unis.

L'audience est levée à 16 heures.

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