Résumé de l'arrêt du 1 avril 2011

Document Number
16426
Document Type
Number (Press Release, Order, etc)
2011/2
Date of the Document
Document File
Document

COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
Palais de la Paix, Carnegieplein 2, 2517 KJ La Haye, Pays-Bas
Tél : +31 (0)70 302 2323 Télécopie : +31 (0)70 364 9928
Site Internet : www.icj-cij.org

Résumé
Document non officiel

Résumé 2011/2
Le 1 avril 2011

Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de

discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie)

Exceptions préliminaires

er
Résumé de l’arrêt du 1 avril 2011

Historique de la procédure (par. 1-19)

La Cour commence par rappeler que, le 12août 2008, le Gouvernement de la Géorgie a
déposé au Greffe de la Cour une requête introduc tive d’instance contre la Fédération de Russie au
sujet d’un différend relatif à des «actes commis sur le territoire de la Géorgie et dans les environs»
en violation de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination

raciale (ci-après la «CIEDR») du 21 décembre 1965. Dans sa requête, la Géorgie a invoqué, pour
fonder la compétence de la Cour, l’article22 de la CIEDR, entrée en vigueur entre les Parties
le 2 juillet 1999.

Suit un historique complet de la procédure, dans lequel la Cour mentionne notamment la

demande en indication de mesures conservatoires déposée par le demandeur le 14août2008, la
«demande en indication de mesures conservatoires modifiée» soumise par la Géorgie le
25août2008, et l’ordonnance du 15octobre2008, par laquelle la Cour, après avoir entendu les
Parties, a indiqué certaines mesures conservatoires aux deux Parties.

er
La Cour rappelle aussi que, le 1 décembre2009, la Fédération de Russie a soulevé des
exceptions préliminaires à sa co mpétence, en conséquence de quoi la Cour, par ordonnance
du11décembre2009, constatant que la pro cédure sur le fond était suspendue, a fixé
er
au 1 avril2010 la date d’expiration du délai dans lequel la Géorgie pourrait présenter un exposé
écrit contenant ses observations et conclusions sur les exceptions préliminaires soulevées par la
Fédération de Russie. La Géorgie a déposé un tel e xposé dans le délai ainsi fixé, et l’affaire s’est
alors trouvée en état pour ce qui est des exceptions préliminaires. Des audiences publiques sur ces

exceptions préliminaires ont été tenues du lundi 13septembre au vendredi 17septembre2010, au
cours desquelles les deux Parties ont été entendues en leurs plaid
oiries et réponses.

Les conclusions ci-après ont été présentées au nom du Gou
vernement de la Fédération de

Russie, dans les exceptions préliminaires : - 2 -

«Pour les motifs exposés ci-dessus, la Fédération de Russie prie la Cour de dire
et juger qu’elle n’a pas compétence pour connaître des demandes que la Géorgie a

formulées dans sa requête du 12 août 2008 contre la Fédération de Russie.»

Les conclusions ci-après ont été présentées au nom du Gouvernement de la Géorgie, dans les
observations écrites sur les exceptions préliminaires :

«Pour ces motifs, la Géorgie prie la Cour

1. de rejeter les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie ;

2. de se déclarer compétente pour connaître des demandes présentées par la Géorgie,
et de dire que ces demandes sont recevables.»

La Cour rappelle en outre que, dans la procédure orale sur les exceptions préliminaires, les

conclusions ci-après ont été présentées par les Parties :

Au nom du Gouvernement de la Fédération de Russie,

à l’audience du 15 septembre 2010 :

«La Fédération de Russie prie la Cour de dire et juger qu’elle n’a pas

compétence pour connaître des demandes que la Géorgie a formulées dans sa requête
du 12 août 2008 contre la Fédération de Russie.»

Au nom du Gouvernement de la Géorgie,

à l’audience du 17 septembre 2010 :

«La Géorgie prie la Cour

1. de rejeter les exceptions préliminaires soulevées par la Fédération de Russie ;

2. de se déclarer compétente pour connaître des demandes présentées par la Géorgie,

et de dire que ces demandes sont recevables.»

Raisonnement de la Cour

I. NTRODUCTION (par. 20-22)

Il est rappelé que dans sa requête, la Géorgie a invoqué l’article 22 de la CIEDR pour fonder

la compétence de la Cour. Cet article se lit comme suit :

«Tout différend entre deux ou plusieurs Etats parties touchant l’interprétation ou
l’application de la présente convention qui n’aura pas été réglé par voie de négociation

ou au moyen des procédures expressément pr évues par ladite Convention sera porté, à
la requête de toute partie au différend, deva nt la Cour internationale de Justice pour
qu’elle statue à son sujet, à moins que l es parties au différend ne conviennent d’un
autre mode de règlement.» - 3 -

La Fédération de Russie a soulevé quatre exceptions préliminaires à la compétence de la
Cour fondée sur l’article22 de la CIEDR. Selon la première exception pr éliminaire, il n’existait

pas de différend entre les Parties touchant l’interp rétation ou l’application de la CIEDR à la date à
laquelle la Géorgie a déposé sa requête. Dans sa deuxième exception préliminaire, la Fédération de
Russie fait valoir que les exigences de procédure relatives à la saisine de la Cour, posées à
l’article22 de la CIEDR, n’ont pas été respectées. Dans sa troisième exception préliminaire, elle

affirme que le comportement illicite qui lui est repr oché s’est manifesté en dehors de son territoire
et que, partant, la Cour n’a pas compétence ratione loci pour connaître de l’affaire. A l’audience,
elle a précisé que cette exception ne revêtait pas un caractère exclusivement préliminaire. Enfin,
selon la quatrième exception préliminaire de la Fédération de Russie, l’éventuelle compétence de la

Cour est limitée ratione temporis aux événements qui se sont produits après l’entrée en vigueur de
la CIEDR entre les Parties, soit le 2 juillet 1999.

II. PREMIÈRE EXCEPTION PRÉLIMINAIRE ⎯ L’ EXISTENCE D ’UN DIFFÉREND (par. 23-114)

La Cour commence par examiner la première exception prélimin aire de la Fédération de
Russie, qui consiste à dire que, «avant le 12août2008, date à laquelle la Géorgie a déposé sa

requête, il n’existait entre les deux Etats aucun di fférend touchant l’interprétation ou l’application
de la CIEDR, au regard de la situation qui régnait en Abkhazie, en Ossétie du Sud et dans les
environs». Pour résumer, la Fédération de Russie a présenté à l’appui de cette exception les deux
arguments suivants: premièrement, s’il exista it un quelconque différend portant sur des actes de

discrimination raciale qui auraient été commis sur le territoire de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud,
ce différend opposerait la Géorgie, d’une part, à l’Abkhazie et à l’Ossétie du Sud, de l’autre, et non
à la Fédération de Russie; deuxièmement, quand bien même il existerait un différend entre la

Géorgie et la Fédération de Russie, celui-ci ne saurait toucher l’application ou l’interprétation de la
CIEDR.

La Cour note que, en réponse, la Géorgie affirme qu’il ressort du dossier de l’affaire que,

pendant plus d’une dizaine d’années et jusqu’au dépôt de sa requête, elle n’a cessé de faire part à la
Fédération de Russie de sa vive préoccupation f ace aux actes illicites de discrimination raciale
attribuables à cet Etat, ce qui atteste clairement l’existence d’un différend de longue date entre les
deux Etats au sujet de questions relevant de la CIEDR.

1. Le sens du mot «différend» (par. 26-30)

La Cour relève que, du point de vue du dro it, la Fédération de Russie soutient pour

commencer que le mot «différend» employé à l’article 22 de la CIEDR revêt un sens spécial plus
étroit que celui qui lui est donné en droit internatio nal général et que, partant, l’existence d’un tel
différend est plus difficile à établir. Elle affirme qu’ en vertu de la CIEDR, les Etats parties ne sont
pas censés avoir un «différend» tant qu’une « question» les opposant n’a pas fait l’objet d’un

processus de cristallisation en ci nq étapes faisant intervenir l es procédures prévues par la
convention. Cette affirmation est fondée sur le libellé des articles 11 à 16 de la CIEDR et sur les
distinctions qui y seraient établies entre les termes «question», «plaintes» et «différends».

La Cour note également que la Géorgie, quant à elle, rejette l’argument selon lequel le terme
«différend» employé à l’article22 a un sens spéci al, et soutient que, dans les dispositions
pertinentes de la CIEDR, et notamment dans les articles 12 et 13, les termes «affaire», «question»
et «différend» sont employés sans distinction et sans la moindre indication qu’un sens particulier

devrait leur être conféré. - 4 -

La Cour ne considère pas que les termes «qu estion», «plainte», «différend» et «litige» sont
employés aux articles11 à16 de la convention d’une façon aussi méthodique qu’elle justifie une

interprétation plus étroite qu’à l’accoutumée du terme «différend» à l’article 22. En outre, le terme
«différend» apparaît, au début de l’article22 de la CIEDR, de la même manière que dans les
clauses compromissoires de plusieurs autres conventions adoptées à l’époque de l’élaboration de la
CIEDR: «Tout différend entre deux ou plusieur s Etats parties touchant l’interprétation ou

l’application de la présente convention...» (par exemple, l’article premier du protocole de signature
facultative des conventions sur le droit de la me r de 1958 concernant le rè glement obligatoire des
différends, l’article48 de la conve ntion unique sur les stupéfiants de1961 ou l’article64 de la
convention pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre Etats et ressortissants

d’autres Etats de1965). Cette uniformité d’usage laisse à penser qu’il n’y a pas de raison de
s’écarter du sens généralement admis du terme «différend» dans la clause compromissoire
contenue dans l’article 22 de la CIEDR. Enfin, la Fédération de Russi e n’a, en tout état de cause,
nullement précisé dans son argumentation sur ce point quelle devait être l’interprétation plus étroite

de ce terme. Aussi la Cour écarte-t-elle ce premier argument de la Fédération de Russie et en
vient-elle à l’examen du sens général du mot «différend», lorsque celui-ci est employé au regard de
sa compétence.

La Cour rappelle sa jurisprudence constante sur cette question, à commencer par le prononcé
fréquemment cité de la Cour perm anente de Justice internationale en l’affaire des Concessions
Mavrommatis en Palestine de1924: «Un différend est un désacc ord sur un point de droit ou de

fait, une contradiction, une opposition de thèses ju ridiques ou d’intérêts entre deux personnes.» La
Cour internationale de Justice à indiqué que la question de savoir s’il existe un différend dans une
affaire donnée demande à être «établie objectivement» par elle et qu’il convient de «démontrer que
la réclamation de l’une des parties se heurte à l’ opposition manifeste de l’autre». La Cour, pour se

prononcer, doit s’attacher aux faits. Il s’agit d’une question de fond, et non de forme. Comme la
Cour l’a reconnu dans sa jurisprudence, l’existence d’un différend peut être déduite de l’absence de
réaction d’un Etat à une accusation, dans des circ onstances où une telle réaction s’imposait. Bien
que l’existence d’un différend et la tenue de négociations soient par principe deux choses

distinctes, les négociations peuvent aider à démontrer l’existence du différend et à en circonscrire
l’objet.

En principe, le différend doit exister au mome nt où la requête est soumise à la Cour, ce dont

les Parties conviennent. De plus, en ce qui concerne son objet, le différend doit, pour reprendre les
termes de l’articl22 de la CIEDR, «touch[er] l’interprétation ou l’application de
la … convention». S’il n’est pas nécessaire qu’un Etat mentionne expressément, dans ses échanges
avec l’autre Etat, un traité particulier pour être ensuite admis à invoquer ledit traité devant la Cour,

il doit néanmoins s’être ré féré assez clairement à l’objet du tra ité pour que l’Etat contre lequel il
formule un grief puisse savoir qu’un différend existe ou peut exister à cet égard. Une référence
expresse ôterait tout doute quant à ce qui, selon cet Etat, constitue l’objet du différend et
permettrait d’en informer l’autre Etat. Les Par ties conviennent qu’une te lle référence n’a pas été

faite en la présente espèce.

2. Les éléments de preuve relatifs à l’existence d’un différend (par. 31-39)

La Cour recherche ensuite si les éléments de preuve que lui ont présentés les Parties
démontrent que, au moment du dépôt de la re quête, c’est-à-dire le 12août2008, un différend
concernant l’interprétation ou l’application de la CIEDR opposait la Géorgie, comme celle-ci le

soutient, à la Fédération de Russie. Elle doit dé terminer 1)si le dossier de l’affaire révèle
l’existence d’un désaccord sur un point de droit ou de fait entre les deux Etats ; 2) si ce désaccord - 5 -

touche «l’interprétation ou l’application» de la CIEDR, comme l’exige l’article22 de celle-ci; et
3)si ledit désaccord existait à la date du dépôt de la requête. A cet effet, elle doit établir si la

Géorgie a formulé une réclamation en ce sens et si celle-ci s’est heurtée à l’opposition manifeste de
la Fédération de Russie, de sorte qu’il existe un différend au sens de l’article 22 de la CIEDR entre
les deux Etats.

Avant de passer à l’examen des éléments de preuve qui peuvent lui permettre de répondre à
ces questions, la Cour fait observer que, de tout e évidence, des différends ont effectivement surgi
entre le mois de juin1992 et le mois d’août 2008 au sujet des événements en Abkhazie et en
Ossétie du Sud. Ces différends portaient sur une sé rie de questions, parmi lesquelles le statut de

l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, le déclenchem ent de conflits armés ou des violations alléguées
du droit international humanitaire et du droit relatif aux droits de l’homme, y compris des droits des
minorités. C’est donc dans cette situation complexe qu’il convient d’établir si le différend allégué
par la Géorgie et nié par la Fédération de Russi e existe. Une situation donnée peut englober des

différends ayant trait à plusieurs corpus juridiqu es et ne relevant pas des mêmes procédures de
règlement ; les Parties en conviennent.

Les Parties ont renvoyé la Cour à de nombreux documents et déclarations relatifs à des

événements qui se sont déroulés en Abkhazie et en Ossétie du Sud au cours de la période allant
de 1990 à la date du dépôt de la re quête de la Géorgie et au-delà. En exposant leur argumentation,
elles ont mis l’accent sur ceux de ces documents et déclarations qui revêtent un caractère officiel.
C’est à ces derniers que la Cour limite son examen.

Les Parties ont également fait la distinction entr e les documents et déclarations antérieurs au
2 juillet 1999 ⎯date à laquelle la Géorgie est deve nue partie à la CIEDR, une relation

conventionnelle s’étant ainsi instaurée entre elle et la Fédéra tion de Russie en vertu de cet
instrument ⎯ et les documents et déclarations ultérieurs , et, en ce qui concerne ces derniers, entre
ceux qui précèdent le conflit armé qui a débuté dans la nuit du7 au 8août2008 et ceux qui sont
datés des jours suivants, jusqu’au 12 août, date du dépôt de la requête. La Géorgie a précisé que, si

elle avait cité certaines déclarations relatives à des événements antérieurs à1999, ce n’était «pas
pour étayer les arguments [qu’elle avait] avancés à l’encontre de la Russie dans la présente affaire,
mais pour démontrer que le différend avec la Russ ie au sujet du nettoyage ethnique exist[ait]
depuis longtemps, qu’il [était] fondé et qu’il n’[était ] pas d’invention récente». La Cour distingue,

elle aussi, entre les documents et déclarations qui remontent, respectivement, aux périodes
antérieure et postérieure à la date à laquelle la Géorgie est devenue partie à la CIEDR.

Ces documents et déclarations diffèrent également les uns des autres par leurs auteurs, les

personnes auxquelles ils étaient destinés et celles qu’ils ont vraisemblablement ou effectivement
touchées, les circonstances dans lesquelles ils ont été établis ainsi que leur contenu. Certains
émanent de l’exécutif ou de membres de l’exécutif de l’une ou l’autre Partie ⎯ le président, le

ministre ou le ministère des affaires étrangères et d’autres ministères ⎯, d’autres du Parlement, en
particulier celui de la Géorgie, et de parlementa ires. Certains sont des déclarations faites à la
presse ou des propos tenus à l’occasion d’une interv iew, d’autres des procès-verbaux internes de
réunions, dressés par l’une des Parties. Certains ont des destinataires particuliers, notamment dans

le cas où un membre de l’exécutif (le président ou le ministre des affaires étrangères) s’adresse à
son homologue de l’autre Partie, à une organisation internationale ou à un de ses responsables, tel
que le Secrétaire général de l’Organisation des NationsUnies ou le président du Conseil de
sécurité. Il se peut que l’autre Partie ne soit pas membre de l’organisation ou de l’organe en

question. Les rapports présentés aux organes de surveillance de l’application des traités, tels que le
Comité des droits de l’homme, le Comité pour l’ élimination de la discrimination raciale et le
Comité contre la torture, forment une catégorie particulière, de même que les résolutions

concernant l’Abkhazie adoptées par le Conseil de sécurité entre1993 et le mois d’avril2008.
D’autres documents encore font état d’accords conclus entre différentes parties ou sont les
procès-verbaux officiels des réunions tenues entre e lles, c’est-à-dire, dans certains cas, la «partie
abkhaze», la «partie sud-ossète», la «partie nord-ossèt e», face à la seule Géorgie, et dans d’autres, - 6 -

la Géorgie, la Russie et les deux «parties ossètes». Le terme «parties» désigne tantôt les parties au
conflit, tantôt les parties à l’accord. Le cas échéa nt, le Haut Commissariat des Nations Unies pour

les réfugiés (HCR) et l’Organisation pour la sécuri té et la coopération en Europe (OSCE) sont
également signataires des accords en question, sans toutefois y être mentionnés en tant que parties.

Les Parties se sont principalement attachées au contenu de ces documents et déclarations, et

la Cour fait de même. A ce stade, elle fait observer qu’il serait plus aisé de démontrer l’existence
d’un différend entre les Parties si un échange entre elles mettait en évidence des positions
diamétralement opposées à propos de leurs droits et obligations respectifs en ce qui concerne
l’élimination de la discrimination raciale mais que , ainsi qu’elle l’a déjà indiqué, l’existence d’un

différend peut, dans certaines circonstances, être déduite de l’absence de réaction à une accusation.
Par ailleurs, en droit international comme dans la pratique, c’est en règle générale l’exécutif qui
représente l’Etat dans ses relations internationales et s’exprime en son nom sur le plan
international. Une attention toute particulière est donc accordée aux déclarations faites ou

entérinées par l’exécutif de chacune des Parties.

La Fédération de Russie affirme que le di fférend qui l’a opposée à la Géorgie portait
principalement sur l’emploi illicite de la force a uquel elle aurait eu recours après le7août2008.

La Géorgie, en revanche, met l’accent sur les références faites dans les déclarations au «nettoyage
ethnique» ainsi qu’aux entraves au retour des réfugiés et des personnes déplacées. La Cour, en
cherchant à établir quelle valeur juridique accorder aux documents et déclarations auxquels les
Parties se sont principalement attachées, tient compte de ces questions.

Avant d’en venir à l’examen de ces documents et déclarations, la Cour s’intéresse aux
accords conclus dans les années1990 et aux résolu tions que le Conseil de sécurité a adoptées à
partir de cette période jusqu’au début de l’année 2008. Ces accords et résolutions forment une part

importante du contexte dans lequel les déclarati ons invoquées par les Parties ont été faites. Ils
permettent en particulier de mi eux cerner les différents rôles joués par la Fédération de Russie
au
cours de la période considérée.

3. Les accords pertinents et les résolutions du Conseil de sécurité (par. 40-49)

La Cour rappelle entre autres que, en ce qui concerne l’Ossétie du Sud, la Géorgie et la

Fédération de Russie conclurent, le 24juin199 2, un accord sur les principes du règlement du
conflit osséto-géorgien (l’accord de Sotchi). L’ accord prévoyait un cessez-le-feu et le retrait des
formations armées (certains contingents de la Fédération de Russie étant expressément
mentionnés), ainsi que la création d’une commission de contrôle conjointe chargée de surveiller

l’exécution de ces mesures, composée de représenta nts de toutes les parties impliquées dans le
conflit. La Cour rend compte des réunions tenues et décisions prises par la Commission de
contrôle conjointe (CCC).

En ce qui concerne l’Abkhazie, la Cour rappelle que le président de la Fédération de Russie
et le président du conseil d’Etat de la République de Géorgie signèrent, le 3septembre1992,
l’accord de Moscou. Ils y faisaient état de la participation «des dirigeants de l’Abkhazie, des
républiques du Nord-Caucase, des régions et des di stricts de la Fédération de Russie» à leurs

discussions. L’accord prévoyait un cessez-le-feu, confirmait la nécessité de respecter les règles
internationales dans le domaine des droits de l’homme et des droits des minorités, ainsi que le
caractère inadmissible des discriminations, et di sposait que «[l]es troup es de la Fédération de
Russie, provisoirement déployées sur le territoir e de la Géorgie, y compris en Abkhazie,

observer[ai]ent une stricte neutralité». Le 9juille t1993, le Conseil de sécurité demandait au
Secrétaire général de prendre les dispositions nécessaires en vue du déploiement d’une mission
d’observateurs militaires, une fois que le cessez- le-feu entre le Gouvernement géorgien et les

autorités abkhazes aurait été appliqué (résolution 849 (1993) du Conseil de sécurité). L’accord de
cessez-le-feu fut signé le27juillet1993, grâce à la médiation du vice-ministre des affaires - 7 -

étrangères de la Fédération de Russie agissant en tant que facilitateur, et la commission conjointe
fut établie. Les parties à cet accord jugeaient n écessaire de demander le déploiement d’une force

internationale de maintien de la paix dans les zones de conflit, tout en précisant que, «[s]ous
réserve de consultations avec l’Organisation des NationsUnies, le contingent militaire russe
temporairement déployé p[ouvait] participer à l’exécution de cette tâche». La Mission
d’observation des NationsUnies en Géorgie (MONUG) fut créée le 24août1993 par la

résolution 858 (1993) du Conseil de sécurité. La Cour se penche sur d’autres accords et résolutions
du Conseil de sécurité pertinents (notamment les résolutions876(1993), 934(1994), 901(1994),
937 (1994) et 1036 (1996)), ainsi que sur les négocia tions entre les parties géorgienne et abkhaze,
tenues à Genève du 30novembre au 1 erdécembre1993, sous les auspices des NationsUnies, en

présence de la Fédération de Russie en tant que facilitateur et d’un représentant de la CSCE
⎯ connues sous le nom de «processus de Genève». La Cour rappelle que ce processus de Genève
fut soutenu par le groupe des amis du Secrétaire général (composé de la France, de l’Allemagne, de

la Fédération de Russie, du Royaume-Uni et des Et ats-Unis d’Amérique). Eere rappelle également
que ce n’est qu’après le conflit ar mé du mois d’août2008, le 1 septembre, que la Géorgie
demanda qu’il soit mis fin à l’opération de la force collective de maintien de la paix.

4. Les documents et déclarations antérieurs au 2juillet1999, date à laquelle la CIEDR est
entrée en vigueur entre les Parties (par. 50-64)

La Cour examine les documents et déclarations antérieurs au 2 juillet 1999 que la Géorgie a

cités pour démontrer que, pendant la période où elle n’était pas encore liée par la CIEDR, un
différend l’opposait à la Fédération de Russie au sujet d’actes de discrimination raciale commis par
celle-ci, et plus particulièrement par ses forces armées, à l’encontre de Géorgiens de souche. A cet

égard, elle rappelle que ces documents et déclara tions peuvent aider à replacer dans leur contexte
les documents ou déclarations postérieurs à l’entrée en vigueur de la CIEDR entre les Parties.

La Cour conclut qu’aucun de ces documents ou déclarations ne permet d’établir qu’un

différend au sujet d’actes de discrimination racial e existait en juillet1999. Les motifs de cette
conclusion sont donnés, pour chac un d’entre eux, dans les paragraphes qui précèdent. Ces motifs
tiennent aux auteurs des déclarations ou documents, aux personnes auxquelles ils étaient destinés
ou qui en ont effectivement eu connaissance et à leur contenu. Plusieurs de ces documents et

déclarations émanaient du Parlement géorgien ou de représentants du Parlement ; l’exécutif ne les a
pas entérinés et ne leur a pas donné suite. En fin, sur le plan du contenu, ces documents ou
déclarations dénonçaient tous des actes commis pa r les autorités abkhazes, souvent qualifiées de
«séparatistes», et non par la Fédéra tion de Russie ; ou le prétendu emploi illicite de la force, ou le

statut de l’Abkhazie et non la discrimination raciale; et lorsque des faits invoqués ⎯ en général
des obstacles mis au retour des réfugiés et des personnes déplacées ⎯ semblent éventuellement
pertinents, ils s’inscrivent de manière incidente dans le cadre d’une revendication plus vaste,

concernant le statut de l’Abkhazie, le retrait des troupes russes ou le prétendu emploi illicite de la
force par celles-ci.

De l’avis de la Cour, il ressort de cette conclusion générale et des conclusions spécifiques

tirées au sujet de chaque document et déclaration que la Géorgie ne s’est référée à aucun document
ou déclaration antérieur à la date à laquelle elle est devenue partie à la CIEDR (juillet1999) et
attestant, comme elle l’affirme, que «le différend avec la Russie au sujet du nettoyage ethnique
existe depuis longtemps, qu’il est fondé, et qu’il ne s’agit pas d’une invention récente». La Cour

ajoute que, même si tel était le cas, ce différend, bien que concernant la discrimination raciale,
n’aurait pu toucher à l’interprétation ou à l’appli cation de la CIEDR; cet instrument, en son
article 22, ne donne compétence à la Cour que pour connaître des différends qui le concernent. - 8 -

5. Les documents et déclarations postérieurs à l’entrée en vigueur de la CIEDR entre les
Parties et antérieurs au mois d’août 2008 (par. 65-105)

La Cour estime qu’il convient tout d’abord d’ examiner dans leur ensemble les rapports que
les deux Parties ont présentés après 1999 aux organes de suivi des traités. Ces rapports ont trait à la
CIEDR, au pacte international relatif aux dro its économiques, sociaux et culturels, au pacte

international relatif aux droits civils et politiques et à la convention contre la torture et aux autres
traitements cruels, inhumains ou dégradants.

La Cour fait observer qu’un Etat peut faire grief à un autre Etat d’agir en violation des

obligations que lui impose la CIEDR sans pour autant engager la procédure en question. Elle
relève aussi que, en général, les mécanismes selon lesquels les Etats font régulièrement rapport aux
organes de surveillance s’appliquent entre l’Etat qui présente son rapport et le comité compétent ;
l’Etat intéressé rend compte des mesures qu’il a prises pour mettre en Œuvre le traité. Ce type de

mécanisme n’est pas conçu pour faire intervenir d’autres Etats et ne concerne pas leurs obligations.
Au vu de ces éléments et des rapports auxquels il a été fait référence dans la présente affaire, ainsi
que des discussions et observations que ces derniers ont suscitées, la Cour estime qu’en l’espèce,
les rapports présentés aux comités ne permettent pas de se prononcer sur l’existence d’un différend.

Examinant les documents et déclarations versés au dossier qui sont postérieurs à l’entrée en
vigueur de la CIEDR entre les Parties et antéri eurs au mois d’août2008, la Cour mentionne
notamment une résolution adoptée par le Parlement géorgien en octobre2001. Cette résolution

commence par une évocation des souffrances dues aux «conséquences tragiques du séparatisme, du
terrorisme international et de l’agression». Le Parlement y affirmait que la politique de nettoyage
ethnique n’avait pas cessé depuis le déploiement de la force russe de maintien de la paix sous
l’égide de la CEI. Dans cette résolution, la Fédération de Russie apparaissait désormais comme

une partie au conflit.

La Cour note que, aux fins d’apprécier la r ésolution du Parlement géorgien d’octobre 2001,
elle doit notamment, comme en ce qui concerne l es autres documents et déclarations invoqués par

les Parties, tenir compte des différents rôles joués par la Fédération de Russie au sein de la force de
maintien de la paix de la CEI, en tant que facilita teur et en tant que membre du groupe des amis du
Secrétaire général. Dès lors, et étant donné que cette résolution n’a pas été entérinée par le
Gouvernement géorgien, la Cour ne saurait lui accor der aucune valeur juri dique aux fins de la

présente espèce.

La Cour poursuit son analyse des documents et d éclarations datant de la période à l’examen,
notamment la résolution1393(2002) du Conseil de sécurité, des documents relatifs à l’issue de

rencontres de haut niveau entre les représentants des Parties, divers échanges entre les Parties ainsi
qu’un certain nombre de résolutions adoptées par le Parlement géorgien et communiquées au
Secrétaire général par le représentant permanen t de la Géorgie, dont une résolution datée du
11octobre2005. S’agissant de cette dernière, la Cour note que le représentant permanent de la

Géorgie s’y référa dans une lettre en date du 27 octobre 2005, adressée au président du Conseil de
sécurité. La résolution du Parlement n’y était pas entérinée par l’exécutif géorgien. La Cour
conclut qu’elle ne peut discerner dans cette lettre aucune accusation, formulée par le Gouvernement

géorgien contre la Fédération de Russie, d’avoir manqué à des obligations au titre de la CIEDR.

La Cour rappelle que la Géorgie a mis l’ accent sur les résolutions de son Parlement qui
furent communiquées à l’Organisation des NationsUn ies et considère comme significatif le fait

que chaque fois que le Gouvernemen t géorgien a transmis au Secrétaire général des résolutions du
Parlement géorgien pour qu’elles soient distri buées en tant que document de l’Organisation des
Nations Unies, il ne s’est jamais référé à des point s de l’ordre du jour se rapportant à l’objet de la
CIEDR ⎯comme la discrimination raciale, ou, le cas échéant, les réfugiés et les personnes

déplacées ⎯ ni, plus généralement, à des instruments relatifs aux droits de l’homme. De même, la
Cour conclut que, à une exception près, les déclarations relatives aux zones de conflit émanant du - 9 -

Gouvernement géorgien et transmises au Secrétaire général et au président du Conseil de sécurité
par le représentant permanent de la Géorgie en août et en septembre2006, en septembre et en

octobre2007, et en mars et avril2008, n’indi quent pas que la Fédération de Russie s’est rendue
responsable d’actes de discrimination raciale.

La Cour, ayant examiné les documents et décl arations des Parties et autres intervenants

relatifs à la période allant de1999 à juillet2008 , conclut, pour les raisons indiquées à propos de
chacun d’entre eux, qu’il n’existait alors aucun di fférend d’ordre juridique entre la Géorgie et la
Fédération de Russie au sujet du respect par celle-ci de ses obligations en vertu de la CIEDR.

6. Le mois d’août 2008 (par. 106-114)

Examinant les événements qui se sont déroulés au début du mois d’août 2008, en particulier
les hostilités armées qui commencèrent en Ossétie du Sud dans la nuit du 7 au 8 août 2009, la Cour

observe que, si les griefs formulés à l’encontre de la Fédération de Russie par la Géorgie entre le
9et le 12août2008 (date du dépôt de la requête de la Géorgie) portaient essentiellement sur le
prétendu recours à la force, ils se référaient au ssi expressément à un prétendu nettoyage ethnique

perpétré par les forces russes.

La première déclaration datant de cette période citée par la Gé orgie est le décret présidentiel
du 9 août 2008 sur la proclamation de l’état de gue rre et la mobilisation générale. La Cour observe

que rien dans ce décret n’accuse la Fédération de Russie d’avoir violé ses obligations en matière
d’élimination de la discrimination raciale. Il y est question du recours prétendument illicite à la
force armée.

La Cour se penche ensuite sur une conférence de presse destinée aux journalistes étrangers
organisée le 9 août 2008, au cours de laquelle le présidentSaakachvili fit une déclaration dans
laquelle il commençait par accuser «la Fédération de Russie…de s’être livrée à une véritable
invasion militaire de la Géorgie». Il tenait également à préciser que les soldats russes avaient

«procédé au nettoyage ethnique de toutes les zones placées sous leur contrôle» en Ossétie du Sud et
qu’ils «organis[aient] le nettoyage ethnique des Géorgiens de souche en Haute-Abkhazie». Le
lendemain, 10août2008, le repr ésentant de la Géorgie à une séance du Conseil de sécurité
convoquée à la demande de ce pays mentionna, dans sa première déclaration, «[l]e processus

d’extermination de la population géorgienne», mais c’est dans la première déclaration du
représentant de la Fédération de Russie, faisant référence aux réfugiés fuyant l’Ossétie du Sud en
direction de la Fédération de Russie en conséquence du «nettoyage ethnique» commis par les
dirigeants géorgiens, qu’il fut pour la premiè re fois expressément question de discrimination

raciale. Le représentant de la Géorgie ré pondit: «Nous ne pouvons pas [fermer les yeux]
aujourd’hui, car c’est précisément l’intention de la Russie: éliminer l’Etat géorgien et exterminer
sa population.» Dans une nouvelle intervention, le représentant de la Fédération de Russie précisa
que «les intentions de la Fédération de Russie dans cette situation [étaient] de garantir que les

peuples de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie n’aur[aient] pas à craindre pour leur vie ou pour leur
identité». La Cour observe que les populations civiles vivant dans des régions qui subissent
directement les conséquences d’un conflit ar mé prolongé tentent souvent de fuir ⎯ en l’espèce les

Géorgiens vers d’autres zones de la Géorgie et les Ossètes vers la Fédération de Russie.

Le 11août2008, le ministère géorgien d es affaires étrangères publia le communiqué de
presse suivant :

«Selon des informations fiables détenues par le ministère géorgien des affaires
étrangères, des militaires russes et les sépar atistes procèdent à l’arrestation massive
des civils pacifiques de souche géorgienne qui se trouvent encore sur le territoire de la

région de Tskhinvali pour les concentrer sur la commune du village de Kourta». - 10 -

Ce même jour, le 11août, le présidentSaakachvili, dans une interview diffusée sur CNN,
formula de nouvelles accusations «de nettoyage ethnique» de la population géorgienne d’Abkhazie

et d’Ossétie du Sud commis par les soldats russes.

Le lendemain, c’est-à-dire le 12 août 2008, à l’occasion d’une conférence de presse conjointe
avec le ministre finlandais des affaires étrangères en sa qualité de président en exercice de l’OSCE,

le ministre des affaires étrangères de la Fédération de Russie fit la déclaration suivante :

«Deux jours après que [la secrétaire d’Etat des Etats-Unis d’Amérique]
MmeRice m’a exhorté à ne pas employer de telles expressions, M.Saakachvili…a

proféré des propos hystériques, accusant la partie russe de chercher à annexer
l’ensemble de la Géorgie, sans hésiter à em ployer le terme de nettoyage ethnique;
mais il est vrai que c’est la Russie qu’il accusait de tels actes.»

La Cour observe que, si les griefs formulés par la Géorgie entre le9 etle 12août2008
portaient essentiellement sur le prétendu recours illicite à la force, ils se référaient aussi
expressément à un prétendu nettoyage ethnique perpétré par les forces russes. Ces griefs visaient
directement la Fédération de Russie et non telle ou te lle autre partie aux conflits antérieurs, et ils

furent rejetés par la Fédération de Russie. La Cour en conclut qu e les échanges qui eurent lieu le
10août2008 entre les représentants de la Géorgie et de la Fédération de Russie au Conseil de
sécurité, les accusations formulées les 9 et 11 août par le président de la Géorgie et la réponse qui
leur fut donnée le 12août par le ministre russe des affaires étrangères attestent que, ce jour-là,

c’est-à-dire le jour où la Géorgie déposa sa requête, un différend relatif au respect par la Fédération
de Russie de ses obligations en vertu de la CI EDR invoquées par la Géorgie existait entre ces deux
Etats.

La première exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie est donc rejetée.

III. DEUXIÈME EXCEPTION PRÉLIMINAIRE ⎯ C ONDITIONS PROCÉDURALES POSÉES À

L’ARTICLE 22 DE LA CIEDR (par. 115-184)

1. Introduction (par. 115-121)

La Cour examine ensuite la deuxième excepti on préliminaire, par laque lle la Fédération de
Russie affirme que la Géorgie ne peut saisir la Cour, faute d’avoir satisfait aux deux conditions
procédurales préalables énoncées à l’article 22 de la CIEDR, à savoir les négociations et le recours

aux procédures expressément prévu es par la convention. Pour sa part, la Géorgie soutient que
l’article 22 n’établit aucune obligation expresse de négocier ou de recourir aux procédures prévues
par la CIEDR avant de saisir la Cour.

2. Le point de savoir si l’article22 de la CI EDR établit des conditions procédurales pour la
saisine de la Cour (par. 122-147)

A l’appui de leurs interprétations respectives de l’article22 de la CIEDR, les Parties

avancent un certain nombre d’arguments qui ont trait : a) au sens ordinaire des termes utilisés dans
cet article, considérés dans leur contexte et à lalumière de l’objet et du but de la convention, les
Parties invoquant, pour étayer leurs positions resp ectives à cet égard, la jurisprudence de la Cour
relative à des clauses compromissoires de nature comparable ; et b) aux travaux préparatoires de la

convention. - 11 -

a) Le sens ordinaire de l’article 22 de la CIEDR (par. 123-141)

La Cour commence par rappeler les positions des Pa rties. Elle précise ensuite que, avant de
livrer son interprétation de l’artic le22 de la CIEDR, elle tient à formuler trois observations
liminaires.

Premièrement, la Cour rappelle qu’elle a, au paragraphe114 de son ordonnance du
15octobre2008, précisé que «la formule «[t]out différend…qui n’aura pas été réglé par voie de
négociation…», prise dans son sen s naturel, ne donne pas à penser que la tenue de négociations
formelles au titre de la convention … constitu[e une] conditio[n] préalabl[e] [à laquelle] il doit être

satisfait avant toute saisine de la Cour». Toutefois, elle a également relevé que «l’article22
donne…à penser que la Partie demanderesse doit avoir tenté d’engager, avec la Partie
défenderesse, des discussions sur des questions pouvant relever de la CIEDR».

La Cour rappelle en outre avoir précisé, dans la même ordonnance, que cette conclusion
provisoire ne préjugeait en rien sa décision finale sur la question de savoir si elle a compétence
pour connaître de l’affaire au fond, question qu ’il convient d’aborder après avoir examiné les
écritures et les plaidoiries des deux Parties.

Deuxièmement, la Cour est priée d’établir si un Etat, avant de la saisir, doit recourir à
certaines procédures. A cet égard, elle note que les termes «condition» et «condition préalable»
sont employés tantôt comme des synonymes, tantôt comme des termes distincts. En substance, il

n’y a pas de différence entre eux, si ce n’est que, lorsqu’il est employé seul, le terme «condition»
peut englober, outre les conditions préalables, d’autres conditions qui doivent être réunies
simultanément ou postérieurement à tel ou tel fait. Pour autant que les exigences procédurales
énoncées à l’article22 de la convention constituent des conditions, elles doivent être considérées

comme préalables à la saisine de la Cour même quand le terme «conditions» n’est pas assorti d’une
limite temporelle.

Troisièmement, il n’est pas rare que les clau ses compromissoires conférant compétence à la

Cour ou à d’autres juridictions internationales mentionnent le recours à des négociations.
Ce recours remplit trois fonctions distinctes. En premier lieu, il permet de notifier à l’Etat
défendeur l’existence d’un différend et d’en délimite r la portée et l’objet. Tel est précisément ce
que la Cour permanente de Jus tice internationale avait à l’espr it lorsqu’elle a déclaré, dans

l’affaire Mavrommatis, que, «avant qu’un différend fasse l’objet d’un recours en justice, il importe
que son objet ait été nettement défini au moyen de pourparlers diplomatiques».

En deuxième lieu, il incite les parties à tenter de régler leur différend à l’amiable, évitant

ainsi de s’en remettre au jugement contraignant d’un tiers.

En troisième lieu, le recours préalable à des négociations ou à d’autres modes de règlement
pacifique des différends joue un rôle important en ce qu’il indique les limites du consentement

donné par les Etats.

La Cour s’attache ensuite à déterminer le sen s ordinaire des termes utilisés dans l’article 22
de la CIEDR, en vue d’établir si cet article contient des conditions préalables à sa saisine. Laissant

de côté la question de savoir si les deux mode s de règlement pacifique sont alternatifs ou
cumulatifs, la Cour relève que l’article 22 de la CIEDR limite les «différend[s]» qui pourront être
soumis à la Cour à ceux «qui n’aur[ont] pas été réglé[s]» par les moyens de règlement pacifique
précisés dans cet article. Il doit être donné effet à ces termes. Si l’on interprétait l’article 22 de la

convention comme signifiant, ainsi que le soutient la Géorgie, qu’il suffit, en fait, que le différend
n’ait pas été résolu (par la négociation ou par les procédures prévues par la convention), cela
reviendrait à priver d’effet un passage essentiel de cette disposition. - 12 -

De plus, il va de soi que si, en fait, un diffé rend a été réglé, il cesse d’en être un. Par
conséquent, si les mots «qui n’aur[ont] pas été réglé[s]» devaient être interprétés comme posant

pour seule condition que le différend porté devant la Cour existe effectivement, ils n’auraient
aucune utilité. De même, le choix exprès de deux modes de règlement, à savoir des négociations
ou les procédures spécialement prévues par la convention, dénote une obligation positive de
recourir à ces modes de règlement préalablement à la saisine de la Cour.

La Cour relève aussi que, pour la formule susmentionnée, la version française emploie le
futur antérieur, tandis que la version anglaise u tilise l’indicatif présent («[a]ny dispute … which is
not settled by negotiation or by the procedures expressl y provided for in this Convention»). Elle

note que le futur antérieur renforce encore l’idée qu’une action préalable (une tentative de régler le
différend) doit avoir été accomplie avant qu’une autre action (la saisine de la Cour) puisse être
engagée. Les trois autres textes de la convention faisant également foi, à savoir les versions
chinoise, espagnole et russe, n’infirment pas cette interprétation.

La Cour relève en outre que, comme sa devancière, la Cour permanente de Justice
internationale, elle a dû se prononcer à plusieurs re prises sur la question de savoir si la référence
aux négociations c ontenue dans des clauses compromissoires établit une condition préalable à sa

saisine. A titre préliminaire, elle fait observer que, bien que de nature analogue, les clauses
compromissoires dans lesquelles il est fait une réfé rence à des négociations préalables (ainsi que,
dans certains cas, au recours à d’autres modes de règlement des différends) ne sont pas toujours
identiques. Certaines fixent un délai pour la tenue des négociations, dont l’expiration entraînerait

l’obligation de recourir à l’arbitrage ou de saisir la Cour. Il peut y avoir des variations dans les
termes utilisés, telles que «n’aura pas été réglé par» ou «n’est pas susceptible d’être réglé par».
Dans certains cas, en particulier dans des clauses compromissoires plus anciennes, les termes
employés sont «qui n’a pas été» ou «qui ne peut pas être» réglé par «voie de négociation» ou «par

la voie diplomatique».

La Cour examine ensuite sa jurispruden ce relative à des clauses compromissoires
comparables à l’article 22 de la CIEDR. Les de ux Parties invoquent cette jurisprudence à l’appui

de leurs interprétations respectives du sens ordinair e de l’article22. La Cour relève que, dans
chacune des affaires examinées, elle a interprété la référence aux négociations comme posant une
condition préalable à sa saisine.

La Cour estime donc que, pris dans leur sens ordinaire, les termes de l’article22, à savoir
«[t]out différend…qui n’aura pas été réglé pa r voie de négociation ou au moyen des procédures
expressément prévues par ladite Convention», ét ablissent des conditions préalables auxquelles il

doit être satisfait avant toute saisine de la Cour.

b) Les travaux préparatoires (par. 142-147)

A la lumière de cette conclusion, la Cour n’a pas besoin, pour déterminer le sens de
l’article 22, de recourir à d’autr es moyens d’interprétation, tels que les travaux préparatoires de la
CIEDR ou les circonstances dans lesquelles celle-ci a été conclue. La Cour relève cependant que
les Parties ont présenté de nombreux arguments relati fs aux travaux préparatoires et les ont cités à

l’appui de leurs interprétations respectives de la formule «tout différend…qui n’aura pas été
réglé». Dès lors, et étant donné qu’elle s’est, dans d’autres affaires, penchée sur les travaux
préparatoires pour confirmer son interprétation des textes pertinents, la Cour estime qu’il convient,
en l’espèce, d’exposer les vues des Parties et d’examiner ces travaux.

Ayant examiné les arguments d es Parties sur cette question, la Cour relève que, à l’époque
où la CIEDR a été rédigée, l’idée de consentir au règlement obligatoire des différends par la Cour
n’était pas facilement acceptable pour nombre d’Etats. Il est permis de penser que, bien que les

Etats puissent formuler des réserves aux dispositions de la convention prévoyant le règlement - 13 -

obligatoire des différends, des limitations supplémentaires au recours au règlement judiciaire furent
prévues ⎯sous la forme de négociations préalables et d’autres procédures de règlement des

différends non assorties de délais ⎯ dans le but de recueillir une plus large adhésion.

Au-delà de cette observation générale relative aux circonstances dans lesquelles fut élaborée
la CIEDR, la Cour fait observer que les travaux préparatoires n’éclairent guère le sens de

l’article22, étant donné que la formule «un différend…qui n’aura pas été réglé» fut très peu
débattue. La déclaration du représentant du Ghana, l’un des auteurs de l’amendement des trois
puissances qui a servi de base au libellé définitif de l’article 22 de la CIEDR, constitue, à cet égard,

une exception notable à laquelle il convient d’accord er une certaine importance. Voici ce qui y est
dit : «L’amendement des trois puissances s’explique de lui-même. Le projet de convention prévoit
certains dispositifs qu’il convient d’utiliser pour le règlement des différends avant de saisir la Cour
internationale de Justice». La Cour a rappelé que ces dispos itifs incluent la négociation, qui avait

déjà été expressément mentionnée dans le texte proposé par les membres du bureau de la Troisième
Commission.

Selon la Cour, il est permis de penser que, s’ils ne permettent pas de déterminer avec

certitude que les négociations ou les procédures expressément prévues par la convention étaient
censées constituer des conditions préalables à sa sai sine, les travaux préparatoires de la CIEDR ne
suggèrent cependant pas une conc lusion différente de celle à laque lle elle est parvenue par la
méthode principale de l’interprétation selon le sens ordinaire.

3. Le point de savoir s’il a été satisfait aux conditions énoncées à l’article 22 pour la saisine de
la Cour (par. 148-184)

La Cour ayant interprété l’article 22 de la CIEDR comme imposant des conditions préalables
à sa saisine, elle doit à présent se demander s’il a été satisfait à ces conditions. La Cour fait tout
d’abord observer que la Géorgie n’a pas prétendu qu’a vant de la saisir, elle avait eu recours, ou

tenté d’avoir recours, aux procédures expressément prévues par la CIEDR. Aussi limitera-t-elle
son examen à la question de savoir s’il a été satisfait à la condition préalable de négociation.

a) La notion de négociation (par. 150-162)

Ayant examiné les arguments des Parties rela tifs à la notion de négociation, la Cour
entreprend de répondre à une série de questions concernant la nature de la condition préalable de
négociation; plus précisément, il lui faut détermin er ce qui constitue des négociations, établir ce

dont elles doivent traiter au fond et sous quelle forme et évaluer jusqu’à quel point elles doivent
être menées pour que ladite condition préalable soit considérée comme satisfaite.

En déterminant ce qui constitue des négocia tions, la Cour observe que celles-ci se

distinguent de simples protestations ou contestati ons. Les négociations ne se ramènent pas à une
simple opposition entre les opinions ou intérêts juri diques des deux parties, ou à l’existence d’une
série d’accusations et de réfutations, ni même à un échange de griefs et de contre-griefs
diamétralement opposés. En cela, la notion de «né gociation» se distingue de celle de «différend»

et implique, à tout le moins, que l’une des parties tente vraiment d’ouvr ir le débat avec l’autre
partie en vue de régler le différend.

La Cour relève en outre qu’il n’est, de toute évidence, pas nécessaire qu’un accord soit

effectivement conclu entre les parties au diffé rend pour prouver qu’il y a eu tentative de
négociation ou négociation. Elle ajoute que, ma nifestement, dès lors qu’aucun élément ne
démontre qu’une véritable tentative de négocier a eu lieu, il ne saurait être satisfait à la condition - 14 -

préalable de négociation. Néanmoins, lorsqu ’il y a tentative ou début de négociations, la
jurisprudence de la présente Cour et celle de la Cour permanente de Justice internationale indiquent

clairement qu’il n’est satisfait à la condition pr éalable de tenir des né gociations que lorsque
celles-ci ont échoué, sont devenues inutiles ou ont abouti à une impasse.

De surcroît, déterminer si des négociations ⎯et non de simples protestations ou

contestations ⎯ ont eu lieu et si elles ont échoué, sont devenues inutiles ou ont abouti à une
impasse est essentiellement une question de fait, «une question d’espèce». Nonobstant cette
observation, la Cour a dégagé dans sa juri sprudence des critères généraux à prendre en

considération pour déterminer si des négociations ont eu lieu. A cet égard, elle a finalement admis
que des échanges moins formels puissent constituer des négociations et a reconnu «la diplomatie
pratiquée au sein des conférences ou diplomatie parlementaire».

S’agissant du fond des négociations, la C our rappelle qu’elle a admis que l’absence de
référence expresse à l’instrument pertinent n’interdisait pas d’en invoquer la clause
compromissoire pour fonder sa compétence. Toutefois, pour que soit remplie la condition
préalable de négociation prévue par cette clause , ladite négociation doit porter sur l’objet de

l’instrument qui la renferme. En d’autres termes, elle doit concerner l’objet du différend, qui doit
lui-même se rapporter aux obligations de fond prévues par l’instrument en question.

En la présente espèce, la Cour cherche donc à établir si la Géorgie a véritablement tenté

d’engager des négociations avec la Fédération de Russie dans le but de régler leur différend au
sujet du respect par la Fédération de Russie des obligations de fond qui lui incombent en vertu de la
CIEDR. Si la Cour conclut que la Géorgie a vé ritablement tenté d’engager de telles négociations
avec la Fédération de Russie, elle se penchera sur la question de savoir si la Géorgie les a

poursuivies autant que possible dans le but de régler le différend. Pour ce faire, elle doit rechercher
si les négociations ont échoué, sont devenues i nutiles ou ont abouti à une impasse avant que la
Géorgie ne dépose sa requête devant la Cour.

b) Le point de savoir si les Parties ont mené des négociations sur des questions concernant
l’interprétation ou l’application de la CIEDR (par. 163-184)

Se fondant sur ces critères, la Cour examine ensuite les éléments de preuve qui lui ont été
communiqués par les Parties pour déterminer s’ils démontrent, comme l’affirme la Géorgie, qu’au
moment où celle-ci a déposé sa requête, le 12 août 2008, des négociations avaient eu lieu entre elle
et la Fédération de Russie au sujet de leur différe nd d’ordre juridique relevant de la CIEDR et que

ces négociations avaient échoué.

S’étant penchée sur les arguments des Parties relatifs à cette question, la Cour rappelle les
conclusions auxquelles elle est parvenue en ce qui concerne la première exception préliminaire

soulevée par la Fédération de Russie, étant donné que cette première exception est directement liée
à la deuxième. Après avoir examiné les éléments de preuve communiqués par les Parties, la Cour a
conclu qu’un différend relevant de la CIEDR n’av ait surgi entre la Géorgie et la Fédération de
Russie que dans la période ayant immédiatement précédé le dépôt de la requête. En particulier, les

pièces versées au dossier par la Géorgie, qui sont antérieures au commencement des hostilités
armées en Ossétie du Sud dans la nuit du7 au 8 août2008, n’ont pas démontré l’existence d’un
différend d’ordre juridique entre la Géorgie et la Fédération de Russie sur d es questions relevant de
la CIEDR.

La Cour estime qu’il va de soi que les Parties ne purent négocier sur les questions litigieuses,
à savoir le respect par la Fédération de Russie des obligations qui lui incombent en matière
d’élimination de la discrimination raciale, qu’entre le 9 août 2008 et la date du dépôt de la requête,

le 12 août 2008, soit la période au cours de laquelle la Cour a établi qu’un différend susceptible de
relever de la CIEDR avait surgi entre les Parties. - 15 -

Dès lors, une double mission incombe à la Cour à ce stade. Elle doit déterminer en premier
lieu s’il ressort des éléments de fait versés au dossi er que, pendant cette période limitée, la Géorgie

et la Fédération de Russie entamèrent des négociations sur les questions en litige touchant à
l’interprétation ou l’application de la CIEDR et , dans l’affirmative, établir en second lieu si
celles-ci échouèrent, ce qui permettrait sa saisine en application de l’article 22.

Avant d’examiner les pièces permettant de répondre à ces deux questions, la Cour relève que
des négociations eurent bien lieu entre la Géorgie et la Fédération de Russie avant la naissance du
différend. Ces négociations portaient sur plusieurs questions importantes pour les relations entre la
Géorgie et la Fédération de Russie, à savoir le statut de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie,

l’intégrité territoriale de la Géorgie, la menace du recours ou le recours à la force, les violations du
droit international humanitaire et du droit relatif aux droits de l’homme dont les autorités abkhazes
et sud-ossètes se seraient rendues coupables et le rô le de la force de maintien de la paix de la
Fédération de Russie. Toutefois, en l’absence de différend sur des questions relevant de la CIEDR

avant le 9août2008, lesdites négociations ne sau raient être réputées avoir porté sur ces questions
et, dès lors, sont dénuées de pertinence pour l’exam en de la deuxième exception préliminaire de la
Fédération de Russie auquel la Cour procède.

La Cour se livre à l’examen des éléments de preuve qui lui ont été présentés par les Parties.
Elle relève en particulier, dans le texte de la transcription d’une conférence de presse tenue à
Moscou le 12août2008 ⎯le jour où elle a déposé sa requête ⎯ par le ministre des affaires

étrangères de la Fédération de Russie et le minist re des affaires étrangèr es de la Finlande et
président en exercice de l’OSCE, certains éléments importants. Premièrement, elle observe que la
Fédération de Russie rendait les autorités géorgi ennes de l’époque responsables du déclenchement
des opérations armées. Deuxièmement, elle affirmait n’avoir «aucune confiance en

Mikhaïl Nikolaïevitch Saakachvili» et qu’«il n’é[tait] guère possible d’entretenir des relations
fondées sur le respect mutuel…avec les autorités géorgiennes actuelles». Troisièmement, la
Fédération de Russie annonçait que sa «politique à l’égard du processus de négociation sera[it]
sensiblement différente». Quatrièmement, elle proposait sa vision des mesures essentielles à

prendre pour rétablir la paix, notamment la cessation des activités armées et la «signature d’un
accord juridiquement contraignant sur le non-recour s à la force» entre la Géorgie, l’Abkhazie et
l’Ossétie du Sud. Cinquièmement, elle indiquait a voir reçu confirmation du président en exercice
de l’OSCE que la Géorgie était disposée à conclure un tel accord. En outre, le ministre des affaires

étrangères de la Fédération de Russie déclara ce qui suit : «En fait, il n’est pas exagéré de dire qu’il
est question de nettoyage ethnique, de génocide et des crimes de guerre [commis par la Géorgie].»

La Cour formule deux observations à la lumière des propos du ministre des affaires

étrangères de la Fédération de Russie. Premièrement, pour ce qui est de la CIEDR, elle note que la
question du nettoyage ethnique n’était pas devenue l’objet de véritables négociations ou tentatives
de négociations entre les Parties. La Cour est d’av is que si les allégations de nettoyage ethnique et
leurs démentis peuvent attester l’existence d’un différend sur l’interprétation et l’application de la

convention, elles ne constituent des tentatives de négociations de la part ni de l’une ni de l’autre des
Parties.

Deuxièmement, la Cour observe que la ques tion des négociations entre la Géorgie et la

Fédération de Russie est complexe. D’un côté, le mi nistre des affaires étrangères de cette dernière
manifesta son mécontentement à l’égard de M. Saakachvili personnellement, et indiqua «qu’à son
avis, la Russie ne serait pas disposée à négocier, ni même parler avec M.Saakachvili et que ce
dernier «ne pouvant plus être [le] partenaire [de la Fédération de Russie], mieux valait qu’il s’en

aille». D’un autre côté, il ne fit pas de son souhait de voir le président Saakachvili «se repentir» du
«crime commis contre [les] citoyens [russes]» une «condition de l’arrêt de la phase actuelle des
opérations militaires» et de la reprise des pourparler s sur le non-recours à la force, ajoutant : «Pour

ce qui est de la Géorgie, nous avons toujours traité et continuons de traiter le peuple géorgien avec
un grand respect.» - 16 -

Nonobstant le ton de certains propos tenus par le ministre des affaires étrangères de la
Fédération de Russie à l’égard du présidentSaakachvili, la Cour est d’avis que, d’une manière

générale, la Fédération de Russie n’excluait pas la possibilité de négociations futures sur les
activités armées auxquelles elle se livrait alors et sur le rétablissement de la paix entre la Géorgie,
l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Elle considère toutefois que le respect par la Russie de ses
obligations en matière d’élimination de la discr imination raciale n’était pas l’objet de telles

négociations. En conséquence, indépendamment des déclarations ambiguës et peut-être
contradictoires de la Fédération de Russie sur la question des négociations avec la Géorgie en
général, et avec le président Saakachvili en particu lier, celles-ci n’avaient pas trait à des questions
relevant de la CIEDR. La Cour considère da ns ces conditions que le point de savoir si la

Fédération de Russie voulait l’arrêt ou la poursuite des négociations avec la Géorgie sur la question
du conflit armé est sans objet en la présente espèc e. Les propos du président et du ministre des
affaires étrangères de la Fédération de Russie c oncernant la perspective de pourparlers avec le
président de la Géorgie n’éliminaient donc pas t oute possibilité de négociations se rapportant à la

CIEDR, celles-ci n’ayant jamais été tentées réellement ou dans ce but précis.

En bref, la Cour ne saurait considérer que ces déclarations ⎯ qu’il s’agisse de la conférence

de presse du président de la Géorgie ou des déclarations faites au Conseil de sécurité ⎯ constituent
de la part de la Géorgie de véritables tentativ es de négociation sur des questions relevant de la
CIEDR. Comme elle l’a expliqué de manièr e détaillée à propos de la première exception
préliminaire soulevée par la Fédération de Russie, la Cour estime que les accusations et réponses

formulées par l’une et l’autre des Parties sur le s questions d’«extermination» et de «nettoyage
ethnique» attestent l’existence d’un différend sur des qu estions relevant de la convention. Elles ne
prouvent cependant pas qu’il fut tenté de négocier sur ces questions.

En conséquence, la Cour ne peut accueillir non plus les conclusions de la Géorgie selon
lesquelles «le fait que la Russie a refusé de né gocier avec la Géorgie pendant sa campagne de
nettoyage ethnique, et deuxjours avant le dépôt de la requête, suffit à conférer compétence à la
Cour en vertu de l’article 22». Elle conclut que les éléments vers és au dossier montrent que, entre

le 9 et le 12 août 2008, la Géorgie ne tenta pas de négocier avec la Fédération de Russie au sujet de
questions touchant la convention et que, en con séquence, la Géorgie et la Fédération de Russie
n’entamèrent pas de négociations portant sur le respect par cette dernière de ses obligations de fond

au titre de la CIEDR.

La Cour a déjà relevé que la Géorgie n’a pas prétendu avoir eu recours ou tenté d’avoir
recours, avant de la saisir, à l’autre mode de règlement des différends visé à l’article 22, à savoir les
procédures expressément prévues par la CIEDR. C onsidérant qu’elle a conclu, au paragraphe 141,

que l’article 22 de la convention fait des négociations et des procédures expressément prévues dans
cet instrument des conditions préalables à l’exerci ce de sa compétence, et considérant qu’elle a
établi que la Géorgie n’a tenté d’avoir recours à aucun de ces deux modes de règlement, la Cour

n’a pas besoin de se demander si ces deux conditions sont cumulatives ou alternatives.

La Cour conclut en conséquence qu’il n’a ét é satisfait à aucune des conditions énoncées à
l’article22 de la CIEDR, lequel ne saurait donc fonder sa compétence en la présente espèce. En

conséquence, la deuxième exception préliminaire de la Fédération de Russie est retenue. - 17 -

IV. T ROISIÈME ET QUATRIÈME EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES (par. 185)

Ayant retenu la deuxième exception préliminaire de la Fédération de Russie, la Cour conclut
qu’elle n’a pas à se pencher ni à se prononcer su r les autres exceptions à sa compétence soulevées
par le défendeur, et qu’elle ne pourra pas connaître du fond de l’affaire.

Caducité de l’ordonnance rendue par la Cour le 15 octobre 2008 (par. 186)

La Cour a, dans son ordonnance du 15 octobre2008, indiqué certaines mesures

conservatoires. Cette ordonnance cesse de produire ses effets dès le prononcé du présent arrêt. Les
Parties ont le devoir de s’acquitter de leurs obliga tions découlant de la CIEDR, devoir que la Cour
a rappelé dans ladite ordonnance.

Dispositif (par. 187)

m«otfs,

L A COUR ,

a) 1) Par douze voix contre quatre,

Rejette la première exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie ;

POUR : M. Owada, préside;ntMA.l-Khasawneh, Simma, Abraham, Keith,

Sepúlveda-Amor, Bennouna, Cançado Tri ndade, Yusuf, Greenwood, MmeDonoghue,
juges ; M. Gaja, juge ad hoc ;

CONTRE : M. Tomka, vice-président ; MM. Koroma, Skotnikov, Mme Xue, juges ;

b) Par dix voix contre six,

Retient la deuxième exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie ;

POUR : M. Tomka, vice-président; MM.Koroma, Al-Khasawneh, Keith, Sepúlveda-Amor,
Bennouna, Skotnikov, Yusuf, Greenwood, Mme Xue, juges ;

CONTRE : M. Owada, préside;t Si.mma, Abraham, Cançado Trindade,
Mme Donoghue, juges ; M. Gaja, juge ad hoc ;

2) Par dix voix contre six,

Dit qu’elle n’a pas compétence pour connaître de la requête déposée par la Géorgie
le 12 août 2008.

POUR : M. Tomka, vice-président; MM.Koroma, Al-Khasawneh, Keith, Sepúlveda-Amor,
Bennouna, Skotnikov, Yusuf, Greenwood, Mme Xue, juges ;

CONTRE : M. Owada, préside; tMS.imma, Abraham, Cançado Trindade,

Mme Donoghue, juges ; M. Gaja, juge ad hoc.» - 18 -

Composition de la Cour

La Cour était ainsi compos: M. wada, président ; M. omka, vice-président ;
MM.Koroma, Al-Khasawneh, Simma, Abraham, Keith, Sepúlveda-Amor, Bennouna, Skotnikov,
CançadoTrindade, Yusuf, Green wood, MmesXue, Donoghue, juges ; M. G AJA, juge ad hoc ;

M. Couvreur, greffier.

M. le juge WADA , président, MM. les jugeIMMA et ABRAHAM , Mme le juge ONOGHUE
et M. le juge ad hoc G AJA joignent à l’arrêt l’exposé deur opinion dissidente commune;

M. le juge O WADA , président, joint à l’arrêt l’exposé de son opinion in;ividuelle
M. le juge OMKA , vice-président, joint une déclaration à l’arrêt ; MM. leOROMAe, SIMMA
et ABRAHAM joignent à l’arrêt les exposés de lopinion individuelle; M. le jugKOTNIKOV

joint une déclaration à l’arrêt; M. le juANÇADO TRINDADE joint à l’arrêt l’exposé de son
opinion dissidente; M. le juge REENWOOD et Mme le juge D ONOGHUE joignent à l’arrêt les
exposés de leur opinion individuelle.

___________ Annexe au résumé 2011/2

Opinion dissidente commune de M. le juge Owada, président, et de MM. les juges Simma,

Abraham, Mme le juge Donoghue et M. le juge ad hoc Gaja

Le président Owada, les juges Simma, Abra ham et Donoghue ainsi que le juge ad hoc Gaja
sont en désaccord avec la décision de la Cour qui retient la seconde exception préliminaire de la

Fédération de Russie et ont déposé une opinion dissi dente commune. La Cour conclut qu’elle n’a
pas compétence en vertu de l’article 22 de la conve ntion internationale sur l’élimination de toutes
les formes de discrimination raciale (CIEDR) étan t donné que, selon la Cour, la Géorgie n’a pas
satisfait à son obligation de négocier avec la Russie sur les violations alléguées de la CIEDR, et ce

avant le dépôt de sa requête. Les auteurs de l’opinion dissidente commune ne sont pas de cet avis.

Les juges de l’opinion dissidente commune me ttent en doute la conclusion de l’arrêt selon
laquelle l’article 22 de la CIEDR énonce une condi tion de négociations préalables et estiment que

l’arrêt s’abstient de prendre en considération des arguments qui pourraient conduire à une
interprétation différente de cette clause. Ils considèrent également que même si l’article22 établit
des préconditions à la saisine de la Cour, ces préconditions ⎯négociations préalables ou recours

aux procédures prévues par la CIEDR ⎯ doivent être comprises comme des conditions alternatives
et non cumulatives.

Les auteurs de l’opinion dissidente commune n’approuvent pas l’application en l’espèce qui
est faite dans l’arrêt de la Cour de l’exigence de négociations préalables en application de

l’article22, qu’ils jugent trop formaliste et cont raire à la jurisprudence récente de la Cour. Ils
soulignent que, dans cet arrêt, c’ est la première fois que la Cour conclut qu’elle est incompétente
pour la seule raison que le demandeur n’a p as satisfait à une obligation de négociations

préalables ⎯ malgré le fait qu’au moment où la Géor gie a déposé sa requête, toute autre tentative
de sa part de résoudre le différend par la voie de négociations n’aurait pas eu la moindre chance de
succès.

L’article22 de la CIEDR énonce-t-il des «préconditions» procédurales auxquelles il doit
être satisfait avant la saisine de la Cour ?

L’arrêt énonce que le «sens ordinaire» de l’article 22 implique que des préconditions doivent
être remplies avant la saisine de la Cour. La Cour conclut que sa jurisprudence confirme cette
interprétation et que les travaux préparatoires «n e suggèrent pas une conclusion différente». Les
juges dissidents sont, au contraire, d’avis que cette interprétation soulève de sérieuses

interrogations et qu’elle s’écarte, à certains égards, de la jurisprudence la plus récente de la Cour.

L’opinion dissidente commune relève que si l’arrêt mentionne que la Cour a consulté les
travaux préparatoires afin de «confirmer» son inte rprétation du texte, la Cour en réalité se borne à

relever que les travaux préparatoires «ne suggère nt pas une conclusion différente». En outre,
l’opinion dissidente commune critique la manière avec laquelle l’arrêt traite la question du «sens
ordinaire» de l’article 22, relevant en particulier que la Cour se fonde exclusivement sur le principe
de l’effet utile en tant que moyen d’interprétation du texte.

Les auteurs de l’opinion dissidente commune e xposent ensuite plusieurs facteurs qui jettent
un doute sur la conclusion de l’arrêt selon laque lle l’article22 impose la réalisation d’une
précondition de négociation. Premièrement, l’arrêt ne se penche pas sur le sens littéral du texte qui,

considéré en lui-même, n’implique ni ne suggè re qu’un règlement doit nécessairement avoir été
recherché avant la saisine de la Cour. Deuxièmement, les auteurs de l’opinion dissidente commune
relèvent qu’il n’existe pas de règle générale selon laquelle un Etat doit avoir mené des négociations
diplomatiques avant la saisine de la Cour et que, par conséquent, une clause compromissoire

dérogeant à la règle générale devrait être rédigé
e de manière suffisamment claire. Ils expliquent en
outre que, alors qu’au moment de la rédaction de la CIEDR d’autres formules existaient dans les - 2 -

traités en vigueur et ont été examinées par les rédacteurs de la CIEDR, notamment des clauses
compromissoires établissant de manière expresse des préconditions à la compétence de la Cour, les

rédacteurs de la CIEDR ont choisi la formulation la moins susceptible d’être interprétée
littéralement comme exigeant d’avoir cherché un règlement négocié avant toute saisine de la Cour.

Les auteurs de l’opinion dissidente commune s ont également insatisfaits de la présentation,

qui est faite dans l’arrêt, de la jurisprudence p assée de la Cour. Après avoir cité deux précédents
dans lesquelles la Cour avait eu à interpréter des clauses compromissoires similaires à l’article 22
de la CIEDR, la Cour conclut que «dans chacune des affaires susmentionnées…elle a toujours
interprété la référence aux négociations comme posant une condition préalable à sa saisine». Pour

les auteurs de l’opinion dissidente commune, ceci conduit le lecteur à penser que la jurisprudence
passée de la Cour sur la question est claire et constante, alors qu’en réalité, elle ne l’est pas.

En outre, s’ils conviennent que la Cour n’est pas tenue par sa décision de compétence

prima facie dans son ordonnance du 15octobre2008 sur les exceptions préliminaires dans cette
affaire, qui reconnaît que la formule de l’article22 «prise dans son sens naturel, ne donne pas à
penser que la tenue de négociati ons formelles…ou le recours aux procédures [du Comité de la
CIEDR] … constituent des conditions préalables auxquelles il doit être satisfait avant toute saisine

de la Cour», les juges dissidents relèvent que la conclusion de la Cour en 2008 démontre qu’il
n’existait pas de pratique établie consistant à traiter les clauses se référant à des négociations
comme imposant une précondition.

En résumé, les auteurs de l’opinion disside nte commune insistent sur le fait qu’aucun des
facteurs ayant conduit la Cour à considérer que l’article22 exige la réalisation de préconditions
n’est incontestable : ni l’analyse littérale du texte, qui est ambigu, ni la jurisprudence antérieure de
la Cour, qui a fluctué, ni l’examen des travaux préparatoires, qui ne sont pas conclusifs, ne

conduisent nécessairement à la position que la Cour a adoptée.

En outre, les auteurs de l’opinion dissidente commune désapprouvent le fait que la Cour ait
adopté l’exigence stricte que toute précondition soit réalisée «avant toute saisine de la Cour», et

non pas à tout moment jusqu’à la date à laquelle la Cour se prononce sur sa compétence. Les juges
dissidents considèrent que cette approche va à l’encontre de la décision que la Cour a rendue
récemment dans l’affaire Croatie c. Serbie (en 2008) qui accepte qu’une condition qui n’avait pas
été remplie à la date de l’introduction de l’instance le soit après cette date mais avant que la Cour

se prononce sur sa compétence. Les juges dissident s critiquent l’arrêt de la Cour en ce qu’il
s’écarte de sa propre jurisprudence la plus récente ⎯qui aurait autorisé une approche plus
souple ⎯ sans en donner la moindre justification.

Les deux voies mentionnées à l’article 22 sont-elles alternatives ou cumulatives ?

Puisque les auteurs de l’opinion dissidente co mmune sont d’avis (pour les raisons résumées
ci-dessous) que la Géorgie a satisfait à la préc ondition de négociation, pour autant que celle-ci
existe, ils examinent également si les deux voies de règlement mentionnées à
l’article 22 ⎯négociations ou recour s aux procédures du Comité de la CIEDR ⎯ constitueraient

des conditions alternatives ou cumulatives. Aux yeux des auteurs de l’opinion dissidente
commune, l’argument décisif est tiré de la logique : le texte de l’article 22 ne peut pas imposer à un
Etat des procédures cumulatives qui n’auraient d’autre finalité que de retarder l’accès à la Cour.
Ainsi, précisant que les négociations directes et les procédures du Comité de la CIEDR sont deux

manières différentes de permettre aux parties à un différend d’échanger leurs points de vue et de
chercher un accord en dehors de la Cour, les au teurs de l’opinion dissidente commune concluent
que les conditions mentionnées à l’article22 ne peuvent pas être comprises comme étant
cumulatives. - 3 -

Quel serait le contenu de la condition de négociation ?

Concernant le contenu de la condition visan t à ce que les parties mènent des négociations
avant de saisir la Cour, les auteurs de l’opi nion dissidente commune concluent que l’arrêt a
appliqué la condition d’une manière trop formaliste et irréaliste. Les juges dissidents sont d’avis
qu’il n’existe ⎯et qu’il ne peut exister ⎯aucun critère général permetta nt de déterminer à partir

de quel seuil un Etat sera regardé comme ayant satisfa it à l’obligation de négocier. Au contraire,
ils estiment que la Cour doit toujours se livrer à une appréciation au cas par cas et devrait aborder
la question non pas sous un angle formel ou proc édural mais comme une question de fond. Les
juges dissidents relèvent que la finalité des négociations n’est pas de dresser des obstacles

procéduraux inutiles de nature à retarder ou entraver l’accès du demandeur à la justice
internationale, mais de permettre à la Cour de s’assurer, avant de connaître du fond du différend,
qu’un effort suffisant a été accompli pour régler le différend par les moyens extrajudiciaires

indiqués. Si la Cour constate qu’il n’existe pl us de perspective raisonnable pour que le différend
soit résolu par de tels moyens, elle doit adme ttre sa compétence. L’opinion dissidente commune
précise que telle a été l’approche suivie par la Cour sur la question des négociations dans sa
jurisprudence antérieure.

Y a-t-il eu une tentative suffisante de règlement négocié du di
fférend ?

Enfin, pour autant que l’article22 établisse une précondition de négoc iation obligatoire, les

auteurs de l’opinion dissidente commune examinent si la Géorgie a satisfait à une telle précondition
en l’espèce. Ils répondent par l’affirmative et soutiennent que si l’arrêt parvient à une conclusion
différente c’est en raison de l’a pplication trop formaliste et irr éaliste qu’il fait d’une condition de
négociations. Ils critiquent le fa it que l’arrêt prend uniquement en compte la période du 9au

12 août 2008, ce qui est une conséquence du fait que l’arrêt affirme qu’il n’y avait pas de différend
avant cette date.

Compte tenu des circonstances de cette affaire, les juges dissidents estiment que la

conclusion de l’arrêt selon laquelle la Géorgie n’a pas épuisé les possibilités de règlement négocié
avec la Russie est complètement irréaliste. A le ur avis, nul ne peut sérieusement croire qu’il
subsistait, à la date du dépôt de la requête, une perspective raisonnable de résoudre le différend que
la Géorgie a présenté devant la Cour. Les au teurs de l’opinion dissidente commune examinent

plusieurs documents et déclarati ons démontrant que la Géorgie a reproché de l ongue date à la
Russie d’être responsable, par action ou omission, du nettoyage ethnique commis, selon la Géorgie,
à l’encontre de citoyens géorgiens en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Les auteurs de l’opinion

dissidente commune sont d’avis que, dans de telles circonstances, l’on ne saurait attendre du
demandeur qu’il fasse une offre formelle de négociation ; il suffit que la Géorgie ait clairement fait
connaître l’existence et le sens de ses griefs et que la Russie ait fait savoir sans équivoque qu’elle
rejette catégoriquement les griefs ainsi formulés (en ce compris, en l’espèce, l’existence même

d’un différend entre elle-même et la Géorgie). Les auteurs de l’opinion dissidente commune
concluent qu’à la date du dépôt de la requête, il était clairement ét abli qu’il n’existait plus aucune
possibilité raisonnable de règlement négocié et que, par conséquent, la condition exigée par
l’article 22, si c’en est une, était remplie.

Pour ces raisons, les auteurs de l’opinion dissidente commune concluent que la Cour aurait
dû rejeter la deuxième exception préliminaire de la Fédération de Russie et admettre sa compétence
pour connaître du fond de cette affaire.

Opinion individuelle de M. le président Owada

Dans son opinion individuelle, le président indique que, bien qu’il souscrive à la conclusion

de rejeter la première exception préliminaire de la Russie, il est, à certains égards, en désaccord - 4 -

avec la manière dont a été examinée la question de savoir s’il existe un «différend» entre la
Géorgie et la Russie touchant à l’interprétation ou à l’application de la convention sur l’élimination

de toutes les formes de discrimination raciale (CIE DR). Son désaccord porte en particulier sur le
critère retenu pour déterminer l’existence d’une opposition manifeste entre les Parties, critère plus
strict que celui que la Cour a appliqué jusqu’à pr ésent aux fins d’établir l’existence d’un différend.
Le président s’inscrit également en faux contre la manière dont les éléments de preuve ont été

appréciés, et notamment contre l’idée que le dema ndeur aurait dû notifier préalablement ses griefs
au défendeur. Selon lui, la Cour ne pouvait parvenir à la conclusion qu’elle a formulée
relativement à sa compétence sans aborder les argume nts des Parties au fond ; dès lors, elle aurait
dû, en application de l’article 79 de son Règlement, déclarer que la première exception préliminaire

de la Russie n’avait pas un caractère exclusivement préliminaire.

Le président commence par faire observer que, en cette phase préliminaire de la procédure
consacrée à l’examen de sa compétence, la Cour ne devait pas — et ne pouvait d’ailleurs pas — se

prononcer au fond sur la question de savoir si les griefs formulés par la Géorgie à l’encontre de la
Russie étaient fondés. Il lui fallait seulement rechercher si un différend existait entre les Parties, si
celui-ci touchait à l’interprétation ou à l’applicatio n de la CIEDR et s’il existait au moment où la
Géorgie a déposé sa requête.

En ce qui concerne la question de savoir si un différend existait entre les Parties, le président
est d’avis qu’un critère très strict a été appliqué , qui n’est pas étayé par la jurisprudence telle
qu’établie par l’arrêt de la Cour permanente en l’affaire Mavrommatis et par la décision de la Cour

dans les affaires du Sud-ouest africain.

Le président exprime ensuite son désaccord av ec plusieurs aspects de l’approche qui a été
suivie pour rechercher s’il existait un différend en tre les Parties touchant à l’interprétation ou à

l’application de la CIEDR. Selon lui, la conclusion énoncée dans l’arrêt selon laquelle un différend
relevant de la CIEDR ne s’est fait jour qu’à partir du 9 août 2008 est erronée au vu des éléments de
preuve. Le président fait observer que, bien qu’il ne soit pas nécessaire de déterminer précisément
la date à laquelle le différend a surg i, cette conclusion est par trop restrictive et a eu une incidence

importante sur l’examen des éléments de pr euve se rapportant à la deuxième exception
préliminaire. Il précise que la Géorgie a, à maintes reprises, indiqué très clairement à la Russie que
ses préoccupations avaient trait au «nettoyage ethni que» et au «retour des réfugiés», questions qui,

à l’évidence, relèvent de la CIEDR.

Le président critique également la méthode qui a été utilisée pour apprécier les éléments de
preuve versés au dossier. A cet égard, il observe que chacun des documents présentés par les

Parties a été considéré isolément et a fait l’objet d’une analyse minutieuse visant à déterminer si un
grief était formulé par la Géorgie en vertu de la CIEDR et si la Russie s’y opposait de façon
manifeste.

Enfin, le président rappelle que, selon la Gé orgie, la Russie est responsable de d’actes ou

d’omissions qui constituent des violations d’obligations découlant de la CIEDR, alors que la Russie
a catégoriquement rejeté ces allégations, au motif que les actes ou omissions dont il était tiré grief
étaient principalement attribuables aux autorit és séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud et

qu’elle y était totalement étrangère. Selon le président, «ces conceptions opposées» du différend
sont l’expression d’une divergence entre les Parties quant à la nature même de celui-ci. Aussi
peut-on considérer, sans pour autant les examiner au fond, que ces conceptions opposées révèlent
une «opposition de thèses juridiques» et un «dés accord sur un point de droit» touchant à

l’interprétation ou à l’application de la CIEDR. Le président rappelle que, lors de la phase
préliminaire de l’examen de sa compétence, la Cour ne peut et ne doit pas examiner les arguments
des parties relatifs au fond, celles-ci n’ayant pas pleinement exposé leurs positions. Si la Cour était
d’avis qu’elle ne pouvait se prononcer sur la que stion de sa compétence sans se pencher sur

certains aspects touchant au fond de l’affaire, e lle aurait dû, en applica tion du paragraphe9 de
l’article79 de son Règlement, déclarer que la première exception pré liminaire de la Russie - 5 -

«n’a[vait] pas dans les circonstances de l’esp èce un caractère exclusivement préliminaire» et,
partant, joindre cette exception au fond.

Déclaration de M. le vice-president Tomka

Le vice-président a voté en faveur de la conclu sion générale de la majo rité selon laquelle la

Cour n’a pas compétence pour connaître de la requê te de la Géorgie. Il s’associe également aux
conclusions de la majorité selon lesquelles il n’a été satisfait à aucune des deux conditions
préalables énoncées à l’article 22 et il n’existait au cun différend d’ordre juridique entre la Géorgie

et la Fédération de Russie durant la période allant de 1999 à juillet 2008.

Le vice-président ne partage toutefois pas l’opi nion de la majorité en ce qui concerne les
éléments qui, selon elle, attestent l’existence d’un di fférend en août 2008. A cet égard, la majorité
se réfère à des déclarations faites par le président géorgien et le ministre des affaires étrangères de

la Fédération de Russie à l’occasion de deux conférences de presse distinctes ainsi qu’à certains
propos tenus par des représentants des deux Etats au cours d’une réunion du Conseil de sécurité
chargée d’émotion. En se fondant sur ces éléments, la majorité s’est contentée de juxtaposer de

manière quelque peu formaliste les termes empl oyés par les représentants des Parties pendant la
brève période d’hostilités ouvertes entre les deux pays . Or, en pareil contexte, les références à un
«nettoyage ethnique» devraient être considérées comme relevant de la simple rhétorique de temps
de guerre. La Géorgie ne porta aucune accusation contre la Fédération de Russie relativement aux

obligations incombant à celle-ci au titre de la CIEDR et ne mena pas ⎯ ni ne tenta de mener ⎯ de
négociations ou de consu ltations. Cela aurait pourtant été u tile pour définir adéquatement le
différend. Ce nonobstant, la Cour a conclu qu’un différend avait surgi en août 2008, abaissant ainsi
le seuil en matière de détermination de l’existence d’un différend.

Opinion individuelle de M. le juge Koroma

Dans son opinion indivi duelle, le juge Koroma indique qu’il a voté en faveur du second
point du dispositif de l’arrêt étant donné que la Cour doit s’assurer, avant de pouvoir exercer sa
compétence, que les termes et conditions énoncés dans la clause compromissoire du traité invoqué
ont été respectés. Le juge Koroma ajoute qu’il doit aussi exister un lien entre le différend et le

traité invoqué. Etant donné l’importance de la conve ntion sur l’élimination de toutes les formes de
discrimination raciale («CIEDR»), il estime toutefois nécessaire d’expliciter son vote.

Le juge Koroma note l’importance que ne cesse d’avoir la CIEDR dans la lutte contre la

discrimination et l’intolérance raciales. Il d éclare en conséquence que toute allégation d’une
violation par un Etat partie de ses obligations ju ridiques au titre de la CIEDR mérite un examen
attentif et objectif de la Cour. Il souligne cependant que celle-ci ne peut se livrer à un tel examen si
la requête dont elle est saisie ne satisfait pas a ux exigences énoncées dans la clause juridictionnelle

de la CIEDR, selon lesquelles le différend doit «tou cher l’interprétation ou l’application» de la
Convention.

Le juge Koroma relève que, dans son examen de la deuxième exception préliminaire de la

Russie, la Cour a appliqué les critères d’interp rétation énoncés à l’article 31 de la convention de
Vienne sur le droit des traités. Il estime que, selon cet article, un traité doit tout d’abord être
interprété suivant son sens ordinaire. Il ajoute que si le sens ordinaire n’est pas clair ou donne lieu
à une incohérence, il est possible de prendre en considération l’objet et le but du traité pour

déterminer précisément quelle était l’intention des pa rties. Le juge Koroma souligne que l’objet et
le but d’un traité ne peuvent donc prévaloir sur son sens ordinaire.

Le juge Koroma ajoute que la clause compro missoire de la CIEDR fixe clairement des

conditions ou des limites au droit d’un Etat partie de porter devant la Cour un différend l’opposant - 6 -

à un autre Etat. Premièrement, il doit y avoir un «différend» entre les parties ; cela signifie, à tout
le moins, qu’une partie doit avoir exprimé un avis et que l’autre partie doit avoir manifesté son

désaccord à l’égard de celui-ci, ou avoir exprimé un autre avis. Deuxièmement, il doit exister un
lien entre les dispositions de fond du traité invoqué et le différend. En l’espèce, le juge Koroma
souligne que le différend doit véritablement opposer les parties quant à l’interprétation ou
l’application de la CIEDR. Il fait observer que cette condition restrictive est décisive parce que

sans elle, un Etat pourrait utiliser la clause compromissoire comme un moyen de porter devant la
Cour un différend de toute autre nature. Les autres types de différends, notamment ceux qui ont
trait à l’intégrité territoriale ou au conflit armé, ne relèvent pas, selon lui, de la clause
compromissoire de la CIEDR.

Le juge Koroma ajoute que la clause compromissoire de la CIEDR exige en outre des parties
qu’elles aient tenté de régler le différend par voie de négociation ou au moyen des procédures
prévues par la Convention. Il s ouligne que le sens naturel de la clause compromissoire ne permet

de tirer aucune autre conclusion. Le juge Koroma précise que, en vertu du principe de l’effet utile,
un texte conventionnel ou constitutif doit être lu d’une manière qui donne effet à ses dispositions,
conformément à l’intention des parties. Il estime qu’en insérant la formule: «qui n’aura pas été
réglé par voie de négociation ou au moyen d es procédures expressément prévues par ladite

Convention» dans la clause compromissoire, les rédacteurs de la CIEDR entendaient clairement
assortir d’une condition préalable la possibilité pour les Etats partie de porter des différends devant
la Cour.

Le juge Koroma estime que l’objet et le but de la clause compromissoire confirment son sens
ordinaire. Il relève que, lors de la négociation de la CIEDR, le Ghana, la Mauritanie et les
Philippines proposèrent un amendement par lequel la formule: «ou au moyen des procédures
expressément prévues par ladite Convention» serait ajoutée au texte de la clause compromissoire.

Le juge Koroma fait observer que les représentant s de ces Etats, en exposant leur amendement,
précisèrent bien que, selon eux, celui-ci obligerait les parties à recourir au mécanisme de règlement
des différends prévu dans la Convention avant de faire appel à la Cour. Il ajoute que l’amendement

fut adopté à l’unanimité. Il estime par conséquent que, dans l’esprit des rédacteurs, l’objet et le but
de la clause compromissoire étaient d’établir des conditions préalables auxquelles il devait être
satisfait avant que la Cour puisse être saisie par une partie à la CIEDR. Selon le juge Koroma,
l’arrêt reflète correctement cette interprétation.

Le juge Koroma conclut en indiquant que s on vote en faveur du second point du dispositif
doit être considéré comme conforme au sens de la clause juridictionnelle invoquée. Il souligne que
ce vote ne minimise nullement la portée de la CI EDR en tant qu’instrument juridique important

pour lutter contre la discrimination et la haine raciales.

Opinion individuelle de M. le juge Simma

Le jugeSimma souscrit partiellement au re jet par la Cour de la première exception
préliminaire soulevée par la Fédération de Russie. Il est cependant en désaccord avec la conclusion
de l’arrêt selon laquelle le différe nd entre la Géorgie et la Fédération de Russie ne s’est fait jour
qu’entre le 9 et le 12 août 2008. Sur la base de ce qu’elle a ainsi déterminé comme étant la période

pertinente et en ayant à l’esprit la deuxième excepti on préliminaire de la Russie, la Cour ne tient
aucun compte de l’ensemble des éléments de preuve documentaires antérieurs au mois d’août 2008,
se borne à examiner quatredocuments seulement qui datent de la période allant du 9au

12 août 2008, ce qui lui permet de conclure qu’il n’y a trace d’aucune négociation entre les Parties
et, partant, de juger qu’il n’a pas été satisfait aux conditions préalables à l’exercice de sa
compétence en l’affaire en vertu de l’article22 de la CIEDR. Le jugeSimma a exprimé son
désaccord sur ce point particulier en prenant part à l’opinion dissidente commune aux côtés du

présidentOwada et des juges Abraham, Donoghue et Gaja. Laprésente opinion individuelle est, - 7 -

quant à elle, consacrée à la manière dont la Cour a examiné la première exception préliminaire de
la Russie, manière qui, selon le juge Simma, est problématique, et qu’il expose en détail.

Le juge Simma considère que le différend entre la Géorgie et la Fédération de Russie s’est en
réalité fait jour bien avant l’éclatement d es hostilités armées entre l es deux Etats au mois

d’août 2008. Selon lui, ce différend a débuté dès 1992, au sujet de questions qui, déjà à l’époque,
pouvaient relever de la CIEDR, et il s’est poursuivi après 1999, lorsque la Géorgie et la Fédération
de Russie sont toutes deux devenues parties à la conve ntion. Si la majeure partie des éléments de
preuve documentaires antérieurs au mois d’août 2008 et relatifs à l’existence d’un différend ainsi

que les tentatives faites par la Géorgie pour régler ce différend avaient été jugés recevables, la Cour
n’aurait pu retenir la deuxième exception préliminaire de la Fédération de Russie.

Le juge Simma analyse ensuite la méthode que la Cour a employée dans l’arrêt pour rejeter

l’ensemble des éléments de preuve documentaires antérieurs au mois d’août2008, au motif qu’ils
n’auraient pas de «valeur juridique». Il discer ne cinq prétendus défauts ou déficiences qu’elle a
exposés et invoqués, ensemble ou séparément, afin d’écarter chacun de ces documents antérieurs
au mois d’août2008. Ces déficiences ont trait à l’absence, dans les documents en question, de

certaines mentions formelles, à l’identité de leurs auteurs, au fait qu’il ne leur a pas été donné suite,
ainsi qu’à des questions d’attribution et de notification. Le juge Simma et d’avis que la Cour n’a,
en suivant cette approche, pas tenu compte de ce que les éléments de pr euve pouvaient avoir une
valeur probante plus ou moins importante ⎯selon qu’il s’agit de meilleures preuves, de preuves

premières, de preuves directes, de preuves secondaires, de preuves indirectes, de preuves
concordantes ou encore de preuves supplémentaires ⎯, ce qu’elle a pourtant établi de longue date
dans sa jurisprudence.

Le juge Simma démontre ensuite l’incompa tibilité de chacune de ces prétendues déficiences
avec les règles du droit international et la pratique bien établie de la Cour en matière d’appréciation
des éléments de preuve. Premièrement, il indique que les prétendues déficiences d’ordre formel

⎯comme le fait que ne sont pas reprises textuelle ment dans les documents en question certaines
expressions telles que «discrimination raciale» ou «nettoyage ethnique», qu’il n’est pas fait
explicitement référence aux obligations spécifiqu es incombant à la Fédération de Russie en vertu
de la CIEDR ou que lesdits documents ont été distribués à l’Organisation des Nations Unies au titre

de points de l’ordre du jour autres que la «discrimination raciale» ⎯ ne privent pas de toute valeur
juridique ces éléments de preuve documentaires. Il suffit en effet, aux fins de déterminer
l’existence d’un différend, qu’il y soit fait mention de questions ayant trait à la CIEDR (telles que

les allégations selon lesquelles la force russe de ma intien de la paix a appuyé, facilité ou toléré un
nettoyage ethnique perpétré à l’encontre des civils géorgiens dans les zones qui étaient placées sous
sa responsabilité; la mise en cause du comportement de la Russie à l’égard du droit au retour en
territoire géorgien des réfugiés et des personnes déplacées ; et l’affirmation selon laquelle la force

russe de maintien de la paix n’a pas empêché les violations des droits de l’homme commises contre
les civils géorgiens).

Deuxièmement, le juge Simma conteste les déficiences invoquées dans l’arrêt en ce qui

concerne l’identité des auteurs des éléments de preuve documentaires ⎯telles que le fait que
l’exécutif géorgien n’est pas l’auteur de certains de ces documents, en particulier des résolutions du
Parlement géorgien,ou qu’il ne les a pas entérinés ou approuvés ⎯ pour justifier le rejet des

documents de nature parlementaire. A ce jour, la Cour n’a en effet jamais hésité à considérer que
des textes législatifs nationaux pouvaient constituer des éléments de preuve. En tout état de cause,
les résolutions, décrets et déclarations du Parlement géorgien ont été officiellement transmis au
Conseil de sécurité ou à l’Assemblée générale par le représentant permanent de la Géorgie auprès

de l’Organisation des NationsUnies, dont on ne saurait supposer qu’il a commis un excès de
pouvoir ou agi sans que l’exécutif géorgien en ait connaissance. - 8 -

Troisièmement, le juge Simma se penche sur les cas où la Cour a rejeté certains éléments de
preuve documentaires tels que l es résolutions parlementaires au motif qu’il n’était pas établi que

l’exécutif géorgien avait donné suite à ces résolutions ou aux griefs qui y étaient formulés. Ce
motif apparaît particulièrement inapproprié au stade de l’examen de la compétence puisque, ce
faisant, la Cour en vient à aborder directement le fond du différend. Chose plus importante encore,
ni le texte même de ces éléments de preuve documentaires ni les circonstances qui les entourent ne

confirment l’hypothèse formulée dans l’arrêt sel on laquelle l’exécutif géorgien aurait pu demander
le retrait pur et simple des soldats russes du territoire géorgien.

Quatrièmement, le juge Simma s’inscrit en faux contre la déficience qui, selon l’arrêt,

caractériserait les éléments de preuve documenta ires qui n’attribuent pas catégoriquement à la
Fédération de Russie les violations qu’ils dénoncen t. Dans la partieB de son opinion, le juge
Simma démontre ainsi que les documents versés au dossier établissent clairement l’imputabilité du
comportement de la force russe de maintien de la pa ix à la Fédération de Russie. Enfin, il conteste

le rejet des éléments de preuve documentaires en raison de prétendues déficiences en matière de
notification, c’est-à-dire au motif qu’il n’a pas été établi que la Russie s’est vu communiquer, a pu
se voir communiquer ou a eu l’occasion de se voir communiquer les allégations contenues dans
certains de ces documents, ou encore d’en être inform ée. A cet égard, le juge Simma relève que la

Cour n’avait, à ce jour, jamais exigé, aux fins de déterminer l’existen ce d’un différend, que des
accusations formulées par un Etat demandeur contre un Etat défendeur soient effectivement
notifiées à celui-ci.

Selon le juge Simma, la Cour, par son utilisation approximative de la notion de «valeur
juridique» dans le présent arrêt, s’est clairement écartée de sa pratique bien établie consistant à
admettre que les éléments de preuve peuvent avoir une valeur probante variable, pratique qui
ressort des affaires des Activités armées sur le territoire du Congo , du Génocide , du Détroit de

Corfou, du Différend territorial, du Nicaragua et des Otages de Téhéran . Le juge Simma exprime
la crainte que la Cour puisse, à l’avenir, n’accorder aucune valeur probante à des éléments de
preuve pour ces mêmes raisons erronées liées à l’i nobservation de certaines formes, à l’identité des

auteurs des documents en question, au fait qu’ il ne leur a pas été donné suite, ainsi qu’à des
questions d’attribution et de notification. Il appelle l’attention sur le fait que cette méthode
problématique risque d’entraver les Etats dans le choix et la vérification des éléments de preuve
qu’ils présentent à la Cour. Plus grave encore, le juge Simma considère que la Cour ne s’est pas,

en l’espèce, pleinement acquittée de sa fonction judiciaire. Elle s’est en effet, dans le présent arrêt,
livrée à des déductions factuelles injustifiées au lieu de recourir à l’ensemble des pouvoirs
d’investigation que lui confèrent les articles49 à 51 du Statut afin, précisément, de ne pas devoir
s’engager dans cette voie

Dans la partie B de son opinion, le juge Simma s’intéresse ensuite à la quantité imposante
d’éléments de preuve documentaires figurant au dossier qui établissent qu’un différend existait
avant le mois d’août2008. Ce faisant, il distingue les échanges bilatéraux entre la Géorgie et la

Fédération de Russie des déclarations faites par la Géorgie devant des organisations internationales
dont la Fédération de Russie est membre et des autres déclarations publiques de la Géorgie.

Enfin, le jugeSimma souligne que son opi nion individuelle n’a aucunement pour objet de

contredire l’opinion dissidente commune dont il est co-auteur. Son intention est ici de présenter les
faits d’une manière qui permette non seulement de parvenir à une c onclusion plus éclairée au sujet
de la première exception préliminaire de la Ru ssie, mais touche aussi à la deuxième exception
préliminaire en élargissant la base factuelle de l’opinion dissidente commune. Le juge Simma

conclut que la manière dont ont été examinées les questions de la pertinence et de l’importance
juridique des faits dans le présent arrêt est inaccep table ; les vices qui entachent l’approche suivie
par la Cour ont, en quelque sorte, pour conséquence d’occulter les faits. - 9 -

Opinion individuelle de M. le juge Abraham

Indépendamment de l’opinion dissidente commune dont il est l’un des cosignataires, qui se
concentre sur la deuxième exception préliminaire soulevée par la Fédération de Russie, le
jugeAbraham a tenu à exposer, dans une opinion i ndividuelle, les raisons pour lesquelles, s’il a
marqué son accord avec le dispositif relatif à la première exception préliminaire soulevée par la

Russie, il ne partage pas le raisonnement suivi par la Cour pour conclure à l’existence d’un
différend entre les Parties à compter du mois d’août 2008.

Le juge Abraham considère que l’arrêt de la Cour est critiquable en ce qu’il traduit surtout

une conception du «différend» qui s’éloigne par trop de celle qui ressort de l’examen de la
jurisprudence de la Cour à ce jour, qu’il juge plus exacte.

Pour le juge Abraham, on déduit de l’examen de la jurisprudence de la Cour à ce jour trois

traits caractéristiques de la démarche de la Cour lorsqu’elle a à répondre à une exception tirée de
l’absence de différend entre les parties. Tout d’abord, le juge Abraham précise que la recherche du
différend est purement réaliste et concrète, et que, sans qu’il soit nécessaire d’établir si des
échanges formels ont eu lieu entre les parties avant l’introduction de l’instance, la seule chose qui

importe est que la Cour soit convaincue que les thèses des parties sont opposées sur les questions
qui forment l’objet de la requête et que ces questions entrent ratione materiae dans le champ de la
clause compromissoire. Deuxièmement, le jugeAbraham note que lorsqu’elle vérifie si un
différend existe entre les parties, la Cour se place à la date à laquelle elle st atue et peut donc tenir

compte des positions des parties sur le fond de l’affa ire au cours de la procédure judiciaire. Enfin,
le juge Abraham rappelle que, sauf dans certaines hypothèses spécifiques, la Cour ne fixe pas la
date de la naissance du différend; il suffit en effet, que le différend soit établi lorsque le juge est
saisi (ce qui peut être révélé par des faits postérieurs) et qu’il subsiste au moment où la Cour

examine sa compétence.

Le juge Abraham estime que l’arrêt de la Cour s’écarte de la conception du différend retenue
à ce jour par la jurisprudence de la Cour à deux égar ds. Tout d’abord, c’est de manière tout à fait

inutile que l’arrêt s’efforce, au moyen d’un exam en long et fastidieux des documents produits par
les Parties, de déterminer la date exacte à laque lle le différend est apparu entre elles. En outre,
l’arrêt rompt avec sa jurisprudence passée en ce qu’il adopte une approche formelle dans la
recherche du différend, laquelle pa raît impliquer que, préalablement à l’introduction de son action

en justice, l’Etat demandeur ait adressé une r éclamation au défendeur, en lui donnant les raisons
pour lesquelles il tient telle de ses actions pour illicite, et que l’Etat défendeur ait rejeté une telle
réclamation. Pour le juge Abraham, ceci reflète, en réalité, une confusion entre les questions de

l’existence du différend et celle des négociations préalables.

En conclusion, le juge Abraham consid ère qu’en l’espèce l’existence du différend est
flagrante, et que celui-ci est sans aucun doute re latif à l’interprétation ou à l’application de la
CIEDR, car l’on peut soutenir, de manière plus que plausible, que le nettoyage ethnique fait partie

des comportements prohibés par cette Convention, et que l’obligation des Etats parties n’est pas
seulement de s’abstenir de tels comportements, mais de tout faire pour y mettre fin. Enfin, le
jugeAbraham précise que s’il fallait dater la naissance du différend ⎯exercice qu’il considère

comme parfaitement inutile en droit ⎯on pourrait le faire remonter peut-être à 2004, sans doute
à 2006.

Déclaration de M. le juge Skotnikov

Le juge Skotnikov souscrit à la conclusion générale de la Cour selon laquelle celle-ci n’a pas
compétence pour connaître de la requête déposée par la Géorgie. Il ne peut toutefois être d’accord

avec la Cour lorsqu’elle déclare qu’un différend t ouchant l’interprétation et l’application de la - 10 -

CIEDR a surgi le 9août2008 entre la Géorgie et la Russie, au cours du conflit armé qui a éclaté
dans la nuit du 7 au 8 août 2008.

Ainsi que la Cour l’a déclaré à maintes occasions, «[u]ne situation donnée peut englober des
différends ayant trait à plusieurs corpus juridiqu es et ne relevant pas des mêmes procédures de
règlement». La Cour constate tout au long de l’arrêt que dans la situation qui se présentait au début

des hostilités, les 7 et 8 août 2008, il existait des différends concernant une série de questions, mais
pas celle de l’interprétation ou de l’application de la CIEDR.

La Cour se devait d’établir si le différend qui a surgi en août 2008 concernait le respect de la

CIEDR et non celui des dispositions de la Charte des Nations Unies relatives au non-emploi de la
force ou des règles du droit international humanitaire. Cette tâche n’était certes pas facile. En
effet, certains actes prohibés par le droit interna tional humanitaire peuvent au ssi être de nature à
violer les droits prévus par la CIEDR. Aux fins d’établir l’existence d’un différend relevant de la

CIEDR, la Cour doit néanmoins s’assurer que le différend allégué concerne l’instauration d’une
«distinction, exclusion, restriction ou préféren ce fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou
l’origine nationale ou ethnique» (article premier de la CIEDR).

Devant cette difficulté, la Cour n’est sans doute pas toujours à même d’établir au stade
préliminaire de l’instance, si un différend relevant de la CIEDR existe dans une situation de conflit
armé. Néanmoins, elle a toujours la possib ilité de déclarer que l’exception soulevée quant à
l’existence d’un différend n’a pas dans les circonstances de l’espèce un caractère exclusivement

préliminaire. Il aurait été bien plus prudent que la Cour emprunte cette voie dans la présente
affaire.

La Cour commence son examen de cette période d’août2008 en citant le rapport de la

mission d’enquête internationale i ndépendante sur le conflit en Géor gie, créée par le Conseil de
l’Union européenne. Dans le passage cité, il est indiqué que, dans la nuit du 7 au 8 août,

««la Géorgie lança une attaque à l’artillerie lourde sur la ville de Tskhinvali. D’autres

mouvements des forces armées géorgi ennes visant Tskhinvali et les régions
environnantes étaient en cours, et des unités militaires et éléments armés russes,
sud-ossètes et abkhazes prirent rapidement part aux combats. Toutefois, il ne fallut
pas longtemps pour que l’avancée des troupes géorgiennes en Ossétie du Sud soit

stoppée. Dans une contre-offensive, les forces armées russ es, couvertes par des
frappes aériennes et par des éléments de la flotte russe basée en mer Noire, pénétrèrent
très avant en territoire géorgien, coupant la principale voie qui traverse le pays d’est
en ouest, atteignant le port de Poti et s’a rrêtant à quelques kilomètres de la capitale de

la Géorgie, Tbilissi. Les affrontements se transformèrent en un conflit à la fois
externe et interne opposant, d’une part, l es forces géorgiennes aux forces russes et,
d’autre part, les combattants sud-ossètes et abkhazes aux Géorgiens.» (Rapport,
vol. 1, par. 2. [EPFR, annexe 75].) (Voir arrêt, paragraphe 106.)

Il aurait été utile de tenir compte d’au moins deux autres observations formulées dans le
rapport de la mission :

«La question se pose de savoir si l’emploi de la force par la Géorgie en Ossétie
du Sud, qui a commencé par le bombardement de Tskhinvali dans la nuit du 7 au
8 août 2008, pouvait trouver une justification en droit international. Tel n’était pas le
cas.» (Vol. I, par. 19.)

«Une autre question d’ordre juridique qui se pose, au moins en ce qui concerne
la phase initiale du conflit, est de savoir si le recours à la force par la Géorgie à
l’encontre des forces du maintien de la paix russes sur le territoire géorgien,

c’est-à-dire en Ossétie du Sud, pourrait avoir été justifié. Là encore, la réponse est - 11 -

négative… Rien ne permet … d’affirmer que les forces russes de maintien de la paix
stationnées en Ossétie du Sud manquaient de façon flagrante aux obligations qu’elles

tenaient des accords internationaux pertinen ts, comme l’accord de Sochi, et qu’elles
étaient donc déchues de leur statut juridique international. En conséquence, l’emploi
que la Géorgie a fait de la force contre les forces russes de maintien de la paix à
Tskhinvali dans la nuit du 7 au 8août2008 était contraire au droit international.»

(Vol. I, par. 20.)

Le contexte factuel qui ressort de ce rapport est tout à fait clair: il apparaît pour le moins
improbable que la réaction russe à l’attaque de la Géorgie ait constitué une violation de la CIEDR.

La Cour, en examinant les accusations échang ées par les Parties, aurait dû les considérer
dans le contexte du conflit armé qui était en cours lorsqu’elles ont été formulées. Lorsqu’elle traite
d’une situation de conflit armé et de la question du respect de la CIEDR, la Cour doit toujours faire

la distinction entre d’une part la propagande de guerre et, d’autre pa rt, les déclarations qui peuvent
effectivement révéler l’apparition et la cristallisation d’un différend relevant de cet instrument. Ce
n’est sans doute pas là une tâche facile, mais la Cour est assez perspicace pour y faire face. Aussi
aurait-elle dû conclure que les accusations portées par la Géorgie entre le 10 et le 12août2008

relèvent de la rhétorique de guerre et sont donc dénuées de valeur probante au regard de la question
de l’existence d’un différend relevant de la CIEDR.

Le juge Skotnikov conclut que la Géorgie n’ a formulé aucune réclamation crédible qui eût

été susceptible de se heurter à l’opposition manifest e de la Fédération de Russie, au sens de la
jurisprudence établie de la Cour. Un échange d’accusations entre les Parties, eu égard au contexte
de conflit armé, n’est tout simplement pas suffisant pour établir l’existence d’un différend juridique
touchant l’interprétation ou l’application de la CIEDR.

Opinion dissidente de M. le juge Cançado Trindade

1. Dans son opinion dissidente, qui comporte treize parties, le juge Cançado Trindade expose
les fondements de sa position personnelle sur les que stions examinées dans l’arrêt de la Cour en
l’espèce. Il est en désaccord av ec l’ensemble du raisonnement de la Cour et avec ses conclusions
sur la deuxième exception préliminaire et sur la compétence, ainsi qu’avec la manière dont elle a

réglé les questions de fond et de procédure portées devant elle. Il commence par délimiter (partie I)
le cadre plus général du règl ement du différend en question, qui est inéluctablement lié à
l’impératif de la réa lisation de la justice en vertu d’un instrument des NationsUnies relatif aux
droits de l’homme d’une importance historique au ssi grande que la Conven tion internationale sur

l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR).

2. De l’avis du juge Cançado Trindade, des clauses compromissoires telles que celle énoncée

à l’article22 de la CIEDR doivent, pour être bien comprises, être replacées dans le contexte des
efforts accomplis pour conférer la juridictio n obligatoire à la Cour. A cette fin, le
juge Cançado Trindade commence par examiner (partie II) la genèse de la juridiction obligatoire de
la Cour à la lumière des travaux du comité consultatif de juristes sur le statut de la CPJI (en 1920),

lequel appuyait ce principe. La position du comité des juristes s’est heurtée à celle des organes
politiques de la Société des Nations. Les débats de l’Assemblée de la Société des Nations et de ses
organes subsidiaires (toujours en 1920) on permis d’ arriver à un compromis qui a pris la forme
d’une clause juridictionnelle modifiée (la clause facultative), qui a ensuite coexisté avec diverses

clauses compromissoires en tant que fondements de la juridiction obligatoire que la Cour de
La Haye allait exercer. - 12 -

3. Le jugeCançadoTrindade se penche ensuite sur les débats que la conférence des
Nations Unies sur l’organisation internationale et ses organes subsidiaires (en 1945) a tenus sur le

Statut de la CIJ. Après avoir examiné cette histoi re législative, il en vient à un examen critique de
la pratique concernant la clause facultative qui confère juridiction obligatoire à la Cour de La Haye
(CPJI et CIJ). Il regrette l’importance qu’une pratique dénaturée en est venue à accorder au
consentement des Etats, lui donnant même la précédence sur l’impératif de la réalisation de la

justice au niveau international (partieIII), et faisant abstraction du vieil idéal de compétence
obligatoire automatique de la Cour de La Haye (partie IV).

4. La pratique des Etats qui a suivi a conduit au désenchantement des théoriciens du droit
international face à des Etats qui voyaient dans la clause facultative le moyen de donner leur
consentement comme ils l’entendaient, mais aussi à l’espoir grandissant que les clauses
compromissoires finiraient par contribuer plus efficacement à la réalisation de la justice

internationale. Pour le jugeCançadoTrin dade, ni la clause facultative, ni les clauses
compromissoires ne peuvent être examinées comme il se doit en dehors du contexte de la
juridiction obligatoire, qui est l’objectif recherché.

5. Il rappelle que, des années 50 aux années 80, les théoriciens du droit international se sont
efforcés de parer aux aléas de la «volonté» des Et ats et d’obtenir une acceptation plus large de la
juridiction obligatoire de la Cour, sur la base de cl auses compromissoires. Par la suite, (à partir de

la fin des années80), quelques théoriciens plus lu cides ont poursuivi la quête de ce vieil idéal,
établissant un lien entre les clauses comp romissoires en question et la nature etlefond des
instruments correspondants. Cette réflexion s’est progressivement enrichie de l’expérience acquise
dans l’interprétation et l’application des instrume nts de défense des droits de l’homme, comme la

CIERD dans la présence affaire.

6. Le jugeCançadoTrindade passe ensuite (p artieV) à l’examen du rapport entre la clause

facultative/les clauses compromissoires et la nature etlefond des traités dans lesquels elles
s’inscrivent. Il affirme que les instruments de dé fense des droits de l’homme (tels que la CIERD)
sont inévitablement orientés vers la victime , et que la reconnaissance de leur nature particulière a
beaucoup contribué à leur herméneutique, ce qui a conduit à la mise en Œuvre de ces instruments

au bénéfice ultime des êtres humains qu’il fallait protéger.

7. Le jugeCançadoTrindade fait valoir que si l’idéal de la juridiction obligatoire a

indéniablement progressé dans le domaine du droit international des droits de l’homme, la situation
semble assez différente dans celui des relations purement interétatiques où les progrès enregistrés
sont restés relativement modestes au cours des dernières décennies. Le droit international
contemporain lui-même a évolué lentement, mais progressivement, mettant au moins des limites

aux manifestations d’un volontarisme d’Etat qui s’est avéré d’un autre temps.

8. Voilà un point qui ne peut passer inaperçu en l’espèce, ajoute-t-il, étant donné qu’il
concerne l’Application de la c onvention internationale sur l’élimination de toutes les formes de

discrimination raciale et, en particulier, la clause compromissoire énoncée dans un instrument des
NationsUnies relatif aux droits de l’homme. Le juge Cançado Trindade se penche ensuite sur la
méthodologie de l’interprétation des instruments de défense des droits de l’homme.

9. Il émet l’avis que la méthodologie de l’interprétation des instruments de défense des droits
de l’homme (telle qu’elle ressort des règles d’ interprétation des traités énoncées aux articles31
à33 des deux conventions de Vienne sur le dro it des traités de1969 et de1986), premièrement, - 13 -

donne la primauté, et cela est compréhensible et n écessaire, à leur objet et à leur but, de manière à
assurer la protection des êtres humains, manifestemen t la partie la plus faible, et, deuxièmement,

englobe, de l’avis du juge, toutes les dispositions de ces instruments, considérées comme un tout,
non seulement celles qui concernent le fond (relatives aux droits protégés) mais aussi les
dispositions de procédure , celles qui régissent les mécanismes de protection internationale , y
compris les clauses compromissoires conférant juridiction à des tribunaux internationaux des droits

de l’homme.

10. L’herméneutique des instruments de défen se des droits de l’homme, fidèle à la règle

générale d’interprétation bona fides des traités (article 31 1) des deux conventions de Vienne sur le
droit des traités de1969 et 1986), tient compte des trois éléments que sont le texte dans son sens
actuel, le contexte et les objet et but de l’ instrument en question, ainsi que de la nature de
l’instrument dans lequel est énoncée cette clause (facultative ou compromissoire) de juridiction

obligatoire. Dans l’interprétation des traités relatifs aux droits de l’homme, ajoute-t-il, les
considérations qui l’emportent sont celles de l’ordre public, de la garantie collective exercée par
tous les Etats Parties et de la réalisation d’un objectif commun, qui l’emporte sur les intérêts
individuels de chaque Etat contractant.

11. On ne peut guère faire abstraction de la nature et du fond d’un traité lorsqu’on en
examine la clause facultative, ou la clause compromi ssoire. Le juge Cançado Trindade ajoute que

l’apparition des instruments de défense des droits de l’homme a ainsi contribué à enrichir le jus
gentium contemporain, en lui donnant des moyens accr us de réglementer les relations au niveau
non seulement interétatique, mais aussi intra-état ique. En la présente affaire qui concerne
l’Application de la conventi on internationale sur l’élimination de toutes les formes de

discrimination raciale , le punctum pruriens judicii est la compréhension correcte de la clause
compromissoire (article 22) de la CIEDR.

12. Le juge Cançado Trindade fait observer qu’au cours de la procédure dans la présente
affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes
de discrimination raciale , les deux Parties en présence, la Géorgie et la Fédération de Russie,
répondant à une question qu’il a jugée bon de leur poser au cours de l’audience publique du

17septembre2010, ont dûment tenu compte de la natu re de l’instrument de défense des droits de
l’homme en question, la CIEDR (bien qu’elles aient tiré des conséquences différentes de leurs
arguments respectifs) ; seule la Cour n’a pas pris en considération ce point important.

13. Le juge Cançado Trindade appelle ensuite l’attention sur le principe ut res magis valeat
quam pereat (partie VI), que la jurisprudence confirme largement. Selon ce principe (dit de l’effet
utile), qui sous-tend la règle gé nérale de l’interprétation des traités, les Etats parties à des

instruments de défense des droits de l’homme devraient veiller à ce que les dispositions de ces
instruments aient les effets appropriés dans leurs droits internes respectifs. Ce principe s’applique,
à son avis, non seulement aux normes de fond, mais également aux normes de procédure, telles que
celles qui se rapportent à l’acceptation de la juridiction obligatoire des organes judiciaires

internationaux de protection dans les affaires litigieuses.

14. Les considérations d’ordre supérieur (l’ord re public international) ont donc la primauté

sur le volontarisme des Etats. Dans la partie VII de son opinion dissidente, le juge Cançado
Trindade procède à l’examen des éléments qui permettent d’interpréter et d’appliquer correctement
la clause compromissoire (article 22) de la CIED R (son sens ordinaire, ses travaux préparatoires et
la décision précédente de la Cour elle-même à son sujet). A la lumière de cette analyse, il conclut

que l’opinion de la Cour en l’espèce, à savoir que l’article 22 de la CIEDR subordonne sa saisine à - 14 -

«des conditions préalables» qui doivent être remp lies par l’Etat partie, ce qui rend cette saisine
particulièrement difficile, n’est à son avis étayée ni par la jurisprudence constante de la Cour, ni par

l’histoire législative de la CIEDR, et va à l’encontre de la démarche que la Cour elle-même vient de
suivre dans son ordonnance du 15 octobre 2008 en la présente affaire.

15. Il fait valoir, à propos de ce dernier point, que la Cour ne pouvait vouloir infirmer sa
propre res interpretata : une position sur un point de droit (par opposition à l’évaluation d’éléments
de preuve) déjà défendue par la C our ne peut, à son avis, être tout simplement modifiée au gré de
celle-ci, peu après, de manière radicalement différente. Cela créerait un sentiment d’insécurité

juridique et irait à l’encontre du principe fo ndamental du droit procédural international,
profondément enraciné dans la pensée juridique : venire contra factum/dictum proprium non valet.

16. Le juge Cançado Trindade fait valoir en outre qu’en l’espèce, il aurait fallu tenir dûment

compte des dispositions du préambule de la CIED R (par.1), aux termes desquelles tous les Etats
membres se sont engagés à agir (en coopération avec l’Organisation) en vue d’atteindre l’un des
buts des Nations Unies, à savoir «développer et encourager le respect universel et effectif des droits

de l’homme» pour tous, sans distinction aucune, en ayant à l’esprit que la déclaration universelle
des droits de l’homme de1948, reprise dans le monde entier, proclame (dans l’un des rares
moments ou éclairs de lucidité du XX siècle) que tous les êtres humains naissent libres et égaux en
dignité et en droit et qu’ils sont doués de raison et de conscience (article premier).

17. La partie VIII de cette opinion dissidente est consacrée à un examen de la jurisprudence
de la Cour de LaHaye (CPIJ et CIJ), s’agissant de la vérification de tentatives ou d’efforts

préalables de négociation au cours du règlement judi ciaire des différends qui lui sont soumis. Le
juge CançadoTrindade constate que la jurisprudence constante de la Cour elle-même n’a jamais
conféré à cet élément factuel le caractère d’un e «condition préalable» devant être pleinement
satisfaite pour qu’il y ait saisine. Tant la CPJI que la CIJ ont clairement dit qu’une tentative de

négociation suffisait, en l’absence totale de «condition préalable» obligatoire voulant que les
négociations conduisent à un règlement pour que ch acune d’elles exerce sa compétence dans
l’affaire portée devant elle.

18. De l’avis du juge Cançado Trindade, les clauses compromissoires ont bien servi la cause
de la compétence de la Cour, particulièrement au titre de certains instruments de défense des droits
de l’homme dans lesquels elles figurent (voir ci-dessous) et qui contribuent à la réalisation de la

justice (partieIX). Le juge CançadoTrindade re grette que la Cour ne suive pas la même voie en
l’espèce, imposant des conditions très strictes (l’exigence de négociations préalables) à l’exercice
de sa juridiction en vertu de la CIEDR, et perdant de vue la nature de cette instrument important de
défense des droits de l’homme élaboré par les Nations Unies.

19. Le juge CançadoTrindade fait valoir que l’on ne saurait perdre de vue les droits et les
valeurs en jeu. Le recours à des formules conventionnelles, l’accent mis sur les «intérêts» des
Etats, leurs intentions ou leur «volonté», ou au tres notions connexes, ou sur leurs stratégies de

négociation, ne devraient pas faire oublier que ceux qui réclament justice, et leurs bénéficiaires,
sont en fin de compte des êtres humains, comme la présente affaire l’a montré. La Cour ne saurait
faire abstraction de la raison d’être des instruments de défense des droits de l’homme ; la recherche

répétée et mécanique du consentement des Etats, considéré comme plus important que les valeurs
fondamentales qui sous-tendent ces instruments, ne conduira nulle part. - 15 -

20. Le juge Cançado Trindade en vient ensuite à la partie X de son opinion dissidente, dans
laquelle il soutient que, sous l’empire de ces traités, le règlemen t pacifique va de pair avec la

réalisation de la justice, cet objectif pouvant difficilement être atteint dans une affaire telle que la
présente espèce sans qu’il soit tenu compte des souffrances et des besoins de protection de la
population. Ces éléments revêtent, selon lui, une importance cruciale aux fi ns de l’examen de la
présente affaire relative à l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes

les formes de discrimination raciale . Telle n’a pourtant pas été l’approche de la Cour, ce que le
juge Cançado Trindade regrette vivement.

21. Le juge CançadoTrindade s ouligne que la réalisation de la justice en vertu d’un traité
relatif aux droits de l’homme (tel que la CIEDR) est un objectif qui ne peut , dans une affaire telle
que la présente espèce où l’on compte de nombreuses victimes, être atteint que si les souffrances et
les besoins de protection de la population sont dûment pris en considération. Plutôt que d’attacher

une attention particulière à ces aspects sur la base d’un examen de l’ensemble des éléments de
preuve qui lui ont été présentés par les Parties elles-mêmes, la Cour a malheureusement suivi une
approche essentiellement interétatique et bilatérale, centrée sur le s relations (diplomatiques) entre
les deux Etats.

22. Le présent arrêt ne fait qu’incidemment référence à la douleur et aux épreuves endurées
par les populations concernées, alors même que certains documents qui ont été présentés à la Cour

par les Parties elles-mêmes illustrent clairement cet aspect huma in ainsi que les besoins urgents de
protection des victimes silencieuses du différend et du conflit armé qui a opposé la Géorgie à la
Fédération de Russie. Selon le juge CançadoTrindade, il convient de dépasser la conception
strictement interétatique (diplomatique) du dr oit international classique, attendu que, comme

chacun sait, le jusgentium contemporain n’est nullement indifférent au sort des populations. Le
juge CançadoTrindade considère que la reconna issance judiciaire de la persécution des êtres
humains est un impératif de justice qui permet, au moins, de soulager la souffrance des victimes.

23. Le juge Cançado Trindade observe qu’il a fallu quatre vingt douze paragraphes à la Cour
pour concéder qu’un différend d’ordre juridique avait fini par se cristalliser, le 10août2008,
c’est-à-dire seulement après l’éclatement d’une guerre ouverte et déclarée entre la Géorgie et la

Russie. C’est ce même raisonnement formaliste qui a conduit la Cour, au terme d’un examen qui
s’étend sur soixantedixparagraphes, à retenir la deuxième exception préliminaire, au motif qu’il
n’aurait pas été satisfait à des «conditions préalables» qui sont le fruit de sa propre interprétation,
interprétation qui s’écarte à la fois de sa jurisp rudence constante et de la doctrine juridique

internationale, plus clairvoyante à cet égard. Le juge Cançado Trindade rappelle que, en vertu des
traités relatifs aux droits de l’ homme, les personnes concernées, qui se trouvent dans une situation
de grande vulnérabilité ou de gr ande détresse, doivent bénéficier d’un degré de protection plus
élevé ; or la Cour a, au contraire, jugé qu’un degré de consentement des Etats plus élevé était requis

pour qu’elle puisse exercer sa compétence, abandonna nt ainsi de nouveau aux Parties le soin de
régler le différend qui les oppose.

24. Dans la partie XI de son opinion dissiden te, le juge Cançado Trindade fait valoir que les
traités relatifs aux droits de l’hom me sont des instruments vivants , qu’il convient d’interpréter à la
lumière des conditions de vie actuelles, de sorte à répondre aux nouveaux besoins de protection des
êtres humains. Cela vaut davantage encore pour un traité tel que la CIEDR, qui est centré sur le

principe fondamental de l’égalité et de la non-discrimination, princi pe qui constitue l’un des
fondements non seulement de ladite convention mais aussi du droit international des droits de
l’homme dans son ensemble et qui, selon le juge CançadoTrindade, fait partie intégrante du
jus cogens international. La CIEDR, qui a une dimension universelle, occupe une place importante

dans le droit des Nations Unies lui-même. Depuis son adoption, cette convention offre un rempart - 16 -

contre une grave violation d’une norme de juscogens (l’interdiction absolue de la discrimination
raciale) — norme dont découlent des obligations erga omnes —, et elle a exercé une influence sur

les instruments internationaux ultérieurs qui ont été conclus au niveau universel (celui des
Nations Unies).

25. Le juge CançadoTrindade déplore que l’ arrêt ne fasse aucune référence à l’application
effective qui a été faite de la CIEDR tout au long de ces dernières décennies en vue de réaliser
l’objet et le but de cet instrument et ce, au pr ofit de millions d’êtres humains. A aucun moment la
Cour ne reconnaît que la CIEDR ⎯ tout comme les autres traités relatifs aux droits de l’homme ⎯

est un instrument vivant , qui a acquis une existence propre, indépendamment des «intentions»
supposées ou imaginaires de ses rédacteurs, il y a près d’un demi-siècle ; même dans la perspective
statique de la Cour, il convient de rappeler que, à l’époque de l’élaborati on de la convention, les

partisans du règlement obligatoire des différends par la Cour ⎯que le juge CançadoTrindade
mentionne — se faisaient déjà entendre.

26. Compte tenu de l’évolution du droit intern ational contemporain, cela est encore plus vrai

aujourd’hui, en2011, en ce qui concerne les oblig ations qui découlent de la CIEDR et des autres
traités relatifs aux droits de l’homme. Et pourtant , cela n’a pas empêché la Cour d’opter, dans le
présent arrêt, pour une approche totalement différe nte, qui l’a conduite, sur la base de son propre
raisonnement strictement textuel ou grammatical de la clause compromissoire (article 22) contenue

dans cet instrument, à retenir la deuxième exception préliminaire. Aucune considération
contextuelle n’a été formulée dans l’arrêt, et auc une tentative n’y a été faite d’établir un lien entre
ladite clause et les objet et but de la CIEDR à la lumière de la substance et de la nature de cet

instrument dans son ensemble.

27. Tandis qu’elle se livre à son interprétation de la clause compromissoire qui y est
contenue, la Cour passe totalement sous silence l’importance historique que revêt la CIEDR en tant

que traité pionnier dans le domaine des droits de l’homme ainsi que l’actualité de cet instrument,
qui lui permet de répondre aux no uveaux défis de l’humanité, les quels constituent pour celle-ci
autant de préoccupations légitimes. Du fait de sa propre décision, la Cour s’est privée de la

possibilité de déterminer si le présent différend (qui a fait tant de victimes) relève ou non de la
CIEDR. La regrettable issue de la présente espèce révèle que, en dépit de tous les progrès
accomplis dans le sens de la dignité humaine par le moyen de la CIEDR, beaucoup reste encore à
faire ; et le juge Cançado Trindade d’ajouter que, comme dans le mythe de Sisyphe, le combat pour

imposer le respect des droits de l’homme est sans fin.

28. Dans la partie XII de son opinion dissident e, le juge Cançado Trindade souligne que, au
vu de ce qui précède, sa position sur l’ensemble d es éléments qui forment le présent arrêt est

clairement à l’opposé de l’opinion de la Cour. Cette position n’entre pas non plus exactement dans
le cadre conceptuel de l’opinion dissidente commune jointe au présent arrêt, mais le dépasse.
L’opinion dissidente du jugeCançadoTrinda de est en effet fondée non seulement sur

l’appréciation des éléments de preuve qui ont été présentés à la Cour ⎯ aspect certes
important ⎯mais, avant tout, sur des questions de prin cipe auxquelles il attache une plus grande
importance encore.

29. Le jugeCançadoTrindade ajoute que, dans la jurisprudence internationale relative aux
droits de l’homme, l’accent a toujours été mis sur le fait que les prescriptions des traités relatifs aux
droits de l’homme devaient être interprétées de manière à rendre effective la sauvegarde des droits

ainsi visés; c’est pourquoi l’article22 de la CIEDR n’énonce aucune «condition préalable» à
laquelle il devrait être satisfait avant toute saisine de la Cour. Le fait de poser de telles «conditions - 17 -

préalables»—alors qu’elles n’existent pas—revient à faire obstacle, de manière indue et
infondée, à l’accès à la justice prévu par un traité relatif aux droits de l’homme. Selon le juge

CançadoTrindade, la Cour ne doit pas perdre de vue la logique fondamentale qui sous-tend les
traités relatifs aux droits de l’homme.

30. Enfin, et ce n’est pas là le moins important , le jugeCançadoTrindade revient, dans la
partie XIII de son opinion dissidente, sur un vieux dilemme ⎯ auquel sont confrontés aussi bien la
Cour que les Etats qui comparaissent devant elle ⎯, qu’il situe dans le cadre du jusgentium
contemporain. Ce dilemme, qui a une incidence directe sur la justice internationale actuelle et

future, ne saurait selon lui être r éexaminé ici à l’aune de dogmes an ciens, qui ont été bâtis en des
temps révolus, sur la base des notions de «volonté», d’«intérêts» ou encore d’intentions des Etats.
En s’obstinant à rester fidèle à ces dogmes, on ne poserait aucun dilemme, puisque cela entraînerait

l’immobilisme ou la paralysie du droit international. Or, rien n’est plus étranger ou contraire à la
protection des droits de l’homme que les dogmes en question.

31. En abandonnant de nouveau aux Parties le soin de régler le présent différend—par un

quelconque autre moyen (politique ou autre) de leur choix—, la Cour s’est ainsi privée,
notamment, de la possibilité de se prononcer, lors d’une phase ultérieure au fond, sur la question de
savoir si les faits mentionnés dans la requête qui lui a été présentée, et qui ont fait tant de victimes,
relèvent ou non des dispositions pertinentes de la CIEDR. Selon le jugeCançadoTrindade, la

présente décision empêche la CIEDR de produire les effets voulus (ycompris ceux de sa clause
compromissoire énoncée à l’article22) et la Cour elle-même, d'exercer sa juridiction obligatoire
prévue dans cet instrument.

32. Dans ces conditions, ajoute-t-il, la Cour ne peut demeurer l’otage du consentement des
Etats. Elle ne peut continuer de rechercher ins tinctivement ce consentement, au point de perdre de
vue l’exigence de la réalisation de la justice. Le consentement d’un Etat se manifeste au moment

où celui-ci décide de devenir partie à un traité ⎯comme l’instrument de défense des droits de
l’homme en question dans la présente affaire, la CIEDR. L’interprétation et la bonne application
de cet instrument ne peuvent dépendre en permanen ce de la recherche du consentement de l’Etat.

Le consentement de l’Etat n’est pas un élément d’interprétation des traités , sinon il les rendrait
injustement lettre morte. Or, les instruments de défense des droits de l’homme, et a fortiori l’esprit
qui les anime, sont censés être vivants.

33. Le jugeCançadoTrindade rappelle que les «pères fondateurs» du droit des gens n’ont
jamais vu dans le consen tement individuel des nouveaux Etats la source suprême de leurs
obligations juridiques. La présente affaire a pour conséquence affligeante et inéluctable de donner

injustement à tort et la priorité au consen tement des Etats, même par rapport aux valeurs
fondamentales en jeu qui sous-tendent la CIEDR et promeuvent la réalisation de la justice.

34. A son avis, il est grand temps que la Cour exprime concrètement sa volonté de remplir sa

mission, telle qu’il la conçoit, lorsque, comme dans la présente affaire, elle exerce sa compétence
sur la base d’instruments de défense des droits de l’homme, c’est-à-dire qu’elle tienne compte de la
raison d’être, de la nature et du fond de ces in struments, avec toutes les conséquences juridiques

qui en découlent. Cette Cour ne peut continuer de toujours privilégier le consentement des Etats
par rapport à toute autre considération, même lorsque ce consentement a déjà été donné par les
Etats concernés au moment de la ratification des instruments en question. - 18 -

35. La Cour ne peut continuer de se livre r à une interprétation littérale, ou grammaticale et
statique, des termes des clauses compromissoires comprises dans ces traités en en tirant des

«conditions préalables» à l’exercice de sa juridi ction, se conformant en quelque sorte à la
jurisprudence arbitrale traditionnelle. Lorsque des instruments de défense des droits de l’homme
sont en jeu, il faut, de l’avis du jugeCançado Trindade, vaincre la force d’inertie et affirmer et
développer la juridiction obligatoire de la C our sur la base des clauses compromissoires que ces

traités renferment. Après tout, ce sont des êtres humains que ces instruments protègent en dernière
analyse. Aussi faut-il bien comprendre que les clauses compromissoires sont inéluctablement liées
à la nature et au fond des traités en question, dans leur intégralité.

36. Du point de vue des justiciables, d es titulaires des droits protégés, les clauses
compromissoires telles celle qui figure à l’article 22 de la CIEDR sont directement liées à l’accès à
la justice, même si ce sont les Etats parties à ces instruments qui saisissent la Cour. Les justiciables

sont, en fin de compte, les êtres humains concern és. Dans cette optique humaniste, en parfaite
harmonie avec l’esprit qui a présidé à la création de la Cour elle-même (CPJI et CIJ), subordonner
la saisine à une «condition préalable» obligatoire, à savoir des négociations préalables, revient à
élever un obstacle à la justice injustifié et extrêmement regrettable.

37. La réalisation de la justice est une exigence que la Cour ne doit jamais perdre de vue.
Cet objectif n’est guère accessible si l’on part d’une perspective volontariste centrée sur les Etats

en recherchant constamment leur consentement. De l’avis du jugeCançadoTrindade, la Cour ne
peut continuer de se prononcer en faveur de ce qu’elle considère être les «intentions» ou la
«volonté» des Etats. Une bonne interprétation des traités relatifs aux droits de l’homme (voir
supra) est dans l’intérêt suprême des êtres humains que les Etats ont voulu protéger en promouvant

et en adoptant ces traités. La raison d’humanité l’emporte sur la traditionnelle raison d’Etat.

38. Il est très regrettable que, dans le présent arrêt, la Cour soit complètement passée à côté

de l’essentiel. En lieu et place, elle a choisi d’exalter comme d’habitude le consentement des Etats,
appelé (au par.110) «le principe fondamental du consentement». Le jugeCançadoTrindade
s’élève contre ce point de vue car, selon lui, le consentement n’est pas «f ondamental», et ce n’est
même pas un «principe». Ce qui est «fondamental», autrement dit ce qui forme le fondement de la

Cour depuis sa création, c’est l’impérati f de la réalisation de la justice au moyen de la juridiction
obligatoire. Le consentement des Etats n’est qu’une règle à respecter dans l’exercice de la
juridiction obligatoire en vue de la réalisation de la justice. C’est un moyen et non une fin, c’est
une exigence procédurale et non un élément d’interprétation des traités. Ce n’est en aucun cas l’un

des prima principia.

39. Pour le jugeCançadoTrindade, les pr incipes fondamentaux sont ceux du pacta sunt

servanda, de l’égalité et de la non-discrimination (dan s le droit matériel), de l’égalité des armes
(dans le droit procédural), de l’humanité (qui imprègne l’ensemble du corpus juris du droit
international des droits de l’homme, du droit international humanitaire et du droit international des
réfugiés), de la dignité de la personne humaine ( qui est l’un des fondements du droit international

des droits de l’homme). S’y ajoutent les prin cipes énoncés à l’article2 de la Charte des
NationsUnies (et réitérés dans la Déclaration d es NationsUnies relative aux principes du droit
international touchant les relations amicales et la coopération entre les Etats conformément à la
Charte des Nations Unies, adoptée en 1970 par l’Assemblée générale des Nations Unies).

40. De l’avis du jugeCançadoTrindade, vo ilà quelques-uns des véritables prima principia
qui confèrent à l’ordre juridique international sa dimension axiologique inévitable. Voilà

quelques-uns des véritables prima principia , qui révèlent les valeurs dont s’inspire le corpus juris - 19 -

de l’ordre juridique international et qui, en fin de compte, en sont le fondement. Les prima
principia sous-tendent l’ordre juridique internationa l en exprimant l’idée d’une justice objective

(propre au droit naturel).

41. Au contraire, le consentement des Et ats ne fait pas partie des prima principia ; c’est une

concession du jus gentium aux Etats. C’est une règle à obser ver (nul ne le nierait) pour rendre
possible le règlement judiciaire des différends internationaux. Pour cette Cour, conçue comme une
Cour internationale de Justice , la réalisation de la justice demeure un idéal qui n’a pas encore été
atteint dans le règlement des affaires de droit de l’homme portées à sa connaissance, comme le

présent arrêt en est le triste exemple, en rais on de l’importance injustifiée qu’elle a donnée au
consentement des Etats. Cette règle, ou cette exigence procédurale, conclut le
jugeCançadoTrindade, sera ramenée à ses justes dimensions le jour où l’on comprendra que la
conscience l’emporte sur la volonté. Voilà qui résume un vieux dilemme (auquel font face la Cour

et les Etats qui la saisissent), revisité dans la présente opinion dissidente, dans le cadre du jus
gentium contemporain.

Opinion individuelle de M. le juge Greenwood

Le juge Greenwood considère que si la Cour a décidé, en se prononçant sur une demande en
indication de mesures conservatoires, qu’il semblait exister, prima facie , une base sur laquelle sa

compétence pouvait être fondée, elle n’est toutef ois nullement liée par cette décision aux stades
ultérieurs de l’instance. Il n’y a aucune in compatibilité entre la décision de2008, qui laissait
envisager une possible compétence, et la conclu sion formulée dans le présent arrêt selon laquelle
cette compétence n’a pas été établie. Si la Cour n’a pas compétence, c’est parce que l’article 22 de

la CIEDR imposait une condition pr éalable à laquelle il n’a pas été satisfait, étant donné que la
Géorgie n’a pas suffisamment tenté, avant de sai sir la Cour, de négocier au sujet du différend
touchant spécifiquement à l’interprétation ou à l’application de cette Convention.

Opinion individuelle de Mme le juge Donoghue

Dans son opinion individuelle, le juge D onoghue commence par indiquer qu’elle se joint
à l’opinion dissidente du président Owada, des juges Simma et Abraham et du juge ad hoc Gaja en

ce qui concerne la deuxième exception préliminaire de la Russie. Elle précise ensuite que, bien
qu’ayant voté en faveur de la décision énoncée da ns l’arrêt de rejeter la première exception
préliminaire, elle ne souscrit pas à l’approche suiv ie par la majorité quant à la question de savoir

s’il existe entre la Géorgie et la Russie un «di fférend» touchant à l’interprétation ou à l’application
de la convention internationale sur l’éliminati on de toutes les formes de discrimination raciale
(CIEDR). En particulier, elle ne s’associe pas à l’idée selon laquelle un «di fférend» ne peut exister
que lorsque le défendeur a, avant le dépôt de la requête, manifesté son opposition par des

déclarations. Elle ne souscrit pas non plus à la méthode qu’a employée la majorité pour examiner
les documents et déclarations versés au dossier.

Premièrement, le juge Donoghue rappelle que l’existence à la date du dépôt de la requête

d’un différend entre les Parties relevant de la CI EDR demandait à être «établie objectivement» par
la Cour. Pour ce faire, la Cour n’était pas tenue de se limiter à rechercher si, avant cette date, la
Géorgie avait notifié ses griefs à la Russie ou si celle-ci y avait répondu. Par le passé, elle a
clairement indiqué qu’il était possible, aux fins de déterminer l’existence d’un différend, d’établir

par inférence quelle était en réalité la position ou l’attitude d’une partie. E lle a aussi eu l’occasion
de se fonder sur des déclarations faites en cours d’instance pour confirmer l’existence de points de
vue opposés et, partant, d’un différend d’ordre juri dique. Le juge Donoghue précise en outre qu’il
n’existe pas de prescription générale imposant une notification préalable des griefs ou de

l’intention de les soumettre à la Cour. - 20 -

C’est pourquoi le jugeDonoghue rejette l’in terprétation qui est faite dans l’arrêt selon
laquelle l’expression employée dans les affaires du Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afrique du Sud;

Libéria c. Afrique du Sud), exceptions préliminaires et fréquemment reprise par la suite ⎯ à savoir
que, pour établir l’existence d’un différend, il c onvient de démontrer que la réclamation de l’une
des parties «se heurte à l’opposition manifeste» de l’autre ⎯ établirait une prescription formelle

imposant aux Parties d’échanger leurs vues avant toute saisine de la Cour. Bien au contraire, la
question de savoir si une réclamation «se heurte à [une] opposition manifeste» relève intégralement
de la tâche de la Cour consistant à «établi[r] objectivement», au vu de l’ensemble des informations
qui lui ont été présentées, si un différend véritabl e continue d’opposer les parties à une affaire

contentieuse.

Deuxièmement, le jugeDonoghue conclut que, même si l’on souscrit à l’interprétation du
droit qui est faite par la majorité, les éléments de preuve suffisent à démontrer qu’un différend

relatif à l’interprétation ou à l’application de la CIEDR existait avant le 9août2008, date qui
marque selon l’arrêt la naissance d’un différend rele vant de l’article22 de la Convention. Selon
elle, il ressort en effet des éléments qui ont été versés au dossier, considérés dans leur ensemble,
d’une part que la Géorgie a allégué qu’elle éta it la victime d’un comportement constituant une

discrimination ethnique et que la Russie en était r esponsable et, d’autre part, que celle-ci a nié ces
allégations. La majorité, quant à elle, ne confère aucune valeur probante aux documents qui, pris
isolément, ne font pas état d’un comportement pouva nt relever de la CIEDR et n’en attribuent pas
la responsabilité à la Russie. La question de savoi r si la Géorgie est en mesure de supporter la

charge de la preuve qui lui incombe en démontrant que sont réunis tous les éléments juridiques et
factuels constitutifs d’une violation de la CIEDR pa r la Russie serait pertinen te dans le cadre d’un
examen de l’affaire au fond par la Cour; ce n’ est cependant pas ce qui était requis à ce stade,
puisque la tâche de la Cour consistait simplement à déterminer s’il existait un différend au regard

de la Convention. Or, selon le jugeDonoghue, les éléments factuels du dossier de l’affaire
suffisent à confirmer que les Parties s’opposent su r des questions relevant de la CIEDR et que,
partant, un différend les opposait avant la période de conflit armé du mois d’août 2008.

Le juge Donoghue relève également que la c onclusion de la Cour selon laquelle le différend
opposant la Géorgie à la Russie ne s’est fait jour que le 9 août 2008 a une incidence importante sur
l’examen de la deuxième exception préliminaire, qui fait abstraction de toute confrontation entre

les deux Etats antérieure à cette date.

En conclusion, le juge Donoghue se dit préoccupée de ce que l’arrêt ait inutilement créé de
nouveaux obstacles procéduraux qui risquent, à l’ avenir, de servir d’argument pour contester la
compétence de la Cour et ce, peut-être particulièrement au détriment des Etats ayant des ressources

limitées ou n’ayant guère l’habitude d’ester devant la Cour.

___________

Document file FR
Document
Document Long Title

Résumé de l'arrêt du 1 avril 2011

Links