Observations écrites de la Colombie sur la recevabilité de ses demandes reconventionnelles

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155-20170628-WRI-01-00-EN
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Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
AFFAIRE RELATIVE À DES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE DROITS SOUVERAINS ET D’ESPACES MARITIMES DANS LA MER DES CARAÏBES
(NICARAGUA c. COLOMBIE)
OBSERVATONS ÉCRITES DE LA RÉPUBLIQUE DE COLOMBIE SUR LA RECEVABILITÉ DE SES DEMANDES RECONVENTIONNELLES
28 JUIN 2017
[Traduction du Greffe]
TABLE DES MATIÈRES
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CHAPITRE 1. INTRODUCTION .............................................................................................................. 1
CHAPITRE 2. LES DEMANDES RECONVENTIONNELLES DE LA COLOMBIE RELÈVENT DE LA COMPÉTENCE DE LA COUR ............................................................................................................ 3
A. Introduction ................................................................................................................................... 3
B. La Cour a compétence pour connaître des demandes reconventionnelles de la Colombie en vertu du pacte de Bogotá .......................................................................................................... 3
1. En vertu de l’article 80 du Règlement de la Cour, le pacte de Bogotá constitue la base de la compétence de la Cour pour connaître des demandes reconventionnelles de la Colombie .................................................................................................................................. 3
2. En vertu de l’arrêt de 2016, le pacte de Bogotá constitue la base de la compétence de la Cour pour connaître des demandes reconventionnelles de la Colombie .................................. 9
3. La Colombie n’a pas à établir l’existence d’un différend avec le Nicaragua sur l’objet de ses demandes reconventionnelles ...................................................................................... 12
4. La Colombie n’a pas à prouver que les questions soulevées dans ses demandes reconventionnelles ne pouvaient être réglées au moyen de négociations .............................. 17
CHAPITRE 3. LE LIEN DE CONNEXITÉ DIRECTE ENTRE LES DEMANDES RECONVENTIONNELLES DE LA COLOMBIE ET L’OBJET DES DEMANDES DU NICARAGUA .................................................. 20
A. Introduction ................................................................................................................................. 20
B. La condition de connexité directe dans la jurisprudence de la Cour ........................................... 21
1. La connexité factuelle : le «même ensemble/contexte factuel» .............................................. 21
2. La connexité juridique : la poursuite du «même but juridique».............................................. 26
C. La conception erronée qu’a le Nicaragua de la condition de connexité directe .......................... 28
1. Les première et deuxième demandes reconventionnelles ....................................................... 28
2. La troisième demande reconventionnelle ................................................................................ 32
3. La quatrième demande reconventionnelle............................................................................... 35
CHAPITRE 4. CONCLUSIONS ............................................................................................................. 37
CHAPITRE 1 INTRODUCTION
1.1. Conformément à la décision dont la Cour a informé les Parties dans sa lettre du 20 janvier 2017, la Colombie a l’honneur de soumettre la présente réponse aux observations écrites du Nicaragua sur la recevabilité de ses demandes reconventionnelles. Contrairement à ce que soutient le Nicaragua dans ses observations écrites, il ne saurait faire de doute que les demandes reconventionnelles de la Colombie sont recevables au regard de l’article 80 du Règlement de la Cour.
1.2. En conclusion de ses observations écrites, le Nicaragua accuse la Colombie de présenter des «demandes reconventionnelles infondées» qui, «loin de témoigner d’une volonté sincère de porter devant la Cour un différend international grave», procéderaient d’une «stratégie», «pour le moins fort de café», visant à l’évidence à «détourner l’attention» de la Cour1. Ce faisant, le Nicaragua conteste la recevabilité des demandes reconventionnelles de la Colombie, et invite la Cour à s’abstenir d’en connaître.
1.3. Ces accusations acrimonieuses et provocatrices illustrent la vision unilatérale qu’a le Nicaragua du différend qui l’oppose à la Colombie : un différend dans le cadre duquel il serait seul à avoir des droits  mais non des responsabilités  et à pouvoir se faire entendre. Elles mettent en évidence le peu de cas que le Nicaragua fait des conditions régissant la recevabilité des demandes reconventionnelles ou du principe de l’égalité dans les instances devant la Cour, qui a pourtant été décrit à juste titre comme le «moteur de la procédure» judiciaire2.
1.4. Dans le cadre de ses demandes reconventionnelles, la Colombie a établi que ce n’est pas elle, mais le Nicaragua, qui ne respecte pas ses obligations internationales et ce, au détriment des droits souverains de la Colombie et d’autres Etats riverains de la mer des Caraïbes, ainsi que des droits fondamentaux des communautés colombiennes vulnérables de l’archipel de San Andrés, Providencia et Santa Catalina.
1.5. En exhortant la Cour à exercer sa «discrétion», le Nicaragua révèle en outre la conscience qu’il a de la faiblesse de ses arguments en faveur de l’irrecevabilité des demandes reconventionnelles de la Colombie ; c’est bien pourquoi il la presse de se prononcer sur ces dernières à d’autres titres.
1.6. En tout état de cause, exhorter ainsi la Cour à user de sa discrétion à l’égard des demandes reconventionnelles de la Colombie est ici hors de propos. La bonne administration de la justice internationale devrait conduire la Cour à déclarer recevable toute demande reconventionnelle remplissant les conditions prévues à l’article 80 du Règlement, indépendamment de tout recours à sa discrétion.
1 Observations écrites du Nicaragua sur la recevabilité des demandes reconventionnelles de la Colombie (OEN), par. 4.2 et 4.3.
2 R. Kolb, La Cour internationale de Justice, 2013, éd. Pedone, p. 688. Disponible à la bibliothèque du Palais de la Paix.
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1.7. La Colombie montrera que ses quatre demandes reconventionnelles remplissent les deux conditions prévues à l’article 80 du Règlement : chacune relève de la compétence de la Cour (chapitre 2) et est en connexité directe avec l’objet de la demande principale du Nicaragua (chapitre 3). Pour terminer, la Colombie présentera certaines conclusions (chapitre 4).
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CHAPITRE 2 LES DEMANDES RECONVENTIONNELLES DE LA COLOMBIE RELÈVENT DE LA COMPÉTENCE DE LA COUR
A. INTRODUCTION
2.1. Dans ses observations écrites, le Nicaragua affirme que les demandes reconventionnelles de la Colombie «ne relèvent pas de la compétence de la Cour». Cette affirmation va à l’encontre des principes fondamentaux régissant la compétence de la Cour, tels qu’énoncés dans le Statut et le Règlement, et témoigne d’une lecture et d’une interprétation erronées de la jurisprudence relative à la détermination de la compétence dans les procédures reconventionnelles.
2.2. Ainsi que cela sera démontré dans la partie B, la Cour a compétence pour connaître des demandes reconventionnelles de la Colombie en vertu du pacte de Bogotá, bien que cet instrument ait cessé de produire ses effets entre la Colombie et le Nicaragua après que celui-ci eut introduit la présente instance. Cela suffit pour que la Cour connaisse des demandes reconventionnelles de la Colombie en vertu de l’article 80 de son Règlement. Les deux autres conditions que le Nicaragua tente d’introduire, à savoir l’existence d’un différend et le recours préalable aux négociations, ne sont pas prévues par cet article et ne l’ont jamais été. Par souci d’exhaustivité, la Colombie démontrera néanmoins qu’elles ne sont pas pertinentes aux fins de décider de la recevabilité de ses demandes reconventionnelles (parties C et D).
B. LA COUR A COMPÉTENCE POUR CONNAÎTRE DES DEMANDES RECONVENTIONNELLES DE LA COLOMBIE EN VERTU DU PACTE DE BOGOTÁ
2.3. Le Nicaragua interprète le caractère autonome des demandes reconventionnelles comme privant la Cour de la compétence de connaître de celles de la Colombie en vertu du pacte de Bogotá. Il s’agit cependant là d’une interprétation erronée de la relation entre demandes reconventionnelles et demandes principales qui n’est pas étayée par la logique de l’article 80 du Règlement.
2.4. L’article 80 du Règlement de la Cour (section 1) et l’arrêt de 2016 (section 2) confirment tous deux que le pacte de Bogotá peut servir de base à la compétence de la Cour pour connaître des demandes reconventionnelles de la Colombie.
1. En vertu de l’article 80 du Règlement de la Cour, le pacte de Bogotá constitue la base de la compétence de la Cour pour connaître des demandes reconventionnelles de la Colombie
2.5. Dans l’arrêt qu’elle a rendu sur les exceptions préliminaires soulevées en l’espèce, la Cour a considéré que le consentement à sa compétence pour statuer sur le différend entre le Nicaragua et la Colombie découlait de l’article XXXI du pacte de Bogotá. Les normes juridictionnelles qui y sont énoncées sont satisfaites. En particulier, la compétence à l’égard des demandes reconventionnelles existe i) ratione materiae, car les demandes reconventionnelles de la Colombie concernent indubitablement un différend d’ordre juridique, comme le requiert l’article XXXI ; ii) ratione personae, car ces demandes ont trait à des actes et des omissions du Nicaragua ; et iii) ratione temporis, car l’article XXXI dispose que la Cour a juridiction sur tous les différends surgissant entre les parties tant que le traité restera en vigueur. Comme la Colombie l’a relevé, ses demandes reconventionnelles portent toutes sur des faits qui ont «eu lieu avant le
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27 novembre 2013, c’est-à-dire à l’époque où ... le pacte de Bogotá était encore en vigueur entre le Nicaragua et la Colombie»3.
2.6. C’est principalement la compétence ratione temporis de la Cour que conteste le Nicaragua.
2.7. Il affirme en effet que les demandes reconventionnelles de la Colombie ne relèvent pas de la compétence de la Cour, car elles ont été présentées près de trois ans après que le pacte de Bogotá a cessé de produire ses effets entre les Parties4. Il s’agit d’une interprétation erronée de l’article XXXI du pacte, puisque cette disposition n’exclut pas la possibilité de présenter des demandes reconventionnelles relatives à des faits qui se sont produits «tant que le … Traité [était] en vigueur» entre les parties.
2.8. Au contraire, ce que le pacte de Bogotá interdit, c’est de présenter des demandes à l’égard de faits qui ont eu lieu après qu’il a cessé de produire ses effets entre les parties. Or, c’est exactement ce que fait le Nicaragua dans son mémoire en invoquant pas moins de 23 incidents survenus après que la Colombie a cessé d’être liée par les dispositions du pacte.
2.9. Afin de détourner l’attention du sens ordinaire et de l’application de l’article XXXI du pacte de Bogotá, le Nicaragua insiste, dans ses observations écrites, sur le fait que la date à retenir pour déterminer la compétence de la Cour à l’égard des demandes reconventionnelles de la Colombie devrait être celle de leur dépôt. Aucune source faisant autorité n’est mentionnée à l’appui de cet argument et ne pourrait l’être ; il nous faut nous contenter d’un raisonnement fragile et alambiqué.
2.10. Le Nicaragua déclare tout d’abord que «[l]a date critique aux fins d’établir la compétence à cet égard doit … être celle à laquelle la demande reconventionnelle a été présentée [presented] à la Cour»5. Il affirme ensuite que «la date critique aux fins de déterminer si la Cour a compétence pour connaître de[s] demandes reconventionnelles [du défendeur] est celle à laquelle ces demandes ont été présentées [submitted], et non la date à laquelle le Nicaragua a déposé sa requête»6. Enfin, selon lui, «[l]a conclusion [suivante] s’impose donc : la compétence à l’égard d’une demande reconventionnelle doit être appréciée eu égard à la date à laquelle cette demande a été présentée [filed], et non à la date de la requête»7.
2.11. Comme ces extraits le laissent entendre, les demandes reconventionnelles seraient «presented», «submitted» ou «filed». Ces hésitations sémantiques trahissent la difficulté qu’éprouve le Nicaragua à s’appuyer sur le libellé de l’article 80 du Règlement de la Cour pour interpréter le sens du terme «compétence» en vertu de cette disposition.
2.12. Le paragraphe 2 de l’article 80 du Règlement dispose que la demande reconventionnelle «est présentée [made] dans le contre-mémoire». Elle n’est pas simplement
3 Contre-mémoire de la République de Colombie (CMC), par. 7.13.
4 OEN, par. 1.6.
5 Ibid.
6 Ibid., par. 2.2 (les italiques sont de nous).
7 Ibid., par. 2.15.
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présentée [«presented», «submitted» ou «filed»] à n’importe quel stade d’une affaire pendante devant la Cour. Le verbe conjugué au présent montre qu’un défendeur n’a d’autre choix que de présenter sa demande reconventionnelle dans son contre-mémoire. Ce point a en outre été reconnu par d’autres juridictions internationales. Ainsi, récemment, un tribunal arbitral constitué sous les auspices du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) a confirmé que, lorsqu’une règle de procédure prévoit l’inclusion de la demande reconventionnelle dans le contre-mémoire, le défendeur ne saurait en être pénalisé, pas plus que la compétence d’un tribunal international à l’égard de ladite demande ne saurait être contestée pour autant8.
2.13. Il serait absurde de contraindre un Etat à présenter ses demandes reconventionnelles dans son contre-mémoire, puis de postuler que lesdites demandes ont été présentées trop tard. En outre, selon le raisonnement du Nicaragua, un Etat demandeur pourrait s’affranchir de la juridiction de la Cour dès que celle-ci se serait déclarée compétente, afin d’empêcher l’Etat défendeur de présenter des demandes reconventionnelles, en se contentant d’affirmer que le titre de juridiction a cessé de produire ses effets.
2.14. Appliqué au pacte de Bogotá, cela pourrait même impliquer que, après que la Cour se fut déclarée compétente en vertu de cet instrument, l’Etat demandeur pourrait facilement dénoncer celui-ci et empêcher ainsi le défendeur de présenter des demandes reconventionnelles deux ou trois ans plus tard dans son contre-mémoire, car la date critique pour établir la compétence à l’égard desdites demandes ne serait pas la date de l’introduction de l’instance, mais celle du dépôt du contre-mémoire. Pareille situation mettrait en position d’inégalité les Etats participant en qualité de défendeurs à une procédure devant la Cour. Cela va à l’encontre de l’objet et du but du Statut de la Cour, qui consistent à assurer l’égalité des parties, et porterait préjudice au principe de la bonne administration de la justice internationale.
2.15. Il est amplement justifié d’appliquer le principe du forum perpetuum, si bien que, comme l’a exposé M. Robert Kolb, «le titre invoqué au principal continue à déployer ses effets pour tous les incidents jusqu’à la fin de la procédure»9. Cela est conforme au principe fondamental de l’égalité des armes. Ainsi que M. Kolb l’a relevé à cet égard :
«Egalité : permettre au demandeur principal de formuler sa demande en bénéficiant du titre de compétence et de continuer à en bénéficier pour toutes les procédures incidentes autres que les demandes reconventionnelles (qui ne l’intéressent pas), et ne pas permettre au défendeur d’utiliser son droit reconventionnel connexe dans la même instance (souvent le seul auquel il sera de son côté attaché), c’est consacrer une inégalité apparente entre les parties pour des motifs formels auxquels
8 CIRDI, Urbaser S.A. and Consorcio de Aguas Bilbao Bizkaia, Bilbao Biskaia Ur Partzuergoa v. The Argentine Republic, affaire CIRDI no ARB/07/26, sentence, 8 décembre 2016, par. 1150 :
«Le tribunal conclut par conséquent que l’OIT accepte la possibilité que le défendeur présente une demande reconventionnelle en la présente instance. Il comprend la surprise qu’éprouvent les demandeurs face à la présentation d’une telle demande, bien des années après qu’ils ont notifié le différend et alors que le défendeur n’en avait pas même évoqué l’hypothèse lorsque les Parties étaient convenues des règles de procédure applicables lors de la phase préliminaire de l’instance. La surprise et la déception des demandeurs n’ont néanmoins aucun effet juridique, sachant que la disposition du paragraphe 2 de l’article 40 du Règlement d’arbitrage autorise la présentation d’une demande reconventionnelle au plus tard dans le contre-mémoire. Les Parties n’étaient pas convenues de renoncer à ce droit procédural, pas plus qu’elles n’étaient convenues d’un autre facteur de temps. En conséquence, le tribunal reconnaît que la demande reconventionnelle du défendeur a été présentée dans les délais prescrits au paragraphe 2 de l’article 40 du Règlement d’arbitrage.» [Traduction du Greffe]
9 R. Kolb, La Cour internationale de Justice, 2013, p. 688.
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rien ne force. Il vaudra mieux s’inspirer du principe fondamental de l’égalité des parties...»10
2.16. Le seul moyen de garantir l’égalité des Parties en vertu de l’article 80 du Règlement est de considérer que la date à laquelle s’apprécie la compétence de la Cour pour connaître des demandes reconventionnelles de la Colombie dans le cadre de la procédure principale est la date à laquelle l’instance a été introduite, c’est-à-dire le 26 novembre 2013, soit la date du dépôt de la requête et non celle du dépôt du contre-mémoire.
2.17. Le Nicaragua soutient en outre que, les demandes reconventionnelles de la Colombie ayant été présentées près de trois ans après que le pacte de Bogotá a cessé d’être en vigueur, la Cour n’aurait pas compétence pour en connaître si celles-ci avaient fait l’objet d’une requête ordinaire11. Pareil argument est purement spéculatif et manifestement sans aucun rapport avec la situation actuelle. La Colombie présente des demandes reconventionnelles qui relèvent bien de la compétence de la Cour dans la mesure où elles sont présentées dans le cadre d’une affaire pendante au sujet de laquelle la Cour s’est déclarée compétente et conformément au cadre procédural établi par son Statut et son Règlement.
2.18. Par ailleurs, si l’on devait s’en tenir à la thèse du Nicaragua, la Colombie aurait dû présenter ses demandes reconventionnelles avant le 27 novembre 2013, soit seulement quelques heures avant que le titre de compétence ne devienne caduc. Or, elle était pleinement habilitée à examiner les demandes présentées par le Nicaragua et à y répondre, notamment en présentant des demandes reconventionnelles, dans son contre-mémoire.
2.19. Au vu de l’article 80 du Règlement de la Cour, c’est à tort que le Nicaragua affirme que «la compétence à l’égard d’une demande reconventionnelle doit être appréciée eu égard à la date à laquelle cette demande a été présentée, et non à la date de la requête»12.
2.20. La référence à la «compétence [de la Cour]», au paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement de celle-ci, est claire. Compétence signifie compétence. Il n’est pas pertinent de recourir à l’historique du Règlement de la Cour13 lorsque le libellé d’une disposition de ce texte est dépourvu d’ambiguïté, comme c’est le cas de celui qui est employé à l’article 80. Recourir à l’historique est encore moins pertinent lorsque celui-ci ne concerne pas l’article 80 tel qu’il a été amendé en 2001, mais des dispositions qui ont été rédigées bien avant le Règlement de la Cour de 1978.
2.21. L’on ne saurait déduire du langage clair de l’article 80 du Règlement de la Cour que cette disposition crée différentes strates de compétence ni qu’elle génère deux dates critiques distinctes, comme le soutient le Nicaragua. Il a toujours été admis que la compétence de la Cour devait s’apprécier à la date critique du dépôt d’une requête introductive d’instance. Dès lors que la Cour déclare avoir compétence pour connaître des demandes présentées dans une requête, et que les demandes reconventionnelles portent sur des faits qui se sont produits avant la date du dépôt de la requête et sont en connexité directe avec l’objet des demandes qui y figurent, comme c’est le cas
10 R. Kolb, La Cour internationale de Justice, 2013, p. 688.
11 OEN, par. 2.9 et 2.22.
12 Ibid., par. 2.15.
13 Ibid., par. 2.8 et 2.26-2.27.
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de celles qu’a présentées la Colombie, rien ne fait obstacle à ce que la Cour connaisse de ces demandes reconventionnelles. La caducité du titre de compétence entre les parties à un différend déjà pendant n’a aucune incidence sur la compétence de la Cour dans ce contexte.
2.22. Dans la note de bas de page de l’article 80 du Règlement de la Cour, il est précisé que «[t]oute affaire soumise avant [le 1er février 2001] est demeurée régie par l’article 80 du Règlement tel qu’adopté le 14 avril 1978». L’expression «toute affaire soumise» confirme que seule compte la date du dépôt de la requête lorsqu’il s’agit de déterminer si la Cour a compétence au titre de l’article 80 de son Règlement.
2.23. Dans la présente affaire, toutes les conditions sont satisfaites pour que la Cour puisse connaître des demandes reconventionnelles présentées par la Colombie. Celles-ci concernent des faits qui se sont produits avant la date critique du dépôt de la requête du Nicaragua (à savoir, le 26 novembre 2013) et la Cour s’est déjà déclarée compétente pour connaître de cette requête en vertu du pacte de Bogotá, bien que celui-ci ait cessé de lier le Nicaragua et la Colombie après le dépôt de ladite requête.
2.24. La pratique de la Cour confirme l’interprétation que fait la Colombie de l’article 80 du Règlement.
2.25. Ainsi, s’agissant de la date critique aux fins de déterminer le droit applicable  l’article 80 ayant été amendé en 2001, la Cour a déclaré que la date du dépôt de la requête était la date critique aux fins de déterminer quelle version de l’article 80 du Règlement s’applique.
2.26. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2015 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), la Cour a souligné que, puisque l’instance principale avait été introduite avant l’amendement au Règlement de la Cour qui est entré en vigueur le 1er février 2001, le paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement, tel qu’adopté le 14 avril 1978, était applicable à la demande reconventionnelle présentée par la Serbie14. En d’autres termes, la date critique était celle du dépôt de la requête introductive d’instance de la Croatie, et non celle du dépôt du contre-mémoire de la Serbie, au lendemain de l’amendement. La même situation s’est présentée en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda)15.
2.27. Ces exemples montrent qu’il n’y a pas de raison de supposer que la date critique à prendre en compte aux fins de l’article 80 du Règlement soit autre que celle du dépôt d’une requête dans une affaire donnée.
2.28. En dépit de cette pratique claire, le Nicaragua interprète à tort les affaires relatives aux Immunités juridictionnelles et à l’Application de la convention pour la prévention et la répression
14 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt du 3 février 2015, par. 120.
15 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du 29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 676, par. 27 ; voir G. Distefano, «La demande reconventionnelle au fil des textes régissant le fonctionnement de la Cour de La Haye et de sa jurisprudence», Revue suisse de droit international et européen, 2008, p. 64-65.
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du crime de génocide (Croatie c. Serbie)16 comme étayant sa thèse selon laquelle la date critique est celle du dépôt du contre-mémoire et non celle du dépôt de la requête initiale.
2.29. Les extraits qu’il cite, cependant, replacés dans la bonne perspective, font tout sauf confirmer que la compétence de la Cour pour connaître de demandes reconventionnelles devrait s’apprécier à la lumière de la date du dépôt du contre-mémoire.
2.30. Ainsi, dans l’affaire relative aux Immunités juridictionnelles, la Cour n’a aucunement pas déclaré que sa compétence pour connaître de la demande reconventionnelle de l’Italie devait être fonction de la date du dépôt du contre-mémoire. Le facteur décisif qui l’a amenée à déclarer cette demande reconventionnelle irrecevable faute de compétence était que celle-ci concernait «des faits et situations … exclu[s] du champ d’application temporel de la convention»17. Or, les demandes reconventionnelles présentées par la Colombie ne sont pas «exclues du champ d’application temporel» du pacte de Bogotá, dans la mesure où elles concernent des faits et situations qui existaient au moment où cet instrument était toujours en vigueur entre elle et le Nicaragua.
2.31. La même conclusion découle également de l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), d’où il ressort que, contrairement à ce que soutient le Nicaragua18, la date critique pour déterminer si les demandes reconventionnelles relèvent de la compétence de la Cour est celle du dépôt de la requête.
2.32. Ainsi que la Cour l’a clairement affirmé, «selon sa jurisprudence constante, s’il est démontré qu’un titre de compétence existait à la date de l’introduction de l’instance, la caducité de l’instrument établissant sa juridiction ou le retrait dont il peut ultérieurement faire l’objet sont sans effet sur sa compétence»19. Elle a ensuite précisé que la République fédérale de Yougoslavie continuait d’être liée par l’article IX de la Convention sur le génocide au moins jusqu’au 6 mars 2001, date de la notification de son adhésion à la convention, laquelle comportait une réserve à l’article IX, qui est la clause attributive de compétence à la Cour20.
2.33. Le fait que le titre de compétence ait été caduc au moment du dépôt du contre-mémoire de la Serbie, le 1er décembre 2009, n’a pas été considéré comme faisant obstacle à la recevabilité de la demande reconventionnelle du défendeur. Contrairement au Nicaragua, la Croatie n’a d’ailleurs pas contesté que la demande reconventionnelle de la Serbie relève de la compétence de la Cour au titre de l’article IX de la Convention sur le génocide21.
2.34. De surcroît, dans l’arrêt qu’elle a rendu au fond en 2015, la Cour est partie du principe que l’article IX pouvait toujours servir de base à sa compétence pour connaître de la demande reconventionnelle présentée par la Serbie, ainsi que l’exige le paragraphe 1 de l’article 80 de son
16 OEN, par. 2.10-2.15.
17 Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant)), demande reconventionnelle, ordonnance du 6 juillet 2010, C.I.J. Recueil 2010, p. 320-321, par. 30.
18 OEN, par. 2.13-2.14.
19 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 445, par. 95.
20 Ibid., p. 445-446, par. 96.
21 Ibid., par. 121.
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Règlement22. De fait, l’élément qui a été décisif dans son raisonnement est que tous les faits qui ont donné lieu aux allégations formulées dans la demande reconventionnelle de la Serbie  ceux qui avaient trait à l’opération «Tempête»  avaient eu lieu à un moment où le titre de compétence prévu par la Convention sur le génocide était pleinement en vigueur entre les Parties23.
2.35. Ainsi, tant dans l’affaire relative aux Immunités juridictionnelles que dans celle relative à la Convention sur le génocide (Croatie c. Serbie), le facteur pertinent pour que la Cour détermine s’il était satisfait à la condition de compétence visée à l’article 80 de son Règlement était que les faits donnant lieu aux demandes reconventionnelles ou y ayant trait se soient produits à un moment où le titre de compétence était en vigueur entre les Parties. Dans les circonstances de l’espèce, il s’agit du 26 novembre 2013, date à laquelle le Nicaragua a introduit l’instance.
2.36. Cette interprétation est conforme à la jurisprudence de la Cour. Ainsi, le pacte de Bogotá constitue une base de compétence permettant à la Cour de connaître, en vertu de l’article 80 de son Règlement, des demandes reconventionnelles présentées par la Colombie.
2.37. La compétence de la Cour pour connaître des demandes reconventionnelles de la Colombie en vertu du pacte de Bogotá est également confirmée par l’arrêt rendu par la Cour en 2016 au sujet des exceptions préliminaires formulées dans la présente affaire.
2. En vertu de l’arrêt de 2016, le pacte de Bogotá constitue la base de la compétence de la Cour pour connaître des demandes reconventionnelles de la Colombie
2.38. L’arrêt de 2016 a déjà donné à la Cour l’occasion de décider, avec l’autorité de la chose jugée, que l’article XXXI du pacte de Bogotá était la seule base de compétence en la présente espèce. Nulle raison, dès lors, de rouvrir une question qui a déjà été traitée à la fois par le Nicaragua et la Colombie au stade des exceptions préliminaires et conformément à l’article 79 du Règlement de la Cour. Le Nicaragua passe sous silence l’arrêt de 2016 à cet égard et n’y renvoie que pour justifier ses affirmations sur l’absence de différend et de négociations avec la Colombie.
2.39. Dans cet arrêt et selon sa jurisprudence constante, la Cour a «rappel[é] que la date à laquelle s’appréci[ait] sa compétence [était] celle du dépôt de la requête»24, réaffirmant ainsi que la date critique pour établir sa compétence est la date du dépôt d’une requête, à l’exclusion de toute autre.
2.40. Ce rappel montre également que la Cour n’a jamais déclaré, ni même laissé entendre, que la date critique à laquelle s’appréciait sa compétence devait de nouveau être établie aux différents stades de la procédure.
22 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, par. 123.
23 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt du 3 février 2015, par. 121.
24 Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt, 17 mars 2016 (ci-après l’«arrêt sur les exceptions préliminaires»), par. 33. Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 437-438, par. 79-80 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996 (II), p. 613, par. 26.
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2.41. Une fois la compétence de la Cour établie à l’égard de deux Etats en vertu d’un titre spécifique, celui-ci peut servir de base de compétence à tous les stades de la procédure dans une affaire donnée, et ce, même s’il a expiré un certain temps avant la fin de la procédure. Ainsi, la compétence pour connaître de toute demande supplémentaire du demandeur ou de toute demande que le défendeur pourrait considérer approprié de présenter à titre reconventionnel doit être appréciée en vertu du titre spécifique sur lequel la Cour a fondé sa compétence à la date du dépôt de la requête initiale.
2.42. Comme la Cour l’a déclaré dans son arrêt de 2016,
«le fait qu’une disposition conventionnelle conférant compétence à la Cour cesse d’être en vigueur entre le demandeur et le défendeur, que l’une ou l’autre des parties retire la déclaration qu’elle avait formulée au titre du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut ou que celle-ci vienne à expirer, s’il intervient après le dépôt de la requête, ne prive pas la Cour de compétence»25.
Dans cette déclaration, la Cour n’a fait qu’invoquer et suivre sa jurisprudence constante, notamment en l’affaire Nottebohm.
2.43. Dans cette affaire, la Cour a en effet indiqué ce qui suit :
«Lorsque la requête est déposée à un moment où le droit en vigueur entre les parties comporte la juridiction obligatoire de la Cour … le dépôt de la requête n’est que la condition pour que la clause de juridiction obligatoire produise effet à l’égard de la demande qui fait l’objet de la requête … Un fait extérieur tel que la caducité ultérieure de la déclaration par échéance du terme ou par dénonciation ne saurait retirer à la Cour une compétence déjà établie.»26
2.44. Ce même raisonnement s’applique à la compétence de la Cour pour connaître des demandes reconventionnelles de la Colombie sur la base du pacte de Bogotá. Le fait que cet instrument ait cessé de lier les Parties ne retire pas à la Cour «une compétence déjà établie», c’est-à-dire sa compétence en vertu du pacte de Bogotá.
2.45. Une fois la compétence établie, comme en la présente espèce, la Cour «doit connaître de la demande»27 et «a compétence pour en examiner tous les aspects…»28.
2.46. Bien que présentée par le défendeur et non par le demandeur, une demande reconventionnelle est par définition un «aspect» de la demande initiale. En effet, ainsi que cela apparaît clairement à plusieurs reprises dans la jurisprudence de la Cour, les demandes reconventionnelles, au sens de l’article 80 du Règlement, «se rattachent aux demandes principales
25 Arrêt sur les exceptions préliminaires, par. 33.
26 Nottebohm (Liechtenstein c. Guatemala), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1953, p. 123. Voir également Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2008, p. 438, par. 80.
27 Arrêt sur les exceptions préliminaires, par. 33 ; Nottebohm (Liechtenstein c. Guatemala), exception préliminaire, arrêt, C.I.J. Recueil 1953, p. 123.
28 Ibid.
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[et] y ripostent»29. Dans ses observations écrites, le Nicaragua ne conteste pas l’authenticité des demandes reconventionnelles de la Colombie au sens de cette disposition. Rien n’empêche donc la Cour de considérer le pacte de Bogotá comme la base de sa compétence pour examiner tant les demandes du Nicaragua que les demandes reconventionnelles de la Colombie.
2.47. Dans ses observations écrites, le Nicaragua méconnaît cet aspect  le lien entre demandes et demandes reconventionnelles , ce qui le conduit à commettre deux erreurs de droit fondamentales.
2.48. Premièrement, le Nicaragua ne tient pas compte du fait que la base de la compétence établie par la Cour dans son arrêt de 2016 et que «les parties ont reconnu[e]»30 peut être la même pour les demandes et pour les demandes reconventionnelles, si ces dernières portent sur des questions relevant de la compétence de la Cour telle qu’appréciée à la date du dépôt de la requête, indépendamment de la caducité ultérieure du titre de compétence concerné. Dès lors, tant que les questions soulevées dans les demandes reconventionnelles de la Colombie ont trait à des situations survenues entre les deux Etats avant la date critique du 26 novembre 2013, lorsque le pacte de Bogotá était encore en vigueur, la Cour a compétence pour en connaître en vertu de cet instrument.
2.49. Le Nicaragua ignore cet état du droit en matière de compétence dans les procédures à titre reconventionnel, tel qu’il a été réaffirmé dans l’arrêt de 2016, et considère que
«si le fait que la Cour ait compétence pour connaître de la demande principale impliquait ipso facto sa compétence pour connaître de la demande reconventionnelle, la condition prévue en la matière au paragraphe 1 de l’article 80 n’aurait pas lieu d’être»31.
2.50. En soi, la compétence est une question de titre. Si un titre, comme le pacte de Bogotá, confère compétence à la Cour à la date du dépôt de la requête dans une affaire, rien, d’un point de vue juridique, n’empêche la Cour de connaître d’une demande reconventionnelle sur cette base, même s’il n’existe plus au moment où ladite demande est présentée. Tel est précisément le cas des demandes reconventionnelles de la Colombie : la Cour a compétence pour les examiner en vertu du même titre que les demandes du Nicaragua, à savoir le pacte de Bogotá. A cet égard et contrairement à ce que prétend le Nicaragua, les demandes reconventionnelles de la Colombie n’«exc[èdent nullement] les limites dans lesquelles les parties ont reconnu [l]a compétence [de la Cour]»32. Elles peuvent être présentées en vertu du pacte de Bogotá.
2.51. Il s’ensuit que le fait de reconnaître la compétence de la Cour à l’égard des demandes reconventionnelles de la Colombie en vertu de cet instrument ne priverait pas d’effet utile la condition de compétence énoncée à l’article 80 du Règlement.
29 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 256, par. 27 ; Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du 18 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 207-208, par. 19.
30 Ibid., p. 257, par. 31.
31 OEN, par. 2.7.
32 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 257, par. 31.
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2.52. Deuxièmement, le Nicaragua donne l’impression que les procédures à titre reconventionnel sont complètement distinctes des procédures principales. Or, conformément à la sous-section 3 de la section D du Règlement de la Cour, les demandes introduites à ce titre constituent une procédure incidente. Tant qu’elles respectent les conditions énoncées à l’article 80, elles «relève[nt] de [l]a compétence» établie dans la procédure principale, selon l’adage accessorium sequitur principale. Elles sont «formulées … dans le cadre d’une instance déjà en cours»33. Nulle part le Nicaragua n’explique pourquoi la compétence de la Cour dans une procédure reconventionnelle ne pourrait être régie par le principe du forum perpetuum, c’est-à-dire fondée sur le même titre que celui de la procédure principale, exactement comme les autres procédures incidentes (par exemple, les mesures conservatoires, les exceptions préliminaires ou l’intervention d’un tiers) en vertu du Statut et du Règlement de la Cour.
2.53. Le Nicaragua se contente de laisser entendre que les autres procédures incidentes «constituent toutes des procédures accessoires, en rapport avec la demande principale»34. Dans ce cas, les demandes reconventionnelles ne différeraient pas des autres procédures incidentes. En effet, étant nécessairement présentées dans le contre-mémoire, conformément à l’article 80 du Règlement, elles constituent bel et bien des «procédures incidentes»35. Puisqu’elles «ripostent»36 et se rattachent aux demandes principales présentées dans une affaire, selon les termes de la Cour elle-même, les demandes reconventionnelles sont incontestablement aussi «en rapport avec la demande principale»37. Par conséquent, rien ne saurait justifier, en la présente instance, que le pacte de Bogotá ne serve pas de base de compétence aux demandes reconventionnelles de la Colombie. L’arrêt de 2016 ne donne aucune indication du contraire.
2.54. Dans la même veine, cet arrêt n’impose pas à la Colombie de conditions relatives à l’existence d’un différend ou au recours aux négociations préalables pour que la Cour puisse connaître de ses demandes reconventionnelles, et il ne saurait être interprété en ce sens. Ces conditions ne sont en fait pas pertinentes en l’espèce pour déterminer la compétence de la Cour en vertu de l’article 80 du Règlement. Bien qu’elles ne fassent pas obstacle à la compétence de la Cour, la Colombie traitera de chacune de ces conditions dans la sous-section suivante, par souci d’exhaustivité.
3. La Colombie n’a pas à établir l’existence d’un différend avec le Nicaragua sur l’objet de ses demandes reconventionnelles
2.55. Dans ses observations écrites, le Nicaragua prétend que la Colombie tente «de porter devant la Cour … de[s] différends nouveaux à l’égard desquels les Parties ne reconnaissent plus la juridiction de la Cour»38. Il déforme là encore la réalité. La Colombie ne porte pas de différends nouveaux devant la Cour.
33 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 257, par. 30.
34 OEN, par. 2.24.
35 Ibid.
36 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du 18 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 207-208, par. 19.
37 OEN, par. 2.24.
38 Ibid., par. 2.32.
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2.56. Elle use du droit que lui confère l’article 80 du Règlement de présenter des demandes reconventionnelles. Cette disposition n’exige pas de l’auteur de telles demandes qu’il prouve l’existence d’un différend avec l’Etat demandeur.
2.57. Comme le Nicaragua l’a lui-même reconnu39, les demandes reconventionnelles ont pour objet «de soumettre [des] prétention[s] nouvelle[s] au juge»40. En ce sens, «le propre d’une demande reconventionnelle est ainsi d’élargir l’objet initial du litige en poursuivant des avantages autres que le simple rejet de la prétention du demandeur à l’action»41. Autrement dit, une demande reconventionnelle est intimement liée au différend en cause, dont, du reste, elle résulte. Ainsi que l’on peut le lire dans la littérature juridique,
«le système des demandes reconventionnelles permet à la Cour d’examiner les deux faces du différend dans le cadre d’une procédure unique et intégrée et lui donne la possibilité de traiter de ce différend d’une manière plus globale»42 [traduction du Greffe].
2.58. Le Nicaragua confond différends nouveaux et prétention[s] nouvelle[s]. L’article 80 du Règlement permet à un défendeur de présenter des prétentions nouvelles sous la forme de demandes reconventionnelles tant qu’elles sont en connexité directe avec les demandes principales. En tant que telles, elles ne sauraient être considérées comme un moyen de porter des différends nouveaux devant la Cour, et telle n’est assurément pas l’intention de la Colombie.
2.59. Si la Cour suivait l’interprétation erronée du Nicaragua selon laquelle présenter des prétentions nouvelles sous la forme de demandes reconventionnelles reviendrait systématiquement à soumettre un différend nouveau, l’article 80 de son Règlement n’aurait aucune raison d’être et serait «sans portée et sans effet»43. De fait, le défendeur se trouverait simplement dans la position où ses demandes reconventionnelles, c’est-à-dire des prétentions nouvelles, seraient la plupart du temps considérées comme supposant des différends nouveaux et, partant, déclarées irrecevables.
39 OEN, par. 2.20.
40 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 256, par. 27 ; Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie), demande reconventionnelle, ordonnance du 6 juillet 2010, C.I.J. Recueil 2010, p. 315, par. 13 ; Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du 18 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 207-208, par. 19.
41 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 256, par. 27.
42 S. D. Murphy, «Counter-Claims at the International Court of Justice», in Karin Oellers et al., dir. publ., The Statute of the International Court of Justice: A Commentary, 2012, p. 1025. Voir aussi Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie), demande reconventionnelle, ordonnance du 6 juillet 2010, opinion dissidente de M. le juge Cançado Trindade, C.I.J. Recueil 2010, p. 335, par. 15 :
«La demande reconventionnelle élargissait, en quelque sorte, l’objet du différend en cause dont la Cour était saisie par la demande initiale. Elle élargissait donc la vue d’ensemble de la Cour quant aux deux demandes (la demande initiale et la demande reconventionnelle), en lui permettant de statuer sur elles d’une manière plus cohérente. La demande reconventionnelle finit donc par être considérée comme un moyen pour assurer davantage de cohérence dans la décision de la Cour.»
43 Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 2011 (I), p. 125-126, par. 133 ; Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 1949, p. 24.
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2.60. L’article 80 du Règlement présuppose l’existence d’un différend à l’égard duquel la Cour s’est déjà déclarée compétente. C’est pour cette raison qu’y est prévue la condition de connexité directe, selon laquelle le défendeur est tenu de prouver que ses prétentions relèvent de l’objet du différend initial. Dans le cadre des demandes reconventionnelles, la question de la recevabilité porte sur la relation entre les prétentions nouvelles et l’objet du différend, plutôt que sur l’existence d’une divergence de positions juridiques entre les parties.
2.61. S’agissant de la condition de compétence en vertu de l’article 80 du Règlement, point n’est donc besoin de se pencher sur la question de savoir s’il existe entre la Colombie et le Nicaragua un différend nouveau, par opposition à des prétentions nouvelles simplement destinées à élargir l’objet du différend.
2.62. Tant qu’elles «ripostent» aux demandes principales du Nicaragua et sont donc étroitement liées à l’objet du différend dont la Cour est saisie et à l’égard duquel elle a déjà établi sa compétence dans son arrêt de 2016, les demandes reconventionnelles de la Colombie relèvent ipso jure de la compétence de la Cour en vertu du pacte de Bogotá.
2.63. Dans son arrêt de 2016, la Cour a déjà déterminé la portée du différend entre le Nicaragua et la Colombie. Il en ressort que, en ce qu’elles ripostent aux demandes principales du Nicaragua et concernent un comportement similaire des Parties dans les zones maritimes pertinentes, les demandes reconventionnelles de la Colombie sont étroitement liées à l’objet du différend en l’espèce.
2.64. Premièrement, la Cour a relevé que,
«[d]ans sa requête, le Nicaragua [a] expos[é] en ces termes l’objet du différend qu’il soumet à la Cour : «Le différend porte sur des violations des droits souverains et des espaces maritimes du Nicaragua qui lui ont été reconnus par la Cour dans son arrêt du 19 novembre 2012 …»»44.
2.65. Deuxièmement, il est également indiqué dans l’arrêt de 2016 que,
«[d]ans les conclusions formulées dans son mémoire … le Nicaragua [a] pri[é] la Cour de se prononcer sur deux demandes principales ; l’une concerne les violations alléguées de ses espaces maritimes tels que délimités par la Cour dans son arrêt de 2012…»45.
2.66. Troisièmement, la Cour a souligné que le différend opposant le Nicaragua à la Colombie était lié à «une série d’incidents en mer mettant en cause des navires ou aéronefs colombiens»46, avant d’ajouter que,
44 Arrêt sur les exceptions préliminaires, par. 53.
45 S’agissant de la seconde demande, «relative à la violation par la Colombie de l’obligation lui incombant en vertu du paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies et du droit international coutumier de s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force», la Cour a estimé qu’il n’existait pas de différend entre le Nicaragua et la Colombie et a donc accueilli l’exception préliminaire de la Colombie. Voir l’arrêt sur les exceptions préliminaires, par. 78-79 et 111.1) c).
46 Ibid., par. 63.
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«[s]elon [le Nicaragua], un certain nombre d’entre eux se seraient produits entre la date du prononcé de l’arrêt de 2012 et celle du dépôt de la requête, dans les eaux que l’arrêt en question avait reconnues comme étant nicaraguayennes»47.
2.67. Contrairement à ce qu’affirme le Nicaragua, toutes les demandes reconventionnelles de la Colombie «ripostent»48 et sont liées aux demandes du Nicaragua qui constituent l’objet du différend à l’égard duquel la Cour a déjà établi sa compétence dans son arrêt de 2016.
2.68. Les demandes reconventionnelles de la Colombie ripostent en particulier à la demande du Nicaragua telle qu’exposée dans sa requête et dans son mémoire concernant des allégations de «violations des droits souverains et des espaces maritimes … qui lui ont été reconnus par la Cour dans son arrêt du 19 novembre 2012». Par le biais de ses demandes, la Colombie cherche à donner une image exacte des événements survenus dans le sud-ouest de la mer des Caraïbes. Comme elle l’a montré dans son contre-mémoire et comme elle le répétera au chapitre 3 ci-après, le Nicaragua viole ses droits souverains dans cette région de la mer des Caraïbes. C’est donc le Nicaragua, et non la Colombie, qui est responsable d’actes internationalement illicites.
2.69. Les demandes reconventionnelles de la Colombie portent sur ce que le Nicaragua a décrit comme «une série d’incidents en mer mettant en cause des navires ou aéronefs colombiens»49. Elles montrent que ces prétendus incidents sont dus au non-respect, par le Nicaragua, de ses obligations internationales et y sont inextricablement liés. En outre, elles concernent «un certain nombre d’[incidents qui] se seraient produits entre la date du prononcé de l’arrêt de 2012 et celle du dépôt de la requête…»50.
2.70. Les demandes reconventionnelles de la Colombie sont recevables en vertu de la même base de compétence que celle sur laquelle la Cour se fonde pour connaître des demandes du Nicaragua, c’est-à-dire le pacte de Bogotá, et ce, car elles sont inextricablement liées à l’objet du différend défini par la Cour dans son arrêt de 2016.
2.71. En tout état de cause, la Colombie a produit suffisamment d’éléments solides51 prouvant que les Parties «avai[en]t connaissance, ou ne pouvai[en]t pas ne pas avoir
47 S’agissant de la seconde demande, «relative à la violation par la Colombie de l’obligation lui incombant en vertu du paragraphe 4 de l’article 2 de la Charte des Nations Unies et du droit international coutumier de s’abstenir de recourir à la menace ou à l’emploi de la force», la Cour a estimé qu’il n’existait pas de différend entre le Nicaragua et la Colombie et a donc accueilli l’exception préliminaire de la Colombie. Voir l’arrêt sur les exceptions préliminaires, par. 63.
48 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 256, par. 27 ; Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du 18 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 207-208, par. 19.
49 Arrêt sur les exceptions préliminaires, par. 63.
50 Ibid.
51 La Colombie a produit des éléments de preuve à cet égard dans le volume II de son contre-mémoire, en particulier dans les annexes 1, 22, 73, 74, 75 et 78.
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connaissance»52 de leur divergence de vues sur les faits qu’elle invoque dans toutes ses demandes reconventionnelles.
2.72. Comme la Cour l’a elle-même relevé dans son arrêt de 2016, les «préoccupations de la Colombie en matière de pêche, de protection de l’environnement et de trafic de drogue»53 ont été prises en compte dans les «déclarations des hauts responsables des deux pays»54. Parallèlement, la Cour a aussi estimé que
«le fait que les Parties restaient disposées à dialoguer ne prouve pas en soi que, à la date du dépôt de la requête, il n’existait pas entre elles de différend … Il ressort de ces déclarations que les Parties avaient des points de vue opposés sur la question de leurs droits respectifs dans les espaces maritimes visés par l’arrêt de 2012.»55
Dans la mesure où elles ont trait à ces aspects, les demandes reconventionnelles de la Colombie reflètent la portée du litige entre les Parties, ce qui traduit aussi l’évolution de l’objet du différend initial au fil du temps, jusqu’à la date critique du 27 novembre 2013.
2.73. S’agissant plus spécifiquement de la troisième demande reconventionnelle, relative à la violation, par le Nicaragua, du droit des pêcheurs artisanaux d’accéder aux bancs de pêche traditionnels et de les exploiter, un certain nombre d’éléments prouvent que le président Ortega avait parfaitement connaissance de la position de la Colombie sur la nécessité de garantir les droits des habitants de l’archipel à la suite de l’arrêt de 201256 et qu’il avait affirmé que son pays ne porterait pas préjudice aux pêcheurs ni à leurs droits de pêche57. Pourtant, comme la Colombie l’a démontré, ces déclarations n’ont pas été suivies d’effets, puisque la marine nicaraguayenne a intimidé et harcelé les pêcheurs de l’archipel. En outre, le simple fait que le Nicaragua a déposé une requête concernant la violation alléguée de ses droits souverains prouve l’opposition manifeste des Parties sur cette question.
2.74. De même, en ce qui concerne les première et deuxième demandes reconventionnelles, portant sur le manque de diligence du Nicaragua à l’égard de l’environnement marin du sud-ouest de la mer des Caraïbes et de l’habitat des Raizals, des éléments de preuve montrent que l’incident du Lady Dee a donné lieu à des échanges diplomatiques entre les Parties avant l’introduction de l’instance principale58.
2.75. La question de la protection et de la préservation de l’environnement marin était également connue du Nicaragua. Elle a en effet toujours figuré à l’ordre du jour bilatéral, et, lors de son allocution devant les diplômés du cours annuel sur la défense et la sécurité, le président Ortega
52 Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement nucléaire (Iles Marshall c. Royaume-Uni), exceptions préliminaires, par. 41.
53 Arrêt sur les exceptions préliminaires, par. 69.
54 Ibid.
55 Ibid.
56 CMC, par. 9.1 et 9.2, et annexe 73.
57 Ibid., annexes 73, 74, 75 et 78.
58 Ibid., annexes 22, 23 et 24.
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a affirmé que l’une des préoccupations exprimées au Mexique par le président Santos était la préservation de la réserve marine Seaflower59.
2.76. Partant, le Nicaragua ne pouvait pas ne pas avoir connaissance de l’existence d’un différend concernant les première, deuxième et troisième demandes reconventionnelles, et ce, compte tenu du fait que certains des incidents allégués dans sa requête et son mémoire ont trait à des exemples dans lesquels la marine colombienne a critiqué les pratiques déprédatrices des navires nicaraguayens et fait expressément référence aux droits de pêche historiques de la Colombie60. Il ne saurait avoir oublié cet aspect du différend.
2.77. Ainsi que le confirme la jurisprudence de la Cour, ce qui importe, c’est que «les points de vue des deux parties, quant à l’exécution ou à la non-exécution» de certaines obligations internationales, «so[ient] nettement opposés»61. Il est évident que les points de vue du Nicaragua et de la Colombie sont opposés sur les droits, obligations et devoirs de l’Etat côtier (le Nicaragua) et les droits et devoirs des autres Etats (en l’occurrence, la Colombie) dans la zone économique exclusive, ainsi que sur la manière dont la partie adverse exécute ou n’exécute pas ses obligations et devoirs ou garantit les droits de l’autre.
2.78. Quant à la quatrième demande reconventionnelle de la Colombie, relative au décret du Nicaragua fixant des lignes de base droites, la Colombie relève que le Nicaragua ne nie pas, dans ses observations écrites, l’existence d’un différend entre eux à cet égard62.
4. La Colombie n’a pas à prouver que les questions soulevées dans ses demandes reconventionnelles ne pouvaient être réglées au moyen de négociations
2.79. Dans ses observations écrites, le Nicaragua considère à tort que, en vertu de l’article II du pacte de Bogotá, les questions soulevées dans les demandes reconventionnelles de la Colombie auraient dû faire l’objet de négociations préalables.
2.80. De nouveau, pareille affirmation fait litière de la chronologie propre aux demandes reconventionnelles en vertu de l’article 80 du Règlement de la Cour. Exiger du défendeur qu’il négocie avec le demandeur avant de présenter de telles demandes ne cadrerait pas avec le fait que celles-ci sont présentées dans le contre-mémoire du défendeur.
2.81. Le contre-mémoire répond au mémoire du demandeur dans le contexte d’un différend déjà cristallisé et soumis à un règlement judiciaire. Par conséquent, les demandes reconventionnelles se rapportent à un différend que le demandeur lui-même entend régler par voie judiciaire plutôt qu’en suivant les voies diplomatiques. Soit dit en passant, le Nicaragua trahit ainsi la mauvaise foi évidente dont il fait preuve dans ses observations écrites, puisqu’il reprend l’argument en faveur des voies diplomatiques que la Colombie avait invoqué au stade des exceptions préliminaires et qu’il avait alors complètement rejeté.
59 Ibid., annexe 75.
60 Mémoire du Nicaragua (MN), annexe 23-B. Voir également CMC, vol. II, annexes 42, 43 et 54.
61 Arrêt sur les exceptions préliminaires, par. [50]. Voir également Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, première phase, avis consultatif, C.I.J. Recueil 1950, p. 74.
62 OEN, par. 2.37, note de bas de page no 34.
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2.82. En outre, en vertu de l’article II du pacte de Bogotá, ce sont des «différends» qui doivent faire l’objet de négociations avant de pouvoir être portés devant la Cour. Les demandes reconventionnelles ne sont pas des «différends» en soi, mais des prétentions dans le cadre d’un différend qui existe déjà.
2.83. Comme elle l’a souligné en l’affaire de la Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), la Cour «établit une distinction entre le différend lui-même et les … conclusions respectives [des Parties] sur ce différend»63. Ainsi que le prévoit le paragraphe 2 de l’article 80 du Règlement, les demandes reconventionnelles «figure[nt] parmi les conclusions contenues dans [le contre-mémoire]». Il est donc on ne peut plus clair que celles présentées par la Colombie font partie de ses conclusions sur le différend plus large qui l’oppose au Nicaragua et ne font pas état de différends qui devraient faire l’objet de négociations propres en vertu de l’article II du pacte de Bogotá.
2.84. Cette disposition ne s’applique pas aux demandes reconventionnelles présentées en vertu de l’article 80 du Règlement de la Cour, et la condition préalable relative à l’obligation de négocier qui y figure est dénuée de pertinence s’agissant de leur recevabilité. En la présente espèce, le différend est déjà cristallisé, la voie judiciaire a été choisie pour le régler, et les demandes reconventionnelles de la Colombie ripostent aux demandes du Nicaragua qui ne pouvaient être réglées au moyen de négociations.
2.85. En conséquence, en vertu du pacte de Bogotá, les demandes reconventionnelles de la Colombie n’ont à satisfaire à aucune condition préalable de compétence.
2.86. Les rares renvois que fait le Nicaragua à l’arrêt de 2016 dans ses observations écrites le sont à mauvais escient64. Cet arrêt n’exigeait pas  et n’aurait pu le faire, puisqu’il portait uniquement sur les exceptions préliminaires  que la Colombie engage des négociations préalables concernant ses demandes reconventionnelles, dont, à ce stade de la procédure, la Cour elle-même ne pouvait prévoir le dépôt.
2.87. Il est simplement relevé dans l’arrêt de 2016 que,
«[p]armi les questions au sujet desquelles les Parties envisageaient de dialoguer, figuraient notamment les activités de pêche des habitants de San Andrés, Providencia et Santa Catalina dans des eaux dont la Cour a reconnu qu’elles appartenaient au Nicaragua, la protection de la réserve de biosphère marine Seaflower et la lutte contre le trafic de drogue dans la mer des Caraïbes»65.
2.88. Ce libellé est clair. La Cour s’est contentée de prendre acte du fait que la Colombie et le Nicaragua «envisageaient de dialoguer» sur les questions qu’elle a énumérées en termes suffisamment larges pour inclure presque toutes celles soulevées dans les demandes reconventionnelles de la Colombie. Ce fait, comme la Cour l’a indiqué, ne signifie pas que «les
63 Compétence en matière de pêcheries (Espagne c. Canada), compétence de la Cour, arrêt, C.I.J. Recueil 1998, p. 449, par. 32 (les italiques sont de nous).
64 OEN, par. 2.35.
65 Arrêt sur les exceptions préliminaires, par. 97.
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Parties considéraient de bonne foi qu’une certaine possibilité de parvenir à un règlement négocié existait ou, au contraire, que cette possibilité n’existait pas»66.
2.89. Les demandes reconventionnelles de la Colombie se limitent à certaines questions spécifiques qui sont en connexité directe avec les faits et buts juridiques des demandes principales du Nicaragua, comme l’exige l’article 80 du Règlement. Elles ne concernent pas l’ensemble des difficultés que supposent la protection de l’environnement et la lutte contre le trafic de stupéfiants, ni tous les autres aspects inscrits à l’ordre du jour bilatéral sur lesquels les Parties sont susceptibles d’être en désaccord.
2.90. En outre, il n’est indiqué nulle part dans l’arrêt de 2016 que la Colombie était tenue, en vertu de l’article II du pacte de Bogotá, de tenter de régler ces questions par les voies diplomatiques.
2.91. Cet arrêt reconnaît surtout l’existence de «questions» opposant le Nicaragua et la Colombie en ce qui concerne les «activités de pêche des habitants de San Andrés, Providencia et Santa Catalina» et «la protection de la réserve de biosphère marine Seaflower»67. Ce passage ne fait que montrer que, au moment du dépôt de la requête, certains faits  précisément ceux qui sont à l’origine des demandes reconventionnelles de la Colombie  étaient déjà connus du Nicaragua et de la Cour.
2.92. La Colombie s’est déclarée convaincue que tout désaccord entre les deux Parties sur des questions d’ordre maritime découlant de l’arrêt rendu par la Cour en 2012 pouvait être réglé au moyen de négociations directes68. Le Nicaragua, lui, a affirmé qu’il n’était «absolument pas disposé à renoncer à la délimitation maritime établie par la Cour» entre les Parties69. Se fondant sur un rejet de la proposition colombienne de conclure un traité aux fins de l’exécution de l’arrêt de 201270, il a fermé la porte à toute possibilité de négociation. En ne répondant pas par des actes concrets aux invitations à négocier mais, au contraire, en déposant une requête contre la Colombie, le Nicaragua a apporté la preuve la plus probante que les Parties considéraient de bonne foi que la possibilité d’un règlement négocié n’existait plus.
2.93. En outre, le Nicaragua n’a produit aucun élément prouvant que ces questions entre les Parties pouvaient être résolues au moyen de négociations directes suivant les voies diplomatiques ordinaires, ce qu’atteste le fait même que la Colombie a présenté des demandes reconventionnelles.
2.94. La Cour devrait dès lors rejeter l’allégation du Nicaragua selon laquelle les demandes reconventionnelles de la Colombie ne relèvent pas de sa compétence en l’espèce.
66 Ibid., par. 99.
67 Arrêt sur les exceptions préliminaires, par. 97.
68 Ibid., par. 86.
69 Ibid., par. 91.
70 Ibid., par. 83.
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CHAPITRE 3 LE LIEN DE CONNEXITÉ DIRECTE ENTRE LES DEMANDES RECONVENTIONNELLES DE LA COLOMBIE ET L’OBJET DES DEMANDES DU NICARAGUA
A. INTRODUCTION
3.1. Dans ses observations écrites déposées le 20 avril 2017, le Nicaragua soutient qu’aucune des quatre demandes reconventionnelles présentées dans le contre-mémoire de la Colombie n’est en connexité directe avec l’objet de ses demandes, ainsi que l’exige le paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement de la Cour. Or, la manière dont il aborde, dans l’ensemble de sa pièce, cette condition de connexité directe  qualifiée, pour les besoins de sa propre cause, d’«exigence stricte»71  va clairement à l’encontre de la jurisprudence de la Cour sur la recevabilité des demandes reconventionnelles.
3.2. L’appréciation que fait le Nicaragua du critère auquel il doit être satisfait est à ce point tirée par les cheveux qu’il y a lieu de se demander si l’on peut réellement employer le terme «stricte» pour qualifier sa version erronée de la condition de connexité72. De fait, ses observations écrites ne sauraient masquer cette conclusion évidente : si la Cour devait suivre l’interprétation excessivement étroite du Nicaragua, la présente procédure incidente se trouverait privée de tout effet utile, puisqu’il serait alors impossible pour une partie de démontrer que la condition de connexité directe est remplie.
3.3. La Colombie traitera des liens de connexité factuelle et juridique en présentant un aperçu de la jurisprudence pertinente (1) et en se référant précisément à chacun des trois groupes de demandes reconventionnelles soumises, soit les deux premières examinées ensemble, puis, séparément, la troisième et la quatrième (2).
3.4. Ce faisant, la Colombie démontrera dans la première sous-section que, loin de conforter la lecture inexacte que fait le Nicaragua du paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement de la Cour, la jurisprudence établit une interprétation raisonnable du critère applicable, qui, en particulier, ne prescrit pas l’identité des faits et principes juridiques, de sorte que les demandes reconventionnelles n’ont pas à être le reflet exact des demandes principales.
3.5. Dans la deuxième sous-section, la Colombie s’attardera davantage sur les particularités de la présente affaire car, s’il est vrai que la jurisprudence de la Cour est revêtue de la plus grande pertinence, le Nicaragua ne saurait réutiliser tels quels des arguments présentés dans d’autres affaires mais qui ne s’appliquent pas aux circonstances de l’espèce. Son invocation répétée des affaires relatives à Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica)73 trahit le raisonnement malhonnête par lequel il entend faire valoir que, puisque la Cour, dans ces affaires, a estimé irrecevables certaines des demandes reconventionnelles du Nicaragua, elle doit en faire autant dans la présente affaire à l’égard des demandes reconventionnelles de la Colombie. Cette simplification à outrance fait abstraction des
71 OEN, par. 3.3.
72 Ibid., par. 3.3 et 3.13.
73 Ibid., par. 3.5-3.9, 3.15-3.16 et 3.28.
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spécificités de la présente affaire et de l’évidente connexité directe entre les demandes reconventionnelles de la Colombie et l’objet des demandes du Nicaragua.
B. LA CONDITION DE CONNEXITÉ DIRECTE DANS LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
3.6. Selon la Cour, l’existence de la nécessaire «connexité directe» entre l’objet des demandes et les demandes reconventionnelles doit être appréciée «aussi bien en fait qu’en droit»74. La Colombie examinera donc successivement les précédents pertinents, dans la jurisprudence de la Cour, sur cette question de la connexité factuelle (a) et juridique (b). Dans le cadre de cet examen, il convient de rappeler que, souhaitant voir écarter les demandes reconventionnelles de la Colombie, le Nicaragua s’attache à présenter :
 une définition excessivement étroite de la «même zone géographique», qui ne comprend que les zones maritimes qui lui ont été reconnues par l’arrêt rendu en 2012 en l’affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie)75 et, parfois, uniquement sa zone économique exclusive, de sorte que se trouvent également exclues, outre les zones maritimes colombiennes, la mer territoriale et les eaux intérieures du Nicaragua76 ;
 une position restrictive et souvent déroutante sur la question de savoir si les faits sur lesquels sont fondées tant les demandes que les demandes reconventionnelles sont de «même nature» en ce que les deux Etats tirent grief de «comportements similaires»77. A cet égard, le Nicaragua avance un argument nouveau tenant à l’existence d’une distinction importante entre les comportements relevant d’«affirmations actives» et ceux qui procèdent de l’«inactivité»78, c’est-à-dire les omissions ;
 une appréciation formaliste de la condition de connexité juridique consistant à établir une distinction artificielle entre les droits et les devoirs souverains de l’Etat côtier, ainsi qu’entre certaines règles du droit international coutumier, différentes parties de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) et d’autres instruments qui relèvent pourtant du même corpus juridique, soit le droit international de la mer79.
1. La connexité factuelle : le «même ensemble/contexte factuel»
3.7. En ce qui concerne la connexité factuelle, la Cour doit examiner «si les faits invoqués par chaque partie concernent une même zone géographique ou une même période» (a), puis s’ils
74 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), fond, arrêt, C.I.J. Recueil 2015 (I), p. 123 ; Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), demandes reconventionnelles, ordonnance du 29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 678, par. 36 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 258, par. 33 ; Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), demande reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 204-205, par. 37.
75 Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, C.I.J. Recueil 2012, p. 624.
76 OEN, par. 1.7, 3.8-3.9, 3.24, 3.48-3.50.
77 Ibid., par. 1.7, 3.4-3.7, 3.25-3.30, 3.39-3.40.
78 Ibid., par. 3.30.
79 Ibid., par. 1.7, 3.13-3.16, 3.31-3.35, 3.41-3.44, 3.53-3.57.
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sont «de même nature, c’est-à-dire si les parties tirent grief de comportements similaires» (b)80. Il est satisfait à ces deux conditions en l’espèce.
3.8. D’après la jurisprudence de la Cour, qui est bien établie depuis les ordonnances rendues par celle-ci en 1997, 1998 et 2001 dans, respectivement, l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et les affaires des Plates-formes pétrolières et des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), la question est de savoir si l’objet des demandes principales et celui des demandes reconventionnelles relèvent du même «ensemble factuel complexe» ou, en d’autres termes, du même contexte factuel81. Cela suppose d’examiner si les faits pertinents se sont produits durant la même période ou dans le même cadre géographique. Il n’est pas nécessaire en revanche, et le Nicaragua ne le conteste pas, que les faits qui sous-tendent les demandes principales et ceux qui sous-tendent les demandes reconventionnelles soient parfaitement identiques dans leurs dimensions spatiale et temporelle. En effet, «[u]ne «connexité» au sens d’un rapport ou d’un lien peut exister entre des choses qui existent séparément»82.
a) La «même période» ou la «même zone géographique»
3.9. En remplaçant la conjonction «ou» par la conjonction «et»83, le Nicaragua cherche à donner la fausse impression que, pour démontrer que les demandes principales et les demandes reconventionnelles concernent des événements qui se sont produits dans le «même ensemble factuel complexe», les deux conditions, géographique et temporelle, doivent être remplies. Or il s’agit de conditions alternatives, et non cumulatives, ainsi que l’indique expressément la jurisprudence : la Cour examine «si les faits invoqués par chaque partie concernent une même zone géographique ou une même période». Si, dans la présente affaire, les éléments géographique et temporel attestent qu’il est satisfait à la condition de l’existence d’un lien de connexité directe, le subterfuge employé par le Nicaragua s’explique facilement par le fait que celui-ci n’a pu trouver aucun argument donnant à penser que les faits sous-tendant les demandes principales et reconventionnelles s’étaient produits à des périodes différentes.
3.10. Le silence du Nicaragua en ce qui concerne l’élément temporel étant très éloquent, l’exigence que les faits invoqués concernent «une même période» pourra faire l’objet d’un examen concis. La Colombie doit préciser que, dans la présente instance, cet aspect est étroitement lié à la question de la compétence de la Cour ratione temporis, du fait de la caducité du pacte de Bogotá entre les Parties.
80 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du 18 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 212, par. 32 ; Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du 29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 678-679, par. 38.
81 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du 18 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 213, par. 34 ; Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du 29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 678-679, par. 35-43 ; Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), demande reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 205, par. 38 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 258, par. 34.
82 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, déclaration de M. Kreća, C.I.J. Recueil 1997, p. 268.
83 OEN, par. 3.10 et 3.12.
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3.11. Les demandes du Nicaragua et les demandes reconventionnelles de la Colombie concernent des événements survenus au lendemain de l’arrêt de 2012. Toutefois, si les demandes du Nicaragua concernent des événements qui se sont produits avant et après l’entrée en vigueur de la dénonciation du pacte de Bogotá par la Colombie, les demandes reconventionnelles sont limitées à des faits qui se sont produits avant que le titre de compétence devienne caduc. En d’autres termes, les demandes reconventionnelles de la Colombie sont fondées sur des faits qui se sont produits durant la «même période» que ceux qui sous-tendent les demandes présentées par le Nicaragua et qui relèvent de la compétence de la Cour. Aux fins de la recevabilité, la période pertinente va du 19 novembre 2012, date de l’arrêt, au 26 novembre 2013, date de la requête du Nicaragua.
3.12. En tout état de cause, dans plusieurs affaires antérieures, les demandes reconventionnelles ont été déclarées recevables nonobstant le fait qu’elles étaient fondées sur des événements très éloignés, d’un point de vue temporel, de ceux qui sous-tendaient les demandes principales. Ainsi, dans l’arrêt rendu en 2015 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), la Cour n’a pas eu de difficulté à déclarer que la demande reconventionnelle de la Serbie, qui concernait une opération lancée à l’été 1995, était en connexité directe avec les demandes de la Croatie fondées sur les hostilités qui s’étaient déroulées sur son territoire en 1991 et 1992, soit plus de deux ans auparavant84. De même, dans l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), la Cour a considéré que la première demande reconventionnelle présentée par l’Ouganda, qui concernait des faits d’agression prétendument commis par la RDC (à l’époque appelée Zaïre), était recevable bien que fondée sur des événements qui avaient débuté en 1994, soit environ quatre ans avant les incursions invoquées par le demandeur85.
3.13. Quant à l’exigence que les faits concernent la «même zone géographique», les demandes reconventionnelles et les demandes principales dans la présente instance concernent des espaces maritimes placés sous la juridiction de l’une ou l’autre Partie et situés dans la «même zone géographique», à savoir, les espaces maritimes qui constituaient une partie de la zone pertinente de la partie sud-ouest de la mer des Caraïbes dans l’affaire initiale.
3.14. Au contraire, il est plus évident qu’il est satisfait à la condition relative à la «zone géographique» dans la présente instance que dans les affaires antérieures. Ainsi, dans l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), la Cour a déclaré que la deuxième demande reconventionnelle de l’Ouganda concernant les attaques visant les locaux et le personnel diplomatiques ougandais à Kinshasa était recevable bien qu’elle concernât une zone de la RDC qui n’avait rien à voir avec la région où avaient eu lieu les incursions86. Les locaux diplomatiques se trouvaient «à des milliers de kilomètres des zones
84 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt du 3 février 2015, par. 122-123.
85 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du 29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 668, par. 12, et p. 678-679, par. 38-39.
86 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du 29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 679, par. 40 ; S. Murphy, «Counter-Claims Article 80 of the Rules», in A. Zimmermann, K. Oellers-Frahm, C. Tomuschat, C. Tams, The Statute of the International Court of Justice  A Commentary, 2e éd., Oxford University Press, 2012, p. 1014, par. 50.
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désignées par le Congo comme étant le théâtre des violations du droit qu’aurait commises l’Ouganda»87.
3.15. De même, dans l’affaire des Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), la Cour a déclaré recevable la demande reconventionnelle au motif qu’elle reposait sur des faits qui avaient eu lieu «dans le golfe au cours de la même période»88. De fait, la demande reconventionnelle des Etats-Unis d’Amérique concernait des attaques qui avaient été menées sur des navires «entre le Koweït et Fujairah»89, c’est-à-dire en des lieux situés dans le golfe Arabo-Persique, et même dans le détroit d’Ormuz et le golfe d’Oman, très éloignés des zones maritimes où étaient installées les plates-formes pétrolières de Rostam, Sassan et Sirri qui ont fait l’objet des attaques américaines.
3.16. Dans l’affaire des Prises d’eau à la Meuse, la demande reconventionnelle de la Belgique concernant le canal Juliana et le barrage de Borgharen a été considérée recevable bien que n’ayant pas directement trait au canal Albert, objet de la demande des Pays-Bas90.
3.17. De même, dans les deux affaires relatives au Génocide précédemment mentionnées, la Cour a relevé que les demandes principales et les demandes reconventionnelles concernaient le «même ensemble factuel complexe» puisqu’elles portaient sur des faits s’étant produits sur les territoires, respectivement, de la Bosnie-Herzégovine et de la Croatie, au cours de la même période91. La notion de «même zone géographique» a été définie de façon large comme englobant l’ensemble du territoire des deux Etats demandeurs, que les allégations du demandeur et du défendeur dans chaque affaire concernent ou non les mêmes régions.
3.18. A l’évidence, l’on ne saurait déduire de ces précédents que les demandes principales et les demandes reconventionnelles doivent se rapporter à des événements qui se sont produits dans la même juridiction nationale, qu’elle soit territoriale ou maritime. Pareille déduction serait contraire aux décisions prises par la Cour, par exemple, dans les affaires des Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique) et des Prises d’eau dans la Meuse. De surcroît, dans l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), la première demande reconventionnelle, qui a également été déclarée recevable, avait trait à des faits d’agression qui auraient eu lieu sur le territoire ougandais, et non sur le territoire de la RDC92. Bien que la plupart des demandes reconventionnelles présentées par la Colombie concernent l’inexécution par le Nicaragua de ses obligations internationales dans ses
87 C. Antonopoulos, Counter-claims before the International Court of Justice, 2011, p. 93 ; Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du 18 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, déclaration de M. le juge ad hoc Guillaume, p. 219, par. 8.
88 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), demande reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 205, par. 38.
89 Exposé sur la «Demande de l’Iran tendant à ce que les Parties soient entendues au sujet de la demande reconventionnelle des Etats-Unis en application du paragraphe 3 de l’article 80 du Règlement de la Cour», soumis par les Etats-Unis d’Amérique, 18 décembre 1997, p. 13, par. 23.
90 Affaire des Prises d’eau à la Meuse, arrêt, 1937, C.P.J.I. série A/B no 70, p. 28-32.
91 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 258, par. 34 ; Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt du 3 février 2015, par. 122-123.
92 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du 29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 678-679, par. 38-39.
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propres espaces maritimes, certaines portent sur des incidents, tels que des pratiques de pêche déprédatrices, qui se sont produits dans les espaces maritimes de la Colombie, lesquels sont adjacents à ceux que la Cour a déclarés appartenir au Nicaragua. Ces demandes reconventionnelles satisfont également à l’exigence que les faits se soient produits dans la «même zone géographique» puisqu’ils ont eu lieu, pour citer encore un autre précédent, «le long de la frontière entre les deux Etats»93, à savoir dans les espaces maritimes attribués aux Parties par la Cour dans le sud-ouest de la mer des Caraïbes.
3.19. Le Nicaragua met l’accent sur l’ordonnance rendue par la Cour en 2013 dans les affaires jointes Certaines activités et Construction d’une route94. C’est la seule source autorisée qu’il invoque à l’appui de sa thèse selon laquelle la «même zone géographique» doit être «étroitement définie»95. Toutefois, le Nicaragua, qui méconnaît le reste de la jurisprudence susmentionnée96, accorde trop d’importance à ces affaires.
3.20. Tout d’abord, dans la première demande reconventionnelle qu’il avait présentée en l’affaire relative à Certaines activités, le Nicaragua priait la Cour de déclarer que «la responsabilité du Costa Rica [était] engagée vis-à-vis [de lui]» en raison de «[l]a perturbation et [de] l’arrêt éventuel de la navigation sur le San Juan causés par la construction d’une route le long de la rive droite du fleuve» par le Costa Rica, en violation des obligations qu’imposent à celui-ci le traité de limites de 1858 et plusieurs règles conventionnelles ou coutumières relatives à la protection de l’environnement et aux relations de bon voisinage97.
3.21. S’il est vrai que la route costa-ricienne n’a été construite ni à Isla Portillos, ni dans le secteur oriental du fleuve San Juan, qui revêtait une importance particulière pour le Costa Rica, la Cour n’a pas statué sur la recevabilité de la première demande reconventionnelle du Nicaragua, puisque celui-ci avait également introduit une procédure principale à cet égard98. En effet, la veille, la Cour avait décidé de joindre les instances dans ces deux affaires, au motif notamment qu’elles «port[ai]ent sur la zone où la frontière commune entre [le Nicaragua et le Costa Rica] suit la rive droite du fleuve San Juan», les faits pertinents concernant «des travaux exécutés sur le San Juan, le long de ce fleuve ou à proximité immédiate de celui-ci»99.
3.22. Contrairement à ce que laisse entendre le Nicaragua, la Cour a considéré que, «d’une manière générale, la troisième demande reconventionnelle du Nicaragua et les demandes du Costa Rica relatives aux activités de dragage nicaraguayennes présent[aient] un lien géographique en tant qu’elles port[aient] sur un réseau fluvial commun»100, avant d’ajouter, dès la phrase
93 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), ordonnance du 30 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999, p. 985.
94 OEN, par. 3.7-3.9.
95 Ibid., par. 3.9.
96 Voir par. 3.13-3.18 ci-dessus.
97 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du 18 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 208, par. 22.
98 Ibid., p. 209, par. 24.
99 Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), jonction d’instances, ordonnance du 17 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 187, par. 13-14.
100 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du 18 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 214, par. 36.
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suivante, qu’«elles présent[aient] également un … lien temporel»101, confirmant ainsi que la condition relative à la «même zone géographique» était satisfaite, bien que les événements fussent survenus à des endroits différents, à savoir les fleuves San Juan et Colorado.
3.23. S’agissant de la deuxième demande reconventionnelle, qui concernait les modifications physiques de la baie de San Juan del Norte, il découle nécessairement de l’examen de la troisième que le simple fait qu’elle concernait un endroit différent ne pouvait suffire à justifier une déclaration d’irrecevabilité. Les paragraphes pertinents de l’ordonnance de la Cour montrent que, à aucun égard, la deuxième demande reconventionnelle du Nicaragua ne remplissait la condition de connexité102.
b) «Même nature»/«comportements similaires»
3.24. La question de savoir si les faits invoqués par les deux parties sont «de même nature, c’est-à-dire si [celles-ci] tiraient grief de comportements similaires» est une condition qui ne soulève généralement pas de difficultés dans la jurisprudence de la Cour. En la présence instance, le comportement du Nicaragua à l’origine des demandes reconventionnelles est de même nature que celui de la Colombie dont le Nicaragua tire grief. C’est la présence des deux Parties dans les zones maritimes pertinentes qui pose problème.
3.25. Cependant, le Nicaragua s’appuie sur la troisième demande reconventionnelle présentée par l’Ouganda dans l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda) afin de souligner que les questions afférentes à «des modes de solution d[’un] conflit» supposent des types de comportement différents que celles ayant trait à des actes survenus «au cours [d’un] conflit»103. Si la Cour a effectivement opéré une telle distinction dans cette affaire104, il suffit de dire que les demandes du Nicaragua et les demandes reconventionnelles de la Colombie concernent toutes des événements qui se sont produits dans le sud-ouest de la mer des Caraïbes et sont susceptibles d’engager la responsabilité internationale de ces Etats. Aucune des demandes reconventionnelles de la Colombie ne s’apparente à la troisième demande reconventionnelle de l’Ouganda au sens où l’enjeu serait des modes de règlement d’un différend en cours par rapport à la licéité du comportement des Parties au cours de ce différend. Le comportement du Nicaragua et de la Colombie ainsi que la promulgation de décrets visant à établir ou modifier leurs zones maritimes respectives constituent des types de comportement similaires à l’égard des zones maritimes qui font l’objet à la fois des demandes principales et des demandes reconventionnelles.
2. La connexité juridique : la poursuite du «même but juridique»
3.26. S’agissant du lien de connexité juridique,
«[l]a Cour s’est par ailleurs demandé si la demande reconventionnelle était en connexité directe avec les demandes principales de la partie adverse au regard des principes ou instruments juridiques invoqués, ou si le demandeur et le défendeur
101 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du 18 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 214, par. 36 (les italiques sont de nous).
102 Ibid., p. 213, par. 34-35.
103 OEN, par. 3.10-3.11.
104 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), demandes reconventionnelles, ordonnance du 29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 680, par. 42.
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pouvaient être réputés poursuivre le même but juridique à travers leurs demandes respectives»105.
3.27. La Cour estime généralement que le critère relatif à la poursuite du «même but juridique» est satisfait lorsque les deux parties cherchent «l’établissement d’une responsabilité juridique et la détermination de la réparation due à ce titre»106. A cet égard, le Nicaragua brouille une nouvelle fois les cartes en laissant entendre que si «[l]es demandes respectives des Parties sont fondées sur des principes et des instruments juridiques différents», il s’ensuit qu’elles ne peuvent «poursuiv[re] … le même but juridique»107. De nouveau, en faisant fi de la conjonction «ou», le Nicaragua insinue qu’il existe un lien de causalité entre, d’une part, les «principes et instruments juridiques invoqués» et, d’autre part, la poursuite du «même but juridique». En brouillant la condition de connexité juridique, le Nicaragua renonce de fait à la prérogative de contester que le critère relatif à la poursuite du «même but juridique» est satisfait. En outre, il prétend à tort que l’adjectif «même» est également adjoint au critère des «principes et instruments juridiques invoqués»108.
3.28. En d’autres termes, le Nicaragua affirme que les demandes reconventionnelles de la Colombie ne remplissent pas la condition de connexité juridique, puisqu’elles concernent la violation présumée de règles de fond différentes en droit coutumier et conventionnel109. Il allègue ainsi qu’elles ne sont pas recevables car elles ne sont pas le reflet de ses demandes dans la procédure principale. En définitive, l’interprétation que fait le Nicaragua de la condition de connexité permet à une partie qui a déposé une requête introductive d’instance de procéder à une sélection des règles et des instruments pertinents de manière à limiter la portée d’éventuelles demandes reconventionnelles.
3.29. Pourtant, la Cour n’a jamais déclaré qu’une demande reconventionnelle devait être fondée sur la violation du même principe juridique ou instrument que la demande110. Au contraire, dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2005 en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), elle a indiqué que, «[a]insi que le reflète la jurisprudence … les demandes reconventionnelles n’[avaient] pas à être fondées sur des
105 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica), demandes reconventionnelles, ordonnance du 18 avril 2013, C.I.J. Recueil 2013, p. 212, par. 32.
106 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), ordonnance du 30 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999, p. 983.
107 OEN, par. 3.31 et 3.44.
108 Ibid.
109 Ibid., par. 3.31-3.35, 3.41-3.44 et 3.53-3.57.
110 Y. Kerbrat, «De quelques aspects des procédures incidentes devant la Cour internationale de Justice : les ordonnances des 29 novembre 2001 et 10 juillet 2002 dans les affaires des Activités armées sur le territoire du Congo», Annuaire français de droit international, vol. XLVIII, 2002, p. 349 :
«Certes, elle [la Cour] n’avait jamais exigé, dans ses précédentes décisions, qu’il existât entre la demande reconventionnelle et la demande principale une identité des règles invoquées ; elle avait indiqué qu’il était seulement nécessaire que les deux demandes poursuivent «le même but juridique». Mais elle n’avait pas eu l’occasion d’illustrer cette différence, car, tant dans l’affaire de l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, que dans celle des Plates-formes pétrolières, les mêmes règles étaient invoquées de part et d’autre. C’est désormais chose faite avec l’analyse effectuée par la Cour de la deuxième demande ougandaise.»
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instruments identiques pour satisfaire au critère de «connexité» requis par l’article 80»111. Le Nicaragua le sait bien puisqu’il invoque cette affaire112.
3.30. La deuxième demande reconventionnelle de l’Ouganda portait sur des violations des articles 22, 24, 29 et 30 de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques, convention que la RDC n’a jamais invoquée dans ses demandes principales. Dans son ordonnance de 2001, la Cour avait déjà souligné, en termes généraux, que chaque partie cherchait «à établir la responsabilité de l’autre en invoquant, en relation avec l’emploi illicite de la force allégué, certaines règles de droit international conventionnel ou coutumier relatives à la protection des personnes et des biens»113. Par conséquent, dans cette affaire également, le comportement qui sous-tendait les demandes principales et les demandes reconventionnelles était similaire, en ce qu’il avait trait à des actions et omissions dans les zones maritimes pertinentes qui étaient fondées sur des principes du droit de la mer interdépendants.
3.31. Du reste, la Cour permanente de justice internationale avait elle aussi déjà jugé, en l’affaire relative à l’Usine de Chorzów, que la demande reconventionnelle de la Pologne était recevable, bien qu’elle fût fondée sur l’article 256 du traité de paix de Versailles et non sur la convention de Genève relative à la Haute-Silésie, sur laquelle reposaient la demande principale de l’Allemagne et la compétence de la Cour114.
3.32. Plus récemment, dans l’arrêt qu’elle a rendu en 2015 en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), la Cour a laissé entendre que si, outre l’article IX de la Convention sur le génocide, d’autres bases de compétence avaient été disponibles, la Serbie aurait peut-être présenté ses demandes reconventionnelles en invoquant la violation de règles différentes115.
C. LA CONCEPTION ERRONÉE QU’A LE NICARAGUA DE LA CONDITION DE CONNEXITÉ DIRECTE
1. Les première et deuxième demandes reconventionnelles
3.33. Les première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie mettent en cause le manquement du Nicaragua à son obligation d’exercer la diligence requise aux fins, d’une part, de protéger et de préserver l’environnement marin du sud-ouest de la mer des Caraïbes, et, d’autre part, de protéger le droit des habitants de l’archipel de San Andrés, en particulier les Raizals, de bénéficier d’un environnement sain, viable et durable. La condition de connexité directe est remplie d’un point de vue tant factuel (a) que juridique (b).
111 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, C.I.J. Recueil 2005, p. 275, par. 326.
112 OEN, par. 3.4.
113 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), demandes reconventionnelles, ordonnance du 29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 679, par. 40 (les italiques sont de nous).
114 Affaire relative à l’Usine de Chorzów, fond, arrêt no 13, 1928, C.P.J.I. série A no 17 ; C. Antonopoulos, Counter-claims before the International Court of Justice, 2011, p. 89 et 120.
115 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt du 3 février 2015, par. 123.
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a) Connexité factuelle
3.34. S’agissant de la connexité factuelle, le Nicaragua ne conteste pas  et serait d’ailleurs bien en peine de le faire  que les première et deuxième demandes reconventionnelles se rapportent à des faits intervenus au cours de la «même période» que ceux qui sous-tendent ses propres demandes. La Colombie a rapporté 17 exemples de pratique de pêche déprédatrice116 et un cas de pollution maritime117 intervenus entre le 12 décembre 2012 et le 26 novembre 2013. Ces incidents, mettant en cause 14 bateaux de pêche nicaraguayens différents, se sont produits pendant la même période que les 13 «incidents»118 qui auraient eu lieu avant que le pacte ne cesse de produire ses effets entre les Parties et, partant, relèveraient de la compétence ratione temporis de la Cour, qu’invoque le Nicaragua.
3.35. Le Nicaragua maintient cependant que «certains des faits allégués [dont tire grief la Colombie] ne portent pas sur la même zone géographique que ses demandes», mentionnant expressément les incidents survenus «soit dans la mer territoriale entourant la caye de Serrana, qui appartient à la Colombie, soit dans la zone de régime commun entre elle et la Jamaïque»119. Or, cette tentative que fait le Nicaragua de confiner à sa zone économique exclusive le champ d’application de la condition, par ailleurs alternative, d’identité de la «zone géographique» fait long feu eu égard à la jurisprudence constante mentionnée ci-dessus120, qui montre que la Cour ne se contente pas d’examiner les faits survenus dans le cadre d’une juridiction spécifique. Tous les faits à l’origine de ces demandes reconventionnelles se sont produits dans des eaux qui étaient déjà en jeu en l’affaire du Différend territorial et maritime, sur laquelle sont fondées les demandes du Nicaragua.
3.36. Les trois incidents, visés dans les première et deuxième demandes reconventionnelles, qui se rapportent à des faits survenus dans la mer territoriale de Serranilla et la zone de régime commun avec la Jamaïque121 remplissent ainsi les deux conditions, alternatives, relatives à l’identité de la «zone géographique» et de la «période». L’incident du Lady Dee I, qui s’est échoué sur l’île de Serrana le 16 décembre 2012, les remplit également122. Tous se sont produits dans des espaces maritimes attribués aux Parties par la Cour dans le sud-ouest de la mer des Caraïbes.
3.37. En tout état de cause, le Nicaragua lui-même reconnaît que seuls «certains» des faits allégués seraient survenus en dehors de sa zone économique exclusive. En effet, 14 des 18 cas de pêche déprédatrice et de pollution maritime ont été observés dans le nord-ouest de l’aire marine protégée Seaflower, et c’est dans cette même partie «très poissonneuse [dite] de Luna Verde» de la ZEE nicaraguayenne, telle que reconnue par l’arrêt de 2012, que le Nicaragua affirme que la «majorité [d]es faits se sont produits»123. Dès lors, même à retenir l’interprétation déraisonnablement restrictive que le Nicaragua donne de la condition d’identité de la «zone géographique», il suffira de relever que les incidents qui, de l’aveu même du Nicaragua, satisfont à
116 CMC, vol. I, par. 8.13–8.21.
117 Ibid., par. 8.44.
118 Ibid., par. 4.22.
119 OEN, par. 3.24.
120 Voir par. 3.13–3.23 ci-dessus.
121 CMC, vol. I, par. 8.13–8.16.
122 Ibid., par. 8.44.
123 MN, par. 2.23.
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cette condition représentent plus de 75 % des faits pertinents sur lesquels reposent les première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie.
3.38. N’ayant pu réfuter que «les faits invoqués par chaque partie concern[ent] une même zone géographique ou une même période», le Nicaragua ne peut plus guère prétendre contester l’existence d’une connexité factuelle qu’en affirmant que «les deux premières demandes reconventionnelles de la Colombie renvoient … à des types de comportement différents de ceux dont relèvent les faits qui fondent [s]es demandes principales»124. Le Nicaragua soutient ainsi que «l’ingérence de la Colombie dans sa juridiction et ses droits souverains exclusifs sur des espaces maritimes que la Cour lui a attribués en 2012, ainsi qu[e les] violations, par cet Etat, de cette juridiction et de ces droits» sont sans rapport aucun avec le «manquement … à ses obligations souveraines» qui lui est reproché à lui dans ces mêmes espaces maritimes125.
3.39. En réalité, c’est cette tentative que fait le Nicaragua de dissocier droits et devoirs souverains qui est à écarter. Non content de manquer à son obligation d’exercer la diligence requise, le Nicaragua persiste à méconnaître le fait que pareils devoirs circonscrivent et conditionnent l’exercice de ses droits souverains, lesquels ne sont pas illimités. Les droits et les obligations en cause ne peuvent être dissociés avec une telle désinvolture. Que les première et deuxième demandes reconventionnelles mettent essentiellement, encore que non exclusivement, en cause des manquements aux obligations que le Nicaragua tient du droit de la mer s’ensuit logiquement de ce qu’elles visent un manquement à son obligation de faire preuve de la diligence requise.
3.40. S’agissant de l’objet des demandes principales et des demandes reconventionnelles, il existe un lien de connexité directe entre la violation de droits souverains et le manquement aux obligations souveraines qui en sont les corollaires. Au chapitre III de son mémoire, le Nicaragua a d’ailleurs lui-même inclus une section  «C. Les obligations de la Colombie découlant du droit international de la mer» , dont le titre fait référence au corpus juridique pertinent, sans mettre l’accent sur tels ou tels ensembles de règles de fond ou sur telles ou telles de ces règles en particulier. Fondamentalement, les demandes du Nicaragua reposent elles aussi sur l’idée que la Colombie aurait manqué à son devoir de respecter les espaces maritimes nicaraguayens. Toujours dans son mémoire, le Nicaragua a choisi de citer in extenso l’article 56 de la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, qui souligne que, «[l]orsque, dans la zone économique exclusive, il exerce ses droits et s’acquitte de ses obligations en vertu de la convention, l’Etat côtier tient dûment compte des droits et des obligations des autres Etats et agit d’une manière compatible avec la Convention»126.
3.41. De même, le Nicaragua soutient que «l’«argument des demandes se faisant pendant» ne saurait être retenu»127 et que «l’affirmation active, par la [Colombie], de ses prétendus droits et juridiction» et sa propre «inactivité … face aux pratiques destructrices pour l’environnement auxquelles s’adonneraient ses propres ressortissants» revêtent «un caractère fondamentalement différent»128.
124 OEN, par. 3.25.
125 Ibid., par. 3.26 (les italiques sont dans l’original).
126 MN, par. 3.4.
127 OEN, par. 3.28.
128 Ibid., par. 3.30 (les italiques sont dans l’original).
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3.42. Or, la distinction qu’il prétend faire est sans conséquence, puisqu’il est bien connu, en droit, qu’un Etat peut être responsable aussi bien des actions que des omissions de ses autorités.
3.43. Dans l’affaire du Détroit de Corfou, la Cour a ainsi jugé que la responsabilité internationale de l’Albanie était engagée, parce que celle-ci savait, ou aurait dû savoir, que des mines se trouvaient dans ses eaux territoriales et qu’elle n’avait rien fait pour avertir les Etats tiers de leur présence129.
3.44. Dans l’affaire relative au Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, la Cour a de même conclu que la responsabilité internationale de la République islamique d’Iran était engagée par l’«inaction» des autorités iraniennes, qui avaient «manqué de prendre des mesures appropriées», dans des circonstances où celles-ci s’imposaient à l’évidence130. Le comportement d’un Etat peut donc inclure, aux fins de l’établissement de la responsabilité internationale, les actions comme les omissions de cet Etat131.
3.45. La Colombie met donc en cause la responsabilité internationale du Nicaragua parce que celui-ci a manqué d’exercer son obligation de faire preuve de la diligence requise. C’est ce qui ressort de l’accumulation d’omissions, d’inaction ou de manquements à l’obligation de prendre les mesures appropriées au regard des règles élémentaires du droit de la mer. On le voit, les demandes du Nicaragua et les demandes reconventionnelles de la Colombie mettent donc les unes comme les autres en jeu un ensemble de comportements dans lesquels chacun de ces deux Etats voit des violations du droit international engageant la responsabilité de l’autre.
3.46. En outre, les faits qu’invoque la Colombie sont de même nature que ceux dont tire grief le Nicaragua. Le meilleur exemple en est le cas, mentionné par le Nicaragua dans son mémoire, du Miss Sofia, bateau de pêche battant pavillon nicaraguayen.
3.47. Le Nicaragua a en effet rapporté que, le 17 novembre 2013, une frégate colombienne, l’ARC Almirante Padilla, avait enjoint au Miss Sofia de se retirer de la zone où il se trouvait et envoyé une vedette pour l’en déloger132. Or, dans le contre-mémoire, la Colombie a montré, preuves à l’appui, qu’il n’en était rien, ses propres forces navales ayant, en réalité, procédé au sauvetage de deux membres de l’équipage que le Miss Sofia avait abandonnés sans que les forces navales nicaraguayennes s’en formalisent133. Ce n’est là qu’un exemple de ces demandes «se faisant pendant»  cet envers du décor dont le Nicaragua refuse de prendre acte.
b) Connexité juridique
3.48. S’agissant de l’existence d’une connexité juridique, le Nicaragua soutient que les première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie ne satisfont pas à cette exigence au motif que
129 Détroit de Corfou (Royaume-Uni c. Albanie), fond, C.I.J. Recueil 1949, p. 22-23.
130 Personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran (Etats-Unis d’Amérique c. Iran), C.I.J. Recueil 1980, p. 31-32, par. 63 et 67.
131 Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs, Annuaire de la Commission du droit international, 2008, vol. II, deuxième partie.
132 MN, par. 2.30, 2.31, et annexe 23–A.
133 CMC, vol. I, par. 4.38–4.41, vol. II, annexes 53 et 112.
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«[l]es règles du droit international coutumier relatives à la préservation et à la protection de l’environnement ainsi qu’à l’exercice de la diligence requise, et [l]es dispositions de divers instruments internationaux, dont la CITES, la convention de Cartagena et le code de conduite pour une pêche responsable de la FAO»
n’ont aucune pertinence en ce qui concerne ses propres demandes. Selon lui, celles-ci sont fondées, au contraire, sur «l’arrêt de 2012 de la Cour et sur les règles du droit international coutumier tel que reflété dans les parties V et VI de la CNUDM, qui reconnaissent la juridiction et les droits souverains exclusifs d’un Etat côtier sur ses espaces maritimes»134.
3.49. Or, contrairement à ce que le Nicaragua voudrait faire croire à la Cour, la Colombie n’a nullement soutenu que la condition de connexité juridique serait remplie du seul fait que le droit applicable tant aux demandes principales qu’aux demandes reconventionnelles est le droit international coutumier, même si tel est bien le cas en l’espèce. En réalité, les première et deuxième demandes reconventionnelles, tout comme les demandes du Nicaragua, renvoient à des principes juridiques relevant du même corpus de droit international, celui des règles coutumières du droit international de la mer. Le fait est que le droit de la mer régit les droits souverains des Etats côtiers en lien étroit avec les obligations internationales de ces Etats, ainsi qu’avec les droits et devoirs d’autres Etats non côtiers, englobant les règles du droit de l’environnement.
3.50. Une interprétation qui verrait dans la CNUDM et le droit coutumier deux corpus de droit entièrement distincts et autonomes ne saurait convaincre. La tentative tout aussi formaliste du Nicaragua de ne raisonner qu’en termes de branches du droit, en dissociant le droit de la mer du droit international de l’environnement, ne le saurait davantage. Un certain nombre de principes du droit de la mer portent l’empreinte des principes du droit international de l’environnement. Ainsi, le corpus de droit pertinent aux fins des demandes du Nicaragua régit en détail les devoirs souverains des Etats côtiers et non côtiers en matière de préservation et de protection de l’environnement marin.
3.51. C’est également en vain que le Nicaragua insiste sur le fait que certaines des conventions mentionnées dans les demandes reconventionnelles de la Colombie ne l’avaient pas été dans son mémoire. Ces instruments suivent l’esprit des règles du droit de la mer relatives à la protection de l’environnement marin. S’il a pu être conclu à l’existence d’un lien suffisant entre la convention de Vienne sur les relations diplomatiques, convention «relativ[e] à la protection des personnes et des biens», et les règles du jus ad bellum et du jus in bello135, un lien clair ne saurait manquer d’être établi entre des instruments tels que la convention de Cartagena pour la protection et la mise en valeur du milieu marin dans la région des Caraïbes et des différends mettant en cause les droits et les devoirs souverains des Etats dans tels ou tels espaces maritimes. En tout état de cause, quand bien même l’on ne tiendrait pas compte de ces conventions, le comportement du Nicaragua n’en emporte pas moins violation des obligations qui sont les siennes en vertu des règles coutumières du droit de la mer.
2. La troisième demande reconventionnelle
3.52. La troisième demande reconventionnelle de la Colombie a trait à la violation, par le Nicaragua, du droit des pêcheurs artisanaux habitant l’archipel de San Andrés d’accéder aux bancs
134 OEN, par. 3.33–3.34.
135 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du 29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 660, p. 679, par. 40.
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où ils ont coutume de travailler et de les exploiter. La condition de connexité directe est remplie d’un point de vue tant factuel (a) que juridique (b).
a) Connexité factuelle
3.53. Dans ses observations écrites, le Nicaragua reconnaît à juste titre que «[les] faits sous-tendant cette troisième demande reconventionnelle concernent, globalement, la même zone géographique et la même période que ceux invoqués dans la demande du Nicaragua»136.
3.54. Les faits à l’origine de la troisième demande reconventionnelle se rapportent en effet à des événements postérieurs au prononcé de l’arrêt de 2012. Dès le 18 février 2013, le président de la Colombie soulignait qu’il avait connaissance d’incidents opposant les autorités nicaraguayennes et les pêcheurs artisanaux de l’archipel137. Ces incidents, qui ont trait au harcèlement de ces derniers par les gardes-côtes nicaraguayens, se produisent dans la zone économique exclusive du Nicaragua, et plus précisément dans les eaux peu profondes du secteur de Cape Bank, connu sous le nom de Luna Verde, ou dans les bancs des eaux profondes situés entre les îles colombiennes septentrionales de Quitasueño et Serrana.
3.55. Pour autant, le Nicaragua ajoute que «[l]es faits qu’invoque la Colombie ne sont pas de même nature», car «[l]e harcèlement qu[’il] dénonce … a eu lieu dans ses propres espaces maritimes et [qu’]il est le fait d’un autre Etat qui n’y jouit d’aucune juridiction ou aucun droit souverain». Il affirme également que «[l]e harcèlement dont fait état la Colombie, en revanche, a eu lieu hors de ses espaces maritimes, dans des zones soumises à la juridiction et aux droits souverains exclusifs du Nicaragua»138.
3.56. Contrairement à ce que soutient le Nicaragua, on peut aisément constater que ces comportements sont de même nature. La question de savoir si les faits sous-tendant les demandes principales et les demandes reconventionnelles sont de «même nature» en ce qu’ils témoignent de «comportements similaires» n’a rien à voir avec l’identité de l’Etat côtier dans un secteur donné ou avec le fait qu’ils «s’inscrivent … dans des cadres juridiques bien distincts»139. Ils sont en réalité survenus dans les mêmes zones. L’argument avancé par le Nicaragua a trait à une question qui relève clairement du fond de l’affaire et qui, en tant que telle, est sans rapport avec l’examen actuel de la recevabilité des demandes reconventionnelles. Le Nicaragua s’est plaint du comportement de la marine colombienne à l’égard des pêcheurs nicaraguayens140, et la Colombie, de celui de la marine nicaraguayenne à l’égard des pêcheurs colombiens dans la même zone141. Il s’ensuit que les Parties tirent grief de comportements similaires et que, en conséquence, la condition selon laquelle les faits doivent être de «même nature» est remplie.
b) Connexité juridique
3.57. Le Nicaragua affirme que «[c]’est également à tort que la Colombie laisse entendre que sa troisième demande reconventionnelle repose sur les mêmes principes et instruments juridiques
136 OEN, par. 3.37.
137 CMC, par. 9.1 et annexe 10.
138 OEN, par. 3.40.
139 Ibid.
140 MN, par. 1.9, 2.22, 2.28 et 3.34.
141 CMC, par. 9.4-9.5, 9.17-9.21 et 9.25.
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que [s]es demandes principales»142. La Colombie n’a jamais laissé entendre que les principes juridiques sous-tendant la troisième demande reconventionnelle et ceux sur lesquels se fondent les demandes du Nicaragua étaient exactement les mêmes. Là où le Nicaragua se trompe, cependant, c’est lorsqu’il avance, une nouvelle fois, que les demandes reconventionnelles et les demandes principales doivent nécessairement être fondées sur un manquement au même instrument ou au même principe de droit.
3.58. Au lieu de différencier les droits et les devoirs relatifs à la souveraineté, le Nicaragua établit cette fois une distinction entre les «droits souverains exclusifs» et les «droits privés non exclusifs de poursuivre le[s] activités de pêche traditionnelles dans la ZEE du Nicaragua malgré l’arrêt de 2012» ; c’est-à-dire entre les «droits et [l]a juridiction en tant que souverain», et le fait d’«agir en tant que parens patriae au nom de son peuple pour faire valoir d’hypothétiques droits privés»143.
3.59. Le Nicaragua suppose, à tort, que le droit revendiqué par la Colombie est un droit privé, et non une norme coutumière locale contraignante pour les deux Etats, comme il est exposé dans le contre-mémoire144. Mais cette question aussi relève de l’examen au fond. En tout état de cause, ce qui importe, c’est que chaque Partie cherche à établir la responsabilité internationale de l’autre en invoquant des violations de règles du droit coutumier se rapportant à l’accès aux ressources halieutiques dans la «même zone géographique».
3.60. De surcroît, le Nicaragua a jugé opportun de souligner que la Colombie avait «reconn[u] … la distinction juridique essentielle entre, d’une part, les droits de pêche traditionnels et, d’autre part, la délimitation de frontières maritimes et l’attribution — qui en découle — des droits souverains et de la juridiction»145. Cette question aussi relève du fond. Néanmoins, il faut insister sur le fait que le Nicaragua reconnaît que la délimitation de 2012 n’a pas mis fin aux droits en question (elle ne le pouvait d’ailleurs pas), comme nous l’avons exposé dans le contre-mémoire146. La troisième demande reconventionnelle de la Colombie n’est cependant pas une procédure incidente greffée à l’affaire du Différend territorial et maritime. La Colombie n’est pas tenue d’établir la connexité directe entre, d’une part, la violation, par le Nicaragua, des droits de pêche traditionnels et, d’autre part, les revendications territoriales et maritimes de cet Etat en l’affaire qui a été tranchée au fond en 2012. Pareille connexité doit être établie entre la violation du droit des pêcheurs artisanaux d’accéder aux bancs de pêche traditionnels, d’y circuler librement et de les exploiter, et la prétendue violation des droits souverains du Nicaragua d’exploiter sa zone économique exclusive.
3.61. Le Nicaragua lui-même a souligné dans son mémoire que, «contrairement à la procédure d’interprétation prévue à l’article 60 du Statut, le rôle de la Cour en la présente affaire n’est pas d’«éclaircir le sens et la portée de ce qui a été décidé dans l’arrêt qu’il lui [serait] demandé d’interpréter», mais de trancher de nouvelles questions juridiques et de se livrer à une appréciation de «faits autres que ceux qu’elle a examinés dans l’arrêt [du 19 novembre 2012], et, en conséquence, [de] tous faits postérieurs à cet arrêt»»147. Et le Nicaragua d’ajouter que «[l]e présent différend intervient en aval, puisqu’il trouve son origine dans des faits de la Colombie postérieurs
142 OEN, par. 3.41.
143 Observations écrites du Nicaragua, par. 3.41.
144 CMC, par. 3.87 et suiv.
145 OEN, par. 3.43.
146 CMC, par. 3.98-3.111.
147 MN, par. 1.33.
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au prononcé de l’arrêt», et qu’«[i]l ne s’agit pas d’une nouvelle affaire de délimitation»148. De la même manière, la troisième demande reconventionnelle de la Colombie, qui est en connexité directe avec l’objet des demandes du Nicaragua dans la procédure principale, n’appelle pas d’interprétation de l’arrêt de 2012. En outre, tout comme les demandes du Nicaragua, les demandes reconventionnelles de la Colombie reposent sur des violations qui auraient été commises après l’arrêt de 2012.
3. La quatrième demande reconventionnelle
3.62. La quatrième demande reconventionnelle concerne le décret fixant des lignes de base droites par lequel le Nicaragua a étendu ses eaux intérieures, sa mer territoriale, sa zone contiguë, sa ZEE et son plateau continental au mépris du droit international et en violation de la juridiction et des droits souverains de la Colombie. La condition de connexité directe est remplie d’un point de vue tant factuel (a) que juridique (b).
a) Connexité factuelle
3.63. Le Nicaragua ne conteste pas que le décret examiné dans la quatrième demande reconventionnelle a été adopté pendant la «même période» que les faits à l’origine de ses demandes. De fait, le décret no 33-2013 a été promulgué le 19 août 2013, soit moins d’un mois avant la publication, par la Colombie, du décret no 1946 du 9 septembre 2013 portant création d’une zone contiguë unique, dont le Nicaragua tire grief149.
3.64. Le Nicaragua prétend que son décret fixant des lignes de base droites et celui de la Colombie relatif à une zone contiguë unique ne sont pas de «même nature» d’un point de vue géographique et s’agissant du fond de la quatrième demande reconventionnelle.
3.65. Or, cette condition est satisfaite, car il existe clairement un parallèle avec l’affirmation du Nicaragua selon laquelle le décret no 1946 de la Colombie viole le droit international : les deux décrets i) sont des actes de droit interne qui portent sur le tracé de zones maritimes d’Etats côtiers et ii) étendent prétendument les zones maritimes des Parties au-delà de ce qui est permis en droit international.
3.66. En outre, le Nicaragua adopte une approche différente pour évaluer si les faits sous-tendant la quatrième demande reconventionnelle et ses propres demandes ont eu lieu dans la «même zone géographique». Se lançant dans un examen sur le fond, il estime essentiel de démontrer que «[l]a Colombie ne prétend nullement qu[’il] aurait empiété sur l’un quelconque de ses espaces maritimes, que ce soit à l’ouest ou à l’est de San Andrés et de Providencia»150. En d’autres termes et contrairement à ce qu’il avance au sujet des première, deuxième et troisième demandes reconventionnelles, le Nicaragua laisse maintenant entendre que, pour être recevable, la quatrième devrait avoir trait aux zones maritimes de la Colombie et ne pas se limiter aux violations survenues dans les siennes. D’après le raisonnement fallacieux du Nicaragua, peu importe que son décret modifie l’étendue de ses eaux intérieures et de sa mer territoriale et, partant, les régimes applicables aux zones maritimes qui lui ont été reconnues.
148 Ibid., par. 1.35.
149 [CMC], par. 10.6 et 10.9.
150 OEN, par. 3.48.
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3.67. Les questions relatives aux points et lignes de base du Nicaragua et aux effets de ceux-ci sur l’étendue de la ZEE ainsi que sur les droits souverains et les espaces maritimes de la Colombie relèvent clairement du fond. La Colombie les traitera donc en temps utile.
b) Connexité juridique
3.68. Quant à la connexité juridique, le Nicaragua cherche de nouveau à diviser la CNUDM, et surtout les règles coutumières du droit international de la mer, en parties ou ensembles de règles distincts d’une manière qui va à l’encontre de la jurisprudence de la Cour151. Sans surprise, il considère que l’argument de la Colombie fondé sur les «règles du droit international coutumier relatives aux lignes de base droites, telles qu’énoncées à l’article 7», qui figure dans la partie II de la CNUDM, «manqu[e] totalement de pertinence» pour ce qui est de ses demandes fondées sur la violation des règles de droit international coutumier «codifiées dans les parties V et VI» de cette convention152. Il néglige cependant le fait que les demandes principales et les demandes reconventionnelles ne doivent pas nécessairement faire référence aux mêmes principes juridiques. En outre, pour contester la licéité du décret no 1946 de la Colombie, le Nicaragua invoquait dans son propre mémoire l’article 33, qui figure également dans la partie II de la CNUDM153, et non pas simplement le droit international coutumier reflété dans les parties V et VI de cet instrument.
3.69. De plus, la quatrième demande reconventionnelle revêt une importance particulière pour déterminer le régime applicable dans la zone où se seraient produits les incidents sous-tendant les demandes principales et les demandes reconventionnelles. La question de savoir si la liberté de navigation et le droit de passage inoffensif s’appliquent constitue un facteur décisif aux fins d’apprécier ces deux types de demandes. Cela renforce la connexité juridique directe entre elles.
151 OEN, par. 3.54.
152 Ibid.
153 MN, par. 3.15-3.31.
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CHAPITRE 4 CONCLUSIONS
4.1. Le Nicaragua a décidé de conclure ses observations écrites en soulignant que, puisque c’est la Colombie «qui a rompu … le lien consensuel [entre les Parties]», elle ne devrait pas être autorisée à présenter des demandes reconventionnelles à ce stade154. Alors que la dénonciation du pacte de Bogotá par la Colombie était pleinement légitime et a pris effet après l’introduction de la présente instance, le Nicaragua retient, de façon opportuniste, deux dates critiques différentes afin d’affirmer que seules ses demandes peuvent relever de la compétence ratione temporis de la Cour. N’invoquant que peu d’arguments et aucune source autorisée à l’appui de sa thèse, hormis les deux arrêts qu’il a clairement mal interprétés155, il insiste sur le fait que la date critique pour déterminer si les demandes reconventionnelles relèvent de la compétence de la Cour est la date du dépôt du contre-mémoire. S’agissant des demandes reconventionnelles de la Colombie, limitées à juste titre aux événements survenus avant le 27 novembre 2013, il va jusqu’à prétendre que l’ensemble des incidents allégués à l’appui de ses demandes, y compris ceux qui auraient eu lieu bien après l’extinction du pacte, relèvent de la compétence ratione temporis de la Cour. C’est donc clairement le Nicaragua, et non la Colombie, qui fait fi de la portée ratione temporis de la compétence de la Cour.
4.2. Les demandes reconventionnelles de la Colombie sont des actes autonomes. Elles sont néanmoins liées aux demandes du Nicaragua, puisqu’elles y ripostent «en poursuivant des avantages autres que le simple rejet de[s] prétention[s] du demandeur à l’action»156. S’il est vrai qu’une demande reconventionnelle «se distingue d’un moyen de défense au fond» en ce qu’elle ne vise pas nécessairement à obtenir le rejet total ou partiel des demandes principales157, le fait que la Colombie invoque des événements similaires  voire, dans certains cas, les mêmes événements  à la fois pour infirmer les allégations du Nicaragua et pour obtenir un arrêt à son encontre renforce la connexité entre les demandes principales et les demandes reconventionnelles158.
4.3. Il est important de noter que le Nicaragua n’ignore pas que les échanges radiophoniques entre la marine colombienne et les navires nicaraguayens sous-tendant les accusations de harcèlement et de violation de ses droits souverains attestent le fait que la Colombie considérait agir en conformité avec ses droits et obligations consistant à protéger et préserver l’environnement marin ainsi que les droits de pêche historiques de la Colombie et des habitants de l’archipel de San Andrés, y compris de la population autochtone raizale.
4.4. L’interprétation restrictive que fait le Nicaragua du paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement de la Cour rappelle les arguments avancés par la Bosnie-Herzégovine, l’Iran et la RDC et que la Cour a écartés dans sa jurisprudence constante. En particulier, la Cour a déjà rejeté l’approche étroite adoptée par le Nicaragua pour ce qui est de la connexité factuelle, ainsi que sa
154 OEN, par. 4.7.
155 Voir par. 2.28-2.37 ci-dessus.
156 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 256, par. 27.
157 Ibid.
158 Affaire du Droit d’asile (Colombie/Pérou), arrêt du 20 novembre 1950, C.I.J. Recueil 1950, p. 280-281 ; Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), demande reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 205, par. 38.
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théorie dépassée selon laquelle les règles de fond sous-tendant les demandes principales et les demandes reconventionnelles devraient être en tous points identiques.
4.5. La Colombie n’a pas introduit un nouveau différend. En revanche, de par ses demandes reconventionnelles et conformément à leur raison d’être, elle a exposé à la Cour l’envers de l’histoire que lui a contée le Nicaragua dans son mémoire. Celui-ci ayant adopté une position à courte vue sur les faits et règles applicables, la Colombie souligne, dans ses demandes reconventionnelles que, d’une part, les droits souverains récemment reconnus au Nicaragua s’accompagnent de responsabilités et de devoirs et que, d’autre part, elle a, elle aussi, des droits et des devoirs qui s’appliquent dans la zone économique exclusive du Nicaragua.
4.6. Si la Cour devait procéder à l’examen de l’affaire au fond en rejetant la procédure incidente engagée par la Colombie en conformité avec le Règlement, le Nicaragua se verrait conforté dans la croyance injustifiée selon laquelle il jouit de droits illimités et d’une juridiction absolue sur sa zone économique exclusive, en contradiction avec le principe de l’égalité des parties.
4.7. Les demandes reconventionnelles de la Colombie reposent essentiellement sur la protection et la préservation de l’environnement marin et de l’habitat des communautés locales dans les îles colombiennes du sud-ouest de la mer des Caraïbes. A cet égard, l’attitude de laisser-faire de l’un des deux seuls pays du monde à ne pas avoir signé l’accord de Paris sur le changement climatique est déjà hautement préjudiciable à la Colombie et aux habitants de l’archipel de San Andrés, en particulier à la population autochtone raizale. De même, les mesures coercitives prises par la marine nicaraguayenne vis-à-vis des pêcheurs traditionnels sont particulièrement néfastes pour les habitants de l’archipel, dont les moyens de subsistance dépendent de la pêche artisanale dans le sud-ouest de la mer des Caraïbes.
4.8. Pour l’ensemble des motifs exposés dans les présentes observations, la République de Colombie prie la Cour de dire et juger que les demandes reconventionnelles présentées dans le contre-mémoire satisfont aux conditions énoncées à l’article 80 de son Règlement et qu’elles sont recevables.
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Observations écrites de la Colombie sur la recevabilité de ses demandes reconventionnelles

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