Non corrigé
Uncorrected
CR 2012/25
Cour internationale International Court
de Justice of Justice
LAAYE THHEGUE
ANNÉE 2012
Audience publique
tenue le lundi 15 octobre 2012, à 10 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de M. Tomka, président,
en l’affaire du Différend frontalier
(Burkina Faso/Niger)
________________
COMPTE RENDU
________________
YEAR 2012
Public sitting
held on Monday 15 October 2012, at 10 a.m., at the Peace Palace,
President Tomka presiding,
in the case concerning the Frontier Dispute
(Burkina Faso/Niger)
____________________
VERBATIM RECORD
____________________ - 2 -
Présents : M. Tomka,président
Sepúl.vvace-poé,ident
OwMaMa.
Abraham
Keith
Bennouna
Skotnikov
Crnçadoe
Yusuf
Greenwood
XuMe mes
Donoghue
Gaja.
Sebutinede
Bhgn.dari,
MaMhiou.
jDgesdet, ad hoc
Cgoefferr,
⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 3 -
Present: Presient ka
Vice-Presipeúnltveda-Amor
Judges Owada
Abraham
Keith
Bennouna
Skotnikov
Cançado Trindade
Yusuf
Greenwood
Xue
Donoghue
Gaja
Sebutinde
Bhandari
Judges ad hoc Mahiou
Daudet
Registrar Couvreur
⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 4 -
Le Gouvernement du Burkina Faso est représenté par :
S. Exc. M. Jerôme Bougouma, ministre de l’administration territoriale, de la décentralisation et de
la sécurité,
comme agent ;
S. Exc. Mme Salamata Sawadogo/Tapsoba, ministre de la justice, garde des sceaux,
S. Exc. M. Frédéric Assomption Korsaga, ambassadeur du Burkina Faso auprès du Royaume des
Pays-Bas,
comme coagents ;
S. Exc. M. Alain Edouard Traoré, ministre de la communication, porte-parole du Gouvernement,
comme conseiller spécial ;
Mme Joséphine Kouara Apiou/Kaboré, directrice générale de l’administration du territoire,
M. Claude Obin Tapsoba, directeur général de l’Institut géographique du Burkina Faso,
M. Benoît Kambou, professeur à l’Université de Ouagadougou,
M. Pierre Claver Hien, historien, chercheur au centre national de la recherche scientifique et
technologique,
comme agents adjoints ;
M.MathiasForteau, professeur à l’Université ParisOuest, Nanterre-La Défense, membre de la
Commission du droit international,
M. Alain Pellet, professeur à l’Université Paris Ouest, Nanterre-La Défense, ancien président de la
Commission du droit international, membre associé de l’Institut de droit international,
M. Jean-Marc Thouvenin, professeur à l’Université Pa ris Ouest, Nanterre-La Défense, directeur du
Centre de droit international de Nanterre, avocat au barreau de Paris (cabinet Sygna Partners),
comme conseils et avocats ;
M. Halidou Nagabila, ingénieur topographe,
M. André Bassolé, expert en géomatique,
M. Dramane Ernest Diarra, administrateur civil,
e
M Benoît Sawadogo, avocat à la Cour,
M Héloïse Bajer-Pellet, avocat au barreau de Paris,
M. Romain Pieri, chercheur en droit international,
M.LudovicLegrand, chercheur au Centre de dr oit international de Nanterre (CEDIN), juriste
(cabinet Sygna Partners),
M. Simplice Honoré Guibila, directeur général des affaires juridiques et consulaires,
M. Daniel Bicaba, ministre conseiller à l’ambassade du Burkina Faso à Bruxelles,
comme conseillers. - 5 -
The Government of Burkina Faso is represented by:
H.E. Mr. Jérôme Bougouma, Minister for Territorial Administration, Decentralization and Security,
Asgent;
H.E. Ms Salamata Sawadogo/Tapsoba, Minister of Justice and Keeper of the Seals,
H.E.Mr. Frédéric Assomption Korsaga, Ambassador of Burkina Faso to the Kingdom of the
Netherlands,
Cso-Agents;
H.E. Mr. Alain Edouard Traoré, Minister of Communication, Government Spokesman,
as Special Adviser;
Ms Joséphine Kouara Apiou/Kabore, Director-General of Territorial Administration,
Mr. Claude Obin Tapsoba, Director-General of the Geographical Institute of Burkina,
Mr. Benoît Kambou, Professor at the University of Ouagadougou,
Mr. Pierre Claver Hien, Historian, Researcher at the National Science and Technology Research
Centre,
Dseputy-Agents;
Mr.Mathias Forteau, Professor at the University of Paris Ouest, Nanterre-La Défense, Member of
the International Law Commission,
Mr. Alain Pellet, Professor at the University of Paris Ouest, Nanterre-La Défense, former Chairman
of the International Law Commission, associate member of the Institut de droit international,
Mr.Jean-Marc Thouvenin, Professor at the University of Paris Ouest, Nanterre-La Défense,
Director of the Centre de droit international de Nanterre (CEDIN), member of the Paris Bar
(Cabinet Sygna partners),
as Counsel and Advocates;
Mr. Halidou Nagabila, Surveying Engineer,
Mr. André Bassolé, Geomatics Expert,
Mr. Dramane Ernest Diarra, Civil Administrator,
Maître Benoît Sawadogo, Avocat à la Cour,
Maître Héloïse Bajer-Pellet, member of the Paris Bar,
Mr. Romain Pieri, International Law Researcher,
Mr. Ludovic Legrand, Researcher at the Centre de droit international de Nanterre (CEDIN), Lawyer
(Cabinet Sygna partners),
Mr. Simplice Honoré Guibila, Director-General of Legal and Consular Affairs,
Mr. Daniel Bicaba, Minister-Counsellor, Embassy of Burkina Faso in Brussels,
Asdvisers. - 6 -
Le Gouvernement du Niger est représenté par :
S. Exc. M. Mohamed Bazoum, ministre d’Etat, ministre des affaires étrangères, de la coopération,
de l’intégration africaine et des Nigériens à l’extérieur, président du comité d’appui aux conseils
du Niger,
comme chef de la délégation et agent ;
S. Exc. M. Abdou Labo, ministre d’Etat, ministre de l’intérieur, de la sécurité publique, de la
décentralisation, et des affaires religieuses,
comme coagent ;
S. Exc. M Karidio Mahamadou, ministre de la défense nationale,
S. Exc. M. Marou Amadou, ministre de la justice, garde des sceaux, porte-parole du gouvernement,
S. Exc. M. Issaka Djibo, ambassadeur de la République du Niger auprès du Royaume des
Pays-Bas,
comme coagents adjoints ;
M.Sadé Elhadji Mahaman, conservateur des archives et bibliothèques, coordonnateur du
secrétariat permanent du comité d’appui aux conseils du Niger,
comme agent adjoint ;
M.JeanSalmon, professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles, membre de l’Institut de
droit international, membre de la Cour permanente d’arbitrage,
comme conseil principal ;
M. Maurice Kamto, professeur agrégé de droit public , avocat au barreau de Paris, ancien doyen de
la faculté des sciences juridiques et politiques de l’Université de Yaoundé II, ancien président et
membre de la Commission du droit internationa l, membre associé de l’Institut de droit
international,
M.PierreKlein, professeur de droit et directeur adjoint du Centre de droit international de
l’Université libre de Bruxelles,
M.AmadouTankoano, professeur de droit internatio nal, enseignant-chercheur et ancien doyen de
la faculté de sciences économiques et juridiqu es de l’Université AbdouMoumouni de Niamey
du Niger,
comme conseils ;
Mme MartynaFalkowska, chercheuse au Centre de droit international à l’Université libre de
Bruxelles,
comme assistante des conseils ; - 7 -
The Government of Niger is represented by:
H.E.Mr. Mohamed Bazoum, Minister of State for Foreign Affairs, Co-operation, African
Integration and Nigeriens Abroad, Chairman of the Support Committee to Counsel for Niger,
as Head of the Delegation and Agent;
H.E.Mr.Abdou Labo, Minister of State for the Interior, Public Security, Decentralization and
Religious Affairs,
as Co-Agent;
H.E. Mr. Karidio Mahamadou, Minister of National Defence,
H.E. Mr. Marou Amadou, Minister of Justice, Keeper of the Seals, Government Spokesman,
H.E. Mr. Issaka Djibo, Ambassador of Niger to the Kingdom of the Netherlands,
as Deputy Co-Agents;
Mr.Sadé Elhadji Mahaman, Curator of Archives and Libraries, Co-ordinator of the Permanent
Secretariat of the Support Committee to Counsel for Niger,
as Deputy Agent;
Professor Jean Salmon, Professor emeritus of the Université Libre de Bruxelles, Member of the
Institut du droit international, member of the Permanent Court of Arbitration,
as Lead Counsel;
Professor Maurice Kamto, Professor agrégé of public law, member of the Pa ris Bar, former Dean
of the Faculty of Law and Political Science at the University of YaoundéII, former Chairman
and Member of the International Law Commissi on, associate member of the Institut de droit
international,
Professor Pierre Klein, Professor of Law at the Université Libre de Bruxelles, Deputy-Director of
the Centre of International Law,
Professor Amadou Tankoano, Professor of International Law, former Dean of the Faculty of
Economic and Legal Science, Lecturer and Re searcher at Abdou Moumouni University in
Niamey, Niger,
as Counsel;
MsMartyna Falkowska, Researcher at the Centre of International Law, Université Libre de
Bruxelles,
as Assistant; - 8 -
Le général Maïga Mamadou Youssoufa, gouverneur de la région de Tillabéri,
M.AmadouTcheko, directeur général des affaires juridiques et consulaires au ministère des
affaires étrangères, de la coopéra tion, de l’intégration africaine et des Nigériens à l’extérieur,
coordinateur adjoint du comité d’appui aux conseils du Niger,
Le colonelMahamaneKoraou, secrétaire permanent de la commission nationale de frontières,
membre du comité d’appui aux conseils du Niger (en retraite),
M. Mahamane Laminou Amadou Maouli, magistrat, rapporteur du comité d’appui aux conseils du
Niger,
M.HassimiAdamou, ingénieur géomètre principa l, directeur général de l’Institut géographique
national du Niger, membre du comité d’appui aux conseils du Niger,
M.HamadouMounkaila, ingénieur géomètre princi pal à la commission nationale des frontières,
membre du comité d’appui aux conseils du Niger,
M. Mahamane Laminou, ingénieur géomètre principal, expert à l’institut géographique national du
Niger, membre du comité d’appui aux conseils du Niger,
M. Soumaye Poutia, magistrat, membre du comité d’appui aux conseils du Niger,
M. Idrissa Yansambou, directeur des archives nationales du Niger, membre du comité d’appui aux
conseils du Niger,
M. Belko Garba, ingénieur géomètre, membre du comité d’appui aux conseils du Niger,
Le général Yayé Garba, ministère de la défense nationale, membre du comité d’appui aux conseils
du Niger,
M. Seydou Adamou, conseiller technique du ministre d’Etat, ministre des affaires étrangères, de la
coopération, de l’intégration africaine et des Nigériens à l’extérieur,
M. Abdou Abarry, directeur général des relations bilatérales au ministère des affaires étrangères, de
la coopération de l’intégration africaine et des Nigériens à l’extérieur,
Le colonel Harouna Djibo Hamani, directeur de la coopération militaire, des opérations et du
maintien de la paix au ministère des affaires étrangères, de la coopération, de l’intégration
africaine et des Nigériens à l’extérieur,
comme experts ;
M. Ado Elhadji Abou, ministre conseiller à l’ambassade du Niger à Bruxelles,
M. Chitou Boubacar, chargé du protocole à l’ambassade du Niger à Bruxelles,
M. Salissou Mahamane, agent comptable du comité d’appui aux conseils du Niger,
M.AbdoussalamNouri, secrétaire principal au secrétariat permanent du comité d’appui aux
conseils du Niger,
Mme Haoua Ibrahim, secrétaire au secrétariat permanent du comité d’appui aux conseils du Niger,
comme personnel d’appui. - 9 -
General Maïga Mamadou Youssoufa, Governor of the Region of Tillabéri,
Mr.Amadou Tcheko, Director-General of Legal and Consular Affairs at the Ministry of Foreign
Affairs, Co-operation, African Integration and Nigeriens Abroad, Deputy Co-ordinator of the
Support Committee to Counsel for Niger,
Col. (retired) Mahamane Koraou, Permanent Secretary to the National Boundaries Commission,
member of the Support Committee to Counsel for Niger,
Mr.Mahamane Laminou Amadou Maouli, Magistra t, Rapporteur of the Support Committee to
Counsel for Niger,
Mr.Hassimi Adamou, Chief Surveyor, Director-Gen eral of the National Geographical Institute of
Niger (NGIN), member of the Support Committee to Counsel for Niger,
Mr. Hamadou Mounkaila, Chief Surveyor at the National Boundaries Commission, member of the
Support Committee to Counsel for Niger,
Mr.Mahamane Laminou, Chief Surveyor, Expert at the National Geographical Institute of Niger
(NGIN), member of the Support Committee to Counsel for Niger,
Mr. Soumaye Poutia, Magistrat, member of the Support Committee to Counsel for Niger,
Mr.Idrissa Yansambou, Director of the National Archives of Niger, member of the Support
Committee to Counsel for Niger,
Mr. Belko Garba, Surveyor, member of the Support Committee to Counsel for Niger,
General Yayé Garba, Ministry of National Defe nce, member of the Support Committee to Counsel
for Niger,
Mr. Seydou Adamou, Technical Adviser to the Minister of State for Foreign Affairs, Co-operation,
African Integration and Nigeriens Abroad,
Mr.Abdou Abarry, Director-General of Bilatera l Relations, Ministry of Foreign Affairs,
Co-operation, African Integration and Nigeriens Abroad,
Col. Harouna Djibo Hamani, Director of Milita ry Co-operation and Peace-Keeping Operations,
Ministry of Foreign Affairs, Co-operation, African Integration and Nigeriens Abroad,
as Experts;
Mr. Ado Elhadji Abou, Minister-Counsellor, Embassy of Niger in Brussels,
Mr. Chitou Boubacar, Protocol Officer, Embassy of Niger in Brussels,
Mr. Salissou Mahamane, Accountant of the Support Committee to Counsel for Niger,
Mr.Abdoussalam Nouri, Principal Secretary, Perm anent Secretariat of the Support Committee to
Counsel for Niger,
MsHaoua Ibrahim, Secretary, Permanent Secretariat of the Support Committee to Counsel for
Niger,
as Support Staff. - 10 -
Le PRESIDENT: Veuillez vous asseoir. L’audience est ouverte. La Cour se réunit
aujourd’hui pour entendre le second tour de plaidoiries du BurkinaFaso. Je donne à présent la
parole au professeur Pellet, conseil et avocat du Burkina Faso. Vous avez la parole, Monsieur.
M. PELLET : Merci beaucoup, Monsieur le président.
M ÉTHODOLOGIE ET DROIT APPLICABLE
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, le professeur Salmon, que je ne
1
qualifierai pas de «vieil ami» , car il a la fougue et la vivacité de la jeunesse ⎯mais d’ami très
cher ⎯ JeanSalmon donc, vous a dit, en interrompant sa plaidoirie vendredi dernier, pour la
pause-déjeuner que, «comme vous av[i]ez été très sag es, vous aur[i]ez droit à la suite de ce conte
2
durant l’après-midi» . L’aveu est éloquent. Oui, Mesdames et Messieurs de la Cour, nos
contradicteurs et amis vous ont bercé d’un conte, parfois fascinant ⎯car ils ont du talent,
quelquefois touchant ⎯ car les diseurs savent faire appel à la sensibilité de leur auditoire. Mais,
comme tous les contes, il relève de la féerie et aurait sans doute dû être précédé de l’avertissement
usuel selon lequel : «toute ressemblance avec des faits réels ⎯ et l’on devrait ajouter : «et avec le
droit positif» ⎯ serait purement fortuite».
2. Malheureusement, après l’envoûtement, vient le temps du retour à la réalité des faits et à
la lex dura. Le temps de réaliser que nous sommes ici devant une Cour, qui dit le droit avec le
consentement des Parties et dans la mesure de cel ui-ci; une juridiction, à laquelle il n’appartient
3
pas de reviser les engagements des Etats, mais de veiller à leur mise en Œuvre ; pas de redessiner
des frontières qui lui sembleraient ⎯ ou qui sembleraient à l’une des Parties ⎯ plus satisfaisantes
ou plus commodes ou plus jolies, mais de dire où se trouvent les frontières, conformément au droit
applicable (qu’ici le Burkina et le Niger ont fixé limitativement); pas d’aboutir à une «solution
équitable», qui serait de mise dans une délimitati on maritime, mais de se fonder (pas seulement de
1Voir CR 2012/22, p. 22, par. 8 (Salmon).
2CR 2012/23, p. 56, par. 6 (Salmon).
3
Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgar ie, la Hongrie et la Roumanie, deuxième phase, avis
consultatif, C. I.J. Recueil 1950, p.229; voir auAcquisition de la nationalité polonaise, avis consultatif, 1923,
C.P.J.I. sérieB n 7, p. 20; Droits des ressortissants des Etats-UnisAmérique au Maroc (France c.Etats-Unis
d’Amérique), arrêt, C.I.J.Recueil1952 , p. 196 ; Sud-Ouest africain (Ethiopie c.Afrique du Sud; Libéria c.Afrique du
Sud), deuxième phase, arrêt, C.I.J. Recueil 1966, p. 48, par. 91. - 11 -
«prendre en considération» ⎯ de se fonder) sur les instruments désignés comme pertinents ⎯ et
seuls pertinents ⎯ pour trancher (complètement) le différend frontalier entre les Parties.
3. Dès lors, il nous faut, par exemple, prendre nos distances face au mythe du «Temps béni
4
des colonies» que glorifie un chanteur populaire français : et malheureusement, il n’y a guère de
«gentil colonisateur»; et la France ⎯je suis le premier à le regretter ⎯ n’y a pas fait exception.
Et si certains administrateurs de terrain se soucia ient sans doute des sentiments et des intérêts de
ceux que l’on appelait les «indigènes», les décisions prises à Paris ou à Dakar (et c’est là seulement
que celles qui nous intéres sent pouvaient être prises) ⎯ ces décisions se fondaient bien plutôt sur
ce que l’on croyait là (à Paris et à Dakar), être de l’intérêt de la puissance coloniale dans des
régions récemment occupées et encore mal connues. Un intérêt mal compris peut-être ⎯ mais qui
a conduit les autorités françaises à adopter, quoiqu’en disent nos amis de l’autre côté de la barre,
des frontières souvent arbitraires et taillées à la serpe. La nôtre n’y fait pas exception.
4. Monsieur le président, mes collègues et moi regrettons de rompre le charme et de devoir
décrire une réalité moins poétique et idyllique que celle qu’ont imaginée nos contradicteurs. Et
sans prétendre à l’originalité, nous le ferons conformément au plan suivant :
⎯ dans un premier temps, je reviendrai sur les qu estions de méthodologie et de droit applicable
qui ont occupé l’essentiel des plaidoiries de la Partie nigérienne; j’en profiterai pour donner
nos réponses aux questions posées par les juges Bennouna et Donoghue ;
⎯ les professeursJean-MarcThouvenin et Mathia sForteau se partageront ensuite la tâche
d’expliquer à la fois pourquoi le tracé, tortueux, que défend le Niger, relève, en effet, du conte,
et en quoi celui que nous proposons est seul conforme aux principes applicables à la
délimitation de la frontière litigieuse, ceci suc cessivement en ce qui concerne le «secteur de
Téra» et celui «de Say» ;
⎯ enfin, Mme la ministreSawadogo/Tapsoba, coagent du BurkinaFaso, formulera quelques
remarques conclusives avant de lire nos conclusions finales.
4Michel Sardou, Au temps des colonie;stext e disponible su:rhttp:/ /www.lyricsmania.com/
le_temps_des_colonies_lyrics_michel_sardou.html - 12 -
I. L’objet du différend
(réponse à Mme la Juge Donoghue)
[Projection n o 1 : Question de Mme la juge Donoghue.]
5. Monsieur le président, à ce stade très tardif de la procédure, je ne pense pas qu’il soit
nécessaire de revenir en détail sur l’objet du diffé rend soumis à la Cour. Toutefois, la question
qu’a posée vendredi dernier Mme la jugeDonoghue me donne l’occasion d’une clarification, qui
me paraît utile, sur un aspect particulier de celui-ci.
6. Pour y répondre, il me faut revenir su r une précision terminologique. Dans le texte
français de l’article 2, paragraphe 2, du compromis, le seul qui fait foi, les Parties prient la Cour de
leur «donner acte ... de leur entente» ; dans la traduction du Greffe, cela se lit : «place on record the
Parties’ agreement». Comme je l’ai dit la semaine dernière 5, malgré tout le respect que j’ai pour le
travail des traducteurs et des interprètes de la Cour, je ne suis pas très convaincu en l’espèce par
cette traduction et il me semble que « understanding», par exemple, aurait mieux traduit «entente»
que le mot «agreement».
7. Ceci étant, la question de Mme la juge Donoghue est de savoir si cette entente est
obligatoire pour les Parties. Notre réponse est la suivante ⎯ je me permets de me référer aussi à ce
que j’en ai dit mardi dernier 6: elle le sera lorsque la Cour en aura pris acte. Les raisons de cette
réponse (qui se fonde d’abord sur la lettre même de cette disposition du compromis), sont les
suivantes :
1) noustrouvons très regrettable ⎯et je le dis solennellement au nom du BurkinaFaso ⎯ que
M. l’agent de la République du Niger ait affirmé que son pays «a ratifié» («ratifié», Monsieur le
président)
«l’échange de notes intervenu entre le Niger et le Burkina Faso en date des
29 octobre et 2 novembre 2009 …conformément à l’article7 de l’accord du
28 mars 1987 qui dispose :
«le résultat des travaux d’abornement sera consigné dans un instrument
juridique qui sera soumis à la signature et à la ratification des deux
7
parties contractantes».» ;
5CR 2012/21, p. 27, par. 6 (Pellet).
6
Ibid., p. 29-30, par. 9-10 (Pellet).
7CR 2012/22, p. 13, par. 14 (Bazoum) (les italiques sont de nous). - 13 -
et le conseil du Niger de renchérir: «le processus de ratification de cet accord a été mené à son
terme au Niger» 8; la Partie nigérienne n’a pas apporté la moindre preuve de ses dires à cet égard ;
en tout cas, le Burkina, pour sa part, n’a pas ratif ié cet échange de lettres qu’aucune des Parties n’a
enregistré aux Nations Unies ;
2) si cet échange de lettres constitue un traité au sens du droit internationa l, soumis à ratification
en vertu de l’article 7 de l’accord de 1987, comme l’a affirmé l’agent du Niger, il n’est alors, en
tout cas, pas «juridiquement consacré» en droit international, pour reprendre l’expression du
9
Niger à propos du tracé consensuel de1988 ou du compromis politique de1991 ; il n’a, en
effet, pas été ratifié par les deux Etats; il demeure, par conséquent, juridiquement non
obligatoire entre les Parties si l’on suit ce raisonnement ;
3) c’est justement parce que, dans des cas de ce genre, le Niger se considère comme n’étant pas lié
10
par de tels accords imparfaits ⎯ et il n’a pas tort sur le plan strictement juridique ⎯ que les
autorités burkinabè ont demandé que le paragr aphe2 de l’article2 soit inséré dans le
compromis ;
11
4) et au surplus, comme je l’ai rappe lé dans ma plaidoirie de mardi dernier , l’entente des Parties
⎯ l’understanding ⎯ constituée par l’échange de lettres des 29 octobre et 2 novembre 2009 est
postérieure à la conclusion du compromis et ne tirer a sa force obligatoire que de votre arrêt,
Mesdames et Messieurs de la Cour.
8. Ce n’est que lorsque celui-ci aura pris acte de cette entente ⎯ de cet understanding ⎯ que
le différend frontalier, que les Parties ont soum is à la Cour sera complétement réglé. I hope,
Judge Donoghue, that I have clearly answered your question.
o
[Fin de la projection n 1.]
II. Le droit applicable
9. Monsieur le président, quelques mots maintenant sur le droit applicable ⎯ et je dis bien :
«le droit...».
8 CR 2012/22, p. 24, par. 3 (Salmon) (les italiques sont de nous).
9
CMN, p. 15, par. 1.0 ; p. 47, par. 1.2.2 ; p. 54-56, par. 1.2.19-1.2.23.
10Voir notamment CR 2012/22, p. 32, par. 20 (Salmon) ; p. 43-44, par. 29-30 (Kamto).
11CR 2012/21, p. 29-30, par. 7-9 (Pellet). - 14 -
[Projection n 2 : Comparaison entre les compromis Bénin/Niger et Burkina/Niger.]
10. Je ne vous apprendrai rien, Mesdames et Me ssieurs de la Cour, en rappelant qu’il est
fixé, de manière fort claire, par l’article 6 du compromis du 24 février 2009. C’est une disposition
assez particulière ⎯d’abord parce qu’elle existe (elle n’a pas d’équivalent dans certains
compromis ⎯ par exemple dans celui adopté par le Burkina et le Mali en 1983, à l’exception d’une
12
brève allusion au principe uti possidetis dans le préambule ); ensuite parce que, lorsqu’un
compromis comprend une telle clause, elle en reste en général à un très grand degré de généralité
.
Tel est le cas du compromis de 2002 dans Bénin/Niger aux termes duquel :
«Les règles et principes du droit international qui s’appliquent au différend sont
ceux énumérés au paragraphe1 de l’article 38 du Statut de la Cour internationale de
Justice, y compris le principe de la succession d’Etats aux frontières héritées de la
colonisation, à savoir l’intangibilité des frontières.»
11. Le texte de l’article 6 du compromis de 2009 est très proche de celui que je viens de lire
⎯à deux nuances près. La première ⎯l’équation entre succession aux frontières coloniales et
leur «intangibilité» ⎯ me semble assez anodine. Pas la seconde. Le renvoi à l’accord du
28 mars 1987 entre le Burkina et le Niger est au contraire crucial.
o o
[Fin de la projection n 2 ⎯ Projection n 3 : Articles 1 et 2 de l’accord du 28 mars 1987.]
12. C’est que la nuance n’est pas mince: par son silence, le compromis dans
Burkina/République du Mali renvoyait au droit international général; celui dans Bénin/Niger
n’allait pas beaucoup plus loin: les règles et pr incipes du droit international de l’article38 et
l’uti possidetis juris, ce n’est pas très compromettant. Mais le renvoi à l’accord de 1987, c’est autre
chose, et c’est autrement plus contraignant :
⎯ la frontière entre les deux Etats est celle que décrit l’arrêté de 1927 précisé par son erratum ;
celle-ci et pas une autre ;
⎯ étant entendu seulement qu’«[e]n cas d’insuffisance de l’arrêté et de son erratum, le tracé sera
celui figurant sur la carte à 1/200000 de l’Institut géographique national de France,
édition 1960, et/ou de tout autre document pertinent, accepté d’accord parties».
Ceci, Mesdames et Messieurs les juges, c’est le droit, la lex specialis, qui s’impose aux Parties et,
du même coup, à la Cour.
12http://www.icj-cij.org/docket/files/69/10664.pdf. - 15 -
13. Oh là, là, Monsieur le président, je vois déjà ⎯ je devine ⎯ les réactions indignées de
mes adversaires et amis; j’entends leurs imprécations: «fétichisme du texte» 13 ! «Fixation
freudienne» 14! «Passion pour les formes» 15! «Sacralisation» 16! Non, non ! Juste la lecture des
dispositions d’un traité que les Parties ont adoptées tout à fait librement et consciemment, et qui
font droit entre elles.
14. Et j’ajoute que, si fétichisme il y a, nos contra dicteurs ne sont pas en reste. Certes, ils ne
sont pas regardants en matière de formalisme : ils admettent avec bonne grâce que «[c]es limites
sont en réalité des limites de fait, qui ne sont que rarement fixées par des textes» 17 et que, dans la
région qui nous concerne, aucun texte ayant quelque valeur juridique que ce soit n’a jamais défini
les limites des circonscriptions coloniales entre chefs de ces mêmes circonscriptions 18, alors même
que ceux-ci n’avaient aucune compétence en matière de délimitation interc oloniale (ni même une
compétence finale s’agissant de délimitation in tracoloniale d’ailleurs) ; ils acceptent sans scrupule
particulier que des croquis non datés et à la prove nance incertaine puissent constituer des preuves
recevables et décisives. C’est ailleurs qu’ils fétichisent ⎯et notamment, dès lo rs qu’il s’agit de
l’arrêt de la Chambre de la C our de1986 dans l’affaire du Différend frontalier
(Burkina Faso/République du Mali), qu’ils récitent comme un bréviaire !
15. Monsieur le président, j’ai le plus grand respect ⎯presque de l’affection! ⎯ pour cet
arrêt fondateur, que j’ai moi-même cité à maintes reprises la semaine dernière ⎯ et le
BurkinaFaso n’a, assurément, pas à s’en plaindr e comme notre agent l’a rappelé lundi dernier 19.
Encore faut-il s’y référer à bon escient ⎯et garder présente à l’esprit la différence (de taille) qui
existe entre les deux compromis: celui de1983 ne renvoyait pas à un accord ⎯entre les Parties.
Le nôtre, celui du 24février2009, le fait; il s’ag it d’un accord en bonne et due forme, pas d’une
13CR 2012/22, p. 36, par. 9 (Kamto).
14
Ibid., p. 31, par. 20 (Salmon).
15
CR 2012/24, p. 38, par. 19 (Klein).
16CR 2012/22, p. 26, par. 7 (Salmon), et p. 36, par. 9 (Kamto) ; CR 2012/23, p. 15, par. 12 (Salmon). Voir aussi
CR 2012/23, p. 14, par. 10 (Salmon), ou CR 2012/24, p. 37, par. 19 (Klein).
17CR 2012/22, p. 23, par. 23 (Tankoano).
18Voir, par exemple, CR 2012/24, p. 11, par. 10 (Salmon) [«accord» Garnier/Lichtenberger pour la pose de la
borne de Vibourié] ; CR 2012/24, p. 14, par. 15 et p. 18, par. 18 (Salmon) [«accord» Roser/Boyer].
19CR 2012/19, p. 13, par. 2 (Bougouma). - 16 -
simple «entente», d’un «understanding» à la portée juridique incertaine, mais bien d’un traité, qui
indique expressément sur la base de quels instruments la frontière doit être déterminée.
16. Bien entendu en revanche, dans toute la mesure où la loi spéciale que les Parties se sont
donnée n’est pas pertinente pour régler le pré sent différend et, donc, ne conduit pas à écarter
certaines des règles que, faute d’accord, la Cham bre de1986 avait appliquées, rien n’empêche
⎯tout recommande au contraire ⎯ de se référer à l’arrêt de la Chambre. Et c’est notamment le
cas en ce qui concerne le principe uti possidetis dont a parlé excellemment mon ami
Maurice Kamto ⎯ excellemment, mais par trop abstraitement. Car il l’a fait, justement, sans tenir
compte du fait qu’il doit s’appliquer, dans notre espèce, en tenant pleinement compte du
compromis ; du renvoi que ce compromis effectue à l’accord de 1987 et des mentions, exclusives,
que fait ce dernier, de l’ arrêté de 1927 et de son erratum d’une part, à titre subsidiaire, de la carte
de l’IGN France de1960 d’autre part. Or, Monsieur le président, le droit applicable c’est avant
tout ceci.
17. Au demeurant, et sous cette (important e) réserve, nous n’avons rien à redire à la
présentation magistrale qu’a faite le doyenKamto du principe général uti possidetis 20 ⎯ c’est au
sujet de l’application qu’il veut en faire en l’espèce que nous avons quelque réticence. Et
notamment en ce qui concerne sa conception, fort rigide ⎯ formaliste... ⎯ de la date critique. Il la
veut unique et nous somme de choisir ⎯ ou plutôt il proclame que la seule date critique à prendre
en considération est celle des indépendances: le s 3-5 août1960 (ne chipotons pas à deuxjours
près : de toute manière ils n’ont pas d’importance ⎯ dans notre affaire en tout cas) 21.
18. Monsieur le président, je n’ai, en ce qui me concerne, aucune espèce de fétichisme ⎯ en
tout cas pas pour ce qui est de la date critique. Et je suis tout prêt à admettre que, pour
l’application du principe uti possidetis, c’est dans notre affaire, août 1960. Mais, ceci n’a guère
d’importance pratique ⎯ et pour au moins deux raisons :
20
CR 2012/22, p. 33-35, par. 2-5.
21Voir ibid., p. 37, par. 11. - 17 -
⎯ en premier lieu, la notion de date critique n’ est pas univoque: elle intervient, certes, pour
déterminer la date à laquelle le principe uti possidetis s’applique, mais elle est également
22
pertinente pour fixer celle à laquelle un différend s’est cristallisé ;
⎯ en second lieu et plus largement, l’expression sert, en réalité, à désigner toute date à laquelle il
faut s’arrêter pour apprécier le statu quo (qu’il soit, d’ailleurs, territorial ou non).
19. C’est ce qu’a fait la Chambre de la Cour dans Burkina/République du Mali . Elle a
d’abord expliqué qu’une première date critique était celle des indépendances, à laquelle est fixé,
23
selon sa formule justement célèbre (qu’a rappelée d’ailleurs MauriceKamto ), «l’instantané
territorial» qui donne la photographie du «legs colonial» 24. Mais comme l’a rappelé aussi mon
cher contradicteur, «[l]’uti possidetis règle la question du legs colonial, pas nécessairement celle du
25
contenu précis dudit legs colonial» . Et c’est pour cela que la Chambre de 1986 a dû effectuer un
retour en arrière, un flash back, pour déterminer ce «contenu» ⎯c’est-à-dire le tracé de la
frontière ; elle constate que la loi de 1947 rétablissait la Haute- Volta dans ses limites de 1932, qui
n’ont pas été modifiées depuis lors ; en conséquence,
«la tâche de la Chambre consiste en l’espèce à indiquer le tracé de la frontière dont les
deux Etats ont hérité du colonisateur lors de leur accession à l’indépendance....
[C]ette tâche revient en l’occurrence à chercher à établir les lignes qui constituaient les
limites administratives de la colonie de la Haute-Volta jusqu’au 31décembre1932.»
(Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J.Recueil1986 ,
p. 632, par. 148.)
20. Il en va de même dans notre affaire : 1960 renvoie à 1947, qui renvoie à 1932. Mais il
faut remonter un petit peu plus loin dans le temps car, au fond, 1987 (du fait de l’accord des Parties
du 28mars) «enjambe», si je puis dire, toute cette période, et renvoie directement à l’ erratum de
1927 avec un zoom avant sur la carte de 1960 en cas d’insuffisance de celui-ci.
[Fin de la projection n 3.]
22 Voir par exemple: Différend territorial et maritime entre Nicaragua et le Honduras dans la mer des
Caraïbes (Nicaragua c.Honduras), arrêt, C.I.J. Recueil 2007 (II), p.698, par.117; voir aussSouveraineté sur Pulau
Ligitan et Pulau Sipadan (Indonésie/Mala isie), arrêt, C.I.J.Recueil2002 , p.682, par.135; Souveraineté sur Pedra
Branca/Pulau Batu Puteh, Middle Rocks et South Ledge (Malaisie/Singapour), arrêt, C.I.J.Recueil2008 , p.27-28,
par. 32-36.
23
CR 2012/22, p. 37, par. 12 (Kamto).
24 Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 568, par. 30.
25 CR 2012/22, p. 37, par. 12 (Kamto). - 18 -
21. Du même coup, Monsieur le président, se trouve fixée la méthodologie à suivre en la
présente espèce.
III. Questions de méthode
22. Le château de cartes échafaudé par le Niger ⎯le «conte» que ses conseils ont
inventé ⎯est résumé tout entier de la manière suivante par le professeurSalmon: après avoir
affirmé que «les textes de 1927» (il s’agit de l’arrêté et de son erratum) ne constituent «qu’une
preuve parmi d’autres» du tracé de la frontière, il a ajouté
«En amont des textes de 1927, le Nige r rappelle que ces textes ont été adoptés
en exécution du décret du président de la République du 28 décembre 1926 ... et qu’ils
ne peuvent donc avoir pour objet que de donner effet aux remaniements de cercles et
de cantons que ce décret opère. Qu’il est aussi raisonnable d’examiner des actes
préparatoires effectués par les deux colonies concernées afin de préparer les arrêtés
d’application.
En aval, il convient d’être attentif à l’application des textes de 1927 sur le
terrain par les autorités coloniales pour remédier à leur insuffisance.» 26
23. N’était le respect sincère que j’ai pour le professeur Sa lmon, je dirais qu’il a «tout faux».
Et je dois dire que je vois mal pourquoi vous «trouver[iez] plus de charme» ⎯ce sont ses
termes ⎯à la complexité intellectuelle de la c onstruction imaginée de toutes pièces par nos
contradicteurs qu’à la solution de l’équation, en effet «sans inconnue», que les Parties vous ont
27
soumise . Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? Même devant la Cour de céans,
il peut arriver que les problèmes se posent en termes simples ⎯ je pense, par exemple à l’affaire de
28
la Bande d’Aouzou , que celle qui nous réunit aujourd’hui rappelle à certains égards : nous avons,
comme c’était le cas dans cette affaire, un instrument, l’ erratum de 1927, auquel le tracé de la
frontière doit être conforme; il suffit de l’appliquer ⎯ quitte, lorsque c’est nécessaire , à
l’interpréter ; à l’interpréter, pas à le trahir même si, trop souvent, «interpréter, c’est
trahir» ⎯désolé pour nos excellentes interprètes! ⎯ traduttore, traditore. Et lorsqu’il se révèle
26
CR 2012/22, p. 28, par. 12 (Salmon).
27
Ibid., p. 31, par. 19 (Salmon).
28Voir Différend territorial (Jamahiriya arabe libyenne/Tchad),arrêt, C.I.J.Recueil1994 , p. 6 ; voir en
particulier, p. 25, par. 51. - 19 -
insuffisant ⎯ insuffisant, pas insatisfaisant ⎯ il faut se reporter à la carte de l’IGNFrance de
1960. Tout ceci ⎯ trop simple sans doute ⎯ soulève l’indignation de nos contradicteurs.
A. L’imperfection alléguée de l’erratum
o
[Projection n 4 : Le tracé de la frontière.]
24. Première indignation ⎯et première erreur: le texte de l’erratum serait «imparfait,
imprécis, lacunaire sur certains points, erroné sur d’autres» 29. Le Niger en voit pour preuve que,
dès son édiction, «de nombreuses voix se [seraient] élevées dans les deux colonies concernées pour
déplorer les incertitudes de la limite territoriale» 30. On entre de plain-pied dans le conte, Monsieur
le président: oh oui! le tracé de l’erratum a suscité des protestations, y compris, et même avant
tout, de la part des administrateurs de cercle de Dori (comme le professeurKlein l’a
répété 31 ⎯mais qu’est-ce que cela change?). Toutefois, ces protestations n’ont, sans aucune
exception, nullement porté sur l’existence et le car actère obligatoire du tracé, très rarement sur son
manque de clarté. Au contraire, comme nous l’avons montré 32, les administrateurs locaux
critiquent un tracé qu’ils comprennent et connaissent parfaitement bien ! Simplement un exemple,
Monsieur le président: en 1929, Taillebourg, le commandant de cercle de Dori, se démène pour
obtenir une modification de l’erratum ; «je me rends compte», écrit-il notamment à son homologue
de Tillabéry (mais il mène une véritable ca mpagne générale!), «je me rends compte que ma
demande a de faibles bases , et je ne la formule qu’en raison des difficultés croissantes que les
33
limites réglementaires, dès qu’elles sont rigoureusement observées, créent au cercle de Dori» .
25. De même, à maintes reprises, nos amis de l’autre côté de la barre ⎯à commencer par
Monsieur l’agent du Niger lui-même ⎯affirment que, dès l’accession des deux pays à
l’indépendance, les responsables «ont déployé de nombreux efforts en vue de l’identification du
29
CR2012/22, p.28, par.11 (Salmon); voir aussi CR2012/ 22, p.31, par.20 (Salmon); CR2012/22, p.39,
par.16 (Kamto); CR2012/23, p.27, B (Klein); p.45, par. 31 (Kamto) ; p. 54, par. 4 (Salmon) ; CR 2012/24, p. 16,
par. 15 (Salmon).
30
CR2012/22, p.11, par.8 (Bazoum); voir aussi CR2012/22, p.39, par.16 (Kamto); CR2012/23, p.28-29,
par. 9-10 (Klein).
31CR 2012/23, p. 26, par. 7, ou p. 28-29, par. 9 (Klein).
32Voir CR 2012/19, p. 62, par. 45, et CMBF p. 29-37, par. 1.26-1.39, en particulier p. 33-36, par. 1.29-1.36.
33Lettre du commandant de cercle de Dori du 19août1929, MN, annexeC27, p.2; voir aussi sa lettre du
9 août 1929, MN, annexe C 24, p. 3. - 20 -
34
tracé précis de la frontière» . Avec tout le respect dû, ce n’est pas exactement cela, Monsieur le
président : les deux pays n’ont pas cherché à identifier leur frontière commune (en tout cas si l’on
considère qu’«identifier» est synonyme de «délimiter»); ils se sont, d’emblée, attachés à la
démarquer sur le terrain, à l’aborner sur la base de l’ erratum. Cela a été le cas à partir de 1964 ;
c’est ce qu’ils ont tenté de faire dans les années 1980; et c’est en vue de la matérialisation de la
frontière qu’ils concluent l’accord du 28mars 1987. Et non sans quelques succès(même si la
solution retenue doit encore être revêtue de l’autorité de la chose jugée) : comme je l’ai montré la
semaine dernière 35, c’est en se fondant sur l’ erratum (à une insuffisance près ⎯ surmontée
conformément aux directives de l’accord de 1987) que les deux segments de la frontière qui font
l’objet de l’entente ⎯ l’understanding ⎯ visée à l’article2, paragraphe2, du compromis ont été
abornés. Plus même, le tracé consensuel entériné lors de la quatrième rencontre de la commission
36
technique mixte d’abornement, en septembre 1988 , repose quasi-exclusivement sur l’ erratum de
1927 ; le «quasi» s’expliquant par le recours à la carte IGN France de 1960 pour déterminer le tracé
de la frontière sur un segment situé dans le s ecteur allant de Bossébangou à l’intersection de la
37
Sirba et du parallèle de Say ⎯ conformément, ici encore, à ce que prévoit l’accord de 1987.
26. Certes, faute d’avoir fait l’objet d’un tra ité en bonne et due forme, ce tracé consensuel
38
n’est pas opposable au Niger , en tant que découlant d’un texte conventionnel. La cause est
entendue. Mais, comme la Chambre de la Cour l’a précisé dans l’affaire du Golfe de Fonseca, si la
Cour :
«ne saurait tenir compte des concessions qui auraient pu être faites au cours des
négociations au sujet de la position de la limite ; ... elle peut à bon droit tenir compte
de l’opinion que partageaient les Parties [à l’époque] en 1881 et en 1884 quant à la
base et la portée de leur différend» ( Différend frontalier terrestre, insulaire et
maritimeS(a Ellador/Honduras; Nicaragua (intervenant)), arrêt,
C.I.J. Recueil 1992, p. 406, par. 73 (les italiques sont de nous)).
34
CR 2012/22, p. 12, par. 10 (Bazoum) ; voir aussi : CR 2012/23, p. 33 ; par. 15 (Klein).
35Voir CR 2012/19, p. 65, par. 49 (Pellet).
36Procès-verbal de la quatrième rencontre de la commission technique mixte d’aborne ment de la frontière
Niger-Burkina à Niamey, 26, 27 et 28 septembre 1988, MBF, annexe n 81; voir aussi MBF, annexe cartographique
no15.
37Voir MBF, p. 155, par. 4.142.
38Voir CR 2012/22, p. 44, par. 31 (Kamto). - 21 -
«L’aspect important des négociati ons de [pour nous: 1987 et 1988]
est ... l’identité de vues des Parties en ce qui concerne le fondement et la portée de leur
différend.» (Ibid., p. 407, par. 76).
Au demeurant, si le consensus sur le tracé de 1988 résulte certes de la concertation entre les experts
des deux pays, le tracé lui-même n’est que la co nséquence de l’application pure et simple de
l’accord de 1987. Je note d’ailleurs que ce tracé consensuel n’est pas le résultat de «négociations»
à proprement parler comme l’ont répété à l’envi nos contradicteurs, c’est-à-dire de la recherche
d’une solution nouvelle, acceptable par les Parties. Les experts de la commission mixte étaient
tenus par la délimitation «telle que décrite» par l’erratum de 1927, et ne pouvaient s’en écarter.
B. Les insuffisances de l’erratum et la carte de 1960
[Fin de la projection n° 4 ⎯ Projection n° 5 : Réponse à la question de M. le juge Bennouna.]
27. Mesdames et Messieurs de la Cour, l’ erratum n’est pas incomplet et il n’est que très
marginalement insuffisant. Quand ⎯ exceptionnellement ⎯ il l’est, il faut avoir recours à la carte
IGN France de1960 au 1/200 000. Et ceci me conduit à donner notre réponse à la question de
M. le juge Bennouna. Elle est double.
28. Il nous faut d’abord expliquer «dans quelle mesure» nous acceptons «le recours à la carte
IGN de 1960 pour le tracé de la frontière» entre les Parties. La réponse se trouve, à vrai dire, dans
l’accord du 28 mars 1987 et, en particulier, dans so n article 2 : on ne peut avoir recours à la carte
qu’en cas d’insuffisance de l’arrêté précisé par son erratum, et, faute d’un quelconque autre
document accepté d’accord parties, d’une part, on doit y avoir recours et, d’autre part, on ne peut
avoir recours qu’à elle . Ce n’est pas du fétichisme, Monsie ur le président, ce n’est pas du
formalisme, ce n’est pas «freudien»; c’est tout simplement ce que dit le texte de 1987, auquel
renvoie le compromis.
29. Mais attention, il ne faut pas inverser l’ordre des facteurs et prendre la carte comme point
de départ, pas que nos interlocut eurs n’hésitent pas à franchir allègrement. Ainsi le professeur
Salmon, après avoir paru admettre que la carte s’est vu accorder «un statut de titre subsidiaire»,
n’hésite pas à expliquer qu’«il a semblé légitime [au Niger] de prendre pour base cette source
39
subsidiaire» . Et mon éminent contradicteur va même plus loin ⎯beaucoup plus loin: après
39
CR 2012/23, p. 55, par. 5 (Salmon) (les italiques sont de nous). - 22 -
avoir admis que le Niger «prenait pour base», donc, la carte de 1960, il explique que «le Niger a
scrupuleusement suivi» sa politique consistant à ne s’écarter «de la ligne IGN que pour des motifs»
fondés sur…«l’existence d’une borne coloniale dont les auteurs de la car te n’avaient pas eu
connaissance», d’un prétendu «accord postérieur à l’ indépendance», de «renseignements datant de
la période coloniale» et d’un «ensemble de raisons» ⎯qu’il ne détaille pas ⎯ dans le secteur de
Say 40. De longs commentaires ne sont pas nécessaires ; je pense qu’il me suffit de relever que :
⎯ non, la «base» n’est pas la carte de 1960, mais l’erratum de 1927 ; et
⎯ non, on ne peut pas, en cas d’insuffisance de celui-ci, substituer au tracé de la carte un
improbable salmigondis de documents coloniaux pl us ou moins formels (plutôt moins que plus
d’ailleurs...).
Si vous me permettez ce mauvais je u de mots, Monsieur le président (dont je ne suis d’ailleurs pas
sûr qu’il soit traduisible en anglais) : la carte figure au menu imposé par l’accord de 1987 ⎯ qu’il
soit appétissant ou non, ce n’est pas la question; le Niger prétend, lui, choisir «à la carte», pour
satisfaire ses préférences culinaires. Il ne le peut pas
30. Ce n’est pas, au demeurant, tout à fait la fin de l’histoire ⎯ je le concède volontiers ⎯,
car il faut encore déterminer à quel moment on se trouve face à une insuffisance du texte de
référence. La réponse, ici encore, me pa raît être dans le texte : il faut que l’ erratum ne suffise pas
pour que l’on puisse tracer la ligne frontière. Mon ami le professeurPierreKlein s’est donné
beaucoup de mal pour montrer que l’ erratum dans son ensemble souffrait de cette tare
41 42
d’insuffisance , et il a dénoncé «l’inanité» de la position du Burkina et l’outrecuidance de ses
conseils qui, seuls contre tous, s’obstineraient à nier l’obscurité de l’ erratum 43. Nous ne postulons
pourtant rien, Monsieur le président; il s’agit d’un problème technique, et nous nous bornons à
constater que les experts des deux Parties ont estimé, en 1988, qu’il était parfaitement possible de
prendre l’erratum pour base de la délimitation quitte à se ra battre sur la carte dans les cas où
celui-ci ne décrit pas la frontière à suffisance; et, dans le seul cas où la carte n’a pas permis de
40CR 2012/23, p. 56, par. 6 (Salmon) (les italiques sont de nous).
41
Voir CR 2012/23, p. 21-34 (Klein).
42
Ibid., p. 21, par. 1 (Klein).
43Voir notamment ibid., p. 22, par. 2 et 3 ; ou p. 32-33, par. 15 (Klein). - 23 -
suppléer à l’erratum, car un nom qui y était mentionné ne figurait pas sur celle-ci, la commission
mixte a, conformément au texte et à l’esprit de l’article 2 de l’accord de 1987, fait prévaloir
l’erratum sur la carte en interprétant le texte de cet instrument 44.
[Fin de la projection n° 5 ⎯ Projection n° 6 : L’erratum de 1927 et la carte de 1960.]
31. Monsieur le président, l’autre volet de la question du juge Bennouna consiste à demander
«sur quelle(s) portion(s) chacune des Parties accepte «le recours à la carte IGN de 1960 pour le
tracé de la frontière entre elles. Le schéma qui est projeté à l’écran en ce moment illustre la
position du Burkina sur ce point. La ligne verte est conforme à la fois à la description du tracé
figurant dans l’erratum et sur la carte ; la ligne rouge représente le tracé de l’erratum lorsque celui
de la carte ne coïncide pas avec lui, et la ligne jaune ⎯ que l’on ne voit pas très bien sur l’écran ⎯,
le tracé de la carte lorsque l’ erratum est insuffisant. Les professeursThouvenin etForteau
détailleront ces segments de la frontière et les raisons qui ont conduit les techniciens à penser que,
dans ces rares hypothèses (une seule en ce qui nous concerne), l’ erratum était insuffisant (il s’agit
45
du petit segment dont je parlais il y a un instant , qui est situé dans le secteur allant de
Bossébangou à l’intersection de la Sirba et du parallèle de Say).
32. J’espère avoir répondu à la satisfacti on du juge Bennouna, mais, comme vous nous y
avez invités Monsieur le président, nous nous réser vons la possibilité de compléter éventuellement
cette réponse d’ici le 24 octobre.
[Fin de la projection n° 6 ⎯ Projection n° 7 : L’article 2 du décret du 28 décembre 1926.]
C. Le titre et les effectivités
33. Avant d’en terminer, Monsieur le préside nt, je souhaite, avec votre permission, aborder
un dernier point qui divise toujours ⎯ et profondément ⎯ les Parties sur la méthode à suivre pour
la délimitation dans notre espèce ⎯ pas dans l’abstrait et au nom de grands principes, mais dans les
circonstances propres à notre affaire, qui sont assez pa rticulières. Je veux parler des relations entre
le titre et les effectivités, et de la conception étra nge que s’en font nos amis de l’autre côté de la
barre. Ces relations doivent, en l’espèce, être appréciées à la lumière de celles qui existent entre
44
Voir CR 2012/19, p. 34-35, par. 20-22 (Pellet).
45Voir ci-dessus par. 25. - 24 -
l’erratum et le décret du président de la République française du 28décembre1926, et des
conséquences qu’en tirent ⎯ ou que n’en tirent pas… ⎯ nos contradicteurs.
34. En les écoutant la semaine dernière, j’ai été frappé par la diminution de l’intérêt du Niger
pour ce texte pourtant fort important ⎯ il est vrai que, d’une façon générale, la Partie nigérienne ne
se passionne pas pour les textes ⎯ ; elle préfère le «vécu», moins palpable sous l’angle juridique.
Certes, le professeur Salmon a affirmé en passant, dans sa dernière intervention, que le décret
46
de 1986 constituait «[l]’élément de base qu’il ne faut jamais oublier» . Mais, si l’on met à part les
47
rappels historiques faits par le professeur Tankoano , seul le même JeanSalmon y a consacré de
brefs développements dans sa plaidoirie sur ce qu’il appelle le «postulat du caractère artificiel et
arbitraire de la frontière coloniale» 48.
35. Je ne reviens pas sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un «postulat» mais d’une
49
constatation ⎯ et d’une constatation qui n’est pas très étonnante lorsque l’on tient compte
⎯ de l’époque (les Français arrivent ta rd dans la région et, la «pacifient» ⎯ mot politiquement
correct alors ... ⎯ encore plus tard) ;
⎯ de la géographie (la région était éloignée du «centre» de l’AOF et, quoiqu’en disent nos
50 51 52
contradicteurs , elle était peu peuplée ; et elle est assez inhospitalière ) ;
53
⎯ en un mot, de la mauvaise connaissance qu’en avaient les autorités coloniales , et de leur
comportement, nettement moins philanthropique que celui que leur prête la Partie nigérienne 54 .
46
CR 2012/23, p. 53, par. 3 (Salmon).
47CR 2012/22, p. 21, par. 19 et p. 23, par. 24 (M. Tankoano) ; voir aussi CR 2012/23, p. 55, par. 4 (Salmon), et
CR 2012/24 p. 24, par. 3 (Klein).
48
CR 2012/23, p. 50, par. 6 et 7 (Salmon).
49Voir CR 2012/19, p. 44, par. 4-5 (Pellet) ; CR 2012/20, p. 28-30, par. 68-70 (Forteau).
50Voir CR 2012/22, p. 54, par. 13 (Salmon).
51Voir CMBF, p. 76, par. 3.30.
52CR 2012/19, p. 34, par. 16 (Tapsoba).
53 o
CMBF, p. 88-90, par.3.61-3.63; note n 521 CM2 du service géographique de l’AOF du 25juin1938;
CMBF, annexen o 6 ; lettre n 112 du 10 avril 1932 et rapport de tournée de l’administrateur Roser ; MN, annexe C 45,
p.4 télégramme-lettre n o47, adressé par le chef de la subdivision de Say au cercle de Dori, 18juin1935, MN,
annexe C 61; rapport du chef de la subdivision de Téra su r le recensement du canton de Diagourou, MN, annexeC 84,
p. 5.
54
Voir ci-dessus, par. 3 et CR 2012/19, p. 48-49, par. 15-16 (Pellet). - 25 -
36. Pour en revenir plus particulièrement à l’article2 du décret du 28décembre1926, le
professeurSalmon en dit essentiellement deux choses, que j’ai le regret de croire l’une et l’autre
inexactes :
⎯ en premier lieu, «[l]e fait que le décret présidentiel s’exprime en termes de cantons, c’est-à-dire
d’unités d’administration locale bien identifiées qui existaient déjà en 1910...ne va pas
55
vraiment dans le sens d’une volonté d’établir une ligne arbitraire et artificielle» ;
⎯ en second lieu et surtout, tout en affirmant que «le Niger ne perd pas de vue» l’alinéa2 de
l’article2 du décret de1926 (qui est actuelle ment projeté à l’écran), mon contradicteur
proclame péremptoirement que «l’action du g ouverneur général en décrivant les limites
résultant des déplacements opérés par décret... ne pouvait avoir qu’un effet déclaratif et non
56
constitutif» .
Quelques brefs développements sur chacune de ces fortes affirmations.
37. La première, est doublement discutable. D’une part, la formule selon laquelle les
cantons étaient des «unités d’administration locale bien identifiées» est admirablement ambiguë:
bien sûr, il s’agit d’unités territoriales dont l’existe nce, le chef-lieu, une bonne partie de l’assise
territoriale étaient connues; mais, pour ce qui es t de leurs limites précises, c’est une autre
affaire... Le professeur Tankoano a affirmé que les autorités coloniales n'auraient fait que «jouer au
57
puzzle toujours avec les mêmes pièces» . Mais, ce n’est pas le problème : pour pouvoir «jouer»
ainsi, il faut que les pièces soient dessinées. Pour ce qui est des limites des cantons jouxtant l’autre
colonie concernée, ce dessin existe: il est le fait de l’ erratum de1927, qui a délimité le territoire
des deux colonies; ailleurs, comme le relève du re ste notre contradicteur, il s’agit en général de
limites de fait, «rarement fixées par des textes» 58et de limites incertaines.
38. Ainsi, en août 1954 encore le chef de subdivision de Téra constate, «comme la plupart de
[ses] prédécesseurs qu’une délimitation exacte de ce canton de Diagourou [dont, le chef disait,
59
en 1920, ignorer totalement les limites ] est absolument impossible malgré les inépuisables
55 CR 2012/23, p. 50, par. 6 (Salmon).
56
Ibid., par. 7.
57
CR 2012/22, p. 22-23, par. 23 (Tankaono).
58 Ibid., voir ci-dessus par. 14.
59 Voir MN, annexe C 45, p. 4. - 26 -
60
revendications et différends que cette situation provoque» . D’ailleurs, les procès-verbaux de
rencontres entre les administrateurs locaux des tinées à essayer de régler ce genre de litiges ne
plaident pas vraiment en faveur de la thèse nigé rienne : c’est parce qu’il y avait des problèmes de
limites entre les circonscriptions voisines que ces ré unions ou ces visites de terrain ont lieu. Et
l’incertitude sur ces limites ⎯ jusque dans les années 1950, à la veille des indépendances, n’est pas
vraiment étonnante; il s’agit d’une administratio n encore jeune (il ne faut pas oublier que la
Haute-Volta et le Niger sont constitués en col onies autonomes respectivement en 1919 et 1922), et
la délimitation précise des cantons n’était sûrement pas son souci premier: comme je l’ai dit
lundi dernier, la France était ⎯ ou se croyait ⎯ partout chez elle 61. D’autre part, c’est la seconde
critique que l’on peut adresser à notre contradicteur, on ne voit pas très bien comment il peut
affirmer que le décret de 1926 ne va pas «dans le sens d’une volonté d’établir une ligne arbitraire et
artificielle»62. Il ne va, à vrai dire, dans aucun sens : il ne concerne pas la délimitation et renvoie
au gouverneur général de l’AOF, qui est compétent pour cela, le soin de déte rminer «le tracé de la
limite des deux colonies dans cette région» 63. Tout au plus peut-on en tirer la conclusion que cette
limite n’existait pas ou n’était pas suffisamment précise ⎯sinon, on voit mal pourquoi le
gouverneur général aurait été chargé d’en «déterminer le tracé».
39. Et, à vrai dire, cette constatation de bon sens fait coup double: elle montre non
seulement que le colonisateur n’avait pas une confiance aussi totale que les avocats du Niger dans
la préexistence de limites des subdivisions locales ⎯ cercles ou cantons ⎯ bien identifiées ; mais
aussi que la seconde affirmation du professeur Sa lmon selon laquelle l’a rrêté ne «pouvait avoir
qu’un effet déclaratif et non constitutif» n’est pas fondée ⎯ ou plutôt elle le serait dans la mesure
où le gouverneur général n’aurait pas été compét ent pour décider «le rattachement d’un territoire
donné à une colonie» comme l’a dit mon contradicteur 64 en se référant à l’exposé très clair du
65
professeur Tankoano ; mais il l’était, justement, pour dé terminer la consistance précise des
60
Rapport du chef de la subdivision de Téra sur le recensement du canton de Diagourou, p. 5, MN, annexe C 84.
61
Voir CR 2012/19, p. 61, par. 44 (Pellet).
62
CR 2012/22, p. 50, par. 6 (Salmon).
63 MBF, annexe n 26.
64 CR 2012/23, p. 50, par. 7 (Salmon).
65
Ibid., p. 17-19, par. 7-19. - 27 -
circonscriptions territoriales dans son ressort et des limites intercoloniales: le décret de1926
l’invite à exercer cette compétence dans la région qui nous intéresse. C’est en application de cette
invitation qu’il va adopter l’arrêté, puis l’erratum, de 1927.
40. Et celui-ci, n’en déplaise à nos contradicteurs 66, est bien le titre territorial sur lequel il
vous appartient de vous fonder, M esdames et Messieurs les juges, pour rendre votre arrêt. Et les
effectivités coloniales n’ont aucun rôle à jouer, autre que confirmatif, ains i que l’a expliqué la
Chambre de la Cour dans Burkina/République du Mali que je cite :
«Dans le cas où le fait correspond exactement au droit, où une administration
effective s’ajoute à l’uti possidetis juris, l’«effectivité» n’intervient en réalité que pour
confirmer l’exercice du droit né d’un titre juridique. Dans le cas où le fait ne
correspond pas au droit, où le territoire objet du différend est administré effectivement
par un Etat autre que celui qui possède le titre juridique, il y a lieu de préférer le
titulaire du titre.» ( Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt,
C.I.J. Recueil 1986. p. 585-586, par. 63.)
41. Le professeur Kamto se trompe d’hypothèse, Monsieur le président. Nous sommes dans
l’une, ou peut-être l’autre, des deux hypothèses que je viens de mentionner, mais sûrement pas dans
celle dans laquelle s’est placé mon contradicteur et néanmoins ami, celle dans laquelle le titre
n’opèrerait pas délimitation. L’ erratum «détermine le tracé» de la frontière contestée sur toute sa
67
longueur. L’ uti possidetis parle ici d’une voix on ne peut plus assurée . Et, à cet égard, je le
répète 68, l’arrêt de1986 ne constitue pas un précédent invocable dans la présente espèce: les
Parties ont pris soin de préciser, dans l’article 2 de l’accord de 1987 auquel renvoie le compromis,
le titre frontalier sur lequel elles se fondent et les moyens de preuve qu’elles peuvent
invoquer ⎯ l’erratum lui-même et, à titre subsidiaire, la carte de1960. L’affaire
Burkina/République du Mali était, à cet égard, complètement différente; le principe de la «libre
admissibilité des preuves» auquel s’accroche le Niger 69y était pleinement applicable. Il n’est tout
66
Voir notamment CR 2012/22, p. 26, par. 7 (Salmon).
67Voir. CR2012/22, p.38, par.15; p.39, par.16; ou p.45; par.32 (Kamto) ⎯ voir Différend frontalier
terrestre, insulaire et maritime (ElSalvador/Honduras; Nicaragua (intervenant)), arrêt, C.I.J.Recueil1992 , p.386,
par. 41.
68Voir ci-dessus par. 15-16.
69Voir CR 2012/23, p. 39-42 (Kamto). - 28 -
simplement pas convenable de prétendre, da ns la nôtre, que «l’a rrêté de 1927 et son erratum sont
70
un élément de preuve, parmi d’autres, de la limite frontière» .
42. Et la même chose vaut, bien sûr, Monsieur le président, en ce qui concerne la preuve
cartographique, sur laquelle, la Chambre de la Cour s’est exprimée en 1986 de la manière suivante,
alors même qu’aucun titre décisif n’avait été adopté par accord entre les Parties comme c’est le cas
en notre espèce :
«En matière de délimitation de frontières ou de conflit territorial international,
les cartes ne sont que de simples indications, plus ou moins exactes selon les cas;
elles ne constituent jamais ⎯ à elles seules et du seul fait de leur existence ⎯ un titre
territorial, c’est-à-dire un document auquel le droit international confère une valeur
juridique intrinsèque aux fins de l’établissement des droits territoriaux.» (Différend
frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J.Recueil1986 , p.582,
par. 54.)
«Elles n’ont de valeur que comme preuves à caractère auxiliaire ou
confirmatif, ce qui exclut également la possibilité de leur conférer la qualité de
présomptions juris tantum ou réfragables, ayant pour effe t de renverser le fardeau de
la preuve.» (Ibid., p. 583, par. 56 (les italiques sont de nous).)
43. Monsieur le président, les contes parlent souvent des sirènes, dont on a dit que le chant
charme ⎯ et perd ⎯ les navigateurs. Nos contradicteurs ont tenté de vous séduire en entonnant la
romance ⎯parfois un peu cacophonique ⎯ des réalités du terrain, de la frontière «vécue», des
limites ethniques scrupuleusement respectées par le colonisateur. Je ne suis pas certain que, malgré
l’amitié que j’ai pour lui, JeanSalmon ait le charme des sirènes (il en a d’autres); mais je suis
convaincu, Mesdames et Messieurs de la Cour, que vous ne vous perdrez pas dans le labyrinthe
compliqué de la thèse nigérienne et que vous vous en tiendrez à la rigueur, plus discrète et austère,
de l’application des règles juridiques que, dans leur sagesse, les Parties vous ont priés de bien
vouloir appliquer.
44. Ceci clôt ma plaidoirie. Jean-MarcThouvenin et MathiasForteau vont maintenant
appliquer la méthode que je viens d’esquisser aux deux secteurs de la frontière (dont je rappelle que
nous ne les adoptons que par commodité, car la fron tière est une). Je vous remercie très vivement
de votre écoute, Mesdames et Messieurs les juges. Et je vous prie, Monsieur le président, de bien
vouloir donner la parole au professeur Thouvenin.
70
Voir CR 2012/23, p. 45-52 (Kamto). - 29 -
Le PRESIDENT: Mercibeaucoup. Je donne la parole au professeur Thouvenin bien qu’il
soit assis un peu loin de la barre.
M. THOUVENIN : Merci, Monsieur le président. Je me hâte…
L ES EFFECTIVITÉS COLONIALES REVENDIQUÉES PAR LE N IGER
o
[Projection n 1.]
1. Monsieur le président, Mesdames et Messi eurs les juges, au cours des plaidoiries de
vendredi dernier, le Niger a maintenu que le tracé qu’il revendique dans le secteur de Téra suit pour
l’essentiel la ligneIGN de1960, à partir de la borne de Tao ⎯pas avant, sauf s’agissant des
enclaves de Petelkolé et Oussaltane 71. La Partie nigérienne a également consacré quelques minutes
au cas deBangaré. Ce tracé est tout entier ⎯sauf à Petelkolé, j’y reviendrai dans un instant--
fondé sur des effectivités contraires au titre qu’est l’ erratum, ce qui conduit d’emblée à conclure à
son rejet. Pour autant, afin d’éclairer complètement la Cour, je reviendrai sur les arguments
avancés par le Niger, et montrerai qu’en tout état de cause les effectivités alléguées ne soutiennent
aucunement le tracé qu’il revendique.
o
[Fin de la projection n 1.]
I. L’enclave de Petelkolé
2. S’agissant de l’enclave dePetelkolé, les longs développements qu’y a consacrés le
72
professeur Salmon appellent quatre observations. Premièrement, notre contradicteur affirme que
Petelkolé «n’apparaît ni sur le croquis de Delbos, ni sur celui de Prudon» 73. C’est curieux. J’ai en
main un croquis produit deux fois par le Niger, en annexesC13 et C14 de son mémoire.
o 74
[Projection n 2.] «[I]l s’agit du croquisDelbos de juin1927» . Lunettes sur le nez, tenant la
carte à l’endroit, j’y vois Petelkolé). [Projection n o3.] Et il est côté voltaïque de la limite.
71
CR 2012/24, p. 13, par. 14 (Salmon).
72Ibid., p. 13-18, par. 15-17 (Salmon).
73MN, liste des annexes, série D – carte D 3 ; CR 2012/24, p. 14, par. 15.
74Voir lettre du ministre des affair es étrangères du Niger au Greffe de la Cour, du 7septembre 2012, portant
correction de certaines erreurs matérielles, annexe. - 30 -
3. Deuxièmement, l’exégèse aride, pour ne p as dire impénétrable, que livre le conseil
75
principal du Niger à propos du rapport Roser de1932 révèle, de sa part, une profonde
incompréhension de ce document. (On peut peut-être enlever ce document.)
4. Roser et Boyer, dit-il, étaient ⎯je cite le professeur Salmon ⎯ «deux commandants de
76 77
cercle» . M. Boyer était chef du canton de Téra, comme cela ressort du rapport Roser .
5. Le conseil du Niger soutient aussi que les deux administrateurs, en 1932, «interprètent le
tracé de la ligne de l’ erratum…en termes cartographiques selon la carte «nouvelle frontière»».
78
Roser, nous dit-on, la considérait comme «la carte officielle» . C’est une extrapolation. A aucun
endroit de son rapport, M. Roser ne parle de la carte «nouvelle frontière».
6. Ce que ne dit pas le professeur Salmon, qui n’est pas une extrapolation mais ressort de la
simple lecture de ce rapport, est que Petelkolé n’était pas du tout un objet de préoccupation
o
de Roser. [Projection n 4.] Ce qui intéressait le commandant de cercle de Dori, en Haute-Volta,
ce qui constituait le véritable enjeu de son propos, c’était le «sa illant triangulaire dont les sommets
sont Higa, Nabambori et Tingou». Et, s’il souhaitait que l’ erratum fût corrigé, c’était surtout parce
79
que la limite qu’il pose «a[vait] tranché dans [ce] saillant» .
[Animation.]
80
Il est là, le melon du professeur Salmon ; tranché «d’un coup de machette».
7. C’est ce qui explique que ce que Roser proposait de voir consacrer dans un
nouvel erratum se lise en ces termes :
«la limite entre les cercles deDori et deTillabéry est déterminée comme elle l’a été
par MM. les administrateursDelbos etPrud’h on en1927. En particulier, dans la
région du triangle Higa-Nabambori-Tingou , elle l’est par les deuxmassifs
81
montagneux dits du Grand et du Petit Sesséra.»
75
CR 2012/24, p. 14-16, par. 15 (Salmon).
76
Ibid., p. 14, par. 15 (Salmon).
77
MN, annexe C 45.
78 CR 2012/24, p. 14, par. 15 (Salmon).
79 MN, annexe C 45.
80 CR 2012/22, p. 55, par. 15 (Salmon).
81
Ibid. - 31 -
8. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, je sais bien que le Niger ne
plaide pas cette ligne verte que vous voyez à l’écran, puisqu’il a une lecture sélective de ce qu’il
appelle l’accord Roser/Boyer. Mais si accord il y a 82 -- quod non ⎯,comme il le martèle, et si cet
83
accord définit «très exactement où passait la limite defait, au kilomètreprès» , comme l’affirme
le professeur Salmon, alors c’est bel et bien cette ligne verte que le Niger revendique.
9. Troisièmement, la Partie nigéri enne croit pouvoir tirer d’un croquis du canton
de Diagourou, sans auteur connu, qu’il date de 1954 sans que ceci apparaisse sur le document qu’il
produit, que Petelkolé est nigérien 84. Au fond, la Partie nigérienne oppose ce croquis au titre qu’est
o
l’erratum. [Projection n 5.] La fragilité de l’argument saute aux yeux.
10. Enfin, quatrièmement, le Niger revient sur la position du poste frontière juxtaposé entre
le Niger et le Burkina, établi sur la base ⎯ sur la seule base ⎯ du fameux rapport établi par le
comité bilatéral (Burkina-Niger) d’identification du site d’implantation des postes de contrôle
juxtaposés sur la route Ouagadougou-Dori-Téra-Niamey 85.
11. J’ai indiqué lundi dernier que ce comité ne disposait d’aucune compétence pour tracer ou
86
reconnaître les frontières entre le Burkina et le Niger . Le professeur Salmon me répond, cinglant,
que: «les deuxEtats [avaient] parfaitement le dr oit de décider de créer un poste de contrôle
87
juxtaposé et, à cette occasion, de constater où passait leur frontière respective» .
C1ert.es , les deux Etats peuvent évidemment décider de modifier le tracé de leur frontière.
Mais, pas ce comité qui n’avait nulle compétence à cet égard. Il était d’ailleurs dirigé,
côté Burkina, par le directeur régional des infrastructures, des transports et de l’habitat du Sahel, et
par un conseiller technique du ministère de l’équipement, pour le Niger. Ni l’un, ni l’autre, n’avait
le pouvoir de conclure un accord de frontière.
82CR 2012/24, p. 15, par. 15 (Salmon).
83
Ibid., p. 16.
84
Ibid., p. 16-17, par. 15 (Salmon).
85Ibid., p. 17, par. 16 (Salmon).
86CR 2012/20, p. 39-40, par. 39 (Thouvenin).
87CR 2012/24, p. 18, par. 16 (Salmon) ; voir aussi CR 2012/22, p. 30, par. 18 (Salmon). - 32 -
13. Au demeurant, il est un peu scabreux d’en tendre les avocats du Niger s’appuyer sur ce
88
rapport, qui date de juin 2006 , pour adosser la revendication territoriale nigérienne sur l’enclave
de Petelkolé.
14. En effet, le 2février2006, soit quatre mois avant les travaux de ce comité, le premier
ministre du Niger adressait une lettre à son homologue burkinabè, où il écrivait la chose suivante :
«Comme vous le savez, les travaux d’a bornement de notre frontière ont été
suspendus depuis 1990… Comme vous le savez également, nos deux gouvernements
ont décidé de maintenir le statuquo jusqu’à l’achèvement des opérations de
matérialisation du tracé de la frontière. Ce tte mesure conservatoire, régulièrement
réitérée à l’occasion des rencontres entre les ministres, les autorités administratives
frontalières et entre les responsables des for ces de défense et de sécurité de nos deux
pays, visait principalement à aplanir, voir e à éviter tout litige né d’une interprétation
erronée du tracé convenu… Pour un règlemen t durable de ces problèmes, il me paraît
nécessaire et urgent de faire reprendre les travaux de matérialisation de notre frontière,
en mettant les moyens appropriés à la disposition de la commission mixte paritaire de
délimitation de la frontière.» 89
15. Ainsi donc,
⎯ d’un côté, en février2006, le premier ministre du Niger rappelle avec solennité au premier
ministre burkinabè que, pour éviter tout e interprétation erronée du tracé convenu ⎯ tracé
convenu signifiant le tracé convenu en1987 ⎯, un statuquo est en vigueur, d’accord parties,
jusqu’à la fin des travaux de démarcation de la commission mixte établie par l’accord de 1987 ;
⎯ d’un autre côté, vendredi dernier, les conseils du Niger ont soutenu qu’il était évident que les
appréciations de juin 2006 d’un comité sans au cune compétence en matière frontalière, et dont
les appréciations sont de toute évidence erronées, seraient opposables au Burkina.
16. Monsieur le président, Mesdames et Messieu rs les juges, en droit, dès lors qu’il était
entendu entre les deux Etats, comme cela avait été rappelé solennellement par le Niger en
février 2006, dès lors que le statu quo devait être respecté jusqu’à la fin des travaux d’abornement
officiels, ce qui est évident est que les actes isolés de fonctionnaires techniques ne sauraient être
opposés ni à l’un, ni à l’autre Etat s’agissant de leur frontière commune.
88CMN, annexeA24, rapport du comité bilatéral (Bur kina-Niger) d’identification du site d’implantation des
postes de contrôle juxtaposés sur la route Ouagadougou-Dori-Téra-Niamey, 9 juin 2006.
89MN, annexe A 10, lettre n 000082 du premier ministre du Niger au prem ier ministre du Burkina Faso, en date
du 2 février 2006. - 33 -
17. Du reste, si les conseils du Niger prétendent le contraire, M. l’agent du Niger, lui, ne le
prétend pas. A cette barre, la semaine dernière , il a souligné que, depuis les indépendances, les
deux Etats ne sont parvenus
«qu’à la délimitation et à la démarcation de la moitié seulement de la frontière. Ne
pouvant s’accorder sur le reste , les deux Etats ont conclu en février2009 le
compromis par lequel ils ont confié à la Cour le règlement de la partie de la frontière
demeurée en litige.» 90
Il a également évoqué la frontière dans «le secteu r allant de la borne ast ronomique de Tong-Tong
au début de la boucle de Botou sur laquelle nous ne nous sommes pas entendus» 91. L’agent du
Niger devant la Cour ne sait donc pas que les deux Etats se sont entendus sur le tracé de la frontière
au niveau de Petelkolé pour la bonne et simple raison qu’ils ne se sont pas entendus.
II. L’enclave d’Oussaltane
18. S’agissant de l’enclave d’Oussaltane, je me bornerai à quelques observations relatives
aux trois principaux arguments entendus durant les plaidoiries orales.
19. Il a d’abord été avancé, pour prouver l’appartenance d’Oussaltane au Niger durant la
période coloniale, que : «[L]es membres de certaines tribus déclarent que Oussaltane où ils étaient
installés faisait partie de la subdivision de Téra.» 92 Si l’on comprend bien, ce que déclarent des
personnes privées vaudrait, pour le Niger, effectiv ités coloniales. En droit international, les
effectivités sont faites du «comportement des autorités administratives» 93.
94
20. A ensuite été convoquée une lettre du chef de la subdivision de Téra du 24 mai 1935 .
Le Niger estime que ce document «confirme que le campement d’Oussaltane «est sur le territoire
de Téra»» 95. En réalité, c’est une effectivité inverse qui en ressort, puisque cette lettre apprend à
son lecteur attentif que c’est Dori, en Haute-Volta ⎯ ou plutôt, qui fut en Haute-Volta auparavant
et qui redeviendra Haute-Volta par la suite puisque nous sommes en 1935 – c’est Dori qui exerçait,
90
CR 2012/22, p. 13, par. 13 (Bazoum).
91
Ibid.
92 CR 2012/24, p. 18, par. 18 (Salmon).
93 Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt, C.I.J. Recueil 1986, p. 586-587, par. 63.
94 CR 2012/24, p.19, par. 18 (Salmon), et CMN, annexe C 60, lettre n 161 du chef de subdivision de Téra au
cercle de Tillabéry en date du 24 mai 1935.
95
CR 2012/24, p. 19, par. 18 (Salmon). - 34 -
en1935, l’autorité administrative sur Oussaltane. Il y est écrit: «Boulohoré [c’est le nom d’une
personne] a reçu la convocation à Oussalta des mains d’un représentant de Dori.» 96 Ceci précisé, je
conviens que l’argument n’est pas recevable, pui sque nous nous situons en1935, alors que la
Haute-Volta avait déjà été disloquée.
21. Enfin, le conseil du Niger a avancé comme preuve supplémentair e de l’appartenance
d’Oussaltane au Niger un document de 1951 où il est écrit: «[l]e chef de la subdivision de Téra,
dans un télégramme-lettre adressé au cercle de Tilla béry le 11 juillet 1951, reprend à l’identique la
formule de l’accord Roser/Boyer d’avril 1932» 97. On aurait tendance à dire «et alors ?». Mais, à
vrai dire, la Partie adverse a eu bien raison d’a ttirer l’attention de la Cour sur ce document-là, dont
voici l’extrait réellement pertinent :
«Le commandant de cercle de Dori, au cours de la liaison effectuée à Téra
le 29 juin [nous sommes en 1951] a de nouveau affirmé l’intérêt que présentait à son
sens la matérialisation des limites sur la base de l’ erratum … de 1927, en joignant
directement la borne de Tao à Bossébangou.» 98
On verra difficilement derrière ces mots une quelconque effectivité coloniale nigérienne relative à
Oussaltane. En revanche, c’est une réaffirmation tout à fait éclairante du titre ⎯ l’erratum ⎯ et de
la conception qu’on s’en faisait en 1951.
III. Bangaré
22. J’en viens très brièvement, Mesdames et Messieurs les juges, à Bangaré. Je dois dire que
nous avons eu le sentiment d’une certaine fébrilité de l’autre côté de la ba rre lorsqu’il s’est agi
d’évoquer ce village.
23. Il faut dire que l’essentiel de la thèse nigérienne repose sur l’idée que les contours du
canton de Diagourou auraient été bien établis duran t la période coloniale, alors que les documents
qu’il produit montrent exactement le contraire.
24. Ainsi du rapport de l’administrateur Ro ser de1932, dont le Niger a imprudemment fait
une pièce maîtresse de son échafaudage. Parlant du chef du Diagourou, Roser explique dans son
rapport qu’«[o]n lui a donné [en] 1919 ou 1920, sans en définir exactement les limites, un territoire
96
CMN, annexe C 60.
97MN, annexe C 73.
98CMN, annexe C 73, télégramme-lettre officiel n 70 du chef de la subdivision de Téra au cercle de Tillabéri, en
date du 11 juillet 1951, y compris la reproduction au 1/500 000 d’un croquis de M. Delbos. - 35 -
qui forme l’actuel canton du Diagourou. Il rec onnaît lui-même qu’il ignor e les limites de son
canton.» 99
25. Ainsi, encore, du recensement du canton de Diagourou de 1954, vingt-deux ans plus tard,
100 101
qui figure au dossier . La Partie adverse en retire que Bangaré était nigérien . Mais ce que l’on
retiendra de ce document figure à sa page 13. Ev oquant le canton de Diagourou, le rapport fait le
point sur :
«le problème des limites territoriales, qui revient périodiquement à l’occasion d’un
quelconque palabre de terrains. Comme il a ét é dit dans la première partie, l’aspect
artificiel du canton, la date récente d’un gr and nombre d’intéressés, ne permettent pas
de fixer de contours de façon nette et définitive car ce serait rouvrir la voie aux
rancunes et aux jalousies… Il faut donc conserver cet état de fait.»
26. Deux informations tout à fait essentielles en ressortent :
⎯ premièrement, les limites du canton de Diagourou étaient, selon l’administration coloniale,
«artificielles». En effet, l’erratum trace une limite intercoloniale droite, donc artificielle, qui se
trouve par conséquent être la limite ouest du canton de Diagourou ;
⎯ deuxièmement, il était difficile en 1954 d’établir la limite sur le terrain de manière nette et
définitive, car l’administrati on coloniale s’attendait à des ennuis avec les populations locales,
précisément parce que la limite était artificielle.
En termes d’effectivités coloniales, ce document va donc directement à l’encontre de la thèse du
Niger.
27. Le professeurSalmon s’est dit perplexe après avoir entendu, puis lu, ma plaidoirie de
lundi dernier 102, avant de juger ⎯sans autre procès ⎯ que toutes mes remarques sont inexactes,
qu’il faut le croire sur parole, car c’est très sincèrement qu’il vous dit que tout ce que j’ai dit est
«incorrect». Alternativement, il serait tout à fa it disposé à remettre à la Cour un résumé de son
opinion à cet égard 103.
99
MN, annexe C 45.
100
MN, annexe C 84, rapport du chef de la subdivision de Téra sur le recensement du canton de Diagourou, en
date du 10 août 1954.
101
CR 2012/24, p. 21, par. 19 (Salmon).
102Ibid.
103Ibid. - 36 -
28. Je ne ferai pas de commentaire. Aussi je me permettrai de réaffirmer ⎯ par renvoi pour
ne pas lasser la Cour ⎯ toutes les observations, pertinentes aux yeux du Burkina, de ma plaidoirie
104
de l’après midi de lundi dernier .
29. Je vous remercie, Monsieur le président, et vous prie de bien vouloir appeler à la barre le
professeur Forteau.
Le PRESIDENT : Merci beaucoup, Monsieur le professeur Thouvenin. Je donnerai la parole
au professeur Forteau après la pause. Je décl are une pause de 20minutes. L’audience est
suspendue.
L’audience est suspendue de 11 h 15 à 11 h 35.
Le PRESIDENT: Veuillez vous asseoir. La parole est à vous, Monsieur le professeur
Forteau.
M. FORTEAU : Merci, Monsieur le président.
L E «SECTEUR DE TÉRA »
LE TRACÉ DE L ’ERRATUM ENTRE TONG -TONG ET B OSSÉBANGOU
1. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, je m’attacherai, dans cette
première partie de plaidoirie, à répondre aux allégations nigériennes selon lesquelles le tracé de
l’erratum ne suivrait pas deux segments de droite da ns le secteur de Téra. Pour reprendre
l’aimable compliment du professeur Salm on, je poursuivrai donc ce matin les
105
«explications … vraiment confondantes» que j’ai eu l’honneur de développer lundi dernier.
2. Avant de m’y livrer, il n’est pas inutile drappeler la substance de la thèse nigérienne:
celle-ci tient tout entière dans le syllogisme suivant, non démontré à ce jour : la limite de l’ erratum
de 1927 ne devait être rien de plus qu’une reproduction des limites traditionnelles des cantons ; or,
106
«une limite de divers cantons habités et juxtaposés ne peut être rectiligne» ; donc le tracé serait
nécessairement sinueux. CQFD.
104
CR 2012/20, p. 41-45, par. 50-61 (Thouvenin).
105
CR 2012/23, p. 14, par. 11 (Salmon).
106CMN, par. 1.1.22. - 37 -
3. Pour montrer que ce syllogisme ne tient p as, il suffit de rappeler, d’une part, comment
l’erratum doit être interprété, d’autre part, comment il a été interprété.
I. Comment l’erratum doit-il être interprété ?
4. En ce qui concerne le premier point, plusieurs remarques s’imposent ⎯ et vous
retrouverez le texte de l’erratum sous l’onglet n° 1 du dossier des juges.
5. Tout d’abord, le titre frontalier que constitue l’erratum est un acte juridique, qu’il convient
d’interpréter à l’aune de son objet. Celui-ci n’ est ni discuté, ni discutable: il s’agissait d’opérer
une délimitation, comme l’exigeait le décret de décembre 1926.
6. Pour ce faire, l’auteur de l’acte, le gouve rneur général de l’AOF, n’avait pas trente-six
méthodes à sa disposition pour délimiter le territoire des colonies ⎯sauf à considérer qu’il
107
n’entendait pas opérer une telle délimitation, co mme le suggère le Niger contre toute raison .
Pour tracer une limite administrative ou une frontiè re, il n’existe que deux méthodes : se référer à
un élément naturel (une rivière, par exemple), ou bien indiquer des points frontières, que viendra
relier une ligne artificielle.
7. Si le choix est fait d’une ligne artificielle, la présomption, à défaut d’indication contraire,
est que la limite suit une ligne droite. Le Niger n’a pas contesté la semaine passée qu’il existe bien
108 109
une telle présomption que l’on retrouve appliquée en jurisprudence et dont, d’ailleurs, le
professeur Salmon s’est lui-même prévalu en estimant que les limites du cercle de Say définies
dans l’arrêté d’août1927, qui ne contient, dans le passage qu’il a cité, aucune mention de lignes
droites, constitueraient tout de même un tracé «en termes de segments de droites, mises à part les
limites fluviales» 110.
8. Si on lit l’ erratum à la lumière de ces remarques, le sens du texte est clair: il se réfère
expressément dans certains secteurs à des éléments na turels; il ne le fait pas dans d’autres où il
retient uniquement des points frontièr es par lesquels doit passer la ligne ⎯c’est le cas dans le
secteur de Téra. Il s’en déduit que, puisque l’auteur de l’erratum n’a pas choisi dans ce secteur une
107Voir CR 2012/22, p. 52, par. 11 in fine (Salmon) («si on avait voulu le délimiter»).
108
CR 2012/23, p. 21, par. 23 (Salmon).
109CR 2012/20, p. 29-30, par. 69 (Forteau).
110CR 2012/23, p. 11, par. 4 (Salmon). - 38 -
frontière naturelle, c’est une frontière artificielle qu’il a retenue. Prétendre l’inverse, c’est faire
violence et au texte et à son objet.
La9. structuration même du texte de l’ erratum est éclairante par ailleurs; ce sont là des
considérations de texte sur les quelles le Niger a gardé un entier silence la semaine passée, alors
pourtant que l’accord de 1987 renvoie à la frontière «telle que décrite» par l’erratum.
10. Lorsqu’on lit l’ erratum, il apparaît manifestement que la plume de son auteur suit le
cours du tracé : «les limites», dit l’ erratum, «sont déterminées comme suit» : « une ligne» qui part
des hauteurs de N’Gouma, puis passe successivement par un certain nombre de points jusqu’à
Tong-Tong ; «cette ligne ⎯ autrement dit, l’auteur de l’erratum a toujours le crayon sur le tracé, sa
main ne s’est pas levée ⎯, s’infléchit ensuite vers le sud-est pour couper la piste automobile de
Téra à Dori à la borne astronomique de Tao située à l’ouest de la mare d’Ossolo et [de nouveau, le
crayon est resté sur le tracé, qui se poursuit] atteindre la rivière Sirba à Bossébangou». «Elle [c’est
toujours la même ligne, le crayon est toujours sur le tracé] remonte presque aussitôt», etc.
11. Le texte est donc limpide: c’est bien une limite complète que l’auteur de l’ erratum a
entendu tracer, en mentionnant les divers points de passage successifs d’une seule et même ligne .
Autrement dit, la limite, en 1927, est complètement tracée.
12. Le Niger prétend de son côté que le tracé se rait en réalité sinueux à partir de la borne de
Tao. Mais si c’était vrai, il aurait été décrit comme tel dans l’erratum ⎯ comme cela a été fait, par
exemple, dans la boucle de Botou, nous y reviendr ons. Le fait est que ce n’est pas ce qu’a fait
l’auteur de l’erratum dans ce secteur.
13. Dans ce secteur, pour reprendre le s termes adéquats du professeur Kamto, l’ erratum
111
«fournit assez de renseignements permettant de déterminer le tracé exact de la frontière» : celle-
ci passe par trois points sans emprunter de frontière naturelle ni d’autres points intermédiaires: il
s’agit donc d’une frontière en deux segments de droite.
111
CR 2012/23, p. 37, par. 7 (Kamto). - 39 -
II. Comment l’erratum a-t-il été interprété ?
14. Le Niger reproche toutefois au Bu rkina d’adopter une approche totalement
112
«désincarnée» de l’ erratum . Regardons donc, pour surplus de droit, comment celui-ci a été
interprété, d’abord par l’Etat nigérien, ensuite par les autorités ou administrateurs coloniaux.
A. L’interprétation de l’Etat nigérien
15. Je ne reviens pas sur l’opinion émise en 1988 par les autorités nigériennes lors des
113
travaux de la commission mixte, point qui a été abordé tout à l’heure par le professeur Pellet .
16. Je ne reviens pas non plus sur l’interpréta tion ministérielle authentique de 1991, qui va
114
dans le même sens et à propos de laquelle les conseils du Niger n’ont apporté aucun nouvel
115
argument par rapport à ceux du contre-mémoire .
17. Il convient en revanche de remarquer que le tracé du Niger n’est guère compatible avec
sa propre thèse selon laquelle la limite de 1927 était censée reprendre les limites de fait des cantons
et ne pouvait donc être «rectiligne» 116.
18. Dans le secteur de Say, comme dans le secteur de Téra, le Niger a lui-même recours à un
nombre important de lignes droites. En particulier :
[Projection n o 1: Le tracé du Niger ⎯les segments de droite jusqu’à la borne astronomique de
Tao.]
⎯ dans tout le secteur aborné du point triple avec le Mali jusqu’à la borne de Tong-Tong ;
⎯ puis de Tong-Tong à Vibourié, et de Vibourié à Tao ;
o
[Projection n 2 : Le tracé du Niger ⎯ les segments de droite à partir du «point triple».]
⎯ du prétendu «point triple» jusqu’à la fin du saillant également ;
⎯ ainsi que jusqu’au début de la boucle de Botou ;
⎯ de même de la boucle de Botou jusqu’au poi nt triple avec la Mékrou, sauf à l’endroit où
l’erratum indique expressément des limites naturelles.
112
Voir par exemple CR 2012/23, p. 28, par. 9 (Salmon).
113
Voir ci-dessus, plaidoirie d’Alain Pellet.
114Voir CR 2012/20, p. 30, par. 72-73 (Forteau).
115Voir CR 2012/23, p. 43, par. 28 (Kamto) ; ibid., p. 14, par. 11 (Salmon) ; voir la réponse in CR 2012/20, p. 30,
par. 73 (Forteau).
116CMN, par. 1.1.22. - 40 -
19. Voilà qui fait beaucoup de lignes droites pour un texte dont on nous dit de l’autre côté de
la barre qu’il était censé retranscrire les limites factuelles des cantons qui ne pouvaient pas être
rectilignes. Cela ne cadre pas plus avec l’a ffirmation du professeurSalmon selon qui «le Niger
117
conteste que la limite dans le secteur de Téra … soit composée de lignes droites» .
[Projection n o 3 : Tracé du Niger dans le premier secteur.]
20. Le Niger lui-même y a recours en effet dans ce secteur jusqu’à la borne de Tao, sans que
l’on comprenne très bien pourquoi, subitement, à la borne de Tao, comme cela apparaît sur le
croquis, le Niger change son fusil d’épaule et se met soudainement à re vendiquer une frontière
suivant un grand nombre d’éléments naturels et sur la base de prétendues effectivités. Pourquoi ce
qui valait en amont de Tao ne vaudrait-il plus en aval ? La question reste posée.
o
[Fin de la projection n 3.]
21. Le Niger ne conteste pas davantage que le terme «s’infléchir» utilisé dans l’ erratum
renvoie à un changement de direction entre deux segm ents de droite de part et d’autre du point
d’inflexion ⎯ en l’occurrence la borne de Tong-Tong. Encore que je dois admettre que je suis un
peu perdu par les plaidoiries du Niger sur ce point.
22. Le professeurSalmon a affirmé vendredi matin que le Niger n’aurait pas admis que le
tracé de l’erratum serait en deux segments de droite de part et d’autre de Tong-Tong. Cette forte
affirmation sera cependant contredite le jour-même … par le même professeur Salmon ! De part et
d’autre de la pause-déjeuner, ce sont deux thèses contraires qui seront successivement plaidées.
[Projection n o 4 : Tracé entre Tong-Tong et Tao.]
23. Le professeur Salmon a contesté vendredi matin tout d’abord que
«le Niger en arriverait lui aussi à deux segments de droite … Le Niger, qui utilise ici
un point limite intermédiaire ⎯la borne de Vibourié, ne soutient évidemment pas
qu’il s’agit d’une interprétation de l’erratum, puisqu’il s’en écarte.» 118
24. Le tracé revendiqué par le Niger entre Tong-Tong et Vibourié puis jusqu’à Tao ne serait
donc pas une interprétation de l’erratum. Le Niger affirme ici en effet s’écarter du tracé décrit par
le titre frontalier ⎯ ce qui est tout à fait singulier et tout à fait étranger au droit déclaré applicable
117
CR 2012/23, p. 12-13, par. 7 (Salmon).
118Ibid., p. 14, par. 11 (Salmon) (les italiques sont de nous). - 41 -
par les Parties. A contrario, cela revient à admettre par ailleurs que le tracé de l’ erratum, lui,
rejoint directement les bornes de Tong-Tong et de Tao.
25. Mais le vendredi après-midi, le professeur Salmon affirme cette fois-ci qu’
«[i]l est évident que le Niger n’a jamais prétendu que l’implantation de la borne [de
Vibourié] avait eu pour effet de déplacer la ligne prévue par l’ erratum mais, s’il faut
suivre ce que dit le texte, il s’agissait d’ une interprétation de celui-ci… Le Niger
voit… dans cet accord [de 1935 relatif à l’implantation d’une borne à Vibourié] une
119
simple interprétation de l’erratum de 1927.»
26. Il semble donc cette fois-ci que le tracé du Niger autour de Vibourié interpréterait bien
l’erratum, ce que le Niger contestait le matin même. Tout cela est fort confus, sauf la conclusion
qu’en tire le professeur Salmon : «la limite dans ce secteur est donc constituée de deux segments de
120
droite» . Autrement dit, le Niger admet bien que la limite telle que décrite par l’ erratum suit des
segments de droite au niveau du point d’inflexion de Tong-Tong.
B. L’interprétation des autorités et administrateurs coloniaux
27. J’en viens, Monsieur le pr ésident, à l’interprétation de l’ erratum retenue durant la
période coloniale ⎯encore une fois, à titre uniquemen t subsidiaire, le texte de l’ erratum se
suffisant à lui-même.
o
[Projection n 5 : Croquis de la subdivision de Téra soumis par le Niger.]
28. S’agissant de la période antérieure à 1927, le Niger a projeté à maintes reprises son
croquis fétiche censé représenter la limite traditionnelle de la subdivision de Téra en 1910, laquelle
aurait dû être entérinée par l’erratum de 1927. Ce croquis ne prouve rien cependant : d’une part, le
Niger indique dans son mémoire qu’il s’agit là d’ un «croquis sans date (mais postérieur à 1932) ni
légende» 121; ce n’est donc pas un document fiable, ce qu’il ne vous a pas été rappelé lors des
audiences ; d’autre part, le croquis ne reporte aucune ligne sinueuse, au contraire.
29. Le Niger admet par ailleurs qu’aucun act e colonial n’a jamais décrit ces limites avant
1927. On ne sait donc pas trop d’où le Niger tire sa prétendue «limite de 1910».
[Fin de la projection n o5.]
119
CR 2012/24, p. 12-13, par. 12 (Salmon).
120
Ibid., p. 11-12, par. 11 (Salmon).
121MN, annexe C 47. - 42 -
30. On relèvera tout de même en passant ⎯ ce qui abonde dans le sens d’un tracé artificiel
dans ce secteur :
⎯ que le croquis du capitaine Coquibus, tout juste antérieur à 1910 ⎯ il date de 1908 ⎯ qui n’a
122
pas été retrouvé mais sur lequel le Niger s’appuie , ce croquis de 1908, ce croquis-Coquibus,
a été décrit en 1927 comme «ne porta[n]t que des lignes conventionnelles avec indications de
points» 123 ⎯ «conventionnelles» s’entendant ici d’artificielles ⎯ et non pas de consacrées par
un traité comme cela a été malencontreusemen t traduit dans les annexes des pièces de
procédure en traduction anglaise ;
⎯ que l’administrateur Prudon dit également de ce croquis-Coquibus de 1908 qu’il reportait une
«ligne idéale de délimitation» et que les champs des indigènes «chevauch[ai]ent sur la limite
suivant la ligne conventionnelle établie» 124 ;
⎯ que le professeurSalmon a par ailleurs rappelé que le tracé proposé à titre de nouvelle limite
125
par les administrateurs Delbos et Prudon en 1927 s’est «éloign[é]» de la ligne de
délimitation «tracée» par Coquibus en 1908 12, car Prudon, nous dit le professeurSalmon, le
«trouvait sur une certaine partie du parcours «idéal »» et que Delbos «estimait qu’il portait des
127
«lignes conventionnelles»» (toujours au sens toujours d’artificielles) ;
⎯ que, de leur côté, les tracés, d’ailleurs divergents, proposés par Delbos et Prudon, n’ont joué
comme le Niger le reconnaît «aucun rôle da ns la délimitation retenue par le gouverneur
128
général» . Autrement dit, leurs propositions visant à s’écarter des lignes conventionnelles et
idéales du capitaine Coquibus n’ont pas été retenues.
31. Qu’en est-il après l’adoption de l’erratum ?
32. Le Niger nous renvoie à l’image d’un erratum qui aurait coexisté harmonieusement avec
les précisions de terrain que lui auraient apportées les administrateurs coloniaux qui auraient ainsi,
122Voir CR 2012/23, p. 15-18, par. 13-16 (Salmon).
123
MN, annexe C 20.
124
MN, annexe C 15.
125
CR 2012/23, p. 16, par. 14 (Salmon).
126MN, annexe C 15 («la ligne idéale de délimitation tracée par le capitaine Coquibus»).
127CR 2012/23, p. 16, par. 14 (Salmon).
128
CR 2012/23, p. 17, par. 15 (Salmon). - 43 -
sans jamais faire violence au texte, ni à l’inten tion de son auteur, comblé les lacunes, évacué les
imprécisions, rectifié les incohérences du texte, pour finalement aboutir au tracé sinueux que vous
propose aujourd’hui le Niger 129⎯ bref, les administrateurs coloniaux seraient venus
progressivement combler une ligne qui n’aurait été définie qu’en pointillés en 1927. Ce n’est pas
correct, ni en droit, ni en fait.
33. Je rappellerai tout d’abord que les autorités coloniales placées sous l’autorité du
gouverneur général de l’AOF étaient chargées par l’article 2 de l’arrêté corrigé de 1927, non pas de
le compléter, mais de «l’exécuter».
34. Je rappellerai ensuite que ce que le Niger range dans la catégorie des précisions ou des
compléments apportés à l’erratum dans ce secteur sont en réalité des contestations de celui-ci, qui
ont débouché sur des propositions de modification ⎯ qui n’ont pas abouti.
35. Je soulignerai également que les éléments du dossier montrent nettement qu’à l’époque
coloniale, après1927, il n’y avait pas de doute quant au fait que l’ erratum retenait bien dans ce
secteur un tracé complet en deux segments de droite.
o
[Projection n 6: Le croquis de 1927 «nouvelle frontière de la Haute-Volta et du Niger» de 1927 au
1/1 000 000.]
36. Le Niger tente tout d’abord de prendre appui à cet égard sur le dossier cartographique, en
brandissant ce qu’il appelle la «carte capitale» de 1927. Selon le professeur Salmon, «le tracé des
130
limites qui y figure est en complète contradiction avec [l]es thèses du Burkina» .
37. Vous me permettrez, Monsieur le président, de faire les commentaires suivants.
38. Tout d’abord, ce croquis est incontestablement erroné en certains de ses éléments
puisque, en particulier, la limite n’atteint pas la rivièreSirba àBossébangou, comme le prévoit
pourtant l’erratum. J’y reviendrai tout à l’heure.
39. A supposer même l’absurde, à savoir que ce croquis serait entièrement fidèle à l’erratum,
servirait-il pour autant les thèses du Niger ? Assurément non, et pour plusieurs raisons :
⎯ le croquis reporte les différents points frontières désignés
dans l’ erratum; dans le secteur
de Téra et si l’on met de côté l’erreur commise sur Bossébangou, le tracé du croquis rejoint ces
129
CR 2012/23, p. 54, par. 4 (Salmon).
130Ibid., p. 18-19, par. 18 (Salmon). - 44 -
points, et ces points seulement, par des lignes d’un seul tenant (et non pas par une ligne
interrompue, qui demanderait à être précisée); il n’y a pas ici non plus de tracé sinueux, qui
passerait par des points intermédiaires: avant le saillant, il y a Tong-Tong puisTao, et
c’est tout ; et entre ces points, des lignes qui les rejoignent directement ;
⎯ le croquis montre par ailleurs que lorsque la dé limitation d’un canton a dû épouser des limites
sinueuses, comme c’est le cas, dans le secteur de Say, du canton de Botou ⎯ en bas à droite du
croquis ⎯ l’auteur de l’ erratum a rédigé ce texte en conséquence, en multipliant les points
frontières, et en se référant à des éléments naturels et des villages ;
⎯ c’est là un point tout à fait important : le professeur Salmon nous a dit à plusieurs reprises que
131
le secteur deSay était moins peuplé, moins connu, moins habité que le secteur deTéra .
Pourtant, dans ce secteur-là (celui deSay), l’auteur de l’erratum a estimé devoir définir et a
défini un tracé complexe et sinueux. Le secteur de Téra étant mieux connu que celui deSay,
on ne voit donc pas ce qui aurait empêché de procéder de la même manière entreTong-Tong
et Bossébangou s’il s’était avéré que cela dût être fait. Le fait est que le gouverneur général de
l’AOF a retenu dans ce secteur une ligne artificielle, sans aucune sinuosité. Le contraste avec
la boucle de Botou n’est ni forfuit, ni anodin ;
⎯ le professeurSalmon nous a enfin expliqué que la forme de la ligne entre Tong-Tong et le
début du saillant «est celle d’une ligne recourbée et non de deux segments de droites» 132. C’est
admettre, dans tous les cas, que la ligne n’est pas sinueuse ⎯de fait, les croquis de l’époque
représentent la limite sous la forme de segments à peu près droits ou droits, mais jamais sous
une forme sinueuse ni avec des enclaves, comme le fait aujourd’hui la revendication nigérienne
133
après la borne de Tao ;
[Projection n o6bis : Ajouter la ligne surlignée par le Niger dans le croquis n 5 de l’onglet n 17 du o
dossier des juges du Niger.]
⎯ toujours est-il qu’il suffit de poser une règle sur le croquis de 1927 pour constater qu’il retient
en réalité un tracé ayant le profil de deuxsegments de droite; cela ressort d’ailleurs du tracé
131
CR 2012/23, p. 12, par. 6 (Salmon).
132Ibid., p. 20, par. 20 (Salmon).
133Voir les croquis MN, annexes D, 5 ; 10 ; 11 ; 13 ; 14 ; 15 ; 16 ; 17 ; 18 ; 19 ; 20 et 22. - 45 -
o o
surligné en orange par le Niger sur le croquisn 5 de l’onglet n 17 de son dossier des juges,
qui apparaît à l’écran.
[Fin de la projection n o 6bis.]
40. Le Niger a enfin tenté de donner l’impression qu’il n’aurait plus été fait référence à ce
tracé en deuxsegments de droite après l’adoption de l’ erratum. Mais le Niger a plaidé par
omission, en s’abstenant de mentionner les nomb reux documents de l’époque coloniale que j’avais
présentés à la Cour la semaine passée qui, tous, montraient que les administrateurs coloniaux
avaient compris que l’erratum traçait une limite artificielle, composée de deux segments de droite,
134
entre Tong-Tong, Tao et Bossébangou .
41. Le professeurKlein, il est vrai, a évoqué la lettre du commandant de cercle deDori du
9août1929 qui témoignerait, selon lui, des «flottements terminologiques» de l’ erratum dans le
135 136
secteur deTéra . Mais ce n’est pas ce qui découle de cette lettre . Dans celle-ci,
l’administrateur propose de modifier les limites actuelles pour échapper à ce qu’il appelle les
«rigueurs de la délimitation de1927». Il pr opose sur cette base de déposer une «demande
d’atténuation des rigueurs de la délimitation de 1927». Il indique encore que ledit erratum ne parle
pas de «cantons, mais seulement de limites» et reconnaît que cette différence est «capital[e]». La
même expression («la rigueur des textes officiels» ) se retrouve dans une lettre du commandant de
cercle de Dori du 14 août 1929 137.
42. Il est symptomatique d’ailleurs que dans une lettre tout juste antérieure à celle citée par le
professeurKlein, en date du 31juillet1929 , le commandant de cercle deDori ne s’alarme
nullement de l’imprécision de la limite dans ce secteur ; tout à l’inverse, évoquant expressément la
délimitation opérée par l’ erratum, il affirme vouloir «essa[yer] d’obtenir de Téra un peu moins de
138
précision dans les limites entre Dori et Tillabéry» . Un peu moins de précision, et non pas un peu
plus de précision. Il s’agit une fois de plus de tenter d’échapper aux rigue urs de la délimitation de
l’erratum.
134
CR 2012/20, p. 28-29, par. 68 (Forteau).
135
CR 2012/23, p. 26, par. 7 (Klein).
136Voir MN, annexe C 24.
137MN, annexe C 25.
138MN, annexe C 23, p. 2. - 46 -
43. Dans une lettre du 19 août 1929, le même co mmandant de cercle de Dori fait encore état
des difficultés que peuvent créer «les limites réglementaires [de1927], dès qu’elles sont
rigoureusement observées» 139. Autrement dit, il n’a pas de doute quant au fait que l’ erratum a
complètement défini le tracé de la limite. Ce qui pose difficulté, ce n’est pas l’imprécision de la
limite, c’est son caractère trop rigoureux.
44. Le 6 février 1932, le chef de cabinet du lieutenant-gouverneur de la Haute-Volta qualifie
à son tour la limite de l’ erratum dans le secteur deTéra de «limite toute cartographique» 140, bref
artificiel.
45. Le 10 avril 1932, l’adjoint d es services civils Roser interprète l’ erratum comme retenant
une ligne qui «ne tient aucun compte de la réalité» et dont l’effet est de placer le village de Bangaré
141
«àl’ouest, du côtéVolta de la fameuse «ligne»» . C’est effectivement ce que fait la fameuse
142
ligne en deuxsegments de droite, ce que finit par admettre le professeurSalmon . Roser en
appelle alors à une «modification de cette limite», qui, comme on le sait, n’adviendra pas.
46. L’épisode de la borne de Vibourié le c onfirme. Le professeur Salmon affirme que «c’est
la l6igne droite inventée par le BurkinaFaso qui ne passe pas» par cette borne implantée
en 1935 143. Mais ceci est en opposition complète avec le procès-verbal d’implantation de cette
borne qui dit clairement que la limite dans ce secteur «pass[e] par une droite idéale partant de la
144
borne de Tong-Tong et allant à la borne astronomique de Tao» . On peut difficilement faire plus
clair. Cet extrait du procès-verbal de1935 sera repris expressis verbis sixans plus tard dans la
monographie du cercle de Tillabéry de 1941, en relation directe avec la délimitation opérée en 1927
145
par l’erratum .
47. Le 19mai1943, il est encore fait état de la «limite officielle Dori-Téra fixée par arrêté
146
de1927 et, comme vous le savez, purement théorique et idéale» ; le 11juillet1951, on parlera
139MN, annexe C 27.
140
MN, annexe C 44.
141
MN, annexe C 45.
142
CR 2012/24, p. 19-20, par. 19 (Salmon).
143Ibid., p. 12, par. 12 (Salmon).
144MN, annexe C 56.
145MN, annexe C 65, dernière page.
146
MN, annexe C 67. - 47 -
encore des «limites sur la base de l’ erratum…de1927, …joignant directement la borne deTao
à Bossébangou» 147 ; le 24décembre1953, de «la «ligne Ta o-Sirba» de l’arrêté» qui constitue une
ligne de forme plus «idéal[e]» que les propos itions de segments droits que Delbos avaient
148
formulées en 1927 .
48. Point de limites sinueuses, de limites de faits, d’ajustements progressifs d’une ligne qui
aurait été imprécise. Ce qui ressort de tous ces documents est clair: l’erratum a retenu une
délimitation artificielle, sous la forme de deux seg ments de droite, entre les bornes de Tong-Tong,
Tao et Bossébangou.
49. Il reste à préciser que la localisation des trois points frontières de la limite dans ce secteur
ne pose pas difficulté. Les coordonnées de la borne de Tong-Tong so nt données dans le
compromis de saisine de la Cour. Le Niger n’a à aucun moment remis en cause par ailleurs les
coordonnées que le Burkina a f ournies du point où la frontière atteint la rivièreSirba à
Bossébangou. Il subsiste uniquement une divergence minime entre les Parties quant aux
coordonnées de la borne deTao. Le Niger n’ explique pas comment il a déterminé les siennes 149.
Le Burkina, de son côté, ne conf ond pas la borne de Tao qui serait située dans le village même de
150
Tao et la borne astronomique de Tao, comme l’allègue le professeur Salmon . Les coordonnées
que le Burkina retient de ce point frontière sont celles qui figurent dans la fiche signalétique de la
borne astronomique de Tao de1927, qui contient la mention explicite: «Nouvelle frontière
Haute-Volta avec Niger» 151. La localisation de ce point ne saurait donc faire débat.
50. Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, cette dernière indication clôt
la présentation du Burkina relative au tracé de la fr ontière dans le secteur de Téra telle que décrite
par l’erratum laquelle suit deux segments de droite entre Tong-Tong, Tao et Bossébangou.
147MN, annexe C 73.
148
MN, annexe C 79, p. 2.
149
Voir CMBF, par. 0.14 et 3.4.
150CR 2012/24, p. 13, par. 14 (Salmon).
151MBF, annexe 41. - 48 -
LE «SECTEUR DE SAY »
L E POINT DE DÉPART DE LA FRONTIÈRE DANS LE SECTEUR DE S AY
1. Monsieur le président, nous en avons donc fini avec le premier tronçon ; nous en venons
au second, celui du «secteur de Say». Je dirai quelques mots du point de départ de la frontière dans
ce secteur avant que le professeur Thouvenin prenne le relais pour la suite du tracé.
2. Comme on le sait, l’erratum fixe ce point à la rivière Sirba à Bossébangou. Le Niger, de
son côté, écarte ce point pour lui préférer ce qu’il estim e être l’ancien «point triple» des cercles de
Tillabéry, Dori et Say.
3. En réponse à l’exposé du professeurKlein sur le sujet, je commencerai par raisonner
comme si le Niger avait raison (I) avant d’expliquer pourquoi il a tort (II).
I. Si le Niger avait raison (quod non)
o
[Projection n 1 : le «point triple» nigérien.]
4. Un mot d’explication, toutefois, au préalable, sur le croquis projeté, pour bien comprendre
ce qui va suivre. La ligne rouge est le tracé de l’erratum, qui atteint Bossébangou, continue ensuite
vers l’ouest avant que s’amorce le saillant, qui vient rejoindre notre point P2, la pointe du saillant,
avant que la frontière redescende au sud. Si l’ on raisonne en termes de «point triple» entre trois
cercles comme le fait le Niger, ce poi nt seraitBossébangou aux termes de l’ erratum 15. De son
côté, le Niger estime que la pointe du saillant ser ait plus au nord et qu’elle correspondrait par
ailleurs à l’ancien point triple. Selon le Niger, l’erratum aurait donc commis une erreur en retenant
Bossébangou comme point frontière au lieu de ce «poi nt triple» nigérien. En admettant que le
Niger ait raison ⎯je raisonne pour l’instant comme si c’était le cas, encore faudrait-il localiser
précisément ce point triple.
5. Au premier tour de plaidoiries, nous nous é tions interrogés sur la méthode suivie par le
Niger pour trouver les coordonnées de son point triple. Voyons quelles réponses nous ont été
fournies par le professeur Klein.
6. D’une part, il a affirmé qu’il n’existe aucun acte de délimitation antérieur à1927
153
définissant ce point . Cela bien entendu complique la t âche du Niger puisque celui-ci demande
152
CMBF, par. 4.28.
15CR 2012/24, p. 30 (Klein). - 49 -
donc désormais à la Cour de faire prévaloir un point qui n’a pas été consacré, ni défini, par un texte
colonial avant1927, sur celui expressément défini, lui, par le gouverneur général de l’AOF dans
l’erratum de 1927.
7. D’autre part, le professeurKlein a affirmé pouvoir s’appuyer sur un certain nombre de
croquis, mais en concédant qu’ils n’étaient pas entièrement fiables ⎯ de fait, ils ne reportent qu’un
point double à la seule exception du croquis très grossier du capitaineBoutiq de1909 154.
L’éminent conseil du Niger a continué en affirmant que «ce ne sont décidément pas les sources qui
155
font défaut au Niger pour permettre l’identification de l’emplacement de ce point triple» . Le
Niger peut l’affirmer, nous n’en savons pas plus sur la manière dont il s’y est pris pour aboutir, à
partir de ces sources que d’ailleurs il ne présente pas, aux coordonnées de son point triple, données
à la seconde près dans son mémoire 156.
8. Sur l’ensemble des croquis produits par le Niger qui reproduisen t un saillant, aucun ne
comporte pourtant de données techniques permettant de localiser précisément le point triple
nigérien 157. Le Niger pense pourtant pouvoir déduire de ces croquis, non seulement que le point
qu’il revendique serait un point trip le pour la seule raison qu’il ser ait situé à la pointe du saillant,
mais aussi que ce point serait situé au nord-ouest de Bossébangou, à une trentaine de kilomètres de
ce village. Mais encore une fois, sur quelle base ?
9. Dans ses écritures, le Niger estime que ce point triple correspondrait au village
158
de Nababori ou Nabambori, ou alternativement à un point situé à proximité de ce village .
10. Le Niger s’appuie cependant à cet effet sur un document avec lequel la thèse nigérienne
n’est tout simplement pas compatible. Le professeurKlein rappelait vendredi matin en effet
que Delbos avait critiqué l’erratum en 1927 au motif qu’il eût été préférable, selon lui, que la limite
intercoloniale se dirigeât vers «Nababori atteignant à l’ouest d’Alfassi le cercle de Say et non à
159
Bossébangou qui est plus haut» .
154
MN, annexe D 1.
155
CR 2012/24, p. 30-31 (Klein).
156
Voir MN, par. 6.25.
157Voir les annexes n 1, 5, 6, 7, 9, 10, 11, 14, 15, 16, 17, 18, 19 et 20 de la série D du mémoire nigérien.
158MN, par. 7.19 ; CMN, par. 2.2.5 ; CR 2012/24, p. 31, par. 11 (Klein).
159
CR 2012/23, p. 30, par. 12, citant MN, annexe C 20 ; CMN, par. 2.2.5. - 50 -
11. Deux conclusions s’en déduisent: d’une part, depuis l’ erratum, c’est Bossébangou qui
constitue le point triple ⎯ d’où la critique de Delbos ; d’autre part, le point revendiqué par le Niger
ne peut pas êtreNababori, puis que si c’était le cas, il se serait trouvé non pas au nord de
Bossébangou comme le prétend le Niger, mais au sud de Bossébangou. Delbos dit en effet que
Bossébangou est situé plus haut que Nababori. J’ajoute d’ailleurs que Delbos estimait que ce point
était «sur la Cirba» 160; Nababori serait ainsi au sud de Bossébangou et sur la Sirba ; ce n’est pas le
cas du point triple nigérien. Rien ne vient donc, on le voit, justifier ce point.
II. Les autres raisons pour lesquelles le Niger à tort
12. Par contraste avec la thèse du Niger, l’ erratum de 1927 est clair : il retient expressément
un point frontière qu’il désigne comme étant «la rivière Sirba à Bossébangou».
13. Le Niger persiste toutefois à trouver la me ntion de ce point «erronée». Je ne reprendrai
pas l’ensemble des éléments développés la semaine passée qui établissent que le Niger ne peut se
161
fonder sur quelque théorie de l’erreur que ce soit pour échapper au texte clair de l’ erratum . Je
me limiterai à répondre aux allégations du professeurKlein puis à formuler une série
d’observations finales qui ont toute leur importance.
14. J’en viens aux arguments du professeur Klein.
15. En premier lieu, le fait qu’en l’espèce, un traité ⎯ l’accord de 1987 ⎯ désigne la
frontière comme étant celle «telle que décrite par l’erratum» n’empêcherait pas, selon le
professeurKlein, de plaider l’erreur pour écarter l’ erratum. Aucun argument n’est cependant
162
avancé à l’appui de cette idée que contredit votre jurisprudence de1994 dans l’affaire
Libye/Tchad, je n’y reviens pas 163.
16. En second lieu, le professeur Klein admet qu’à la date de 1927, il n’existait aucun texte
ayant délimité le cercle de Say. Cela complique la recherche de son «point triple» puisque celui-ci
doit se situer à l’intersection des limites de trois cercles. Selon le Niger toutefois, «entre1899
160Voir MN, annexe C 16.
161
Voir CR 2012/20, p. 47-57, par. 7-38 (Forteau).
162CR 2012/24, p. 25-26, par. 5.
163CR 2012/20, p. 49-50, par. 13-14 (Forteau). - 51 -
164
et 1910» , et même plus précisément entre le moment où le cercle de Say apparaît et le moment
en1910 où le point triple disparaît (je rappelle au passage qu’en1901 les limites du territoire de
165
Say restaient encore à définir ), en moins de dix ans donc, il aurait «existé des limites [le terme de
limite doit être pris ici au sens strict] à ce cerc le, qui sont graduellement devenues ce que l’on peut
légitimement appeler des «limites traditionnelles» sur la base desquelles l’on pourrait trouver le
166
point triple .
17. On connaissait la «coutume sauvage» ou «la coutume-TGV[à très grande vitesse]» 167,
voici que le Niger invente la limite-TGV – «la li mite Traditionnelle à Grande Vitesse» ! En moins
de dix ans, dans une région inhabitée ou inexpl orée, des limites coloniales traditionnelles purement
factuelles seraient nées et se seraient fixées une fois pour toutes en 1910 avec une telle certitude et
une telle précision géographique qu’elles auraient lié les mains du gouverneur général de l’AOF
dix sept ans plus tard au moment de l’élaboration de l’erratum ! Est-ce vraiment convaincant ?
18. A défaut, en réalité, de toute indication sur les limites exactes de la région en1910, le
professeurKlein s’en remet au croquis «nouvelle fr ontière» de1927, qu’il substitue d’un tour de
main au titre que constitue l’ erratum ⎯sans même estimer devoir en passer par la carte de1960
qui, pourtant, est seule visée dans l’accord de 19 87 comme source subsidiaire en cas d’insuffisance
de l’ erratum 168. Il est vrai que le Niger sera it bien en peine de montrer que l’ erratum est
insuffisant ici; et de toute manière, comme vous le voyez à l’écran, le tracé de la carte de1960
passe comme l’erratum par Bossébangou.
19. Ce n’est pas le cas en revanche du tracé du croquis «nouvelle frontière» de1927, qui a
été projeté tout à l’heure, qui n’atteint pas Bo ssébangou. Le professeur Klein y voit la preuve que
l’auteur de l’erratum s’est trompé. J’y vois, au contraire, la preuve que c’est l’auteur du croquis
qui s’est trompé. C’était l’auteur du croquis qui devait suivre le tracé défini dans l’ erratum et non
l’inverse. Certes, la Cour a pris en compte ce croquis dans l’affaire Burkina/République du Mali ;
164CR 2012/23, p. 53, par. 3 (Salmon).
165
CR 2012/20, p. 52, par. 24 (Forteau).
166
CR 2012/24, p. 26, par. 6 (Klein).
167Voir notamment R.-J. Dupuy, «Coutume sage et coutume sauvage», Mél. Rousseau, 1974, p. 75-89.
168CR 2012/24, p. 26-27, par. 7-8 (Klein). - 52 -
mais le professeur Klein ne cite que partiellement le passage pertinent de l’arrêt de 1986 : la Cour y
a d’abord affirmé, il est vrai, que
«même s’il ne peut être établi que lad ite carte [de1927] avait été éditée par
l’administration coloniale, il reste que l’auteur de cette carte avait acquis ⎯ après
avoir lu les textes réglementaires et éventue llement consulté les cartes qui lui étaient
accessibles ⎯ une compréhension très claire de l’intention sous-jacente aux textes, ce
qui lui avait permis de traduire ensuite lui-même cette intention sur une carte».
20. Mais la Cour a pris soin aussitôt d’ajouter ⎯et c’est le passage que ne cite pas le
professeur Klein ⎯ que «cela ne signifie pas forcément que l’interprétation de l’ erratum donnée
par cette carte était la bonne» ( Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali), arrêt,
C.I.J. Recueil 1986, p. 646, par. 171).
21. De fait, dans le cas de Bossébangou, ce n’ est manifestement pas la bonne interprétation
puisque l’auteur du croquis ne poursuit pas le tracé jusqu’au point frontière de Bossébangou.
22. Le professeurKlein se garde bien enfin de mentionner les nombreux documents
postérieurs à 1927 qui sont venus confirmer que la ligne était bien conçue comme devant passer par
Bossébangou et que Bossébangou est bien le point frontière pertinent. J’avais cité un grand
169
nombre de ces documents lundi dernier qui ne laissaient pas le moindre doute à cet égard . Le
silence du Niger sur ce point est assez assourdissant.
23. Une dernière série d’observations, Monsieur le président, sur la théorie de l’erreur
invoquée par le Niger. Il faut en effet dissiper une illusion. Le Niger a dit et répété que l’ erratum
serait erroné en ce qu’il amputerait le cercle de Say d’une partie de son territoire au profit de la
170
Haute-Volta . Le raisonnement du Niger est le suivant: le point triple aurait été
traditionnellement situé au nord-ouest de Bosséb angou et, par conséquent, en ne faisant pas
atteindre la limite à ce point triple, mais en la décalant vers l’est pour la relier à Bossébangou,
l’erratum aurait porté préjudice au cercle de Say et à la colonie du Niger. Mais est-ce vraiment ce
qui s’est historiquement passé ?
[Projection n o 2 : La délimitation de l’arrêté d’août 1927.]
24. Remarquons d’abord que l’ erratum a décalé, par rapport à l’ arrêté d’août1927, la
délimitation non pas d’ouest en est (de gauche à dr oite, pour faire simple ), comme le prétend le
169
CR 2012/20, p. 57-63, par. 39-64 (Forteau).
170Voir, par exemple, MN, par. 2.2.10. - 53 -
Niger, mais en sens inverse: en effet, en son ar ticle premier, paragraphe 1, l’arrêté d’août1927
fixait le point triple ⎯le voilà, le fameux point triple ⎯ entre le cercle de Tillabéry, le cercle de
Say et la Haute-Volta «sur la rivière Sirba (limite de cercle de Say) aux environs et au sud de
Boulkalo», c’est-à-dire, comme vous le voyez à l’écran, au nord- est que Bossébangou ⎯ et non
comme le prétend le Niger au nord-ouest de ce vi llage; le même point triple se retrouve sur le
croquis joint au procès-verbal du 2février1927 17; écoutons également Delbos, qui le
17décembre1927, d’une part, ne remet pas en caus e l’arrêté d’août1927 sur ce point, et, d’autre
part, écrit ce qui suit: arrivant du nord, «le capitaine Coquibus [il se réfère ici à la carte du
capitaine Coquibus de1908] avait pris une direction sud-est allant aboutir au sud de Boulkabo et
172
non Bossébango» : c’est exactement ce que fait l’arrêt d’août 1927.
[Projection n o 3 : La délimitation de l’arrêté et de l’erratum de 1927.]
25. En déplaçant ce point triple vers le sud, à Bossébangou, l’ erratum a porté préjudice non
pas à la colonie du Niger, mais à la Haute-Volta 173.
26. C’est ce qui explique que, au lendemain même de l’adoption de l’ erratum, ce soit le
commandant de cercle de Dori, Delbos, relevant de la Haute-Volta, qui se soit plaint de la
délimitation opérée par l’erratum, qui, disait-il notamment, lui avait fait perdre le canton du Yagha
174
qui se trouvait entre la ligne d’août1927 et celle d’octobre1927 . C’est ce qui explique aussi,
nous l’avons rappelé tout à l’heure, que ce soient les autorités de Dori, côté Haute-Volta, qui se
plaindront dans les mois qui suivront de la «rigueur» de la délimitation opérée en 1927.
27. Nulle trace en revanche d’une protestation émanant du commandant de cercle de Say
dont pourtant le Niger nous dit aujourd’hui qu’i l aurait été le grand perdant de la délimitation
opérée en1927; cela en dit long sur la prétendue existence d’un point triple là où le Niger le
localise; il faut le répéter: en réalité, le cercle de Say n’a rien perdu en1927; il a au contraire
obtenu un saillant.
171Voir MBF, annexe 30, croquis, page de gauche.
172
MN, annexe C 20, p.1.
173Voir MN, annexe C 21, p. 2.
174MN, annexe C 20, p. 2 ; et MN, annexes D 2 et D 3. - 54 -
28. Saillant nullement immémorial au demeurant, comme le croit le Niger, puisque, s’il
apparaît pour la première fois sur le croquis du cap itaine Boutiq de 1909, il ne semblait pas exister
un an auparavant sur une carte autrement plus souvent utilisée, celle du capitaine Coquibus dressée
en1908; c’est précisément sur cette carte de1908 ⎯que les Parties n’ont pu retrouver mais que
lui avait en sa possession ⎯ que le gouverneur du Niger le 26 janvier 1926 s’appuie ⎯ en en
présentant un croquis synthétique ⎯ pour indiquer les changements d’affectation territoriale qu’il
175
réclame et qu’il obtiendra du gouverneur général de l’AOF ; la «carte schématique» que le
gouverneur du Niger joint à sa lettre de1926, qui est projetée à l’écran mais que vous trouverez
o
dans un format plus lisible dans le dossier des juges sous l’onglet n 3, comporte quatre indications
importantes :
o
[Projection n 4: Croquis annexé à la lettre du go uverneur du Niger du 26janvier1926 (MBF,
annexe 24).]
⎯ le point triple se trouve en1908 sur la Sirba; la lettre de Delbos de décembre1927, que j’ai
176
cité tout à l’heure , confirme que c’est à ce même point, «Boulkalo», que le
capitaineCoquibus a abouti en1908 et c’est ce point-là aussi que retiendra l’arrêté
d’août 1927 ;
⎯ il n’y a par ailleurs aucun saillant au niveau de ce point triple ;
⎯ les cantons dont le gouverneur du Niger réclame ⎯ il aura gain de cause en décembre 1926 ⎯
le rattachement à sa colonie (cantons dont le professeurSalmon nous a égrené la liste la
177
semaine passée ) sont situés en bordure de la rive droite du fleuve Niger : du sud vers le nord,
on trouve le Dargol, le Songai, le Kokoro, le Logomaten, le Gorouol; tous ces cantons se
trouvent à l’est de la ville de Téra ⎯donc à distance du secteur en dispute aujourd’hui entre
les Parties ; j’ai presque envie de dire que ces cantons sont collés à la rive du fleuve Niger ⎯ et
pour cause, puisque, explique le gouverneur du Niger dans sa même lettre de janvier 1926, ces
cantons «s’étendaient primitivement» de part et d’autre du fleuve Niger ; nous sommes donc en
présence de populations riveraines du fleuve; le gouverneur de la Haute-Volta, informé de
175
MBF, annexe 24.
176
MN, annexe C 20, p. 1.
177CR 2012/22, p. 51, par. 9 (Salmon). - 55 -
cette demande du gouverneur du Niger, parlera d’ailleurs quelques jours plus tard, pour viser le
territoire dont on lui annonce qu’il va être dépossédé, de «la partie du cercle de Dori bordant la
178
rive gauche du fleuve, jusqu’à Téra» ⎯ jusqu’à Téra, et pas au-delà ⎯ cela vaut y compris
pour Diagourou qui ne figure pas sur cette carte mais qui est placé sur les cartes de l’époque au
sud-est de Tera ;
⎯ quatrième et dernière indication: la ligne abou tissant au point triple sur la Sirba n’est pas
droite, certes, mais elle est fortement incurvée vers l’est, et non vers l’ouest : autrement dit, elle
pointe vers le fleuve Niger ; la délimitation de 1927 sera donc, une fois de plus, à cet égard-là
aussi, très généreuse pour la colonie du Niger, puisque non seulement elle tracera en août une
ligne droite passant au sud-ouest de Téra, mais pa r ailleurs elle fixera le point d’aboutissement
de cette ligne, non plus à Boulkalo, mais plus au sud, à Bossébangou.
29. Pour nous résumer, si une «erreur histor ique» devait donc être rectifiée, ce serait au
profit de la Haute-Volta, et non l’inverse. Nous te nons cependant à rassurer et la Cour et le Niger,
le Burkina l’a dit et répété : il ne confond pas l’histoi re et le droit, et il se plie au legs colonial, tel
que fixé par l’erratum de 1927, quelle qu’en soit la rigueur 179.
30. Pour conclure, Monsieur le président, si erre ur il y avait eu, elle ne serait pas celle que le
Niger prétend; mais ce débat est sans importance, car la limite, «telle que décrite» par le titre
frontalier, a été fixée définitivement en octobre 1927 à la rivière Sirba à Bossébangou. Un point,
c’est tout.
Mesdames et Messieurs de la Cour, je vous remerc ie bien vivement de votre attention, et je
vous serais très reconnaissant, Monsieur le préside nt, de céder la parole à mon collègue et ami
Jean-Marc Thouvenin pour la présentation du tracé à partir de Bossébangou.
LE PRESIDENT: Merci, professeur Forteau. J’invite maintenant votre collègue, le
professeur Thouvenin, à continuer la plaidoirie du Burkina Faso. Vous avez la parole, Monsieur.
178 o
MBF, annexe n 25.
179CR 2012/19, p. 44, par. 4 (Pellet). - 56 -
M. THOUVENIN : Merci, Monsieur le président.
L E TRACÉ DE BOSSÉBANGOU AU DÉBUT DE LA BOUCLE DE B OTOU
o
1. [Projection n 1.] Mesdames et Messieurs de la Cour, je me présente à nouveau devant
vous aujourd’hui pour évoquer le tracé de la fron tière dans ce qu’on a appelé, jusqu’à présent, le
«secteur de Say». Permettez-moi d’emblée de s ouligner que l’utilisation de cette formule par le
Burkina, par pure commodité, n’a strictement aucune signification juridique.
2. J’insiste sur ce point, Monsieur le président, parce que, vendredi, la Partie nigérienne a
lancé une série de charmes dont elle a le secret, visant à faire croire que l’ erratum plierait devant
une sorte de principe d’inviolabilité des limites de cette entité territoriale que le Niger a baptisée le
cercle «traditionnel» de Say.
3. Il n’est en réalité pas exact, contrairement à ce qu’a soutenu le professeur Salmon, que «la
seule altération apportée à la forme traditionnelle du cercle de Say par l’erratum du 5 octobre 1927
180
est l’extraction du canton de Botou qui reste en Haute-Volta» . L’ erratum, en délimitant deux
colonies, n’a jamais eu pour objet de sacraliser le prétendu tracé traditionnel du cercle de Say.
4. La preuve en est d’ailleurs que, à l’évidence, la forme que la limite intercoloniale a donnée
au cercle de Say, par implication car ce n’était pas son objet, a évolué entre l’arrêté d’août 1927 et
l’erratum d’octobre qui l’a corrigé. En août, le cercle de Say fut délimité, au nord-est, par la rivière
Sirba de son embouchure, c’est-à-dire du fleuve Niger, jusqu’à Bossébangou. De ce point, c’est-à-
dire de Bossébangou, la limite remontait aussitôt au nord-ouest pour former un saillant. L’arrêté
indique: «de ce point [Bossébangou], un saillant ». Le cercle de Say comportait donc, à ce
moment, un saillant comportant une ligne nord-ouest partant de Bossébangou. [Projection n°2.]
Cela ne posait aucune difficulté, puisque la limite en provenance de Tao n’aboutissait pas à
Bossébangou mais ⎯comme on vient de l’indiquer ⎯ plus à l’est sur la Sirba, aux environs de
Boulkalo. La limite en provenance de Tao suivait donc le cheminement suivant: venant de Tao,
elle arrivait en ligne droite sur la Sirba, à que lques kilomètres au nord-est de Bossébangou, c’est à
dire à Boulkalo. De là, elle remontait la rivière Sirba ⎯ d’est en ouest ⎯ jusqu’à Bossébangou et,
180CR 2012/23, p. 12, par. 5 (Salmon). - 57 -
de là, elle remontait au nord-ouest pour former un saillant. La limite nord ouest du cercle de Say
avait alors la même forme.
[Animation.]
L’5. erratum ne pouvait conserver cette solution pour la bonne et simple raison qu’il établit
que la limite en provenance de Tao arrive du sud-ouest non pas à l’est de Bossébangou, mais
directement à Bossébangou. Ce faisant, il ne pouv ait conserver le principe d’un saillant partant
immédiatement de Bossébangou, puisque cela aura it conduit la ligne en provenance de Tao à
revenir sur ses pas à partir de Bossébangou. C’est pourquoi il a simplement décalé vers l’ouest le
saillant ⎯il l’a fait glisser vers l’ouest ⎯, en indiquant que ce saillant ne s’amorce pas
immédiatement à partir de Bossébangou, mais «presque aussitôt» après que la ligne eut atteint la
rivière Sirba à Bossébangou. Finalement, il opérait une translation, vers l’ouest, de l’ensemble du
tracé qui résultait de l’arrêté d’août 1927, d’ailleurs au détriment de la Haute-Volta et au plus grand
bénéfice du Niger. En tout état de cause, et c’est ceci qui importe ici, l’administration coloniale
n’avait absolument pas à l’idée de respecter un quelconque tracé traditionnel du cercle de Say. [Fin
de projection.]
6. Au-delà de son intenable plaidoyer sur l’in tangibilité des limites du cercle de Say, que dit
le Niger sur son propre tracé ? Peu. Nous a vons entendu des critiques sur le tracé du Burkina et
sur l’erratum, mais pratiquement rien sur le tracé du Niger :
⎯ la Cour a entendu une lecture, faite par le professeur Salmon, du texte de l’erratum insistant sur
ses aspérités ⎯ le saillant, la ligne revenant au sud 181 ⎯, pendant qu’était projeté le croquis
de 1927, comme si l’un et l’autre correspondaient, alors que ⎯ tout au contraire ⎯ le croquis
de 1927 ne respecte manifestement pas le texte de l’erratum ; par ailleurs,
⎯ le Niger a projeté un croquis, dont on nous a dit qu’il montre un tracé qui «s’écarte de celui de
la carteIGN dans le secteur de Bossébangou et des «quatre villages» pour…différentes
raisons, [et] s’en rapproche par contre beaucoup plus, voire même se confond avec le tracé
de 1960 pour la partie sud du cercle de Say» 182.
181
CR 2012/23, p. 12, par. 5 (Salmon).
18CR 2012/24, p. 39, par. 20 (Klein). - 58 -
7. Faut-il le souligner, ce tracé, revendi qué par le Niger, que la Cour connaît bien
maintenant, ne respecte aucun ⎯je dis bien aucun ⎯ des termes de l’ erratum de1927 s’agissant
du secteur allant de Bossébangou au début de la boucle de Botou, si ce n’est la position de ce
dernier point. Le point sur la Sirba à Bosséb angouest escamoté, au profit d’un fantomatique
«point triple» ou double ⎯on ne sait plus très bien; le professeur Forteau vient d’en parler. Le
saillant passe à la trappe. La rencontre du parallèle de Say et de la rivière Sirba n’a jamais lieu. Et
pour finir, la ligne droite entre ce dernier point et le début de la boucle de Boutou est pliée en deux.
8. Sans m’attarder davantage à réfuter ce tracé, je m’attacherai maintenant à réfuter les
critiques avancées par la Partie nigérienne à l’encontre du tracé burkinabè.
9. A entendre le professeurKlein, ce tracé serait le fruit d’«extrapolations prétendument
183
scientifiques à partir du texte de l’ erratum» . En matière d’extrapolations, je crois en effet que
nos contradicteurs ont de belles leçons à nous donner. Mais, Monsieur le président, le travail
accompli par le Burkina est beaucoup plus modeste qu’on ne le dit de l’autre côté de la barre. Il se
borne à respecter l’accord de 1987, c’est-à-dire à considérer que la frontière est telle que décrite par
l’erratum et, en cas d’insuffisance de cette description, telle que reportée sur le tracé de la carte
de1960. N’en déplaise à nos contradicteurs, pour qui «tout devient merve illeux dans la brume»
selon la formule d’Oscar Wilde, il s’agit d’une démarche claire, d’une méthode, qui n’a pas les
charmes de l’incertitude si chers au professeur Salmon, mais qui permet de tracer la frontière avec
certitude, conformément au droit international applicable en la présente instance.
I. Du point P au point P1
10. De manière plus précise, le professeur Klein a contesté le tracé revendiqué par le Burkina
entre le point P et le point P1 [projection n o 3]. Je ne suivrai pas l’ordre dans lequel il a égrainé ses
objections, mais je tâcherai de répondre à toutes.
11. La première, il faut le souligner, reflèt e une certaine incompréhension des plaidoiries de
184 185
mardi dernier , tout comme du mémoire du Burkina Faso , puisque selon mon contradicteur, le
183
CR 2012/24, p. 34, par. 15 (Klein).
184
CR 2012/21, p. 14-15, par. 14-19.
185MBF, p. 104-108, par. 4.18-4.23. - 59 -
186
Burkina s’en remettrait, à partir de Bossébangou, au tracé de la carte de1960 . Ce n’est pas le
cas; comme je l’ai démontré mardi, la portion de tr acé se trouvant sur la rive droite de la Sirba,
187
résulte de l’ erratum . Il se trouve, c’est un fait, qu’elle est correctement représentée sur la
carte IGN. Tant mieux.
12. Mon contradicteur croit alors pertinent, ce qui n’est pas le cas, de s’en prendre au tracé
reporté par l’IGN en 1960, «[p]our la bonne et simple raison qu’il paraît avoir été créé ex nihilo par
les auteurs de la carte et qu’on n’en trouve trace sur aucun autre document de la période
188
coloniale» . Il ajoute: «[l]a carte IGN de1960 est ⎯ je le répète ⎯ la seule à suivre ce
cheminement, sans aucune base dans les text es de1927, ni dans une quelconque pratique
189
ultérieure» . J’invite la Partie nigérienne à médite r cette analyse, qui n’est pas moins valable
pour le secteur de Téra que pour le secteur de Say : il n’existe en effet pas un seul document, pas
une seule carte, de la période coloniale, qui re présente la limite dans le secteur de Téra d’une
manière ne serait-ce qu’approchante de celle reportée sur la carte de 1960.
13. Il n’en reste pas moins qu’en s’attaquant au tracé de la carte de 1960 comme elle le fait,
la partie nigérienne se trompe de cible. Si le tracé cartographique de1960 peut servir à la
détermination de la frontière, en cas d’insuffisance de la description de l’ erratum, c’est pour la
seule raison que le Niger et le Burkina en ont souverainement convenu, en1987. Peu importe,
donc, si le tracé ne trouve «aucune base dans l es textes de 1927», pour reprendre les mots de mon
190
contradicteur , ce qui reste discutable. Car c’est précisément en cas d’insuffisance de l’ erratum à
décrire le tracé susceptible d’être reporté sur une carte, que le tracé cartographique de 1960, qui ne
saurait donc correctement l’illustrer ⎯sauf à correctement illustrer une insuffisance ⎯ devient
pertinent.
186CR 2012/24, p. 29, par. 10 (Klein).
187CR/2012/21, p. 14-15, par. 18-19 et p. 16, par. 23-24.
188
CR 2012/24, p. 29, par. 10 (Klein).
189Ibid.
190Ibid. - 60 -
14. Le professeur Klein observe aussi que: «[s]i les auteurs des textes de1927 avaient
entendu que la limite suive le cours de la Sirba da ns cette zone, ils l’auraient évidemment exprimé
191
en ces termes» . Mais, à vrai dire, peu importent, ici, les pensées profondes des auteurs des textes
de1927. Ce qui importe, c’est ce que le Niger et le Burkina ont souverainement décidé en1987.
Or, ils ont décidé que leur frontière est telle que décrite par l’ erratum. La seule question qui se
pose est alors de savoir si la description donnée de la frontière
par l’erratum conduit à la voir suivre
la rive droite de la rivièreSirba. Or, mardi, en me basant uniquement su r cette description, j’ai
montré que tel est le cas 192.
o
15. [Projection n 4.] Se plaçant ensuite sur le terrain de la perplexité, mon contradicteur en
vient à s’interroger à haute voix devant la Cour :
«même en tenant compte de la formulation exacte de l’ erratum, du fait qu’il se réfère
à une ligne qui remonte non pas aussitôt, mais «presque aussitôt» dans la direction
opposée à celle dont elle provient, ne faudrait-il pas s’attendre à ce que le tracé qui
résulte de cette description soit du type de celle que vous voyez maintenant… ?» 193.
Il s’agit de la ligne en rouge discontinu qui apparaît sur la projection.
16. Franchement, Mesdames et Messieurs les j uges, on ne s’y attend pas du tout. La ligne
montrée par le professeur Klein, «remonte aussitôt vers le nord-ouest». L’ erratum indique pour sa
part qu’elle remonte presque aussitôt. J’ai expliqué l’origine de cette expression à l’instant.
«Presque», c’est un mot qui veut dire quelque chos e. Si je dis à la Cour que ma plaidoirie est
presque terminée ⎯je mentirais, mais admettons que je le dise dans 7 ou 8minutes, cela voudra
dire, non pas qu’elle est terminée, mais qu’elle ne l’est pas encore ⎯ mais va l’être sous peu.
o
17. [Projection n 5.] La conclusion du Burkina est donc qu’il y a forcément une portion de
tracé, après que la frontière a atteint Bossébangou, et avant qu’elle entame sa remontée vers le
nord-ouest. C’est cette portion qui suit nécessairement la rivière Sirba.
191
CR 2012/24, p. 29, par. 10 (Klein).
192
CR 2012/21, p. 14-16, par. 14-24.
193CR 2012/23, p. 25, par. 6 (Klein). - 61 -
II. Le «saillant»
18. [Animation.] J’en viens au «saillant des quatre villages», comme l’appelle mon
194 195
contradicteur tout en affirmant, non sans humour, que «il est évident» qu’il n’y a pas saillant
196
dans cette zone . Trois observations s’imposent.
19. Première observation: contrair ement à ce que soutient mon confrère 197, la thèse du
Burkina s’agissant du saillant, ne consiste pas à s’en remettre en totalité au tracé cartographique
[animation]. Ce n’est que pour la portion allant du point P1 au point P2 que le recours à ce tracé
s’impose. Pour tout le reste du saillant, la description donnée par l’ erratum suffit à tracer la
frontière.
20. Deuxième observation: j’en suis confus, Monsieur le président, mais je regrette de ne
pouvoir commenter en détail les plaidoiries orales de vendredi relatives à la localisation précise des
198
quatre villages . Je n’ai pas compris grand chose, si ce n’est que pour localiser Tankouro, qui est
un des quatre villages cités dans l’erratum. Premièrement, le Niger n’a pas effectué les recherches
supplémentaires qu’il annonçait dans son contre-mémoire; de uxièmement, il a procédé à un
obscure assemblage de cartes aboutissant à des résultats contradictoires s’agissant de la localisation
de Tankouro ⎯que tout le monde s’accorde par ailleurs à reconnaître impossible; puis,
troisièmement, il a conclu que Tankouro se trouve forcément localisé à l’endroit le plus favorable à
199
sa thèse . La méthode est, on en conviendra, bien curieuse, et ne saurait convaincre.
III. A hauteur du parallèle de Say
21. [Projection n o 6.] Mon contradicteur revient sur le croquis n o 16 du contre-mémoire du
Niger, et continue à s’appuyer sur cet «élément de preuve» pour contester la frontière telle qu’elle
résulte de l’erratum, en dépit des critiques du Burkina, argua nt que ce dernier n’en a pas contesté
l’authenticité 200.
194CR 2012/24, p. 31, par. 11 (in fine) (Klein).
195
Ibid., p. 32, par. 12 (Klein).
196
Ibid.
197
Ibid.
198Ibid., p. 32-34, par. 12-15 (Klein).
199Ibid., p. 33-34, par. 15 (Klein).
200
Ibid., p. 34-35, par. 16 (Klein). - 62 -
22. Il revient naturellement à la Cour de dé terminer la force probante de ce document, dont
je rappellerai seulement, outre qu’il est d’origin e, de date, et d’objet incertains, qu’il est
incompatible avec le texte réglementaire qu’est l’ erratum, l’accord de 1987, le protocole d’accord
de 1987, et la carte IGN de 1960.
23. Il a par ailleurs été reproché au Burkina d’avoir trahi les termes de l’ erratum de1927,
alors que nous prétendons nous y attacher de ce côté-c i de la barre. Il est vrai qu’aux fins de ma
présentation de vendredi dernier, j’ai indiqué que le pointP3 se trouvait «à l’intersection de la
RivièreSirba et du parallèle de Say». Je ne conteste évidemment pas que le mot «intersection»
n’est pas dans le texte de l’ erratum, aux termes duquel la frontière «revenant au Sud, … coupe de
nouveau la Sirba à hauteur du parallèle de Say».
24. Pour autant, «intersection entre la Sirba et le parallèle de Say» est très exactement ce que
le texte de l’erratum signifie.
25. Ce n’est pas dit avec ces mots, parce que tel n’est pas le langage retenu en matière de
délimitation de territoires. L’expression rencontrée pour exprimer l’idée qu’une frontière passe par
un point qui se trouve à la rencontre d’une ligne et d’un parallèle est: «à la hauteur de». On le
trouve, par exemple, dans le traité de1972 délimitant la frontière entre le Maroc et l’Algérie. La
raison de l’utilisation de ce langage est évidente: un parallèle n’est, lorsque l’on regarde la carte
des méridiens, rien d’autre qu’une «hauteur».
IV. Du point P3 au début de la boucle de Botou
[2r6o.jntion o7.] S’agissant de la dernière porti on de la frontière, allant du pointP3
⎯l’intersection du parallèle de Say avec la Sirba ⎯ au début de la boucle de Botou, la Cour
connaît maintenant très bien les thèses respectives : pour le Burkina, conformément à la description
limpide ⎯les Parties en conviennent 201⎯ de l’ erratum, la frontière est en ligne droite. Pour le
Niger, elle est constituée de deux segments de droite.
201
CR 2012/24, p. 36, par. 18 (Klein). - 63 -
27. La Partie nigérienne allègue pour s’en ju stifier qu’il existerait un accord international,
acquis depuis des décennies 20, qui aurait eu pour effet de modifier le tracé de l’ erratum 20. Cet
204 205
accord serait informel . Il s’agirait d’un acquiescement .
28. Le Burkina aurait donc acquiescé, depuis les indépendances, à ce que la frontière ne
passe pas là où l’ erratum le dit. Et, selon le professeur Klei n, «ce ne sont pas les positions
adoptées par les experts dans le cadre des trava ux de la commission mixte en 1988 qui y changent
quelque chose» 206.
29. Mais, à vrai dire, ce n’est pas la commission mixte qui met à bas le soi-disant
acquiescement du Burkina. C’est le Niger lui mê me qui, en signant l’accord de 1987 a considéré,
souverainement, que la frontière qui fait droit est celle que décrit l’ erratum, complété en cas
d’insuffisance par le tracé de la carte de 1960. Point n’est question, dans l’accord de1987, de
l’accord informel antérieur dont fait état le Niger. Par conséquent, à supposer même qu’il ait existé
⎯ quod non ⎯, il aurait été, par le fait même de l’accord de1987, purement et simplement
répudié. Le Niger a-t-il protesté ? Le Niger a-t-il fait valoir, après 1987, que l’ erratum ne pouvait
pas faire droit pour le tronçon de la frontière entre le point P3 et le début de la boucle de Botou ?
Aucunement. C’est pourtant de telles protestati ons que les experts nigériens de la commission
mixte auraient dû élever en1988, et lors de toutes les réunions qui ont suivi. Les seules
protestations que le Niger a élevées concernent le compromis de1991, alors que ce compromis
consacrait le fameux tracé en deux segments de droites revendiqué par le Niger.
30. A vrai dire, le Burkina n’a entendu parler de ce prétendu acquiescement, qui serait acquis
depuis des décennies, que…vendredi dernier. Il me semble, Monsieur le président, que, pour
qu’un acquiescement ait pour effet de modifier un tracé de frontière, il en faut un peu plus. Dans
l’affaire relative à la Souveraineté sur Pedra Branca/Pulau Batu Puteh, Middle Rocks et South
Ledge, votre Cour a d’ailleurs jugé que :
202CR 2012/24, p. 36, par. 18 (Klein).
203
Ibid.
204
Ibid., p. 38, par. 19 (Klein).
205Ibid.
206Ibid. - 64 -
«tout changement du titulaire de la souveraineté territoriale fondé sur le comportement
des Parties, …doit se manifester clairement et de manière dépourvue d’ambiguïté au
travers de ce comportement et des faits pertin ents. Cela vaut tout particulièrement si
ce qui risque d’en découler pour l’une d es Parties est en fait l’abandon de sa
souveraineté sur une portion de son territoire.» ( Souveraineté sur Pedra
Branca/Pulau Batu Puteh, Middle Rocks et South Ledge (Malaisie/Singapour), arrêt,
C.I.J. Recueil 2008, p. 51, par. 32.)
31. Dans la présente espèce, ce qui est clair et dépourvu d’ambiguïté est que le Niger et le
Burkina ont souverainement accepté, non pas taciteme nt mais par voie de traité, que la frontière
entre les deux pays est telle que décrite par l’ erratum. Et, en se référant à l’accord de1987, le
compromis de2009 confirme encore, si besoin en était, l’absence totale d’un quelconque accord
tacite à modifier la frontière qui en résulte.
o
32. [Projection n 8] Monsieur le président, Mesdames et Messieurs de la Cour, ceci achève
ma plaidoirie de ce jour, ainsi que celles des conseils du Burkina Faso dans la présente affaire.
Nous vous remercions très vivement de votre bienveillante attention, et je vous prie de bien vouloir
appeler à la barre Mme le coagent du Burkina Faso pour de brefs propos conclusifs et la lecture des
conclusions finales de la Partie burkinabè.
LE PRESIDENT : Merci, Monsieur Thouvenin. Je donne la parole à S. Exc. Mme Salamata
SawadogoTapsoba, coagent du BurkinaFaso et minist re de la justice. Vous avez la parole,
Madame.
Mme SAWADOGO TAPSOBA : Merci, Monsieur le président.
1. Monsieur le président, Mesdames et Mess ieurs les juges, en l’absence de l’agent du
Burkina Faso qui a dû quitter La Haye pour des raisons impérieuses et qui m’a priée de vous
transmettre ses regrets, j’ai l’honneur de clôturer le second tour des plaidoiries orales de mon pays,
en ma qualité de ministre de la justice, garde des sceaux, coagent du Burkina Faso.
2. Nos conseils ont présenté la thèse juridique du Burkina Faso. Il est aisé de la résumer.
Elle est d’une grande clarté : nous demandons simple ment à votre haute juridiction de confirmer le
tracé de la frontière tel qu’il résulte de l’ erratum de 1927, au besoin suppléé par celui figurant sur
la carte de l’Institut géographi que national de France de1960 lorsque le texte de référence est
insuffisant pour la déterminer sans ambiguïté. Et nous vous demandons de bien vouloir faire cela, - 65 -
Mesdames et Messieurs les juges, qu’il s’agisse des secteurs abornés de la frontière, qui ont fait
l’objet de l’«entente» entre le Burkina et le Niger visée au paragraphe2 de l’article2 du
compromis, ou de la partie de celle-ci contestée par le Niger. Tel est l’objet des conclusions que je
lirai dans quelques instants.
3. Auparavant, qu’il me soit permis de faire quelques brèves remarques de nature générale.
4. En premier lieu, nous avons été quelque peu surpris de constater que, jusqu’à la dernière
minute ⎯et la semaine dernière encore ⎯, lors de ses plaidoiries du premier tour, la République
du Niger ait, à maintes reprises, modifié non seulement son argumentation, mais aussi ses
revendications. Un jour la ligne frontière est courbe; un autre, dans le même secteur, elle est
brisée ; et un troisième, droite, avant que la Partie nigérienne ne revienne à l’une ou l’autre de ses
premières conclusions. L’ erratum de 1927 est le titre frontalier de référence, puis il devient un
élément de preuve parmi tant d’autres. Et hon nêtement, Monsieur le président, dire que ces
revirements sont dus à la «découverte» de nouveaux faits n’est pas une bonne justification : aucun
des documents joints au contre-mémoire (dont rien ne dit, d’ailleurs, qu’ils aient été découverts
tardivement) ne justifie les «virages» opérés par le Niger entre son mémoire et son contre-mémoire.
A plus forte raison, celui-ci ne peut-il pas imputer à la découverte de faits nouveaux ses
changements ⎯ souvent radicaux ⎯ de position entre la fin de la procédure écrite et les audiences
de la semaine dernière : ni l’une, ni l’autre Partie n’ont déposé de documents nouveaux auprès du
Greffe de la Cour.
5. Ces variations, pour ne pas dire ces retournements, dans les thèses du Niger n’ont pas
facilité notre défense, et je tiens à dire que nous protesterions avec beaucoup d’énergie auprès de
vous-même, Monsieur le président, si, à l’occasion de leur second tour de plaidoiries orales, nos
frères nigériens venaient à exposer une argumen tation nouvelle ou une conc lusion inédite. Nous
avons accepté, à leur demande, de plaider en prem ier, mais c’est évidemment à la condition que
l’égalité entre les Parties soit pleinement respectée.
6. Ma deuxième remarque concerne, de mani ère générale, l’attitude du Niger en ce qui
concerne la délimitation de la frontière. Je ne veux pas reve nir sur les espoirs qu’a fait naître
l’adoption par les experts des deux Parties du tr acé consensuel de1988, dont l’adoption aurait - 66 -
permis, si aisément, de faire l’économie du pr ésent contentieux; mais, pour des raisons qui nous
échappent, le Niger s’est refusé à consacrer juridiquement cette solution pourtant presque évidente.
Convaincus qu’un mauvais accord vaut mieux qu’un bon procès, le Burkina s’est déclaré prêt à
ratifier le compromis politique de1991 ⎯pourtant désavantageux pour lui ⎯; la République du
Niger l’a finalement désavoué. Et voilà pourquoi, Mesdames et Messieurs les juges, nous sommes
aujourd’hui devant vous à la fin de ce procès ⎯bon procès, assurément car nous avons toute
confiance dans la conformité au droit de la solution que vous adopterez; mais lourd et coûteux
pour nos deux pays et qui aurait facilement pu être évité. Voilà pourquoi aussi nous vous
demandons de bien vouloir répondre dans leur inté gralité aux demandes que les Parties vous ont
adressées dans l’article2 du compromis ⎯ceci afin qu’il soit mis fin définitivement et
complètement au différend frontalier entre les deux pays. Ce différend constitue, comme l’a
rappelé l’agent du Burkina Faso à l’ouverture de ces audiences, la seule ombre à nos relations avec
la République sŒur du Niger.
7. Troisième et dernière remarque enfin ⎯ plus générale. Nous l’avons dit souvent au cours
de ces plaidoiries, mais il n’est sans doute pas «superfétatoire» de le répé ter une dernière fois:
l’affaire qui vous est soumise, Mesdames et Messieurs les juges, est particulièrement simple. Elle
l’est parce que les Parties ⎯ et vous-mêmes maintenant ⎯ peuvent se fonder sur un titre frontalier,
beaucoup plus net et complet que ceux qui couvrent la plupart des frontières africaines ⎯ quand il
en existe. Je n’ose imaginer ce qui arrive rait si vous succombiez au «charme» du jeu des
effectivités ou des limites coloniales «vécues» pour remettre en question ou même, simplement,
pour «compléter» ou «préciser» le tracé autosuffisant de l’ erratum de1927: ce serait ouvrir la
boîte de Pandore et encourager les Etats d’A frique (d’ailleurs sans doute aussi) à remettre en
question les frontières les mieux établies pour les mo tifs les plus ténus. Votre rôle s’en trouverait
sans doute allongé mais je ne suis pas sûre que ce soit nécessaire, ni que vous le souhaitiez.
8. Monsieur le président, avant de lire les conclusions finales du BurkinaFaso, je voudrais
vous adresser, ainsi qu’à tous les Membres de la Cour, nos vifs remerciements pour la patience et
l’attention avec lesquelles vous nous avez entendus et vous redire la confiance totale de mon pays
pour votre très haute juridiction. Notre gratitude va aussi à M.
le greffier, et à toute la remarquable
équipe du Greffe dont le professionnalisme, l’efficacité et la disponibilité nous ont impressionnés, - 67 -
ainsi qu’aux interprètes qui, dans une affaire «unilingue», ont dans l’autre cabine une tâche
particulièrement lourde. Je ne pe ux omettre ni nos conseils et avocats, ni toute notre équipe qui
s’est beaucoup investie dans la préparation de not re dossier et de ces plaidoiries, avec une mention
spéciale pour nos cartographes pour le travail accompli. Et je ne saurais oublier nos frères et sŒurs
nigériens que je salue à nouveau en leur disant que le Gouvernement et le peuple burkinabè sont
convaincus que l’arrêt que rendra la Cour contri buera à renforcer davantage les bonnes relations
qui existent si heureusement entre nos deux pays.
9. Monsieur le président, Mesdames et Mess ieurs les juges, conformément aux dispositions
de l’article60, paragraphe2, du Règlement de la Cour, je vais maintenant donner lecture des
conclusions finales du Burkina Faso.
Compte tenu de l’ensemble des considérations de son mémoire, de son
contre-mémoire et de ses plaidoiries orales, le Burkina Faso a l’honneur de conclure à
ce qu’il plaise à la Cour internationale de Justice de dire et juger que la frontière entre
le Burkina Faso et la République du Niger suit le tracé décrit au paragraphe 5.1 de son
mémoire dont les coordonnées écrites précises sont reproduites dans les conclusions
écrites que nous avons remises au Greffe de la Cour.
Conformément à l’article7, paragraphe4, du compromis, le BurkinaFaso prie
par ailleurs la Cour de désigner dans son arrêt trois experts qui assisteront les Parties
en tant que de besoin aux fins de la démarcation.
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les juges, je vous remercie de votre aimable
attention.
Le PRESIDENT : Excellence, je vous remercie. La Cour prend acte des conclusions finales
dont vous venez de donner lecture au nom du Burk inaFaso. La République du Niger présentera
son second tour de plaidoiries le mercredi17octo bre, de15 heures à18heures. L’audience est
levée.
L’audience est levée à 13 heures.
___________
Audience publique tenue le lundi 15 octobre 2012, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de M. Tomka, président, en l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso/Niger)