Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE AU TITRE DE LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE
(UKRAINE C. FÉDÉRATION DE RUSSIE)
REQUÊTE INTRODUCTIVE D’INSTANCE SOUMISE PAR L’UKRAINE
26 février 2022
[Traduction du Greffe]
REQUÊTE INTRODUCTIVE D’INSTANCE SOUMISE PAR L’UKRAINE
I. Introduction
1. Conformément aux articles 36, paragraphe 1, et 40 du Statut de la Cour et à l’article 38 de son Règlement, l’Ukraine soumet la présente requête introductive d’instance contre la Fédération de Russie.
2. La présente requête a trait à un différend entre l’Ukraine et la Fédération de Russie concernant l’interprétation, l’application et l’exécution de la convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide (ci-après la «convention sur le génocide» ou la «convention»). Comme l’Ukraine l’exposera plus en détail ci-dessous, la Fédération de Russie a soutenu de façon mensongère que des actes de génocide avaient été commis dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk, a usé de ce prétexte pour reconnaître les prétendues «République populaire de Donetsk» et «République populaire de Louhansk», puis a annoncé et lancé une «opération militaire spéciale» contre l’Ukraine, avec pour objectif affiché de prévenir et de punir de prétendus actes de génocide dénués de tout fondement factuel. Sur la base de cette allégation mensongère, la Russie mène à présent une invasion militaire de l’Ukraine engendrant des violations graves et généralisées des droits de l’homme de la population ukrainienne.
3. L’Ukraine conteste catégoriquement que de tels actes de génocide aient eu lieu, et soumet la présente requête afin d’établir que la Russie ne dispose d’aucune base juridique valable pour entreprendre la moindre action contre l’Etat ukrainien et sur son territoire à des fins de prévention et de répression de prétendus actes de génocide.
II. Compétence de la Cour
4. L’Ukraine et la Fédération de Russie sont toutes deux membres de l’Organisation des Nations Unies, et sont donc liées par le Statut de la Cour, notamment le paragraphe 1 de son article 36, qui prévoit que la compétence de la Cour «s’étend … à tous les cas spécialement prévus … dans les traités et conventions en vigueur».
5. L’Ukraine et la Fédération de Russie sont, l’une et l’autre, parties à la convention sur le génocide1.
6. L’article IX de la convention sur le génocide est ainsi libellé :
«Les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation, l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris ceux relatifs à la responsabilité d’un Etat en matière de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III, seront soumis à la Cour internationale de Justice, à la requête d’une partie au différend.»
7. Il existe, entre l’Ukraine et la Fédération de Russie, un différend au sens de l’article IX concernant l’interprétation, l’application ou l’exécution de la convention sur le génocide.
1 Convention sur le génocide, liste des parties contractantes, https://treaties.un.org/Pages/ViewDetails.aspx?src =IND&mtdsg_no=IV-1&chapter=4&clang=_fr.
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8. La Fédération de Russie affirme que des actes de génocide ont été commis dans les oblasts de Louhansk et de Donetsk, et a engagé contre l’Ukraine diverses actions, militaires et autres, notamment en reconnaissant de supposés Etats indépendants en territoire ukrainien, avec pour objectif affiché de prévenir et de punir ces prétendus actes de génocide :
a) Le 21 février 2022, le président de la Fédération de Russie a invoqué dans une allocution «les atrocités et le génocide» que l’Etat ukrainien commettrait contre les communautés du Donbass pour «prendre une décision qui s’imposait depuis longtemps en reconnaissant immédiatement l’indépendance et la souveraineté des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk»2.
b) Dans l’allocution qu’il a adressée au peuple russe le 24 février 2022 au matin, le président Poutine a, dans la même veine, expliqué que l’objectif de l’opération militaire contre l’Ukraine était de «faire cesser ces atrocités, ce génocide contre les millions de personnes qui vivent là-bas et qui ont placé leurs espoirs en la Russie»3.
c) Dans les observations qu’il a formulées le 23 février 2022 devant le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies, le représentant permanent de la Fédération de Russie a affirmé que le président Poutine avait «décidé de lancer une opération militaire dans le Donbass», «[l]e but de cette opération spéciale [étant] de protéger une population persécutée et exposée à un génocide par le régime de Kiev»4. Et le représentant permanent d’ajouter : «Dans cette optique, nous nous emploierons à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine.»5
d) Au cours d’une conférence de presse donnée le 25 février 2022, le ministre russe des affaires étrangères, M. Sergey Lavrov, a lui aussi justifié les actions militaires de la Russie contre l’Ukraine par une volonté d’«empêcher les néo-nazis et les partisans des méthodes génocidaires de gouverner ce pays»6.
e) Dans un entretien accordé le 25 février 2022, l’ambassadeur de Russie auprès de l’Union européenne, interrogé à propos du «génocide» invoqué par le président Poutine à titre de justification des actes illicites russes contre l’Ukraine, a répondu : «Nous pouvons recourir au terme officiel de génocide tel qu’il a été conçu en droit international. A la lecture de sa définition, il se révèle bien adapté à la situation.»7
9. L’Ukraine nie catégoriquement qu’un quelconque acte de génocide se soit produit, et que la Russie dispose du moindre fondement juridique pour agir contre l’Etat ukrainien et sur son territoire dans le but de prévenir et de punir des actes de génocide en vertu de l’article premier de la convention. L’illicéité des agissements de la Russie est également confirmée par l’article VIII de cet instrument.
2 Allocution prononcée le 21 février 2022 par le président de la Fédération de Russie, http://en.kremlin.ru/events/ president/transcripts/statements/67828.
3 Allocution prononcée le 24 février 2022 par le président de la Fédération de Russie, http://en.kremlin.ru/events/ president/transcripts/statements/by-date/24.02.2022.
4 Déclaration et réponse du représentant permanent, M. Vassily Nebenzia, lors du point de presse du Conseil de sécurité de l’ONU consacré à l’Ukraine, 23 février 2022, https://russiaun.ru/en/news/230222un.
5 Ibid.
6 TASS, “Kiev regime controlled by West, neo-Nazis, Lavrov says”, 25 février 2022, https://tass.com/politics/ 1411139.
7 Georgi Gotev, EURACTIV, “Russian ambassador Chizhov: Nord Stream 2 is not dead, it’s a sleeping beauty”, 25 février 2022, https://www.euractiv.com/section/global-europe/interview/russian-ambass….
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10. En réponse aux prétentions russes, le ministère ukrainien des affaires étrangères a, dans une déclaration, indiqué que l’Ukraine «ni[ait] vigoureusement les allégations de génocide formulées par la Russie et s’oppos[ait] à toute tentative de recours à de telles allégations sournoises pour justifier l’agression illicite de celle-ci», faisant observer que, au regard de la convention sur le génocide, «les prétentions russes sont infondées et absurdes»8.
11. Un différend relatif à l’interprétation et à l’application de la convention sur le génocide s’est ainsi fait jour, puisque l’Ukraine et la Russie ont des vues opposées sur la question de savoir si un génocide a été perpétré sur le sol ukrainien et si l’article premier de la convention peut fonder l’emploi de la force armée par la Russie contre l’Ukraine pour «prévenir et punir» ce génocide allégué.
12. En application du paragraphe 1 de l’article 36 de son Statut et de l’article IX de la convention sur le génocide, la Cour a donc compétence pour connaître des demandes formulées dans la présente requête par l’Ukraine contre la Fédération de Russie.
III. Faits
13. S’employant à affirmer son influence et sa domination sur l’Ukraine, la Fédération de Russie, ainsi que certaines personnes présentes sur son territoire, fournit systématiquement, depuis le printemps 2014, armes lourdes, argent, personnel et entraînement à des groupes armés illicites, dont la République populaire de Donetsk (RPD) et la République populaire de Louhansk (RPL). Forts de l’appui actif de la Russie, ces groupes armés illicites composés d’Ukrainiens pro-russes et de nationaux russes firent leur apparition dans le Donbass, région d’Ukraine orientale qui comprend les oblasts de Donetsk et de Louhansk9. En mars et en avril 2014, ils occupèrent des bâtiments administratifs et autres édifices publics dans le Donetsk et à Louhansk10. Le 11 mai 2014, la RPD et la RPL exprimèrent leurs velléités autonomistes à l’égard de Kiev, et tinrent un prétendu «référendum» qui fut résolument condamné11.
14. Début septembre 2014, alors que les Gouvernements ukrainien et russe négociaient à Minsk pour mettre fin au conflit en Ukraine orientale, la RPD et la RPL formulèrent une série d’exigences politiques, notamment que le Gouvernement ukrainien leur reconnaisse un statut territorial spécial et une autonomie renforcée, les autorise à déclarer le russe langue officielle et laisse à chacune d’elles la possibilité d’entretenir ses propres relations économiques avec la Russie12.
15. En février 2015, alors que de nouvelles négociations devaient se tenir à Minsk et que les groupes armés illicites multipliaient les attaques contre les civils ukrainiens, les dirigeants de la RPD et de la RPL publièrent une nouvelle liste détaillée de revendications politiques, incluant «des
8 Déclaration du ministère ukrainien des affaires étrangères sur les allégations mensongères et insultantes de génocide formulées par la Russie qui lui servent de prétexte pour son agression militaire illicite, 26 février 2022, https://mfa.gov.ua/en/news/zayava-mzs-ukrayini-shchodo-nepravdivih-ta-o…- rosiyi-v-genocidi-yak-privodu-dlya-yiyi-protipravnoyi-vijskovoyi-agresiyi.
9 Voir BBC News, “Ukraine Crisis: Key Players in Eastern Unrest” (28 août 2014) ; Council of the European Union, List of Persons and Entities Under EU Restrictive Measures Over the Territorial Integrity of Ukraine, p. 17, 19 (2017).
10 OHCHR, Report on Human Rights Situation in Ukraine (15 mai 2014), par. 90.
11 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 juin 2014), par. 2, 160-161.
12 MKRU, “The DPR and LPR Promise Kiev That They Will Remain Part of Ukraine in Exchange for Recognition of Their Status” (1er septembre 2014) ; Petyr Kozlov & Alexey Nikolsky, “The Self-Proclaimed Republics in the East of Ukraine Put Forward their ‘Negotiation Demands’ to Kiev”, Vedomosti (2 septembre 2014).
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réformes constitutionnelles en Ukraine, y compris une importante décentralisation, avec l’octroi à certaines parties du Donbass d’un statut autonome»
13. Pour atteindre ces objectifs, la RPD et la RPL imposèrent ce que le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies (HCDH) qualifia de «règne de l’intimidation et de la terreur»14.
16. La Cour a déjà à examiner au fond une affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie). Dans ses écritures y relatives, l’Ukraine démontre que la Russie n’a cessé de fouler aux pieds ses obligations internationales depuis 2014 en ne prenant pas de mesures visant à empêcher la fourniture d’armes et d’autres formes de soutien à la RPD et à la RPL, ainsi qu’en menant une campagne de discrimination dans la Crimée occupée. Au cours de ces derniers jours, la Russie est allée au-delà de ces violations pourtant déjà graves du droit international en lançant une invasion à grande échelle contre l’Ukraine, sur la base d’allégations mensongères de génocide dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk.
17. Par ailleurs, en décembre 2019, les dirigeants de la Russie, de l’Ukraine, de la France et de l’Allemagne s’étaient réunis pour affirmer leur attachement à l’accord conclu à Minsk en 2015, sans qu’aucun progrès n’ait été accompli depuis15. Au terme d’une flambée de violence, l’opération des forces conjointes ukrainiennes a cherché à consolider un nouveau cessez-le-feu en juillet 202016. Après de nombreuses violations de ce cessez-le-feu, un cessez-le-feu intégral a finalement été rétabli en décembre 202117.
18. Après avoir procédé à un renforcement bien documenté de la présence militaire russe autour des frontières ukrainiennes, le président de la Russie a fait, le 21 février 2022, une déclaration dans laquelle il annonçait qu’il «juge[ait] nécessaire de prendre une décision qui s’imposait depuis longtemps en reconnaissant immédiatement l’indépendance et la souveraineté des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk»18. Le président Poutine avançait, pour fonder les actes de la Russie, des allégations non étayées d’«atrocités et [d]e génocide» que l’Ukraine aurait soutenus, tolérés ou provoqués d’une manière ou d’une autre :
«Il ne se passe pas un seul jour sans que des communautés du Donbass ne soient pilonnées. Les importantes forces militaires récemment formées font usage de drones d’attaque, de matériel lourd, de missiles, d’artillerie et de lance-roquettes multiples. Le meurtre de civils, le blocus, les mauvais traitements infligés à la population, y compris aux enfants, aux femmes et aux personnes âgées, se poursuivent sans relâche. Au moment où nous parlons, il n’y a pas de fin en vue.
13 Lb.ua, “Media Publish the Demands of the DPR and LPR for the Resolution of the Conflict” (Documents) (11 février 2015) ; Zn.ua, “The DPR’s and LPR’s Proposals at the Negotiations in Minsk” (11 février 2015).
14 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (15 juillet 2014), par. 26.
15 John Iris, Reuters, “Putin meets Ukraine leader for the first time at Paris peace summit” (9 décembre 2019), https://www.reuters.com/article/us-ukraine-crisis-summit/putin-meets-uk….
16 Reuters, “OSCE says ceasefire agreement reached for eastern Ukraine” (22 décembre 2021), https://www.reuters.com/world/europe/osce-says-ceasefire-agreement-reac….
17 Ibid.
18 Allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie le 21 février 2022, http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/statements/67828.
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Entre-temps, le monde dit civilisé, dont nos collègues occidentaux se sont autoproclamés les seuls représentants, préfère détourner le regard, comme si cette horreur et ce génocide, auxquels sont confrontées près de 4 millions de personnes, n’existaient pas. Or ils existent bel et bien, et ce, uniquement parce que ces personnes n’étaient pas d’accord avec le coup d’Etat soutenu par l’Occident en Ukraine en 2014 et se sont opposées à la transition vers le nationalisme et le néonazisme néandertaliens et agressifs qui ont été élevés en Ukraine au rang de politique nationale. Elles luttent pour le respect de leur droit élémentaire de vivre sur leur propre terre, de parler leur propre langue, et de préserver leur culture et leurs traditions.»19
19. Le même jour, le président Poutine a signé deux décrets concernant, l’un, la reconnaissance de la République populaire de Donetsk, et l’autre, la reconnaissance de la République populaire de Louhansk20. Il a également signé avec chacune de ces deux «Républiques» un traité d’amitié, de coopération et d’entraide21. Ces prétendus traités ont été ratifiés le 22 février 202222.
20. Le 24 février 2022, le président russe a annoncé qu’il avait décidé de mener une [«]opération militaire spéciale» qui avait «pour but ... de protéger les personnes soumises, depuis huit ans, aux exactions et au génocide du régime de Kiev»23. Et le président Poutine d’ajouter :
«Comme je l’ai déjà dit dans ma précédente allocution, on ne peut pas regarder sans compassion ce qui se passe là-bas. Il n’est plus possible de le tolérer. Nous devions faire cesser ces atrocités, ce génocide contre les millions de personnes qui vivent là-bas et qui ont placé leurs espoirs en la Russie, en nous tous. Ce sont essentiellement leurs aspirations, les sentiments et la douleur de ces personnes, qui nous ont conduits à prendre la décision de reconnaître l’indépendance des républiques populaires du Donbass.»24
21. Il n’existe aucun fondement factuel attestant l’existence d’un génocide dans les oblasts de Louhansk et de Donetsk, et la Russie n’a produit aucun élément de preuve à l’appui de son allégation. De fait, les rapports établis par le HCDH sur la situation des droits de l’homme en Ukraine ne mentionnent aucune preuve d’un génocide dans ce pays. Ces rapports font état d’«informations vérifiées qui sont recueillies auprès de sources primaires ou secondaires jugées crédibles et dignes de foi» et qui y sont «incluses ... dès lors qu’il est satisfait au critère de la preuve dit des «motifs raisonnables de penser»»25. Le rapport relatif aux droits de l’homme publié le 23 septembre 2021, qui porte sur la période comprise entre le 1er février et le 31 juillet 2021, ne fait mention d’aucun élément attestant qu’un génocide serait commis26. La mise à jour la plus récente concernant la
19 Allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie le 21 février 2022, http://en.kremlin.ru/events/president/transcripts/statements/67828.
20 Signature de documents reconnaissant les Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, http://en.kremlin.ru/events/president/news/67829.
21 Ibid.
22 Le président a signé une loi fédérale concernant la ratification du traité d’amitié, de coopération et d’entraide entre la Fédération de Russie et la République populaire de Donetsk, en date du 22 février 2022, http://en.kremlin.ru/events/president/news/67835 ; le président a signé une loi fédérale concernant la ratification du traité d’amitié, de coopération et d’entraide entre la Fédération de Russie et la République populaire de Louhansk, en date du 22 février 2022, http://en.kremlin.ru/events/president/news/67834.
23 Allocution prononcée par le président de la Fédération de Russie le 24 février 2022, http://en.kremlin.ru/ events/president/news/67843.
24 Ibid.
25 OHCHR, Report on the Human Rights Situation in Ukraine (1 February-31 July 2021) (23 septembre 2021), par. 21.
26 Voir ibid.
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situation des droits de l’homme en Ukraine, qui couvre la période allant du 1er août au 31 octobre 2021, «est axée sur les principaux développements en matière de droits de l’homme en Ukraine» et ne mentionne pas non plus le moindre élément relatif à un génocide
27.
22. Outre ces rapports relatifs aux droits de l’homme, le HCDH publie des rapports connexes, tels que celui qu’il a récemment consacré aux libertés fondamentales en Ukraine et qui couvre la période comprise entre le 1er novembre 2019 et le 31 octobre 202128. Là encore, ce rapport concernant les libertés fondamentales n’indiquait nullement qu’un génocide aurait lieu sur le territoire ukrainien29. Faute d’un quelconque élément attestant l’existence d’actes de génocide, il est clair que la Russie ne dispose d’aucune base lui permettant d’alléguer une violation aussi odieuse des droits de l’homme. L’objectif de «dénazification» de l’Ukraine invoqué par la Fédération de Russie est un prétexte transparent à une guerre d’agression déclenchée sans provocation préalable.
23. Le préjudice que portera à l’Ukraine son invasion, non provoquée, par la Russie sera incommensurable. Pour le Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, la guerre qui s’annonce «pourrait être la guerre la plus dévastatrice depuis le début du siècle»30. Non contente de se livrer à des bombardements intensifs et de faire des victimes tant civiles que militaires, la Russie a également lancé une cyberattaque de grande envergure contre l’infrastructure ukrainienne31. La Secrétaire générale adjointe de l’Organisation des Nations Unies aux affaires politiques et à la consolidation de la paix a relevé le «coût inacceptable en souffrances humaines et en destruction» de l’escalade russe32.
24. En résumé, la Russie a inverti le propos de la convention sur le génocide formulant une fausse allégation de génocide et s’en autorisant pour commettre des actes constitutifs de graves violations des droits de millions de personnes sur l’ensemble du territoire ukrainien. Son mensonge est d’autant plus choquant et pervers qu’elle semble elle-même planifier des actes de génocide en Ukraine. De manière intentionnelle, la Russie tue des personnes de nationalité ukrainienne ou porte gravement atteinte à leur intégrité physique l’actus reus du génocide au titre de l’article II de la convention. Ces actes doivent être considérés conjointement avec la rhétorique ignoble du président Poutine, qui nie l’existence même d’un peuple ukrainien, ce qui dénote que les meurtres intentionnels commis par la Russie procèdent d’une intention génocidaire.
25. L’atteinte portée par la Fédération de Russie à l’Ukraine et à l’ordre international a été largement condamnée par la communauté internationale. En réponse à son attaque armée dirigée contre l’Ukraine, le Conseil de l’Europe a, le 25 février 2022, suspendu les droits de représentation de la Russie au sein de l’organe de décision et de la tribune de discussion de l’organisation33. Seul le véto opposé par la Fédération de Russie a empêché l’adoption d’un projet de résolution du Conseil de
27 OHCHR, Human Rights Monitoring Mission in Ukraine, Update on the Human Rights Situation in Ukraine (1 August-31 October 2021) (30 novembre 2021), p. 1.
28 Voir OHCHR, Civic Space and Fundamental Freedoms in Ukraine (1 November 2019-31 October 2021) (8 décembre 2021).
29 Voir ibid.
30 ONU Info, “As Security Council meets on Ukraine crisis, Russia announces start of ‘special military operation’” (24 février 2022), https://news.un.org/en/story/2022/02/1112592.
31 Ibid.
32 Ibid.
33 «Le Conseil de l’Europe suspend les droits de représentation de la Russie» (25 février 2022), https://www.coe.int/fr/web/portal/-/council-of-europe-suspends-russia-s….
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sécurité de l’Organisation des Nations Unies qui aurait condamné les agissements de cet Etat
34. L’Organisation des Etats américains (OEA) a, elle aussi, condamné son «agression pure et simple, d’un type qui n’avait plus été observé en Europe depuis quelque 70 ans»35.
IV. Fondements juridiques des demandes de l’Ukraine
26. L’Ukraine soutient que l’annonce et la mise en oeuvre, par la Fédération de Russie, de mesures à son encontre et sur son territoire sous la forme d’une «opération militaire spéciale» lancée le 24 février 2022 sur le fondement d’un prétendu génocide, ainsi que la reconnaissance qui a précédé cette opération, sont incompatibles avec la convention et violent le droit de l’Ukraine de ne pas subir des actions illicites, notamment une attaque militaire, sous le prétexte parfaitement fallacieux de prévenir et de punir un génocide.
a) L’article premier de la convention dispose que «le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens» que les parties contractantes «s’engagent à prévenir et à punir».
b) L’article II de la convention définit le génocide comme
«l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) [m]eurtre de membres du groupe ; b) [a]tteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; c) [s]oumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) [m]esures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) [t]ransfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe».
c) L’article III de la convention dispose que «[s]eront punis les actes suivants : a) [l]e génocide ; b) [l]’entente en vue de commettre le génocide ; c) [l]’incitation directe et publique à commettre le génocide ; d) [l]a tentative de génocide ; e) [l]a complicité dans le génocide».
27. L’obligation de prévenir et de punir le génocide consacrée à l’article premier de la convention implique nécessairement d’être exécutée de bonne foi et de ne pas être dévoyée, une partie contractante ne pouvant faire subir à une autre une action illicite, notamment une attaque armée, surtout sous le prétexte parfaitement fallacieux de prévenir et de punir un génocide.
28. Les actes de la Russie sapent l’obligation centrale de l’article premier de la convention, remettent en cause son objet et son but et entachent le caractère solennel de l’engagement pris par les parties contractantes de prévenir et de punir le génocide.
29. L’annonce et la mise en oeuvre, par la Fédération de Russie, de mesures prenant la forme d’une «opération militaire spéciale», ainsi que ses actes de reconnaissance, sur le fondement d’une allégation mensongère de génocide, sont incompatibles avec la convention sur le génocide et violent les droits de l’Ukraine.
34 ONU Info, “Russia blocks Security Council action on Ukraine” (25 février 2022), https://news.un.org/en/story/2022/02/1112802.
35 OAS Member States Condemn Russian Attack on Ukraine (25 février 2022), https://usoas.usmission.gov/oas-member-states-condemn-russian-attack-on….
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V. Remèdes sollicités
30. L’Ukraine prie respectueusement la Cour :
a) de dire et juger que, contrairement à ce que prétend la Fédération de Russie, aucun acte de génocide, tel que défini à l’article III de la convention sur le génocide, n’a été commis dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk ;
b) de dire et juger que la Fédération de Russie ne saurait licitement prendre, au titre de la convention sur le génocide, quelque action que ce soit à l’encontre de l’Ukraine et sur le territoire de celle-ci visant à prévenir ou à punir un prétendu génocide, sous le prétexte fallacieux qu’un génocide aurait été perpétré dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk ;
c) de dire et juger que la reconnaissance, par la Fédération de Russie, de l’indépendance des prétendues «République populaire de Donetsk» et «République populaire de Louhansk», le 22 février 2022, est fondée sur une allégation mensongère de génocide et ne trouve donc aucune justification dans la convention sur le génocide ;
d) de dire et juger que l’«opération militaire spéciale» annoncée et mise en oeuvre par la Fédération de Russie à compter du 24 février 2022 est fondée sur une allégation mensongère de génocide et ne trouve donc aucune justification dans la convention sur le génocide ;
e) d’exiger de la Fédération de Russie qu’elle fournisse des assurances et garanties de non-répétition en ce qui concerne la prise par elle de toute mesure illicite à l’encontre de l’Ukraine et sur le territoire de celle-ci, notamment l’emploi de la force, en se fondant sur son allégation mensongère de génocide ;
f) d’ordonner la réparation intégrale de tout dommage causé par la Fédération de Russie par suite de quelque action fondée sur son allégation mensongère de génocide.
VI. Juge ad hoc
31. Conformément au paragraphe 2 de l’article 31 du Statut de la Cour et au paragraphe 1 de l’article 35 de son Règlement, l’Ukraine précise qu’elle entend exercer son droit de désigner un juge ad hoc.
VII. Réserve de droits
32. L’Ukraine se réserve, en tant que de besoin, la faculté de compléter ou de modifier la présente requête, ainsi que les fondements juridiques invoqués et les remèdes sollicités, pour préserver et faire valoir les droits qui sont les siens en vertu de la convention sur le génocide.
VIII. Désignation d’agents
33. L’Ukraine désigne par la présente M. Anton Korynevych, représentant permanent du président de l’Ukraine en République autonome de Crimée, en tant qu’agent.
34. L’Ukraine désigne par la présente Mme Oksana Zolotaryova, directrice du département du droit international au ministère des affaires étrangères de l’Ukraine, en tant que coagente.
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35. Conformément au paragraphe 1 de l’article 40 du Règlement de la Cour, l’Ukraine indique que les communications relatives à la présente affaire doivent être envoyées à l’adresse suivante :
Ambassade d’Ukraine au Royaume des Pays-Bas
Zeestraat, 78
2518 AD La Haye
Pays-Bas
Le 26 février 2022.
Le représentant permanent du président de l’Ukraine en République autonome de Crimée et agent de l’Ukraine,
(Signé) Anton KORYNEVYCH.
La directrice du département du droit international au ministère des affaires étrangères de l’Ukraine et coagente de l’Ukraine,
(Signé) Oksana ZOLOTARYOVA.
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Requête introductive d'instance