Discours de S. Exc. M. Ronny Abraham, président de la Cour internationale de Justice, devant la Sixième Commission de l'Assemblée générale

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000-20171027-PRE-01-00-EN
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DISCOURS DE S. EXC. M. RONNY ABRAHAM, PRÉSIDENT DE LA COUR INTERNATIONALE
DE JUSTICE, DEVANT LA SIXIÈME COMMISSION DE L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE
Le 27 octobre 2017
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les délégués,
C’est pour moi un honneur renouvelé de m’adresser à votre Commission, et je me réjouis de
cette nouvelle occasion de renforcer les liens qui unissent nos deux institutions. Je profite de cette
opportunité pour féliciter Son Excellence M. Burhan Gafoor de son élection à la présidence de la
Sixième Commission pour la soixante-douzième session de l’Assemblée générale.
J’ai choisi de vous parler aujourd’hui de la place des tiers dans la pratique judiciaire et la
jurisprudence de la Cour internationale de Justice. Comme vous le savez, l’article 59 du Statut
précise que «[l]a décision de la Cour n’est obligatoire que pour les parties en litige et dans le cas
qui a été décidé». Toutefois, la Cour reconnaît que les intérêts d’Etats tiers, et plus particulièrement
leurs intérêts juridiques, peuvent entrer en jeu dans le cadre de procédures contentieuses, et que
ceci mérite d’être pris en considération. Cette prise en considération prend plusieurs formes. Elle
permet à des Etats tiers, dans certaines circonstances, de jouer un rôle actif dans une affaire
contentieuse entre deux autres Etats. Elle permet aussi aux Etats tiers d’être protégés, même en
l’absence d’action de leur part, dans le cadre d’affaires contentieuses auxquelles ils ne sont pas
parties et dont la résolution pourrait les concerner ou les affecter. J’aborderai ces deux aspects
successivement.
*
Je commencerai par la forme la plus évidente de prise en compte des intérêts des Etats tiers
dans le cadre de procédures contentieuses : l’existence de la possibilité pour ceux-ci d’intervenir
dans une procédure en cours entre deux autres Etats.
Le Statut de la Cour consacre deux articles à l’intervention, qui distinguent entre deux cas de
figure. Le paragraphe 1 de l’article 62 dispose que «[l]orsqu’un Etat estime que, dans un différend,
un intérêt d’ordre juridique est pour lui en cause, il peut adresser à la Cour une requête, à fin
d’intervention». L’alinéa 2 du même article précise qu’en pareil cas, «[l]a Cour décide».
L’article 63 traite quant à lui des cas où «il s’agit de l’interprétation d’une convention à laquelle ont
participé d’autres Etats que les parties en litige». En pareil cas, ceux-ci sont avertis sans délai par le
greffier, et, je cite, «[c]hacun d’eux a le droit d’intervenir au procès».
Les contours de l’intervention sur le fondement de l’article 63 sont clairement définis, et le
Statut prévoit que l’intervention sur ce fondement est un droit. Un Etat tiers qui invoque l’article 63
du Statut ne présente pas une requête à fin d’intervention mais une déclaration d’intervention, et la
Cour se borne à constater que l’Etat se trouve bien dans la situation de l’article 63. Le Statut et le
Règlement de la Cour ne prévoient pas la forme que doit prendre la décision de la Cour sur ce
point, mais elle l’a fait par voie d’ordonnance dans trois cas sur les quatre qui lui ont été soumis
depuis sa création. En revanche, l’Etat qui ne se trouve pas dans les conditions envisagées à
l’article 63, mais qui estime cependant qu’un intérêt d’ordre juridique est pour lui en cause dans un
différend soumis à la Cour par d’autres Etats, peut adresser à la Cour une requête à fin
d’intervention, fondée sur l’article 62, requête que la Cour peut décider d’admettre ou de ne pas
admettre. Là encore, le Statut et le Règlement de la Cour ne prévoient pas la forme que doit prendre
la décision de la Cour sur ce point, mais la pratique montre que celle-ci statue, sauf dans certains
cas, par la voie d’un arrêt. Vous noterez que, dans les deux cas d’intervention envisagés par le
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Statut, c’est l’Etat tiers qui est à l’origine de la démarche menant à l’intervention. Comme la Cour
l’a relevé en 1984 dans son arrêt statuant sur la requête à fin d’intervention de l’Italie en l’affaire
du Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte) et rappelé la même année dans son arrêt
sur les exceptions préliminaires en l’affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua
et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), puis de nouveau dans des affaires
ultérieures, il n’existe pas, dans la procédure de la Cour, de système d’intervention forcée, en ce
sens que la Cour ne peut pas prescrire la participation d’un Etat tiers à une instance.
*
La Cour n’a été saisie, depuis sa création, que de quatre déclarations d’intervention sur le
fondement de l’article 63 du Statut. Un Etat qui souhaite se prévaloir du droit d’intervenir que lui
confère le paragraphe 2 de l’article 63 doit le faire, conformément aux dispositions applicables du
Règlement, «le plus tôt possible avant la date fixée pour l’ouverture de la procédure orale».
Toutefois, le Règlement précise que «dans des circonstances exceptionnelles, la Cour peut
connaître d’une déclaration présentée ultérieurement». La déclaration doit contenir, notamment,
des renseignements spécifiant sur quelle base l’Etat déclarant se considère comme partie à la
convention, l’indication des dispositions de la convention dont il estime que l’interprétation est en
cause, ainsi qu’un exposé de l’interprétation qu’il donne de ces dispositions.
Les conditions posées pour intervenir sur le fondement de l’article 63 sont claires et l’objet
d’une telle intervention est limité : il faut, pour que l’intervention soit possible, que la procédure
principale mette en cause l’interprétation d’une convention à laquelle l’Etat souhaitant intervenir
est partie, et l’objet de l’intervention est «de permettre à [cet] Etat … de présenter à la Cour ses
observations sur l’interprétation de ladite convention». La Cour a rappelé ces règles dans une
ordonnance du 6 février 2013, par laquelle elle a conclu à la recevabilité de la déclaration
d’intervention déposée par la Nouvelle-Zélande en l’affaire relative à la Chasse à la baleine dans
l’Antarctique (Australie c. Japon).
L’article 86 du Règlement prévoit que l’Etat intervenant sur le fondement de l’article 63 du
Statut «reçoit copie des pièces de procédure et des documents annexés et a le droit de
présenter … des observations écrites sur l’objet de l’intervention». En outre, il «a le droit de
présenter au cours de la procédure orale des observations sur l’objet de l’intervention». Le
paragraphe 2 de l’article 63 du Statut précise enfin que l’interprétation de la convention en cause
contenue dans l’arrêt sera également obligatoire à l’égard de l’Etat intervenant, disposition qui
n’est d’ailleurs pas dépourvue d’ambiguïté et que la Cour n’a pas eu à ce jour l’occasion
d’interpréter.
*
Les contours de l’intervention sur le fondement de l’article 62 du Statut sont moins évidents
et méritent qu’on y porte une attention plus particulière.
Le Règlement prévoit qu’une requête à fin d’intervention «est déposée le plus tôt possible
avant la clôture de la procédure écrite». Tout comme pour l’intervention fondée sur l’article 63, le
Règlement précise toutefois que, «dans des circonstances exceptionnelles, la Cour peut connaître
d’une requête présentée ultérieurement». La requête à fin d’intervention doit spécifier, d’abord,
l’intérêt d’ordre juridique qui, selon l’Etat demandant à intervenir, est pour lui en cause ; ensuite,
l’objet précis de l’intervention ; enfin, toute base de compétence qui, selon l’Etat demandant à
intervenir, existerait entre lui et les parties.
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La Cour a eu l’occasion de préciser, dans sa jurisprudence, les conditions dans lesquelles il
est possible d’intervenir sur le fondement de l’article 62.
D’abord, elle a souligné qu’il n’était pas nécessaire, pour qu’elle accueille une demande
d’intervention d’un Etat tiers sur le fondement de l’article 62, que les parties à l’affaire en cause
consentent à une telle intervention. En effet, un Etat qui souhaite intervenir en tant que non-partie
peut le faire sans qu’il existe une base de compétence entre lui-même et les parties à l’instance. En
revanche, la Cour a précisé que si l’Etat qui demande à intervenir entend lui-même devenir une
partie au procès, une telle base de compétence est requise. Cette distinction entre la possibilité
d’une intervention en tant que partie et celle d’une intervention en tant que non-partie ne se trouve
pas en tant que telle dans l’article 62 du Statut, ni d’ailleurs dans les articles pertinents du
Règlement, mais elle a été mise en lumière par la Cour dans sa jurisprudence, et en particulier dans
les arrêts du 4 mai 2011 par lesquels elle a statué sur les requêtes à fin d’intervention présentées par
le Honduras d’une part, et par le Costa Rica d’autre part, dans le cadre de l’affaire du Différend
territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie). La distinction entre l’intervention en tant que
partie et l’intervention en tant que non-partie n’est pas seulement déterminante en termes de
conditions à remplir pour qu’une requête à fin d’intervention soit admise ; elle a également des
conséquences en termes d’étendue des droits procéduraux de l’Etat intervenant. J’y reviendrai.
En outre, la Cour a précisé que l’intervention sur le fondement de l’article 62 avait un but
préventif. En conséquence, un Etat ne peut, par le biais de l’intervention, soumettre à la Cour de
nouvelles questions à trancher, en tous cas lorsqu’il n’acquiert pas la qualité de partie à l’affaire
dans laquelle il intervient. Il doit se borner à protéger ses intérêts juridiques d’ores et déjà en cause
dans le différend soumis à la Cour. Pour reprendre les termes employés par la Chambre de la Cour
constituée pour connaître de l’affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime entre
El Salvador et le Honduras, dans son arrêt du 13 septembre 1990 portant sur la requête du
Nicaragua à fin d’intervention, «[le] but [de l’intervention] n’est pas de mettre l’Etat intervenant en
mesure de greffer une nouvelle affaire sur la précédente», mais bien «de protéger un «intérêt
d’ordre juridique» d’un Etat susceptible d’être affecté par une décision, dans une affaire pendante
entre d’autres Etats».
Enfin, lorsqu’elle statue sur une requête à fin d’intervention, la Cour ne se demande pas si la
participation de l’Etat tiers qui souhaite intervenir pourrait lui être utile ou même nécessaire, une
réponse positive à cette question ne suffisant pas pour accueillir la requête ; la Cour ne se pose
qu’une seule question : celle de savoir si l’intérêt juridique de l’Etat tiers est en cause dans le
différend faisant l’objet de la procédure principale, ou, pour citer la version anglaise de l’article 62
du Statut, si l’Etat tiers «has an interest of a legal nature which may be affected by the decision in
the case». Ceci a été dit clairement par la Cour dans l’affaire du Plateau continental (Jamahiriya
arabe libyenne/Malte), dans laquelle l’Italie, qui souhaitait intervenir sur le fondement de
l’article 62 du Statut, invoquait notamment à l’appui de sa requête à fin d’intervention
«l’impossibilité, ou du moins la difficulté beaucoup plus grande, qu’éprouverait la Cour à
s’acquitter de la tâche à elle confiée par le compromis [conclu entre Malte et la Libye] si l’Italie ne
participait pas à la procédure en qualité d’intervenant». Je rappelle que, dans cette affaire, la Cour a
décidé que la requête à fin d’intervention de l’Italie ne pouvait pas être admise.
Comme je l’ai dit à l’instant, la version française de l’article 62 du Statut fait mention d’un
«intérêt juridique en cause» dans un différend, tandis que la version anglaise se réfère à un «interest
of a legal nature which may be affected by the decision in the case», soit, littéralement en français,
«un intérêt d’ordre juridique susceptible d’être affecté par la décision en l’espèce». La Cour a
relevé cette différence de langage entre les deux versions linguistiques du Statut et, estimant que le
texte anglais était «plus explicite», elle a systématiquement recherché, lorsqu’elle était saisie d’une
requête à fin d’intervention sur le fondement de l’article 62, si l’intérêt juridique invoqué par l’Etat
souhaitant intervenir était «susceptible d’être affecté», dans son contenu et dans sa portée, par la
décision qu’elle rendrait dans la procédure principale.
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Cet «intérêt d’ordre juridique» dont l’Etat intervenant doit pouvoir se prévaloir est bien un
intérêt, et pas un droit. Il est en effet de jurisprudence constante que «[l]’Etat qui cherche à
intervenir en tant que non-partie n’a … pas à établir qu’un de ses droits serait susceptible d’être
affecté», il est suffisant pour cet Etat d’établir qu’un de ses intérêts pourrait être affecté. Toutefois,
l’intérêt invoqué doit bien être «d’ordre juridique», c’est-à-dire que cet intérêt, et je cite les arrêts
dont j’ai déjà parlé relatifs aux demandes d’intervention en l’affaire du Différend territorial et
maritime entre le Nicaragua et la Colombie, «doit faire l’objet d’une prétention concrète et réelle de
cet Etat, fondée sur le droit, par opposition à une prétention de nature exclusivement politique,
économique ou stratégique».
Enfin, il n’est pas nécessaire, pour que l’intervention soit admise, d’établir que l’intérêt
juridique de l’Etat tiers sera affecté par la décision à venir dans l’affaire faisant l’objet de la
procédure principale ; il faut et il suffit que cet intérêt puisse être affecté par cette décision. La
Cour a rappelé ce principe bien établi dans son ordonnance du 4 juillet 2011 statuant sur la dernière
requête à fin d’intervention lui ayant été présentée sur le fondement de l’article 62, à savoir celle de
la République hellénique en l’affaire des Immunités juridictionnelles de l’Etat (Allemagne c. Italie).
Il est en outre de jurisprudence constante, depuis l’arrêt du 23 octobre 2001 statuant sur la requête à
fin d’intervention des Philippines en l’affaire relative à la Souveraineté sur Pulau Ligitan et Pulau
Sipadan (Indonésie/Malaisie), que l’intérêt d’ordre juridique en cause «n’est pas limité au seul
dispositif d’un arrêt. Il peut également concerner les motifs qui constituent le support nécessaire du
dispositif.» En d’autres termes, un Etat souhaitant intervenir dans une instance peut fonder sa
demande sur le fait qu’une partie des motifs d’un arrêt, et pas forcément le dispositif lui-même,
risque de mettre en cause un de ses intérêts d’ordre juridique.
Une question que l’article 62 du Statut ne règle pas expressément est celle de savoir si le fait
qu’un intérêt juridique est susceptible d’être affecté par une décision impose à la Cour d’admettre
l’intervention, ou bien si sa décision sur ce point relève de sa discrétion. En l’espèce, la Cour a
indiqué, pour la première fois dans son arrêt du 14 avril 1981 statuant sur la requête de Malte à fin
d’intervention en l’affaire du Plateau continental (Tunisie/Jamahiriya arabe libyenne), et
régulièrement depuis, que, si le paragraphe 2 de l’article 62 dispose qu’il lui appartient de décider
de toute demande d’intervention sur ce fondement, je cite, elle «ne considère pas que [cette
disposition] lui confère une sorte de pouvoir discrétionnaire lui permettant d’accepter ou de rejeter
une requête à fin d’intervention pour de simples raisons d’opportunité». Ainsi, lorsque la Cour a
conclu à la réunion des conditions posées par l’article 62 du Statut et considéré que l’objet de
l’intervention sollicitée était conforme au rôle de l’intervention, elle a systématiquement admis
l’intervention requise par l’Etat tiers concerné.
J’en viens maintenant à ce qui peut pousser un Etat tiers à souhaiter intervenir sur le
fondement de l’article 62 dans une affaire, à savoir les conséquences résultant d’une telle
intervention. J’y ai fait allusion tout à l’heure, l’Etat intervenant ne devient pas nécessairement
partie à l’affaire du fait de son intervention. Il ne peut en effet devenir partie que s’il le demande et
fait valoir une base de compétence applicable entre lui et les parties à l’instance principale. Qu’il
intervienne en tant que partie ou non, le tiers intervenant a le droit, conformément au paragraphe 3
de l’article 85 du Règlement, de présenter au cours de la procédure orale des observations sur
l’objet de l’intervention, objet qui, je le rappelle, doit être identifié par cet Etat dans sa requête à fin
d’intervention, et que la Cour délimite. Toutefois, la «qualité» de l’intervention a des implications
s’agissant à la fois des droits procéduraux acquis et des obligations de l’Etat tiers. La Cour a
résumé ces différences dans l’affaire du Différend territorial et maritime, affaire dans laquelle le
Honduras sollicitait, à titre principal, l’autorisation d’intervenir en tant que partie, et à titre
subsidiaire celle d’intervenir en tant que non-partie.
Je la cite :
«[s]’il est autorisé par la Cour à être partie au procès, l’Etat intervenant peut lui
demander de reconnaître ses droits propres dans sa décision future, laquelle sera
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obligatoire à son égard en ce qui concerne les aspects pour lesquels l’intervention a été
admise, en application de l’article 59 du Statut. A contrario, ainsi que la Chambre de
la Cour chargée de connaître de l’affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et
maritime (El Salvador/Honduras) l’a souligné, l’Etat autorisé à intervenir à l’instance
en tant que non-partie «n’acquiert pas les droits et n’est pas soumis aux obligations qui
s’attachent à la qualité de partie en vertu du Statut et du Règlement de la Cour ou des
principes juridiques généraux de procédure».
*
Voici, il me semble, les éléments essentiels permettant de comprendre les possibilités
offertes aux Etats tiers à une procédure contentieuse par la voie de l’intervention. Avant d’en venir
à la seconde partie de mon exposé, qui concerne, comme je l’ai indiqué au début, la protection
accordée par la Cour aux Etats tiers dans le cadre d’affaires contentieuses auxquelles ils ne sont pas
parties et dans le cadre desquelles ils ne sont pas intervenus, je souhaite mentionner en passant
qu’un Etat tiers qui ne souhaiterait pas intervenir dans une procédure mais souhaiterait cependant
se tenir informé d’une procédure en cours entre deux autres Etats peut demander à la Cour de
recevoir une copie des pièces de procédure et des documents y annexés en l’affaire en cause.
L’article 53 du Règlement prévoit qu’en pareil cas, la Cour décide après avoir recueilli les vues des
parties à l’affaire. Il est de pratique constante que la communication des pièces à l’Etat tiers sera en
général décidée en cas d’accord des parties, mais qu’elle sera au contraire refusée si l’une des
parties s’y oppose.
*
[Traduction]
J’en viens à la seconde forme de prise en compte des intérêts des Etats tiers dans le contexte
d’affaires contentieuses, à savoir la protection qui leur est garantie par la Cour même en l’absence
d’action de la part de ces derniers. Cette prise en compte se manifeste de deux manières : la Cour,
dans certaines circonstances, se déclare dans l’impossibilité de se prononcer sur une question
lorsque celle-ci met en jeu les intérêts d’Etats tiers non parties à l’instance ; d’autre part, elle
s’assure que sa décision n’affecte pas les intérêts de ceux-ci.
S’agissant du premier point, la Cour a affirmé pour la première fois dans l’affaire bien
connue de l’Or monétaire pris à Rome en 1943 qu’elle ne saurait statuer sur les droits et
obligations d’un tiers au procès sans son consentement lorsque ceux-ci constituent «l’objet même»
de la décision à rendre. Dans cette affaire, introduite par l’Italie contre la France, le Royaume-Uni
et les Etats-Unis, la Cour était appelée à décider à quel Etat, entre l’Italie et le Royaume-Uni, devait
être remise une quantité d’or monétaire prise à Rome en 1943 par l’Allemagne, qui était reconnue
comme appartenant à l’Albanie, mais sur laquelle le Royaume-Uni et l’Italie avaient tous deux des
prétentions. Dans sa requête, l’Italie demandait à ce que lui soit remis l’or monétaire en satisfaction
partielle de dommages qui lui avaient prétendument été causés par l’Albanie. La Cour releva
qu’elle n’était, en l’espèce, «pas simplement appelée à dire si l’or [devait] être remis à l’Italie ou au
Royaume-Uni» : «[e]lle [était] invitée à trancher en premier lieu certaines questions juridiques de la
solution desquelles dépend[ait] la remise de l’or». La Cour estima qu’elle n’était pas en mesure
d’examiner la première demande de l’Italie, au motif que celle-ci «gravit[ait] autour d’une
réclamation de l’Italie contre l’Albanie, réclamation d’indemnité pour dommage prétendu», et que
répondre à cette demande supposait de déterminer si l’Albanie avait engagé sa responsabilité
internationale vis-à-vis de l’Italie et si elle devait en conséquence réparation à cette dernière. Ainsi,
a dit la Cour, la décision qu’elle était appelée à prendre ne se contenterait pas de «toucher» les
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intérêts juridiques de l’Albanie ; ces intérêts constituaient «l’objet même de ladite décision». La
Cour a considéré qu’«examiner au fond de telles questions serait trancher un différend entre l’Italie
et l’Albanie», ce qu’elle ne pouvait faire sans le consentement de cet Etat. Le Statut, a expliqué la
Cour, ne pouvait être considéré comme autorisant implicitement la continuation de la procédure en
l’absence de l’Albanie.
La Cour a eu l’occasion d’appliquer à nouveau le principe dit de l’«or monétaire» en l’affaire
du Timor oriental, introduite par le Portugal à l’encontre de l’Australie, affaire dans laquelle le
Portugal reprochait notamment à l’Australie d’avoir négocié et conclu un traité avec l’Indonésie
créant une «zone de coopération … dans un secteur situé entre la province indonésienne du Timor
oriental et l’Australie septentrionale». Le Portugal alléguait entre autres que l’Australie avait, en
concluant ce traité, porté atteinte à ses droits en tant que puissance administrante du Timor oriental,
ainsi qu’aux droits du peuple du Timor oriental à disposer de lui-même et à la souveraineté
permanente sur ses ressources naturelles.
La Cour a observé qu’elle devait, pour se prononcer sur la demande du Portugal,
préalablement statuer sur la licéité du comportement de l’Indonésie, et plus particulièrement sur la
question de savoir si celle-ci avait le pouvoir de conclure des traités relativement aux ressources
naturelles du plateau continental du Timor oriental pour le compte de celui-ci. La Cour a conclu
qu’elle ne pouvait exercer sa compétence en vue de statuer sur le différend qui lui était soumis,
puisque «l’objet même de [sa] décision … serait nécessairement de déterminer si, compte tenu des
circonstances dans lesquelles l’Indonésie est entrée et s’est maintenue au Timor oriental, elle
pouvait ou non acquérir [un tel pouvoir]». Une telle décision ne pouvait être rendue en l’absence du
consentement de l’Indonésie.
Ainsi, un Etat tiers à une instance a la garantie que la Cour ne se prononcera pas sur une
demande qui supposait nécessairement de déterminer sa responsabilité internationale. Il me faut
toutefois rappeler que cette protection a un objet précis : éviter que la Cour ne se prononce sur les
droits et obligations d’Etats tiers à une procédure. Comme la Cour l’a précisé dans son arrêt du
26 juin 1992 en l’affaire de Certaines terres à phosphates de Nauru, elle n’est pas privée de sa
compétence pour connaître d’une affaire du simple fait que les intérêts juridiques d’un Etat tiers
pourraient être affectés par sa décision à venir, ou que sa décision pourrait avoir des incidences sur
la situation juridique d’un tel Etat tiers. Le principe de l’or monétaire ne trouve à s’appliquer que
lorsque l’intérêt juridique de l’Etat tiers susceptible d’être affecté constitue l’objet même de la
décision que le demandeur sollicite et lorsqu’il existe un lien logique entre la position que la Cour
devrait nécessairement arrêter à propos de cet Etat tiers et la décision recherchée par le demandeur.
Dans cette affaire, l’Australie, qui était défenderesse, prétendait que la Cour n’avait pas
compétence pour connaître de son prétendu manquement à ses obligations en vertu d’un accord de
tutelle au motif qu’en vertu dudit accord, les gouvernements de trois Etats constituaient l’autorité
chargée de l’administration. Selon l’Australie, «toute décision de la Cour sur le prétendu
manquement, par [l’Etat australien], à ses obligations en vertu de l’accord de tutelle impliquerait
nécessairement un jugement sur la manière dont [les] deux autres Etats se sont acquittés de leurs
obligations en la matière». Après avoir rappelé sa jurisprudence relative au principe de l’or
monétaire, la Cour a rejeté l’argument de l’Australie en ces termes : «[d]ans la présente affaire,
toute décision de la Cour sur l’existence ou le contenu de la responsabilité que Nauru impute à
l’Australie pourrait certes avoir des incidences sur la situation juridique des deux autres Etats
concernés, mais la Cour n’aura pas à se prononcer sur cette situation juridique pour prendre sa
décision sur les griefs formulés par Nauru contre l’Australie. Par voie de conséquence, la Cour ne
peut refuser d’exercer sa juridiction.»
J’en viens maintenant au second moyen par lequel la Cour protège les droits et intérêts des
Etats tiers dans les procédures contentieuses, à savoir en veillant à ce que sa décision n’affecte pas
les intérêts de ses derniers. Je souhaiterais, pour illustrer mon propos, prendre pour exemple le
contentieux de la délimitation maritime, dans lequel le souci de la Cour, à chaque étape du
- 7 -
processus de délimitation, d’assurer la protection des droits et intérêts d’Etats tiers non parties à
l’instance, est particulièrement manifeste.
A titre d’exemple, en identifiant la zone pertinente qu’elle est appelée à délimiter, la Cour ne
s’est pas estimée empêchée d’inclure dans cette zone des espaces dans lesquels les droits d’Etats
tiers pouvaient entrer en jeu, tout en rappelant que cela était sans préjudice des droits que ces Etats
tiers peuvent prétendre détenir dans cette zone. Ainsi, dans l’affaire de la Délimitation maritime en
mer Noire, qui opposait la Roumanie à l’Ukraine, la Cour a relevé que «le fait d’inclure certains
espaces — qui peuvent être considérés comme constituant la zone pertinente — à seule fin de
déterminer approximativement l’étendue des droits concurrents des Parties [était] sans incidence
sur les droits d’Etats tiers».
Je ferai par ailleurs remarquer qu’une pratique s’est développée tendant à ce que la Cour,
lorsqu’elle trace une ligne délimitant les espaces maritimes entre les Etats parties à la procédure
principale, arrête, en tant que de besoin, la ligne ainsi tracée avant qu’elle n’atteigne une zone où
les intérêts juridiques d’Etats tiers sont susceptibles d’être affectés. La Cour a retenu une telle
approche dans certains jugements rendus en matière de délimitations maritimes au cours des
dernières années, dont dans l’affaire relative à la Délimitation maritime en mer Noire, que je viens
de mentionner, et qui a fait l’objet d’un arrêt sur le fond en 2009.
*
Ceci conclut mon exposé, qui vous offre, je crois, un aperçu général des différentes façons
dont la Cour tient compte des Etats tiers dans les procédures contentieuses devant elle.
Plusieurs autres aspects de la pratique de la Cour à l’égard des tiers à ces procédures, et
j’entends, cette fois, des tiers autres que les Etats admis à ester devant elle, auraient pu être
évoqués. Par exemple, le Statut prévoit la possibilité pour toute organisation internationale
publique de présenter des observations à la Cour lorsque l’interprétation de son acte constitutif ou
celle d’une convention internationale adoptée en vertu de cet acte est mise en question dans une
affaire soumise à la Cour. En revanche, le Statut n’aménage aucune possibilité pour les
organisations non gouvernementales d’intervenir en qualité d’amicus curiae devant la Cour dans le
contexte d’affaires contentieuses.
Mon intervention d’aujourd’hui se limitait à la situation des tiers dans les procédures
contentieuses devant la Cour ; en raison des contraintes de temps, je n’ai pas parlé de ce qui en est
dans le cadre des procédures consultatives. Je soulignerai brièvement qu’en ce domaine, l’article 66
du Statut prévoit que le greffier notifie toute requête pour avis consultatif à l’ensemble des Etats
admis à ester devant la Cour, et que tout Etat admis à ester devant la Cour et toute organisation
internationale jugés par la Cour susceptibles de fournir des renseignements sur la question posée
sont informés que la Cour est disposée à recevoir des exposés écrits, ou à entendre des exposés
oraux au cours d’une audience publique tenue à cet effet. En outre, un Etat n’ayant pas reçu une
telle invitation peut néanmoins exprimer le souhait de soumettre un exposé écrit ou d’être entendu,
auquel cas «la Cour statue». Les instructions de procédure adoptées par la Cour prévoient par
ailleurs que les exposés écrits ou documents présentés à l’initiative d’une organisation non
gouvernementale dans le cadre d’une procédure consultative «ne doivent pas être considérés
comme faisant partie du dossier de l’affaire», mais sont traités comme des «publications facilement
accessibles», que l’on rend consultables dans une salle du Palais de la paix prévue à cet effet, et
auxquelles les Etats et les organisations intergouvernementales qui présentent des exposés écrits ou
oraux dans l’affaire concernée peuvent se référer.
*
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[Original]
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les délégués,
Ceci met fin à mon intervention d’aujourd’hui. Si le temps vous le permet, je serais ravi
d’entendre vos réactions et de répondre à vos éventuelles questions.
Je souhaite une nouvelle fois remercier l’ensemble des délégués représentant les Etats
Membres pour leur soutien et pour l’intérêt qu’ils manifestent aux travaux de la Cour internationale
de Justice.
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