Résumé de l'ordonnance du 15 novembre 2017

Document Number
155-20171120-SUM-01-00-EN
Document Type
Number (Press Release, Order, etc)
2017/3
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Palais de la Paix, Carnegieplein 2, 2517 KJ La Haye, Pays-Bas
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Résumé
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Résumé 2017/3
Le 20 novembre 2017
Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes Résumé de l’ordonnance du 15 novembre 2017
La Cour commence par rappeler que, le 26 novembre 2013, le Nicaragua a introduit une instance contre la Colombie sur la base de l’article XXXI du pacte de Bogotá au sujet d’un différend portant sur des «violations des droits souverains et des espaces maritimes du Nicaragua qui lui ont été reconnus par la Cour dans son arrêt du 19 novembre 2012 [en l’affaire du Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie)] ainsi que sur la menace de la Colombie de recourir à la force pour commettre ces violations». Elle rappelle en outre que, le 19 décembre 2014, la Colombie a soulevé des exceptions préliminaires à la compétence de la Cour. Dans son arrêt du 17 mars 2016, la Cour a jugé qu’elle avait compétence, sur la base de l’article XXXI du pacte de Bogotá, pour connaître du différend entre le Nicaragua et la Colombie relatif aux prétendues violations par la Colombie des droits du Nicaragua dans les zones maritimes dont celui-ci affirme qu’elles lui ont été reconnues par son arrêt du 19 novembre 2012 susmentionné. Dans le contre-mémoire qu’elle a déposé le 17 novembre 2016, la Colombie a présenté quatre demandes reconventionnelles. Après avoir rappelé que, selon le paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement, deux conditions doivent être réunies pour que la Cour puisse connaître d’une demande reconventionnelle  il faut que la demande reconventionnelle «relève de sa compétence» et qu’elle «[soit] en connexité directe avec l’objet de la demande de la partie adverse» , la Cour estime que, en l’espèce, il y a lieu de répondre d’abord à la question de savoir si les demandes reconventionnelles de la Colombie sont en connexité directe avec l’objet des demandes principales du Nicaragua.
I. CONNEXITÉ DIRECTE (PAR. 22-55)
A. Première et deuxième demandes reconventionnelles (par. 26-39)
La Cour note que les première et deuxième demandes reconventionnelles sont libellées en des termes différents dans les conclusions présentées à la fin du contre-mémoire, d’une part, et dans le corps du contre-mémoire et les observations écrites, d’autre part. Bien que la portée en soit largement similaire, leur formulation diffère. A cet égard, la Cour note que les conclusions formulées par les Parties à la fin de leurs écritures doivent être lues à la lumière des arguments développés dans le corps de celles-ci. En la présente espèce, la Cour observe en outre que les arguments des Parties relatifs à la connexité directe se fondent sur le libellé utilisé par la Colombie dans le corps du contre-mémoire et dans ses observations écrites. En conséquence, pour les besoins de l’examen de la recevabilité des deux premières demandes reconventionnelles, c’est au libellé utilisé par la Colombie dans le corps du contre-mémoire et dans ses observations écrites que se référera la Cour.
La Cour commence par relever que les deux premières demandes reconventionnelles se rapportent, l’une comme l’autre, aux prétendues violations, par le Nicaragua, de l’obligation qui lui incombe de protéger et de préserver l’environnement marin. La première porte sur le manquement allégué du Nicaragua à une obligation d’exercer la diligence requise aux fins de protéger et de
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préserver l’environnement marin dans le sud-ouest de la mer des Caraïbes, la deuxième, sur son manquement à l’obligation alléguée d’exercer la diligence requise aux fins de protéger le droit des habitants de l’archipel de San Andrés, en particulier les Raizals, de bénéficier d’un environnement sain, viable et durable. La Cour relève que, selon la Colombie ; la deuxième demande «découle logiquement» de la première, ce que le Nicaragua n’a pas contesté. La Cour examine donc ensemble les deux premières demandes reconventionnelles, tout en gardant à l’esprit qu’elles sont distinctes.
La Cour observe que, si la plupart des incidents mentionnés par la Colombie dans ses première et deuxième demandes reconventionnelles se seraient produits dans la zone économique exclusive (ZEE) du Nicaragua, et plus précisément dans la zone maritime entourant le banc de Luna Verde, qui se trouve dans la réserve de biosphère Seaflower, la Colombie en invoque aussi d’autres qui auraient eu lieu dans sa propre mer territoriale et la zone de régime commun établie entre elle et la Jamaïque (aux alentours de Serranilla et Bajo Alicia). Toutefois, étant donné que les incidents qu’elle situe dans ces dernières sont peu nombreux et que la majorité de ceux qu’elle a invoqués se seraient déroulés dans la zone maritime entourant le banc de Luna Verde, soit dans la ZEE du Nicaragua, la Cour considère que les première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie concernent pour l’essentiel la même zone géographique que les demandes principales de celui-ci.
S’agissant des faits allégués sous-tendant les première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie et les demandes principales du Nicaragua, respectivement, la Cour relève que la Colombie tire grief du prétendu manquement du Nicaragua à son obligation de protéger et de préserver l’environnement marin dans le sud-ouest de la mer des Caraïbes. La Colombie soutient en particulier que des navires privés nicaraguayens se sont livrés à des pratiques de pêche déprédatrices et ont causé des destructions à l’environnement marin dans le sud-ouest de la mer des Caraïbes, empêchant ainsi les habitants de l’archipel de San Andrés, notamment les Raizals, de bénéficier d’un environnement et d’un habitat sains, viables et durables. Dans ses demandes principales, le Nicaragua, quant à lui, accuse la marine colombienne d’ingérence dans la juridiction et les droits souverains exclusifs qu’il est fondé à exercer dans sa ZEE, ainsi que de violations de cette juridiction et de ces droits. Le Nicaragua affirme que la Colombie a empêché des navires de pêche, de la marine et des garde-côtes nicaraguayens de naviguer, de pêcher et d’exercer leurs attributions dans la ZEE du Nicaragua. En conséquence, la Cour considère que les faits allégués sous-tendant, d’une part, les première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie et, d’autre part, les demandes principales du Nicaragua sont de nature différente et ne se rapportent pas à un même ensemble factuel.
De surcroît, la Cour est d’avis qu’il n’existe pas de connexité directe en droit entre les deux premières demandes reconventionnelles de la Colombie et les demandes principales du Nicaragua. Premièrement, les Parties ne s’appuient pas sur les mêmes principes juridiques. Alors que la Colombie, dans ses deux premières demandes reconventionnelles, invoque des règles du droit international coutumier et des instruments internationaux relatifs essentiellement à la préservation et à la protection de l’environnement ; le Nicaragua, dans ses demandes principales, renvoie à des règles coutumières du droit international de la mer concernant les droits souverains, la juridiction et les obligations d’un Etat côtier dans ses espaces maritimes, telles que reflétées dans les parties V et VI de la CNUDM. Deuxièmement, les Parties, à travers leurs demandes respectives, ne poursuivent pas le même but juridique. Alors que la Colombie cherche à établir que le Nicaragua a manqué à son obligation de protéger et de préserver l’environnement marin dans le sud-ouest de la mer des Caraïbes, le Nicaragua entend démontrer que la Colombie a violé la juridiction et les droits souverains dont il jouit dans ses espaces maritimes.
En conséquence, la Cour conclut à l’absence de connexité directe, tant en fait qu’en droit, entre les deux premières demandes reconventionnelles de la Colombie et les demandes principales du Nicaragua.
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B. Troisième demande reconventionnelle (par. 40-46)
Dans sa troisième demande reconventionnelle, la Colombie prie la Cour de dire que le Nicaragua a violé le droit des pêcheurs artisanaux de l’archipel de San Andrés, y compris ceux issus de la population autochtone raizale, d’accéder aux bancs où ils ont coutume de pêcher et d’exploiter ceux-ci. En particulier, la Colombie mentionne divers actes d’intimidation et de harcèlement qui auraient été commis par les forces navales nicaraguayennes à l’encontre de pêcheurs artisanaux de l’archipel de San Andrés, dont la saisie de produits de leur pêche, ou d’équipements, de nourriture et d’autres de leurs biens personnels.
La Cour observe que les Parties s’accordent à dire que les faits invoqués par la Colombie, dans sa troisième demande reconventionnelle, et par le Nicaragua, dans ses demandes principales, se rapportent à la même période (faisant suite au prononcé de l’arrêt de 2012) et à la même zone géographique (la ZEE du Nicaragua). Elle note par ailleurs que les faits sous-tendant la troisième demande reconventionnelle de la Colombie et les demandes principales du Nicaragua sont de même nature en ce que sont mis en cause des comportements similaires de la part des forces navales de chaque Partie à l’égard des ressortissants de l’autre Partie. En particulier, la Colombie tire grief du traitement (harcèlement, intimidation, mesures coercitives) que les forces navales nicaraguayennes réserveraient aux pêcheurs artisanaux colombiens dans les eaux entourant Luna Verde et celles de la zone située entre Quitasueño et Serrana, et le Nicaragua, du traitement similaire (harcèlement, intimidation, mesures coercitives) que les forces navales colombiennes réserveraient à des navires titulaires de permis nicaraguayens pêchant dans ces mêmes eaux. S’agissant des principes juridiques invoqués par les Parties, la Cour note que la troisième demande reconventionnelle de la Colombie est fondée sur le droit allégué d’un Etat et de ses ressortissants d’accéder aux ressources biologiques se trouvant dans la ZEE d’un autre Etat et de les exploiter, sous certaines conditions. Elle relève en outre que le Nicaragua, dans ses demandes principales, se fonde sur des règles du droit coutumier qui consacrent la juridiction et les droits souverains d’un Etat côtier sur sa ZEE, ce qui inclut les droits d’un tel Etat sur les ressources marines qui s’y trouvent. Les demandes respectives des Parties mettent ainsi en jeu la portée des droits et des obligations d’un Etat côtier dans sa ZEE. En outre, les Parties poursuivent, par leurs demandes respectives, le même but juridique, puisque chacune cherche à établir la responsabilité internationale de l’autre à raison de violations d’un droit d’accès et d’exploitation des ressources marines dans la même zone maritime.
En conséquence, la Cour conclut qu’il existe une connexité directe, ainsi que l’exige l’article 80 du Règlement, entre la troisième demande reconventionnelle de la Colombie et les demandes principales du Nicaragua.
C. Quatrième demande reconventionnelle (par. 47-54)
Dans sa quatrième demande reconventionnelle, la Colombie prie la Cour de dire que, en adoptant le décret no 33-2013 du 19 août 2013, qui a établi des lignes de base droites avec pour effet, selon elle, d’étendre les eaux intérieures et les espaces maritimes nicaraguayens au-delà de ce que permet le droit international, le Nicaragua a violé sa juridiction et ses droits souverains. La Colombie estime qu’il existe un lien de connexité directe entre sa quatrième demande reconventionnelle et les demandes principales du Nicaragua relatives au décret colombien 1946 du 9 septembre 2013 portant création de sa «zone contiguë unique», tel que modifié ensuite par le décret no 1119 du 17 juin 2014. Elle rappelle que le Nicaragua lui reproche de s’être, en vertu de ces décrets, attribué de larges parts d’une zone maritime dont la Cour lui avait reconnu l’appartenance et, partant, d’avoir «violé ses droits souverains et ses espaces maritimes».
La Cour observe que les faits invoqués par la Colombie dans sa quatrième demande reconventionnelle et par le Nicaragua dans ses demandes principales  à savoir l’adoption d’actes de droit interne fixant les limites ou l’étendue de leurs espaces maritimes respectifs  se rapportent à la même période. Elle note surtout que les deux Parties se reprochent l’une l’autre les
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dispositions de droit interne qu’elles ont adoptées en vue de définir leurs espaces maritimes respectifs dans la même zone géographique, à savoir le secteur sud-ouest de la mer des Caraïbes qui s’étend à l’est de la côte nicaraguayenne et autour de l’archipel colombien de San Andrés. La Cour relève en outre que le Nicaragua demande le respect de ses droits dans la ZEE et que les limites de la ZEE du Nicaragua sont déterminées en fonction de ses lignes de base, qui sont contestées dans la quatrième demande reconventionnelle de la Colombie. Elle observe par ailleurs que, dans leurs demandes respectives, le Nicaragua et la Colombie font état de violations des droits souverains que chacun prétend détenir en vertu de règles de droit international coutumier relatives aux limites, au régime et à l’étendue de la ZEE et de la zone contiguë, dans, plus précisément, un contexte de chevauchement desdits espaces maritimes entre Etats dont les côtes se font face. Elle note par ailleurs que, à travers leurs demandes respectives, les Parties poursuivent le même but juridique puisque chacune espère voir la Cour déclarer le décret de l’autre contraire au droit international.
En conséquence, la Cour conclut qu’il existe une connexité directe, ainsi que l’exige l’article 80 du Règlement, entre la quatrième demande reconventionnelle de la Colombie et les demandes principales du Nicaragua.
II. COMPÉTENCE (PAR. 56-77)
La Cour examine ensuite si les troisième et quatrième demandes reconventionnelles de la Colombie satisfont à la condition de compétence posée au paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement.
La Cour rappelle que, en la présente espèce, le Nicaragua a invoqué l’article XXXI du pacte de Bogotá pour fonder sa compétence. Aux termes de cette disposition, les parties au pacte reconnaissent comme obligatoire la juridiction de la Cour «tant que le[dit] Traité restera en vigueur». Aux termes de l’article LVI, la durée du pacte est indéfinie, mais il «pourra être dénoncé moyennant un préavis d’un an». Ainsi, le pacte, après avoir été dénoncé par un Etat partie, demeure en vigueur entre ce dernier et les autres parties pour une durée d’un an à compter de la notification de la dénonciation.
La Colombie a ratifié le pacte de Bogotá le 14 octobre 1968, avant de le dénoncer le 27 novembre 2012. La requête en la présente espèce a été soumise à la Cour le 26 novembre 2013, soit après la transmission de l’avis de dénonciation de la Colombie, mais avant l’expiration du préavis d’un an visé à l’article LVI. Dans son arrêt sur les exceptions préliminaires du 17 mars 2016, la Cour a constaté que l’article XXXI du pacte était toujours en vigueur entre les Parties à la date du dépôt de la requête en la présente affaire et a estimé que le fait que le pacte eût cessé d’être en vigueur entre les Parties n’avait pas eu d’incidence sur la compétence qui existait à la date à laquelle l’instance avait été introduite.
La Colombie a présenté ses demandes reconventionnelles, se fondant sur l’article XXXI du pacte de Bogotá, dans le cadre des conclusions figurant dans son contre-mémoire, le 17 novembre 2016, soit après que le pacte eut cessé d’être en vigueur entre les Parties. Dès lors, la question qui se pose est celle de savoir si, lorsqu’un défendeur a invoqué, dans ses demandes reconventionnelles, la même base de compétence que le demandeur dans sa requête introductive d’instance, ce défendeur est empêché de se fonder sur ladite base de compétence au motif qu’elle a cessé d’être en vigueur entre la date du dépôt de la requête et celle de la présentation de ses demandes reconventionnelles.
Dès lors que la Cour a établi sa compétence pour connaître d’une affaire, elle a compétence pour en examiner toutes les phases ; la caducité ultérieure du titre qui lui a conféré ladite compétence ne saurait la priver de celle-ci. Bien que les demandes reconventionnelles soient des actes juridiques autonomes ayant pour objet de soumettre au juge des prétentions nouvelles, elles se rattachent en même temps aux demandes principales, et visent à y riposter dans le cadre de la
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même instance, à l’égard de laquelle elles présentent un caractère incident. En conséquence, le fait que le titre de compétence invoqué par un requérant à l’appui de ses demandes soit devenu caduc après le dépôt de la requête ne prive pas la Cour de sa compétence pour connaître de demandes reconventionnelles présentées sur le même fondement.
La Cour rappelle que les troisième et quatrième demandes reconventionnelles de la Colombie ont été présentées sur le fondement du même titre de compétence que les demandes principales du Nicaragua. Elle rappelle en outre qu’elle a conclu à l’existence d’une connexité directe entre celles-ci et celles-là. Il s’ensuit que l’extinction du pacte de Bogotá entre les Parties n’a pas par elle-même privé la Cour de sa compétence pour connaître desdites demandes reconventionnelles.
La Cour observe que, afin d’établir si des demandes reconventionnelles relèvent de sa compétence, elle doit aussi déterminer si les conditions posées dans l’instrument prévoyant cette compétence sont remplies. A cet égard, elle relève qu’elle doit d’abord établir qu’il existe un différend entre les parties intéressant l’objet des demandes reconventionnelles.
S’agissant de la troisième demande reconventionnelle, la Cour considère que les Parties ont des vues divergentes sur la portée de leurs droits et devoirs respectifs dans la ZEE du Nicaragua. Le Nicaragua avait connaissance de ce que ses vues se heurtaient à l’opposition manifeste de la Colombie, puisque, après l’arrêt de 2012, les hauts responsables des Parties ont fait des déclarations publiques dans lesquelles ils exprimaient leurs vues divergentes sur la relation entre le droit allégué des habitants de l’archipel de San Andrés de poursuivre leurs activités de pêche traditionnelle, invoqué par la Colombie, et l’affirmation par le Nicaragua de son droit à autoriser la pêche dans sa ZEE. Selon la Colombie, les forces navales nicaraguayennes se sont également livrées à des actes d’intimidation à l’encontre de pêcheurs artisanaux colombiens alors qu’ils cherchaient à accéder aux bancs où ils ont coutume de pratiquer leur activité. Il apparaît ainsi qu’un différend existe entre les Parties au sujet de la violation alléguée, par le Nicaragua, des droits en question depuis novembre 2013, sinon avant.
S’agissant de la quatrième demande reconventionnelle, la Cour considère que les Parties ont des vues divergentes sur la question de la définition de leurs espaces maritimes respectifs dans le secteur sud-ouest de la mer des Caraïbes, à la suite de l’arrêt qu’elle a rendu en 2012. A cet égard, elle relève que, dans une note diplomatique de protestation adressée au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies le 1er novembre 2013, la ministre des affaires étrangères de la Colombie a notamment écrit : «La République de Colombie tient à informer l’Organisation des Nations Unies et ses Etats Membres que les lignes de base droites … revendiquées par le Nicaragua [dans le décret no 33-2013 du 19 août 2013] sont absolument contraires au droit international». La Cour observe encore que, se référant à cette note diplomatique, le Nicaragua a reconnu qu’«[i]l exist[ait] donc un «différend» à cet égard». Il apparaît ainsi qu’un différend existe entre les Parties sur cette question depuis novembre 2013, sinon avant.
La Cour cherche ensuite à répondre à la question de savoir si, conformément à la condition posée par l’article II du pacte de Bogotá, les questions que soulève la Colombie dans ses demandes reconventionnelles ne pouvaient, «de l’avis de l’une des Parties, … être résolu[es] au moyen de négociations directes».
S’agissant de la troisième demande reconventionnelle, la Cour note que les Parties ont certes, à la suite de l’arrêt de 2012, formulé des déclarations générales sur certains problèmes ayant trait aux activités de pêche des habitants de l’archipel de San Andrés, mais sans jamais entamer de négociations directes en vue d’y apporter une solution. Cela démontre que les Parties ne considéraient pas qu’il fût possible de parvenir à un règlement de la question du respect des droits de pêche traditionnels au moyen de négociations directes suivant les voies diplomatiques ordinaires. La Cour juge donc remplie la condition énoncée à l’article II du pacte de Bogotá, en ce qui concerne la troisième demande reconventionnelle.
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S’agissant de la quatrième demande reconventionnelle, la Cour estime que l’adoption, par le Nicaragua, du décret no 33-2013 du 19 août 2013 et le rejet de ce décret par la Colombie, exprimé dans la note diplomatique de protestation de sa ministre des affaires étrangères en date du 1er novembre 2013, montrent qu’il n’aurait, en tout état de cause, plus été utile pour les Parties de se livrer à des négociations directes sur cette question suivant les voies diplomatiques ordinaires. La Cour juge donc remplie la condition énoncée à l’article II du pacte de Bogotá, en ce qui concerne la quatrième demande reconventionnelle.
La Cour conclut qu’elle est compétente pour connaître des troisième et quatrième demandes reconventionnelles de la Colombie.
III. CONCLUSION (PAR. 78-81)
Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que les troisième et quatrième demandes reconventionnelles présentées par la Colombie sont recevables comme telles. Elle estime que le dépôt d’une réplique du Nicaragua et d’une duplique de la Colombie, portant sur les demandes des deux Parties dans l’instance en cours, est nécessaire, la suite de la procédure étant réservée.
IV. DISPOSITIF (PAR. 82)
LA COUR,
A) 1) Par quinze voix contre une,
Dit que la première demande reconventionnelle présentée par la République de Colombie est irrecevable comme telle et ne fait pas partie de l’instance en cours ;
POUR : M. Abraham, président ; M. Yusuf, vice-président ; MM. Owada, Tomka, Bennouna, Cançado Trindade, Greenwood, Mmes Xue, Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Gevorgian, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Caron, juge ad hoc ;
2) Par quinze voix contre une,
Dit que la deuxième demande reconventionnelle présentée par la République de Colombie est irrecevable comme telle et ne fait pas partie de l’instance en cours ;
POUR : M. Abraham, président ; M. Yusuf, vice-président ; MM. Owada, Tomka, Bennouna, Cançado Trindade, Greenwood, Mmes Xue, Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, MM. Bhandari, Robinson, Gevorgian, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
CONTRE : M. Caron, juge ad hoc ;
3) Par onze voix contre cinq,
Dit que la troisième demande reconventionnelle présentée par la République de Colombie est recevable comme telle et fait partie de l’instance en cours ;
POUR : M. Abraham, président ; M. Yusuf, vice-président ; MM. Owada, Bennouna, Cançado Trindade, Greenwood, Mmes Xue, Donoghue, MM. Bhandari, Robinson, juges ; M. Caron, juge ad hoc ;
CONTRE : MM. Tomka, Gaja, Mme Sebutinde, M. Gevorgian, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
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4) Par neuf voix contre sept,
Dit que la quatrième demande reconventionnelle présentée par la République de Colombie est recevable comme telle et fait partie de l’instance en cours ;
POUR : M. Abraham, président ; M. Yusuf, vice-président ; MM. Owada, Bennouna, Cançado Trindade, Mme Xue, MM. Bhandari, Robinson, juges ; M. Caron, juge ad hoc ;
CONTRE : MM. Tomka, Greenwood, Mme Donoghue, M. Gaja, Mme Sebutinde, M. Gevorgian, juges ; M. Daudet, juge ad hoc ;
B) A l’unanimité,
Prescrit la présentation d’une réplique du Nicaragua et d’une duplique de la Colombie portant sur les demandes des deux Parties dans l’instance en cours et fixe comme suit les dates d’expiration des délais pour le dépôt de ces pièces de procédure :
Pour la réplique de la République du Nicaragua, le 15 mai 2018 ;
Pour la duplique de la République de Colombie, le 15 novembre 2018 ;
Réserve la suite de la procédure.
M. le juge YUSUF, vice-président, joint une déclaration à l’ordonnance ; MM. les juges TOMKA, GAJA, Mme la juge SEBUTINDE, M. le juge GEVORGIAN et M. le juge ad hoc DAUDET joignent à l’ordonnance l’exposé de leur opinion commune ; M. le juge CANÇADO TRINDADE joint une déclaration à l’ordonnance ; M. le juge GREENWOOD et Mme la juge DONOGHUE joignent à l’ordonnance les exposés de leur opinion individuelle ; M. le juge ad hoc CARON joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion dissidente.
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Annexe au résumé 2017/3
Déclaration de M. le juge Yusuf, vice-président
1. Le vice-président Yusuf souscrit de manière générale à l’ordonnance de la Cour sur la recevabilité des demandes reconventionnelles de la Colombie. Il tient néanmoins à formuler quelques observations tendant à développer certains aspects de la condition de compétence énoncée à l’article 80 du Règlement.
2. Selon lui, la Cour n’a pas, par le passé, analysé dans le détail voulu ce que signifie la clause correspondante de l’article 80, qui impose qu’une demande reconventionnelle «relève de sa compétence».
3. Les demandes reconventionnelles se caractérisent notamment par leur nature autonome. Elles sont par ailleurs étroitement liées à la procédure découlant de la demande principale et viennent s’y greffer. Aussi sont-elles à la fois autonomes d’un point de vue fonctionnel, en ce qu’elles sont présentées en marge de la demande principale, et incidentes, en ce qu’elles se rattachent à la procédure principale.
4. L’étendue de la compétence de la Cour pour connaître d’une affaire est fonction des limites fixées dans l’instrument dont elle tire cette compétence. Il est impératif que la Cour, lorsqu’elle se penche sur la recevabilité de demandes reconventionnelles prétendument fondées sur le même titre de compétence que la demande principale, s’assure que lesdites demandes entrent bien dans le champ de la compétence qui lui est ainsi reconnue. Le cas échéant, point n’est besoin qu’elle établisse de nouveau sa compétence pour connaître des demandes reconventionnelles.
5. En la présente espèce, la Cour, dans son arrêt sur les exceptions préliminaires, avait déjà établi sa compétence, et il n’y avait donc pas lieu qu’elle revienne sur la question de savoir si un «différend» existait entre les Parties. Elle aurait dû se contenter de vérifier si les demandes reconventionnelles s’inscrivaient dans les limites de la compétence qu’elle s’était déjà déclaré posséder. Pareille approche offre au juge la possibilité de réaliser une économie de procès en lui permettant de statuer sur le différend dont il est saisi en en ayant une compréhension plus globale.
6. Il convient par ailleurs d’opérer une distinction entre les demandes reconventionnelles fondées sur un titre de compétence différent de celui sur lequel le requérant s’appuie dans la demande principale et celles fondées sur le même titre. Jusqu’ici, la Cour a essentiellement été amenée à se pencher sur des cas où le titre de compétence invoqué était le même ; pour autant, l’article 80 n’exclut pas la possibilité d’invoquer un titre de compétence autre. Ce n’est que dans pareille hypothèse que la Cour devra examiner la question de sa compétence pour connaître d’une demande reconventionnelle séparément de celle de sa compétence à l’égard de la demande principale ; la validité de sa base de compétence à l’égard des demandes reconventionnelles s’appréciera alors au moment de la présentation de celles-ci.
Opinion commune de MM. les juges Tomka et Gaja, Mme la juge Sebutinde, M. le juge Gevorgian et M. le juge ad hoc Daudet
Les juges Tomka, Gaja, Sebutinde, Gevorgian et le juge ad hoc Daudet estiment, dans leur opinion commune, que les quatre demandes reconventionnelles de la Colombie sont toutes irrecevables, car aucune d’elles ne relève de la compétence de la Cour ; or, relever de cette compétence est l’une des conditions prévues au paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement de la Cour.
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Selon les auteurs de l’opinion commune, une demande reconventionnelle, bien qu’étant présentée en riposte à la demande du requérant et «se rattachant» donc à cette dernière, n’en constitue pas moins une demande distincte et indépendante. Ainsi, elle n’est pas vouée à disparaître si le requérant vient à retirer sa demande ; qui plus est, la Cour, en vertu du paragraphe 1 de l’article 80 de son Règlement, jouit d’une certaine marge de discrétion lui permettant de refuser d’examiner une telle demande s’il est contraire aux intérêts d’une administration rationnelle et efficace de la justice qu’elle en connaisse. De fait, est-il précisé dans l’opinion commune, la Cour a expressément indiqué par le passé qu’une demande devait normalement être portée devant le juge par voie de requête ; la possibilité de présenter des demandes à titre reconventionnel a été ménagée aux seules fins d’assurer la bonne administration de la justice et de réaliser une économie de procès.
Les auteurs de l’opinion commune observent que la Cour, en la présente espèce, a inversé l’ordre d’examen des deux conditions énoncées au paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement. Bien que la Cour ne soit pas tenue de suivre un ordre particulier, ils notent que la pratique et la logique commandent plutôt d’examiner ces conditions suivant l’ordre prévu dans la dernière version en date du paragraphe 1 de l’article 80, et que cet ordre aurait, en l’occurrence, été plus indiqué. En déclarant irrecevables les première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie pour défaut de connexité directe avec les demandes du Nicaragua, la Cour a laissé ouverte la question de savoir si elles relèvent de sa compétence et pourraient lui être soumises par la voie d’une nouvelle requête. Or, la Colombie ne peut se prévaloir d’aucun titre pour fonder la compétence de la Cour, puisque le pacte de Bogotá a cessé, le 27 novembre 2013, de produire ses effets à son égard et qu’elle n’a pas fait de déclaration en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut qui soit en vigueur.
Du reste, poursuivent les auteurs de l’opinion, même si l’on est d’avis que la compétence de la Cour s’étend à l’ensemble du différend opposant les parties, le fait est que les demandes reconventionnelles présentées ici par la Colombie ne se rapportent pas au différend tel que défini par la Cour dans l’arrêt déjà rendu en l’espèce en 2016. C’est ce qui ressort clairement, à la lumière de celui-ci, en ce qui concerne les première, deuxième et troisième demandes reconventionnelles, et il en va par ailleurs de même pour ce qui est de la quatrième demande reconventionnelle.
Selon les auteurs de l’opinion commune, rien ne permet d’affirmer que la compétence de la Cour pour connaître de demandes identiques doit s’apprécier différemment selon que celles-ci sont présentées en tant que demandes reconventionnelles ou séparément, en tant que demandes, par voie de requête. D’après eux, la majorité n’avait pas lieu, en ce qui concerne la question de la compétence pour connaître de demandes reconventionnelles, de s’appuyer sur ce qu’a dit la Cour en l’affaire Nottebohm, où l’enjeu était de déterminer la date à laquelle devait s’apprécier sa compétence pour connaître d’une demande présentée par voie de requête unilatérale. La Cour avait alors jugé que, du seul fait que les parties alors en présence avaient fait des déclarations en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut qui étaient en vigueur au moment du dépôt de la requête introductive d’instance, elle était fondée à examiner tous les aspects de la demande faisant l’objet de cette requête. Toutefois, dans cette affaire, il n’était pas question, fût-ce de manière implicite, de demandes reconventionnelles.
Les auteurs de l’opinion commune s’interrogent sur la manière dont une demande, présentée à titre reconventionnel, pourrait être portée devant la Cour alors que la base de compétence n’existe plus, parce qu’elle est devenue caduque. Ils observent que la position adoptée à cet égard par la majorité en l’espèce semble contredire l’optique dans laquelle s’était situé le comité pour la revision du Règlement, et s’inquiètent de voir la Cour hasarder l’idée qu’un demandeur pourrait faire disparaître la base de compétence après le dépôt de sa requête. Ils font remarquer, premièrement, qu’aucun demandeur ne l’a jamais fait, et, deuxièmement, qu’une telle démarche ne manquerait pas de jeter de sérieux doutes sur la bonne foi de l’action en justice qu’il aurait engagée.
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En conclusion, il est rappelé que la compétence de la Cour repose sur le consentement des parties et que, la Colombie ayant retiré le sien avant le dépôt de ses demandes reconventionnelles, elle eût été malvenue de se plaindre si la Cour avait rejeté l’ensemble de ses demandes en excipant de son défaut de compétence pour en connaître.
Déclaration de M. le juge Cançado Trindade
1. Dans sa déclaration, le juge Cançado Trindade observe d’emblée qu’il souscrit à l’adoption de la présente ordonnance rendue ce 15 novembre 2017 par la Cour internationale de Justice en l’affaire relative à des Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), celle-ci ayant conclu à bon droit, d’une part, que les première et deuxième demandes reconventionnelles étaient irrecevables et, d’autre part, que les troisième et quatrième demandes reconventionnelles étaient recevables. Il estime néanmoins de son devoir de consigner ses observations au sujet d’une question qui lui semble revêtir une importance particulière.
2. Cette question, telle que traitée dans l’ordonnance, se rapporte à la troisième demande reconventionnelle et concerne les droits de pêche traditionnels des habitants de l’archipel de San Andrés. D’autres questions liées à ce type de demandes  telles que leur raison d’être et leur recevabilité, les conditions cumulatives énoncées au paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement (compétence et connexité directe avec la demande principale), ainsi que la nature et les conséquences juridiques des demandes reconventionnelles  ont déjà été examinées de manière approfondie par le juge Cançado Trindade dans l’opinion dissidente détaillée qu’il a jointe à l’ordonnance sur la demande reconventionnelle rendue le 6 juillet 2010 en l’affaire relative aux Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie) ; il se contente donc, dans sa déclaration, d’y faire référence.
3. Selon le juge Cançado Trindade, même si les demandes reconventionnelles sont soumises en cours de procédure et si elles sont, en tant que telles, en connexité directe avec la demande principale et rattachées à l’ensemble factuel de l’affaire à l’examen (et peuvent de ce fait être perçues comme «incidentes»), elles n’en sont pas pour autant privées de leur nature juridique autonome. Les demandes reconventionnelles «doivent être traitées sur un pied d’égalité avec les demandes originaires, dans le strict respect du principe du contradictoire, afin d’assurer l’égalité procédurale des parties, le demandeur assumant le rôle du défendeur dans la procédure reconventionnelle (reus in excipiendo fit actor)» (par. 4).
4. Toutefois, poursuit le juge Cançado Trindade, la pratique de la Cour en matière de demandes reconventionnelles est toujours «en voie de formation» et il reste donc, «dans une perspective de réalisation de la justice, beaucoup à faire dans ce domaine» (par. 5). Ainsi, les demandes originaires et les demandes reconventionnelles «nécessitent … de tenir d’abord des audiences publiques dans le but d’obtenir des précisions supplémentaires des parties en litige» (par. 6). La Cour, en tout état de cause,
«n’est pas tenue par les conclusions des parties ; il lui est parfaitement loisible d’aller plus loin afin de dire le droit (juris dictio). En élargissant le contexte factuel à prendre en compte aux fins du règlement d’un différend, les demandes principales et les demandes reconventionnelles fournissent des éléments permettant d’assurer une meilleure cohérence des décisions rendues par le juge international qui en connaît.» (Par. 6.)
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5. Il y a près de quatre-vingts ans, rappelle le juge Cançado Trindade, la doctrine juridique internationale s’intéressait déjà à la nature juridique autonome des demandes reconventionnelles. Celles-ci ne constituent pas une simple défense au fond ; devant être examinées avec la même attention que les demandes principales, les demandes reconventionnelles contribuent à garantir la bonne administration de la justice. Dans cette optique, une rigoureuse égalité de traitement doit être assurée entre la demande originaire et la demande reconventionnelle. Celles-ci sont autonomes et doivent être traitées sur un pied d’égalité, dans le strict respect du principe du contradictoire ; «ce n’est que de cette manière que l’égalité procédurale des parties (demandeur et défendeur, dont les rôles s’inversent du fait de la demande reconventionnelle) peut être assurée» (par. 7-8).
6. S’agissant du point qui retient tout particulièrement son attention en l’espèce, le juge Cançado Trindade observe que ce n’est pas la première fois que la Cour, appelée à statuer sur un différend entre Etats, prend en considération les besoins fondamentaux et notamment les droits de pêche des communautés locales concernées de part et d’autre. Il convient de rappeler que, dans trois décisions rendues par la Cour au cours des huit dernières années dans des affaires similaires se rapportant, elles aussi, à des pays d’Amérique latine, ce point a invariablement été pris en compte, comme il l’a été dans le cas d’espèce. Ainsi, dans l’arrêt du 13 juillet 2009 en l’affaire du Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), la Cour a conclu que la pêche de subsistance, telle que pratiquée par les habitants des deux rives du San Juan, devait être respectée en tant que droit coutumier (par. 9-10).
7. Dans l’arrêt du 20 avril 2010 en l’affaire relative à des Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), la Cour a de nouveau tenu compte de certains éléments se rapportant aux communautés locales des deux pays touchées et à la consultation de celles-ci. Dans l’opinion individuelle qu’il a jointe audit arrêt, le juge Cançado Trindade a fait remarquer que dans les deux affaires précitées, concernant l’une et l’autre des pays d’Amérique latine «soucieux des conditions de vie et de la santé des communautés voisines», la Cour était sortie de la dimension strictement interétatique, pour s’intéresser aux populations concernées, et que les Etats comparaissant devant elle dans le cadre de ces affaires s’étaient montrés fidèles à la «tradition, profondément ancrée dans la conception latino-américaine du droit international, qui consiste à ne jamais perdre de vue l’importance des acquis doctrinaux et des principes généraux de droit» (par. 11-12).
8. Plus récemment, dans l’arrêt du 27 janvier 2014 en l’affaire du Différend maritime (Pérou c. Chili), qui se rapportait à la côte pacifique de l’Amérique du Sud, la Cour s’est déclarée consciente «de l’importance [de] la pêche … pour les populations côtières des deux Parties», réitérant ainsi clairement, selon le juge Cançado Trindade, que
«bien que le différend en cause fût de nature interétatique et que le mécanisme sollicité aux fins du règlement pacifique de ce différend le [fût] aussi, rien ne justifiait que la Cour f[ît] abstraction, dans son raisonnement, des besoins des personnes concernées, et qu’elle ne s’emplo[yât] pas à transcender la dimension strictement interétatique» (par. 13).
9. En ce qui concerne la présente affaire relative à des Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes (Nicaragua c. Colombie), qui oppose un Etat d’Amérique centrale et un Etat d’Amérique du Sud, cet enjeu est de nouveau présent, et la Cour a derechef soin d’en tenir compte. Il appert que chacune des Parties en litige a émis des préoccupations concernant les droits de ses propres pêcheurs, tout en paraissant se soucier des besoins des pêcheurs de l’autre (par. 14). Une attention toute particulière a été portée aux pêcheurs
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issus de la population autochtone de l’archipel de San Andrés, Providencia et Santa Catalina («los pueblos raizales», les Raizals), notamment aux «droits de pêche traditionnels et historiques dont ils jouissent depuis des temps immémoriaux» et au «fait qu’ils constituent des communautés vulnérables, dont la subsistance est largement tributaire des activités de pêche traditionnelles» (par. 14).
10. Dans l’ordonnance, la Cour note que les faits invoqués par les Parties se rapportent à la même période et à la même zone géographique et qu’ils sont de même nature «en ce que sont mis en cause des comportements similaires de la part des forces navales de chaque Partie à l’égard des ressortissants de l’autre Partie … pêchant dans [l]es mêmes eaux» (par. 16). Examinant la question de la compétence, elle revient d’abord sur les droits de pêche traditionnels des habitants (pêcheurs artisanaux) de l’archipel de San Andrés (par. 18), avant de conclure que la troisième demande reconventionnelle «est recevable comme telle et fait partie de l’instance en cours» (troisième alinéa du point A) du dispositif). Dans sa déclaration, le juge Cançado Trindade note que la présente affaire relative à des Violations alléguées de droits souverains et d’espaces maritimes dans la mer des Caraïbes,
«met en jeu les droits des Etats en même temps que les droits des individus, en l’occurrence des pêcheurs artisanaux cherchant, pour assurer leur subsistance, à accéder aux bancs où ils ont coutume de pratiquer leur activité. Cela démontre une fois de plus que, dans le cadre des contentieux entre Etats dont la Cour est saisie, l’on ne saurait faire abstraction des droits des individus (ceux-ci étant, par définition, vulnérables).
De fait, le facteur humain est très présent dans les quatre affaires précitées, qui concernent toutes des pays d’Amérique latine. Je trouve ce constat rassurant, car dans une perspective historique, il ne faut pas oublier que l’Etat a vocation à servir les intérêts des êtres humains, et non l’inverse. Lorsque le fond d’une affaire se rapporte non pas à des Etats seulement mais aussi à des êtres humains, le facteur humain entre en jeu, indépendamment de la nature interétatique du contentieux porté devant la Cour, et il incombe à cette dernière de lui accorder l’importance voulue ; c’est du reste ce qu’elle a fait dans les affaires précitées. Ce facteur humain doit, en outre, être dûment reflété dans la décision de la Cour.» (Par. 19-20.)
11. Le juge Cançado Trindade ajoute que la conception latino-américaine du droit international a «toujours été soucieuse de la satisfaction des besoins et des aspirations des peuples (tout en tenant compte de ceux de la communauté internationale dans son ensemble), dans le respect de valeurs et d’objectifs communs supérieurs», ainsi que de
«l’importance des principes généraux de droit international, reconnaissant que la conscience (recta ratio) prévaut largement sur la «volonté», dans le droit fil du courant de pensée jusnaturaliste existant de longue date en droit international» (par. 22).
Et le juge Cançado Trindade de conclure :
«Les tenants de la conception latino-américaine du droit international n’ont pas perdu de vue qu’ils s’appuyaient ainsi à bon droit sur les enseignements et l’héritage des «pères fondateurs» du droit international, qui remontent à l’avènement du jus gentium (droit des gens) aux XVIe et XVIIe siècles. Celui-ci se voulait universel  applicable tant aux peuples, aux individus et aux groupes d’individus, qu’aux Etats naissants. La solidarité était au coeur du jus gentium de l’époque, tout comme elle l’est aujourd’hui, selon moi, dans la nouvelle forme que celui-ci revêt au XXIe siècle.
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Ce n’est pas la première fois que j’expose cette idée à la Cour1. En définitive, l’exercice de la souveraineté d’un Etat ne saurait méconnaître les besoins des populations concernées de part ou d’autre. En la présente espèce, la Cour est confrontée, entre autres, à la question de la pêche artisanale de subsistance. Les Etats ont des finalités humaines, en ce que leur conception et leur développement progressif procèdent de la volonté de prendre soin des êtres humains qui relèvent de leurs juridictions respectives. La solidarité humaine va de pair avec l’indispensable sécurité juridique des frontières et des espaces terrestres et maritimes. La sociabilité tire son origine de la recta ratio (pierre angulaire du jus gentium), déjà présente dans la pensée des «pères fondateurs» du droit des gens, et qui, depuis, n’aura cessé de résonner dans la conscience humaine.» (Par. 22-23.)
Opinion individuelle de M. le juge Greenwood
Dans son opinion individuelle, le juge Greenwood rappelle que, s’il s’est associé à la conclusion de la majorité en ce qui concerne la troisième demande reconventionnelle de la Colombie, il l’a fait sur la base d’un raisonnement qui, à certains égards, s’écarte de celui développé dans l’ordonnance. En outre, le juge Greenwood est en désaccord avec la conclusion de la Cour sur la quatrième demande reconventionnelle.
En ce qui concerne la troisième demande reconventionnelle, le juge Greenwood estime que l’examen de la condition de connexité directe entre la demande du Nicaragua et la troisième demande reconventionnelle a ici fait apparaître que l’objet du différend auquel renvoient la demande, d’une part, et la demande reconventionnelle, d’autre part, est le même. Or, rappelle-t-il, la Cour a déjà examiné, au stade des exceptions préliminaires, la question de savoir si le différend sous-tendant la demande principale entrait dans le champ des restrictions à la compétence de la Cour prévues par le pacte de Bogotá. Dès lors, il était selon lui inutile et quelque peu artificiel pour la Cour d’analyser séparément, dans son ordonnance, celle de savoir si la troisième demande reconventionnelle remplissait les conditions de compétence posées dans le pacte de Bogotá.
En ce qui concerne la quatrième demande reconventionnelle, le juge Greenwood estime qu’une décision relative aux lignes de base du Nicaragua n’aura, en tout état de cause, aucune incidence sur le statut de la zone dans laquelle se seraient produits les incidents qui sont au coeur de la demande du Nicaragua. Sur ce fondement, il est en désaccord avec la Cour lorsqu’elle conclut à l’existence d’une connexité directe entre la demande reconventionnelle et l’objet de la demande principale.
Opinion individuelle de Mme la juge Donoghue
Le pacte de Bogotá était en vigueur entre les Parties lorsque le Nicaragua a déposé sa requête, mais ne l’était plus lorsque la Colombie a présenté ses demandes reconventionnelles. Dans ces conditions, la juge Donoghue estime que la Cour n’a compétence pour connaître desdites demandes que, pour chacune d’elles, dans la mesure où elle relève du différend visé par la requête du Nicaragua.
Après avoir précisé l’objet du différend exposé dans la requête du Nicaragua, la juge Donoghue conclut que les première, deuxième et quatrième demandes reconventionnelles de la Colombie n’en relèvent pas. Partant, elles échappent à la compétence de la Cour et sont dès lors irrecevables au regard du paragraphe 1 de l’article 80 de son Règlement. La juge Donoghue estime en revanche que la troisième demande reconventionnelle (qui a trait aux droits qu’auraient les
1 Le juge Cançado Trindade renvoie à cet égard à l’opinion individuelle qu’il a jointe à l’arrêt du 16 avril 2013 en l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/Niger).
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habitants des îles colombiennes de se livrer à des activités de pêche «artisanale» sans l’autorisation du Nicaragua dans les espaces maritimes que la Cour a attribués à celui-ci dans son arrêt de 2012) relève de la compétence de la Cour, puisqu’elle s’inscrit dans le cadre du différend exposé dans la requête du Nicaragua et qu’il est satisfait aux autres conditions auxquelles est subordonnée la compétence de la Cour (l’existence d’un différend et de négociations préalables). La troisième demande reconventionnelle est de surcroît «en connexité directe avec l’objet de la demande» du Nicaragua et elle est donc recevable en vertu du Règlement de la Cour.
Opinion dissidente de M. le juge ad hoc Caron
Le juge Caron se dissocie de la décision de la Cour en ce qui concerne les première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie, dans la mesure où la majorité a conclu à l’absence de connexité directe, tant en fait qu’en droit, entre lesdites demandes et l’objet des demandes principales du Nicaragua. Il est également en désaccord quant aux principes sous-tendant la condition de connexité directe. Il estime en particulier que l’article 80 du Règlement de la Cour n’impose pas que la connexité directe soit à la fois factuelle et juridique. D’où son dissentiment : d’après lui, il suffit qu’il y ait connexité en fait ou en droit.
Le juge Caron se dissocie du raisonnement suivi par la majorité en ce qui concerne la connexité directe, parce qu’il estime que le décret présidentiel colombien 1946 est un élément essentiel de l’ensemble factuel dans lequel s’inscrit la demande du Nicaragua ; or, lorsqu’elle analyse la question de la connexité directe, la Cour ne reconnaît pas que les faits que recouvre l’ensemble factuel qui sous-tend les première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie sont précisément ceux qui, dans une grande mesure, ont motivé la proclamation de ce décret.
Le juge Caron rappelle que, à propos des première et deuxième demandes reconventionnelles, la Cour, au paragraphe 37 de son ordonnance, conclut que «les faits allégués sous-tendant, d’une part, [c]es … demandes reconventionnelles … et, d’autre part, les demandes principales du Nicaragua sont de nature différente». Au coeur de la demande du Nicaragua et de l’ensemble factuel auquel elle renvoie, figure pourtant la zone contiguë unique établie par le décret 1946. Au paragraphe 12 de l’ordonnance, la Cour relève que, en la présente instance, le Nicaragua recherche l’abrogation «[de] lois et règlements promulgués par [la Colombie] qui sont incompatibles avec [son] arrêt [du] 19 novembre 2012, notamment les dispositions d[u] décret[] 1946 du 9 septembre 2013». Qui plus est, au paragraphe 70 de son arrêt du 17 mars 2016, la Cour, faisant référence à la «proclamation, par la Colombie, d’une «zone contiguë unique»», notait que «les Parties [avaient] adopté des positions différentes quant aux implications de cet acte en droit international». L’existence du décret présidentiel 1946 étant expressément visée par le Nicaragua dans sa requête, et constituant un aspect essentiel de l’ensemble factuel dans lequel s’inscrit sa demande, il est indispensable, dans le cadre de l’examen de la question de la connexité directe, de comprendre que les faits sur lesquels reposent les première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie sont ceux-là même qui ont, dans une large mesure, motivé la promulgation de ce décret. Ce dernier participe ainsi d’un ensemble factuel qui sous-tend à la fois l’objet de la demande du Nicaragua et les première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie ; celles-ci sont donc en connexité directe avec l’objet de la demande du Nicaragua.
S’agissant de la question de l’existence d’une connexité directe en droit dans le cas des première et deuxième demandes reconventionnelles de la Colombie, le juge Caron rappelle que, d’après l’article 80 du Règlement de la Cour, la connexité directe ne doit pas nécessairement être à la fois factuelle et juridique.
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Le juge Caron estime, à la différence de la majorité, qu’il suffit qu’elle existe en fait ou en droit. Cela dit, il considère qu’il y a connexité entre les buts juridiques poursuivis par les Parties en ce qui concerne le décret présidentiel 1946, puisque le Nicaragua en demande l’abrogation, tandis que, par ses première et deuxième demandes reconventionnelles, la Colombie cherche à faire valider les motivations à l’origine de sa proclamation.
Enfin, le juge Caron souligne que la Cour doit comprendre, eu égard au rôle unique qui lui incombe en matière de règlement pacifique des différends, qu’un Etat lui soumettant une requête présentera ses moyens dans l’optique qui est la sienne. Que la demande reconventionnelle et la demande originaire se fondent ou non sur les mêmes principes ou instruments juridiques importe donc peu selon lui.
Le juge Caron conclut que, si elle avait retenu les première et deuxième demandes reconventionnelles, la Cour aurait pu analyser en meilleure connaissance de cause le différend international dont elle est saisie en l’espèce et se donner les moyens d’en assurer le règlement pacifique à plus long terme.
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Résumé de l’ordonnance du 15 novembre 2017

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