Résumé de l'ordonnance du 19 avril 2017

Document Number
19410
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Number (Press Release, Order, etc)
2017/2
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COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
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Résumé
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Résumé 2017/2
Le 19 avril 2017

Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme
et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes
de discrimination raciale (Ukraine c. Fédération de Russie)

Demande en indication de mesures conservatoires

I.NTRODUCTION PAR . 1-16)

La Cour rappelle que, le 16 janvier 2017, l’Ukraine a introduit une instance contre la
Fédération de Russie concernant des violations alléguées de la convention internationale pour la

répression du financement du terrorisme (CIRFT) et de la convention internationale sur
l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR). Le même jour, l’Ukraine a
présenté une demande en indication de mesures conservatoires en vue de sauvegarder, dans
l’attente d’une décision de la Cour sur le fond, les droits qu’elle revendique au titre de ces deux
conventions.

En ce qui concerne la CIRFT, au paragraphe 23 de sa demande en indication de mesures
conservatoires, l’Ukraine prie la Cour d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :

«a) La Fédération de Russie doit s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou
d’étendre le différend porté devant la Cour sur le fondement de la convention
contre le financement du terrorisme, ou d’en rendre la solution plus difficile.

b) La Fédération de Russie doit exercer un contrôle approprié sur sa frontière afin de
prévenir tout nouvel acte de financement du terrorisme, y compris la fourniture
d’armes en provenance de son territoire et à destination du territoire ukrainien.

c) La Fédération de Russie doit cesser et prévenir tous transferts d’argent, d’armes,
de véhicules, de matériels, de moyens d’entraînement ou de personnel en

provenance de son territoire et à destination de groupes s’étant livrés à des actes de
terrorisme contre des civils en Ukraine ou dont elle sait qu’ils pourraient se livrer à
pareils actes dans le futur, à savoir, et sans que cette énumération soit limitative, la
«République populaire de Donetsk», la «République populaire de Louhansk», les
«Partisans de Kharkiv» et tous groupes ou personnes qui y sont associés.

d) La Fédération de Russie doit prendre toutes les mesures en son pouvoir pour
s’assurer que tout groupe opérant en Ukraine et ayant auparavant bénéficié de
transferts d’argent, d’armes, de véhicules, de matériels, de moyens d’entraînement - 2 -

ou de personnel en provenance de son territoire s’abstienne de se livrer à des actes

de terrorisme contre des civils en Ukraine.»

En ce qui concerne la CIEDR, au paragraphe 24 de sa demande en indication de mesures
conservatoires, l’Ukraine prie la Cour d’indiquer les mesures conservatoires suivantes :

«a) La Fédération de Russie doit s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou
d’étendre le différend porté devant la Cour sur le fondement de la CIEDR ou d’en

rendre la solution plus difficile.

b) La Fédération de Russie doit s’abstenir de tout acte de discrimination raciale visant
des personnes, groupes ou institutions sur le territoire placé sous son contrôle
effectif, et notamment dans la péninsule de Crimée.

c) La Fédération de Russie doit mettre fin et renoncer à tout acte de répression

politique et culturelle visant le peuple tatar de Crimée, notamment en suspendant le
décret ayant interdit le Majlis des Tatars de Crimée et en s’abstenant d’exécuter
ledit décret ainsi que toute autre mesure similaire, tant que la présente affaire
demeurera pendante.

d) La Fédération de Russie doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin
aux disparitions de Tatars de Crimée et enquêter sans délai sur celles qui ont déjà

eu lieu.

e) La Fédération de Russie doit mettre fin et renoncer à tout acte de répression
politique et culturelle visant les Ukrainiens de souche en Crimée, notamment en
levant les restrictions relatives à l’enseignement en langue ukrainienne et en
respectant les droits de ce groupe en matière de langue et d’éducation, tant que la
présente affaire demeurera pendante.»

La Cour n’ignore rien du contexte dans lequel la présente affaire est portée devant elle, en
particulier les combats se déroulant dans de grandes parties de l’Ukraine orientale et la destruction,
le 17 juillet 2014, de l’avion de la Malaysia Airlines assurant le vol MH17 alors qu’il survolait le
territoire ukrainien sur le trajet entre Amsterdam et Kuala Lumpur, qui ont coûté la vie à de
nombreuses personnes. Cependant, l’affaire dont elle est saisie est d’une portée limitée. En ce qui
concerne les événements survenus dans la partie orientale de son territoire, l’Ukraine a introduit la

présente instance uniquement sur la base de la CIRFT. S’agissant des événements qui se sont
produits en Crimée, l’Ukraine se fonde exclusivement sur la CIEDR et la Cour n’a pas, comme
l’Ukraine l’a explicitement reconnu, à statuer sur quoi que ce soit d’autre que des allégations de
discrimination raciale formulées par celle-ci.

II. COMPÉTENCE PRIMA FACIE PAR . 17-62)

La Cour fait tout d’abord observer que, lorsqu’une demande en indication de mesures
conservatoires lui est présentée, elle n’a pas besoin de s’assurer de manière définitive qu’elle a
compétence quant au fond de l’affaire. En la présente espèce, elle relève que l’Ukraine entend
fonder la compétence de la Cour sur le paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT et sur l’article 22
de la CIEDR. La Cour doit donc, en premier lieu, s’employer à déterminer si les clauses
juridictionnelles contenues dans ces instruments lui confèrent prima facie compétence pour statuer

au fond de l’affaire, ce qui lui permettrait  sous réserve que les autres conditions nécessaires
soient réunies  d’indiquer des mesures conservatoires. - 3 -

1. Existence d’un différend concernant l’interprétation ou l’application
de la CIRFT et de la CIEDR (par. 22-39)

Après avoir relevé que l’Ukraine et la Fédération de Russie sont parties aux deux
conventions en cause dans la présente affaire, la Cour note que tant le paragraphe 1 de l’article 24
de la CIRFT que l’article 22 de la CIEDR subordonnent sa compétence à l’existence d’un différend
relatif à l’interprétation ou à l’application de la convention à laquelle ils se rapportent. Au stade
actuel de la procédure, la Cour doit donc déterminer 1) si le dossier de l’affaire révèle l’existence
d’un désaccord sur un point de droit ou de fait entre les deux Etats, et 2) si ce désaccord concerne

«l’interprétation ou l’application» de la convention en cause.

a) La convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (par. 24-31)

La Cour considère qu’il ressort des éléments versés au dossier que les Parties s’opposent sur
le point de savoir si les événements qui se sont produits en Ukraine orientale à partir du
printemps 2014 ont soulevé des questions relatives à leurs droits et obligations découlant de la
CIRFT. Elle note que, selon l’Ukraine, la Fédération de Russie a manqué aux obligations qui lui

incombent en vertu des articles 8, 9, 10, 11, 12 et 18 de la convention. En particulier, l’Ukraine
soutient que la Fédération de Russie n’a pas pris les mesures voulues pour empêcher le
financement, par des personnes publiques ou privées se trouvant sur son territoire, d’actes de
terrorisme en Ukraine et qu’elle a, à maintes reprises, refusé d’enquêter sur «des auteurs
d’infractions se trouvant sur son territoire et sur lesquels l’Ukraine avait appelé son attention»,
ainsi que de les poursuivre ou de les extrader. La Fédération de Russie nie catégoriquement avoir
commis l’une quelconque de ces violations.

La Cour considère qu’au moins certaines des allégations formulées par l’Ukraine semblent
susceptibles d’entrer dans le champ d’application de la CIRFT ratione materiae. Elle est d’avis que
les éléments susmentionnés suffisent, à ce stade, à établir prima facie l’existence d’un différend
entre les Parties concernant l’interprétation et l’application de la CIRFT. A l’audience, la question
de la définition des «fonds» figurant au paragraphe 1 de l’article premier de la convention a été
soulevée, de même que celle de savoir si les actes de financement d’activités terroristes par l’Etat
lui-même entraient dans le champ d’application de la CIRFT. Aux fins de déterminer s’il existe un

différend concernant la convention, la Cour estime ne pas avoir à se prononcer de quelque façon
que ce soit sur ces questions.

b) La convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
raciale (par. 32-39)

La Cour considère qu’il ressort des éléments versés au dossier que les Parties s’opposent sur
le point de savoir si les événements qui se sont produits en Crimée à partir de la fin du mois de

février 2014 ont soulevé des questions relatives à leurs droits et obligations découlant de la CIEDR.
La Cour note que l’Ukraine a affirmé que la Fédération de Russie avait manqué aux obligations que
lui impose cette convention en faisant subir systématiquement une discrimination et des mauvais
traitements aux Tatars de Crimée et aux Ukrainiens de souche en Crimée, en privant les Tatars de
Crimée des moyens d’exprimer leur identité politique et culturelle, en interdisant le Majlis, en
empêchant les Tatars de Crimée et les Ukrainiens de souche de se rassembler pour célébrer et
commémorer d’importants événements culturels, et en supprimant l’enseignement dans leurs

langues respectives. La Fédération de Russie a nié catégoriquement avoir commis l’une quelconque
des violations mentionnées ci-dessus.

La Cour estime que les actes dont l’Ukraine fait état, en particulier l’interdiction du Majlis et
les restrictions alléguées aux droits des Tatars de Crimée et des Ukrainiens de souche en matière de
culture et d’éducation, semblent susceptibles d’entrer ratione materiae dans le champ d’application
de la CIEDR. Elle est d’avis que les éléments susmentionnés suffisent, à ce stade, à établir - 4 -

l’existence prima facie, entre les Parties, d’un différend concernant l’interprétation et l’application
de la CIEDR.

2. Conditions procédurales préalables (par. 40-61)

La Cour relève par ailleurs que la CIRFT et la CIEDR subordonnent l’une et l’autre la
saisine de la Cour au respect de certaines conditions procédurales. Ainsi, aux termes du
paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT, un différend qui «ne peut pas être réglé par voie de
négociation dans un délai raisonnable» est soumis à un arbitrage à la demande de l’une des parties,

et ne peut être porté devant la Cour que si, dans les six mois suivant la date de la demande
d’arbitrage, les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur l’organisation de l’arbitrage.
Aux termes de l’article 22 de la CIEDR, la Cour ne peut être saisie que d’un différend «qui n’aura
pas été réglé par voie de négociation ou au moyen des procédures expressément prévues par [la]
Convention». La même disposition précise qu’un tel différend ne peut être porté devant la Cour à la
requête de l’une des parties que si celles-ci ne sont pas convenues d’un autre mode de règlement.
La Cour note qu’aucune des Parties ne conteste que cette dernière condition est remplie en

l’espèce.

Au sujet des négociations à laquelle font référence l’une et l’autre de ces clauses
compromissoires, la Cour relève que les négociations sont à distinguer des simples protestations ou
contestations, et supposent que l’une des parties ait véritablement cherché à engager un dialogue
avec l’autre, en vue de régler le différend. Si les parties ont cherché à négocier ou ont entamé des
négociations, cette condition préalable n’est réputée remplie que lorsque la tentative de négocier a
été vaine ou que les négociations ont échoué, sont devenues inutiles ou ont abouti à une impasse.

Pour que la condition relative à la négociation préalable prévue par la clause compromissoire d’un
traité soit réputée remplie, ladite négociation doit concerner l’objet du différend, qui doit lui-même
se rapporter aux obligations de fond prévues par l’instrument en question.

Au stade actuel de la procédure, la Cour doit d’abord déterminer s’il apparaît que l’Ukraine a
véritablement cherché à mener des négociations avec la Fédération de Russie en vue de régler le
différend qui les oppose au sujet du respect, par cette dernière, des obligations de fond lui

incombant au titre de la CIRFT et de la CIEDR, et si l’Ukraine les a poursuivies autant qu’il était
possible. S’agissant du différend relatif à la CIRFT, si elle conclut que des négociations ont été
menées mais sans succès, la Cour devra également se demander si l’Ukraine, avant de la saisir du
présent différend, a tenté de régler celui-ci par la voie de l’arbitrage, conformément aux conditions
énoncées au paragraphe 1 de l’article 24 de la convention. Quant à la CIEDR, outre la négociation,
elle prévoit à son article 22 une autre condition préalable, qui est d’avoir recours aux «procédures
expressément prévues par [la] convention». Dans ce contexte, la Cour devra déterminer si, aux fins

de sa décision sur la demande en indication de mesures conservatoires, il lui est nécessaire
d’examiner la question de la relation entre ces deux conditions préalables et le respect par
l’Ukraine de la seconde.

a) La convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (par. 47-54)

La Cour constate qu’il ressort du dossier de l’affaire que les questions relatives à
l’application de la CIRFT en ce qui concerne la situation dans l’est de l’Ukraine ont été soulevées

lors de communications et négociations bilatérales entre les Parties. Des échanges diplomatiques
ont ainsi eu lieu, dans lesquels l’Ukraine faisait spécifiquement référence à de prétendus
manquements par la Fédération de Russie à ses obligations au titre de la CIRFT. En outre, sur une
période de deux années, les Parties se sont réunies à quatre reprises pour des négociations
spécialement consacrées à la CIRFT. Ces faits démontrent qu’avant le dépôt de la requête en
l’espèce, l’Ukraine et la Fédération de Russie avaient mené des négociations concernant la question
du respect par la seconde des obligations de fond lui incombant au titre de la CIRFT. Il semble - 5 -

ressortir des éléments versés au dossier que ces questions n’ont pu alors être résolues par voie de
négociation.

En ce qui concerne la condition préalable relative à la soumission du différend à l’arbitrage,
la Cour relève que, par une note verbale en date du 19 avril 2016, l’Ukraine a présenté une
demande d’arbitrage à la Fédération de Russie. Celle-ci a répondu par une note verbale en date du
23 juin 2016, dans laquelle elle proposait de tenir un mois plus tard une réunion pour discuter des
«questions concernant la mise en place» d’un arbitrage. Par une note verbale en date du
31 août 2016, l’Ukraine a proposé à la Fédération de Russie d’avoir recours à une chambre ad hoc

de cette Cour. Par une note verbale en date du 3 octobre 2016, la Fédération de Russie a rejeté cette
proposition et présenté son propre projet d’accord d’arbitrage, assorti de règles de procédure y
afférentes. Lors d’une réunion tenue le 18 octobre 2016, les Parties ont débattu de l’organisation de
l’arbitrage, mais sans parvenir à s’entendre. Les échanges qu’elles ont eus par la suite ne leur ont
pas permis de sortir de l’impasse. Il apparaît que, dans les six mois qui ont suivi la date de la
demande d’arbitrage, les Parties n’ont pu organiser celui-ci de manière concertée.

La Cour est d’avis que les éléments susmentionnés suffisent à ce stade pour établir

prima facie qu’il a été satisfait aux conditions procédurales préalables à sa saisine qui sont
énoncées au paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT.

b) La convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
raciale (par. 55-61)

La Cour rappelle avoir déjà conclu par le passé que l’article 22 de la CIEDR établissait des
conditions préalables à sa saisine. Elle constate qu’il ressort du dossier de l’affaire que des

questions relatives à l’application de cette convention en ce qui concerne la situation en Crimée ont
été soulevées lors de communications et négociations bilatérales entre les Parties, qui ont échangé
de nombreuses notes diplomatiques et tenu trois cycles de négociations bilatérales sur ce sujet. Ces
faits démontrent qu’avant le dépôt de la requête, l’Ukraine et la Fédération de Russie avaient mené
des négociations concernant la question du respect par la seconde des obligations de fond lui
incombant au titre de la CIEDR. Il ressort des éléments versés au dossier que ces questions
n’avaient pas été résolues par voie de négociation au moment du dépôt de la requête.

L’article 22 de la CIEDR mentionne également les «procédures expressément prévues» par
celle-ci. Selon l’article 11 de la CIEDR, «[s]i un Etat partie estime qu’un autre Etat également
partie n’applique pas les dispositions de la Convention», la question peut être portée à l’attention
du comité de la CIEDR. Ni l’une ni l’autre des Parties n’avance que les questions en litige ont été
portées à l’attention du comité de la CIEDR. Bien que toutes deux conviennent que les
négociations et le recours aux procédures visées à l’article 22 de la CIEDR constituent des

conditions préalables à sa saisine, elles ne s’accordent pas sur le caractère alternatif ou cumulatif de
ces conditions. La Cour est d’avis qu’elle n’a pas à se prononcer sur cette question à ce stade de la
procédure. En conséquence, le fait que l’Ukraine n’ait pas saisi le comité de la CIEDR ne
l’empêche pas de conclure à sa compétence prima facie.

La Cour considère, compte tenu de tout ce qui précède, que les conditions préalables à sa
saisine prévues par l’article 22 de la CIEDR sont remplies prima facie.

3. Conclusion quant à la compétence prima facie (par. 62)

A la lumière de ce qui précède, la Cour estime que, prima facie, elle a compétence en vertu
du paragraphe 1 de l’article 24 de la CIRFT et de l’article 22 de la CIEDR pour connaître de
l’affaire dans la mesure où le différend entre les Parties concerne «l’interprétation ou l’application»
de ces conventions. - 6 -

III. LES DROITS DONT LA PROTECTION EST RECHERCHÉE ET

LES MESURES DEMANDÉES (PAR . 63-86)

La Cour rappelle que le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires qu’elle tient de
l’article 41 de son Statut a pour objet de sauvegarder, dans l’attente de sa décision sur le fond de
l’affaire, les droits revendiqués par chacune des parties. Il s’ensuit que la Cour doit se préoccuper
de sauvegarder par de telles mesures les droits que l’arrêt qu’elle aura ultérieurement à rendre
pourrait reconnaître à l’une ou à l’autre des parties. Aussi ne peut-elle exercer ce pouvoir que si elle

estime que les droits allégués par la partie demanderesse sont au moins plausibles. Par ailleurs, un
lien doit exister entre les droits dont la protection est recherchée et les mesures conservatoires
sollicitées.

1. La convention internationale pour la répression du
financement du terrorisme (par. 65-77)

La Cour note que la CIRFT impose aux Etats parties un certain nombre d’obligations en ce
qui concerne la prévention et la répression du financement du terrorisme. Cela étant, aux fins de sa
demande en indication de mesures conservatoires, l’Ukraine ne se fonde que sur l’article 18 de
cette convention pour énoncer les droits qu’elle invoque et les obligations correspondantes de la
Fédération de Russie. L’article 18 indique en substance que les Etats parties sont tenus de coopérer
pour prévenir le financement du terrorisme, c’est-à-dire la fourniture ou la réunion de fonds dans

l’intention de les voir utilisés, ou en sachant qu’ils seront utilisés, pour commettre les actes de
terrorisme définis à l’article 2 de la convention. En conséquence, dans le contexte d’une demande
en indication de mesures conservatoires, un Etat partie à la convention ne peut se fonder sur
l’article 18 pour exiger d’un autre Etat partie qu’il coopère avec lui en vue de prévenir un certain
type d’actes que s’il est plausible que les actes en cause puissent constituer des infractions au sens
de l’article 2 de la CIRFT.

La Cour observe que les actes auxquels l’Ukraine se réfère ont fait un grand nombre de
morts et de blessés dans la population civile. Cela étant, afin de déterminer si les droits dont
l’Ukraine recherche la protection sont au moins plausibles, il est nécessaire de rechercher s’il existe
des raisons suffisantes pour considérer que les éléments figurant à l’article 2, tels que l’intention et
la connaissance, ainsi que l’élément relatif au but, sont réunis. Elle est d’avis que, à ce stade de la
procédure, l’Ukraine n’a pas soumis à la Cour de preuves offrant une base suffisante pour que la

réunion de ces éléments puisse être jugée plausible. En conséquence, la Cour conclut que les
conditions requises pour l’indication de mesures conservatoires relativement aux droits invoqués
par l’Ukraine sur le fondement de la CIRFT ne sont pas remplies. La Cour précise que cette
conclusion est sans préjudice de l’obligation pour les Parties de se conformer aux exigences de la
CIRFT, et en particulier de son article 18.

2. La convention internationale sur l’élimination de toutes les formes
de discrimination raciale (par. 78-86)

La Cour note que la CIEDR impose aux Etats parties un certain nombre d’obligations en ce
qui concerne l’élimination de la discrimination raciale sous toutes ses formes et dans toutes ses
manifestations. Aux fins de la convention, les termes «discrimination raciale» incluent la
discrimination fondée sur l’origine ethnique. Elle fait observer qu’il existe une corrélation entre le

respect des droits des individus, les obligations incombant aux Etats parties au titre de la CIEDR et
le droit qu’ont ceux-ci de demander l’exécution de ces obligations.

La Cour note que les articles 2 et 5 de la CIEDR visent à protéger les individus contre la
discrimination raciale. En conséquence, dans le contexte d’une demande en indication de mesures
conservatoires, un Etat partie à la convention ne peut se prévaloir des droits que lui confèrent les - 7 -

articles 2 et 5 que s’il est plausible que les actes qu’il allègue puissent constituer des actes de

discrimination raciale au sens de la convention. En l’espèce, sur la base des éléments que les
Parties ont produits devant la Cour, il apparaît que certains des actes allégués par l’Ukraine
remplissent cette condition de plausibilité. Tel est le cas de l’interdiction du Majlis et des
restrictions invoquées par l’Ukraine s’agissant des droits des Ukrainiens de souche en matière
d’éducation.

La Cour en vient à la question du lien entre les droits revendiqués et les mesures

conservatoires demandées. Elle observe que les mesures conservatoires que l’Ukraine a sollicitées
visent à empêcher la Fédération de Russie de commettre des actes de discrimination raciale contre
des personnes, groupes ou institutions dans la péninsule de Crimée (point b)) ; à prévenir les actes
de répression politique ou culturelle dirigés contre le peuple tatar de Crimée, et notamment à
obtenir la suspension du décret portant interdiction du Majlis (point c)) ; à prévenir les disparitions
de Tatars de Crimée et à obtenir qu’il soit enquêté sans délai sur celles qui ont déjà eu lieu

(point d)) ; à prévenir les actes de répression politique ou culturelle dirigés contre les Ukrainiens de
souche en Crimée, et notamment à obtenir la levée des restrictions relatives à l’enseignement en
langue ukrainienne (point e)). Ainsi que la Cour l’a déjà rappelé, un lien doit exister entre les
mesures sollicitées et les droits dont il est prétendu qu’ils sont exposés à un risque de préjudice
irréparable. Dans la présente procédure, tel est le cas des mesures destinées à sauvegarder les droits
de l’Ukraine, au titre des articles 2 et 5 de la CIEDR, relatifs à la capacité de la communauté des
Tatars de Crimée de conserver ses institutions représentatives et à la nécessité que des cours en

langue ukrainienne puissent être assurés dans les établissements d’enseignement de Crimée.

IV. L E RISQUE DE PRÉJUDICE IRRÉPARABLE ET L ’URGENCE (PAR . 87-98)

Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue précédemment, selon laquelle les
conditions requises pour l’indication de mesures conservatoires relativement aux droits invoqués

par l’Ukraine sur le fondement de la CIRFT ne sont pas remplies, la Cour estime que la question du
risque de préjudice irréparable et de l’urgence ne se pose qu’en ce qui concerne les mesures
conservatoires sollicitées en relation avec la CIEDR.

La Cour rappelle qu’elle a le pouvoir d’indiquer des mesures conservatoires lorsqu’un
préjudice irréparable risque d’être causé aux droits en litige dans une procédure judiciaire, et que ce
pouvoir ne sera exercé que s’il y a urgence, c’est-à-dire s’il existe un risque réel et imminent qu’un

préjudice irréparable soit causé aux droits en litige avant que la Cour ne rende sa décision
définitive.

La Cour note que certains droits en cause dans la présente procédure, notamment les droits
politiques, civils, économiques, sociaux et culturels établis aux alinéas c), d) et e) de l’article 5 de
la CIEDR sont de nature telle que le préjudice qui leur serait porté pourrait se révéler irréparable.
En l’état des éléments versés au dossier, la Cour est d’avis que les Tatars de Crimée et les

Ukrainiens de souche présents dans la péninsule semblent se trouver encore dans une situation de
vulnérabilité.

A cet égard, la Cour prend note du rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux
droits de l’homme (HCNUDH) sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (pour la période
allant du 16 mai au 15 août 2016), dans lequel il est noté que «l’interdiction imposée a[u] M[a]jlis,

assemblé[e] représentativ[e] de l’autogouvernement avec des fonctions quasi-exécutives, semble
refuser aux Tatars de Crimée (autochtones de Crimée) le droit de choisir leurs autorités
représentatives», ainsi que de son rapport sur la situation des droits de l’homme en Ukraine (pour la
période allant du 16 août au 15 novembre 2016), dans lequel le HCNUDH indique qu’aucune des
ONG tatares de Crimée actuellement enregistrées en Crimée ne peut être considérée comme ayant
le même degré de représentativité et de légitimité que le Majlis, dont les membres sont élus par le
Kurultai, soit l’Assemblée des Tatars de Crimée. La Cour prend aussi note du rapport de la mission - 8 -

de l’OSCE chargée de l’évaluation de la situation des droits de l’homme en Crimée (rapport établi

pour la période allant du 6 au 18 juillet 2015), selon lequel «[l]’enseignement de l’ukrainien et dans
cette langue est en train de disparaître de Crimée, par le biais de pressions sur les directions
d’école, les enseignants, les parents et les enfants, dans le but de cesser tout enseignement en
langue ukrainienne et de l’ukrainien». Le HCNUDH a, pour sa part, fait observer que «[l]e début
de l’année scolaire 2016–2017 en Crimée et dans la ville de Sébastopol … confirm[ait] le déclin

continu de l’ukrainien en tant que langue d’enseignement» (rapport sur la situation des droits de
l’homme en Ukraine, du 16 août au 15 novembre 2016). Ces rapports attestent, prima facie,
l’existence de restrictions quant à la disponibilité de cours en langue ukrainienne dans les
établissements d’enseignement de Crimée.

La Cour considère qu’il existe un risque imminent que les actes mentionnés plus haut
puissent causer un préjudice irréparable aux droits invoqués par l’Ukraine.

V. CONCLUSION ET MESURES À ADOPTER (PAR . 99-105)

La Cour conclut que les conditions auxquelles son Statut subordonne l’indication de mesures
conservatoires sont réunies dans le cas de la CIEDR. Rappelant à la Fédération de Russie qu’elle

est tenue de s’acquitter des obligations lui incombant au titre de la CIEDR, la Cour considère que,
s’agissant de la situation en Crimée, la Fédération de Russie doit s’abstenir, dans l’attente de la
décision finale en l’affaire, de maintenir ou d’imposer des limitations à la capacité de la
communauté des Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Majlis.
En outre, la Fédération de Russie doit faire en sorte de rendre disponible un enseignement en
langue ukrainienne. La Cour estime par ailleurs nécessaire d’indiquer une mesure visant à prévenir

toute aggravation du différend existant entre les Parties.

S’agissant de la situation en Ukraine orientale, la Cour rappelle aux Parties que, dans sa
résolution 2202 (2015), le Conseil de sécurité a approuvé l’«ensemble de mesures en vue de
l’application des accords de Minsk» qui a été adopté et signé à Minsk le 12 février 2015. La Cour
attend des Parties qu’elles s’emploient à mettre pleinement en œuvre, tant individuellement que

conjointement, cet «ensemble de mesures» afin de parvenir à un règlement pacifique du conflit
dont l’est de l’Ukraine est le théâtre.

VI. DISPOSITIF PAR . 106)

Le texte intégral du dernier paragraphe de l’ordonnance se lit comme suit :

Par ces motifs,

L A COUR ,

Indique à titre provisoire les mesures conservatoires suivantes :

1) En ce qui concerne la situation en Crimée, la Fédération de Russie doit, conformément
aux obligations lui incombant au titre de la convention internationale sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale,

a) Par treize voix contre trois,

S’abstenir de maintenir ou d’imposer des limitations à la capacité de la communauté des

Tatars de Crimée de conserver ses instances représentatives, y compris le Majlis ; - 9 -

POUR : M. ABRAHAM , président ; M. USUF, vice-président ; MM.WADA , BENNOUNA ,
CANÇADO TRINDADE , GREENWOOD , Mme D ONOGHUE , M. GAJA, Mme S EBUTINDE,
MM. B HANDARI , ROBINSON, CRAWFORD , juges ; MOCAR , juge ad hoc ;

CONTRE : M. OMKA , Mme XUE , juges ; MKOTNIKOV , juge ad hoc ;

b) A l’unanimité,

Faire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne ;

2) A l’unanimité,

Les deux Parties doivent s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le

différend dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus difficile.

M. le juge OWADA joint à l’ordonnance l’exposé de son opinion individuelle ; M. le juge

TOMKA joint une déclaration à l’ordonnance ; MM. les jANÇADO T RINDADE et BHANDARI
joignent à l’ordonnance les exposés de leur opinion individuelle ; MRAWFORDgejoint une
déclaration à l’ordonnance ; MM les juges ad OCARP et KOTNIKOV joignent à l’ordonnance
les exposés de leur opinion individuelle.

___________ Annexe au résumé 2017/2

Opinion individuelle de M. le juge Owada

Il apparaît, au vu de la logique à laquelle obéit l’indication de mesures conservatoires, et de
la jurisprudence de la Cour y relative, que les conditions qui doivent être remplies afin que de telles
mesures puissent être prescrites relèvent de deux catégories distinctes : l’existence d’une
compétence prima facie et la plausibilité des droits allégués intéressent la portée du cadre juridique
dans lequel la Cour est habilitée à exercer le pouvoir qu’elle tient de l’article 41, tandis que les
deux autres conditions, à savoir le risque d’un préjudice irréparable et le critère d’urgence, se
rattachent au pouvoir discrétionnaire qu’a la Cour de décider de l’opportunité d’indiquer ou non

des mesures conservatoires.

Compte tenu de ces considérations, le prononcé de la Cour ne peut, dans le cas des deux
premières conditions, être que provisoire, et le seuil applicable, tout particulièrement en ce qui
concerne le critère de plausibilité, relativement peu élevé. La jurisprudence pertinente de la Cour en
apporte confirmation, qui montre que la notion de «plausibilité» retenue équivaut à celle de
«possibilité» ou de «possibilité de soutenir» que les droits allégués existent.

En la présente espèce, les droits dont se prévaut l’Ukraine au titre de la CIRFT sont
plausibles. La Cour, lorsqu’elle affirme, au paragraphe 74, qu’«un Etat partie à la [CIRFT] ne peut
se fonder sur l’article 18 pour exiger d’un autre Etat partie qu’il coopère avec lui en vue de prévenir
un certain type d’actes que s’il est plausible que les actes en cause puissent constituer des
infractions au sens de l’article 2» de cette convention, va au rebours de sa jurisprudence constante.
L’Ukraine devrait seulement avoir à démontrer que l’existence des droits qu’elle allègue au titre de
la CIRFT est «plausible» ou «défendable».

Le juge Owada est cependant d’avis que la Partie demanderesse n’a pas satisfait à la
condition de l’existence d’un risque réel et imminent de préjudice irréparable en la présente espèce,
nombre d’incertitudes demeurant quant à la question de savoir si des fonds et fournitures militaires
circulent effectivement d’un endroit à l’autre et, le cas échéant, qui est à l’origine de ces
mouvements et quel est le but poursuivi. En outre, l’on ne saurait considérer qu’un risque imminent
pèse sur les droits allégués au titre de l’article 18 de la CIRFT, la menace d’un préjudice irréparable

ne pouvant être tenue pour avérée à ce stade, dans la mesure où l’Ukraine peut toujours utilement
chercher à obtenir de la Russie qu’elle coopère de bonne foi pour assurer qu’à l’avenir, son
obligation sera honorée. Pour ces raisons, qui sont différentes, le juge Owada souscrit à la décision
de la Cour de ne pas indiquer de mesures conservatoires en ce qui a trait à la CIRFT.

Déclaration de M. le juge Tomka

S’il convient que la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale impose certaines obligations à la Fédération de Russie, le juge Tomka estime
cependant que la mesure ordonnée par la Cour à l’alinéa a) du point 1 du dispositif va trop loin. Il
fait observer que les activités du Majlis ont été interdites par décision de la Cour suprême de la
République de Crimée  décision confirmée en appel  en raison de supposées «activités
extrémistes». Or, relève-t-il, la Cour n’a tenu aucun compte des motifs exposés dans ces décisions
pour justifier une telle interdiction. En outre, le juge Tomka rappelle que la Cour n’est pas une cour

d’appel et devrait s’abstenir d’infirmer les décisions prises par des juridictions nationales, en
particulier au stade de la procédure qui concerne une demande en indication de mesures
conservatoires.

Le juge Tomka note que la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes
de discrimination raciale protège de la discrimination raciale dans la jouissance de droits
particuliers, mais que lesdits droits peuvent eux-mêmes faire l’objet de limitations. De son point de

vue, la Cour, lorsqu’elle est priée d’indiquer des mesures conservatoires, doit mettre en balance les - 2 -

droits respectifs des parties. Bien qu’elles soient divisées quant à la souveraineté sur la Crimée

 une question dont la Cour n’est pas saisie ––, les Parties à la présente affaire s’accordent à
reconnaître l’applicabilité sur ce territoire de la convention internationale sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination raciale. Quel que soit le fondement juridique de l’exercice de
son contrôle et de sa juridiction en Crimée, la Fédération de Russie doit avoir la capacité de prendre
les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et l’ordre publics.

Enfin, le juge Tomka considère que l’Ukraine n’a pas démontré qu’il y avait urgence en
l’espèce. Il note qu’il sera vraisemblablement statué sur les demandes de l’Ukraine dans les quatre
prochaines années et que la Fédération de Russie a signalé qu’il existait d’autres organisations qui
semblent à même de défendre, dans l’intervalle, les intérêts de la communauté tatare de Crimée, à
tout le moins dans une certaine mesure.

Opinion individuelle de M. le juge Cançado Trindade

1. Dans son opinion individuelle en douze parties, le juge Cançado Trindade explique
tout d’abord que, bien qu’il ait voté en faveur des mesures conservatoires indiquées dans la
présente ordonnance, il estime devoir revenir sur certaines questions qui sous-tendent la décision de
la Cour mais ne sont pas abordées dans ses motifs, et tient à exposer les fondements de sa position
personnelle à cet égard. Ces questions concernent : a) le développement de la notion de mesures

conservatoires ; b) le critère de la vulnérabilité de certains groupes de population (la vulnérabilité
humaine dans la jurisprudence internationale, et dans le cas d’espèce) ; c) l’extrême vulnérabilité
des victimes, le risque d’un nouveau préjudice irréparable et l’urgence de la situation ; d) le critère
décisif, à savoir la vulnérabilité humaine plutôt que la «plausibilité» des droits ; e) la nécessité et
l’importance des mesures conservatoires dans le cas d’espèce ; f) l’attention portée par la
communauté internationale aux conditions de vie des populations partout dans le monde ; g) les
mesures conservatoires, et la protection de la personne humaine, par-delà la dimension strictement

interétatique ; h) la violence chronique et la tragédie de la vulnérabilité humaine ; i) les mesures
conservatoires et la protection de la population locale ; et, enfin, j) le régime juridique autonome
des mesures conservatoires : l’obligation de les mettre en œuvre, le manquement à cette obligation
et la responsabilité de l’Etat, la nécessité de constater de tels manquements sans délai et
l’obligation de réparation.

2. Le juge Cançado Trindade revient dans un premier temps sur le développement
concepteel des mesures conservatoires et leur transposition progressive, pendant la première partie
du XX siècle, du droit interne au droit international (procédural), par le jeu de la pratique des
juridictions internationales arbitrales et judiciaires (partie II). La nature juridique préventive de ces
mesures est, ce faisant, devenue plus claire et leur importance pour le développement progressif du
droit international lui-même s’est ainsi trouvée mise en évidence. Le juge Cançado Trindade

considère que

«[l]es mesures conservatoires, qui étaient à l’origine des mesures de précaution en
droit procédural interne, se sont de fait muées au fil du temps en véritable garantie
juridictionnelle de nature préventive en droit procédural international, acquérant un
caractère proprement tutélaire». (Par. 4.)

3. En outre –– ajoute le juge Cançado Trindade –– les mesures conservatoires ont ouvert la
voie à une surveillance continue, lorsque perdurent des situations d’extrême gravité et urgence, afin
d’éviter qu’un préjudice irréparable soit causé à des personnes, en particulier à celles qui sont dans
un état de grande vulnérabilité, voire totalement sans défense (par. 5). Il importe donc de continuer
de prêter attention au développement conceptuel du régime juridique autonome relatif à ces
mesures (par. 8). A ce propos, le juge Cançado Trindade rappelle que, au fil des ans (de 1999 à ce - 3 -

jour), il a –– alors qu’il siégeait au sein de deux juridictions internationales dont le pouvoir
d’indiquer des mesures conservatoires est d’origine conventionnelle –– distingué les obligations

directement générées par de telles mesures de celles qui pourraient ensuite découler d’un arrêt sur
le fond (et les réparations) ; le non-respect des premières –– comme des secondes  entraîne la
responsabilité de l’Etat, avec les conséquences qui s’ensuivent sur le plan juridique.

4. Les droits que les mesures conservatoires tendent à protéger ne sont pas nécessairement
identiques à ceux qui seront en cause au stade du fond. Lorsque des mesures conservatoires ne sont

pas mises en œuvre, la partie lésée ou la victime peut, de l’avis du juge Cançado Trindade, se
manifester sans délai. Par suite, le défaut de mise en œuvre, ou non-respect, de mesures
conservatoires engage en lui-même la responsabilité internationale de l’Etat fautif, quelle que soit
la décision ultérieurement rendue sur le fond de l’affaire (par. 9). La mise en œuvre de ces mesures
revêt donc une extrême importance pour la réalisation même de la justice, et pour le développement
progressif du droit international, face à «la montée actuelle de la violence aux quatre coins du
monde», d’où la nécessité de «continuer à consolider l’édifice que sont les mesures

conservatoires», estime le juge Cançado Trindade (par. 10).

5. La présente affaire relative à l’Application de la convention internationale pour la
répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination raciale –– poursuit le juge Cançado Trindade, en se référant à la
jurisprudence constante de la Cour en la matière –– n’est pas la première dans laquelle la
vulnérabilité supposée de groupes de population est invoquée devant la Cour pour exhorter celle-ci

à indiquer des mesures conservatoires. Plus grande est la vulnérabilité de certaines personnes, plus
leur protection s’impose. Il est ainsi

«révélateur que la Cour, comme d’autres juridictions internationales, se voie saisie
d’affaires touchant des situations dans lesquelles des êtres humains sont aux prises
avec une extrême adversité ou vulnérabilité. Cela augure selon [le juge
Cançado Trindade] l’émergence d’un nouveau concept –– celui du droit international
humanisé, du jus gentium des temps modernes, reflétant le souci et la volonté de

protéger toute personne humaine en situation de vulnérabilité. La jurisprudence des
juridictions internationales garantes des droits de l’homme en est une illustration
particulièrement éclairante.» (Par. 17 et 53.)

6. Après un examen de cette jurisprudence internationale, le juge Cançado Trindade
s’intéresse à la vulnérabilité humaine en la présente affaire, point soulevé dans la demande en
indication de mesures conservatoires, s’agissant du droit fondamental à la vie et d’autres droits

élémentaires des membres des groupes de population touchés (par. 21-22). Il rappelle que, lors des
audiences tenues devant la Cour du 6 au 9 mars 2017 en l’instance, les Parties ont traité, chacune à
sa façon, le critère de la vulnérabilité de certains segments de la population, compte tenu des
déplacements internes massifs et des pertes en vies humaines intervenues dans les zones touchées
(par. 23-26).

7. Le juge Cançado Trindade observe ensuite que, y compris «dans les documents qu’elles
ont soumis à la Cour peu avant l’ouverture de la procédure orale, les Parties ont toutes deux produit
des éléments attestant l’extrême vulnérabilité de certains segments de la population locale
(notamment en Ukraine orientale)», dont «plusieurs rapports sur la situation des droits de l’homme
en Ukraine (émanant pour la plupart du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de
l’homme), qui faisaient état de tirs d’artillerie sans discrimination effectués de part et d’autre contre
la population civile» (par. 27 ; voir également par. 28-29 et 31-33). Et le juge Cançado Trindade

d’ajouter que, selon ces rapports, - 4 -

«des tirs d’artillerie sans discrimination ont ainsi frappé et endommagé des bâtiments
résidentiels, des hôpitaux, des ambulances, des écoles, des jardins d’enfants et le

terrain de football d’une école. Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme
rapporte que, outre les attaques lancées contre des écoles (ce qui inclut leur usage à
des fins militaires), des églises ont été prises pour cible (ainsi que des prêtres et des
paroissiens). Dans certaines localités, jusqu’à 80 % des bâtiments résidentiels et des
équipements publics ont été détruits. Parmi les victimes blessées ou tuées par ces tirs
d’artillerie sans discrimination, l’on compte notamment des femmes, des enfants et
des personnes âgées.» (Par. 30.)

8. Le juge Cançado Trindade relève qu’il existe également des rapports établis par d’autres
entités, telles que l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui font
référence à une «persistance des hostilités, des tirs d’artillerie et de l’insécurité générale» et à de
«graves violations des droits de l’homme» comme étant la principale cause des déplacements
internes massifs des habitants des zones touchées (par. 34-35). Au vu de ces tirs d’artillerie sans
discrimination contre des civils, qui mettent en évidence la forte probabilité de nouveaux

dommages irréparables et l’urgence de la situation, il estime que le critère de la vulnérabilité
humaine ouvre la voie, «de manière plus impérieuse encore que celui de la «plausibilité» des droits,
à l’indication de mesures conservatoires dont les bénéficiaires sont en définitive, dans les
circonstances actuelles, les êtres humains» (par. 36).

9. Selon le juge Cançado Trindade, l’utilisation douteuse que fait la Cour du critère de la
«plausibilité» (par. 37-38) finit par «créer une difficulté ou un obstacle à l’examen et à l’adoption

de mesures conservatoires concernant le différend dans son ensemble, en tant qu’il a trait à la fois à
la CIRFT et à la CIEDR, et à la fois à la Crimée et à l’Ukraine orientale» (par. 39). Le juge
Cançado Trindade souligne que ce n’est pas la première fois qu’il exprime à la Cour les
incertitudes qui, selon lui, entourent le critère dit de la «plausibilité» (voir par. 40).

10. Le juge Cançado Trindade regrette que, tout au long de l’ordonnance rendue en l’espèce,
«la Cour ait détourné son attention du critère, pourtant essentiel, de la vulnérabilité des victimes

(auquel elle ne se réfère que brièvement, par exemple aux paragraphes 92 et 96) au profit du
concept incohérent de «plausibilité», quel qu’en soit le sens concret. Selon lui, les droits devant
être protégés dans la présente affaire sont en définitive ceux d’êtres humains (en tant que personnes
ou groupes), bien davantage que ceux d’Etats» (par. 41). Et d’ajouter :

«Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour est face à une situation
où sont en péril les droits fondamentaux à la vie (et celui de vivre) ainsi qu’à la

sécurité et à l’intégrité de la personne. Les personnes concernées vivent (ou survivent)
dans un état de grande vulnérabilité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les conditions régissant l’indication de mesures conservatoires sont la gravité
de la situation, la nécessité urgente de pareilles mesures et la probabilité d’un
préjudice irréparable. Ces conditions sont réunies dans une situation telle que celle

qui existe en l’espèce et qui, en Ukraine orientale, met en péril les droits
fondamentaux à la vie ainsi qu’à la sécurité et à l’intégrité de la personne, entre autres.
Or, ces conditions sont insuffisamment traitées voire éludées dans la présente
ordonnance de la Cour qui, comme je l’ai dit plus haut, abonde par contre en
références incohérentes au critère de la «plausibilité». - 5 -

Ainsi que je n’ai cessé de l’affirmer au fil des années, les mesures
conservatoires relèvent d’un régime juridique autonome qui leur est propre. Cela

étant, il me paraît clair que la vulnérabilité humaine est un critère plus impérieux
encore que la «plausibilité» des droits s’agissant de l’indication de mesures
conservatoires. C’est en le reconnaissant et en le confirmant que l’on contribue à
l’humanisation en cours –– et historique –– du droit international des temps
modernes.» (Par. 42-44.)

11. Le juge Cançado Trindade est d’avis qu’en la présente affaire, la Cour avait le droit et, au

vu des éléments de preuve en sa possession, l’obligation d’indiquer des mesures conservatoires, et
ce, au regard des deux instruments, la CIRFT et la CIEDR (par. 45). Au stade des mesures
conservatoires, la Cour ne peut pas se prononcer de façon définitive sur les faits ni sur l’attribution
de la responsabilité  ces questions devant être tranchées ultérieurement, à la phase du fond. Au
stade actuel de la procédure, «la CIJ  la Cour internationale de Justice  avait le devoir de
s’attacher en priorité, en se fondant sur les éléments de preuve versés au dossier, à protéger la

population civile vulnérable qui vit (ou survit) dans les zones concernées» (par. 46). Cette
situation, poursuit le juge Cançado Trindade,

«perdure depuis 2014 et continue de faire des victimes, morts ou blessés. Des attaques
armées se sont produites et continuent de se produire, causant des pertes en vies
humaines et des dommages corporels, atteintes qui, de par leur nature même et leur
gravité, sont irréparables. Il y avait urgence, et la Cour se devait de protéger les

groupes vulnérables de la population. Le fait que la signature des deux accords de
Minsk (les 5 septembre 2014 et 12 février 2015) n’a pas permis de rétablir la stabilité
ni de mettre un terme aux tensions et tirs d’artillerie aveugles (en provenance des deux
camps) met en évidence le devoir de la Cour d’indiquer des mesures conservatoires.

La CIEDR, qui fait partie des traités fondamentaux relatifs aux droits de
l’homme conclus sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies, a pour objet de
protéger les droits de la personne humaine au niveau intraétatique. C’est donc la

nécessité de protéger les groupes vulnérables de la population qui devait amener la
Cour à conclure que le critère de vulnérabilité humaine s’appliquait en la présente
affaire, et que l’indication de mesures conservatoires de protection s’imposait. Pour
ce faire, la Cour avait compétence prima facie au titre de la CIEDR (notamment les
articles 2, paragraphe 1), et 5, paragraphe b)), et de la CIRFT (l’article 18, en ce qu’il
se rapporte à l’article 2), tout obstacle indu et infondé à l’accès à la justice sur le
fondement de ces deux instruments devant être écarté.» (Par. 47-48, et voir par. 49).

12. Le juge Cançado Trindade expose ensuite que l’application du droit international
humanitaire n’exclut pas celle de la CIRFT et de la CIEDR, car ces deux branches du droit «ne
s’excluent pas mutuellement mais se renforcent au contraire l’une l’autre dans le contexte des faits
de la présente affaire, afin d’assurer la protection due aux personnes en situation de grande
vulnérabilité» (par. 50). Selon lui, les circonstances de l’espèce «exigent de considérer dans leur
ensemble les dispositions pertinentes des deux conventions, celles du droit international des droits

de l’homme et celles du droit international humanitaire, aux fins d’interprétation. D’autres organes
principaux des Nations Unies  notamment l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité  ont
eux aussi exprimé leurs préoccupations à l’égard des circonstances de l’espèce» (par. 51).

13. Le juge Cançado Trindade rappelle ensuite, comme il l’a déjà fait par le passé, que face
au sort de groupes de population vulnérables victimes de conflits armés ou d’hostilités, il apparaît

que le droit international humanitaire et d’autres conventions internationales (relatives aux droits de
l’homme et à d’autres questions) présentent des «similitudes et points de convergence» et peuvent - 6 -

trouver à s’appliquer de manière concomitante  ce qui, poursuit-il, «exige clairement de

reconnaître les effets d’une convention donnée vis-à-vis d’autres personnes, simples particuliers
(théorie du Drittwirkung). Il en va ainsi, dans la présente instance, de la CIRFT et de la CIEDR : le
principe du Drittwirkung a ici une incidence, les deux conventions couvrant également les relations
entre personnes privées, sans exclure l’engagement éventuel de la responsabilité de l’Etat (serait-ce
par omission, question qu’il conviendra d’examiner au stade ultérieur du fond)» (par. 52).

14. Le juge Cançado Trindade rappelle en outre, plus généralement, que les cycles de

conférences mondiales tenues sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (dans les années
1990 et au début de la dernière décennie) ont fait apparaître un dénominateur commun
d’importance, qui sous-tendaient leurs documents finals, à savoir qu’elles «consacraient la
légitimité des préoccupations que les conditions d’existence de la population partout dans le monde
inspiraient à la communauté internationale tout entière» (par. 53). La deuxième conférence
mondiale sur les droits de l’homme (Vienne, 1993), notamment, a ajouté un élément
supplémentaire essentiel à ce dénominateur commun, en prêtant une attention particulière aux

groupes vulnérables de la population partout dans le monde ; pour le juge Cançado Trindade, cette
protection des plus vulnérables constitue l’héritage le plus marquant de la conférence (par. 54). La
Déclaration et le Programme d’action de Vienne, adoptés à l’issue de la conférence mondiale tenue
à Vienne en 1993, ont quant à eux appelé la communauté internationale à accorder une attention
particulière aux personnes victimes de discrimination et aux groupes vulnérables, qui ont le plus
besoin d’être protégés, contribuant ainsi grandement à «faire reconnaître la place centrale des
victimes dans cette protection», ainsi que l’importance des conditions de vie qu’elles endurent dans

leur situation de grande vulnérabilité (par. 55).

15. La partie VIII de la présente opinion individuelle montre comment les mesures
conservatoires protègent les droits fondamentaux de la personne humaine, par-delà la dimension
strictement interétatique (par. 56-61). Le juge Cançado Trindade estime que la fragilité de la vie
humaine  question qui intéresse les philosophes depuis des siècles  revêt une dimension
dramatique face à la persistance de la violence chronique, et même aux politiques qui en sont le

terreau. Il souligne que «[l]a pensée humaniste s’est toujours élevée contre cette tendance,
défendant au contraire la vie humaine et des conditions de vie décentes» (par. 62), comme
l’illustrent par exemple les réflexions de l’écrivain universel Léon Tolstoï (par. 62-67). Dans les
situations de violence généralisée, poursuit-il, il convient de prêter une attention particulière aux
êtres humains qui en sont victimes, en allant bien au-delà de la stricte perspective interétatique (par.
68 et 71) afin de «protéger la vie humaine», dans un «point de vue humaniste» (par. 69) ; les
mesures conservatoires sont «proprement tutélaires» (par. 72) et exigent de la Cour «une attitude

plus volontariste» (par. 73).

16. Le juge Cançado Trindade souligne ensuite que le régime juridique autonome des
mesures conservatoires

«est configuré par les droits à protéger (qui ne sont pas nécessairement les mêmes que
ceux invoqués ultérieurement au stade du fond), par les obligations découlant des

mesures conservatoires, qui génèrent de manière autonome la responsabilité de l’Etat,
avec ses conséquences juridiques, et par la présence de victimes (éventuelles) déjà à ce
stade.

Comme le montre le cas d’espèce, les droits revendiqués à protéger
comprennent les droits fondamentaux des êtres humains tels que le droit à la vie, le
droit à la sécurité et à l’intégrité de la personne et le droit de ne pas être déplacé de
force ni expulsé de son domicile. L’obligation de respecter les mesures de protection

ordonnées met en avant un autre élément configurant le régime juridique autonome - 7 -

des mesures conservatoires … dont les composants sont : défaut de mise en œuvre des
mesures et engagement immédiat de la responsabilité de l’Etat, constatation sans délai
par la Cour du non-respect de telles mesures ; et obligation conséquente de réparer les

dommages en résultant». (Par. 74-75, et par. 77-81.)

17. Dans ce domaine, poursuit le juge Cançado Trindade, «la jurisprudence internationale

semble précéder la doctrine juridique», et cette tendance traduit l’importance de la dimension
préventive dans le droit international contemporain ; les tribunaux internationaux contemporains
doivent encourager ce mouvement progressif afin qu’il «bénéficie à tous les justiciables» (par. 82).
Il s’agit là d’une question qui requiert «une réflexion approfondie, et ce, dans une perspective

humaniste» (par. 84). Dans les circonstances de l’espèce, le critère décisif, selon le juge Cançado
Trindade, est celui de «la vulnérabilité humaine, plutôt que celui dit de la «plausibilité» des droits»
(par. 85). Et le juge Cançado Trindade d’ajouter que,

«[c]ompte tenu de la gravité et de l’urgence de la situation, ainsi que du risque que soit

causé un (autre) dommage irréparable, des mesures conservatoires étaient requises.
Leur indication est guidée par le principe pro persona humana, pro victima. Ces
mesures témoignent du processus historique — et inéluctable — d’humanisation que
connaît actuellement le droit international. La protection des êtres humains en

situation de grande vulnérabilité a donc aujourd’hui trouvé son expression dans le
droit international, reflétant ainsi cette évolution historique ; mais il reste encore un
long chemin à parcourir». (Par. 85.)

18. De l’avis du juge Cançado Trindade, il faut centrer notre attention sur les victimes (y
compris les victimes potentielles) — qu’il s’agisse de personnes , de groupes de personnes ou du 2
genre humain dans son ensemble , en tant que sujets de droit international —, et non pas sur les

susceptibilités interétatiques ; «[l]es êtres humains en situation de vulnérabilité sont en définitive
les bénéficiaires des mesures conservatoires, qui revêtent aujourd’hui un caractère véritablement
tutélaire et constituent une réelle garantie juridictionnelle de nature préventive», souligne le
juge Cançado Trindade (par. 86).

19. Au cours de la procédure qui a abouti à l’adoption de la présente ordonnance, la situation
d’extrême vulnérabilité — commandant l’indication de mesures conservatoires — de certains
groupes de la population a été portée à l’attention de la Cour (partie III et par. 87), et le

juge Cançado Trindade conclut qu’il est

«regrettable que pareille situation de vulnérabilité humaine ne soit pas traitée comme
il se doit dans le raisonnement de la Cour, ni explicitement mentionnée dans le

dispositif de la présente ordonnance, dans laquelle — bien qu’il soit pris acte dans [la]
documentation [produite] de la situation de vulnérabilité humaine de certains groupes
de la population (subissant, entre autres, des bombardements aveugles) —, la

1 Ainsi que le juge Cançado l’a souligné dans l’exposé des opinions individuelles qu’il a jointes en l’affaire
Ahmadou Sadio Diallo (fond, 30 novembre 2010 ; réparations, 19 juin 2012).

2 Ainsi que le juge Cançado l’a affirmé dans les opinions dissidente et individuelle qu’il a jointes en l’affaire
relative à des Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (ordonnance du 28 mai 2009 et arrêt du
20 juillet 2012, respectivement), ainsi que dans son opinion dissidente en l’affaire relative à l’Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (arrêt du 3 février 2015).
3
Ainsi que le juge Cançado l’a soutenu dans trois récentes opinions dissidentes dans les trois affaires des
Obligations relatives à des négociations concernant la cessation de la course aux armes nucléaires et le désarmement
nucléaire (arrêts du 5 octobre 2016). - 8 -

protection des droits fondamentaux à la vie, à la sécurité et à l’intégrité de la personne
n’est même pas évoquée.

Quoi qu’il en soit, le point 2) du dispositif, qui s’adresse aux deux Parties et est
le seul à couvrir l’ensemble du différend soumis à la Cour (englobant à la fois la
CIRFT et la CIEDR), s’agissant de la Crimée comme de l’Ukraine orientale, vise aussi
implicitement, selon moi, à protéger ces droits fondamentaux en ordonnant aux «deux
Parties [de] s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre le différend
dont la Cour est saisie ou d’en rendre la solution plus difficile.»

Le principe d’humanité passe en premier. Il n’y a aucune restriction ratione personae (qui
consisterait par exemple à ne régir que les relations entre Etats et individus). Les conventions
internationales, telles que les deux instruments invoqués en l’espèce (la CIRFT et la CIEDR),
comme je l’ai déjà souligné, ont un effet Drittwirkung, couvrant aussi les relations entre individus,
sans exclure pour autant l’examen ultérieur (sur le fond) de la responsabilité de l’Etat, fût-elle
engagée par omission.

Après tout, le principe d’humanité imprègne l’ensemble du corpus juris du droit international
contemporain (englobant les tendances convergentes du droit international des droits de l’homme,
du droit international humanitaire, du droit international des réfugiés et du droit international
pénal). Le principe d’humanité a une incidence avérée sur la protection des êtres humains
particulièrement vulnérables. Ici, la raison d’humanité l’emporte sur la raison d’Etat. En
définitive, les êtres humains ont besoin d’être protégés du mal inhérent à l’homme» (par. 88-91).

Opinion individuelle de M. le juge Bhandari

Le juge Bhandari approuve l’ordonnance de la Cour en ce qu’elle porte indication de
mesures conservatoires en relation avec la convention internationale sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination raciale (ci-après la «CIEDR»). Il lui semble néanmoins impérieux de
rédiger une opinion individuelle afin de préciser ses vues quant à la décision de la Cour de ne pas
indiquer de mesures conservatoires en relation avec la convention internationale pour la répression
du financement du terrorisme (ci-après la «CIRFT»). Compte tenu des faits et des circonstances de

l’espèce et après avoir procédé à un examen liminaire des éléments de preuve versés au dossier, le
juge Bhandari estime qu’il eût été opportun que la Cour indique des mesures conservatoires en
relation avec la CIRFT.

Dans son opinion, le juge Bhandari se penche, d’une part, sur les violations de la CIRFT
alléguées par l’Ukraine, et, d’autre part, sur la réponse apportée par la Fédération de Russie, afin de
déterminer si l’opportunité pour la Cour d’indiquer des mesures conservatoires a été démontrée.

Les conditions préalables à l’indication de mesures conservatoires sont étudiées à tour de
rôle. Premièrement, le juge Bhandari s’intéresse à l’établissement d’une compétence prima facie.
Deuxièmement, il examine la condition de plausibilité, en s’interrogeant plus particulièrement sur
la question de savoir si les actes allégués par l’Ukraine tombent sous le coup de l’article 2 de la
CIRFT. Troisièmement, il se demande s’il existe un risque réel et imminent de préjudice
irréparable. Quatrièmement, il cherche à déterminer l’existence d’un lien entre les droits invoqués
par l’Ukraine et les mesures conservatoires que celle-ci sollicite. Les Parties ayant fourni à la Cour

de nombreux éléments de preuve en vue de démontrer que les conditions préalables à l’indication
de mesures conservatoires étaient ou non réunies, le juge Bhandari passe d’abord en revue les
éléments versés au dossier avant d’apprécier leur valeur probante à l’aune du critère énoncé dans la
jurisprudence de la Cour en matière d’indication de mesures conservatoires.

S’agissant de l’établissement d’une compétence prima facie, le juge Bhandari est d’avis que
les éléments de preuve fournis par l’Ukraine suffisent à démontrer que les conditions énoncées - 9 -

dans la clause compromissoire de l’article 24 de la CIRFT sont remplies. En premier lieu,
l’Ukraine a établi l’existence prima facie, entre les Parties, d’un différend concernant la CIRFT, et

ce, au moyen de nombreuses notes verbales attestant les vues diamétralement opposées des Parties
au sujet des obligations qui incombent à la Fédération de Russie au regard de la CIRFT. En
deuxième lieu, l’Ukraine a apporté la preuve de la tenue de quatre cycles de négociations
bilatérales au sujet de la CIRFT avant que l’affaire ne soit portée devant la Cour. En troisième lieu,
l’Ukraine a également démontré qu’elle avait présenté une demande d’arbitrage à la Fédération de
Russie avant de soumettre le différend à la Cour. Partant, le juge Bhandari conclut que la
compétence prima facie de la Cour a bel et bien été établie pour ce qui est de la CIRFT.

S’agissant de la plausibilité, le juge Bhandari s’associe à la Cour pour dire que l’obligation,
prévue à l’article 18, de coopérer à la prévention du financement du terrorisme n’est déclenchée
que si les actes allégués par l’Ukraine relèvent plausiblement de l’article 2 de la CIRFT. Aussi le
juge Bhandari s’emploie-t-il à analyser les éléments de preuve produits par les Parties à propos des
éléments constitutifs de terrorisme au sens de l’article 2 de la CIRFT. Le juge Bandhari estime que
la Fédération de Russie n’a pas produit d’éléments de preuve de nature à réfuter ceux fournis par

l’Ukraine. Selon lui, il ressort des éléments versés au dossier qu’il est plausible que des «fonds»
aient été fournis à des groupes armés opérant en Ukraine orientale, et que ces «fonds» aient été
fournis dans l’intention de les voir utilisés, ou en sachant qu’ils seraient utilisés, pour commettre
l’une des infractions définies à l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la CIRFT. Qui plus est,
le juge Bandhari est d’avis que les nombreux incidents ayant causé des pertes humaines en Ukraine
orientale attestent l’existence plausible d’une campagne systématique visant les civils et les
personnes ne participant pas directement aux hostilités, ce qui tend également à prouver que les

actes allégués par l’Ukraine ont été plausiblement commis dans le but d’intimider la population.
D’après le juge Bhandari, les éléments de preuve produits par l’Ukraine suffisent à établir que les
droits que celle-ci invoque et dont elle sollicite la protection à ce stade de la procédure sont
plausibles.

S’agissant de la question de savoir s’il existe un risque réel et imminent de préjudice
irréparable, le juge Bhandari est convaincu que les pertes humaines encore enregistrées en Ukraine
orientale empêchent le rétablissement du statu quo ante au terme de la procédure engagée devant la

Cour. Le juge Bhandari estime par ailleurs que l’escalade des violences récemment observée en
Ukraine orientale, notamment à Avdiivka, justifie que l’on conclue à l’urgence de la situation. Le
juge Bhandari affirme en outre que les mesures conservatoires demandées par l’Ukraine sont liées
aux droits dont elle sollicite la protection et qu’elles auraient donc pu être indiquées par la Cour.

Au vu de l’examen liminaire des éléments de preuve versés au dossier, le juge Bhandari
conclut qu’il eût été opportun que la Cour indique des mesures conservatoires en relation avec la

CIRFT.

Déclaration de M. le juge Crawford

Le juge Crawford expose en quoi les droits que la Cour a cherché à protéger en prescrivant
une mesure conservatoire relative aux instances représentatives des Tatars de Crimée, parmi
lesquelles le Majlis, sont plausibles. Il revient brièvement sur l’histoire moderne du Sürgün,
expulsion collective des Tatars de Crimée, dont l’exil a débuté en 1944 et pris fin en 1989. Il

énonce les grandes caractéristiques constitutionnelles des principaux organes représentatifs des
Tatars de Crimée, le Qurultay et le Majlis, notant que le second joue un rôle particulier dans la
représentation de cette communauté. Selon lui, une restriction visant directement un groupe racial
ou ethnique, même si elle n’est pas expressément fondée sur des considérations raciales ou
ethniques, peut entrer dans la définition de la discrimination raciale. Le juge Crawford estime que
l’interdiction du Majlis devait être soigneusement motivée, compte tenu de la persécution dont ont
fait l’objet les Tatars de Crimée à travers l’histoire et du rôle joué par cette institution dans la

promotion et la protection des droits du peuple qu’elle représente en cette période de troubles et de - 10 -

changements. A ce stade, estime-t-il, il existe suffisamment d’éléments de preuve pour considérer
comme plausible qu’une telle interdiction porte atteinte à des droits protégés par la CIEDR.

Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Pocar

Le juge ad hoc Pocar s’est associé à la majorité pour voter en faveur de l’indication de
l’ensemble des mesures conservatoires relatives à la convention internationale sur l’élimination de
toutes les formes de discrimination raciale (la «CIEDR»), ainsi que de la mesure conservatoire
tendant à prescrire aux deux Parties de s’abstenir de tout acte qui risquerait d’aggraver ou d’étendre

le différend.

En revanche, il n’a pu s’associer à la majorité lorsqu’elle a considéré qu’il n’était pas
satisfait au critère de la plausibilité requis pour que la Cour pût indiquer au moins certaines des
mesures conservatoires sollicitées par l’Ukraine relativement à la convention internationale pour la
répression du financement du terrorisme (ci-après la «CIRFT»). Selon lui, il est plausible que les
attaques sans discrimination dont l’Ukraine tire grief aient visé à semer la terreur, et que les
personnes ayant fourni des fonds à leurs auteurs l’aient fait en pleine connaissance de cause. Aussi

le juge Pocar aurait-il été partisan d’indiquer une mesure conservatoire tendant à prescrire à la
Fédération de Russie d’accorder à l’Ukraine la pleine coopération requise par l’article 18 de la
CIRFT, notamment en exerçant sur ses frontières un contrôle approprié, afin de prévenir la
commission de toute infraction au sens de ladite convention.

En outre, le juge ad hoc Pocar s’inquiète quelque peu des implications de la présente
ordonnance pour la bonne administration de la justice. Il se demande comment, à la lumière de

cette décision, les parties estant devant la Cour parviendront à l’avenir à concilier la nécessité de
produire des éléments suffisants pour prouver la plausibilité de ce qu’elles avancent tout en
respectant les exigences de l’instruction de procédure XI. En outre, de son point de vue, si les
parties abordent trop le fond de l’affaire, la Cour risque de voir sa tâche alourdie et sa capacité
d’indiquer rapidement des mesures conservatoires, entravée.

Enfin, le juge ad hoc Pocar tient à apporter quelques éclaircissements supplémentaires sur les
raisons pour lesquelles la destruction de l’appareil assurant le vol MH17 n’a pas été examinée plus

avant par la Cour. Il rappelle que, dans son argumentation concernant la CIRFT, l’Ukraine s’est
référée à la fois à la destruction de cet avion et à des tirs d’artillerie aveugles sur le terrain, des faits
qui sont susceptibles de relever des alinéas a) et b) du paragraphe 1 de l’article 2 de la convention,
respectivement. Le juge ad hoc Pocar considère que, pour éviter tout malentendu, la Cour aurait pu
dire clairement qu’elle n’avait pas, à ce stade de la procédure et en l’absence d’urgence –– l’espace
aérien situé au-dessus de l’Ukraine orientale étant fermé depuis juillet 2014 ––, à examiner la
question de savoir si la destruction de l’appareil assurant le vol MH17 entrait dans les prévisions de

l’alinéa a) et, partant, de la convention de Montréal.

Opinion individuelle de M. le juge ad hoc Skotnikov

1. Le juge ad hoc Skotnikov s’associe à la conclusion de la Cour selon laquelle les conditions
auxquelles son Statut subordonne l’indication de mesures conservatoires ne sont pas réunies dans le
cas des droits invoqués par l’Ukraine sur le fondement de la convention internationale pour la

répression du financement du terrorisme, et appuie la décision de la Cour de ne pas indiquer de
mesures conservatoires au titre de ladite convention.

2. Il explique que le droit que l’Ukraine cherche à sauvegarder à propos de l’interdiction du
Majlis n’entre pas dans le champ de la convention internationale sur l’élimination de toutes les - 11 -

formes de discrimination raciale. Selon lui, la mesure figurant à l’alinéa a) du point 1 du dispositif
peut être interprétée comme préjugeant le fond de l’affaire. Il a donc voté contre.

3. S’agissant de la deuxième mesure conservatoire, par laquelle il est prescrit à la Fédération
de Russie de faire en sorte de rendre disponible un enseignement en langue ukrainienne, le juge
ad hoc Skotnikov n’estime pas que les conditions liées au risque de préjudice irréparable et à
l’urgence soient remplies en l’espèce. Il s’est néanmoins senti tenu d’appuyer cette mesure de
nature générale et ne prêtant pas à controverse.

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Résumé de l'ordonnance du 19 avril 2017

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