CR 2006/18
International Court Cour internationale
of Justice de Justice
THHEAGUE LAAYE
YEAR 2006
Public sitting
held on Tuesday 14 March 2006, at 10 a.m., at the Peace Palace,
President Higgins presiding,
in the case concerning the Application of the Convention on the Prevention and Punishment
of the Crime of Genocide (Bosnia and Herzegovina v. Serbia and Montenegro)
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VERBATIM RECORD
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ANNÉE 2006
Audience publique
tenue le mardi 14 mars 2006, à 10 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de Mme Higgins, président,
en l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro)
____________________
COMPTE RENDU
____________________ - 2 -
Present: Presieitgins
Vice-Presi-Kntasawneh
Ranjevaudges
Shi
Koroma
Parra-Aranguren
Owada
Simma
Tomka
Abraham
Keith
Sepúlveda
Bennouna
Skotnikov
Judges ad hoc AhmedMahiou
Kre Milenko ća
Couvrisrar
⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 3 -
Présents : Mme Higgins,président
AlKh.vsce-prh,ident
RaMjev.
Shi
Koroma
Parra-Aranguren
Owada
Simma
Tomka
Abraham
Keith
Sepúlveda
Bennouna
Sjoteiskov,
MM. Ahmed Mahiou,
KMrilenko ća, juges ad hoc
Cgoefferr,
⎯⎯⎯⎯⎯⎯ - 4 -
The Government of Bosnia and Herzegovina is represented by:
Mr. Sakib Softić,
as Agent;
Mr. Phon van den Biesen, Attorney at Law, Amsterdam,
as Deputy Agent;
Mr.Alain Pellet, Professor at the University of ParisX-Nanterre, Member and former Chairman of
the International Law Commission of the United Nations,
Mr. Thomas M. Franck, Professor of Law Emeritus, New York University School of Law,
Ms Brigitte Stern, Professor at the University of Paris I,
Mr. Luigi Condorelli, Professor at the Facultyof Law of the University of Florence,
Ms Magda Karagiannakis, B.Ec, LL.B, LL.M.,Barrister at Law, Melbourne, Australia,
Ms Joanna Korner, Q.C.,Barrister at Law, London,
Ms Laura Dauban, LL.B (Hons),
as Counsel and Advocates;
Mr. Morten Torkildsen, BSc, MSc, Tork ildsen Granskin og Rådgivning, Norway,
as Expert Counsel and Advocate;
H.E. Mr. Fuad Šabeta, Ambassadorof Bosnia and Herzegovina to the Kingdom of the Netherlands,
Mr. Wim Muller, LL.M, M.A.,
Mr. Mauro Barelli, LL.M (University of Bristol),
Mr. Ermin Sarajlija, LL.M,
Mr. Amir Bajrić, LL.M,
Ms Amra Mehmedić, LL.M,
Mr. Antoine Ollivier, Temporary Lecturer and Research Assistant, University of Paris X-Nanterre, - 5 -
Le Gouvernement de la Bosnie-Herzégovine est représenté par :
M. Sakib Softić,
coagment;
M. Phon van den Biesen, avocat, Amsterdam,
comme agent adjoint;
M. Alain Pellet, professeur à l’Université de ParisX-Nanterre, membre et ancien président de la
Commission du droit international des Nations Unies,
M. Thomas M. Franck, professeur émérite à lafaculté de droit de l’Université de New York,
Mme Brigitte Stern, professeur à l’Université de Paris I,
M. Luigi Condorelli, professeur à la fact de droit de l’Université de Florence,
Mme Magda Karagiannakis, B.Ec., LL.B., LL.M.,Barrister at Law, Melbourne (Australie),
Mme Joanna Korner, Q.C.,Barrister at Law, Londres,
Mme Laura Dauban, LL.B. (Hons),
comme conseils et avocats;
M. Morten Torkildsen, BSc., MSc., Tork ildsen Granskin og Rådgivning, Norvège,
comme conseil-expert et avocat;
S. Exc. M. Fuad Šabeta, ambassadeur de Bosn ie-Herzégovine auprès duRoyaume des Pays-Bas,
M. Wim Muller, LL.M., M.A.,
M. Mauro Barelli, LL.M. (Université de Bristol),
M. Ermin Sarajlija, LL.M.,
M. Amir Bajrić, LL.M.,
Mme Amra Mehmedić, LL.M.,
M. Antoine Ollivier, attaché temporaire d’ense ignement et de recher che à l’Université de
Paris X-Nanterre, - 6 -
Ms Isabelle Moulier, Research Student in International Law, University of Paris I,
Mr. Paolo Palchetti, Associate Professor at the University of Macerata (Italy),
as Counsel.
The Government of Serbia and Montenegro is represented by:
Mr. Radoslav Stojanović, S.J.D., Head of the Law Council of the Ministry of Foreign Affairs of
Serbia and Montenegro, Professor at the Belgrade University School of Law,
as Agent;
Mr. Saša Obradović, First Counsellor of the Embassy of Serbia and Montenegro in the Kingdom of
the Netherlands,
Mr. Vladimir Cvetković, Second Secretary of the Embassy of Serbia and Montenegro in the
Kingdom of the Netherlands,
as Co-Agents;
Mr.Tibor Varady, S.J.D. (Harvard), Professor of Law at the Central European University,
Budapest and Emory University, Atlanta,
Mr. Ian Brownlie, C.B.E., Q.C., F.B.A., Member of the International Law Commission, member of
the English Bar, Distinguished Fellow of the All Souls College, Oxford,
Mr. Xavier de Roux, Master in law, avocat à la cour, Paris,
Ms Nataša Fauveau-Ivanović, avocat à la cour, Paris and member of the Council of the
International Criminal Bar,
Mr. Andreas Zimmermann, LL.M. (Harvard), Professor of Law at the University of Kiel, Director
of the Walther-Schücking Institute,
Mr. Vladimir Djerić, LL.M. (Michigan), Attorney at Law, Mikijelj, Jankovi ć & Bogdanovi ć,
Belgrade, and President of the International Law Association of Serbia and Montenegro,
Mr. Igor Olujić, Attorney at Law, Belgrade,
as Counsel and Advocates;
Ms Sanja Djajić, S.J.D., Associate Professor at the Novi Sad University School of Law,
Ms Ivana Mroz, LL.M. (Minneapolis),
Mr. Svetislav Rabrenović, Expert-associate at the Office of th e Prosecutor for War Crimes of the
Republic of Serbia, - 7 -
Mme Isabelle Moulier, doctorante en droit international à l’Université de Paris I,
M. Paolo Palchetti, professeur associé à l’Université de Macerata (Italie),
cocomnseils.
Le Gouvernement de la Serbie-et-Monténégro est représenté par :
M. Radoslav Stojanović, S.J.D., chef du conseil juridique du ministère des affaires étrangères de la
Serbie-et-Monténégro, professeur à la faculté de droit de l’Université de Belgrade,
coagment;
M. Saša Obradovi ć, premier conseiller à l’ambassade de Serbie-et-Monténégro au Royaume des
Pays-Bas,
M. Vladimir Cvetković, deuxième secrétaire à l’ambassade de Serbie-et-Monténégro au Royaume
des Pays-Bas,
comme coagents;
M. Tibor Varady, S.J.D. (Harvard), professeur de droit à l’Université d’Europe centrale de
Budapest et à l’Université Emory d’Atlanta,
M. Ian Brownlie, C.B.E., Q.C., F.B.A., membre de la Commission du droit international, membre
du barreau d’Angleterre, Distinguished Fellow au All Souls College, Oxford,
M. Xavier de Roux, maîtrise de droit, avocat à la cour, Paris,
Mme Nataša Fauveau-Ivanovi ć, avocat à la cour, Paris, et membre du conseil du barreau pénal
international,
M. Andreas Zimmermann, LL.M. (Harvard), professeur de droit à l’Université de Kiel, directeur de
l’Institut Walther-Schücking,
M. Vladimir Djeri ć, LL.M. (Michigan), avocat, cabinet Mikijelj, Jankovi ć & Bogdanovi ć,
Belgrade, et président de l’association de droit international de la Serbie-et-Monténégro,
M. Igor Olujić, avocat, Belgrade,
comme conseils et avocats;
Mme Sanja Djajić, S.J.D, professeur associé à la faculté de droit de l’Université de Novi Sad,
Mme Ivana Mroz, LL.M. (Minneapolis),
M. Svetislav Rabrenovi ć, expert-associé au bureau du procureur pour les crimes de guerre de la
République de Serbie, - 8 -
Mr. Aleksandar Djurdjić, LL.M., First Secretary at the Ministry of Foreign Affairs of Serbia and
Montenegro,
Mr. Miloš Jastrebić, Second Secretary at the Ministry of Foreign Affairs of Serbia and Montenegro,
Mr. Christian J. Tams, LL.M. PhD. (Cambridge), Walther-Schücking Institute, University of Kiel,
Ms Dina Dobrkovic, LL.B.,
as Assistants. - 9 -
M. Aleksandar Djurdji ć, LL.M., premier secrétaire au ministère des affaires étrangères de la
Serbie-et-Monténégro,
M. Miloš Jastrebi ć, deuxième secrétaire au ministère des affaires étrangères de la
Serbie-et-Monténégro,
M. Christian J. Tams, LL.M., PhD. (Cambridge), Institut Walther-Schücking, Université de Kiel,
Mme Dina Dobrkovic, LL.B.,
comme assistants. - 10 -
The PRESIDENT: Please be seated. Maître de Roux, you have the floor.
M. de ROUX : Merci.
G ÉNOCIDE
Introduction
1. Madame le président, Messieurs les jug es, c’est un grand honneur pour moi de me
présenter devant vous dans l’intérêt de la Serbie-et-Monténégro. Mais l’honneur de vous demander
justice est aussi une très lourde tâche puis que vous avez à juger une tragédie née de la
désintégration d’un Etat européen: la Yougoslavi e dont les frontières étaient internationalement
reconnues. Vous avez à juger la désintégration d’un grand Etat européen, celui des Slaves du sud,
né du traité de Versailles justement pour préserve r la stabilité des Balkans. Or, l’effondrement
géopolitique de la Yougoslavie n’est pas né d’un conflit ethnique puisqu’il s’agit de la même
population parlant la même langue même si une longue histoire a rapproché les Croates de
l’Empire et les Bosniaques de la Porte, comme on disait à l’époque. Certes, le nationalisme et les
nationalités ont toujours été à l’Œuvre dans les Ba lkans, dont l’histoire comme le rappelait le
professeur Stojanovic a souvent été faite de fureur et de chaos, mais peut-on parler dans ce dernier
conflit qui succéda aux années noires des années quarante, de génocide? Peut-on soutenir
sérieusement que Belgrade imagina, planifia, décida d’exterminer les Croates et les Bosniaques?
Peut-on parallèlement d’ailleurs soutenir que les Croates et les Bosn iaques avaient décidé
d’exterminer les Serbes sous prétexte qu’il n’y a plus de Serbes en Krajina croate et même à
Zagreb et que les quartiers serbes de Sarajevo se sont vidés de leurs habitants ? Ce point d’histoire
est aussi un point de droit puisque le génocide est le crime des crimes. Mais peut-on, aujourd’hui,
charger l’histoire des Balkans de cet épouvantable crime qui heureusement n’a pas été commis au
moment même où la région doit s’apaiser, au mome nt même où la mission de votre Cour est de
concourir à la paix, où il faut arracher la vengeance à la mémoire des peuples ?
2. Je veux souligner que l’Etat défendeur, la Serbie-et-Monténégro, condamne fermement les
actes de génocide et considère, comme toute la communauté internati onale, que le crime de
génocide est le plus grave des crimes contre l’humanité. - 11 -
3. Dans notre affaire, votre honorable Cour a jugé dans son arrêt sur les exceptions
préliminaires du 11 juillet 1996, sans trancher la question de l’interprétation de la convention sur le
génocide, qu’elle est uniquement compétente pour connaître de l’affaire sur la b ase de l’article IX
de la convention ( Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide, exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996, par. 41). Nous allons donc analyser
les faits allégués par le requérant , pour démontrer qu’ils n’entrent en aucun cas dans le cadre de
cette convention.
4. Dans l’analyse des faits allégués de crime de génocide, nous soutiendrons les thèses
suivantes :
d’abord : le génocide est une notion ambivalente utili sée à la fois dans le monde juridique et
dans le monde politique avec des significations diffé rentes : dans chaque conflit les déclarations de
nature politique malheureusement banalisent ce terme;
deuxithèsee : en droit, le génocide, aux termes de la convention sur le génocide, ne peut
être constitué que par l’un des actes énumérés à l’article 2 de la convention;
troisthèese : puisque la commission du génocide peut emprunter l’une des formes
mentionnées à l’article 3 de la convention, le requérant aurait dû se référer expressément à la forme
ou aux formes qu’il entendait viser;
quatrihmèsee : le requérant aurait dû spécifiquement déterminer le groupe qui aurait été la
victime du génocide;
:nfit puisque le génocide ne peut être perpétré que par des personnes physiques animées
par l’intention spéciale de détruire un groupe natio nal, ethnique, racial ou religieux en totalité ou
partiellement, cette intention spéciale doit être établie par le requérant, comme doivent être
identifiées les personnes physiques qui auraient commis le crime.
5. Nous sommes confrontés à une série d’actes at roces, ignobles et cruels que le requérant a
relatés tout au long de ses écritures et qu’il a répétés dans ses plaidoiries. Ces actes, tous ces actes,
sont certainement criminels et nous ne pouvons qu’ être d’accord avec le constat fait par votre
honorable Cour, le 13 septembre 1993, quand elle a jugé que
«de très vives souffrances ont été endurées et de lourdes pertes en vies humaines ont
été subies par la population de Bosnie-H erzégovine dans des circonstances qui
bouleversent la conscience humaine et sont à l’évidence incomp atibles avec la loi - 12 -
morale ainsi qu’avec l’esprit et les fins des NationsUnies» ( Application de la
convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, mesures
conservatoires, ordonnance du 13 septembre 1993, C.I.J. Recueil 1993, p3 . 48,
par. 52).
6. Cependant, le fait que la population ait s ouffert d’une guerre très cruelle, que des vies
humaines nombreuses ont été emportées ne suffit pas à constituer le génocide. Les actes criminels
qui ont entraîné des pertes et des souffrances ont sans nul doute été commis sur le territoire de la
Bosnie-Herzégovine, nul ne le nie. Cependant, ces actes, malheureusement indissociables de la
guerre, ne constituent pas le génocide car ces actes, aussi terribles et criminels qu’ils soient, ne
réunissent pas les éléments matériel et moral nécessaires à l’incrimination de ce crime
international.
7. Madame le président, Messieurs, vous le savez, le crime de génocide a été défini par
référence à l’anéantissement ou à la tentative d’anéantissement de la population juive par le régime
nazi. Bien que le professeur Stojanovic l’ait déjà dit, je voudrais rappeler que six millions de Juifs
ont péri lors de la deuxième guerre m ondiale, soit, d’après les estimations, 67 % de la population
juive de l’Europe. Or, il suffit de se rapporter aux chiffres de la population musulmane bosniaque
pour constater qu’heureusement de tels chiffres n’ont jamais été a tteints, même de très loin. Les
e
événements, qui ont eu lieu en Bosnie-Herzégovine à la fin du XX siècle, cinquante ans après la
folie nazie, ont certainement leur origine lointa ine dans la deuxième guerre mondiale, mais nous
démontrerons sans difficulté que malgré toute l’atrocité de la guerre aucun génocide n’a eu lieu.
8. Le jugement du Tribunal militaire inte rnational de Nuremberg des 30septembre et
er
1 octobre1946 est le premier jugement rendu au x fins de réprimer des actes perpétrés dans
l’intention de détruire certains groupes humains. Ce jugement a sanctionné les crimes commis lors
de la deuxième guerre mondiale que je viens de mentionner. L’exis tence du crime de génocide en
droit international a été consacrée par l’Asse mblée générale des Nations Unies. La
résolution260(A)(III) du 9 décembre 1948 portant adoption du projet de convention pour la
prévention et la répression du crime de génocid e (que nous appelons plus couramment la
«convention sur le génocide») a c onsacré ce crime en droit intern ational. Cette convention est
entrée en vigueur le 12 janvier 1951 et elle est de venue un des instruments essentiels de protection
des droits de l’homme partout dans le monde. - 13 -
9. Votre honorable Cour a déjà jugé, dans l’affaire des Réserves à la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide , que les principes sur lesquels la convention est
fondée «sont reconnus par les nations civilisées comme obligeant les Etats, même en dehors de tout
lien conventionnel». D’après l’avis de votre Cour, la convention sur le génocide est voulue comme
une convention de portée univer selle; son «but est purement humain et civilisateur», les
«contractants» n’ont ni «avantages» ni «désavantages individuels», ni «intérêts propres», mais un
«intérêt commun» (Réserves à la convention pour la prévention et la répression du crime de
génocide, avis consulta tif, C.I.J. Recueil 1951). Ce raisonnement a été repris dans cette affaire
dans l’arrêt de la Cour en 1996 (Application de la convention pour la prévention et la répression du
crime de génocide, exceptions préliminaires, arrêt, C.I.J. Recueil 1996, par. 22 et 31).
10. Aujourd’hui, la portée universelle de la convention sur le génocide ne fait plus aucun
doute, ne souffre d’aucune discussion quelconqu e. De nombreux instruments juridiques ont
consacré cette obligation générale des Etats.
11. Et lors de la constitution du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, le
Secrétaire général a écrit dans son rapport du 3 ma i 1993, établi conformément au paragraphe 2 de
la résolution 808 (1993) du Conseil de sécurité, que la convention sur le gé nocide fait partie du
1
droit international humanitaire qui est devenu partie du droit international coutumier . Et il précise
«La convention de 1948 pour la pr évention et la répression du crime de
génocide confirme que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de
guerre, est un crime du droit des gens, dont les auteurs seront jugés et punis. La
convention est considérée aujourd’hui comme faisant partie du droit international
coutumier, comme en témoigne l’avis consultatif rendu en1951 par la Cour
internationale de Justice sur les Réserves à la convention pour la prévention et la
2
répression du crime de génocide.»
12. Et les juridictions internationales, cr éées par les Nations Unies ces dernières années, ont
3
toutes proclamé le génocide le crime des crimes . Le Tribunal pénal inte rnational pour le Rwanda
1Rapport du Secrétaire général du 3 mai 1993, Nations Unies, doc. S/25704, par. 35
2Id., par. 45.
3 TPIY, Le procureur c. Stakic , affaire nIT-97-24-T («l’affaire Stakic»), Chambre de première instance,
jugement, 31 juillet 2003, par. 502; TPIR, Le procureur c. Kambanda, affaire n ICTR-97-23-S («l’affaire Kambanda»),
Chambre de première instance, jugement, 4 septembre 1998, par. 16. - 14 -
a relevé par ailleurs que le crime de génocide est considéré comme faisant partie intégrante du droit
4
international coutumier qui est une norme impérative du droit .
I. La nature ambiguë de la notion du génocide
13. Nous sommes donc, Madame le président, Me ssieurs les juges, en face du crime des
crimes. Il est normal qu’il fasse l’objet d’un examen particulièrement sérieux et minutieux. Or, le
génocide «juridique» diffère souvent de la notion «politique» de ce terme, très largement utilisée
dans le langage des journalistes par exemple dans les événements graves, et aussi parfois par les
représentants des Etats dans les travaux d’organi sations internationales ou lors de rencontres à
l’occasion de crises et de conflits.
14. Parce que ce terme généralement utilisé dans le langage politique est mal défini, il décrit
toutes sortes d’actes odieux, d’atrocités. Il souligne le caractère massif d’un crime et, parfois, il
sert à des fins de propagande afin d’émouvoir la communauté internationale et de réveiller sa
conscience.
15. Lorsque le terme génocide est ainsi u tilisé, il ne tient pas compte à l’évidence des
exigences juridiques qui sont les nôtres; il se contente de relater l’atrocité d’un comportement. Or,
le terme juridique est au contraire une notion extrêmement précise rigoureusement définie par les
textes.
16. Cette distinction entre l’utilisation politique et juridique du terme génocide est
importante car le requérant se fonde justement sur l’utilisation du terme génocide dans divers
rapports et dans les résolutions de différents organes des NationsUnies sans établir aucune
distinction. Or, s’agissant de ces textes ⎯et vous le savez bien ⎯, il faut faire tout d’abord une
distinction entre les textes des résolutions du C onseil de sécurité, des résolutions de l’Assemblée
générale puis des différents rapports cités par le requérant, notamment celui de la commission des
experts et celui du rapporteur spécial des Nati onsUnies pour les droits de l’homme. Ces
résolutions et ces rapports sont, bien entendu, un e source d’informations. Elles ne sont pas une
source de droit. Et la crédibilité de ces informati ons doit encore être établie dans cette procédure
4TPIR, Le procureur c. Kayishema et Ruzindana , affaire n ICTR-95-1-T («l’affaire Kayishema»), Chambre de
première instance, jugement, 21mai1999 , par.88; dans le même sens, TPIR, Le procureur c. Rutunda , affaire
noICTR-96-3-T («l’affaire Rutunda»), jugement, 6 décembre 1999, par. 46. - 15 -
et, en aucun cas, ces résolutions et ces rapports ne peuvent déterminer valablement la qualification
juridique des faits relatés.
17. Alors, parmi tous ces instruments qui vous ont été largement cités, il y a évidemment les
résolutions du Conseil de sécurité, qui ont la plus grande valeur, juridiquement parlant. En effet,
les Etats sont liés par les résolutions du Conseil de sécurité. Cependant, bien qu’ayant un effet
obligatoire pour les Etats, les résolutions du Con seil de sécurité restent des résolutions politiques,
prises par l’organe politique des Nations Unies.
18. Par ailleurs, il est important de souligner que les résolutions du Conseil de sécurité ayant
force obligatoire sont prises dans le cadre de la mission du maintien de la paix et de la sécurité
internationales, conférée au Conseil de sécurité. Or ⎯et c’est particulièrement vrai pour les
Balkans ⎯, le maintien de la paix et de la sécurité internationales est une mission dont les objectifs
peuvent converger avec les exigences de la jus tice, mais peuvent également diverger. En
conséquence, le Conseil de sécurité, l’organe politique des Nations Unies avec un pouvoir législatif
limité, n’a pas de compétences pour qualifier juridiquement des faits dont il apprécie simplement
l’importance politique et dont il évalue la signifi cation dans le cadre de sa mission du maintien de
la paix et de la sécurité internationales.
19. La qualification juridique des faits ne peut appartenir qu’à votre Cour lorsqu’il s’agit des
litiges entre Etats ou à un autre organe judiciaire national ou international lorsqu’il s’agit de
l’établissement de la responsabilité individuelle. Le Conseil de sécurité peut évidemment créer de
telles institutions judiciaires internationales pour fa ire face à une situation menaçant la paix ou la
sécurité internationale.
20. C’est ainsi que le Conseil de sécurité a d écidé de créer, par sa résolution 808 (1993) du
22février1993, le Tribunal pénal internationa l pour l’ex-Yougoslavie chargé justement de
poursuivre les personnes responsables des violations graves du droit humanitaire sur le territoire de
l’ex-Yougoslavie 5. Le Conseil de sécurité a adopté par sa résolution827(1993) le Statut de ce
Tribunal qui inclut spécifiquement, dans son article 4, le crime de génocide comme l’un des crimes
5
Résolution du Conseil de sécurité 808 (1993), art. 1. - 16 -
entrant dans la compétence du Tribunal. Et l’artic le 4 du Statut du Tribunal reprend littéralement,
sans en changer une virgule, les articles 2 et 3 de la convention sur le génocide.
21. Et ce qui est intéressant, c’est que le Conseil de sécurité, semble-t-il, a hésité à inclure
dans la compétence du Tribunal ce crime de génocide, ce qui a été fait finalement. En effet, si on
relit les résolutions808 et827 (1993), ce crime n’ est nullement mentionné. Elles se réfèrent
simplement aux conventions de Ge nève qui constituent le cŒur du droit humanitaire mais ne sont
pas pertinentes pour le génocide, car tout simplement elles ne le traitent pas.
22. En revanche, et contrairement aux résolutions constituant le Tribunal pour
l’ex-Yougoslavie, le génocide est spécifiquement mentionné par la résolution955 (1994), par
laquelle le Conseil de sécurité a établi le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Dans cette
résolution, le Conseil de sécurité a décidé de créer un tribunal international chargé de juger les
personnes présumées responsables d’actes de gé nocide ou d’autres violations graves du droit
6
international humanitaire .
23. Ce qui est intéressant, c’est le langage diffé rent utilisé par le Conseil de sécurité lors de
l’adoption des résolutions constituant les deux tribunaux internationaux. Ce langage démontre bien
les hésitations des membres du Conseil de sécurité à qualifier de génocide les actes commis sur le
territoire de l’ex-Yougoslavie.
24. Finalement, et cela n’est pas sans importanc e, même si le Conseil de sécurité n’est pas
compétent pour qualifier juridiquement des faits et donc pour établir l’existence d’un génocide,
aucune résolution du Conseil de sécurité ne fait état de génocide dans le conflit en ex-Yougoslavie.
Cela est d’autant plus important que le Conse il de sécurité a adopté de très nombreuses résolutions
relatives à ce conflit. Or, le Conseil de sécurité, au contraire, utilise le terme de génocide dans ses
7
résolutions, notamment 925, 935 et 955 (1994) , dans le conflit rwandais. Le Conseil de sécurité a
toujours été réticent à utiliser le terme génocide en relation avec la situation en ex-Yougoslavie,
contrairement au conflit rwandais, parce que tout simplement le but de la guerre civile en
Bosnie-Herzégovine n’était à l’évidence pas la destruction d’un groupe ethnique, national, racial ou
6
Résolution du Conseil de sécurité 955 (1994), art. 1.
7 Résolution 925 (1994) du 8 juin 1994, résolution 935 (1994) du 1rjuillet 1994 et résolution 955 (1994) du
8 novembre 1994. - 17 -
religieux et parce que l’intention d’y commettre un génocide n’apparaissait pas dans les buts de
guerre alors qu’il était la clef du conflit rwandais.
25. Si l’on en vient maintenant à l’Assemblé e générale des NationsUnies, elle utilise le
terme génocide dans certaines résolutions, et notamment dans les résolutions 47/121
et47/147(1992), mais il est intéressant de relir e ces résolutions parce qu’elle n’en tire aucune
conclusion. L’Assemblée généra le des NationsUnies demande simplement qu’il soit examiné si
les actes commis en Bosnie-Herzégovine et en Cr oatie constituent un génocide, conformément à la
convention. Il est évident que si l’Assemblée générale avait été convaincue de l’existence d’un
génocide, elle aurait formulé sa résolution autrement, elle ne se serait pas contentée de poser la
question.
26. Toutes les autres résolutions ultérieures que l’Assemblée générale des NationsUnies a
adoptées et qui pourraient être considérées comme contenant une référence au génocide
(résolutions48/88 (1993), 48/143 (1993) et48/153 (1993) du 20décembre1993 et49/205 (1994)
du 23 décembre 1994) ne se réfèrent d’ailleurs qu’à ces deux premières résolutions. Et si certaines
8
de ces résolutions parlent de la prévention du crime de génoc ide, aucune ne prétend ou ne soutient
que le génocide a été commis en Bosnie-Herzégovine. On ne peut donc soutenir qu’une résolution
de l’Assemblée générale a établi, en ce qui concerne la situati on en Bosnie-Herzégovine, les faits
constituant le crime allégué.
27. L’Assemblée générale n’a d’ailleurs pas cette compétence, et comme le dit l’honorable
professeur Pellet : «l’Assemblée est davantage un fo rum, une tribune politique qu’une instance de
9
règlement» .
28. Nous sommes donc convaincus que votre Cour ne pourra accepter l’affirmation du
requérant que l’Assemblée générale des NationsUnies a déterminé, avec autorité, l’existence des
faits et leur qualification juridique (mémoire, par. 3.3.2.5) privant ainsi votre Cour de son rôle.
29. Dans le drame bosniaque, sans aucun d oute, divers crimes ont été commis comme
d’ailleurs sur tout le territoire de l’ex-Yougoslavie. Le requérant, dans ses diverses écritures, parle
8
Résolution A/RES/48/88 de l’Assemblée générale, 20 décembre 1993, préambule.
9Droit pénal international, Nguyen Quoc Dinh, Patrick Dallier et Alain Pellet, 5 éd., Paris, LGDJ 1994, p. 802,
par. 528. - 18 -
de crimes à large échelle, et sur ce point nous ne pouvons qu’être d’accord avec lui car les crimes
étaient, de toute évidence, à large échelle. C’est, d’ailleurs, dans ce contexte qu’il faut restituer les
résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies. Leur objectif était de sensibiliser l’opinion
mondiale et de faire cesser des actes illicites, san s égard à leur qualification juridique exacte.
D’ailleurs, ce n’est pas la prem ière fois que l’Assemblée généra le fait une utilisation politique du
terme génocide. Souvenez-vous, elle l’a fait pour décrire la situation en Palestine dans sa
résolution37/123 du 16décembre1982 et dans d es termes bien plus explicites car, dans cette
résolution, l’Assemblée générale des Nations Unies a déclaré, sans aucune ambiguïté, qu’elle :
«1.Condamne dans les termes les plus énergiques le massacre de civils palestiniens
dans les camps de réfugiés de Sabra et Shatila;
2. Décide que le massacre a été un acte de génocide.»
30. Personne pourtant n’a jamais essayé de tra duire devant une juridiction, sur la base de
cette résolution, les auteurs, pourtant connus, d es crimes commis à Sabra et Shatila, pour qu’ils
répondent du génocide, sans doute parce que la con ception du génocide exprimée par l’Assemblée
générale des Nations Unies dépassait le cadre juri dique de la convention sur le génocide et allait
au-delà des éléments d’incrimination prévus.
31. S’agissant des rapports de diverses commissions et sans entrer dans l’exactitude des faits
relatés par les rapports, cités par le requérant, dont mon collègue Sacha Obradovic a déjà parlé,
nous pouvons dire que ces rapports étaient écrits pour sensibiliser l’opinion publique et, s’agissant
de la commission des experts, pour enregistrer les témoignages et pour sauvegarder les preuves des
actes criminels qui ont été commis.
32. La commission des experts, établie le 6 octobre 1992 par la résolution du Conseil de
sécurité 780 (1992), a été créée initialement afin de fournir au Secrétaire général des Nations Unies
les conclusions sur les violations graves des conventions de Genève et les autres violations du droit
humanitaire international. A la suite de la création du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, toutes les
informations collectées par la commission ont été tran sférées au procureur de ce Tribunal. Et dans
son rapport final, la commission admet effectiv ement l’existence des violations graves des - 19 -
conventions de Genève et généraleme nt du droit humanitaire international . Le droit humanitaire
international englobe certainemen t les violations des conventions de Genève, des lois et des
coutumes de guerre, communément connues comme les crimes de guerre, ainsi que les crimes
contre l’humanité. Les violations du droit human itaire international peuvent également englober le
génocide, mais rien n’indique que la commission des experts voulait l’inclure. Aucun élément de
ce rapport ne permet de conclure que la commission des experts a trouvé dans les événements en
Bosnie-Herzégovine des éléments constitutifs du géno cide; ce rapport ne prouve rien. Par contre,
en saisissant le parquet du Tribunal pénal intern ational, il chargeait en même temps ce parquet
d’examiner et d’enquêter sur la commission du génocide en Bosnie-Herzégovine pendant ces
événements.
33. Et nous en arrivons là, à finalement ce qui éclairera le plus votre Cour, c’est la recherche
de la vérité par le Tribunal pé nal international pour l’ex-Yougosla vie. Ce Tribunal, institution
judiciaire, a rarement accepté, à l’issue de ses nombreuses procédures les conclusions factuelles des
diverses commissions, y compris de la commission des experts, citées par le requérant. Bien plus
souvent, les juges du Tribunal ont établi, dans leurs jugements et arrêts, un état de fait
complètement différent de celui décrit dans les conclusions et rapports de ces commissions.
34. La convention sur le génocide est donc le seul instrument international qui donne une
définition juridique du crime de génocide, la se ule définition qui nous intéresse dans cette
procédure.
35. Reprenons-la, c’est simple et court : l’ar ticle 2 de la convention indique que le génocide
est un crime, commis dans l’intention de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique,
racial ou religieux. Sans cette intention de détruire un groupe au cun acte, aussi ignoble soit-il, ne
constitue le génocide.
36. Le génocide est certes un crime international, défini par le droit international, mais la
notion juridique du génocide appartient au droit pé nal. Et comme toute norme pénale créant une
incrimination, elle détermine précisément les éléments de cet acte criminel qui sont :
10«Final Report of the Commission of Experts estab lished pursuant to Security Council resolution 780 (1992)»,
S/1994/674, par. 311 et 322. - 20 -
1. l’élément matériel comprenant les différents actes matériels pouvant constituer l’ actus reus du
génocide; et
2. l’élément moral, c’est-à-dire l’élément intentionnel ou la mens rea.
37. Il convient de garder à l’esprit que, bien qu’il s’agisse d’un crime international
appartenant aux droits des gens, il s’agit avant tout d’une règle pénale qui, comme toute règle
pénale et conformément aux principes du droi t pénal, doit être interprétée strictement,
restrictivement.
38. Certes, cette procédure aujourd’hui est de stinée à déterminer la responsabilité d’un Etat,
mais pour qu’un Etat soit responsable, en vertu de la convention sur le génocide, il faut d’abord que
les faits soient établis. Or, le génocide étant un cr ime, il ne peut être établi que conformément aux
règles du droit pénal, qui requièrent d’abord une responsabilité individuelle. La responsabilité de
l’Etat ne peut être engagée que lorsque l’existe nce du génocide a été établie au-delà de tout doute
raisonnable. Ensuite, il faut encore que la pe rsonne qui a commis le génocide puisse engager la
responsabilité de l’Etat ou que le génocide ait été commis sur un territoire où l’Etat aurait dû
exercer ses prérogatives afin de prévenir le génocide ou de punir son auteur ou ses auteurs et a failli
à le faire.
II. Elément matériel du crime du génocide
39. La liste des actes matériels constituant le génocide sont énumérés à l’article 2 :
a) meurtre de membres du groupe;
b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe;
c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction
physique totale ou partielle;
d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; et
e) transfert forcé d’enfants d’un groupe à un autre.
40. Le requérant allègue que la Serbie-et-M onténégro aurait commis le génocide, au moyen
de tous les actes ainsi visés, ainsi que par d’autres actes qui, selon le requérant, entreraient aussi
dans la définition du génocide. - 21 -
41. Contrairement aux allégations du requérant (réplique, chap. 2, par. 40 et chap. 6, par. 6),
il semble évident que la liste de l’article II de la convention est exhaustive. Les règles du droit
pénal dans tous les pays, exigent une interp rétation stricte des textes selon le vieil adage nullum
crimen sine lege, nulla poena sine lege (pas de crime sans loi, pas de peine sans loi).
L’interprétation stricte des crimes internationaux est confirmée par l’article 22.2 du Statut de la
Cour pénale internationale, récente, qui dispose que : «La définition d’un crime est d’interprétation
stricte et ne peut être étendue par analogie. En ca s d’ambiguïté, elle est interprétée en faveur de la
personne qui fait l’objet d’une enquête, de poursuites ou d’une condamnation.»
42. Et la jurisprudence du Tribunal pour l’ex -Yougoslavie confirme que le génocide ne peut
être constitué par d’autres actes que ceux détermin és par l’article 2 de la convention qui sont
identiques à ceux déterminés ⎯je vous le disais tout à l’heure ⎯ par l’article4.2 du Statut du
Tribunal puisque le Tribunal a recopié la conven tion. Ainsi, dans le jugement prononcé dans
l’affaire Brdjanin, la Chambre de première instance du Tribunal a jugé que le génocide est
limitativement constitué par un ou plusieurs des actes (actus reus) énumérés à l’article 4.2 du Statut
du Tribunal 11.
43. Mais pour engager la responsabilité d’un Et at, encore faut-il établir le comportement
criminel d’un individu ayant lui-même le pouvoir d’ engager l’Etat puisque le droit pénal n’impute
qu’aux personnes physiques les délits et les crimes.
44. Dans les deux cas, seuls les actes énum érés à l’article 2 de la convention peuvent
constituer l’élément matériel du crime de génocide.
45. Alors, le requérant, dans sa réplique (c hap. 2, par. 44), s’efforce de convaincre votre
Cour qu’un développement de la notion de génocide a eu lieu depuis l’adoption de la convention et
que cette dernière doit être interprétée d’une f açon extensive. Et le requérant cite un arrêt
(réplique, chap. 2, par. 45) de votre Cour rendu le 19 décembre 1978 où nous étions bien loin de
ces problèmes de droit pénal puisqu’il s’agissait de régler l’affaire du Plateau continental de la mer
Egée (Grèce c. Turquie). Et le requérant a tenté de dire que votre Cour avait étendu la possibilité
d’appliquer un traité : la signification d’une expression dans un traité est présumée «évoluer avec le
11TPIY, Le procureur c. Radislav Brdjanin , affaire noIT-99-36-T («l’affaire Brdjanin»), jugement,
1erseptembre 2004, par. 681. - 22 -
droit et revêtir à tout moment la signification que pourraient lui donner les règles en vigueur».
Mais le requérant ne cite qu’une partie de la phrase, sortie d’ailleurs du contexte de l’arrêt, de sorte
qu’elle peut induire en erreur et, je pense, déformer la vraie signification de votre décision. Parce
que dans cet arrêt votre Cour a affirmé la différe nce entre différents instruments internationaux en
établissant clairement que si certains instrume nts peuvent être interprétés selon les règles en
vigueur au moment de l’interprétation, d’autres doivent être interprétés strictement selon la
signification que les signataires ont donnée au x termes utilisés lors de leur adoption ( Plateau
continental de la mer Egée (Grèce c. Turquie), arrêt, C.I.J. Recueil 1978, par. 77).
46. Et le requérant oublie, une fois de plus , que la convention sur le génocide n’est pas
simplement un traité international, mais égalem ent un instrument de droit pénal déterminant les
éléments d’un crime, applicable directement aux individus et cela dans tous les Etats, de sorte qu’à
l’évidence l’interprétation pénale stricte l’emporte.
47. Cependant, je pense que ce débat, comme be aucoup d’autres dans cette affaire, reste très
théorique et n’a pas beaucoup d’importance, car la notion de génocide n’a pas évolué depuis
l’adoption de la convention. A ce titre, il convien t de noter que le texte de l’article2 de la
convention a été littéralement repris dans les textes constitutifs de toutes les juridictions
internationales, compétentes pour juger le génocide, sans qu’il en soit changé une virgule. Ainsi,
lors de la constitution du Tribuna l pour l’ex-Yougoslavie, le Secr étaire général a expressément
indiqué, dans son rapport, que l’article4.2 du Statut du Tribunal est une reproduction des
12
dispositions pertinentes de la convention sur le génocide et il en est de même de l’article2.2 du
Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda.
48. Puisque tous les instruments internationaux relatifs au génocide, dont le dernier en date,
le Statut de la Cour pénale inte rnationale, entré en vigueur le 1 erjuillet 2002, reprennent
textuellement les termes de la convention sur le génocide, il est donc difficile de parler d’un
changement ou même d’une évolution quelconque de cette notion qui aujourd’hui est gravée dans
le marbre. Le requérant essaie constamment dans ses écritures d’élargir la définition juridique du
génocide comme si celle prévue à l’article 2 de la convention ne lui suffisait pas ou le gênait dans
12Rapport du Secrétaire général établi conformément au pa ragraphe 2 de la résolution 808 (1993) du Conseil de
sécurité, 3 mai 1993, doc. S/25704, par. 46. - 23 -
son approche de l’incrimination. Cette vision extensive à laque lle le requérant fait référence
manifeste simplement son embarras devant cette no tion mais ne peut réellement être prise en
considération.
49. Les actes représentant l’élément matéri el du crime de génocide constituent d’abord des
crimes de droit commun. Ils peuvent en plus constituer d’autres crimes internationaux comme les
crimes contre l’humanité ou les crimes de guerre. Ils constituent le génocide dès lors qu’ils
s’inscrivent, et c’est là toute la différence, dans un dessein précis, dans une intention particulière.
Pour que l’on puisse faire la distinction entre un meurtre, crime de droit commun, un meurtre,
crime de guerre, ou encore un meurtre, crime c ontre l’humanité, avec un meurtre constituant le
génocide, certaines exigences juridiques bien définies doivent être remplies.
50. La jurisprudence des deux Tribunaux inte rnationaux, pour l’ex-Yougoslavie et pour le
Rwanda, a précisé les éléments d’in crimination de l’article2 de la convention. Et ces actes sont
précisés également dans un texte récent que c onstituent «Les éléments de crimes» adoptés par
l’Assemblée des Etats parties au Statut de Rome du 9 septembre 2002 , un texte que la Cour pénale
13
internationale utilisera afin d’interpréter et d’appliquer les articles du Statut de Rome .
51. Puisque le requérant soutient que le génocide en Bosnie a été constitué par la
commission de chacun des actes déterminés dans l’ article 2 de la conven tion, nous allons donc
examiner la signification de chacun des alinéas de l’article 2 de la convention sur le génocide:
i)meurtres, ii)atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale d’une personne, iii)soumission
intentionnelle du groupe à des conditions d’existen ce devant entraîner sa destruction partielle ou
totale.
52. Les mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe et le transfert forcé
d’enfants du groupe à un autre groupe seront c onsidérées ensemble car ces deux allégations du
requérant sont fondées essentiellement sur l’allégation de viol, et je laisserai le soin à
M e Natacha Fauveau-Ivanovic de répondre à cette délicate question.
13
«Les éléments de crimes», doc. ICC-ASP/1/3, introduction, par. 1. - 24 -
53. Avant d’analyser la notion juridique de chacun des actes matériels constituant le
génocide, je vais brièvement exposer les faits a uxquels le requérant se réfè re dans ses écritures
successives et dans ses plaidoiries et qu’il considère comme constitutifs du génocide.
i) Meurtres
a) Faits présentés par le requérant comme actes de génocide par meurtre
54. Le requérant allègue le meurtre de milliers de non-Serbes (réplique, chap.5, par.10 et
mémoire, par.2.2.2) ⎯le groupe serait les non-Serbes ⎯ dans toute la Bosnie-Herzégovine et
précise que les meurtres de civils ont eu lieu dans différentes villes partout en Bosnie-Herzégovine
et notamment à Bosanski Brod, Derventa, B ijeljina, Kupres, Foca, Zvornik, Visegrad,
Bosanski Samac, Vlasenica, Brcko, Prijedor, Saraje vo, Mostar, Srebrenica, Zepa et Gorazde. Ces
meurtres seraient le résultat d’ une campagne visant à détruire un groupe national ethnique, racial
ou religieux.
55. Le requérant ne précise pas les alléga tions pour tous ces villes et villages. Sa
démonstration a été limitée à la région de BosanskaKrajina en Bosnie occidentale et notamment
aux villes de Prijedor et de Kljuc, ensuite à Brcko, une ville située dans le nord de la Bosnie, à
Sarajevo, ainsi qu’à la Bosnie orientale (Bijeljina, Zvornik, Visegrad, Foca et Srebrenica).
56. Nous allons donc examiner ce qui s’est passé dans ces territoires, dans ces municipalités,
visés par le requérant; auxquels il faut ajouter dans les régions et villes susmentionnées les
meurtres dans les camps de détention.
57. Comme je vous l’ai déjà dit, nous ne nions pas que beaucoup de personnes ont été tuées
dans cette atroce guerre civile de Bosnie-Herzégovine animée par des passions séculaires et que des
meurtres de civils ont été commis. Certains de ces meurtres ont eu lieu effectivement dans des
camps qui étaient peu respectueux des lois de la guerre.
58. Certes, les meurtres des civils constituent un crime, mais dans ces guerres civiles, il n’est
pas toujours possible de distinguer les militaires, parfois combattants sans uni forme, des civils et
cela a été particulièrement difficile tout au long de ce conflit.
59. Par ailleurs, dans sa réplique (chap.5, par.56), le requérant reconnaît que 90% des
personnes disparues sont des hommes. Une telle proportion montre bien que la majorité des - 25 -
victimes participait d’une façon ou d’une autre aux combats ou représentait une menace militaire
pour l’autre partie. Or, si le meurtre des comba ttants peut, sous certaines conditions constituer un
crime de guerre, malheureusement le but de toute gu erre est de neutraliser la force militaire de
l’adversaire en l’éliminant.
60. Lorsque l’on traite dans tout conflit des pertes militaires, en général, et des meurtres en
particulier, l’exagération du nombre de victimes est souvent la règle et cela a été le cas en
ex-Yougoslavie comme ailleurs. Avant d’entrer da ns l’analyse du nombre de victimes allégué par
le requérant, je voudrais souligner combien cet exerci ce est difficile. Il est difficile car il peut
sembler odieux de compter les victimes et les souffrances. Chaque victime a droit à la compassion,
chaque souffrance doit entraîner le remord, ma is les éléments mêmes du crime du génocide nous
contraignent, malgré nous, à cette arithmétique funèbre pour réfuter les affirmations du requérant.
61. Ainsi, le requérant allègue que dans le village de Hambarine, situé en Bosnie occidentale
dans la région de Bosanska Krajina, millepe rsonnes auraient été tuées en mai1992 (réplique,
chap.2, par.22). Le nombre de victimes av ancé par le requérant est basé sur un rapport du
rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des NationU s nies,
14
M. Tadeusz Mazowiecki . Cette affirmation, si le contexte n’était pas si tragique, pourrait être
qualifiée de fantaisiste lorsqu’on sait que le Tri bunal pour l’ex-Yougoslavie a établi, dans l’affaire
Brdjanin, avec certitude la mort de trois personnes à Hambarine lors de ces mêmes événements de
mai 1992 15 !
62. Egalement, s’agissant des événements qui ont eu lieu à Kozarac, qui se trouve dans la
région de Prijedor, qui était une des régions le s plus disputées, le requérant fait état de
cinq mille morts (mémoire, par. 2.2.2.11). Enco re une fois, l’estimation du requérant se fonde sur
un rapport des NationsUnies 1. Les événements de Kozarac ont été, on s’en doute, l’objet des
enquêtes exhaustives du procureur du Tribunal de l’ ex-Yougoslavie et ont donné lieu à différentes
poursuites et donc à plusieurs jugements.
14
“Sixth periodic report submitted by Mr.TadeuszM azowiecki”, Special Rapporteur of the Commission on
Human Rights, A/47/6661, S/24809, 17 Nov. 1992, p. 8, para. 17(c).
15TPIY, affaire Brdjanin, jugement, 1 septembre 2004, par. 401.
16“Special Rapporteurs Report: Situation of Human Righf ts in the Territory off the Former Yugoslavia”, UN
Doc. A-47-666, S-24809, 17 novembre 1992. - 26 -
63. Dans l’affaire Tadic, qui a été la première affaire jugée par le Tribunal, les juges ont
établi que huitcents personnes ont été tuées à Kozarac 17. Cependant, dans l’affaire Brdjanin, qui
est la dernière affaire en date, aujourd’hui, jugée par le Tribunal relative à la région concernée, le
nombre de victimes musulmanes bosniaques à Kozarac, établi par les juges, par jugement, est au
moins de quatre-vingts 18, étant précisé que le nombre total des personnes tuées (les Musulmans
19
bosniaques et les Croates) à Kozarac et ses alentours ne dépasse pas cent quarante personnes .
C’est certes un chiffre terrible, énorme, mais qua nd même assez éloigné du chiffre de cinqmille
avancé par le requérant.
64. Le fait troublant est que ce chiffre de cent quarante personnes tuées n’est pas seulement
très éloigné du chiffre indiqué dans le rapport auqu el le requérant se réfère, mais il est également
loin de celui établi par ce même Tribunal dans la première affaire jugée sept ans auparavant. Il
serait logique en effet, que les affaires ultérieu res démontrent un nombre plus grand de victimes
que les affaires antérieures, car il serait logique qu’ au départ toutes les victimes n’aient pas pu être
recensées. Or, nous nous trouvons dans cette jurisprudence dans un phénomène inverse, le nombre
des victimes diminue avec le temps qui passe. Cela démontre clairement que l’émotion et la
propagande conduisent à une exagération systématique du nombre de victimes et qu’avec le temps,
les enquêtes étant effectuées de manière professionn elle, le nombre de victimes, aussi grand qu’il
soit, s’éloigne des estimations faite lors de la guerre.
65. Le requérant allègue, sur la base d’un rapport du Comité des droits de l’homme
20
de 1993 , qu’environ quinze mille personnes étaient tuées, incarcérées ou soumises au travail forcé
dans la région de Kljuc (mémoire, par. 2.2.2.3). Etant donné que l’incarcération et le travail forcé,
ne constituent pas le génocide, le requérant au rait dû spécifier le nombre de personnes tuées.
Comme le requérant n’a pas spécifié ce nombre nous allons à nouveau citer le jugement rendu par
le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie dans l’affaire Brdjanin établissant que dans toute la région de
BosanskaKrajina, dans laquelle la municipalité de Kljuc est située, et qui inclut également la
17 o
TPIY, Le procureur c. Dusko Tadic, affaire n IT-94-1-T, jugement, 7 mai 1997, par. 565.
18TPIY, affaire Brdjanin, jugement, 1 septembre 2004, par. 403.
19Id., par. 476.
20“Human Rights Committee Report”, 27 April 1993; p. 13 (CCPR/C/89). - 27 -
région de Prijedor, le nombre des personnes tuées en 1992, lors des pires crimes dans cette région,
s’élève à mille six cent soixante-neuf victimes 21. S’agissant plus particulièrement de la
municipalité de Kljuc, le jugement se réfère aux villages cités par le requérant dans son mémoire, à
savoir, Velagici, Krasulje, Pudin Han, Gornja Sani ca, en concluant que cent et trois personnes y
étaient tuées dont au moins quatre-vingt-dix-huit étaient des hommes 22.
66. S’agissant de toutes les municipalités men tionnées par le requérant dans ses écritures et
dans ses plaidoiries, le Tribunal pour l’ex-Youg oslavie qui a eu à connaître ces faits, ces faits
graves, ces faits dramatiques, jamais le Tribuna l ne les a qualifiés de génocide, conformément à
l’article 4.2 de ses Statuts.
67. Alors, venons-en à l’affaire de Srebreni ca, qui est probablement le crime le plus
épouvantable commis durant cette guerre. Dans l’affaire du général Krstic qui a été condamné à la
peine de trente-cinq ans de prison et sur laquelle nous reviendrons, le Tribunal a estimé que sept à
huit mille hommes 23 en âge de combattre ont été exécutés. D’autres jugements sont encore en
cours pour faire la lumière complète sur ce qui est survenu dans cette enclave placée sous la
protection des forces internationales. A ce titre, nous notons encore dans notre arithmétique
funèbre des divergences sur le nombre de victimes dans différentes affaires concernant Srebrenica
portées devant le Tribunal. Ainsi, le chiffre de sept à huitmillepersonnes, communément admis,
ne correspond pas au nombre des victimes tel qu’il est indiqué dans l’acte d’accusation à l’encontre
du général Mladic, qui n’a toujours pas été arrêté, où le nombre total de victimes des meurtres à
Srebrenica ⎯dans cet acte d’accusation, qui n’est qu’un acte d’accusation ⎯ s’élève très
précisément à cinq mille trois cent quatre-vingt-dix personnes 24. Le nombre de huit mille a été
récemment mis en cause par le général canadien Lewis MacKenzie, le premier commandant de la
FORPRONU en Bosnie-Herzégovine. Le général MacKenzie estime que les preuves présentées
devant le Tribunal à La Haye mettent sérieuse ment en doute le nombre de huitmilleMusulmans
21 TPIY, affaire Brdjanin, jugement, 1 septembre 2004, par. 465.
22 Affaire Brdjanin, jugement, 1erseptembre 2004, par.423-427 : conformé ment au jugement, trois personnes
étaient tuées à Pudin Han (par. 423), trente-trois personne s dont deux femmes étaient tuées à Prhovo (par. 424 et 426), et
soixante-dix-sept hommes étaient tués à Velagici (par. 427).
23 TPIY, Le procureur c. Radislav Krstic, affaire n IT-98-33-A, arrêt, 19 avril 2004, par. 2.
24 o
Acte d’accusation modifié à l’encont re du général Ratko Mladic, affaire n IT-95-5/18, 8 novembre 2002,
annexe B (Meurtres 1995). - 28 -
tués. Selon son article «L’histoire réelle derrière Srebrenica», ce nombre inclut
cinq mille personnes classées disparues et les victimes de trois ans de combats intenses menés dans
la région. Le général MacKenzie conclut en tout e logique «la mathématique tout simplement ne
soutient pas l’échelle de huit mille tués» 25. Encore une fois, nous ne nions pas la réalité du crime
effroyable commis à Srebrenica, mais dans cette procédure nous devons nous tenir aux faits tels
qu’ils sont. Et ces faits ne constituent pas le génocide.
68. Finalement, pour donner un exemple d’a pproximations des allégations du requérant, on
peut indiquer que son mémoire donne une grande place à l’histoire de Borislav Herak, un Serbe de
Bosnie qui aurait tué un homme de nationalité musu lmane bosniaque. Cette histoire qui prend une
aussi grande place est entièrement fausse tout simp lement parce que Borislav Herak n’a jamais tué
26
personne et que la supposée victime est toujours bien vivante . La vérité de l’histoire Herak a été
rapportée le 28 février 1997 par l’Agence France Presse; elle a été également rapportée dans The
er
New Times le 1 mars 1997, dans le Washington Post le 15mars1997 et dans The Guardian le
26mars1997. L’histoire de BorislavHerak n’ apporte aucune preuve des tortures auxquelles les
Serbes se seraient livrés. Toute cette histoire s’est avérée entièrement fausse et inventée.
69. Mais, l’affaire Herak sur laquelle je vais m’arrêter un instant, est intéressante parce
qu’elle fait la lumière sur la part de la propagande dans ce conflit. Chacun sait que dans une guerre
moderne, la propagande, la désinformation est une arme de guerre aussi efficace que de
nombreuses divisions; et la Bosnie-Herzégovine y a eu recours à de nombreuses fois pour se
présenter à l’opinion internationale en victime innocente. La Bosnie-Herzégovine a très vite
compris que le premier enjeu du conflit était d’a pparaître comme le faible et l’innocent face à la
force, et qu’il fallait distribuer, dès le début de la pièce, si je puis dire, le rôle de bon et de méchant.
La Bosnie-Herzégovine, pour ce faire, a engagé une agence américaine de relations publiques
réputée, Rudder & Finn Global Public Affairs, qui a eu pour tâche de convaincre l’opinion
publique internationale que les Musulmans de Bosn ie-Herzégovine étaient justement victimes d’un
25General Lewis MacKenzie, «The Real Story Behind Srebrenica», The Globe and Mail , 14 July 2005,
reproduced by www.transnational.org/features/2005/MacKenzie_Srebrenica.html.
26AFP, dépêche du 28 février 1997; article «Jailed Serbs, Victims Found Alive, Embarassing Bosnia», par
Chris Hedges, The New York Times , 1 emars 1997; article «Serb Convicted of Murders Demanding retrial After 2
Victims Found Alive”, pa r Jonathan Randal, Washington Post, 15 mars 1997; article «War Crimes put Justice in the
Dock», par Karen Coleman, The Guardian, 26 mars 1997. - 29 -
génocide. Mais ces gens de relations publiques sont des bavards et lorsqu’ils réussissent aussi bien
une affaire, ils ne peuvent s’empêcher de la raconter.
70. Et dans une interview d’octobre 1993, M. James Harff, directeur de cette agence, a
confirmé que l’agence Rudder & Finn Global Public Affairs travaillait bien pour la République de
Croatie, pour la Bosnie-Herzégovine et pour le Kosovo. Dans cette interview, M. Harff a déclaré
«by a single move we were able to present a simple story of good guys and bad guys,
which would hereafter play itself. We w on by targeting Jewish audience. Almost
immediately there was a clear change of la nguage in the press with the use of words
with high emotional content such as ethnic cleansing, concentration camps etc. which
evoked images of Nazi Germany and the gas chambers of Auschwitz. The emotional
charge was so powerful that nobody could go against it.»
Et M. Harff continuait
«Our work is not to verify information. We are not equipped for that. Our
work is to accelerate the circulation of information favourable to us, to aim at
judiciously chosen targets. We did not confirm the existence of death camps in
Bosnia we just made it known that Newsday affirmed it… We are professionals. We
27
had a job to do and we did it. We are not paid to be moral.»
71. La propagande par laquelle la Bosnie-Herzégovine s’est engagée a porté ses fruits. Il
faut reconnaître qu’à ce jeu-là les autorités de Sara jevo et le président Izetbegovic se sont montrés
particulièrement performants, au point de très vite faire oublier leurs propres buts de guerre. Il est
évident que la requête présentée à votre Cour s’inscr it, pour une grande partie, dans cette stratégie.
Le nombre des victimes, la description des événements que relate l’affaire Herak en sont autant de
preuves.
Madame le président, je vous demanderai, si vous le voulez bien, une interruption pour que
je puisse continuer sur la notion juridique du meurtre, acte constitutif du génocide.
The PRESIDENT: Yes, Maître de Roux, we will take an early break now of 15 minutes.
The Court adjourned from 11.10 to 11.25 a.m.
27Yohanan Ramati «Stopping the War in Yugoslavia», publié dans la revue Midstream ⎯ A Monthly Jewish
Review, April 1994; htpp://www.balkanpeace.org/cib/bac/bac09.shtml. - 30 -
The PRESIDENT: Please be seated. Maître de Roux.
M. de ROUX: Thank you, Madam. Madame le président, Messieurs les juges, je vais
revenir maintenant à la notion juridique du meurtre, acte matériel constitutif du génocide.
b) La notion juridique du meurtre acte matériel constitutif du génocide
L72. meurtre visé à l’article 2 a) de la convention sur le génocide n’appelle pas
d’explications particulières. Il appartient à une catégorie juridique incluse et connue dans le droit
de tous les pays civilisés. Mais, pour être un élément constitutif du génocide, le meurtre,
c’est-à-dire l’acte de tuer, doit être accompagné par une intention génocidaire dont l’existence
préexiste au meurtre. L’examen des travaux prépar atoires de la convention sur le génocide montre
bien que le crime de génocide par delà les actes matériels qui le constituent comporte
nécessairement une préméditation.
73. Le meurtre en soi, crime généralement inscrit dans le droit national et notamment dans le
droit pénal de l’ex-Yougoslavie, peut au regard du droit pénal international constituer aussi bien un
crime de guerre, un crime contre l’humanité ou un génocide selon la qualification particulière
qu’on lui donne.
74. Or, ces conditions particu lières pour le génocide ne sont pas remplies dans le cas
d’espèce.
75. Le requérant, dans ses écritures, se réfè re très souvent au caractère systématique des
meurtres. Certes, des meurtres ont été commis sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine lors du
conflit armé qui opposait trois communautés ethniqu es, nationales et religieuses vivant dans cet
Etat. Dans ce contexte, il est, sans aucun doute, pos sible, comme le fait le requérant, de parler de
meurtres à grande échelle en Bosnie-Herzégovine. Toutefois, cela ne constitue pas juridiquement
le génocide.
76. Le caractère systématique des meurtres peut, certes, constituer un crime contre
l’humanité. Ainsi l’article 3 du Tribunal péna l international pour le Rwanda requiert qu’un
meurtre, pour qu’il soit qualifié du crime cont re l’humanité, soit commis dans le cadre d’une
attaque généralisée et systématique dirigée contre une population civile en raison de son - 31 -
appartenance nationale, politique, ethnique, raciale ou religieuse. Egalement, le Secrétaire général
indiquait dans son rapport lors de la création du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie que «les crimes
contre l’humanité désignent des actes inhumains d’une extrême gravité, tels que l’homicide
intentionnel, la torture ou le viol commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique
28
contre une population civile…» Aux termes de l’article 7 du Statut de la Cour pénale
internationale «on entend par crime contre l’humanité le quelconque des actes ci-après lorsqu’il est
commis dans le cadre d’une atta que généralisée ou systématique lancée contre toute population
civile et en connaissance de cette attaque». En conséquence, le caractère généralisé ou
systématique peut faire d’un meurtre un crim e contre l’humanité. En revanche, ce caractère
généralisé et systématique n’est pas en soi suffisant pour constituer le crime de génocide dont le but
même est d’éradiquer un groupe ethnique, national, racial ou religieux.
77. Afin d’appuyer sa thèse de meurtres systém atiques, le requérant se réfère aux divers
documents du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie (l es actes d’accusation, les ordonnances des juges
confirmant les actes d’accusation, les décisions rendues en application de l’article 61 du Règlement
de procédure et de preuve du Tribunal, l es décisions rendues sur les requêtes aux fins
d’acquittement en application de l’article 98 bi s du Règlement du Tribunal, les jugement des
chambres de première instance et les arrêts de la Chambre d’appel), comme si tout cela, comme si
tous ces actes de procédure ou de jugement, de forme ou de fond, pouvaient apporter une preuve.
Et nous en sommes là, comme ce que je vous disais t out à l’heure, sur la hiérarchie des actes des
Nations Unies. Il y a quand même dans ces citati ons, d’un strict point de vue juridique, un peu de
travail à faire pour savoir ce qui peut constituer un élément de preuve et ce qui ne peut pas le
constituer. Et c’est cette raison pour laquelle je vais regarder av ec vous, d’un peu plus près, les
actes de procédure et les actes de jugement du Tribunal pénal international.
78. En effet, les références extensives que le requérant fait aux actes d’accusations et aux
décisions des juges confirmant les actes d’accusation ne peuvent être retenues comme des preuves
de l’existence d’un crime ou même tout si mplement d’une infraction quelconque. L’acte
d’accusation dans aucun système de droit ne pr ouve l’existence du crime que l’on poursuit;
28
Rapport du Secrétaire général du 3 mai 1993, Nations Unies, doc. S/25704, par. 48. - 32 -
puisqu’il s’agit justement d’un acte d’accusation qui n écessite l’établissement de la preuve. Il est
simplement la thèse d’une Partie au procès, la th èse qui peut être confirmée par le procès mais qui
peut également être infirmée, puisque c’est le rôle du juge. C’est pour cette raison que je ne
passerai pas beaucoup de temps à analyser les actes d’accusation cités, dont certains, et notamment
ceux qui allèguent le génocide, ont d’ailleurs, dans presque tous les cas, été rejetés par les décisions
du Tribunal.
79. Enfin, je voudrais revenir sur un point de procédure qui est peu particulier au Tribunal
pénal international pour l’ex-Yougoslavie: il s’ag it de la décision du juge confirmant l’acte
d’accusation. Aux termes du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal ⎯ qui est original
puisqu’il régit ce seul Tribunal ⎯, l’acte d’accusation doit être confirmé, par le Tribunal, pour qu’il
puisse produire les effets juridiques. Ces effe ts juridique sont importants puisqu’il s’agit
notamment de la délivrance du manda d’arrêt, et l’article 47.H du Règlem ent du Tribunal dispose
que :
«Une fois confirmé l’un quelconque ou la totalité des chefs de l’acte
d’accusation,
i) le juge peut délivrer un mandat d’arrêt … et
ii) le suspect acquiert le statut d’un accusé.»
Autrement dit, et c’est cela d’ailleurs dans presque tous les droits, qu’ils soient de common law,
qu’ils soient de civil law , nous sommes en présence d’un accusé qui est soumis à un acte
d’accusation. Et ces confirmations confèrent, donc, uniquement une validité juridique à l’acte
d’accusation, qui reste néanmoins ce qu’il est, c’est-à -dire un acte devant être soumis à l’épreuve
du droit ou de la preuve contraire. De même, les décisions rendues en application de l’article 61 du
Règlement de procédure et de preuve du Tribunal n’apportent pas la preuve des actes allégués. Ces
décisions sont rendues exclusivement sur les élém ents de preuve présentés par le procureur et
permettent la délivrance d’un mandat d’arrêt intern ational. C’est encore un acte de procédure qui
ne peut pas préjuger de la culpabilité.
80. Alors, le requérant essaye de conférer une valeur probante aux décisions rendues en
application de l’article 98bis du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal sur les requêtes
soumises par la défense aux fins d’acquittement. Il faut dire, et c’est une particularité de la - 33 -
procédure devant ce Tribunal, ces requêtes sont présentées par la défense, juste après la
présentation de l’affaire du procureur, mais avant que la défense ait commencé à présenter ses
propres moyens de preuve. Le texte de l’article 98bis du Règlement de procédure confirme qu’il
s’agit là de demander au Tribunal une décision qui peut mettre un terme aux poursuites, mais si le
Tribunal la refuse, elle ne préjudicie en rien de la décision finale qui peut toujours rester
l’acquittement. L’article 98 du Règlement du Tribunal dispose que :
«A la fin de la présentation des moye ns à charge, la Chambre de première
instance doit, par décision orale et après avoir entendu les arguments oraux des parties
[nous ne sommes pas dans l’écrit, mais bien dans l’oral], prononcer l’acquittement de
tout chef d’accusation pour lequel il n’y a pas d’éléments de preuve susceptible de
justifier une condamnation.»
En réalité, il s’agit de quoi à ce stade. Il s’agit là simplement d’éliminer des actes d’accusation qui
reprennent généralement une très longue liste d’incriminations, il s’ agit à ce stade de la procédure,
d’éliminer les chefs d’accusation qui ne repo sent sur aucun élément de preuve et qui ont
simplement été avancés par l’accusation mais que l’accusation n’étaye sur rien. S’il existe, au
contraire, des éléments de preuve susceptibles d’entraîner une condamnation, le procès, c’est-à-dire
la discussion, continue sur la pertinence de ces éléments. Mais, l’article 98bis du Règlement du
Tribunal, vous l’avez vu, qui est une procédure orale, ne préjuge en rien au jugement de l’affaire !
81. Alors, s’agissant maintenant des jugement s, nous sommes dans une jurisprudence. Bien
entendu, votre Cour n’est pas liée par cette jurisprude nce, mais elle est intéressante dans ce que le
Tribunal pénal international a bala yé dans toutes ces enquêtes menées, cette procédure conduite et
ces jugements rendus, à la fois cette période et ces li eux; et, s’agissant des jugements, le requérant
29
fait souvent référence au premier juge ment qui a été rendu dans l’affaire Tadic , la première
affaire jugée devant le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie. La référence à cette affaire par le requérant
est compréhensible car au moment du dépôt des écritures des Parties, l’affaire Tadic était l’une des
rares jugées par le Tribunal. Cependant, la preuve du génocide n’y a pas été établie. En effet, cette
affaire, au lieu d’affirmer la thèse du génocide, l’infirme et ne contribue en rien à la cause du
requérant. Dans l’affaire Tadic, le procureur n’a même pas accusé Dusko Tadic de génocide. Le
procureur, dans l’affaire Tadic, n’allègue même pas que le génocide aurait été commis dans cette
29 o
TPIY, Le procureur c. Dusko Tadic, affaire n IT-94-1, 15 juillet 1999 («l’affaire Tadic»). - 34 -
ville, dans cette région qui revient toujours deva nt votre procès, c’est-à-dire à Prijedor, cette
municipalité qui était sur la frontière, si je puis di re, entre les zones d’influence bosniaque et serbe
et pour lesquelles on s’est tant battu. Et bien, le procureur dans l’affaire Tadic, n’allègue même pas
que le génocide aurait été commis à Prijedor. DuskoTadic a été accusé de crimes contre
l’humanité et a été condamné pour ces crimes. Ce tte affaire ne contient donc aucune preuve du
génocide contrairement aux allégations du requérant.
82. Bien entendu, encore une fois, votre Cour n’est pas liée par cette qualification juridique
mais elle tiendra certainement compte du fait que le procureur du Tribunal, après une enquête
approfondie, dans sa poursuite, n’a même pas accusé Dusko Tadic de génocide. Le procureur, dans
la logique de sa tâche d’accusateur, utilise pourtant dans les actes d’accusation toutes les charges
possibles, et il allègue, vous allez le voir dans la jurisprudence, généralement, le génocide dans
toutes les affaires où un soupçon, même infime, exis te. La jurisprudence du Tribunal permet en
effet les charges cumulatives. On peut en discuter très longtemps en droit pénal, mais c’est ainsi, la
Chambre d’appel du Tribunal a jugé que : «Le cumul de qualifications est autorisé parce que avant
la présentation de l’ensemble des moyens de pre uve, on ne peut déterminer avec certitude laquelle
30
des accusations portées contre l’accusé sera prouvée.» C’est une particularité, cette affaire de
cumul ou de conflit de qualifications a fait couler beaucoup d’encre mais, cel a a été tranché par la
Chambre d’appel du Tribunal, on ne peut déterminer avec certitude laquelle des accusations portées
contre l’accusé sera prouvée. Donc, on énonce touj ours la totalité des charges possibles. Je dis
bien la totalité des charges po ssibles. Le procureur très s ouvent allègue donc le génocide,
cumulativement avec le crime le plus proche, qui est le crime contre l’humanité. Or, dans l’affaire
Tadic, il ne l’a pas fait. Par ailleurs, dans trois affaires concernant la région de Prijedor dans
lesquelles le procureur a allégué le génocide ⎯génocide allégué par le procureur dans cette
municipalité de Prijedor dont vo us avez beaucoup entendu parler ⎯ il s’agit de l’affaire Sikirica,
l’affaire Brdjanin et l’affaire Stakic, les accusés ont été tous les trois acquittés du crime de
génocide. Ils ont été condamnés pour crime contre l’humanité, qui est certes un crime atroce, mais
qui n’est pas le crime de génocide.
30TPIY, Le procureur c. Mucic et consorts , affaire n IT-96-21-A, arrêt de la Cham bre d’appel, 20 février 2001,
par. 400. - 35 -
83. Si vous le voulez bien, examinons rapi dement ces trois affaires qui se sont déroulées
dans cette région puisque depuis le dépôt des écr itures du requérant elles ont été jugées par le
Tribunal. Et nous allons nous appuyer sur ces trois jugements, pour établir que le génocide n’a pas
été commis en Bosnie-Herzégovine et pour démontrer que le requérant n’en apporte pas la preuve.
c) Peut-on qualifier les actes commis en Bosnie-Herzégovine de meurtre, acte matériel
constitutif du génocide ?
84. Commençons par l’affaire Sikirica, elle concerne le camp de prisonniers de Keraterm.
Voyons ensuite l’affaire Stakic, parce que M. Stakic était le maire élu de Prijedor. Enfin, Brdjanin
était le président de la cellule de crise de la Bosanska Krajina, c’est-à-dire de toute la région. Nous
avons donc, un gardien de camp, le maire d’une ville, un président de région. Nous avons donc là
quelque chose de très important, c’est que nous n’avons pas simplement la partie militaire, nous
avons la partie politique, c’est-à-dire que nous av ons à examiner le plan génocidaire élaboré
évidemment par la pensée politique puisque le maire de Prijedor, comme le président de la cellule
de crise, appartenaient au même parti politique, le SDS. Or, le Tribunal a estimé que certains faits
constituaient des crimes contre l’humanité mais qu’aucun ne pourrait recevoir la qualification de
31
génocide .
85. Et dans l’affaire Stakic, dans l’affaire du maire, les juges du Tribunal ont conclu que
l’objectif du SDS, c’est-à-dire le parti démocrati que serbe, dans la municipalité de Prijedor, était
d’établir une municipalité serbe et que les preuv es étaient insuffisantes pour conclure que le but
était la destruction des Musulmans, alors qu’il s’ agissait seulement d’éliminer toute menace venant
des Musulmans parce que la sécurité des Serbes et la protection de leurs droits apparaissaient
comme leur intérêt principal 32. Le Tribunal a conclu qu’au regard des éléments de preuve
présentés en l’espèce, il n’était pas convaincu qu’un génocide ait eu lieu à Prijedor . 33
86. S’agissant du jugement rendu dans l’affa ire du camp de Keraterm comme suite à la
requête de la défense de l’accusé Sikirica aux fins d’acquittement pour les charges de génocide 34, la
31 TPIY, Le procureur c. Dusko Sikirica et consorts , affaire n IT-95-8 («l’affaire Keraterm»), acte d’accusation,
30 août 1999; Le procureur c. Milomir Stakic , affaire n IT-97-24, acte d’accusation, 10 avril 2002;Le procureur c.
Radoslav Brdjanin, affaire nIT-99-36, acte d’accusation, 9 décembre 2003.
32 TPIY, Le procureur c. Stakic, affaire n IT-97-24-T, jugement, 31 juillet 2003, par. 553 et 561.
33 Id., par. 561.
34 o
TPIY, Le procureur c. Dusko Sikirica (Keraterm) , affaire n IT-95-8-T, jugement re latif aux requêtes de la
défense aux fins d’acquittement, 3 septembre 2001. - 36 -
Chambre de première instance a conclu que les él éments de preuve n’ont pas démontré que le
groupe comme tel était la cible des actes criminels. Aux termes de ce jugement, les actes criminels
étaient dirigés vers les membres individuels d’un groupe 3. La Chambre a été d’avis que si les
mauvais traitements étaient prouvés, le crime pertinent est le crime contre l’humanité, la
persécution et non pas le génocide. Par conséquent, même si les éléments de preuve démontraient
qu’une partie de la population musulmane ou croate de Bosnie-Herzégovine était prise pour cible,
la cible n’était pas le groupe comme tel, mais des membres individuels de ce groupe. En
conséquence, la Chambre a conclu que, s’agi ssant du camp de Keraterm, aucun élément requis
pour la constitution du crime de génocide n’a été démontré.
87o.no,trairement aux allégations du requérant , nous pouvons dire que la
jurisprudence du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, au moins en ce qui concerne la vaste région de
Prijedor, contredit tout à fait la thèse du requérant.
88. Le Tribunal n’a pas pu établir le génoc ide dans la région de la BosanskaKrajina (la
Bosnie occidentale) comprenant seize municipalités. Et, dans l’affaire Brdjanin, qui était le
président de la cellule de crise, l’homme politi que responsable de cette région, la Chambre de
36
première instance a jugé que le génocide n’a pas été prouvé .
89. Et il ressort des jugements cités que les Serbes de Bosnie et les Musulmans bosniaques
dans la région de Prijedor, et ailleurs en Bosanska Krajina, se sont livrés, c’est vrai, à une lutte
féroce pour le contrôle des territoires. Il ressort également des jugements du Tribunal que la prise
du pouvoir sur les territoires était bien l’objectif mené par les Serbes de Bosnie, s’emparer du
territoire. On peut d’ailleurs ajouter que les deux autres parties au conflit, les Croates et les
Musulmans bosniaques, avaient exactement le même but de guerre. On l’a vu, par exemple, à
Mostar, entre les Croates et les Bosniaques, on l’a vu également lors de l’opération «tempête»
menée contre les Serbes en Krajina par les Croates et qui a conclu également à ce que la population
serbe disparaisse totalement de la Krajina conquise. Ainsi, nous dit le Tribunal, aucune intention
de détruire un groupe national, ethnique, racial ou religieux n’a pu être établie, aucune intention
n’existait. Or, le crime de génocide ne peut être commis que dans l’intention de détruire un groupe
35
Id., par. 90.
36TPIY, Le procureur c. Radislav Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 982. - 37 -
défini conformément aux termes de la convention sur le génocide et non pas de s’emparer par la
force de territoires.
90. Il en va exactement de même pour d’au tres régions de la Bosnie-Herzégovine. Le
requérant allègue que le génocid e aurait eu lieu à Sarajevo, BosanskiSamac, Brcko, Bratunac,
Zvornik, Gorazde, Foca, Mostar, Bihac, Visegrad et Srebrenica. Le Tribunal pour
l’ex-Yougoslavie a eu l’occasion de se prononcer su r beaucoup de ces événements. Il s’est
prononcé sur les événements de Sarajevo, de Br cko, de Bratunac, de Foca, de Visegrad, de
BosanskiSamac et de Srebrenica et il n’est jamais arrivé à la conclusion que les faits commis à
Sarajevo, Brcko, Bosanski Samac, Foca, Visegrad et Bratunac aient constitué le génocide. Aucune
conviction de génocide n’a été prononcée dans ces affaires.
91. Quant aux références à la ville de Most ar dans le mémoire du requérant (mémoire,
par. 2.2.5.3), je dirais qu’elles seraient un peu ridicu les si les événements n’étaient pas si tragiques.
Mostar est située à la limite de la Bosnie et de la Croatie. Avant la guerre 20 % de la population de
Mostar était serbe, aujourd’hui quelques Serbes sont restés, ils font peut-être 1 % de la population.
Mostar était depuis le début de la guerre une ville que les Croates et les Musulmans se sont
disputée, tandis que les Serbes en ont été tous chassés et n’y existent plus.
92. Les références à Bihac (réplique, chap .5, par.34) sont également extrêmement
tendancieuses. Dans la ville de Bihac, deux forces musulmanes étaient présentes, issues du même
parti ⎯il faut le souligner parce que c’est important ⎯, les forces de Fikret Abdic, qui
combattaient contre les forces gouvernementale s d’AlijaIzetbegovic, qui avait déployé son
e
5 corps de l’armée de la Bosnie-Herzégovine pour réduire la défense de Fikret Abdic et donc de la
région de Bihac. Les deux factions musulmanes, qui se sont livrées dans cette ville à de féroces
combats, n’avaient pas évidemment un but génocidai re. Elles n’étaient pas d’accord sur la forme
que l’Etat bosniaque devait prendr e, elles n’avaient pas la même conception de l’Etat qui devait
être créé. Les Serbes de Bosnie, mais également les Serbes de Croatie, ont aidé pendant toute la
guerre la tendance de Fikret Abdic qui soutena it des thèses qui semblaient aux Serbes plus
modérées que celles du président Izetbegovic, notamment sur la nature laïque de l’Etat à créer. Si
une intention génocidaire avait existé chez les Serbes contre les Musulmans bosniaques en tant que
groupe, en tant que groupe ethnique ou en tant que groupe religieux, il est évident que les Serbes - 38 -
n’auraient pas aidé les Musulmans de Fikret Abdic car la guerre entre les Serbes de Bosnie et les
Musulmans n’était pas une guerre fondée sur des di fférences ethniques, nationales ou religieuses.
La guerre en Bosnie-Herzégovine a été une guerre provoquée par les différences politiques
concernant la conception même de l’Etat de Bosn ie-Herzégovine et de l’équilibre des pouvoirs des
différentes minorités composant cet Etat, je reviendrai plus tard sur cette question.
93. Venons-en à Srebrenica ⎯et c’est-là, la seule affaire. Le Tribunal pénal pour
l’ex-Yougoslavie a effectivement retenu la qualification juridique de complicité de génocide contre
le général Krstic qui commandait le corps d’armée de la Drina. Cette décision mérite une analyse
juridique particulière parce que la qualification de complicité de génocide est pour le moins étrange
eu égard aux faits retenus par le Tribunal. Nous l’avons déjà dit, mais l’affaire de Srebrenica est
tellement tragique qu’il est certainement beso in que nous le redisions encore: il s’agit
probablement de l’un des pires moments de la guerre civile de Bosnie-Herzégovine.
94. Srebrenica était avant que n’éclate la guerre civile une municipalité ⎯ en Serbie, il y a la
ville, le bourg et puis la munici palité, qui est le territoire autour ⎯ de trente-septmillehabitants,
riche de ses ressources naturelles et notamment de ses mines. Les Serbes constituaient environ le
quart de la population de la m unicipalité. La ville même compta it sixmillehabitants dont mille
sept cents étaient serbes. Ces dern iers furent rapidement expulsés, tout au début de la guerre, par
les forces musulmanes bosniaques. Leur commanda nt, NaserOric, inculpé par le Tribunal pour
l’ex-Yougoslavie en2003, en fit rapidement une place forte d’où partaient des expéditions
militaires contre les villages serbes. Ces expéd itions qui avaient pour objet de vider la population
serbe de la totalité de la municipalité entourant Srebrenica firent plusieurs centaines de victimes
parmi les paysans serbes.
95. Une première fois en 1993, les NationsUn ies évitèrent la conquête de la ville par les
forces serbes; on se souvient de l’acte du généra l Morillon se rendant à peu près seul dans cette
ville et promettant aux habitants qu’ils serai ent protégés. Les NationsUnies prirent une
résolution824 (1993) du 6mai1993. Puis une résolution836 (1993) du 4juin1993 autorisant la
FORPRONU, en riposte à des violations des zones de sécurité, «à prendre les mesures nécessaires - 39 -
y compris en recourant à la force» 37. Un bataillon de l’armée hollandaise y fut disposé (le
Dutchbat); il s’y trouvait lorsqu’en juillet 1995 le général Radislav Krstic, qui commandait le corps
de la Drina de l’armée de la Republika Srpska, se rendit maître de l’enclave. Les femmes, les
enfants, les hommes âgés purent rejoindre le territoire tenu par les Musulmans bosniaques à travers
un corridor, tandis que les hommes en âge de porter les armes ou ayant fait partie des forces
militaires ont été exécutés.
96. Dans l’affaire Blagojevic, le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie a établi que :
«As the situation in Srebrenica escalat ed towards crisis on the evening of
10July, word spread through the Bosnian Muslim community that the able-bodied
men should take to the woods, form a co lumn together with members of the
28thDivision of the ABIH [Army of Bo snia and Herzegovina] and attempt a
breakthrou38 towards Bosnian Muslim held territory to the north of the Srebrenica
enclave.»
Le Tribunal a donc jugé que les hommes en âge militaire, ensemble, et les membres de la
e
28 division de l’armée de Bosnie-Herzégovine qui te nait Srebrenica ont reçu l’ordre de sortir de
l’enclave, de tenter une percée à travers les lignes serbes en laissant derrière eux la population
civile. Il s’agissait donc d’une opération militaire de retraite devant l’av ance des forces de la
Republika Srpska. La grande majorité des homm es tués et disparus étaient dans ce groupe. La
question logique qui se pose est de savoir si l’on peut considérer toutes ces victimes comme de
simples civils.
97. Madame le président, Messieurs les juges, la discussion sur la qualification juridique de
cet événement tragique m’est particulièrement pénible. Elle est difficile car Srebrenica est une
tragédie et la discussion sur la qualification juridique peut sembler extrêmement cynique.
Cependant, nous sommes dans un pro cès devant votre Cour, devant la plus haute juridiction, dans
un procès où un Etat, la Serbie-et-Monténégro, est accusé de génocide. Il m’appartient de vous
convaincre que cet Etat, que l’Etat de Serbie-et- Monténégro, n’avait aucune intention génocidaire
quelconque dans l’affaire de Srebrenica.
37
Résolution du Conseil de Sécurité 836 (1993), par. 9.
38TPIY, Le procureur c. Vidoje Blagojevic , affaire n IT-02-60-T, Chambre de première instance, jugement,
17 janvier 2005, par. 218. - 40 -
98. Cette enclave à l’est de la Bosnie-Herzégovi ne dont la population serbe, je vous l’ai dit,
avait été chassée par les forces musulmanes dès l’or igine du conflit, était à l’évidence un objectif
stratégique de la Republika Srps ka. Cette situation était bien connue des NationsUnies qui
devaient en assurer la protection en déployant d es forces internationales, et notamment le bataillon
hollandais. Mais cette enclave protégée n’a jama is été démilitarisée, elle accueillait, outre la
défense territoriale de la Bosnie-Herzégovine, la 28 edivision de l’armée de Bosnie-Herzégovine,
soit une force militaire de plus de cinq mille hommes. La situati on militaire de l’enclave, attaquée
par les troupes de la RepublikaSrpska, devena it à ce point militairement intenable pour la
Bosnie-Herzégovine que l’UNHCR avait proposé, bien avant la tragédie de juillet1995,
l’évacuation de la population civile de Srebrenica. Le jugement du Tribunal rendu dans l’affaire
Blagojevic rappelle «While large-scale evacuation of the endangered population had been proposed
as an alternative way to save th e lives of the people trapped in Srebrenica by the UNHCR, this
39
course of action was rejected.» Le gouvernement de Sarajevo, à l’époque, a plaidé auprès du
Conseil de sécurité qu’une telle évacuation revien drait à admettre le nettoyage ethnique. C’est
donc dans ces conditions qu’ordre fut donné aux forces militaires musu lmanes, c’est-à-dire
pratiquement à tous les hommes pouvant porter les armes, de quitter l’enclave en tentant une percée
et c’est dans ces conditions que les prisonniers furent exécutés massivement par les Serbes de
Bosnie tandis que la population civile, chassée de la ville, enfants, femmes, personnes âgées
rejoignaient la région de Tuzla en présence du ba taillon hollandais des Nations Unies qui était sur
place.
99. Le Tribunal a jugé le général Krstic et le colonel Blagojevic complices de génocide. Le
jugement du colonel Blagojevic prononcé par la Chambre de première instance n’est pas encore
définitif. S’agissant de l’arrêt du général Krstic , le Tribunal l’a jugé coupable de complicité de
génocide sans que l’on sache d’ailleurs qui serait l’au teur principal du crime et surtout sans établir
l’intention génocidaire personnelle du général Krstic. La questi on qui se posait au Tribunal était
celle de savoir si l’exécution des hommes en âge militaire ét ait inspirée par une intention
génocidaire ou simplement par l’intention purement militaire de réduire ou de détruire le potentiel
39
Affaire Blagojevic, jugement, 21 janvier 2005, par. 101. - 41 -
de l’armée de Bosnie-Herzégovine. En d’autr es termes, les Musulmans bosniaques ont-ils été
massacrés parce qu’ils étaient musulmans ou parce qu’ils représentaient un potentiel militaire à
l’heure où le partage du territoire de la Bosnie-Herzégovine était à la portée des belligérants ?
100. Certes, la réalité du massacre, quelles que soient sa cause et son ampleur, est à
l’évidence une tragédie, et le souci du juriste de la qualifier avec exac titude peut apparaître
inapproprié, mais une chose est d’éliminer des pr isonniers en violation des lois de la guerre, une
autre est d’exterminer un peuple pour la seule raison de sa nation, de son ethnie, de sa race ou de sa
religion.
101. Plusieurs commissions d’enquêtes, notamment une commission parlementaire française,
ainsi qu’une commission néerlandaise, se sont pe nchées sur ce drame, les responsables militaires
hollandais ont été entendus, comme les respon sables militaires français, puisque le corps
international était alors commandé par le général Ja nvier. La lumière n’a jamais été complètement
faite. Des opérations militaires des Musulmans bos niaques ont certainement eu lieu à partir de
l’enclave contre des villages serb es environnants, le bataillon hollandais a peut-être été pris en
otage par les forces musulmanes bosniaques dans le partage territorial dont on discutait alors. Lieu
de tension extrême, ce territoire a été le lieu d’extrêmes atrocités.
102. Peut-on dire en toute honnêteté juridique que ce crime constitue, au-delà de tout doute
raisonnable, le génocide plutôt que l’élimination criminelle de la force militaire adverse constituant
le crime de guerre? Votre Cour, je le sais bien, n’est pas une cour d’appel du Tribunal pour
l’ex-Yougoslavie et il n’apparaît donc pas nécessai re d’entrer dans une discussion des décisions
rendues par cette institution à l’encontre d’auteur s présumés des faits. Votre Cour remarquera
toutefois que les parties ne sont pas les mêmes et cette différence de parties au procès nous permet
d’ailleurs d’avoir un regard différent sur les décisions du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie.
103. Mon honorable collègue Ian Brownlie vous a indiqué clairement que ces faits,
accomplis lors d’une guerre civile interne à la Bosnie-Herzégovine, ne sont pas imputables au
Gouvernement de Serbie-et-Monténégro qui n’était pas partie au conflit, pas plus qu’il n’était partie
au procès du général Krstic ou à tout autre procès de vant le Tribunal. S’agissant de cette affaire, il
faut noter que le jugeme nt rendu dans l’affaire Blagojevic reconnaît que la guerre en
Bosnie-Herzégovine, au moins en ce qui concerne l’ affaire de Srebrenica, était une guerre civile - 42 -
interne. Cette conclusion s’impose lorsque l’on lit le paragraphe 599 de ce j ugement qui traite de
l’application des conventions de Genève et conclut : «this Trial Chamber does not find any reason
40
why this general principle should not be applicable also to non-international conflicts » . Le
Tribunal, ce faisant, retient l’application des c onventions de Genève à un conflit qualifié de non
international. Si le conflit en Bosnie-Herzégovine , et notamment à Srebrenica, était international,
la question de l’applicabilité des conventions de Genève ne se serait pas posée à la Chambre et l’on
ne peut pas résoudre ainsi l’hi stoire de la dissolution de la Yougoslavie, puis de la
Bosnie-Herzégovine.
104. L’arrêt rendu par la Chambre d’appel du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, dans l’affaire
du général Krstic, le 19 avril 2004, a établi que les femmes, les enfants et les personnes âgées de
Srebrenica ont été évacués de l’enclave par un corri dor leur permettant de rejoindre le territoire
sous le contrôle du Gouvernement de Bosnie -Herzégovine. La Cham bre d’appel du Tribunal
estime cependant que ce transfert de population partic ipait à l’intention génocidaire. Ce faisant, le
Tribunal ne cherche pas à déterminer quelle a été la cause principale de l’ évacuation tragique de
l’enclave de Srebrenica.
105. En 1995, le bataillon hollandais, stationné dans cette région, appartenant aux forces de
paix des Nations Unies, a participé activement à l’ évacuation de la population civile de Srebrenica
vers les territoires sous le contrôle des Musulmans bosniaques. Il y a participé activement, dans un
but semble-t-il non pas de génocide mais bien de protection de cette population civile. Si quelques
mois auparavant la proposition de l’UNHCR avait été ac ceptée, de nombreuses vies auraient été
sauvées. Or, la proposition de l’UNHCR n’a pas été acceptée et son rejet n’était que la
conséquence directe de la lutte des parties au conflit pour la conquête des territoires.
106. Certes, un plan de partage de la Bosnie -Herzégovine venait juste d’échouer, mais la
recherche des territoires comportant des populati ons homogènes dans les Etats nouvellement créés
se poursuivait. Et rappelez-vous, à ce point qui me semble extrêmement important, c’est que si ce
plan international échoue, c’est contre la volonté de la Serbie-et-Monténégro qui intervient de
toutes ses forces pour faire adopter ce plan. Et c’est à partir de l’échec de ce plan qu’il y a une
40
Affaire Blagojevic, jugement, 17 janvier 2005, par. 599. - 43 -
rupture totale entre la Republika Srpska et la République de Serbie-et-Monténégro qui va prendre
un certain nombre de mesures de rétorsion contre la Republika Srpska. Les populations serbes de
Sarajevo et Tuzla constituaient notamment une sorte de monnaie d’échange qui fut d’ailleurs
finalement utilisée comme le fut d’ailleurs, en Croatie, la population serbe de la Republika Krajina,
chassée de ses terres. Paradoxale ment, c’est la Serbie-et-Monténégro qui accueillit le plus de
réfugiés, parmi lesquels un nombre très significat if de Musulmans bosniaques, notamment de
Bosnie orientale et notamment de Zepa une au tre enclave musulmane prise par les Serbes de
Bosnie dans la suite de l’opération de Srebrenica. Dans l’acte d’accusation dans l’affaire Tolimir et
consorts, une affaire justement relative à Srebreni ca et Zepa, le procureur du Tribunal pour
l’ex-Yougoslavie allègue que «Les hommes musulman s ont fui en Serbie parce qu’ils craignaient
41
qu’on leur fasse du mal ou qu’on les tue s’ils se rendaient à l’armée de la Republika Srpska.» Il
s’ensuit en toute logique que ces Musulmans bosniaqu es ne craignaient pas de se rendre en Serbie-
et-Monténégro, puisque c’est là qu’ils ont trouvé refuge.
107. Il apparaît donc parfaiteme nt paradoxal que la Serbie-et- Monténégro ait eu une idée
génocidaire dans cette affaire à laquelle elle ne participait pas et recueille ensuite une partie
substantielle des réfugiés et des survivants. En réalité, l’instruction complète et impartiale des
événements de Srebrenica reste à faire. D’autant plus qu’il existe dans l’histoire récente de
nombreuses affaires d’extermination massive de prisonniers de guerre qui n’ont jamais été
qualifiées de génocide. Le plus célèbre de ces drames est certainement celui de Katyne, où l’armée
rouge exécuta tous les officiers polonais qu’elle av ait à sa merci. Cette affaire a fait l’objet de
nombreux commentaires, mais jamais de poursuites.
ii) Les atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale d’une personne
a) Les faits qui auraient constitué les atteintes graves aux termes de la convention sur le
génocide
108. Afin de démontrer le génocide constitué pa r les actes inhumains, le requérant se réfère
le plus souvent aux viols, à la torture et aux camps de détention qu’il décrit comme des camps de
41 o
TPIY, Le procureur c. Zdravko Tolimir et consorts, affaire n IT-04-80, acte d’accusation, par. 33. - 44 -
concentration. Pour ma part, je me concentrerai sur les camps de détention et la torture, et les viols
seront traités par ma collègue M Natacha Fauevau Ivanovic.
109. Le requérant considère que le génocide se déduit particulièrement de l’existence des
camps qu’il décrit comme des camps de concentration (mémoire, par. 2.2.1 et réplique, chap.5,
sect.5). Cependant, différents camps de détention tenus par les Serbes de Bosnie ont fait l’objet
des enquêtes et des procès du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie. En aucun cas, la qualification de
génocide n’a été retenue, bien que elle ait été, dans certains cas, alléguée par le procureur.
110. Les actes commis dans les camps, cités le plus souvent par le requérant, à savoir
Omarska, Keraterm, Trnopolje, Manjaca, les autres camps de la région de Bosanska Krajina, ainsi
que les camps Luka à Brcko, Susica et les camps à Foca, ont fait tous l’objet d’affaires jugées
devant le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie. Aucune condamnation pour le génocide n’a été
prononcée en raison des actes criminels qui ont pu y être commis.
111. Le requérant, d’ailleurs, dans son analyse des camps, ne fait aucun effort pour identifier
les camps dans lesquels des actes criminels, pouvant constituer le génocide, ont été commis. Sans
aucune différence il considère que les conditions dans tous les camps étaient telles qu’elles
prouvent l’existence du génocide.
112. Bien entendu, nous ne nierons pas que les camps en Bosnie-Herzégovine étaient
contraire au droit humanitaire et le plus souvent contraires au droit de guerre. Cependant, dans tous
les camps, les conditions n’étaient pas telles que le requérant le décrit. Ainsi, dans sa réplique
(chap. 5, par. 382) le requérant allègue pour le camp de Manjaca
«The camp held a limited number of women. During their stay in Manjaca they
were raped repeatedly. One young girl was raped in front of her mother and died soon
afterwards. Muslim inmates were also coerced to rape female prisoners. A
14 year-old boy was, for example, forced to have sex with a 60 year-old woman.»
Cette allégation du requéra nt, que celui-ci a repris du rapport de la commission des experts des
NationsUnies, est entièrement fausse. Le ca mp de Manjaca, camp militaire et de tradition
militaire, situé en Bosanska Krajina, était un ca mp militaire dans lequel il n’y a jamais eu ni
femmes ni enfants.
113. Par ailleurs, s’agissant du camp de Manj aca, M.Paddy Ashdown, haut représentant de
la communauté internationale en Bosnie-Herzégovine , était en 1992 l’envoyé spécial du Secrétaire - 45 -
général des Nations Unies. Et il a eu l’occasion de visiter Manjaca et il a déclaré à sa sortie de ce
camp, qui est si souvent cité par le requérant pour ses conditions supposées génocidaires, que le
camp était dirigé correctement . Cette déclaration a été, par ailleurs, confirmée par le témoignage
d’un ancien détenu dans le camp de Manjaca, déte nu musulman, qui est venu témoigner devant le
Tribunal pour l’ex-Yougoslavie lors du procès Brdjanin 43. Par ailleurs, il ressort du procès
Brdjanin, dans lequel le camp de Manjaca et ses cond itions ont été jugés, qu’une délégation de
Merhamet, c’est-à-dire l’organisation humanitaire musulmane, a pu visiter ce camp en1992 et a
trouvé que «les conditions matérielles étaient mauva ises, surtout en terme d’hygiène, mais aucun
44
signe de mauvais traitement ou d’exécution de prisonniers n’a été observé» . C’est le rapport de
Merhamet qui, pense-t-on, doit être à tout le moins objectif.
114. Bien que nous n’ayons pas suffisamment de temps pour dénoncer toutes les
contrevérités contenues dans les écritures du requérant, nous sommes obligés de dénoncer
l’allégation selon laquelle, en 1995, cinq cent quarante personnes , préalablement détenues à
Manjaca, auraient été exhumées des fosses communes en Bosnie occidentale (réplique, chap.5,
par.384). Le requérant veut faire croire qu’en faisant état de cette allégation il rapporte les
conclusions du groupe en charge des personnes disp arues sur le territoire de l’ex-Yougoslavie,
contenues dans le document des Nations Unies (E/CN.4/1996/36). Or, ce document effectivement
rapporte le fait que cinq cent quarante corps ont ét é exhumés et il présume qu’il s’agit des anciens
détenus de Manjaca. Contrairement à l’allégati on du requérant, le rapport ne contient aucune
certitude sur l’identité de ces personnes, sur leur na tionalité, sur la cause ou la date de leur mort.
Les enquêtes du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie c oncernant ce camp n’ont jamais envisagé qu’un
tel nombre de prisonniers puissent y être tués et le nombre de personnes tuées dans toute cette
45
période s’établit dans l’affaire Brdjanin à dix personnes .
115. S’agissant du camp de Keraterm, le procureur du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie a
essayé de prouver le génocide dans le camp de Keraterm. Cependant, les juges du Tribunal ont
42 o
Comptes rendus de l’affaire Brdjanin et Talic, affaire n IT-99-36-T, 25 février 2002, p. 2226, 26 février 2002,
p. 2270-2271 et 5 juin 2002, p. 6714 et 6715.
43Compte rendu de l’affaire Brdjanin et Talic, affaire n IT-99-36-T, 5 juin 2002, p. 6714 et 6715.
44Compte rendu de l’affaire Brdjanin et Talic, affaire n IT-99-36-T, 5 juin 2002, p. 6713.
45Affaire Brdjanin, affaire n IT-99-36-T, jugement, 1 septembre 2004, par. 440. - 46 -
jugé que le nombre total des victimes dans la région de Prijedor où le camp de Keraterm était situé,
au sens des alinéas a), b) et c) de l’article 4.2 du Statut du Tribunal, est d’environ mille à
mille quatre cents Musulmans sur les quarante-trois mille trois cent cinquante et un Musulmans de
la municipalité de Prijedor, soit entre 2 % et 2,5 % et ils ont conclu qu’il serait difficile de qualifier
ce pourcentage de proportion «assez substan tielle» du groupe des Musulmans de Bosnie à
46
Prijedor . En plus, les juges ont affirmé que le nom bre de Musulmans et de Croates de Bosnie
détenus ailleurs qu’au camp de Keraterm, victimes au sens de l’article 4.2 du Statut du Tribunal, est
négligeable et ont finalement conclu qu’«il apparaît clairement que l’ on ne peut conclure dûment à
une intention de détruire une proportion substantielle des Musulmans ou des Croates de Bosnie» 4.
116. Par ailleurs, le nombre des détenus dans ces camps est fortement exagéré. Si l’on se
réfère à la liste des camps citée par le requéra nt dans son mémoire (par.2.2.0.1), plus de
troiscentmillepersonnes auraient été détenues dans des camps par les Serbes de Bosnie. Or, ce
chiffre est improbable. L’inexactitude de ce chiffre ressort des inconsistances du requérant
lorsqu’il parle du nombre des détenus. Lors de la plaidoirie du 1 ermars 2006, Mme Karagiannakis
vous a indiqué que le nombre des détenus se situ ait entre cent mille et deuxcentmille. Bien
entendu, si l’on se réfère au nombre de cen t mille, ce nombre est déjà effrayant, mais
cent mille personnes c’est cependant trois fois moins que trois cent mille. Par ailleurs, le seul fait
que des chiffres différents apparaissent dans différentes écritures et plaidoiries du requérant
démontre qu’il n’a même pas cherché à établir réelle ment le nombre de détenus, et donc la réalité
des faits est que l’on cite, à la volée, des chiffres très approximatifs.
117. Le nombre des détenus dans un même camp diffère aussi sensiblement dans les
écritures du requérant. Ainsi, par exemple, le nombre des détenus dans le camp d’Omarska, dans la
même période (ce camp a été ouvert de juin à août 1992) ⎯ n’oubliez pas que ce sont des camps
qui généralement ont eu des durées assez courtes ⎯, varie dans les écritures du requérant de
trois mille à onze mille (mémoire, par. 2.2.1.4).
46 o
TPIY, Le procureur c. Dusko Sikirica (Keraterm) , affaire n IT-95-8-T, jugement re latif aux requêtes de la
défense aux fins d’acquittement, 3 septembre 2001, par. 72.
47Id., par. 75. - 47 -
118. Le requérant allègue que dans le camp de Trnopolje, tous les jours entre cinquante et
soixante personnes étaient tuées (réplique, chap. 5, par. 330). En sachant que ce camp a été ouvert
pendant quatremois, le nombre de personnes tu ées dans ce camp, si l’on fait une simple
multiplication, serait de sixmille, un nombre évide mment nullement établi par les preuves et, de
toute façon, complètement improbable compte tenu du nombre de prisonniers.
119. S’agissant du camp d’Omarska, situé à Pr ijedor, dans la région de Bosanska Krajina,
selon le requérant, entre milledeuxcents et de uxmillepersonnes auraient été tuées (mémoire,
par.2.2.1.4). Comme le requérant joue avec les chiffres, il faut dire que ce nombre, entre
mille deux cents et deux mille personnes, ne correspond pas à l’allégation pourtant avancée dans le
même paragraphe selon laquelle entre dix et vingt personnes auraient été tuées par jour. Si c’était
vrai, le nombre total des personnes tuées dans le camp d’Omarska, ouvert pendant trois mois, se
situerait entre neufcents et millehuitcents. Fina lement, dans sa réplique (chap.5, par.369), le
requérant avance le nombre de mille à cinq mille personnes tuées dans le camp d’Omarska. Si l’on
se réfère au jugement du Tribunal pour l’ex-You goslavie pour évaluer le nombre des victimes, non
pas dans un camp, mais dans toute la région concernée, on obtient là des chiffres très différents. Le
nombre total des personnes tuées en Bosanska Krajina tel qu’il a été établi dans le jugement de
l’affaire Brdjanin, le responsable de la région, da ns ce jugement le Tribunal estime que
48
mille six cent soixante-neuf personnes ont été tuées dans toute la région, y compris dans les
camps. Alors, le nombre des victimes dans ce c onflit est certainement atroce, mais on ne peut pas
laisser la propagande des belligérants l’exagérer sans fin.
120. S’agissant des autres camps, et notamment du camp de Luka dans la région de Brcko, le
requérant prétend que dans ce camp deux à troi smillepersonnes auraient été tuées (mémoire,
par.2.2.1.17). Dans sa répli que, le requérant augmente le nombre des victimes présumées et
avance le nombre de trois à cinqmillepersonnes (réplique, chap.5, par.398). Bien que ces
chiffres ne correspondent pas à la vérité, le requé rant ne les a pas inventés. La commission des
experts a effectivement mentionné le nombre de deux mille personnes tuées indiqué par un témoin
48 er
TPIY, Le procureur c. Radoslav Brdjanin, jugement, 1 septembre 2004, par. 465. - 48 -
49
et a finalement conclu que le nombre pou rrait se situer entre trois mille et cinq mille . Ce nombre
de troismilletués a égalemen t été avancé dans l’un des rapports du rapporteur spécial,
50
M. Tadeusz Mazowiecki . Or, si l’on se réfère au jugement rendu le 14 décembre 1999, prononcé
dans l’affaire Jelisic, il établit, au-delà de tout doute raisonnable, la mort de soixante-six personnes,
tandis que le procureur, lui, alléguait da ns son accusation un nombre dépassant de peu
cent victimes 51. Cette différence, là encore dans les ch iffres, démontre encore une fois le manque
de fiabilité des différents rapports lorsqu’il s’ag it de l’établissement des faits, parce que ces
rapports ont été établis à chaud, sans le recul du temps et sous le feu des propagandes des différents
belligérants. Cette différence démontre aussi que le nombre de victimes avancé par le requérant ne
correspond pas à la réalité mais, si le requérant ava it pris le soin de visiter un à un les arrêts du
Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, il aurait pu faire, comme malheureusement nous l’avons fait, ce
décompte macabre puisqu’il existe.
121. Finalement, en ce qui concerne le camp de Luka, le Tribunal a jugé dans l’affaire
Jelisic, qui est la seule affaire concernant la régi on de Brcko portée devant le Tribunal, que le
procureur n’a pas apporté les pr euves suffisantes permettant d’établir, au-delà de tout doute
raisonnable, l’existence d’un projet de destru ction du groupe musulman à Brcko dans lequel
52
s’inscriraient les meurtres commis par l’accusé . En conséquence, bien que dans cette affaire le
procureur ait essayé d’établir le génocide et notamme nt dans le camp de Luka, il n’a pas été suivi
par le Tribunal. Alors, je ne suggère pas évidemment que vous suiviez les conclusions du Tribunal
pour l’ex-Yougoslavie --vous n’êtes pas tenu par ses conclusions, vous n’êtes pas tenus par ses
jugements ⎯ mais qui mieux que les enquêteurs du Tribunal, nombreux, précis, méticuleux ont fait
la photographie de cette guerre atroce. Je pense qu e les faits établis devant le Tribunal doivent
servir de base factuelle pour la qualification juridiqu e des faits. Or, les faits établis par le Tribunal
49
«Final Report of the UnitedNations Commission of Experts», S/1994/674/Add. 2, vol. I, 28December1994,
annex III.A, «Special Forces», p. 142, par. 396.
50«Situation of human Rights in the territory of the former Yugoslavi a», Report submited by
M. Tadeusz Mazowiecki, Special Rapporteur of the Commission on Human Rights , E/CN.4/1993/50, 10Febuary1993,
annex II, p. 93, par. 749.
51TPIY, Le procureur c. Goran Jelisic, jugement, 14 décembre 1999, par. 90-91.
52Id., par. 98. - 49 -
concernant le camp de Brcko diffèrent substantie llement de ceux présentés par le requérant et ne
sont pas génocidaires.
122. S’agissant du camp de Foca auquel le requérant se réfère fréquemment (réplique,
chap.5, par.412-419), alléguant des conditions pa rticulièrement atroces, ce camp a été l’objet de
53 54
plusieurs affaires, et notamment des affaires Kunarac et Krnojelac , devant le Tribunal pour
l’ex-Yougoslavie mais là encore, dans ces affaires, le procureur n’a pas prétendu qu’un génocide y
avait été commis. Le procureur n’a pas retenu pour le camp de Foca l’accusation de génocide. Il
est évident qu’à plus forte raison, aucun j ugement pour génocide n’a été prononcé pour les
événements survenus dans la région de Foca.
123. Le requérant se réfère également à la camp agne de terreur et de torture qui aurait été
commise dans le nord de la Bosnie-Herzégovine et cite l’acte d’accusation dressé par le procureur
du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie dans l’affaire de Bosanski Samac (réplique, chap.5, par.145).
Encore une fois, force est de constater que cette affaire 55 ne fait aucune référence au génocide, et
que le génocide n’a pas non plus été allégué par le procureur. Et dans le même sens, nous pouvons
citer les actes criminels auxquels le requérant se réfère et qui auraient été commis par
Dragan Nikolic (réplique, chap. 5 par. 85) dans le camp Susica 56, ou par Dragan Gagovic (réplique,
57
chap. 7, par.9) dans le camp Foca , car aucune charge de génocide n’a été ni retenue ni alléguée
contre ces personnes. Par ailleurs, et il est signifi catif que jamais aucune charge de génocide n’ait
été alléguée sur la base des faits commis dans les camps de Foca, Susica ou Bosanski Samac.
124. Alors, pour prouver ses allégations, le re quérant cite les témoignages des anciens
détenus (réplique, chap. 5, par. 84, 104, 108, 113 , 155), les mêmes d’ailleurs qui ont déposé devant
le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie. Les même s dont le témoignage n’a pas permis d’établir
le génocide devant cette juridiction. Le Tr ibunal a écouté ces témoignages dans de nombreux
procès. Il les a enregistrés, il n’en a pas tiré les mêmes conclusions que le requérant.
53 o
TPIY, Le procureur c. Dragoljub Kunarac, affaire n IT-96-23&23/1.
54TPIY, Le procureur c. Milorad Krnojelac, affaire n IT-97-25.
55Le procureur c. Blagoje Simic et consorts, affaire n IT-95-9.
56Le procureur c. Dragan Nikolic, affaire n IT-94-2.
57 o
Le procureur c. Dragan Gagovic, affaire n IT-96-23. - 50 -
b) La notion juridique des atteintes graves à l’intégrité mentale ou physique d’une
personne et son application dans la présente affaire
125. Les atteintes graves à l’intégrité physi que ou mentale d’une pers onne font partie de
nombreux codes pénaux na tionaux. Dirigées contre le memb re d’un groupe, elles peuvent
constituer le crime contre l’humanité et lorsqu ’elles sont dirigées contre un groupe national,
ethnique, racial ou religieux et infligées avec l’inte ntion de détruire ce groupe en totalité ou en
partie, elles peuvent constituer le génocide.
126. Les atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale ont été jugées notamment dans la
célèbre affaire Eichmann dans laquelle la cour du district de Jérusalem a indiqué, dans son
jugement du 12décembre1961, que des atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de
membres du groupe peuvent être causées par l’esclavag e, la déportation, les persécutions, par la
détention dans les ghettos et les camps dans les conditions destinées à les dégrader et à les priver de
droits appartenant aux êtres humains, à les s upprimer et à leur causer souffrances et torture 58.
Cependant, ces actes constituent le génocide seule ment s’ils sont commis dans l’intention
d’exterminer un groupe et la cour de Jérusalem a jugé que tous les actes mentionnés précédemment
avaient été commis justement dans l’intention d’exte rminer le peuple juif. La cour de Jérusalem a
également jugé que ces mêmes actes constituent le crime contre l’humanité lorsque l’intention
d’exterminer un groupe n’est pas établie.
127. Le Tribunal pour le Rwanda a c onsidéré, notamment dans l’affaire Akayesu, qu’une
atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale comprend sans s’y limiter, les actes de torture, que
cette dernière soit physique ou mentale, les tr aitements inhumains ou dégradants, le viol, les
59
violences sexuelles, la persécution .
128. Le Tribunal pour l’ex-Yougoslavie a été en core plus précis en jugeant dans l’affaire
Stakic qu’une atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale s’entend, en particulier, par des actes
de torture, de traitements inhumains ou dégrad ants, de violences sexuelles, y compris les viols,
d’interrogatoires accompagnés de violences, de me naces de mort, et d’actes portant atteinte à la
santé de la victime ou se traduisant par une défiguration ou des blessures 60.
58
«Attorney-General of the Governement of Israel vs. A dolph Eichmann», Israël, «District Court» de Jérusalem,
12 décembre 1961, cité dans International Law Reports, vol. 36, 1968, p. 340.
59 o
TPIR, Le procureur c. Akayesu, affaire n IT-95-1-T, Chambre de première instance, jugement, par. 504.
60Affaire Stakic, jugement, 31 juillet 2003, par. 516. - 51 -
129. Les deux Tribunaux ad hoc ont considéré qu’il n’est pas nécessaire que les dommages
soient permanents ou irrémédiables, mais il faut qu’ils soient sérieux et durables.
130. Cependant, comme la cour de Jérusalem l’a fait remarqué lorsqu’elle a jugé l’affaire
Eichmann, tous ces actes, sans l’intention spéciale requise pour le génocide, constituent le crime
contre l’humanité. Seuls les actes commis dans l’intention particulière de détruire un groupe
national, ethnique, religieux ou racial en tout ou en partie constitueront le crime de génocide.
131. Il faut noter que l’intention doit être spécifiquement dirigée vers la destruction du
groupe, une simple intention discriminatoire n’est pas suffisante. Les actes de viols, de torture, les
autres actes inhumains commis dans une intention di scriminatoire constitueraient le crime contre
l’humanité, la persécution. La Chambre de première instance du Tribunal, présidée par le
jugeAntonioCassese, a jugé dans l’affaire Kupreskic que la persécution en tant que crime contre
l’humanité relève du même genre des actes criminels que le génocide.
«Il s’agit dans les deux cas de crimes commis contre les personnes qui
appartiennent à un groupe déterminé et qui sont visées en raison même de cette
appartenance … en d’autres termes quand la persécution atteint sa forme extrême
consistant en des actes intentionnels et dé libérés destinés à détruire un groupe en tout
ou en partie, on peut estimer qu’elle constitue un génocide.» 61
Il y a bien la gradation et l’importance encore une fois de l’intention génocidaire, du dessein
génocidaire.
132. Dans la présente affaire personne ne nie les graves souffrances qui ont été infligées à la
population civile de la Bosnie-et-Herzégovine. Pe rsonne ne nie, et surtout pas nous, que les actes
commis constituent souvent des atteintes graves à l’ intégrité physique et mentale des membres de
cette population. Cependant, votre Cour ne peut se satisfaire de constater les souffrances de la
population, les actes de torture, les viols, elle doit établir que toutes ces souffrances ont été
infligées avec l’intention de détruire un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Et cela, à ce
point de nos débats, n’a pas été démontré. Ce qui a été démontré, c’est l’existence de faits graves,
commis dans une situation particulièrement co mpliquée, dans un conflit armé, dans une guerre
civile et fratricide. Or, sans cette intention génocidaire, le crime de génocide n’est pas constitué.
61Le procureur c. Zoran Kupreskic et consorts, affaire n IT-95-16-T, Chambre de première instance, jugement,
14 janvier 2000, par. 636. - 52 -
iii)Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa
destruction physique totale ou partielle
a) Les faits allégués par le requérant cons tituant les conditions d’existence devant
entraîner la destruction physique totale ou partielle d’un groupe
133. Le requérant soutient dans sa réplique (cha p. 5, par. 168) que toutes les atrocités que la
population musulmane a souffert pendant cette guerre peuvent être classifiées dans la catégorie de
la soumission intentionnelle du groupe à des cond itions d’existence devant entraîner sa destruction
physique totale ou partielle et il souligne notamme nt le siège de villes, le bombardement de la
population civile, la privation de la nourriture, la déportation et l’expulsion.
134. Une grande partie de ces faits ont eu lieu, cependant dans un contexte qui est
malheureusement un contexte de guerre et qui a concerné toute la population, quelle que soit son
origine. Nous ne pouvons qu’être d’accord avec le requérant lorsqu’il d éclare dans sa réplique
(chap. 5, par. 168) qu’il est évident que dans tout conflit armé les conditions de vie de la population
civile se détériorent.
135. En effet, dans toute guerre la population civile est soumise à des souffrances. Mais il ne
suffit pas de proclamer ces souffrances. Il faut examiner l’état de guerre lui-même.
b) Le contexte : l’état de guerre
136. Le génocide allégué par le requérant aurait été commis da ns le contexte d’un conflit
armé, dans une guerre, et de surcroît dans une guerre civile. Bien entendu, le génocide peut être
commis aussi bien dans état de guerre que dans un contexte de paix. Cependant, lorsqu’on se
trouve dans un contexte de guerre, et de guerre fratricide, il faut te nir compte des réalités qui sont
propres à cet état de guerre et notamment des dangers que la population civile y encourt. Dans ce
contexte, un déplacement de popula tion est parfois nécessaire, et la convention de Genève rend
même obligatoires ces déplacements. Ainsi l’article 17 de la convention de Genève relative à la
protection de population civile en temps de guerre 62dispose :
«Les Parties au conflit s’efforceront de conclure des a rrangements locaux pour
l’évacuation d’une zone assiégée ou encerclée, des blessés, des malades, des infirmes,
des vieillards, des enfants et des femmes en couches, et pour le passage des ministres
de toutes religions, du personnel et du matériel sanitaires à destination de cette zone.»
62
Adoptée par la conférence diplomatique pour l’élaborati on de conventions internationales destinées à protéger
les victimes de la guerre, réunie à Genève du 21 avril au 12 août 1949, entrée en vigueur le 21 octobre 1950. - 53 -
C’est ce qu’avait proposé d’ailleurs l’UNHCR pour la région de Srebrenica.
137. Sans s’attarder sur le fait que cet artic le impose une obligation à toutes les parties au
conflit, donc également au requé rant, nous devons constater la logique de cette disposition qui
reconnaît implicitement que la population civile est forcément en danger dans un conflit armé.
L’article 49.2 de cette convention dispose :
«la puissance occupante pourra procéder à l’évacuation totale ou partielle d’une région
occupée déterminée si la sécurité de la population ou d’impérieuses raisons militaires
l’exigent. Les évacuations ne pourront entraîner le déplacement de personnes
protégées qu’à l’intérieur du territoire occ upé, sauf en cas d’impossibilité matérielle.
La population ainsi évacuée sera ramenée dans ses foyers aussitôt que les hostilités
dans ce secteur auront pris fin.»
138. Dans l’avis consultatif rendu dans l’affaire des Conséquences juridiques de l’édification
d’un mur dans le territoire palestinien occupé , rendu le 9 juillet 2004, votre Cour a constaté que
«le droit international humanitaire applicable comporte des dispositions permettants de tenir
compte dans certains cas des impératifs militaires» ( Conséquences juridiques de l’édification d’un
mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, par. 135).
139. Finalement la convention de Genève démontre qu’il est parfois difficile en temps de
guerre de faire une distinction entre l’évacuation de la population, qui est obligatoire et le transfert
forcé qui, lui, est interdit, car l’article 49.3 prévoit les conditions qui doivent être respectées et dans
les cas du transfert et dans les cas de l’évacuation. Cet article dispose que :
«La puissance occupante, en procédant à ces transferts ou à ces évacuations,
devra faire en sorte, dans toute la mesu re du possible, que les personnes protégées
soient accueillies dans des installations convenables, que les déplacements soient
effectués dans des conditions satisfaisantes de salubrité, d’hygiène, de sécurité et
d’alimentation et que les memb res d’une même famille ne soient pas séparés les uns
des autres.»
140. Il faut également rappeler que le déplacement des populations a toujours été un moyen
de règlement de certains conflits entre les parties en conflit et que l’histoire a connu de nombreux
déplacements de populations à la suite d’un conflit armé. Ainsi, le déplacement des populations,
loin d’être un crime, est souvent la solution p acifique retenue pour le règlement d’un conflit ou
d’un litige entre Etats, ainsi qu’un moyen de pr évention de nouveaux conflits. Après la Grande
guerre, et justement dans la région des Balkans, plusieurs conventions internationales ont contenu - 54 -
des clauses relatives à l’échange des populations. Po ur ne citer que celles concernant la région des
Balkans, on peut noter la convention pour l’écha nge des populations grecque et turque conclue à
Lausanne le 30 janvier 1923 et la convention gréco-bulgare sur l’émigration signée sur la base du
traité de paix conclu entre les Puissances alliées et associées et la Bulgarie.
141. La Cour permanente de Justice internati onale, le prédécesseur de votre Cour, a eu à se
prononcer sur ces deux conventions. Ainsi, s’agi ssant de la convention entre la Grèce et la
Turquie, la Cour permanente a confirmé son bien -fondé, bien qu’elle ait s ouligné la contradiction
de cette pratique avec les droits généralement reconnus aux indi vidus. La convention entre la
Grèce et la Turquie a pourtant prévu un échange obl igatoire, c’est-à-dire un transfert forcé. Après
quatreans de guerre, la communauté internationa le a estimé qu’il valait mieux déplacer les
populations que conserver la source d’un conflit ultérieur.
142. La convention gréco-bulgare sur l’émigration a été signée dans le même but et pourtant,
bien qu’ayant été signée sur le fondement de l’article 56, alinéa 2, du traité de paix conclu entre les
Puissances alliées et la Bulgarie, elle fait partie des dispositions relativ es à la protection des
minorités. En effet, dans son avis consultatif sur cette convention, rendu le 31juillet1930, qui
parle clairement de la dissolution des communautés ethniques et religieuses, la Cour permanente de
Justice internationale a jugé que :
«Le but général de l’acte est ainsi, par une émigration réciproque aussi large que
possible, d’éliminer ou de réduire dans les Balkans les foyers d’agitation irrédentiste
que l’histoire des période précédentes démontrait avoir été si fréquemment la cause de
douloureux incidents ou de graves conflits, et d’assurer mieux que par le passé
l’Œuvre de pacification des pays d’Orient.» ( «Communautés» gréco-bulgares, avis
consultatif, 1930, C.P.J.I. série B n 17, p. 17.)
143. Cet avis consultatif de la Cour permanente de Justice internationale concerne notre
région, le litige sur lequel vous devez vous prononcer concerne cette région. Aujourd’hui, un siècle
plus tard, l’avis consultatif rendu par la Cour permanente de Justice internationale n’a
malheureusement pas perdu son actualité et son utilisation dans le règlement global du conflit
yougoslave aurait probablement sauvé de nombreuses vies.
144. Les déplacements des populations accompagne nt tous les conflits. L’articleXIII du
protocole de Potsdam issu de la Conférence de Potsdam tenue après la deuxième guerre mondiale
du 17 juillet au 2 août 1945 prévoyait le transfert de la population allemande de la Pologne et la - 55 -
Tchécoslovaquie. D’autres transferts de la populati on allemande des pays de l’Europe de l’Est ont
eu lieu après la deuxième guerre mondiale. Ces tr ansferts ont été réalisés contre la volonté du
peuple allemand, mais personne n’a jamais eu l’idée de qualifier ces transferts de génocide.
Egalement ceux qui ont effectué le transfert de la population allemande, ceux qui l’ont aidé et ceux
qui ont approuvé n’ont certainement pas eu l’intent ion de détruire le peuple allemand bien que ce
transfert ait signifié dans certains cas la disparition du peuple allemand de certaines régions.
Voilà, Madame le président, Messieurs les juges, ce dont je voulais vous convaincre ce matin
et je vous remercie de m’avoir écouté.
The PRESIDENT: Thank you, Maître de Roux. The Court now rises, and the hearings will
resume at 10 o’clock tomorrow.
The Court rose at 1 p.m.
___________
Audience publique tenue le mardi 14 mars 2006, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de Mme Higgins, président