Note: Cette traduction a été établie par le Greffe à des fins internes et n’a aucun caractère officiel
COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
AFFAIRE RELATIVE À CERTAINES ACTIVITÉS MENÉES PAR LE NICARAGUA
DANS LA RÉGION FRONTALIÈRE
(COSTA RICA C. NICARAGUA)
OBSERVATIONS ÉCRITES DU NICARAGUA SUR LA RECEVABILITÉ
DE SES DEMANDES RECONVENTIONNELLES
Le 30 janvier 2013
TABLE DES MATIÈRES
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Introduction ................................................................................................................................... 2
Première partie : La Cour a compétence pour connaître des deuxième et troisième demandes
reconventionnelles du Nicaragua .................................................................................................. 3
A. Le pacte de Bogotá ................................................................................................................... 3
B. La déclaration faite par le Nicaragua en vertu de la clause facultative .................................... 4
Deuxième partie : Les demandes reconventionnelles du Nicaragua sont recevables ......................... 7
A. L’interprétation erronée que le Costa Rica donne de la condition de «connexité
factuelle directe» ...................................................................................................................... 7
1. La première demande reconventionnelle du Nicaragua ..................................................... 10
2. La deuxième demande reconventionnelle du Nicaragua ................................................... 14
3. La troisième demande reconventionnelle du Nicaragua .................................................... 15
B. L’interprétation erronée que le Costa Rica donne de la condition de «connexité
juridique directe» ................................................................................................................... 17
1. La première demande reconventionnelle du Nicaragua ..................................................... 17
2. Les deuxième et troisième demandes reconventionnelles du Nicaragua ........................... 20
Troisième partie : La jonction des affaires est appropriée ............................................................... 22
Quatrième partie : Conclusions ........................................................................................................ 25
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INTRODUCTION
1. Le 30 novembre 2012, le Costa Rica a présenté ses observations écrites sur la recevabilité
des demandes reconventionnelles du Nicaragua. Il y soutient que :
la première demande reconventionnelle (qui a trait aux conséquences de la construction d’une
route le long du fleuve San Juan de Nicaragua) n’est pas recevable1, et qu’il ne serait pas
approprié de joindre la présente instance à celle relative à la Construction d’une route au
Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica)2 ;
la Cour n’a pas compétence pour connaître des deuxième et troisième demandes
reconventionnelles (qui ont respectivement trait aux conséquences du fait que la baie de
San Juan del Norte n’existe plus à l’heure actuelle, et au droit des navires nicaraguayens
d’emprunter le fleuve Colorado pour gagner l’océan)3, et que ces deux demandes
reconventionnelles sont irrecevables4.
2. Le Nicaragua doit cependant relever deux points importants. Premièrement, le Costa Rica
n’a pas contesté que les demandes reconventionnelles nicaraguayennes «se distingue[nt] d’un
moyen de défense au fond» de façon évidente5, ce qu’il doit donc être présumé avoir reconnu6.
Deuxièmement, «[l]e Costa Rica reconnaît que la quatrième demande reconventionnelle, qui a trait
à des violations alléguées de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la
Cour le 8 mars 2011, est recevable»7.
3. Partant, le Nicaragua doit seulement démontrer que, tout d’abord, la Cour a compétence
pour connaître de ses deuxième et troisième demandes reconventionnelles et, ensuite, que ses
trois premières demandes reconventionnelles sont recevables. Il démontrera également que, loin de
prouver qu’il ne serait pas approprié de joindre la présente instance et celle introduite par le
Nicaragua relativement à la Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan, les
observations écrites du Costa Rica elles-mêmes montrent au contraire qu’une telle jonction est tout
indiquée.
1 Observations écrites du Costa Rica sur la recevabilité des demandes reconventionnelles présentées par le
Nicaragua, p. 1, par. 1.3 (ci-après les «OECR»).
2 OECR, par. 2.3 et 2.30-2.33.
3 OECR, p. 1, par. 1.3.
4 Ibid.
5 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 256, par. 27.
Voir également Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda),
ordonnance du 29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 676-677, par. 29 et Immunités juridictionnelles de l’Etat
(Allemagne c. Italie), demande reconventionnelle, ordonnance du 6 juillet 2010, C.I.J. Recueil 2010 (I), p. 315, par. 13.
6 Voir CMN, p. 447-449, par. 9.65-9.70.
7 OECR, p. 1, par. 1.4.
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PREMIÈRE PARTIE
LA COUR A COMPÉTENCE POUR CONNAÎTRE DES DEUXIÈME ET TROISIÈME
DEMANDES RECONVENTIONNELLES DU NICARAGUA
1.1. Le Costa Rica conteste la compétence de la Cour pour examiner les deuxième et
troisième demandes reconventionnelles du Nicaragua qui, soutient-il, échappent au champ
d’application temporel des dispositions relatives au règlement des différends qui sont énoncées
dans le pacte de Bogotá, dans la déclaration faite par le Nicaragua au titre du paragraphe 2 de
l’article 36 du Statut de la Cour et dans la réserve y afférente du 23 octobre 2001. En particulier, le
Costa Rica fait valoir que :
«Le Nicaragua, bien qu’ayant accepté la juridiction de la Cour pour examiner au
fond le différend dont elle a été saisie par le Costa Rica, ne démontre pas en quoi ses
demandes reconventionnelles satisfont aux critères de recevabilité définis dans le
pacte de Bogotá et/ou le paragraphe 2 de l’article 36 du Statut. Or, l’application de
ces critères exclut toute compétence de la Cour pour connaître des deuxième et
troisième demandes reconventionnelles du Nicaragua.»8
A. LE PACTE DE BOGOTÁ
1.2. L’article VI du pacte de Bogotá empêche la Cour de régler de novo des
«questions … régies par des accords ou traités en vigueur à la date de [s]a signature» (à savoir le
30 avril 1948). Toutefois, il ne l’empêche pas d’appliquer ou d’interpréter un traité, quelle que soit
la date d’entrée en vigueur de ce dernier.
1.3. Le libellé de l’article XXXI est clair :
«Conformément au paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour
internationale de Justice, les Hautes Parties contractantes en ce qui concerne tout autre
Etat américain déclarent reconnaître comme obligatoire de plein droit, et sans
convention spéciale tant que le présent traité restera en vigueur, la juridiction de la
Cour sur tous les différends d’ordre juridique surgissant entre elles et ayant pour
objet :
a) l’interprétation d’un traité.»
1.4. Il peut être utile de comparer le présent différend à l’affaire du Différend territorial et
maritime (Nicaragua c. Colombie), dans laquelle la Cour a jugé
«qu’il ressort[ait] clairement des termes de l’article premier du traité de 1928 que ce
traité a[vait] réglé, au sens de l’article VI du pacte de Bogotá, la question de la
souveraineté sur les îles de San Andrés, Providencia et Santa Catalina. De l’avis de la
Cour, il n’[était] pas nécessaire d’interpréter plus avant le traité de 1928 pour tirer
cette conclusion et la question ne comport[ait] aucun aspect que seul un examen au
fond puisse élucider.»9
8 OECR, p. 13, par. 3.2.
9 Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 2007 (II), p. 861, par. 88.
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Il s’ensuit, a contrario, que s’il avait été nécessaire «d’interpréter plus avant» le traité de 1928
entre la Colombie et le Nicaragua, la Cour se serait déclarée compétente pour ce faire, nonobstant
l’article VI du pacte de Bogotá.
1.5. D’ailleurs, lorsqu’elle a été appelée à interpréter des «accords ou traités en vigueur à la
date de la signature» du pacte de Bogotá10, la Cour n’a jamais hésité à le faire. C’est ainsi que,
dans l’affaire du Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes, elle a noté ce
qui suit :
«Le traité de limites de 1858 définit de manière complète les règles applicables
à la portion en litige du fleuve San Juan en matière de navigation. Interprété à la
lumière des autres dispositions conventionnelles en vigueur entre les deux Parties, et
en conformité avec les décisions arbitrales ou judiciaires rendues à son sujet, ce traité
suffit à résoudre la question de l’étendue du droit du Costa Rica à la libre navigation
qui est présentement soumise à la Cour.»11
Avant d’exposer son interprétation du traité de limites de 185812, la Cour ajouta :
«En premier lieu, il revient à la Cour en l’espèce d’interpréter les termes d’un
traité. Elle le fera en se référant au droit international coutumier en la matière, tel
qu’il est reflété aux articles 31 et 32 de la convention de Vienne de 1969 sur le droit
des traités, comme elle l’a affirmé à plusieurs reprises (voir Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (I),
p. 109-110, par. 160 ; voir également Différend territorial (Jamahiriya arabe
libyenne/Tchad), arrêt, C.I.J. Recueil 1994, p. 21-22, par. 41).»13
1.6. Dans la présente affaire, le Nicaragua ne cherche pas à mettre en cause ce dont les
Parties sont convenues dans le traité de limites de 1858 mais, au contraire, prie la Cour d’appliquer
et d’interpréter l’accord qu’elles ont exprimé aux articles IV14 et V15 de ce traité. En outre, la
requête et le mémoire du Costa Rica reposent sur des faits et des fondements juridiques similaires à
ceux invoqués par le Nicaragua dans ses demandes reconventionnelles, ainsi qu’exposé plus loin16,
et le Nicaragua n’a pas objecté à ce que la Cour exerce sa compétence à l’égard des revendications
costa-riciennes sur la base du pacte de Bogotá.
B. LA DÉCLARATION FAITE PAR LE NICARAGUA EN VERTU DE LA CLAUSE FACULTATIVE
1.7. Le Costa Rica conteste aussi la compétence de la Cour en invoquant la réserve du
Nicaragua à sa déclaration en vertu du paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour, aux termes
de laquelle :
10 Voir article VI du pacte de Bogotá.
11 Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt,
C.I.J. Recueil 2009, p. 233, par. 36.
12 Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt,
C.I.J. Recueil 2009, p. 232-248, par. 30-84.
13 Ibid., p. 237, par. 47. Voir également Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt du
19 novembre 2012, par. 40-56.
14 CMN, p. 425-437, par. 9.34-9.41.
15 Ibid., p. 438-439, par. 9.42-9.45.
16 Voir par. 2.14-2.16. Voir également par. 2.23-2.41.
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«le Nicaragua ne reconnaîtra ni la juridiction ni la compétence de la Cour
internationale de Justice à l’égard d’aucune affaire ni d’aucune requête qui aurait pour
origine l’interprétation de traités, signés ou ratifiés, ou de sentences arbitrales rendues,
avant le 31 décembre 1901».
1.8. Il est inutile de s’attarder sur cette objection : comme on l’a vu ci-dessus, la Cour a
compétence pour décider des demandes reconventionnelles du Nicaragua sur la base de
l’article XXXI du pacte de Bogotá, qui fonde sa compétence de manière claire et suffisante.
En conséquence, même si la réserve du Nicaragua pouvait être interprétée comme excluant la
compétence de la Cour pour examiner les deuxième et troisième demandes reconventionnelles du
Nicaragua, la Cour pourrait néanmoins prendre une décision en se fondant sur le pacte.
1.9. La preuve en est la position adoptée par la Cour dans son arrêt de 1988 sur les
exceptions préliminaires dans l’affaire relative à des Actions armées frontalières et
transfrontalières qui opposait le Nicaragua au Honduras. Dans cette affaire, le Nicaragua a
invoqué deux titres de compétence distincts comme le Costa Rica le fait dans la présente
espèce17. L’article XXXI du pacte de Bogotá d’une part, «et [l]es déclarations d’acceptation de la
juridiction obligatoire faites par le Nicaragua et le Honduras conformément à l’article 36 du
Statut»18, d’autre part. «Comme les relations entre les Etats parties au pacte de Bogotá sont régies
par ce seul pacte, la Cour [a recherché] d’abord si elle [avait] compétence sur la base de
l’article XXXI du pacte»19, avant de conclure ce qui suit :
«L’article XXXI du pacte de Bogotá donne … compétence à la Cour pour
connaître du différend qui lui est soumis. De ce fait, il n’est pas nécessaire pour la
Cour de s’interroger sur la compétence qu’elle pourrait éventuellement tenir des
déclarations d’acceptation de la juridiction obligatoire faites par le Nicaragua et le
Honduras et reproduites aux paragraphes 23 à 25 ci-dessus.»20
De même, dans l’affaire Hissène Habré, la Cour est parvenue à la conclusion
suivante :
«Etant donné qu’il a été satisfait aux conditions énoncées au paragraphe 1 de
l’article 30 de la convention contre la torture, la Cour…a compétence pour connaître
du différend entre les Parties concernant l’interprétation et l’application du
paragraphe 2 de l’article 6 et du paragraphe 1 de l’article 7 de cet instrument.
Etant parvenue à cette conclusion, la Cour n’estime pas nécessaire de rechercher
si elle est également compétente pour connaître de ce même différend sur le
fondement des déclarations faites par les Parties en vertu du paragraphe 2 de
l’article 36 de son Statut.»21
Il en va de même dans la présente affaire : rien ne justifie que l’appréciation de la compétence de la
Cour repose sur des raisonnements différents, selon qu’il s’agit des demandes reconventionnelles
ou de la requête elle-même.
17 Requête introductive d’instance de la République du Costa Rica, 18 novembre 2010, p. 2-3, par. 3.
18 Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua c. Honduras), compétence et recevabilité, arrêt,
C.I.J. Recueil 1988, p. 82, par. 26.
19 Ibid., p. 82, par. 27.
20 Ibid., p. 90, par. 48.
21 Questions concernant l’obligation de poursuivre ou d’extrader (Belgique c. Sénégal), arrêt du 20 juillet 2012
par. 63.
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1.10. Quoi qu’il en soit, l’objection du Costa Rica ne tient pas en l’espèce.
1.11. Comme le montre bien l’inclusion de l’article 80 dans la section D du titre III du
Règlement de la Cour, les demandes reconventionnelles relèvent de «procédures incidentes». Et
comme la Cour l’a relevé dans son arrêt du 13 septembre 1990 sur la requête du Nicaragua à fin
d’intervention dans l’affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime entre
El Salvador et le Honduras : «par définition, les procédures incidentes sont celles qui surviennent
incidemment au cours d’une affaire déjà portée devant la Cour ou la Chambre»22.
1.12. Dans la présente affaire, le Costa Rica a interprété la déclaration du Nicaragua comme
étant un titre de compétence, qu’il invoque expressément tant dans sa requête23 que dans son
mémoire :
«3. La Cour a compétence pour connaître de la présente affaire en vertu :
b) des déclarations d’acceptation faites respectivement par la République du
Costa Rica le 20 février 1973 et par la République du Nicaragua le
24 septembre 1929 (telle que modifiée le 23 octobre 2001), conformément au
paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour.
La Cour a compétence dans la présente affaire conformément aux dispositions
du paragraphe 2 de l’article 36 de son Statut, en vertu :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Des déclarations d’acceptation faites respectivement par la République du
Costa Rica le 20 février 1973 et par la République du Nicaragua le 24 septembre 1929,
conformément au paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour.»
1.13. Ayant invoqué à l’appui de la compétence de la Cour dans cette affaire les déclarations
faites en vertu de la clause facultative par les deux Parties, le Costa Rica se trouve maintenant dans
l’impossibilité de rejeter le même titre de compétence pour ce qui concerne les demandes
reconventionnelles d’autant plus que, dans sa requête, il a expressément relevé que la déclaration
du Nicaragua avait été modifiée le 23 octobre 200124. Cela n’a pas empêché le demandeur de
considérer que cette déclaration établissait la compétence de la Cour en l’espèce ; il ne peut
maintenant arguer que la Cour n’est pas compétente pour connaître des demandes
reconventionnelles du Nicaragua qui concernent des faits du même ordre.
22 Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime (El Salvador/Honduras), requête à fin d’intervention, arrêt,
C.I.J. Recueil 1990, p. 134, par. 98. Voir également Application de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide (Bosnie-Herzegovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du
17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 257, par. 30 : «à titre incident, c’est-à-dire dans le cadre d’une instance déjà en
cours».
23 Requête introductive d’instance de la République du Costa Rica, p. 1-3, par. 3 («la Cour est compétente en la
présente affaire en vertu … b) de la déclaration d’acceptation formulée par la République du Costa Rica le
20 février 1973 et de celle formulée par la République du Nicaragua le 24 septembre 1929 (telle que modifiée le
23 octobre 2001), conformément au paragraphe 2 de l’article 36 du Statut de la Cour»).
24 Requête introductive d’instance de la République du Costa Rica, 18 novembre 2010, par. 3 b).
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1.14. Il est donc indubitable que la Cour a compétence pour connaître des deuxième et
troisième demandes reconventionnelles du Nicaragua sur la base des deux titres de compétence
déjà invoqués par le Costa Rica en l’espèce. Toutefois, à supposer que l’un de ces titres se révèle
inapplicable quod non la compétence de la Cour resterait établie sur la base de l’autre titre.
DEUXIÈME PARTIE
LES DEMANDES RECONVENTIONNELLES DU NICARAGUA
SONT RECEVABLES
2.1. Dans ses observations écrites, le Costa Rica considère que «les trois premières
demandes reconventionnelles sont irrecevables, aucune d’elles n’étant en connexité directe avec ses
propres demandes en l’espèce, ainsi qu’exigé au paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement de la
Cour»25. Comme le Nicaragua le montrera ci-après, le Costa Rica donne une interprétation
controuvée des faits et des conditions juridiques énoncées à l’article 80, en particulier celle qui
concerne la «connexité directe» : les trois demandes reconventionnelles sont en connexité directe à
la fois A) sur le plan factuel et B) sur le plan juridique avec l’instance introduite par le Costa Rica.
A. L’INTERPRÉTATION ERRONÉE QUE LE COSTA RICA DONNE DE LA CONDITION
DE «CONNEXITÉ FACTUELLE DIRECTE»
2.2. Se fondant sur l’ordonnance de la Cour du 17 décembre 1997 dans l’affaire du
Génocide, le Costa Rica soutient ce qui suit :
«Pour satisfaire à la prescription formulée au paragraphe 1 de l’article 80 du
Règlement, qui exige qu’elle soit «en connexité directe avec l’objet» de la demande
principale, la demande reconventionnelle doit présenter un lien factuel direct avec
celle-ci. Tel est le cas lorsque la demande reconventionnelle :
a) porte sur des faits de même nature, et
b) fait partie du même ensemble factuel complexe, en tant qu’elle porte sur des faits
qui ont eu lieu sur le même territoire, au cours de la même période, et qui
s’inscrivent dans le cadre des mêmes événements.»26
2.3. Comme on le verra ci-après27, les demandes reconventionnelles du Nicaragua satisfont à
ces critères, mais il y aurait lieu de rappeler que dans cette affaire, la Cour avait relevé qu’il
ressortait des conclusions des Parties que «leurs demandes respectives repos[ai]ent sur des faits de
même nature ; … elles s’inscriv[aie]nt dans le cadre d’un même ensemble factuel complexe
puisque ces faits [étaient] réputés avoir tous eu lieu sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine et au
cours de la même période»28. Or, le Costa Rica omet soigneusement de citer ce que la Cour
souligne dans le paragraphe précédent de la même ordonnance, à savoir que :
25 OECR, p. 1, par. 1.3.
26 OECR, p. 2, par. 1.6 notes de bas de page non reproduites.
27 Voir par. 2.17-2.20, 2.23.
28 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 258, par. 34.
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«[L]e Règlement ne définit pas la notion de «connexité directe» ; … il
appartient à la Cour d’apprécier souverainement, compte tenu des particularités de
chaque espèce, si le lien qui doit rattacher la demande reconventionnelle à la demande
principale est suffisant ; et …, en règle générale, le degré de connexité entre ces
demandes doit être évalué aussi bien en fait qu’en droit.»29
2.4. Autrement dit, le lien entre la demande principale et la demande reconventionnelle doit
être apprécié dans chaque cas compte tenu des particularités de chaque espèce. Telle est la règle
générale. Les circonstances précises sur lesquelles la Cour a fondé ses conclusions dans l’affaire
du Génocide ne doivent pas impérativement être réunies dans toutes les autres affaires pour que la
recevabilité des demandes reconventionnelles soit établie. Comme l’a relevé le
président Guillaume, «[a]u total, la Cour a compétence liée pour admettre une demande
reconventionnelle si les conditions fixées par l’article 80 sont remplies, mais elle dispose d’une
grande liberté dans l’appréciation de ces conditions.»30
2.5. Et contrairement à ce que le Costa Rica laisse entendre, la Cour a fréquemment
témoigné d’une «grande liberté d’appréciation» sur la question.
2.6. Dans ses observations écrites, le Costa Rica présente de façon trompeuse les conditions
factuelles devant être réunies aux fins de la recevabilité des demandes reconventionnelles. Il ajoute
une condition au paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement de la Cour et donne une interprétation
trop restrictive de la jurisprudence de celle-ci.
2.7. En particulier, le Costa Rica semble arguer que pour être jugée recevable, une demande
reconventionnelle doit reposer sur les mêmes faits que ceux qui sont à la base de la demande
principale. Selon lui, les demandes reconventionnelles doivent porter sur des faits qui «s’inscrivent
dans le cadre des mêmes événements»31 ou «dépend[e]nt directement des faits de la demande
principale»32. L’analyse de la jurisprudence de la Cour montre que celle-ci a une appréciation
beaucoup plus nuancée.
2.8. Une comparaison entre les conclusions de la Cour en l’affaire du Génocide et ses
conclusions en l’affaire Cameroun c. Nigéria est particulièrement révélatrice. Dans cette dernière
affaire, même si les demandes reconventionnelles du Nigéria relatives à la responsabilité
internationale du Cameroun ont pu être considérées comme liées à la demande principale de
celui-ci, il était clair qu’elles ne se rapportaient pas aux mêmes événements. Les incidents
invoqués par les parties étaient de nature différente et n’avaient eu lieu ni au même endroit, ni au
même moment. Ce nonobstant, la Cour a conclu que les demandes reconventionnelles du Nigéria
29 Ibid, par. 33. Voir également Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis
d’Amérique), demande reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 204-205, par. 37 ;
Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du
29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 678, par. 36.
30 Exposé de G. Guillaume dans J.-M. Sorel et F. Poirat (dir. publ.), Les procédures incidentes devant la Cour
internationale de Justice : exercice ou abus de droits ?, Pedone Paris, 2001, p. 99.
31 OECR, p. 2, par. 1.6.
32 Voir OECR, p. 8, par. 2.17, citant le juge Fromageot (Actes et documents relatifs à l’organisation de la Cour,
troisième addendum au numéro 2, élaboration du Règlement de la Cour, 11 mars 1936, trente-deuxième session,
quatorzième séance (29 mai 1934), C.P.J.I. série D, p. 112).
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étaient «en connexité directe avec l’objet [des] demande[s] de la [P]artie adverse», ainsi qu’exigé au
paragraphe 1 de l’article 80 de son Règlement33.
2.9. De même, dans l’affaire des Plates-formes pétrolières, la demande reconventionnelle
des Etats-Unis n’était pas non plus une demande «dépendant directement des faits de la demande
principale»34. En particulier, les faits sur lesquels la demande reconventionnelle américaine était
fondée avaient eu lieu avant «[l]es faits de la demande principale» et étaient clairement de nature
différente35.
2.10. S’agissant de l’interprétation de la condition de «connexité factuelle directe», deux
principaux points se dégagent de la jurisprudence de la Cour.
2.11. Premièrement, la Cour peut faire fond sur trois critères pour déterminer si les différents
événements s’inscrivent dans le cadre du même ensemble factuel complexe :
1. les faits invoqués à l’appui des demandes et des demandes reconventionnelles doivent être de
même nature ;
2. ils doivent s’être produits dans la même zone ; et
3. ils doivent s’être produits au cours de la même période.
Le Costa Rica se réfère à ces trois critères mais il les applique d’une façon très restrictive et rigide
qui n’a jamais été avalisée par la Cour, laquelle dispose d’une large marge d’appréciation dans ce
domaine.
2.12. Deuxièmement, contrairement à ce qu’affirme le Costa Rica, lorsqu’elle exerce son
pouvoir discrétionnaire, la Cour peut appliquer ces critères à sa guise, sans en faire des conditions
cumulatives. Dans l’affaire des Activités armées, par exemple, il lui a suffi que les faits
sous-tendant la demande de la RDC et la deuxième demande reconventionnelle de l’Ouganda
soient de même nature36. De même, s’agissant de la première demande reconventionnelle de
33 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), ordonnance du
30 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999, p. 985-986.
34 Actes et documents relatifs à l’organisation de la Cour, troisième addendum au n° 2, élaboration du Règlement
de la Cour, 11 mars 1936, trente-deuxième session, quatorzième séance (29 mai 1934), C.P.J.I. série D, p. 112. Voir
également OECR, p. 8, par. 2.17.
35 Le paragraphe 1 de l’ordonnance de la Cour (faisant état de «l’attaque et la destruction de trois installations de
production pétrolière offshore, propriété de la compagnie nationale iranienne des pétroles et exploitées par elle à des fins
commerciales, par plusieurs navires de guerre de la marine des Etats-Unis, les 19 octobre 1987 et 18 avril 1988,
respectivement») peut être comparé au paragraphe 4 (concernant le «mouill[age] d[e] mines dans le Golfe et…d’autres
actions militaires en 1987 et 1988 qui étaient dangereuses et dommageables pour le commerce maritime») (Plates-formes
pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), demande reconventionnelle, ordonnance du
10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 190-191, par. 1).
36 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du
29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 679, par. 40.
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l’Ouganda37, et dans l’affaire Cameroun c. Nigéria38, la Cour n’a tenu aucun compte de l’absence
de lien temporel entre les demandes et les demandes reconventionnelles.
1. La première demande reconventionnelle du Nicaragua
2.13. En tout état de cause, quand bien même la Cour accepterait l’interprétation restrictive
que le Costa Rica fait du paragraphe 1 de l’article 80 du Règlement, la première demande
reconventionnelle du Nicaragua serait sans nul doute recevable puisqu’elle satisfait à chacun des
trois critères qui, selon le Costa Rica, sont cumulatifs :
1. elle repose sur des faits de même nature que ceux qui sous-tendent certaines des demandes
costa-riciennes ;
2. ces faits se sont produits dans la même zone ; et
3. ils se sont produits au cours de la même période.
2.14. La première demande reconventionnelle du Nicaragua, telle qu’exprimée dans les
conclusions du contre-mémoire, se lit comme suit :
«3) la responsabilité du Costa Rica est engagée vis-à-vis du Nicaragua
en raison de la construction d’une route le long du fleuve San Juan de Nicaragua
par le Costa Rica, en violation des obligations qui découlent du traité de limites
de 1858 et de plusieurs règles conventionnelles ou coutumières relatives à la
protection de l’environnement et aux relations de bon voisinage».39
Cette conclusion est notamment fondée sur les faits ci-après, qui sont résumés
au paragraphe 9.29 du contre-mémoire nicaraguayen :
«ont été observés de nombreux dommages, parmi lesquels :
ceux dus aux arbres abattus, débris et autres résidus rejetés dans le fleuve, rendant
plus difficile et plus dangereuse la navigation sur ses eaux ; [et]
ceux dus à la destruction de la végétation et à l’endommagement de sols déjà
fragiles le long de la rive droite du fleuve, entraînant une accélération de l’érosion
et de la sédimentation de celui-ci».
2.15. Tout d’abord, les faits en question sont assurément «de même nature» que ceux
allégués par le Costa Rica en l’instance. De fait, le «rejet de résidus», l’«abattage d’arbres» ainsi
que les travaux d’«extraction de terre et de débroussaillage» constituent précisément les
trois premiers éléments constitutifs du préjudice environnemental dont le Costa Rica tire grief dans
son mémoire40. Le Costa Rica et le Nicaragua arguent l’un et l’autre que ces actes, qui emportent
37 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du
29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 678-679, par. 38.
38 Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), ordonnance du
30 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999 (II), p. 985-986. Voir également par. 2.18 ci-après.
39 CMN, p. 456 ; voir également p. 417, par. 9.7.
40 Voir MCR, p. 226-236, par. 5.63-5.79. Voir également requête introductive d’instance, 18 novembre 2010,
par. 4, et MCR, p. 23, par. 1.9 ; p. 69, par. 3.2 ; p. 121, par. 3.104 ; ou p. 129-130, par. 3.111-3.115.
- 11 -
violation de leur intégrité territoriale41 et de leurs obligations respectives en matière
d’environnement42, risquent de porter atteinte au fleuve San Juan43.
2.16. Ensuite, contrairement aux allégations du Costa Rica44, les faits en question se sont
produits dans la même zone, à savoir le long du San Juan, sur le fleuve même ou dans son
voisinage immédiat. Selon les propres termes du Costa Rica, «[l]es actions qui sont reprochées au
Nicaragua dans la présente affaire ont eu lieu dans la partie septentrionale de Isla Portillos
(Costa Rica) et dans le secteur oriental du San Juan, dont les eaux font partie du territoire
nicaraguayen»45. Que certaines des revendications costa-riciennes se rapportent uniquement à la
partie septentrionale de Isla Portillos n’a aucune importance. La Cour n’a jamais exigé que les faits
se soient tous produits exactement au même endroit. Dans l’affaire des Activités armées, par
exemple, les événements invoqués par la République démocratique du Congo avaient eu lieu dans
deux régions particulières de son territoire, c’est-à-dire à Kitona dans la province du Bas-Congo et
à l’est de la RDC. Les faits invoqués par l’Ouganda, eux, étaient «survenus dans des zones
géographiques bien précises et parfaitement distinctes les unes des autres»46, à savoir en Ouganda
(première demande reconventionnelle) et à Kinshasa (deuxième demande reconventionnelle), qui
se trouve à 500 kilomètres de Kitona et à plus de 1000 kilomètres des régions orientales de la RDC.
Ces deux demandes reconventionnelles n’en ont pas moins été déclarées recevables par la Cour47.
2.17. L’important n’est pas que les faits invoqués par les Parties aient eu lieu exactement au
même endroit ; ce qui compte, c’est qu’ils se rapportent tous à la même formation
géographique au fleuve San Juan en l’occurrence — ce que le Costa Rica a reconnu :
s’agissant de ses propres demandes, le Costa Rica a indiqué que «[l]es faits à l’origine de la
présente instance [étaient] les suivants. Le Nicaragua, à l’occasion de deux incidents distincts,
a occupé le sol costa-ricien dans le cadre de la construction d’un canal à travers le territoire du
Costa Rica, entre le fleuve San Juan et la lagune de los Portillos (également connue sous le
nom de «lagune de Harbor Head»), et de certaines activités connexes de dragage menées dans
le San Juan»48.
s’agissant des demandes reconventionnelles du Nicaragua, «[l]es deux questions fondamentales
qui se posent dans la présente affaire sont celle de la souveraineté à l’embouchure du fleuve
San Juan et aux alentours, et celle relative au droit du Nicaragua d’assurer et d’améliorer la
navigation sur le fleuve San Juan de Nicaragua»49.
41 S’agissant du Costa Rica, voir, par exemple, requête introductive d’instance, 18 novembre 2010, p. 3, par. 4-5
ou MCR, p. 23, par. 1.9 ; p. 69, par. 3.2 ; p. 298-299, par. 7.4-7.5. Pour le Nicaragua, voir, par exemple, CMN,
p. 428-429, par. 9.25 et p. 433-434, par. 9.31.
42 S’agissant du Costa Rica, voir MCR, chapitre V (relatif aux violations par le Nicaragua du régime régissant la
protection de l’environnement). Pour le Nicaragua, voir CMN, p. 420-424, par. 9.13-9.19 ; p. 429-434, par. 9.26-9.31 et
p. 456.
43 S’agissant du Costa Rica, voir MCR, p. 248, par. 5.98. Pour le Nicaragua, voir CMN, p. 429, par. 9.26.
44 OECR, p. 9, par. 2.21-2.22.
45 Ibid., par. 2.22.
46 Ibid.
47 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du
29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 678-679, par. 38 et 40.
48 Requête introductive d’instance, p. 3, par. 4.
49 CMN, p. 4, par. 1.9.
- 12 -
2.18. Enfin, les faits allégués par les deux Parties se sont également produits au cours de la
même période. Le Costa Rica ne peut se borner à dire que «[l]es faits invoqués par le Nicaragua
dans sa demande reconventionnelle sont survenus un an après le dépôt de la requête du
Costa Rica»50. Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, le paragraphe 1 de l’article 80 du
Règlement n’exige pas que les faits aient eu lieu la même semaine, ni même le même mois. Dans
l’affaire des Plates-formes pétrolières, les faits respectivement invoqués par l’Iran et les Etats-Unis
s’étaient produits en l’espace de deux ans51. L’affaire Cameroun c. Nigéria est encore plus
révélatrice. Dans cette affaire, en effet, les incidents invoqués par le Cameroun devant la Cour
étaient survenus entre 1981 et 200452, tandis que certains des incidents dont le Nigéria faisait état
s’étaient produits en 197053 et en 197654. Les demandes reconventionnelles du Nigéria n’en ont pas
moins été jugées recevables par la Cour.
2.19. Dans la présente affaire, le décret costa-ricien no 36440-MP instituant l’état d’urgence,
sur la base duquel la construction de la route 1856 a été autorisée, porte la date du 7 mars 2011, et
les travaux ont officiellement débuté au cours du mois suivant, largement moins d’un an après que
le Costa Rica eut déposé sa requête du 18 novembre 2010. En outre, ainsi qu’exposé plus loin55 et
dans le mémoire du Nicaragua en l’affaire relative à la Construction d’une route au Costa Rica le
long du fleuve San Juan56, la construction de la route (et l’adoption du décret) étaient des mesures
de représailles prises en réponse à de prétendus «faits d’incursion» du Nicaragua, lesquels sont au
coeur même de la présente instance.
2.20. De toute évidence, «dans la présente espèce, il ressort des conclusions des Parties que
leurs demandes respectives reposent sur des faits de même nature [et] qu’elles s’inscrivent dans le
cadre d’un même ensemble factuel complexe»57, étant donné que l’ensemble des faits sur lesquels
les Parties ont basé leurs demandes ou demandes reconventionnelles :
1. sont «de même nature» ;
2. se rapportent à la même formation géographique ; et
3. se sont produits au cours de la même période.
2.21. Il convient également de noter que, pour apprécier l’existence de cet «ensemble factuel
complexe» requis, la Cour tient compte de la relation qui existe entre les événements invoqués par
les Parties, comme le lien de causalité. Ainsi, dans l’affaire des Plates-formes pétrolières, la
demande de l’Iran et la demande reconventionnelle des Etats-Unis présentaient un lien de causalité
direct : les Etats-Unis soutenaient que les faits sur lesquels était fondée leur demande
reconventionnelle avaient motivé leurs attaques contre les plates-formes pétrolières iraniennes.
50 OECR, p. 8, par. 2.19.
51 Voir par. 2.21 ci-après.
52 Voir, par exemple, mémoire du Cameroun, p. 563, par. 6.03-6.04.
53 Voir contre-mémoire du Nigéria, p. 822-823, par. 25.68.
54 Ibid., p. 805, par. 25.9.
55 Voir par. 2.22-2.23 ci-après.
56 Voir p. 19-30, par. 2.15-2.26.
57 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 258,
par. 34 voir ci-dessus, par. 2.3.
- 13 -
Dans cette affaire, les deux séries d’événements s’étaient produites consécutivement en 1987 et
en 1988. De même, en l’affaire des Activités armées, la Cour a noté que :
«si la demande reconventionnelle de l’Ouganda port[ait] sur une période plus étendue
que la demande principale du Congo, les deux demandes n’en [avaient] pas moins trait
à un conflit existant entre les deux Etats voisins sous des formes diverses et avec une
intensité variable depuis 1994»58.
2.22. Les faits internationalement illicites du Costa Rica, dont le Nicaragua tire grief dans le
cadre de sa première demande reconventionnelle, constituent une mesure de représailles prise
ouvertement en réponse à certains faits illicites allégués que le Costa Rica impute au Nicaragua
dans sa requête et dans son mémoire en l’instance.
2.23. Le Costa Rica reconnaît lui-même l’existence d’un lien de causalité direct entre la
première demande reconventionnelle du Nicaragua et ses propres demandes. Dans ses
observations écrites, il expose que «[l]a route a été construite dans le cadre d’un
décret no 36440-MP instituant l’état d’urgence, qui avait été pris, précisément, pour répondre à
l’invasion et à l’occupation par le Nicaragua d’une portion de territoire costa-ricien»59. Selon lui,
«[l]’instance principale … porte essentiellement sur» cette invasion alléguée60, qui découle en
partie de l’exécution du programme de dragage du Nicaragua61. De plus, comme dans l’affaire des
Plates-formes pétrolières¸ les faits invoqués par le Costa Rica et le Nicaragua ont eu lieu de
manière consécutive au cours de la même période, c’est-à-dire en 2010 et en 2011-2012.
2.24. Il existe donc incontestablement un lien de causalité direct entre les demandes du
Costa Rica et la première demande reconventionnelle du Nicaragua.
2.25. Probablement conscient de n’avoir guère d’arguments à opposer à la recevabilité de la
première demande reconventionnelle du Nicaragua, le Costa Rica tente de convaincre la Cour que
cette demande ne doit pas être considérée comme recevable au motif qu’elle ne tient pas au fond62.
En contestant le bien-fondé de la première demande reconventionnelle du Nicaragua, le Costa Rica
va trop vite en besogne. A ce stade, les Parties sont appelées à présenter leurs observations sur la
recevabilité des demandes reconventionnelles du Nicaragua et non sur le fond de ces demandes,
dont la recevabilité ne peut s’apprécier sur la base d’arguments de cet ordre. Le Nicaragua ne peut
qu’adhérer aux propos du Costa Rica lorsque celui-ci admet finalement qu’«[i]l est exact que, étant
donné la nature de la demande, la Cour ne peut, à ce stade, déterminer si celle-ci est viable au
fond»63. Le Nicaragua ne dira donc que quelques mots sur ces arguments manifestement erronés.
58 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du
29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001, p. 678-679, par. 38.
59 OECR, p. 8-9, par. 2.20.
60 Ibid., p. 7-8, par. 2.17.
61 Voir, par exemple, Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica
c. Nicaragua), requête introductive d’instance, 18 novembre 2010, p. 3, par. 4-5 ; voir également MCR, p. 23, par. 1.9 et
p. 69, par. 3.2.
62 OECR, p. 10-11, par. 2.26-2.28.
63 Ibid., p. 10-11, par. 2.26.
- 14 -
2.26. Qu’il suffise de relever à cet égard que, selon le Costa Rica «[m]ême à supposer, pour
les besoins de l’argumentation, que la construction d’une route par [lui] constitue un fait
internationalement illicite (ce qui n’est pas le cas), elle ne saurait être considérée comme une
violation du traité de limites»64. Or, ainsi qu’exposé plus haut, le Costa Rica et le Nicaragua
s’accusent mutuellement d’avoir rejeté des résidus et des arbres abattus sur leurs territoires
respectifs et soutiennent que ces actes constituent une violation de leur intégrité territoriale et une
occupation, ce qui suppose nécessairement une transgression de la frontière terrestre établie à
l’article II du traité de limites de 1858.
2. La deuxième demande reconventionnelle du Nicaragua
2.27. La deuxième demande reconventionnelle du Nicaragua est fondée sur la disparition de
la baie de San Juan del Norte, en raison de laquelle le Nicaragua prie la Cour de déclarer qu’«[il]
est devenu l’unique souverain dans la zone jadis occupée par la baie»65.
2.28. Le Costa Rica se fourvoie en faisant valoir que, «dans l’affaire relative à Certaines
activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), [il] ne
formule aucune demande concernant la baie, pas plus qu’il ne s’y réfère dans ses conclusions»66 : il
est clair que les demandes reconventionnelles ne sont pas censées répondre directement à une
demande, auquel cas il s’agirait de moyens de défense et non plus de demandes
reconventionnelles67.
2.29. En outre, même si les conclusions costa-riciennes ne font pas mention de la baie de
San Juan del Norte, le statut de cette baie, tel qu’établi dans le traité de limites de 1858, fait
incontestablement partie de l’affaire portée devant la Cour par le Costa Rica. Au paragraphe 1 de
sa requête, celui-ci désigne, parmi les obligations auxquelles le Nicaragua est censé avoir manqué,
celles qui sont établies dans «le traité de limites territoriales entre le Costa Rica et le Nicaragua,
conclu le 15 avril 1858 (ci-après le «traité de limites»)» et, en particulier, en son article V, qui est
présenté comme une «disposition transitoire» concernant le régime applicable au port de
San Juan del Norte68. Le paragraphe 1.1 du mémoire est conçu de la même façon.
2.30. En ce qui concerne les faits69, le Costa Rica a beau tenter de démontrer le contraire70, il
est clair que la deuxième demande reconventionnelle du Nicaragua s’inscrit dans le cadre du même
«ensemble factuel complexe». Elle porte sur un aspect géographique dont le Costa Rica a
lui-même fait état dans son exposé du «contexte géographique» de l’affaire71. Surtout, la nécessité
du dragage que le Nicaragua a entrepris, et qui constitue l’un des principaux éléments de
l’argumentation costa-ricienne72, est étroitement et directement liée à l’assèchement de la baie73 et
64 OECR, p. 10-11, par. 2.26.
65 CMN, p. 456 ; voir également p. 16, par. 1.29 ou p. 437, par. 9.41.
66 OECR, p. 15, par. 4.1.
67 Voir par. 2 et note 5 ci-dessus.
68 Voir requête introductive d’instance, p. 7, par. 11.
69 S’agissant de la connexité juridique, voir par. 2.39-2.46 ci-après.
70 OECR, p. 15-16, par. 4.2.
71 MCR, p. 34, par. 2.3 ; voir également p. 48, note 85.
72 Voir, par exemple, par. 1 e) et 2 b) et c) des conclusions du Costa Rica.
- 15 -
au différend relatif à la situation factuelle de l’ensemble de la zone de l’embouchure du fleuve.
Comme le Nicaragua l’indiquait dans son contre-mémoire, la situation de l’ancienne baie de
San Juan «fait partie des problèmes de souveraineté sur l’embouchure du fleuve San Juan qui sont
au coeur de la présente affaire»74.
2.31. Le lien direct qui existe entre l’argumentation du demandeur et la question de la
situation de la baie de San Juan a été relevé et mis en évidence au cours des audiences publiques
qui se sont tenues en l’espèce sur la demande en indication de mesures conservatoires du
Costa Rica. L’agent a ainsi déclaré : «D’autres questions très importantes découlant du traité
de 1858 opposent encore les Parties et concernent, par exemple, la situation des baies de San Juan
et de Salinas.»75
2.32. De plus, le passage ci-après de l’ordonnance en indication de mesures conservatoires
rendue par la Cour le 8 mars 2011 démontre que, à l’origine, le Costa Rica convenait que le statut
de la baie de San Juan del Norte faisait partie du différend soumis à la Cour :
«Considérant que le Costa Rica a déclaré ne pas s’opposer à ce que le Nicaragua
entreprenne des travaux de nettoyage du fleuve San Juan, pour autant que ces travaux
n’affectent pas son territoire, y compris le fleuve Colorado, son droit de navigation sur
le fleuve San Juan, ni ses droits sur la baie de San Juan del Norte ; que le Costa Rica
a fait valoir que les travaux de dragage du fleuve San Juan entrepris par le Nicaragua
n’ont pas respecté ces conditions car, premièrement, le Nicaragua a déversé
d’importantes quantités de sédiments retirés du fleuve sur le territoire costa-ricien
qu’il occupe et a, à certains endroits, procédé à des actions de déboisement,
deuxièmement, ces travaux, ainsi que ceux relatifs au creusement du canal litigieux,
ont pour conséquence de détourner de manière significative les eaux du fleuve
Colorado, lequel se trouve entièrement en territoire costa-ricien, et, troisièmement, ces
travaux de dragage altéreront des parties du littoral nord du Costa Rica sur la mer des
Caraïbes.»76
3. La troisième demande reconventionnelle du Nicaragua
2.33. La troisième demande reconventionnelle du Nicaragua a trait au droit des navires
nicaraguayens de gagner l’océan en empruntant le fleuve Colorado77. Cette demande
reconventionnelle est elle aussi étroitement liée aux revendications du Costa Rica concernant les
activités de dragage du Nicaragua sur le fleuve San Juan78. Elle est libellée en ces termes dans les
conclusions du contre-mémoire :
«le Nicaragua prie la Cour de déclarer que :
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
73 Voir CMN, p. 452, par. 9.79-9.81.
74 CMN, p. 452, par. 9.81.
75 CR 2011/4, 13 janvier 2011 (16 h 30), dont le texte peut être consulté à cette adresse :
http://www.icj-cij.org/docket/files/150/16306.pdf.
76 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), ordonnance
du 8 mars 2011, par. 32 (les italiques sont de nous).
77 CMN, p. 438-439, par. 9.42-9.45.
78 Voir ci-dessus, par. 2.30 et, en particulier, note 68.
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2) [il] jouit d’un droit de libre navigation sur le Colorado, un affluent du
fleuve San Juan de Nicaragua, tant que n’auront pas été rétablies les conditions de
navigabilité qui existaient à l’époque de la conclusion du traité de 1858»79.
2.34. Lors des audiences publiques sur les mesures conservatoires, le Nicaragua a fait
observer que le président Ortega avait annoncé le 2 novembre 2010 (soit peu avant que le
Costa Rica ne dépose sa requête introduisant la présente instance le 18 novembre 2010) que
«le Nicaragua revendiquerait aussi le droit d’accéder à la mer des Caraïbes en
empruntant le Colorado, au moins jusqu’à ce qu’il ait pu retirer les sédiments
accumulés dans le San Juan en conséquence de la déforestation de son territoire par le
Costa Rica et soit à nouveau en mesure de naviguer jusqu’à la mer».
Le Nicaragua a ajouté qu’il «se prépar[ait] à plaider contre le Costa Rica en suivant la ligne définie
par le président Ortega, qui s’attaqu[ait] aux véritables problèmes constituant le coeur du présent
différend»80.
2.35. La nécessité pour le Nicaragua de draguer le cours inférieur du San Juan découle du
fait que les navires ne peuvent plus l’emprunter pour gagner la mer des Caraïbes, quelle que soit
leur taille — mêmes les petites embarcations ne pouvant plus y naviguer la majeure partie de
l’année. Pourtant, le Costa Rica demande à la Cour de restreindre les activités de dragage du
Nicaragua et empêche celui-ci de gagner la mer en empruntant le Colorado, qui est un affluent du
San Juan81.
2.36. Dans son contre-mémoire, le Nicaragua a fait observer que cette situation était
envisagée dans le traité de 1858, qui autorise effectivement le Nicaragua à naviguer jusqu’à la mer
via le Colorado tant qu’il ne peut y parvenir par le San Juan. L’article 5 du traité prévoit ainsi que :
«Tant que le Nicaragua n’aura pas recouvré la pleine possession de ses droits
sur le port de San Juan del Norte, l’usage et la possession de Punta de Castilla seront
communs et également partagés entre le Nicaragua et le Costa Rica ; tant que durera
cette communauté, le cours entier du Colorado en marquera la limite.»
2.37. Par sa troisième demande reconventionnelle, le Nicaragua fait simplement valoir un
droit qui découle de l’article 5, et il le fait en conséquence d’un problème — l’impraticabilité du
cours inférieur du San Juan et l’obstruction de l’embouchure du fleuve — que le Costa Rica tente
en l’espèce de l’empêcher de régler. La troisième demande reconventionnelle s’inscrit donc sans
nul doute dans le cadre du même ensemble factuel complexe que la demande principale du
Costa Rica.
2.38. Dans son mémoire, le Costa Rica décrit longuement le Colorado, qu’il présente comme
l’un des éléments du contexte géographique de l’affaire82. Il ajoute que «les activités du Nicaragua
risquent de causer d’autres dommages importants à l’environnement du territoire costa-ricien, et de
79 CMN, p. 456.
80 CR 2011/2, 11 janvier 2011 (15 heures), dont le texte peut être consulté à cette adresse : http://www.icjcij.
org/docket/files/150/16300.pdf
81 CMN, par. 4.66.
82 MCR, p. 33-36, par. 2.2-2.7. Voir également requête introductive d’instance, p. 10, par. 17.
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modifier le débit du fleuve Colorado»83. Dans son ordonnance du 8 mars 2011, la Cour a reconnu
que cette prétention, entre autres, «f[aisait] l’objet de l’affaire» :
«Considérant que les droits qui font l’objet de l’affaire au fond et que le
Costa Rica revendique sont, d’une part, son droit au respect de sa souveraineté sur
l’entièreté de Isla Portillos et sur le fleuve Colorado, et, d’autre part, son droit à
protéger l’environnement sur les espaces sur lesquels il est souverain ; que, toutefois,
le Nicaragua soutient détenir le titre de souveraineté sur la partie septentrionale de
Isla Portillos … et qu’il fait valoir que ses opérations de dragage du fleuve San Juan,
sur lequel il a la souveraineté, n’ont qu’un impact tout à fait mineur sur le débit du
fleuve Colorado, sur lequel le Costa Rica est souverain...»84
B. L’INTERPRÉTATION ERRONÉE QUE LE COSTA RICA DONNE DE LA CONDITION DE
«CONNEXITÉ JURIDIQUE DIRECTE»
1. La première demande reconventionnelle du Nicaragua
2.39. Le traité de limites de 1858, sur lesquels les deux Parties se fondent abondamment, est
au coeur même de la présente affaire. Toutefois, le Costa Rica soutient que «le droit applicable
invoqué dans [s]a demande … et dans la demande reconventionnelle du Nicaragua n’est pas le
même»85. S’agissant de la première demande reconventionnelle, le Costa Rica expose que «la
construction d’une route par l[ui] … ne saurait être considérée comme une violation du traité de
limites»86 et que «le Nicaragua reconnaît lui-même que sa nouvelle revendication n’est fondée ni
sur le traité de limites, ni sur aucun autre traité particulier»87. La position du Costa Rica appelle les
observations suivantes.
2.40. Tout d’abord, le Nicaragua n’a jamais reconnu que «ni … le traité de limites,
ni … aucun autre traité particulier»88 n’était applicable à sa première demande reconventionnelle.
Au contraire, au chapitre 9 de son contre-mémoire, le Nicaragua a démontré que le Costa Rica
«dévers[ait] d’importants volumes de sédiments, de terre, de végétation déracinée et d’arbres
abattus» en construisant la route 1856 et qu’il «envahi[ssait] ainsi le territoire nicaraguayen»89, ce
qui constitue une violation de l’article VI du traité de limites de 1858 et de la frontière terrestre
établie entre les Parties à l’article II de ce traité90. Le Nicaragua a également démontré que les
activités du Costa Rica entravaient directement la navigation sur le fleuve San Juan, en violation du
traité de limites de 1858.
83 Ibid., p. 70, par. 3.5. Voir également, par exemple, p. 102-103, par. 3.70 ; p. 104, par. 3.72 ; p. 206-207,
par. 5.18 ; p. 225, par. 5.58 et p. 248, par. 5.98.
84 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), ordonnance
du 8 mars 2011, par. 55.
85 OECR, p. 17, par. 4.7.
86 Ibid., p. 10-11, par. 2.26.
87 Ibid., p. 11, par. 2.27.
88 Ibid., p. 11, par. 2.27.
89 CMN, p. 428-429, par. 9.25.
90 Ibid.
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2.41. En la présente espèce, le Costa Rica et le Nicaragua, «par leurs demandes respectives,
poursuivent le même but juridique, à savoir l’établissement d’une responsabilité juridique en raison
de violations d[u traité de limites de 1858]»91. Au paragraphe 2.25 de ses observations écrites, le
Costa Rica expose ses demandes en ces termes :
«Dans la présente affaire, le Costa Rica invoque, en premier lieu, la violation
par le Nicaragua de l’obligation de respecter la frontière établie par l’article II du traité
de limites de 1858 et par la première sentence Alexander, du fait d’actes d’occupation
du sol, de la construction d’un canal artificiel et de sa revendication tardive de
souveraineté sur une portion du territoire costa-ricien située au sud ou à l’est de la
frontière ; et, en second lieu, la violation du paragraphe 6 du troisième point de la
sentence Cleveland, qui énonce l’obligation faite au Nicaragua de s’abstenir de mettre
en oeuvre des travaux en conséquence desquels le «territoire du Costa Rica
[serait] occupé, inondé ou endommagé … [ou qui] arrête[raient] … ou
perturbe[raient] … gravement la navigation sur ledit fleuve ou sur l’un quelconque de
ses affluents en [tout] endroit où le Costa Rica a le droit de naviguer».»92
Voici comment le Nicaragua, lui, formule sa demande dans son contre-mémoire :
«Comme il est exposé au chapitre 3, l’article VI du traité de 1858 attribue au
Nicaragua la souveraineté sur les eaux du fleuve San Juan, dont la rive droite constitue
la frontière entre les deux Etats — ce que la Cour, par son arrêt de 2009, a réaffirmé
dans les termes suivants : «Le traité de limites de 1858 définit de manière complète les
règles applicables à la portion … du fleuve San Juan» en litige dans la présente affaire.
A l’exception d’un droit de navigation à des fins commerciales, le traité de 1858 ne
confère au Costa Rica aucun autre droit sur le fleuve San Juan et certainement pas
celui d’y déverser d’importants volumes de sédiments, de terre, de végétation
déracinée et d’arbres abattus, et d’envahir ainsi le territoire nicaraguayen.»93
Ces demandes sont effectivement différentes, mais elles se rejoignent de façon évidente : chaque
Partie tient l’autre pour responsable de violations du traité de limites de 1858. Et, comme il a été
établi ci-dessus, ces violations sont étroitement liées sur le plan factuel.
2.42. En outre, le traité de limites de 1858 ne définit pas simplement la frontière entre les
Parties, ce que le Costa Rica reconnaît. Comme celui-ci l’indique lui-même, en effet, sa
revendication fondée sur le traité porte sur la «violation d’une frontière internationale
conventionnelle ainsi que de l’intégrité territoriale d’un Etat, du droit de consultation et de
l’obligation de s’abstenir de porter atteinte au territoire de l’autre Etat qui découlent explicitement
du traité de limites et de son interprétation par la sentence Cleveland»94. Ces termes pourraient être
repris, tels quels, pour décrire la revendication du Nicaragua. Du reste, en tout état de cause,
l’absence de parfaite symétrie entre les demandes respectives des Parties n’est
«pas déterminant[e] au regard de l’appréciation de la connexité juridique entre les
demandes présentées à titre principal et à titre reconventionnel, dans la mesure où les
deux Parties, par leurs demandes respectives, poursuivent le même but juridique, à
91 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 258, par. 35.
92 OECR, p. 10, par. 2.25.
93 CMN, p. 428-429, par. 9.25.
94 OECR, p. 10-11, par. 2.26.
- 19 -
savoir l’établissement d’une responsabilité juridique en raison de violations [du traité
de limites de 1858]»95.
2.43. Qui plus est, ainsi qu’exposé par le Nicaragua au chapitre 9 de son contre-mémoire, la
construction de la route en question par le Costa Rica emporte également violation d’autres
conventions et principes du droit international général96, à savoir
la convention de Ramsar de 1971, telle que modifiée97 ;
l’accord bilatéral de 1990 sur les zones frontalières protégées entre le Nicaragua et le
Costa Rica98 ;
la convention sur la diversité biologique du 21 mai 1992 ;
la convention concernant la conservation de la biodiversité et la protection des zones
prioritaires de faune et de flore sauvages d’Amérique centrale du 5 juin 1992 ;
l’obligation d’établir une évaluation de l’impact sur l’environnement en bonne et due forme ;
le principe de l’utilisation non dommageable du territoire ; et
l’obligation d’information, de notification et de consultation.
Le Costa Rica invoque expressément ces mêmes conventions et principes dans son mémoire99.
2.44. Ces listes très similaires de traités violés et de principes ignorés démontrent qu’il existe
un lien frappant entre les affaires respectivement introduites par les Parties et, par ailleurs, il
importe peu que «[l]e Costa Rica invoque également d[eux] autres instruments internationaux qui
ne sont même pas cités par le Nicaragua»100. Ainsi qu’exposé ci-dessous101, les demandes et les
demandes reconventionnelles n’ont pas à être fondées sur les mêmes instruments102.
95 Voir Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997,
C.I.J. Recueil 1997, p. 258, par. 35. Voir également Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran
c. Etats-Unis d’Amérique), demande reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 205,
par. 38, ou Frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), ordonnance du
30 juin 1999, C.I.J. Recueil 1999, p. 985-986.
96 CMN, p. 417-434, par. 9.8-9.33 et p. 450-451, par. 9.76-9.77.
97 Convention relative aux zones humides d’importance internationale, particulièrement comme habitats des
oiseaux d’eau, signée à Ramsar (Iran) le 2 février 1971, telle que modifiée par le protocole de Paris du 3 décembre 1982
et par les amendements de Regina du 28 mai 1987.
98 Accord sur les zones frontalières protégées entre le Nicaragua et le Costa Rica (accord sur le système
international de zones protégées pour la paix (SIAPAZ)) du 15 décembre 1990.
99 Voir, par exemple, MCR, p. 13-14, par. 1.1 et chap. V, section B.
100 OECR, p. 10, par. 2.25.
101 Voir par. 2.49-2.50.
102 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt,
C.I.J. Recueil 2005, p. 275, par. 326.
- 20 -
2.45. Il peut aussi être noté que, dans l’affaire relative à l’Usine de Chorzów, la Cour
permanente de Justice internationale avait constaté que
«la demande reconventionnelle [était] basée sur l’article 256 du Traité de Versailles,
qui constitu[ait] le fondement de l’exception soulevée par la Partie défenderesse, et
que, partant, elle se trouv[ait] en rapport de connexité juridique avec la demande
principale»103.
2.46. Dans la présente affaire, le Nicaragua fait fond sur certains faits identiques ou
similaires tant pour repousser les allégations du Costa Rica que pour obtenir condamnation de
celui-ci. Il invoque l’article II du traité de limites de 1858 pour démontrer qu’il ne peut être réputé
avoir envahi le territoire costa-ricien. Le Nicaragua excipe également de l’article VI du traité, ainsi
que de la sentence Cleveland, pour faire échec à l’argument du Costa Rica tendant à lui nier le droit
de draguer le fleuve San Juan. Il est donc clair que le Nicaragua «entend se prévaloir de certains
faits identiques à la fois pour repousser les allégations d[u Costa Rica] et pour obtenir condamnation
de cel[ui]-ci»104.
2. Les deuxième et troisième demandes reconventionnelles du Nicaragua
2.47. Les deuxième et troisième demandes reconventionnelles du Nicaragua, qui ont
respectivement trait au statut de la baie de San Juan del Norte et au droit du Nicaragua de naviguer
sur le fleuve Colorado (qui n’est qu’un affluent du fleuve San Juan de Nicaragua), appellent
notamment les observations suivantes :
elles sont également basées sur le traité de limites de 1858, qui est au coeur de la présente
affaire ;
toutes deux concernent le régime conventionnel de la frontière, tel qu’établi dans ce traité ; et,
plus précisément, toutes deux ont trait aux conséquences de l’assèchement de la baie, qui
découle lui-même des faits internationalement illicites du Costa Rica.
2.48. Le Costa Rica prétend que ces demandes reconventionnelles ne sont pas en connexité
directe, sur le plan juridique, avec ses propres demandes car les Parties ne se réfèrent pas aux
mêmes articles du traité de limites de 1858. Il ajoute que sa demande «ne concerne absolument pas
l’interprétation de l’article IV»105 et qu’il n’a pas davantage «invoqué l’article V du traité de
limites»106. Là encore, le Costa Rica donne une interprétation erronée des exigences juridiques
énoncées à l’article 80.
103 Usine de Chorzów, fond, arrêt no 13, 1928, C.P.J.I. série A n° 17, p. 38.
104 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 258, par. 34.
Voir également Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), demande
reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 205, par. 38.
105 OECR, p. 17, par. 4.7.
106 Ibid., p. 21, par. 5.19.
- 21 -
2.49. Comme le Costa Rica en l’espèce, l’Iran soutenait dans l’affaire des Plates-formes
pétrolières que la demande reconventionnelle des Etats-Unis était irrecevable au motif qu’elle était
fondée sur certaines dispositions du traité d’amitié — sur lequel étaient également fondées ses
propres demandes — qu’il n’avait jamais invoquées :
«les Etats-Unis cherchent à étendre le différend pour y inclure des dispositions du
traité d’amitié, à savoir les paragraphes 2 à 5 de l’article X, qui n’ont jamais été
jusqu’à ce jour en cause dans l’instance et qu’ils n’ont jamais invoquées auparavant.
Deuxièmement, les Etats-Unis cherchent aussi à élargir le différend pour y inclure des
demandes relatives à l’ensemble de la conduite de l’Iran pendant toute la
période 1987-1988, alors qu’ils ont toujours soutenu, lors de la phase de l’affaire
relative à l’exception préliminaire, que l’ensemble de cette conduite, du moins en ce
qui concernait les Etats-Unis, n’était pas pertinent en l’espèce et qu’ils ont
expressément soulevé leur exception préliminaire afin de limiter le plus possible la
réclamation de l’Iran.»107
La Cour rejeta cet argument, concluant que «la demande reconventionnelle présentée par les
Etats-Unis [était] en connexité directe avec l’objet des demandes de l’Iran»108 puisque, comme
celles-ci, elle était basée sur le traité d’amitié de 1955109.
2.50. Pour être déclarée recevable, une demande reconventionnelle n’a pas à être fondée sur
l’instrument précis — et encore moins sur la même disposition de cet instrument — qui est à la
base de la revendication du demandeur. Comme la Cour l’a clairement indiqué dans l’affaire des
Activités armées :
«Ainsi que le reflète [s]a jurisprudence…, les demandes reconventionnelles
n’ont pas à être fondées sur des instruments identiques pour satisfaire au critère de
«connexité» requis par l’article 80 (voir Frontière terrestre et maritime entre le
Cameroun et le Nigéria (Cameroun c. Nigéria), exceptions préliminaires, arrêt,
C.I.J. Recueil 1998, p. 318-319).»110
2.51. En la présente espèce, les Parties invoquent non seulement le même instrument
(le traité de limites de 1858) mais aussi les mêmes dispositions de celui-ci :
le Costa Rica se réfère à l’article IV du traité de limites de 1858 à la fois dans le chapitre
liminaire de son mémoire111 et, à plusieurs reprises, dans l’un des chapitres consacrés au
fond112. Il ne peut s’agir là de simples références vu que le Costa Rica affirme expressément à
quatre occasions distinctes qu’il a souveraineté sur la baie de San Juan del Norte113. Le
107 Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), demande
reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 196, par. 12.
108 Ibid., p. 205, par. 39.
109 Ibid., p. 205, par. 38. Voir également, pour une conclusion similaire concernant la convention sur le génocide,
Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 258, par. 35.
110 Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt,
C.I.J. Recueil 2005, p. 275, par. 326.
111 MCR, p. 41, par. 2.20.
112 Ibid., p. 134-135, par. 4.4 ; p. 140-141, par. 4.13 et p. 142-143, par. 4.16.
113 Ibid., p. 41, par. 2.20 ; p. 134-135, par. 4.4 ; p. 140-141, par. 4.13 et p. 142-143, par. 4.16.
- 22 -
Costa Rica se fonde également sur sa propre interprétation de l’article IV pour réfuter la
position du Nicaragua quant à l’emplacement de la frontière terrestre entre les Parties :
«Ensuite, la baie de San Juan del Norte est commune aux deux
Etats. Si l’on devait suivre l’argument du Nicaragua, le Costa Rica se
trouverait privé d’accès fluvial direct à la baie commune, une possibilité
qui serait contraire non seulement à la lettre et à l’esprit du traité de
limites, mais aussi à la notion même de communauté.»114
En ce qui concerne la troisième demande reconventionnelle et contrairement à ce qu’il affirme
à tort, le Costa Rica a, dans «la présente affaire[,] invoqué l’article V du traité de limites»115.
Au tout premier paragraphe de son mémoire, en effet, le Costa Rica indique que :
«L’affaire concerne des manquements du Nicaragua aux
obligations qui lui incombent envers le Costa Rica sur la base
[notamment] du traité de limites territoriales entre [les deux Etats] du
15 avril 1858 (ci-après le «traité de limites») et, en particulier, des
articles I, II, V, VI et IX de ce traité.»116
Dans son mémoire, le Costa Rica aborde en outre l’objet de la troisième demande
reconventionnelle du Nicaragua. Il expose que :
«Il [le président Ortega] a par ailleurs indiqué que le Nicaragua passerait outre à
la résolution de l’Organisation des Etats américains et demanderait à la Cour
internationale de Justice de lui accorder des droits de navigation sur le Colorado, un
fleuve qui appartient au Costa Rica dans son intégralité et sur lequel le Nicaragua n’a
aucun droit de navigation.»117
2.52. Il est évident que les demandes du Costa Rica et les demandes reconventionnelles du
Nicaragua sont en connexité directe, tant sur le plan des faits que sur celui du droit. En présentant
ses quatre demandes reconventionnelles dans la présente affaire, le Nicaragua permet à la Cour
d’avoir une vue d’ensemble du contexte du différend — qui met en jeu un large éventail de
questions, un enchevêtrement complexe de désaccords sur des points de droit et de fait118 qui sont
tous principalement liés à l’interprétation et à l’application du traité de limites de 1858. En statuant
sur les demandes reconventionnelles du Nicaragua, la Cour réglera enfin, de manière complète et
définitive, le différend qui oppose les Parties, conformément à la fonction qui lui est dévolue au
paragraphe 1 de l’article 38 de son Statut.
TROISIÈME PARTIE
LA JONCTION DES AFFAIRES EST APPROPRIÉE
3.1. La Cour n’aura certainement pas oublié que, le 21 décembre 2011, le Nicaragua lui a
soumis une requête concernant son différend avec le Costa Rica relatif à la Construction d’une
route au Costa Rica le long du fleuve San Juan. Cette affaire a trait aux manquements du
114 MCR, p. 142-143, par. 4.16.
115 OECR, p. 21, par. 5.19.
116 MCR, p. 13, par. 1.1.
117 MCR, p. 79-80, par. 3.29.
118 Voir la célèbre définition d’un différend qui fut exposée par la Cour permanente de Justice internationale
(Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt no 2, 1924, C.P.J.I. série A n° 2, p. 11).
- 23 -
Costa Rica aux obligations lui incombant dans le cadre du régime juridique applicable au fleuve
San Juan (et en particulier du traité de limites de 1858) et à la responsabilité qui est la sienne à cet
égard du fait de la construction de sa route — ce qui constitue également l’objet de la première
demande reconventionnelle présentée par le Nicaragua dans son contre-mémoire en l’espèce, les
deux instances étant directement liées.
3.2. Telles sont les raisons pour lesquelles le Nicaragua a proposé la jonction des deux
instances au paragraphe 1.27 de son contre-mémoire. Dans sa requête en l’affaire relative à la
Construction d’une route, le Nicaragua s’est réservé «le droit de déterminer à un stade ultérieur de
la présente procédure, après plus ample examen de l’autre affaire pendante, s’il conv[enait] de
demander la jonction des deux instances»119.
3.3. L’agent du Nicaragua a renouvelé cette proposition dans la lettre sous le couvert de
laquelle il a déposé le mémoire du Nicaragua dans cette affaire :
«étant donné les liens factuels et juridiques entre les deux instances pendantes devant
la Cour120, la République du Nicaragua appelle respectueusement l’attention de
celle-ci sur la nécessité de joindre ces deux affaires et lui demande formellement de se
prononcer sur cette question, dans l’intérêt de la bonne administration de la justice et
conformément à l’article 47 du Règlement de la Cour»121.
3.4. Pour sa part, le Costa Rica est opposé à une telle jonction qui, dit-il, ne serait pas
«opportun[e]»122. Répétant que les deux affaires «ont chacune un objet distinct»123, le Costa Rica
avance un argument d’ordre purement procédural :
«chacune de ces affaires a son propre calendrier procédural. La Cour a pris acte de ce
que les Parties s’accordent sur le fait qu’un second tour de procédure écrite n’est pas
nécessaire dans la présente affaire. Dans la seconde, le Nicaragua doit présenter son
mémoire, attendu pour le 19 décembre 2012. Le Nicaragua ayant sollicité un délai
d’un an, le Costa Rica bénéficiera du même délai pour déposer son contre-mémoire.
L’économie procédurale impose de garder les deux affaires séparées, et non de les
joindre. La jonction ne se justifie pas non plus du point de vue de la cohérence, étant
donné que les conclusions énoncées en fait et en droit dans une affaire ne sont
nullement requises aux fins du règlement de l’autre. Enfin, la composition de la Cour
diffère d’une affaire à l’autre.»124
3.5. Ainsi qu’exposé ci-dessus, les deux affaires opposent les mêmes parties et sont
étroitement liées, tant sur le plan du droit que sur celui des faits. Rien ne fait donc obstacle à leur
jonction, laquelle serait conforme à l’esprit dans lequel l’article 47 du Règlement fut adopté puis
inclus dans la version de 1978125. Il peut également être relevé que, dans toutes les affaires
119 Requête introductive d’instance, 22 décembre 2011, par. 56.
120 Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et
Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica).
121 Lettre en date du 19 décembre 2012 adressée au greffier par l’agent du Nicaragua.
122 OECR, p. 11-12, par. 2.30-2.34.
123 OECR, p. 11-12, par. 2.32.
124 OECR, p. 12, par. 2.33.
125 Voir Sh. Rosenne, The Law and Practice of the International Court (1920-2005), Nijhoff, Leyde/Boston,
2006, p. 1214.
- 24 -
antérieures où la question de la jonction s’est posée, soit le même demandeur avait introduit une
instance contre deux ou plusieurs défendeurs, soit deux ou plusieurs demandeurs avaient engagé
une action contre le même défendeur126 — ce qui, à n’en pas douter, rendait l’organisation de la
procédure plus problématique qu’elle ne le serait ici puisque les deux instances à joindre opposent
les mêmes parties, et elles seules.
3.6. Il en va de même s’agissant de la composition de la Cour qui, signale le demandeur,
«diffère d’une affaire à l’autre»127. Cet argument est loin d’emporter la conviction. En réalité, la
composition de la Cour est presque identique : les quinze membres permanents de la Cour sont tous
appelés à siéger dans les deux affaires, et le Nicaragua a désigné M. Gilbert Guillaume en qualité
de juge ad hoc dans les deux. Partant, la seule différence concerne les juges ad hoc désignés par le
Costa Rica dans les deux affaires128. A cet égard, il convient de noter que, lorsqu’il a été décidé par
le passé de joindre des affaires mettant en cause des demandeurs129 ou défendeurs130 différents, un
seul juge ad hoc pouvait être désigné, ce qui entraînait certainement davantage de problèmes,
notamment sur le plan juridique, que la situation en l’espèce où il suffirait que l’un des deux
juges ad hoc désignés par l’une des Parties renonce à exercer ses fonctions131.
3.7. L’argument d’ordre temporel avancé par le Costa Rica n’est guère plus convaincant : si,
de fait, la présente affaire se trouvera en état lorsque les présentes observations seront achevées
(soit après le 30 janvier 2013), le contre-mémoire en l’affaire relative à la Construction d’une route
n’est toutefois attendu que pour le 19 décembre de cette année et il est difficilement concevable que
des audiences puissent se tenir avant cette date en la présente espèce, d’autant que le Nicaragua a
présenté dans celle-ci des demandes reconventionnelles.
3.8. En fait, nonobstant les arguties du Costa Rica, une jonction des deux instances serait
assurément tout indiquée :
elle ne retarderait pas indûment le règlement du différend ;
126 Voir la liste donnée dans ibid., p. 1218-1219.
127 Voir OECR, p. 12, par. 2.33 (précité).
128 A savoir M. Christopher J. R. Dugard en l’affaire relative à Certaines activités menées par le Nicaragua dans
la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua) et M. Bruno Simma en l’affaire relative à la Construction d’une route au
Costa Rica le long du fleuve San Juan (Nicaragua c. Costa Rica).
129 Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud; Libéria c. Afrique du Sud), ordonnance du 20 mai 1961,
C.I.J. Recueil 1961, p. 14.
130 Plateau continental de la mer du Nord (Danemark/République fédérale d’Allemagne) (Pays-Bas/République
fédérale d’Allemagne), ordonnance du 26 avril 1968, C.I.J. Recueil 1968, p. 10.
131 Cette hypothèse n’est pas totalement sans précédent, mutatis mutandis (voir, par exemple l’affaire du
Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua) :
«La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de la nationalité des Parties, chacune d’elles s’est
prévalue du droit que lui confère le paragraphe 3 de l’article 31 du Statut de procéder à la désignation
d’un juge ad hoc pour siéger en l’affaire. Le Costa Rica a désigné M. Antônio Cançado Trindade et le
Nicaragua M. Gilbert Guillaume. M. Cançado Trindade a ensuite été élu membre de la Cour. Le
Costa Rica a informé la Cour qu’il avait décidé de ne pas désigner de nouveau juge ad hoc» (Différend
relatif à des droits de navigation et des droits connexes (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt,
C.I.J. Recueil 2009, p. 219, par. 4) ;
et, dans l’affaire Nicaragua c. Colombie, «[a]près son élection en qualité de membre de la Cour, M. Gaja a estimé
qu’il lui incombait de ne pas siéger en l’affaire. Le Nicaragua a alors désigné M. Thomas Mensah en tant que
juge ad hoc.» (Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt du 19 novembre 2012, par. 3)).
- 25 -
elle permettrait à la Cour d’agir en pleine connaissance de cause et de régler le différend qui
oppose les deux Etats dans sa globalité ; et
la jonction des deux instances permettrait de «réaliser une économie de procès tout en
permettant au juge d’avoir une vue d’ensemble des prétentions respectives des parties et de
statuer de façon plus cohérente»132.
3.9. La jonction est précisément la démarche qui s’impose, dans l’intérêt d’une bonne
administration de la justice.
3.10. A titre incident, il est permis de noter que la dernière citation, qui est tirée de
l’ordonnance rendue par la Cour en 1997 dans l’affaire du Génocide, a trait aux demandes
reconventionnelles et non à la jonction d’instances. Il ne fait du reste aucun doute que ces deux
mécanismes tendent au même objectif : réaliser une économie de procès, dans l’intérêt d’une bonne
administration de la justice.
3.11. En outre, l’article 47 du Règlement de la Cour ménage à celle-ci une grande latitude
lorsque deux ou plusieurs affaires sont liées :
«La Cour peut à tout moment ordonner que les instances dans deux ou plusieurs
affaires soient jointes. Elle peut ordonner aussi que les procédures écrites ou orales, y
compris la présentation de témoins, aient un caractère commun ; ou elle peut, sans
opérer de jonction formelle, ordonner une action commune au regard d’un ou
plusieurs éléments de ces procédures.»
3.12. En l’espèce, le Nicaragua se félicitera de toute décision procédurale permettant de
réaliser une économie de procès, qu’il s’agisse d’une jonction à part entière ou, à tout le moins,
d’un examen conjoint de ses demandes reconventionnelles et de la demande principale du Costa
Rica. Ces deux solutions iraient l’une et l’autre dans l’intérêt d’une bonne administration de la
justice.
QUATRIÈME PARTIE
CONCLUSIONS
4.1. Pour les raisons exposées dans son contre-mémoire et dans les présentes observations, la
République du Nicaragua prie la Cour de dire et juger que :
elle a compétence pour connaître des demandes reconventionnelles présentées par le Nicaragua
dans son contre-mémoire ;
ces demandes reconventionnelles sont recevables ;
132 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine
c. Yougoslavie), demandes reconventionnelles, ordonnance du 17 décembre 1997, C.I.J. Recueil 1997, p. 257, par. 30.
Voir également Plates-formes pétrolières (République islamique d’Iran c. Etats-Unis d’Amérique), demande
reconventionnelle, ordonnance du 10 mars 1998, C.I.J. Recueil 1998, p. 205, par. 43 et Activités armées sur le territoire
du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), ordonnance du 29 novembre 2001, C.I.J. Recueil 2001,
p. 680, par. 44.
- 26 -
La Cour est également priée de procéder à une jonction d’instances entre l’affaire relative à
Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière et celle relative à la
Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan, en application de l’article 47
de son Règlement.
La Haye, le 30 janvier 2013.
L’agent de la République du Nicaragua,
(Signé) Carlos J. ARGÜELLO GÓMEZ.
___________
Observations écrites du Nicaragua sur la recevabilité de ses demandes reconventionnelles