C5/CR 2005/3
Cour internationale International Court
de Justice of Justice
LA HAYE THE HAGUE
ANNÉE 2005
Audience publique
tenue le mardi 8 mars 2005, à 10 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de M. Ranjeva, président de la Chambre,
en l’affaire du Différend frontalier
(Bénin/Niger)
________________
COMPTE RENDU
________________
YEAR 2005
Public sitting
held on Tuesday 8 March 2005, at 10 a.m., at the Peace Palace,
Judge Ranjeva, President of the Chamber, presiding,
in the case concerning the Frontier Dispute
(Benin/Niger)
____________________
VERBATIM RECORD
____________________ - 2 -
Présents Ranjeva, président de la Chambre
MM. Kooijmans
Abraham, juges
MM. Bedjaoui,
Bennouna, juges ad hoc
M. Couvreur, greffier
- 3 -
Present: Judge Ranjeva, President of the Chamber
Judges Kooijmans
Abraham
Judges ad hoc Bedjaoui
Bennouna
Registrar Couvreur
- 4 -
Le Gouvernement de la République du Bénin est représenté par :
M. Rogatien Biaou, ministre des affaires étrangères et de l’intégration africaine,
comme agent;
M. Dorothé C. Sossa, ministre de la justice, de la législation et des droits de l’homme,
comme coagent;
M. Euloge Hinvi, ambassadeur de la République du Bénin auprès des pays du Benelux,
comme agent adjoint;
M. Robert Dossou, ancien bâtonnier, doyen honoraire de la faculté de droit de l’Université
d’Abomey-Calavi,
M. Alain Pellet, professeur de droit à l’Université de Paris X-Nanterre, membre et ancien président
de la Commission du droit international,
M. Jean-Marc Thouvenin, professeur de droit à l’Université de Paris X-Nanterre, avocat au barreau
de Paris, associé au sein du cabinet Lysias,
M. Mathias Forteau, professeur de droit à l’Université Lille 2 et à l’Institut d’études politiques de
Lille,
comme conseils et avocats;
M. Francis Lokossa, directeur des affaires juridiques et des droits de l’homme du ministère des
affaires étrangères et de l’intégration africaine,
comme conseiller spécial;
M. François Noudegbessi, secrétaire permanent de la commission nationale de délimitation des
frontières,
M. Jean-Baptiste Monkotan, conseiller juridique du président de la République du Bénin,
M. Honoré D. Koukoui, secrétaire général du ministère de la justice, de la législation et des droits
de l’homme,
M. Jacques Migan, avocat au barreau de Cotonou, conseiller juridique du président de la
République du Bénin,
Mme Héloïse Bajer-Pellet, avocat au barreau de Paris, cabinet Lysias,
M. Luke Vidal, juriste, cabinet Lysias,
M. Daniel Müller, attaché temporaire d’enseignement et de recherches à l’Université de
Paris X-Nanterre, - 5 -
The Government of the Republic of Benin is represented by:
Mr. Rogatien Biaou, Minister for Foreign Affairs and African Integration,
as Agent;
Mr. Dorothé C. Sossa, Minister of Justice, Legislation and Human Rights,
as Co-Agent;
Mr. Euloge Hinvi, Ambassador of the Republic of Benin to the Benelux countries,
as Deputy Agent;
Mr. Robert Dossou, former Bâtonnier, Honorary Dean of the Law Faculty, University of
Abomey-Calavi,
Mr. Alain Pellet, Professor of Law, University of Paris X-Nanterre, member and former Chairman
of the International Law Commission,
Mr. Jean-Marc Thouvenin, Professor of Law, University of Paris X-Nanterre, Avocat at the Paris
Bar, member of the Lysias law firm,
Mr. Mathias Forteau, Professor of Law at the University of Lille 2 and at the Lille Institute of
Political Studies,
as Counsel and Advocates;
Mr. Francis Lokossa, Director of Legal Affairs and Human Rights, Ministry of Foreign Affairs and
African Integration,
as Special Adviser;
Mr. François Noudegbessi, Permanent Secretary, National Boundaries Commission,
Mr. Jean-Baptiste Monkotan, Legal Adviser to the President of the Republic of Benin,
Mr. Honoré D. Koukoui, Secretary General, Ministry of Justice, Legislation and Human Rights,
Mr. Jacques Migan, Avocat at the Cotonou Bar, Legal Adviser to the President of the Republic of
Benin,
Ms Héloïse Bajer-Pellet, Avocat at the Paris Bar, Lysias law firm,
Mr. Luke Vidal, Lawyer, Lysias law firm,
Mr. Daniel Müller, temporary Teaching and Research Assistant, University of Paris X-Nanterre, - 6 -
Mme Christine Terriat, chercheuse à l’Université Paris XI-Paris Sud,
M. Maxime Jean-Claude Hounyovi, économiste,
M. Edouard Roko, premier secrétaire de l’ambassade du Bénin auprès des pays du Benelux,
comme conseillers;
M. Pascal Lokovi, expert cartographe,
M. Clément C. Vodouhe, expert historien,
comme conseils et experts;
Mme Collette Tossouko, secrétaire à l’ambassade du Bénin auprès des pays du Benelux,
comme secrétaire.
Le Gouvernement de la République du Niger est représenté par :
Mme Aïchatou Mindaoudou, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de l’intégration
africaine,
comme agent;
M. Maty El Hadji Moussa, ministre de la justice, garde des sceaux,
comme coagent;
M. Souley Hassane, ministre de la défense nationale;
M. Mounkaïla Mody, ministre de l’intérieur et de la décentralisation;
M. Boukar Ary Maï Tanimoune, directeur des affaires juridiques et du contentieux au ministère des
affaires étrangères, de la coopération et de l’intégration africaine,
comme agent adjoint, conseiller juridique et coordonnateur;
M. Jean Salmon, professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles,
comme conseil principal;
M. Maurice Kamto, professeur à l’Université de Yaoundé II,
M. Gérard Niyungeko, professeur à l’Université du Burundi, - 7 -
Ms Christine Terriat, Researcher, University of Paris XI-Paris Sud,
Mr. Maxime Jean-Claude Hounyovi, Economist,
Mr. Edouard Roko, First Secretary, Embassy of Benin to the Benelux countries,
as Advisers;
Mr. Pascal Lokovi, Cartographer,
Mr. Clément C. Vodouhe, Historian,
as Counsel and Experts;
Ms Collette Tossouko, Secretarial Assistant, Embassy of Benin to the Benelux countries,
as Secretary.
The Government of the Republic of Niger is represented by :
Ms Aïchatou Mindaoudou, Minister for Foreign Affairs, Co-operation and African Integration,
as Agent;
Mr. Maty El Hadji Moussa, Minister of Justice, Keeper of the Seals,
as Co-Agent;
Mr. Souley Hassane, Minister of National Defence,
Mr. Mounkaïla Mody, Minister of the Interior and Decentralization,
Mr. Boukar Ary Maï Tanimoune, Director of Legal Affairs and Litigation, Ministry of Foreign
Affairs, Co-operation and African Integration,
as Deputy Agent, Legal Adviser and Co-ordinator;
Mr. Jean Salmon, Professor Emeritus, Université libre de Bruxelles,
as Lead Counsel;
Mr. Maurice Kamto, Professor, University of Yaoundé II,
Mr. Gérard Niyungeko, Professor, University of Burundi, - 8 -
M. Amadou Tankoano, professeur à l’Université Abdou Moumouni de Niamey,
M. Pierre Klein, professeur à l’Université libre de Bruxelles,
comme conseils;
M. Sadé Elhadji Mahamane, conservateur en chef des bibliothèques et archives, membre de la
commission nationale des frontières,
M. Amadou Maouli Laminou, magistrat, chef de section au ministère de la justice,
M. Abdou Abarry, ambassadeur du Niger auprès du Royaume des Pays-Bas,
M. Abdelkader Dodo, hydrogéologue, maître assistant à la faculté des sciences de l’Université
Abdou Moumouni de Niamey,
M. Belko Garba, ingénieur géomètre principal, membre de la commission nationale des frontières,
M. M. Hamadou Mounkaïla, ingénieur géomètre principal, chef de service au secrétariat permanent
de la commission nationale des frontières,
M. Idrissa Y Maïga, conservateur en chef des bibliothèques et archives, directeur des archives
nationales, membre de la commission nationale des frontières,
M. Mahaman Laminou, directeur général de l’Institut géographique national du Niger, membre de
la commission nationale des frontières,
M. Mahamane Koraou, secrétaire permanent de la commission nationale des frontières,
M. Soumaye Poutia, magistrat, conseiller technique au cabinet du premier ministre,
Colonel Yayé Garba, secrétaire général du ministère de la défense nationale,
M. Moutari Laouali, gouverneur de la région de Dosso,
comme experts;
M. Emmanuel Klimis, assistant de recherche au centre de droit international de l’Université libre de
Bruxelles,
M. Boureima Diambeïdou, ingénieur géomètre principal,
M. Bachir Hamissou, assistant administratif,
M. Ouba Adamou, ingénieur géomètre principal, Institut géographique national du Niger,
comme assistants de recherche;
M. Salissou Mahamane, agent comptable,
M. Adboulsalam Nouri, secrétaire principal, - 9 -
Mr. Amadou Tankoano, Professor, Abdou Moumouni University, Niamey,
Mr. Pierre Klein, Professor, Université libre de Bruxelles,
as Counsel;
Mr. Sadé Elhadji Mahamane, Chief Curator of Libraries and Archives, member of the National
Boundaries Commission,
Mr. Amadou Maouli Laminou, magistrat, Head of Section at the Ministry of Justice,
Mr. Abdou Abarry, Ambassador of the Republic of Niger to the Kingdom of the Netherlands,
Mr. Abdelkader Dodo, Hydrogeologist, Lecturer at the Faculty of Sciences, Abdou Moumouni
University, Niamey,
Mr. Belko Garba, Chief Surveyor, member of the National Boundaries Commission,
Mr. M. Hamadou Mounkaïla, Chief Surveyor, Head of Department, Permanent Secretariat of the
National Boundaries Commission,
Mr. Idrissa Y Maïga, Chief Curator of Libraries and Archives, Director of National Archives,
member of the National Boundaries Commission,
Mr. Mahaman Laminou, Director-General of the National Geographical Institute of Niger, member
of the National Boundaries Commission,
Mr. Mahamane Koraou, Permanent Secretary to the National Boundaries Commission,
Mr. Soumaye Poutia, magistrat, Technical Adviser to the Prime Minister,
Colonel Yayé Garba, Secretary General of the Ministry for National Defence,
Mr. Moutari Laouali, Governor of the Dosso Region,
as Experts;
Mr. Emmanuel Klimis, Research Assistant at the Centre for International Law, Université libre de
Bruxelles,
Mr. Boureima Diambeïdou, Chief Surveyor,
Mr. Bachir Hamissou, Administrative Assistant,
Mr. Ouba Adamou, Chief Surveyor, National Geographic Institute of Niger,
as Research Assistants;
Mr. Salissou Mahamane, Accountant,
Mr. Adboulsalam Nouri, Principal Secretary, - 10 -
Mme Haoua Ibrahim, secrétaire,
M. Amadou Gagéré, agent administratif,
M. Amadou Tahirou, agent administratif,
M. Mamane Chamsou Maïgari, journaliste, directeur de la Voix du Sahel,
M. Goussama Saley Madougou, cameraman à la télévision nationale,
M. Ali Mousa, journaliste à l’agence nigérienne de presse,
M. Issoufou Guéro, journaliste,
comme personnel administratif et technique. - 11 -
Ms Haoua Ibrahim, Secretary,
Mr. Amadou Gagéré, Administrative Officer,
Mr. Amadou Tahirou, Administrative Officer,
Mr. Mamane Chamsou Maïgari, journalist, Director of Voix du Sahel,
Mr. Goussama Saley Madougou, cameraman for national television,
Mr. Ali Mousa, journalist with the Niger Press Agency,
Mr. Issoufou Guéro, journalist,
as Administrative and Technical Staff. - 12 -
Le PRESIDENT de la CHAMBRE : La Chambre reprend ses audiences dans l’affaire du
Différend frontalier entre le Bénin et le Niger. Nous entendrons aujourd’hui le premier tour de
plaidoirie de la République du Niger et je donne la parole à Mme l’agent du Niger. Madame, vous
avez la parole.
Mme MINDAOUDOU : Monsieur le président, Messieursles Membres de la Cour,
1. Il y a bientôt quatre ans, le 15 juin 2001, la République du Bénin et mon pays, le Niger,
décidaient, sur la base d’un compromis, de saisir la Cour internationale de Justice du différend
frontalier qui les opposait depuis plusieurs décennies.
2. En ma qualité d’agent du Niger, c’est avec une légitime fierté que je m’adresse à vous
aujourd’hui, en ce moment où, grâce au choi judicieux et sage fait par les plus hautes autorités des
deux pays en faveur du mode de règlement juridictionnel, nous nous acheminons vers un
dénouement définitif de ce différend. Il me plaît de vous transmettre à cette occasion, la très haute
considération du président de la République, du gouvernement et du peuple nigérien.
3. C’est avec une légitime fierté dis-je, que je m’adresse à vous, vous qui, à travers des
moyens juridictionnels, aurez à dire le droit, contribuant ainsi à éviter à la communauté
internationale le spectacle devenu hélas fréquent, de différends de toute sorte, surgissant entre les
Etats et dégénérant en conflits violents sans fin qui n’engendrent le plus souvent que le chaos et des
souffrances immenses pour les populations civiles.
4. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, membre de plusieurs
organisations internationales comme l’Organisation des Nations Unies et l’Union africaine, mon
pays, le Niger, a résolument et de façon constante inscrit son action dans la promotion et le respect
des modes pacifiques de règlement des différends.
5. C’est donc ici le lieu de réitérer l’engagement solennel du Niger à respecter la décision,
quelle qu’elle soit, de la Chambre, conformément à l’article 7 du compromis.
Cette décision permettra à n’en point douter, à nos deux pays de repartir sur de nouvelles
bases car je demeure convaincue que la décision que vous serez amenés à prendre contribuera,
d’une part, au renforcement des relations de fraternité, d’amitié, de bon voisinage et de coopération
que le Bénin et le Niger n’ont du reste, jamais cessé d’entretenir et, d’autre part, donnera encore - 13 -
une fois l’occasion au Bénin et au Niger de consolider les engagements auxquels ils ont
antérieurement souscrit dans le cadre de regroupements régionaux comme l’organisation commune
Bénin Niger (OCBN) et l’autorité du bassin du Niger (ABN).
Forte de cette conviction, je dois relever, pour les regretter les propos dépouillés de toute
cordialité et de toute courtoisie formulés hier dans cette illustre enceinte par mon frère et ami, le
ministre des affaires étrangères du Bénin, sur l’incident du 18 février dernier. Ces propos jurent
avec la ligne de conduite que nous ont fixée nos présidents respectifs.
Je me garderai de lui emboîter le pas ici et maintenant, et ce par profonde déférence pour
vous, Messieurs les juges. Je remercie le Bénin pour avoir transmis la note verbale du Niger et je
dirai tout simplement que le Niger regrette l’incident qui ne se serait pas produit si la délégation
béninoise avait effectué sa mission à la période convenue d’un commun accord, soit du 17 au
22 janvier 2005, ou si le Niger avait été prévenu du changement de date. Cet incident ne se serait
pas produit si les membres de la délégation béninoise avaient été en mesure de prouver leur identité
et le caractère officiel de leur mission.
Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, le Bénin doit savoir que le Niger
n’est pas un pays conquis. Son territoire doit être respecté comme n’importe quel autre territoire.
En agissant comme ils l’ont fait, les agents de la gendarmerie nigérienne n’ont fait qu’accomplir
leur devoir. C’est pourquoi, le Niger ne voit aucune raison valable qui puisse fonder la
présentation des excuses de quelque nature qu’elles soient au Bénin.
6. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, le Niger préfère prendre le pari
sur l’avenir : lorsque vous aurez enfin dit le droit, le Niger fera des propositions concrètes pour que
la coopération, déjà si intense et si dynamique qu’entretiennent nos deux pays, s’attèle à travers une
vision partagée, à l’amélioration des conditions de vie des populations frontalières et à la mise en
valeur des potentialités qu’offrent le fleuve Niger et la rivière Mékrou en termes d’aménagements
hydroélectriques notamment. Ces propositions seront axées autour :
d’une part du renforcement de la commission mixte paritaire des frontières pour en faire le
cadre dans lequel nous élaborerons, ensemble avec la République sŒur du Bénin, de nouvelles
bases pour le passage, le franchissement de la frontière et l’ensemencement des champs par les
populations. Cette action concrétisera l’engagement ferme et irrévocable du Niger à respecter - 14 -
la liberté de navigation sur le fleuve ainsi que les droits coutumiers prouvés par les populations
riveraines sur les îles;
il s’agira d’autre part de la mise en place d’une commission conjointe composée des services
de la douane, de la police, de l’environnement, de la santé et de tout autre service nécessaire
avec pour mandat de résoudre l’ensemble des problèmes présents et à venir.
7. Il nous reviendra alors, pour la mise en valeur des potentialités qu’offre le fleuve Niger, de
poursuivre, ensemble avec le Bénin, avec encore plus de détermination, la protection de cette
importante source de vie pour nos populations, notamment en définissant et en mettant en Œuvre
des actions de lutte contre l’ensablement et l’envahissement des plantes telles que la jacinthe d’eau.
8. Le Niger, qui mène déjà une action résolue pour la protection de ce fleuve, voudrait, par
ma voix, réaffirmer son engagement à poursuivre avec le concours des partenaires intéressés,
l’entretien de son chenal navigable, si, comme le défend mon pays, ce chenal était retenu comme
frontière dans le secteur du fleuve. Il s’agit là d’une solution à la fois équilibrée et pleinement
conforme au legs colonial.
9. Dans le même ordre d’idées, la clarification des droits souverains respectifs du Bénin et du
Niger dans le secteur de la rivière Mékrou permettra de renforcer la coopération entre les
deux Parties dans les domaines de la protection de l’environnement et des ressources fauniques
dans le parc du W.
10. Il reste bien entendu que l’acceptation par la Cour des thèses du Niger en ce qui concerne
ce secteur ne devrait nullement remettre en cause les projets de coopération dans le domaine de
l’exploitation des ressources hydroélectriques chère à nos deux Etats.
11. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, le Niger s’est trouvé dans
l’obligation de changer la composition de sa délégation à la dernière minute. Le professeur
Maurice Kamto, membre de notre équipe de conseils, qui nous a apporté son précieux concours, en
rédigeant et en étayant toutes les thèses sur le droit colonial, en particulier en ce qui concernent les
effets juridiques de la lettre du 25 août 1954, vient d’être nommé ministre délégué à la justice de
son pays. Cette nouvelle qualité ne lui permettait pas à l’évidence de plaider dans la présente
affaire.
La délégation du Niger, composée d’éminents juristes, sera successivement représentée par : - 15 -
le professeur Jean Salmon, professeur émérite de l’Université libre de Bruxelles, membre de la
Cour permanente d’arbitrage et membre de l’Institut de droit international;
le professeur Gérard Niyungeko, ancien président du Conseil constitutionnel du Burundi,
ancien vice-recteur et professeur à l’Université du Burundi;
le professeur Amadou Tankoano, professeur à l’Université Abdou Moumouni; et
le professeur Pierre Klein, professeur à l’Université libre de Bruxelles.
Je vous serai reconnaissante, Monsieur le président, de bien vouloir donner la parole au
professeur Jean Salmon.
Je vous remercie.
Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous remercie, Madame. Monsieur le professeur
Jean Salmon. Vous êtes invité à la barre. Vous avez la parole Monsieur le professeur.
M. SALMON :
INTRODUCTION GÉNÉRALE
1. Monsieur le président, Messieurs de la Cour, c’est toujours un honneur renouvelé que de
se retrouver à cette barre. J’en suis redevable, cette fois, au Gouvernement du Niger pour lequel
j’exposerai à la Cour, dans une brève introduction, quelques questions de méthode, d’une part, et
une présentation générale de l’argumentation du Niger, d’autre part.
Mais avant toute chose, je souhaiterais préciser un point évident, qui pourrait échapper à un
auditeur non averti. Le système de plaidoirie simultanée établi dès l’origine, se poursuivant au
stade des plaidoiries orales, il est entendu que le Niger, sauf sur des points n’appelant pas de
réfutation détaillée, ne répondra pas ce jour aux exposés faits hier par le Bénin, mais simplement à
sa réplique écrite. Ce n’est qu’au stade de la réplique orale que le Niger reviendra sur les autres
points. Selon les usages, nous ne lirons pas les notes intrapaginales et nous remercions d’avance le
Greffe de bien vouloir les intégrer au compte rendu d’audience.
I. Questions de méthode
2. Le Niger souhaiterait tout d’abord préciser dans quel esprit et selon quelle méthode il a
conçu le présent débat judiciaire. Dans les conflits frontaliers les questions qui se posent aux deux - 16 -
Etats concernés font partie d’un type de contentieux tout à fait récurrent et qui soulève chaque fois
les mêmes problèmes : les Parties sont confrontées à un passé colonial qui dans une large mesure
leur échappe.
Les difficultés qui se posent sont de deux ordres : tout d’abord, retrouver son passé, ce qui
demande de résoudre des problèmes d’archives, ces dernières étant en partie exilées à l’étranger, et,
celles restées sur place, ayant souvent été détruites ou endommagées.
D’autre part, il faut lutter contre un mal intérieur : les préjugés et réflexes nationalistes qui
substituent des fantasmes ou des mythes à l’Histoire.
3. Dans cette affaire, la Cour aura pu le mesurer au travers des écritures du Niger, ce dernier
n’a eu qu’un seul souci : celui de retrouver les faits pouvant conduire la Cour à exprimer la vérité
judiciaire. A cette fin, il a apporté à la Cour et à l’autre Partie tous les renseignements qu’il avait
recueillis de la manière la plus scientifique possible. Dans un tel exercice, il s’agit, en effet, pour
chaque partie, non seulement de convaincre la Cour mais aussi d’éclairer sa propre opinion
publique pour qu’elle regarde son histoire en face au lieu de la rêver.
4. Les conséquences méthodologiques de cette position ont été que le Niger a non seulement
présenté à la Cour le dossier le plus étoffé de pièces provenant de la période coloniale (en réalité, il
y a cent quatre-vingt-seize documents administratifs ou correspondances présentés par le Niger
contre soixante-douze présentés par la Partie adverse), mais encore il a transmis à l’autre Partie,
notamment concernant la Mékrou dans la période 1969-1974, des extraits du Journal de la
circonscription de Malanville que cette Partie n’avait jugé pas utile de soumettre à la Cour. En
l’espèce, le Bénin, a fait amplement usage des pièces fournies par le Niger; la vérité ne peut qu’y
gagner.
5. Dans ces conditions, les accusations portées par l’autre Partie, relatives à la rétention de
pièces par le Niger sont aussi impertinentes que gratuites. Pour donner un exemple, ce n’est, en
effet, qu’après de très laborieuses recherches que le Niger a retrouvé les pièces originales, qui
pourtant avaient servi à l’élaboration de son propre livre blanc, dont la lettre du 11 décembre 1954 - 17 -
du gouverneur du Dahomey à celui du Niger, avec l’apostille manuscrite que l’on connaît . Le 1
Niger n’a retrouvé ce document que très tardivement dans des fonds d’archives non encore classés.
Par ailleurs, le Bénin tente de justifier le petit nombre de preuves documentaires qu’il est en
mesure de produire en faisant état de la mauvaise conservation de ses archives. En réalité, les
problèmes de destruction ou de dégradation d’archives étaient les mêmes pour les deux Etats. Côté
nigérien, les archives de Dosso, Say ou de Gaya sont en grande partie détruites. Si, après tant
d’années de recherches dans ses propres archives le Bénin n’a pas trouvé, par exemple, la moindre
preuve d’une effectivité sur Lété, c’est qu’il n’a pas fait l’effort nécessaire comme le dénonce son
archiviste , ou qu’il n’y a rien à trouver.
6. Le Bénin est donc malvenu de parler de rétention de la part du Niger pour justifier ses
propres carences chaque fois que le Bénin n’a pas trouvé un document, c’est parce que le Niger
ne l’a pas produit ! C’est facile. Le Niger n’a fait aucune rétention d’archives. Sa quête de
documents a été dominée à l’origine par la recherche des dossiers législatifs, politiques, et
cartographiques, espérant trouver là la clé de l’historique de la limite. Ce n’est que lorsque les
résultats de cette recherche effectuée dans plusieurs pays se sont avérés insuffisants que, dans
un second temps, et après avoir pu dégager les fonds nécessaires pour y parvenir, que le Niger a
entrepris des recherches, longues et coûteuses, dans des dossiers relatifs aux activités les plus
diverses ayant pu être menées sur l’île de Lété (fiscalité, exercice des compétences judiciaires,
contrôle sanitaire, exploitation forestière, recensements, élections). Grâce à l’acharnement de
plusieurs équipes de chercheurs, une moisson de documents attestant les compétences exercées par
la colonie du Niger a pu être recueillie et déposée devant la Cour. Celle-ci appréciera le poids qu’il
convient de leur accorder en le comparant à celui des «sommations interpellatives» qui constituent
les seuls éléments de preuve que le Bénin a été en mesure de présenter en ce qui concerne Lété.
7. Comme on y reviendra plus loin, la même approche a caractérisé la méthode suivie par le
Niger pour rechercher le chenal principal du fleuve Niger qui est resté inchangé sur une période de
plus d’un siècle et pour opérer la distribution des îles par rapport à ce chenal.
1Contre-mémoire du Niger, annexes, série C, n 128.
2
Lettre de Mme E. Paraiso du 13 octobre 2004, réplique du Bénin, annexe 23. - 18 -
8. Pour aborder une autre question de méthode, le Niger n’a pas caché les hésitations qu’il
avait pu nourrir quant à l’application en l’espèce de l’uti possidetis juris, sur laquelle il est indiqué
de faire le point ici.
Il n’y a pas d’opposition entre les Parties sur l’idée de base, que le legs colonial doit être
établi à la date des indépendances, en l’occurrence, quasiment simultanées. Il convient donc de
déterminer quelles étaient les limites des deux colonies, aux premiers jours d’août 1960.
Quelques questions se posent néanmoins en pratique :
9. 1) A quelle date faut-il se placer pour la détermination du principal chenal navigable dans
le fleuve ?3 Au moment de l’élaboration de son mémoire, encore dominée par une recherche
empirique et théorique, le Niger se demandait comment il conviendrait de traiter les éventuelles
modifications du tracé du chenal principal du fleuve entre la période coloniale et la période
actuelle. A l’examen, une seule modification était perceptible, à hauteur de l’île de Dolé,
l’ensablement du bras droit ayant rendu le bras gauche seul navigable. Se plaçant à la date actuelle,
le Niger en concluait que l’île se trouvait au sud du principal bras navigable et devait donc revenir
au Bénin. Ce dernier, et c’est tout à son honneur, plaçant les principes au-dessus de ses intérêts,
estime qu’il faut se situer à la date critique pour déterminer le principal chenal navigable. Le Niger
se rend à cette solution entièrement conforme au prescrit de l’uti possidetis juris.
10. 2) A quelle date faut-il se placer pour l’attribution des îles ? Dès la rédaction de son
mémoire, le Niger a estimé que puisque, en vertu du compromis, la Cour était chargée d’attribuer
les îles, elle ne pouvait utilement le faire que pour des îles existantes à la date de la décision de la
Cour. Il convenait d’en faire le relevé actuel. C’était, faut-il le rappeler, la logique qu’avaient
suivie les deux Parties lorsqu’elles avaient en 1998 demandé à un comité technique mixte
d’effectuer le relevé des îles du fleuve. A supposer une île disparue, il n’y aurait aucun sens à
l’attribuer; à supposer une nouvelle île apparue, ce serait une lacune que de ne pas en traiter. A
o
première vue, ce pourrait être le cas de Sandi Tounga Barou (île n 14). Il est, toutefois, plus
probable qu’elle existait déjà à l’époque coloniale, mais qu’elle n’avait pas été recensée alors par
les cartographes. Elle apparaît sur les photos aériennes dès 1973. S’il fallait néanmoins la
3
Voir Réplique du Niger, p. 181-182, par. 3.92-3.95. - 19 -
considérer comme une île nouvelle et que son attribution constitue une exception au principe de
l’uti possidetis, cette exception ne résulterait pas de considérations d’équité mais bien de
l’application de l’article 2 du compromis qui prie la Cour de «préciser à quel Etat appartient
4
chacune des îles dudit fleuve» .
A vrai dire, la question s’est avérée largement académique, car il n’y a pas eu d’autres
changements depuis cette date.
11. 3) Une troisième question se pose à propos des moyens de preuve dont on dispose pour
déterminer le chenal navigable et les îles en cet été 1960. La méthode suivie par le Niger a été de
rechercher quelles étaient les sources les plus proches de l’indépendance. Antérieurement à cette
date, les missions Hourst (1896) et Beneyton (1931) dominent, car elles sont les seules qui furent
réalisées, au demeurant avec soin. Postérieurement à l’indépendance, on possède les résultats de la
mission NEDECO, particulièrement soignés, réalisée en 1969 par une firme néerlandaise. Le plus
souvent, les informations concordent, qu’elles soient antérieures ou postérieures à la date de
l’indépendance. Un problème résulte cependant du fait que la mission Beneyton a arrêté ses
travaux à mi-chemin du bief qui nous concerne. A partir de Gaya, en aval, on ne possède plus que
deux sources : Hourst (1896) et NEDECO (1969). Si les deux sources concordent, il n’y a pas de
problème; si elles divergent, le Niger donne la préférence à NEDECO, parce qu’elle est la plus
proche de la date de l’indépendance (neuf ans au lieu de soixante-quatre ans) et effectuée d’ailleurs
selon des méthodes plus élaborées.
Selon le Niger, le principe de l’uti possidetis n’interdit pas d’utiliser des sources postérieures
à l’indépendance (qu’il s’agisse de missions sur le terrain, de cartes géographiques, de prises de
vue aériennes, etc.) si celles-ci sont susceptibles d’être des éléments les plus éclairants de la
situation à la date critique. Le Bénin, facilement donneur de leçon sur ce point, n’hésite pas quant
à lui à utiliser les images spot de 2002 afin de contester la pérennité du chenal navigable. Le Niger
n’estime donc pas que l’utilisation de sources scientifiques postérieures à la date des indépendances
fasse en soi violence à une juste application du principe de l’uti possidetis juris.
4 o
Mémoire du Niger, annexes, série A, n 31. - 20 -
Dans une seconde partie de cet exposé, le Niger exposera brièvement les positions de fond
qu’il entend soutenir devant la Cour.
II. Présentation générale de l’argumentation du Niger
12. Le premier volet de la présente instance concerne la détermination de la frontière dans le
secteur du fleuve Niger.
Dans ses écritures, le Niger a montré comment historiquement le colonisateur avait
progressivement conçu la manière de fixer la limite entre les deux colonies. A l’orée du
e
XX siècle, la concurrence que se faisaient les autorités militaires et coloniales du Soudan français
et du Dahomey était aiguë. Ceci conduisit le directeur des affaires de l’Afrique du ministère des
colonies, puis le ministre en personne, à trancher le litige. Ceci s’opéra avec l’accord du
gouverneur général de l’AOF, et en se fondant, au demeurant, sur des propositions émanant du
gouverneur du Dahomey. Le cours du fleuve Niger fut expressément désigné comme limite
intercoloniale.
13. Le tracé de cette limite dans le fleuve s’est précisé par la pratique administrative. La
frontière à la rive ayant été exclue dès l’origine, il n’y avait dès lors que deux méthodes classiques
possibles : soit une ligne médiane, soit le thalweg. Dans un cours d’eau parsemé d’îles, la première
possibilité était peu praticable. Elle ne fut jamais préconisée pendant la période coloniale. En
revanche, dès 1914, les autorités de Gaya (au Niger) et de Guéné et Kandi (au Dahomey) se mirent
d’accord sur un procédé simple : prendre le bras le plus profond toujours navigable comme limite
intercoloniale. De nombreux témoignages montrent que cet arrangement fut appliqué tout au long
de la période coloniale pour régler les différends concrets de compétence.
14. Dès lors, le titre que le Bénin croit pouvoir tirer d’une lecture abstraite d’un arrêté du
23 juillet 1900 , à la vie brève d’ailleurs, puisqu’il avait été supplanté par un décret du 20 décembre
6
de la même année , ne peut convaincre. Le caractère purement factice de ce prétendu titre, qui ne
se fonde sur aucune analyse historique, était déjà perceptible du fait que ce texte ne fut jamais
invoqué avant 2003, ni par le Dahomey, ni par le Bénin, pas plus d’ailleurs que l’idée d’une limite
5 o
Ibid., annexes, série B, n 12.
6Ibid., annexes, série B, n 13. - 21 -
à la rive gauche. L’exhumation de l’arrêté de juillet 1900, pour la première fois dans le mémoire
du Bénin, et sa lecture artificielle n’ont qu’un seul but : tenter de donner rétroactivement un
7
fondement à la lettre du 27 août 1954 du gouverneur par intérim Raynier . Auparavant, notamment
pendant tous les travaux de la commission mixte, l’idée partagée par les deux Parties était que la
limite passait dans le fleuve. C’est pourquoi un comité technique mixte fut chargé d’effectuer une
reconnaissance en vue d’une répartition des îles.
15. Face à ce titre illusoire, celui du Niger repose sur un faisceau de textes et de documents
de nature diverse ainsi que sur une pratique des autorités coloniales qui a émergé progressivement
au fur et à mesure de la formation de la colonie du Dahomey, puis du territoire et de la colonie du
Niger. La limite, fixée au cours du fleuve dès 1901, fut confirmée par les arrêtés du
8 décembre 1934 et du 27 octobre 1938, qui décrivaient entre autres la limite septentrionale du
Dahomey. La pratique des autorités des deux colonies est allée dans le même sens, ainsi que l’a
montré le fait que ce fut la colonie du Niger qui aura la gestion du fleuve par des actes d’autorité.
16. S’il est vrai que le colonisateur pouvait changer les limites de ses colonies jusqu’à la fin
de sa présence sur le territoire colonisé, la lettre de 1954 ne pouvait en aucun cas produire de tels
effets. Cette lettre apparaît comme ne reposant sur aucun fondement historique ni sur aucune
pratique antérieure; elle n’avait aucun caractère déclaratoire d’une situation préexistante. Dès lors
que, par ailleurs, son auteur n’avait pas la compétence de modifier la frontière intercoloniale, cette
prérogative appartenant en 1954 au législateur de la métropole, cette lettre ne pouvait avoir aucun
caractère constitutif.
Comme, au surplus, son contenu était purement fantaisiste, elle ne fut suivie, après quelques
mois d’étonnement des autorités aussi bien nigériennes que dahoméennes, d’aucun effet. L’IGN
n’en tint pas compte; s’agissant en particulier de l’île de Lété les autorités fiscales continuèrent à la
tenir pour territoire nigérien. Pour les opérations électorales dirigées par la République française,
l’île resta de même nigérienne.
Au total, le titre territorial du Bénin dans le secteur du fleuve s’avère complètement
inexistant.
7 o
Ibid., annexes, série C, n 58. - 22 -
17. La limite étant ainsi établie, reste la question de savoir où exactement passe le chenal
principal dans le fleuve et de déterminer s’il n’a pas varié dans le temps. Comme on l’expliquera
plus loin, l’élucidation de ces questions fut ardue car il s’imposait de retrouver les traces des levés
qui avaient été opérés dans le fleuve des origines de la colonisation à nos jours. Ceci a pu être
réalisé grâce à de laborieuses recherches. Et il est apparu que le lit du fleuve était caractérisé par
une remarquable stabilité. Les principales îles sont toujours là, à la même place; un tracé
raisonnable peut donc être proposé.
18. L’appartenance de l’île de Lété était, pour le reste, le principal problème qui divisait les
deux Parties. Il n’y a aucune contestation possible à cet égard : tous les levés sont concordants, les
autorités du Dahomey comme du Niger le reconnaissent, le bras le plus profond se trouve entre l’île
et le Bénin. Cette île étant habitée de manière permanente par des Peuhls relevant
administrativement de Gaya, des origines à nos jours, les effectivités confirment, au surplus, le
caractère nigérien de l’île tout au long de la période coloniale et encore aujourd’hui de manière
continue et constante.
19. Le second volet de la présente instance concerne la détermination de la frontière dans le
secteur de la rivière Mékrou.
20. Si les deux Parties s’accordent à reconnaître que le décret du 2 mars 1907 a initialement
fixé la limite intercoloniale dans cette zone selon une ligne droite, leurs positions divergent
rapidement lorsqu’il s’agit d’identifier le tracé ultérieur de cette limite. Selon le Bénin, cette ligne
aurait rapidement été abandonnée au profit d’un tracé suivant le cours inférieur de la rivière
8
Mékrou, comme le confirmeraient toutes les dispositions réglementaires postérieures à 1919 , de
même que l’essentiel du matériau cartographique disponible 9. Pour le Niger, il s’agit là d’une
lecture superficielle des textes comme des cartes. Aucun texte ayant pour objet la détermination
des limites des colonies concernées ou de leurs circonscriptions territoriales n’a en effet renvoyé à
la Mékrou comme limite dans cette zone. Et si l’on trouve dans certains textes relatifs à la création
de parcs des références à cette rivière comme limite, le matériau cartographique de l’époque
montre bien qu’il s’agit là d’un renvoi à un cours imaginaire de la Mékrou. Le tracé de celui-ci, tel
8Contre-mémoire du Bénin, p. 159 et suiv., par. 4.14 et suiv.
9
Ibid., p. 169 et suiv., par. 4.34 et suiv. - 23 -
qu’il apparaît sur ces cartes, est sans aucun rapport avec le cours réel de la rivière, tel qu’il est
connu aujourd’hui, et est au contraire étonnamment proche du tracé du décret de 1907. Ce sont là
des éléments déterminants dont le Bénin se refuse à tenir compte, mais qui confirment clairement
aux yeux du Niger la pérennité de la ligne de 1907 durant toute la période coloniale.
21. Enfin, la remise en cause par le Bénin de l’invocation de la théorie de l’erreur par le
Niger pour dénier tout effet juridique aux positions prises par les autorités nigériennes au début des
années soixante-dix, dans le cadre d’un projet de construction d’un barrage sur la Mékrou repose
elle aussi sur des bases inexactes. Le Niger aura l’occasion de démontrer que l’erreur a influencé
de façon déterminante les prises de position des autorités nigériennes à l’époque et a perduré
jusqu’au moment où ces dernières ont réalisé qu’il existait un texte colonial qui déterminait les
limites dans cette zone : le décret du 2 mars 1907.
Je remercie la Cour de son attention. Je vous serais reconnaissant, Monsieur le président, de
bien vouloir maintenant donner la parole à M. le professeur Amadou Tankoano qui va exposer à la
Cour les titres de la République du Niger dans la région du fleuve Niger.
Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous remercie, Monsieur le professeur.
Monsieur le professeur Amadou Tankoano. Monsieur le professeur, vous avez la parole.
M. TANKOANO :
LE PROCESSUS HISTORIQUE DE LA FORMATION DE LA LIMITEINTERCOLONIALE A ABOUTI
AU CHOIX DU COURS DU FLEUVE COMME CRITÈRE DE DÉLIMITATION
1. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, c’est un grand honneur pour
moi de plaider pour la première fois à cette prestigieuse barre pour assurer la défense de la
République du Niger dans le différend frontalier qui l’oppose au Bénin. Qu’il me soit permis de
remercier la République du Niger pour la confiance dont elle m’a honoré dans le cadre de la
présente affaire.
Il me revient de retracer le processus historique de la formation de la limite intercoloniale,
dans le secteur du fleuve. Dans un premier temps, nous exposerons comment s’est effectuée la
pénétration française et l’occupation coloniale de la zone concernée par le présent litige (I).
Ensuite, nous démontrerons que le processus historique de délimitation de la frontière entre le - 24 -
Dahomey et le Niger ainsi que la pratique coloniale ultérieure battent en brèche la thèse béninoise
de la fixation de la limite à la rive gauche (II). Enfin, nous montrerons que les arrêtés de 1934 et
de 1938 consacrent formellement la limite au cours du fleuve telle qu’elle avait été arrêtée par le
ministre des colonies dès septembre 1901 (III).
I. La pénétration française et l’occupation coloniale
de la zone concernée par le présent litige
e
2. A la fin du XIX siècle, afin de devancer les Allemands et les Anglais pour s’assurer la
maîtrise du fleuve Niger et de ses affluents et pour contrôler les territoires qui les séparent du
lac Tchad, les Français vont préparer et lancer plusieurs expéditions. Ainsi, la région ici en cause a
été conquise par les troupes coloniales françaises en provenance du sud, au départ de la colonie du
Dahomey (A), et de l’ouest, en partant du Soudan français (B). Cette ardeur dans la conquête
provoqua un antagonisme entre les autorités militaires françaises du Dahomey et celles du Soudan.
Ce conflit a été tranché par le directeur des affaires de l’Afrique du ministère des colonies qui a
placé tous les territoires situés sur la rive gauche sous les ordres du Soudan (C).
A. La pénétration française par le sud
3. En vue de poser les jalons d’une pénétration future et de devancer les expéditions d’autres
puissances concurrentes dans l’espace correspondant au sud-ouest du Niger actuel et au nord du
Bénin d’aujourd’hui, une série de traités de protectorat ont été conclus par des officiers français
avec les souverains locaux afin de contrôler la région du fleuve. Ainsi, en partant de Cotonou en
décembre 1894, le capitaine Georges Toutée, agissant pour le compte du ministère français des
colonies, conclut un chapelet de traités avec les monarques établis de part et d’autre du fleuve dans
la région connue sous le nom du pays dendi, qui englobe la zone concernée par le présent litige . 10
11
L’officier français passa le 13 mai 1895 un traité de protectorat avec le roi Aliou de Caroumama .
Il conclut le 23 juin 1895 un traité de protectorat 12 distinct avec le «roi de Gaya-sur-Niger»,
13
Abdoulaye .
10Mémoire du Niger, p. 39-40, par. 1.2.12--à 1.2.15; contre-mémoire du Niger, p. 32-35, par. 1.35-1.44.
11
Mémoire du Niger, p. 39-40, par. 1.2.13.
12Ibid., annexes, série B, n° 5.
13Ibid., p. 40, par. 1.2.13. - 25 -
14
Deux ans plus tard, un autre traité de protectorat a été passé le 21 octobre 1897 entre le
gouverneur du Dahomey et dépendances, représenté par le capitaine Baud, d’une part, et le chef de
Karimama, d’autre part . Enfin, le capitaine Cazemajou qui a dirigé la mission du Haut-Soudan,
conclut le 19 janvier 1898 un traité de protectorat 16 avec le roi du Kebbi . 17 Aux termes de
l’article premier de cette convention, le Dendi de la rive gauche du fleuve Niger faisait partie du
royaume du Kebbi.
Dans son mémoire, la République du Bénin a fondé sa revendication d’une limite à la rive
gauche du fleuve sur «un titre coutumier traditionnel» qui trouverait sa source dans la convention
conclue avec le roi de Karimama le 21 octobre 1897 . Dans son contre-mémoire, la Partie adverse
a renoncé au traité de protectorat de 1897 comme fondement de son prétendu titre coutumier
19
traditionnel . L’abandon de ce dernier est encore plus explicite dans sa réplique. En effet, le
20
Bénin a affirmé clairement qu’il «ne se prévaut donc d’aucun titre précolonial» .
4. En ce qui concerne les relations entre les puissances coloniales, une première convention
franco-britannique datant du 5 octobre 1890 reconnaît à la France une zone d’influence située au
sud de ses possessions méditerranéennes jusqu’à une ligne qui coupe le fleuve Niger à Say et, de
cette localité, se dirige droit vers l’est jusqu’à Barroua sur le lac Tchad. Un second accord
franco-britannique conclu le 14 juin 1898 qui termine la fixation de la frontière nord/sud entre le
Dahomey et le Nigéria octroie à la France la région comprise dans le V
[illustration dossier des juges, pièce n° 4]
formé par le fleuve Niger et le thalweg du Dallol-Maouri. C’est pour organiser ces territoires
nouvellement acquis par la France que fut pris par le gouverneur par intérim du Dahomey et
dépendances, l’arrêté local du 11 août 1898 21. Ce dernier a divisé les territoires du Haut-Dahomey
en quatre cercles dont le cercle du Moyen-Niger qui chevauchait le fleuve.
14 Ibid., annexes, série B, n° 6.
15
Ibid., p. 40, par. 1.2.14.
16
Ibid., annexes, série B, n° 7.
17 Ibid., p. 43-44, par. 1.2.22 à 1.2.24.
18 Mémoire du Bénin, p.158, par. 6.37.
19 Contre-mémoire du Bénin, p. 27, par. 1.36.
20 Réplique du Bénin, p. 23, par. 1.42.
21
Mémoire du Niger, annexes, série B, n° 9. - 26 -
5. Les autorités coloniales du Dahomey ont entrepris de prendre possession des territoires de
ce cercle au nord du fleuve. Ainsi, après la création, en juillet 1897, du poste de Karimama situé
sur la rive droite du fleuve, le commandant supérieur du Haut-Dahomey confia cette mission au
lieutenant Laussu. Après avoir établi un poste à Kirtachi en juillet 1898, cet officier atteignit Dosso
le 19 novembre de la même année . 22
Indépendamment de la pénétration par le sud, il convient de mentionner la pénétration
française réalisée de manière concomitante par l’ouest.
B. La pénétration française par l’ouest
6. Dans leur conquête de l’Afrique occidentale, les troupes françaises du Soudan
progressèrent vers le sud-est et s’installèrent à Say sur la rive droite du fleuve en mai 1897.
[illustration dossier des juges, pièce n° 6]
Elles essaimèrent au bord du fleuve pour pacifier la rive droite dans un premier temps et, ensuite,
conquérir au nord du fleuve les vastes régions comprises entre le fleuve Niger et le lac Tchad.
Cette ardeur dans la conquête entraîna un conflit entre les autorités militaires françaises du
Dahomey et celles du Soudan.
C. La délimitation Binger entre la colonie du Soudan et celle du Dahomey a refoulé cette
dernière sur la rive droite du fleuve
7. Afin de régler ce conflit, les autorités du Soudan saisirent le ministère des colonies. Le
directeur des affaires de l’Afrique, M. Binger, trancha la question par une lettre signée à
23 24
Saint-Louis le 15 janvier 1899 au nom du ministre des colonies. Selon la carte accompagnant sa
décision qui est présentement projetée devant vous, la limite entre le Dahomey et le Soudan aboutit
sur la rive droite du fleuve Niger. Cette décision fut interprétée par les autorités coloniales
concernées comme octroyant au Soudan tous les territoires situés sur la rive gauche au détriment du
22Ibid., p. 42, par. 1.2.19.
23
Réplique du Niger, annexes C, n° 167.
24Ibid., annexes, série D, n° 55. - 27 -
Dahomey qui se voyait limité aux territoires de la rive droite comme l’indiquait très clairement la
26
carte dressée sous la direction du commandant Destenave .
o
[Illustration dossier des juges, pièce n 7.]
8. A la suite de cette décision, les troupes du Dahomey évacuèrent le territoire de Dosso le
7 août 1899. Toutefois, afin d’assurer le contrôle et la protection des caravanes haoussas qui se
rendaient au Togo en traversant le nord du Dahomey, le poste de Gaya resta sous le contrôle du
Dahomey jusqu’au 1 juillet 1902, date à laquelle il passa sous le commandement du troisième
territoire militaire .7
Quoique la délimitation opérée par M. Binger ait eu pour effet de refouler la colonie du
Dahomey sur la rive droite du fleuve, elle ne prenait pas position expressément sur l’emplacement
exact de la limite par rapport au fleuve. Cette fixation allait résulter de la pratique ultérieure des
28
Parties .
II. Le processus historique de la délimitation de la frontière entre le Dahomey et le Niger
et la pratique ultérieure des Parties battent en brèche la thèse béninoise
de la fixation de la limite à la rive gauche
9. On se souviendra que l’épine dorsale de l’argumentation béninoise repose sur une
interprétation de l’arrêté du 23 juillet 1900 créant un troisième territoire militaire. Pour la Partie
béninoise, ce texte fixerait à la rive gauche la limite entre le Dahomey et le territoire nouvellement
créé. Le Bénin croit pouvoir tirer cette conclusion de la formulation de l’article premier de cet
arrêté qui se lit comme suit :
«Article premier
Il est créé un troisième territoire militaire dont le chef-lieu sera établi à Zinder.
Ce territoire s’étendra sur les régions de la rive gauche du Niger, de Say au
lac Tchad qui ont été placés dans la sphère d’influence française par la convention du
29
14 juin 1898.»
Pour le Niger, cette disposition n’a aucunement le sens que tente de lui donner le Bénin.
25 Notice sur le pays Zaberma et son occupation par le Dahomey par le lieutenant Cornu, réplique du Niger,
annexes, série C, n 166. Voir aussi réplique du Niger, p. 72, par. 2.11.
26 Réplique du Niger, annexes, série C, n 55bis.
27 Mémoire du Niger, p. 91-92, par. 2.2.10-2.2.13.
28
Réplique du Niger, p. 77, par. 2.25.
29 o
Mémoire du Niger, annexes, série B, n 12. - 28 -
Tout d’abord, nous démontrerons que l’arrêté du 23 juillet 1900 est dépourvu de pertinence
pour délimiter la frontière dès lors qu’il ne procède pas à une opération de délimitation (A).
Ensuite, nous montrerons que les échanges de correspondances entre les autorités coloniales
intervenus en 1901 ont abouti à fixer la limite entre le Dahomey et le troisième territoire militaire
au cours du fleuve (B). Enfin, la pratique ultérieure des Parties confirme également que l’arrêté du
23 juillet 1900 ne fixe pas une limite entre les territoires du Dahomey et du Niger (C).
A. L’arrêté du 23 juillet 1900 est dépourvu de pertinence pour délimiter la frontière dès lors
qu’il ne procède pas à une opération de délimitation
10. L’arrêté du 23 juillet 1900 est dépourvu de pertinence pour délimiter la frontière entre le
Dahomey et le Niger puisqu’il n’énonce aucune limite (1). En outre, il a été supplanté par le décret
du 20 décembre 1900 qui crée le troisième territoire militaire sans en fixer davantage les
limites (2).
1) L’arrêté du 23 juillet 1900 ne fixe pas une limite entre le Dahomey et le troisième
territoire militaire
11. Selon le Bénin : «l’arrêté du gouverneur général de l’AOF du 23 juillet 1900 créant
un troisième territoire militaire… fixe la limite de ce territoire qui deviendra plus tard la colonie
30
du Niger, à la rive gauche du fleuve Niger» .
12. En réalité, comme le Niger l’a déjà montré dans sa réplique, le Bénin commet une erreur
en s’abstenant de lire l’arrêté du 23 juillet 1900 dans son ensemble . Il s’accroche uniquement aux
termes «régions de la rive gauche» détachés de leur contexte. En l’occurrence, après avoir
mentionné «les régions de la rive gauche du Niger», l’arrêté du 23 juillet détermine l’étendue de la
nouvelle circonscription administrative en utilisant la terminologie «de Say jusqu’au lac Tchad».
Mais, comme Say se trouve sur la rive droite, alors en territoire dahoméen en 1900, cet acte ne
pouvait être considéré comme fixant une limite à la rive gauche. Hier, le Bénin a soutenu que
l’arrêté du 23 juillet 1900 se réfère à Say, car cette localité «avait en effet une importance
30Mémoire du Bénin, p. 120, par. 5.17.
31
Réplique du Niger, p. 29-31, par. 1.15-1.19. - 29 -
32
particulière dans l’imagerie du parti colonial français dans sa compétition avec l’Angleterre» . Il
n’en demeure pas moins que Say est toujours situé sur la rive droite.
13. Le Bénin, dans sa réplique, tente d’étayer sa position par la demande du commandant du
troisième territoire militaire contenue dans un télégramme du 19 décembre 1900 qui était libellée
dans les termes suivants : «semble indispensable me faire connaître interprétation donnée à arrêté
23 juillet dernier qui donne à 3 èmeterritoire régions françaises comprises entre rive gauche Niger et
33
Tchad» .
Pour la Partie béninoise cela signifierait que : «Si donc, le commandant du troisième
territoire militaire s’interrogeait sur les limites de son territoire avec celui du premier territoire
militaire, en revanche, il n’avait pas le moindre doute s’agissant de sa délimitation avec le territoire
de la colonie du Dahomey.» 34
Et le Bénin poursuit : «Bien au contraire, celui-ci rappelle le sens évident de l’arrêté du
23 juillet qui était de confiner le troisième territoire militaire, donc le futur territoire de la colonie
35
du Niger qui lui a succédé par la suite, «entre la rive gauche et le lac Tchad».»
14. L’argument que le Bénin tente de tirer de ce télégramme est également dépourvu de
fondement. En effet, il apparaît clairement de cette requête que le commandant du troisième
territoire militaire demande seulement au gouverneur général de l’AOF son interprétation de
l’arrêté du 23 juillet 1900. Contrairement à ce qu’affirme péremptoirement le Bénin, le
commandant du troisième territoire militaire ne soutient pas que l’arrêté du 23 juillet 1900 fixe une
limite entre le Dahomey et le Niger à la rive gauche. Bien au contraire, c’est parce que ce dernier
acte est muet sur la question des limites qu’il demande à son supérieur hiérarchique une
interprétation.
Hier, la République du Bénin a relevé que l’arrêté du 20 mars 1902 portant constitution de la
limite entre le premier territoire et le troisième territoire militaire sur la rive gauche du Niger vise
l’arrêté du 23 juillet 1900. Un de ces lieux subsiste toutefois à cet égard. En effet, le visa est
32
C5/CR 2005/1, p. 38, par. 3.47.
33 o
Réplique du Bénin, annexe à la réplique du Bénin n 2.
34Réplique du Bénin, p. 97, par. 3.142.
35Ibid. - 30 -
libellé comme suit : «Vu ensemble les décrets des 17 octobre 1899 et 23 juillet 1900 portant
création des territoires militaires.»
Or le texte du 23 juillet 1900 n’est pas un décret mais un arrêté qui ne peut pas faire partie
d’un ensemble de décrets. Il est donc loin d’être certain que l’arrêté du 20 mars 1902 vise
véritablement l’arrêté du 23 juillet, ses auteurs ayant plus vraisemblablement eu à l’esprit le décret
du 20 décembre 1900 ayant créé le troisième territoire militaire. En outre, le Bénin tente de se
fonder sur l’arrêté du 20 mars 1902 pour soutenir que celui-ci confirme l’interprétation de l’arrêté
du 23 juillet 1900 qui n’attribue au troisième territoire militaire que les territoires situés sur la rive
gauche du fleuve . Le Bénin fait dire à l’arrêté du 20 mars 1902 ce qu’il ne dit pas. Nous
reviendrons sur ce point dans la réplique.
15. En tout état de cause, l’arrêté du 23 juillet 1900 a été supplanté successivement par le
décret pris le 20 décembre 1900 et par le décret du 18 octobre 1904, lesquels, par ailleurs, ne
procèdent à aucune délimitation.
2) L’arrêté du 23 juillet 1900 a été supplanté successivement par le décret pris le
20 décembre 1900 et par le décret du 18 octobre 1904, lesquels, par ailleurs, ne procèdent
à aucune délimitation
16. Il importe de rappeler que les autorités françaises ont estimé nécessaire de confirmer par
un décret du président de la République daté du 20 décembre 1900 la création du troisième
territoire militaire. Il est intéressant de relever que ce deuxième acte qui, dans la hiérarchie des
actes administratifs unilatéraux, supplantait l’arrêté qui le précédait, est formulé en termes
différents de celui-ci. Il dispose en effet uniquement que : «Il est constitué entre le Niger et le
Tchad un troisième territoire militaire ayant pour chef-lieu Zinder, …» 37 Il appert clairement que
cette disposition détermine une vaste étendue de territoire entre le fleuve Niger et le lac Tchad, sans
aucunement procéder à la description des limites du territoire qu’il crée.
Pourtant, dans son contre-mémoire, la Partie adverse ne fait qu’une très brève mention de ce
décret du président de la République . Et, dans sa réplique, elle n’en parle même plus. La
République du Niger se réjouit que le Bénin se rappelle du décret du 20 décembre 1900 dans sa
36C5/CR 2005/1, p. 55-56, par. 6.5.
37 o
Mémoire du Niger, annexes, série B, n 13.
38Contre-mémoire du Bénin, p. 117, par. 2.222. - 31 -
plaidoirie d’hier .39 Cependant, il est pour le moins troublant de constater que le texte de
décembre 1900 n’a pas été communiqué par le Bénin aux experts en droit public qu’il a consultés
sur la question du statut des actes coloniaux dans la présente affaire . Ces experts n’auraient-ils
pas tiré des conclusions toutes différentes s’ils avaient été mis en possession de ce décret ?
A vrai dire, cette abstention du Bénin n’a pas de quoi étonner. Elle s’explique par le souci
de la Partie adverse d’écarter ce texte qui contredit sa thèse selon laquelle l’arrêté du 23 juillet 1900
fixerait une limite à la rive gauche.
17. En outre, l’arrêté du 23 juillet 1900 est également supplanté par le décret du
18 octobre 1904 portant réorganisation territoriale de l’AOF, dont une copie se trouve en pièce 9 du
dossier des juges. En effet, le point 5 de l’article premier de cet acte crée le «territoire militaire du
Niger» en regroupant les anciennes circonscriptions des premier et troisième territoires militaires.
A l’instar du décret du 20 décembre 1900, le rapport du ministre des colonies soumis au président
de la République pour motiver la réorganisation territoriale indique que le territoire militaire du
41
Niger s’étend du fleuve Niger au lac Tchad . Ce rapport ne fait aucune référence à une limite
quelconque entre le Dahomey et le territoire militaire du Niger et, à fortiori à une limite fixée à la
rive gauche du fleuve. Dans ces conditions, il est pour le moins surprenant que le Bénin persiste à
42
prétendre que l’arrêté du 23 juillet 1900 «conserve … [son] effet…» et soit susceptible de fonder
sa revendication d’une limite à la rive gauche du fleuve.
18. En réalité, la délimitation entre les colonies du Dahomey et du Niger, est intervenue
postérieurement à l’arrêté du 23 juillet 1900 et n’a pas consisté en une fixation de la limite à la rive
gauche du fleuve.
B. Les échanges de correspondances de 1901 entre les autorités coloniales ayant abouti à fixer
la limite entre le Dahomey et le troisième territoire militaire au cours du fleuve démentent
la thèse du Bénin selon laquelle l’arrêté du 23 juillet 1900 fixe une limite à la rive gauche
19. Selon le Bénin, l’arrêté du 23 juillet 1900 aurait fixé clairement la limite entre les deux
colonies. On pourrait légitimement s’attendre à trouver confirmation de cette thèse dans les
39C5/CR 2005/1, p. 35-36, par. 3.34-3.38.
40
Contre-mémoire du Bénin, annexe 31 et réplique du Bénin, annexe 21.
41
Mémoire du Niger, annexes, série B, n° 18.
42Réplique du Bénin, p. 81, par. 3.89. - 32 -
documents coloniaux de l’époque. Or, quelle est la demande qu’adresse le gouverneur du
Dahomey au gouverneur général de l’AOF en mai 1901 ? [Monsieur le président, Messieurs les
Membres de la Cour, vous trouverez dans le dossier des juges sous le numéro 10 le texte que je vais
maintenant vous lire.] «[I]l serait bon que je fusse mis en possession d’un acte officiel déterminant
43
les limites ouest et sud du troisième territoire militaire.» Et il poursuit : «il conviendrait de
séparer nettement le 3 territoire militaire du cercle du Moyen-Niger par le cours du fleuve, par
e 44
suite Gaya, devrait être occupé par un détachement du 3 territoire» .
20. Le gouverneur du Dahomey se réfère-t-il à l’arrêté du 23 juillet en vue de régler cette
question de limites ? Fait-il mention d’une quelconque limite à la rive gauche ? La Cour
conviendra que si l’arrêté du 23 juillet 1900 avait bien eu la portée que tente de lui attribuer le
Bénin, ces demandes formulées par le gouverneur de la colonie directement concernée, dix mois
seulement après l’adoption de l’arrêté, auraient été totalement dépourvues de sens. C’est
précisément parce que l’arrêté du 23 juillet 1900 n’opère aucune délimitation entre le Dahomey et
le troisième territoire militaire que le gouverneur du Dahomey propose au gouverneur général de
l’AOF de prendre un acte officiel pour déterminer les limites ouest et sud du troisième territoire
militaire. Dans la suite de sa requête demandant de fixer une limite entre les deux entités
coloniales voisines, il suggère de sa propre initiative, de séparer nettement celles-ci par le cours du
fleuve.
21. Saisi de cette demande par le gouverneur général de l’AOF, le ministre des colonies
entérine la proposition du gouverneur général du Dahomey en fixant la limite administrative au
cours du fleuve. [Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, vous trouverez dans le
dossier des juges sous le numéro 11 le texte que je vais vous lire maintenant.] En effet, le ministre
des colonies écrit ceci le 7 septembre 1901 :
«vous avez bien voulu me transmettre les extraits de deux rapports politiques dans
lesquels M. le gouverneur du Dahomey envisageait la question de la délimitation entre
le Dahomey et le 3 territoire militaire, et indiquait le cours du Niger comme la
meilleure ligne de démarcation, au double point de vue géographique et politique.
Vous ajoutiez que cette proposition vous semblait acceptable.
43 o
Mémoire du Niger, annexes, série C, n 3; les italiques sont de nous.
44Ibid. - 33 -
J’ai l’honneur de vous faire connaître que je partage sur ce point votre manière
45
de voir.»
22. La Cour conviendra qu’ici encore les références à l’arrêté du 23 juillet ne sont pas
particulièrement abondantes. En réalité, que nous montre cet échange de correspondances ? D’une
part, il révèle de façon éclatante qu’à aucun niveau de la hiérarchie coloniale gouverneur du
Dahomey, gouverneur général de l’AOF, ministre des colonies une autorité quelconque ne
considérait que l’arrêté du 23 juillet 1900 avait procédé à une délimitation puisque c’est par cet
échange de correspondances que l’on s’y attèle. L’objet même de la lettre ministérielle du
e
7 septembre 1901, intitulé «Délimitation entre le 3 territoire et le Dahomey», le confirme
clairement. D’autre part, bien loin de se référer à une prétendue limite à la rive gauche, ces
autorités s’accordent toutes à retenir le cours du fleuve comme limite. Le moins que l’on puisse
dire est que la thèse développée par le Bénin en ce qui concerne le sens et la portée de l’arrêté du
23 juillet 1900 ne trouve pas la moindre confirmation dans les positions prises par les autorités
coloniales compétentes dans l’année même qui avait suivi son adoption.
23. Selon le Bénin, la portée juridique de cet échange de correspondances serait extrêmement
réduite, car la dépêche du 7 septembre 1901 du ministre des colonies adressée au gouverneur
46
général de l’AOF «ne constitue[rait] qu’un échange d’opinions entre autorités coloniales» . Tout
d’abord, ce point de vue est aberrant. En effet, ces échanges de correspondances dont l’objet est la
délimitation entre la colonie du Dahomey et le troisième territoire militaire ont abouti à la fixation
de la limite administrative au cours du fleuve par le ministre des colonies. Ensuite, cette décision a
été mise en Œuvre sur le terrain puisque la limite au cours du fleuve a été confirmée par une
pratique administrative constante durant toute la période coloniale. Enfin, le cours du fleuve
comme limite interterritoriale a été consacré formellement par les deux arrêtés de 1934 et 1938
47
portant réorganisation des divisions territoriales de la colonie du Dahomey . Nous reviendrons
plus tard sur ce dernier point.
En outre, la pratique coloniale postérieure à l’adoption de l’arrêté du 23 juillet 1900 contredit
elle aussi l’idée selon laquelle cet acte fixerait une limite à la rive gauche.
45Ibid., annexes, série C, n° 4; les italiques sont de nous.
46
Contre-mémoire du Bénin, p. 24, par. 1.28.
47Réplique du Niger, p. 75-77, par. 2.20-2.25. - 34 -
C. La pratique ultérieure des Parties confirme également que l’arrêté du 23 juillet 1900 ne
fixe pas une limite intercoloniale
24. Au total, les Parties ont déposé plusieurs centaines de pièces couvrant la période
coloniale. A l’exception de l’arrêté du 23 juillet 1900 lui-même, du télégramme précité du
19 décembre 1900 et peut-être de l’arrêté du 20 mars 1902, on ne trouve dans aucune autre pièce
une mention de ce texte. Même le décret du 20 décembre 1900 qui supplante l’arrêté du
23 juillet 1900 ignore totalement ce dernier. Dans ces conditions, lorsque la Partie adverse affirme
que l’arrêté du 23 juillet 1900 « qui était pourtant toujours en vigueur puisqu’il constituait le
fondement juridique de l’existence même du Niger semblait oublié même s’il constitue sans
49
aucun doute le texte sur lequel le gouverneur du Niger s’est fondé» , le moins que l’on puisse dire,
c’est que le Bénin fait preuve d’un sens aigu de la litote.
En réalité, l’arrêté ne réapparaîtra qu’un siècle plus tard, à savoir en août 2003, comme
soutènement de la construction artificielle élaborée par la République du Bénin dans son mémoire.
Il est symptomatique que pendant toute la période coloniale lorsque la question de la limite a été
soulevée par l’un ou l’autre territoire, aucune autorité coloniale dahoméenne n’a jamais invoqué cet
arrêté.
Ainsi,
en 1910, lorsque le lieutenant-gouverneur du Dahomey, M. Malan, réclama en vain le
50
rattachement à sa colonie de la partie du Dendi située sur la rive gauche du fleuve , il ne s’est
pas appuyé sur l’arrêté du 23 juillet 1900;
en juin-juillet 1914, quand le commandant du cercle du Moyen-Niger et son homologue du
secteur de Gaya se mirent d’accord sur un arrangement à propos de la répartition des îles entre
51
les deux colonies , aucun d’entre eux n’a fait référence également à l’arrêté du 23 juillet 1900.
Le professeur Gérard Niyungeko y reviendra;
48Du commandant du troisième territoire militaire au gouverneur général de l’AOF.
49
Réplique du Bénin, p. 61, par. 3.45; les italiques sont de nous.
50Mémoire du Niger, p. 93-99, par. 2.2.16-2.2.34.
51Réplique du Niger, p. 124-133, par. 2.3.16-2.3.24. - 35 -
pas plus en novembre 1919, l’arrêté du 23 juillet 1900 n’a pas été invoqué. Ainsi, à l’occasion
d’une contestation concernant l’île de Lété, la colonie du Dahomey «invitée à fournir des
52
documents sur lesquels elle étayait ses prétentions, n’a pu en produire aucun» ;
en 1925, le fait même que la colonie du Dahomey ait proposé un échange d’îles entre les deux
colonies montre bien que les autorités de cette colonie n’estimaient nullement qu’il existait un
texte quelconque fixant la limite à la rive gauche. Si tel avait été le cas, la question ne se serait
53
tout simplement pas posée, toutes les îles relevant ipso facto du Dahomey . Cet épisode,
comme le précédent, sera détaillé cet après-midi par le professeur Jean Salmon;
les arrêtés du 8 décembre 1934 et du 27 octobre 1938 portant réorganisation des divisions
territoriales de la colonie du Dahomey ne se réfèrent pas plus à l’arrêté du 23 juillet 1900 qu’à
la prétendue limite à la rive gauche que ce dernier texte énoncerait. Au contraire, ils
confirment la limite déjà fixée en 1901 au cours du fleuve;
enfin, quoi qu’en dise le Bénin, la lettre de Raynier ne se réfère ni explicitement ni
implicitement à l’arrêté du 23 juillet 1900. Comme notre collègue Pierre Klein aura l’occasion
d’y revenir, on ne trouve aucune mention expresse de cet arrêté dans la lettre et les termes
utilisés par Raynier sont totalement différents de ceux que l’on trouvait dans le texte de 1900.
25. L’ensemble des éléments qui précèdent convergent donc tous pour confirmer que l’arrêté
du 23 juillet ne définit pas une limite entre les deux territoires. Si cet acte établissait une limite à la
rive gauche comme le prétend le Bénin, les autorités coloniales dahoméennes n’auraient pas
manqué de l’invoquer pour prouver que toutes les îles du fleuve relevaient de leur juridiction. Or,
force est de constater que pendant soixante ans, aucune autorité coloniale dahoméenne n’a jamais
revendiqué une limite à la rive gauche en se fondant sur l’arrêté du 23 juillet 1900 ni sur un
quelconque autre texte, d’ailleurs. De même, de son accession à l’indépendance à la fin des
sessions de la commission mixte paritaire bénino-nigérienne de délimitation de la frontière, la
République du Bénin ne s’est jamais appuyée sur cet arrêté pour fonder ses prétentions.
Significatif à cet égard est le fait qu’à la cinquième session ordinaire de la commission mixte
52Mémoire du Niger, annexes, série C, n 36; les italiques sont de nous.
53
Ibid., p. 182-188, par. 2.3.71-2.3.76. - 36 -
paritaire, l’arrêté du 23 juillet ne figure pas parmi les textes invoqués par la République du Bénin à
54
l’appui de ses revendications .
26. Il résulte de tout ce qui précède que l’arrêté du 23 juillet 1900 n’a pas été considéré par
les autorités coloniales comme fixant une limite à la rive gauche. En effet, il ne réapparaîtra qu’en
août 2003 dans une construction artificielle du Bénin. Le silence total gardé pendant plus d’un
siècle par la colonie du Dahomey puis par l’Etat du Bénin, est révélateur. Il montre clairement que
l’arrêté du 23 juillet 1900 est dépourvu de pertinence pour déterminer la frontière entre les deux
Etats puisqu’il n’a jamais procédé à une délimitation.
Les deux arrêtés de 1934 et 1938 sont les seuls textes réglementaires qui fixent une limite
intercoloniale. Ils consacrent formellement la limite au cours du fleuve déjà fixée en 1901 par le
ministre des colonies.
III. Les arrêtés de 1934 et 1938 consacrent formellement la limite
au cours du fleuve fixée par le ministre des colonies en 1901
27. En dépit des tentatives du Bénin d’amoindrir la pertinence et la portée des arrêtés de
1934 et de 1938 (A), ces deux textes n’en consacrent pas moins la limite au cours du fleuve (B).
A. Les tentatives du Bénin d’amoindrir la pertinence et la portée des arrêtés de 1934 et
de 1938 sont vaines
28. Dans sa réplique, le Bénin soutient que l’adoption des arrêtés de 1934 et 1938 est
motivée par des raisons de «politique intérieure» et que, de ce fait, ces textes n’auraient qu’une
pertinence limitée pour la détermination de la frontière . 55
29. Cette analyse est inexacte et elle est de plus en contradiction flagrante avec les positions
antérieures prises par le Bénin sur ce point.
Ainsi, le compte rendu de la deuxième session ordinaire de la commission mixte paritaire
bénino-nigérienne relève l’accord des deux Parties pour considérer comme pertinents les arrêtés du
8 décembre 1934 et du 27 octobre 1938 pour la détermination de la frontière dans les termes
suivants [Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, vous trouverez dans le dossier
des juges sous le numéro 12 le texte que je vais vous lire maintenant.] «Ces textes sont importants
54Ibid., annexes, série A, n 28, p. 6-7.
55
Réplique du Bénin, p. 83, par. 3.94. - 37 -
dans la mesure où ils fixent les limites de la colonie du Dahomey faisant frontière dans sa partie
56
septentrionale avec la colonie du Niger.»
30. Et dans son mémoire, le Bénin expose de manière particulièrement convaincante et claire
le double rôle de ces deux textes [Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, vous
trouverez dans le dossier des juges sous le numéro 13 le texte que je vais vous lire maintenant.]
«les autorités françaises compétentes ont adopté une série de dispositions distinguant
les différentes colonies entres elles, et définissant les limites des subdivisions
administratives internes des colonies. Ce faisant, ces arrêtés jouaient un double rôle.
En définissant les limites des subdivisions internes de chaque colonie, et en particulier
les limites de ses subdivisions situées à sa périphérie, ils définissaient par là même les
limites séparant chaque colonie des colonies limitrophes. Tel fut en particulier l’effet
des deux arrêtés du gouverneur général de 1934 et de 1938 qui définissaient les limites
des cercles dahoméens de Parakou et de Kandi, lesquels étaient voisins de la colonie
57
du Niger.»
On ne saurait mieux dire. En dépit des tergiversations du Bénin, les arrêtés de 1934 et
de 1938, dans leur dimension intercoloniale, consacrent donc formellement la limite fixée par le
ministre des colonies en septembre 1901.
B. Les arrêtés de 1934 et 1938 consacrent formellement la limite administrative déjà fixée par
le ministre des colonies en septembre 1901
31. Comme on l’a déjà exposé plus tôt, c’est suite à la requête du gouverneur du Dahomey
demandant de déterminer les limites ouest et sud du troisième territoire militaire et sur sa
proposition que le ministre des colonies a fixé en 1901 la limite entre les deux territoires au cours
du fleuve.
58
32. Cette limite a été confirmée par une pratique administrative constante sur laquelle mon
collègue le professeur Niyungeko reviendra tout à l’heure. C’est donc tout à fait logiquement que
la limite passant dans le cours du fleuve a été consacrée formellement par les arrêtés de 1934 et
de 1938 portant réorganisation des divisions territoriales de la colonie du Dahomey. Ces deux
textes définissent la limite intercoloniale entre les deux territoires en termes identiques, comme
suit : «Au Nord-Est, par le cours du Niger jusqu’à son confluent avec la Mékrou.» 59 Il s’agit donc
56Mémoire du Niger, annexes, série A, n° 20, p. 4.
57
Mémoire du Bénin, p. 82, par. 3.43.
58
Mémoire du Niger, p.102-109, par. 2.2.42; contre-mémoire du Niger, p. 118-123, par. 3.54-3.63.
59Ibid., annexes, série B, n° 59 et 61. - 38 -
bien d’une limite dans le cours du fleuve et non sur l’une de ses rives. Mon collègue
Gérard Niyungeko l’exposera de façon détaillée dans un instant, mais je suppose que la Cour
souhaitera faire maintenant la pause habituelle. Je la remercie de son attention.
Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous remercie, Monsieur le professeur. Monsieur le
recteur Niyungeko prendra la parole après la pause. La séance est suspendue pour dix minutes.
L’audience est suspendue de 11 h 30 à 11 h 40.
Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Veuillez vous asseoir. La séance reprend et j’invite
M. le recteur Gérard Niyungeko à prendre la parole.
M. NIYUNGEKO :
LES TERMES «COURS DU FLEUVE »RENVOIENT À UNE LIMITE DANS LE FLEUVE , ET,
DANS LA PRÉSENTE AFFAIRE ,À UNE LIMITE SUIVANT LE PRINCIPAL
CHENAL NAVIGABLE
1. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, je suis également très honoré
de pouvoir plaider pour la première fois devant cette prestigieuse institution, afin d’y défendre les
intérêts de la République du Niger dans la présente affaire. Je voudrais remercier vivement la
République du Niger pour m’avoir fait confiance à cet égard.
2. Nous venons de voir que les textes et documents constitutifs du titre de la République du
Niger plaçaient la limite entre les colonies du Dahomey et du Niger au cours du fleuve Niger. Les
Parties à la présente instance divergent néanmoins sur le sens à donner aux termes «cours du
fleuve», raison pour laquelle nous nous attacherons, dans un premier temps, à montrer que ces
termes renvoient nécessairement à une limite dans le fleuve, et nullement à une rive quelconque du
fleuve, comme le prétend à tort le Bénin (I). Dans un second temps, nous montrerons que dans le
cours du fleuve, c’est le chenal principal qui constitue la limite entre le Bénin et le Niger (II).
I. Les termes «cours du fleuve» renvoient a une limite dans le fleuve
3. Cette interprétation, découle d’abord du sens ordinaire des termes employés (A). - 39 -
A. Cette interprétation découle d’abord du sens ordinaire des termes employés
4. Il est bien évident qu’une limite fixée au cours d’un fleuve est une limite située dans le
fleuve, et non pas une limite à la rive du fleuve.
Mais, le Bénin, tout en admettant que la limite entre les colonies du Dahomey et du Niger
était effectivement fixée «par le cours du fleuve Niger» 60 soutient que la notion de «rive» est
incluse dans celle de «cours» du fleuve, et qu’en conséquence une limite fixée au cours du fleuve
61
peut être une limite suivant la rive du fleuve . Pour justifier l’inclusion de la notion de «rive» d’un
fleuve dans celle de «cours» d’un fleuve, le Bénin explique qu’on ne peut pas concevoir un «cours
d’eau» sans rives . 62
63
Comme la République du Niger l’a bien exposé dans sa réplique , le Bénin tente ici de jouer
de l’amalgame en créant une double confusion : la confusion entre les notions de «cours d’un
fleuve» et de «cours d’eau» d’une part, et la confusion entre les notions de «cours» du fleuve et de
«rive» d’un fleuve d’autre part. Une fois ces confusions levées, il apparaît clairement qu’une limite
au cours du fleuve est une limite dans le fleuve, et qu’elle est exclusive de toute limite à la rive.
1) La notion de «cours d’un fleuve» n’est pas à confondre avec la notion de «cours d’eau»
5. Dans le sens ordinaire du terme, comme l’expose un expert consulté par le Bénin, un cours
d’eau correspond à «une entité comprenant à la fois l’eau courante et son contenant» et «signifie
64
alors «fleuve, rivière, ou ruisseau» selon le cas» . Par rapport à la présente affaire, ce que l’on
peut tirer de cette définition c’est tout simplement que le fleuve Niger est un cours d’eau.
6. Ainsi compris, un cours d’eau, comporte naturellement des rives comme les experts
consultés par le Bénin le confirment. Ainsi, selon M. Abel Afouda : «dans son sens strict, la rive
est un élément constitutif du cours d’eau…» . D’après M. Lucius Caflisch : «la notion de cours
d’eau de surface est inconcevable sans celle des rives» . Par rapport à la présente affaire, tout ce
60
Contre-mémoire du Bénin, p. 59, par. 2.6.7.
61
Voir notamment : mémoire Bénin, p. 115, par. 5.03; contre-mémoire du Bénin, p. 59 par. 2.69; p. 60 par. 2.71;
p. 121, par. 2.33; réplique du Bénin, p. 92-94, par. 3.128-3.131.
62 Voir notamment : contre-mémoire du Bénin, p. 121, par. 2.233; réplique du Bénin, p. 92-94, par. 3.128-3.131.
63 Réplique du Niger, p. 83-84, par. 2.40-2.41.
64 Consultation de M. Abel Afouda, réplique du Bénin, annexe 24, p.186.
65 Réplique du Bénin, annexe 24, p. 186-187.
66
Réplique du Bénin, annexe 27, p. 233-234. - 40 -
que l’on peut tirer de ces précisions qui du reste relèvent de l’évidence , c’est simplement que
lorsqu’on parle du fleuve Niger, on y inclut aussi ses rives puisque ce fleuve, comme tout cours
d’eau, a des rives. La République du Niger n’a jamais prétendu le contraire, bien que le Bénin lui
fasse un mauvais procès à cet égard . 67
7. Mais la notion de «cours d’un fleuve» est une notion totalement différente. Le terme
«cours» désigne, selon les lexiques courants, «[l]’écoulement continu de l’eau des fleuves, des
68
rivières, des ruisseaux» . Lorsqu’on parle du «cours d’un fleuve», on parle en réalité, non pas
d’un «cours d’eau», mais du cours d’un cours d’eau, c’est-à-dire «de l’écoulement continu de
l’eau» d’un cours d’eau. Le cours d’un cours d’eau apparaît donc d’emblée comme une des
composantes d’un cours d’eau et ne saurait par voie de conséquence être confondu avec ce dernier.
M. Abel Afouda, expert du Bénin, lève, de façon lumineuse, cette confusion, dans les termes
suivants : «La notion de «cours» qui signifie «mouvement continu d’une eau courante» est
69
différente de celle de «cours d’eau» qui désigne le fleuve ou la rivière selon le cas.» On ne
pourrait mieux dire. La consultation de cet expert figure au dossier des juges, comme pièce n° 16.
8. Dans ces conditions, on ne comprend pas pourquoi le Bénin introduit dans le débat la
notion de «cours d’eau» alors que les textes et documents pertinents dans la présente affaire,
parlent simplement de «cours du fleuve Niger». Tout se passe en réalité comme si le Bénin voulait
opérer subtilement un glissement de la notion de «cours du fleuve» à celle de «cours d’eau», afin
de pouvoir affirmer que la notion de rive étant incluse dans celle de «cours d’eau», elle est
également incluse dans celle de «cours du fleuve». Mais la manŒuvre ne peut évidemment abuser
personne.
Même les consultations commandées par le Bénin auprès des experts ne peuvent lui être
d’aucun secours puisque le Bénin leur a posé la mauvaise question, celle de savoir ce qu’est un
70
cours d’eau alors que la bonne question eût été de savoir ce qu’est le cours d’un fleuve. Mais,
67Voir notamment : réplique du Bénin, par. 5.65 et 5.72.
68
Le Nouveau Petit Robert …, op. cit., p. 556.
69Réplique du Bénin, annexe 24, p. 187.
70Voir spécialement la consultation demandée à M. Lucius Caflisch, réplique du Bénin, annexe 27. - 41 -
comme on vient de le voir, ces experts ne se laissent pas abuser et opèrent eux-mêmes correctement
la distinction.
2) La notion de «cours» d’un fleuve est à distinguer de celle de «rive» d’un fleuve
9. Comme on vient de le voir, le «cours» d’un cours d’eau est l’«[é]coulement continu de
l’eau des fleuves, des rivières ou des ruisseaux».
Par contre, le terme rive la République du Niger l’a relevé dans sa réplique désigne 71
une «ligne de démarcation entre l’eau et le sol le long d’un cours d’eau (côté sol)», la «bordure
72 73
d’une rivière» , une «bande de terre qui borde un cours d’eau» .
Alors que le «cours» d’un fleuve ou d’une rivière est mouvant, la «rive», elle, est fixe; le
cours est liquide, la rive est solide. Autrement dit, «le cours» et «les rives» sont deux composantes
distinctes d’un cours d’eau. La première composante est liquide et mouvante, c’est le cours du
cours d’eau; la seconde composante est solide et fixe, ce sont les rives du cours d’eau. Et il est
absolument impossible de confondre ces deux éléments ou d’inclure l’un (la rive du fleuve) dans
l’autre (le cours du fleuve) comme tente de le faire vainement le Bénin.
3) Une fois ces confusions levées, il apparaît clairement qu’une limite au cours du fleuve est
une limite dans le fleuve et qu’elle est exclusive de toute limite à la rive
10. Cette distinction entre «rives» d’un cours d’eau et «cours» d’un cours d’eau, signifie que
lorsqu’une limite est fixée au cours du fleuve, elle est nécessairement fixée sur la partie liquide et
mouvante du fleuve, c’est-à-dire dans le fleuve.
Cette distinction implique en même temps qu’une limite fixée au cours du fleuve ne peut pas
être une limite à la rive (gauche ou droite) du fleuve. Les deux limites sont exclusives l’une de
l’autre. Dire comme le fait le Bénin que «la frontière suit le cours du fleuve sur sa rive gauche» 74
relève donc de la contradiction in terminis.
71 Réplique du Niger, p. 84, par. 2.40.
72
M.F. Roche, Dictionnaire d’hydrologie de surface, Paris, Masson, 1986, p. 185. Voir aussi Dictionnaire de
droit international public … op. cit., p. 1012.
73 e
Le Nouveau Petit Robert …, op. cit., p. 2232; G. Cornu, Vocabulaire juridique, 4 éd. Paris, PUF, 2003, p. 802.
Voir encore : M.F. Roche, op. cit.; Organisation météorologique mondiale, Guide pratique hydrologique, n° 168, 5è éd.,
829 pages; Consultations de M. Abel Afouda, annexe réplique du Bénin, 24, p. 186 et de M. Lucius Caflisch, annexe
réplique du Bénin, 27, p. 232.
74
Mémoire du Bénin, p. 115, par. 5.03; repris dans le contre-mémoire du Bénin, p. 59, note 244. Voir aussi :
réplique du Bénin, p. 39, par. 3.3. - 42 -
11. Il résulte de l’ensemble des développements qui précèdent que tous les documents
constitutifs du titre du Niger qui fixent la limite au cours du fleuve et en particulier les arrêtés
de 1934 et de 1938 qui se réfèrent expressément à cette notion doivent être interprétés comme
établissant la limite intercoloniale, puis interétatique dans le fleuve, et certainement pas à une rive
quelconque du fleuve.
B. Cette interprétation est en deuxième lieu confirmée par les actes d’autorité posés par la
colonie du Niger dans le fleuve, tout au long de la période coloniale
12. Si, comme le prétend le Bénin, dans la présente affaire, l’expression «limite au cours du
fleuve» renvoyait à une limite à la rive gauche, il s’ensuivrait que tout le fleuve serait revenu à la
colonie du Dahomey, et que le Niger n’aurait eu à poser aucun acte d’autorité sur le fleuve. Or, tel
n’est pas le cas, et la République du Niger peut faire valoir un nombre considérable d’actes
d’autorité sur le fleuve, constitutifs d’effectivités confirmatives (1), que la colonie du Niger a posés
pour son propre compte (2).
1) La République du Niger peut faire valoir un nombre considérable d’actes d’autorité de la
colonie du Niger sur le fleuve, constitutifs d’effectivités confirmatives
13. En effet, la République du Niger l’a amplement montré dans ses écritures , la colonie du
Niger n’a cessé d’exercer son autorité sur le fleuve, tout au long de la période coloniale, attestant
ainsi son emprise sur cet espace, dans la partie où il fait frontière avec le Bénin.
Il n’est pas possible, dans le temps de parole qui nous est imparti, de reprendre la longue liste
des actes d’autorité posés par la colonie du Niger sur le fleuve. Il suffira ici d’en rappeler la nature,
en renvoyant pour le reste aux écritures de la République du Niger. La Cour voudra d’ailleurs bien
o
trouver dans le dossier des juges, pièce n 17, une liste indicative de plus de cinquante actes
d’autorité et effectivités attestant l’emprise du Niger sur le fleuve. Tous ces actes couvrent toute la
période coloniale de façon ininterrompue.
14. Certains actes posés par la colonie du Niger concernent la réglementation de la
76
navigation et du transport sur le bief fluvial dépendant du territoire du Niger , de même que
75
Voir en particulier : mémoire du Niger, p. 102-103, par. 2.2.42-2.2.43 et p. 104-108, par. 2.2.47-2.2.58;
contre-mémoire du Niger, p. 118-123, par. 3.54-3.62.
76Voir notamment : mémoire du Niger, par. 2.2.49, 2.2.51-2.2.54, 2.2.56, 2.2.58; réplique du Niger, par. 2.76,
2.79. - 43 -
l’acquisition de divers moyens de transport fluvial (pirogues, chalands, vapeurs, remorqueurs, bacs,
etc.).77
D’autres actes touchent à l’exercice d’une compétence de surveillance et de police sur le
78 79
fleuve ou à l’administration des activités de pêche .
D’autres encore concernent des travaux divers qui ont été effectués dans le fleuve ou à partir
de sa rive gauche : aménagements du fleuve en vue d’en améliorer la traversée , construction du80
81
premier pont de Gaya-Malanville qui enjambe le fleuve , études et travaux d’aménagement
82
hydro-agricoles à partir des eaux du fleuve .
En dehors de ces différents actes de gestion et d’administration concernant le fleuve
lui-même, la pratique révèle que les autorités du territoire, puis de la colonie du Niger ont
également exercé leur compétence sur différentes îles du fleuve dans la zone contestée, et en
particulier sur l’île de Lété. Le professeur Jean Salmon y reviendra de façon détaillée plus tard.
Dans le même registre, la République du Niger peut en outre faire valoir des actes d’autorité
pour la période postcoloniale, qu’il s’agisse à nouveau de la navigation et du transport , de la 83
84 85
surveillance du fleuve , de la pêche , ou encore de la construction d’un nouveau pont sur le
86
fleuve . Quoi qu’en dise le Bénin qui s’oppose à l’utilisation de ces effectivités sous le prétexte
87
qu’elles iraient à l’encontre du principe de l’uti possidetis , ces actes gardent une valeur
confirmative de la situation existante durant la période coloniale. Comme la Chambre de la Cour
l’a affirmé dans l’affaire du Différend frontalier, terrestre, insulaire et maritime
(El Salvador/Honduras), elle
77Voir notamment : mémoire du Niger, par. 2.2.43, 2.2.50-2.2.51, 2.2.56, 2.3.4; réplique du Niger, par. 2.80;
2.89.
78Voir notamment : mémoire du Niger, par. 2.2.58, 2.3.4 in fine; contre-mémoire du Niger, par. 3.59; réplique du
Niger, par. 2.85, 2.87-2.88 (et réplique du Bénin, annexe 3).
79Voir réplique du Niger, par. 2.76.
80Voir contre-mémoire du Niger, par. 3.17-3.20.
81Ibid., par. 3.21-3.30.
82Ibid., par. 3.33-3.36.
83Ibid., p. 121, par. 3.60.
84
Ibid., p. 120, par. 3.59.
85
Ibid., p. 122, par. 3.61.
86
Ibid., p. 105, par. 3.31 et suiv.
87
Réplique du Bénin, par. 4.53 et suiv. - 44 -
«peut aussi tenir compte, dans certains cas, d’éléments de preuve documentaire qui
découlent d’effectivités postérieures à l’indépendance quand elle estime que ces
éléments apportent des précisions sur la frontière de l’uti possidetis juris…, à
condition qu’il 88iste une relation entre les effectivités en cause et la détermination de
[la] frontière» .
15. A l’inverse de la situation de la colonie du Niger, il faut souligner qu’aucun acte
n’atteste, de la part du Dahomey, une quelconque emprise, en tout cas exclusive, sur le fleuve, au
cours de la période coloniale . 89
2) La colonie du Niger a posé tous ces actes d’autorité sur le fleuve pour son propre compte
16. Devant le nombre impressionnant d’actes d’autorité posés par la colonie du Niger sur le
fleuve (et sur l’île de Lété), la République du Bénin n’a visiblement d’autre ressource que d’essayer
d’en contester la portée juridique, en avançant un certain nombre d’arguments, aussi peu
convaincants les uns que les autres.
17. Le premier argument avancé est qu’en posant ces actes, la colonie du Niger n’agissait pas
en tant que «souverain» . On ne s’attardera pas à cet argument, car il est évident pour tout le
monde qu’aucune colonie ne constituait une entité souveraine et, partant ne pouvait agir en tant que
«souverain».
Dans tous les cas, le fait que la souveraineté dans les colonies en cause fût française ne
signifie pas que les colonies n’avaient pas de compétences propres. C’est précisément en vertu de
ces compétences que les autorités du territoire du Niger ont administré le fleuve pendant la période
91
coloniale et ont posé des actes d’autorité . Mais cette analyse est de nouveau contestée par le
Bénin.
18. Le deuxième argument avancé par la Partie béninoise pour contester la portée juridique
des actes d’autorité nigériens est en effet que le territoire, puis la colonie du Niger n’auraient agi
sur le fleuve qu’au titre d’une compétence déléguée par le gouverneur général de l’Afrique
occidentale française (AOF).
88C.I.J. Recueil 1992, p. 399, par. 62, arrêt du 11 septembre 1992. Voir encore : Ibid., p. 579, par. 368.
89
Pour les détails, voir : contre-mémoire du Niger, p. 94-96, par. 3.13-3.15.
90Contre-mémoire du Bénin, p. 61, par. 2.73.
91Les autorités du territoire du Niger tiraient ces compétences, d’une part, du rattachement du «bief du fleuve
Niger» au territoire du Niger et, d’autre part, des arrêtés de 1919, 1934 et 1942 relatifs au transport sur le fleuve Niger. - 45 -
19. Pour tenter de donner corps à cet argument, le Bénin évoque d’abord l’office du Niger,
92
dont la création par décret en 1932 serait, d’après lui, la preuve que le fleuve était géré, fût-ce
indirectement, par l’AOF ou pour l’ensemble des colonies de l’AOF et non pas par une seule
colonie, en l’occurrence le Niger . 93
Sans doute, l’office du Niger était-il une création métropolitaine instituée en AOF en tant
qu’établissement public doté de la personnalité civile et de l’autonomie financière. Mais comme la
République du Niger l’a clairement montré dans sa réplique , le Bénin se trompe lourdement à la
fois sur la mission de l’office, et sur son champ d’action territorial. Et sa plaidoirie de la journée
d’hier n’a rien apporté de nouveau à cet égard.
D’une part en effet, l’office n’avait pas été créé pour s’occuper de la navigation ou d’une
quelconque autre activité sur le fleuve, mais seulement de «l’étude, l’aménagement et la mise en
95
valeur de la vallée du Niger» . Il s’agissait pour tout dire d’un organisme de développement
agricole.
D’autre part, surtout, le Bénin, qui consacre à l’office de longs développements dans ses
96
écritures , ne s’est visiblement pas rendu compte que le champ d’action territorial de cet office
était strictement confiné à la colonie du Soudan français (le Mali actuel) , à l’exclusion de toute
autre colonie, et à plus de 1000 kilomètres en amont du secteur servant de limite entre les colonies
du Niger et du Dahomey. Soit dit en passant, l’office du Niger existe toujours d’ailleurs à l’heure
actuelle, mais en République du Mali.
20. Mais indépendamment de la création de l’office du Niger, le Bénin soutient plus
généralement que les actes posés sur le fleuve, notamment en matière de navigation, l’auraient été
en vertu d’une compétence déléguée par l’AOF, d’abord aux autorités du Niger de 1919 à 1934,
92
Décret du 5 janvier 1932 instituant un office du Niger, contre-mémoire du Bénin, annexe 8.
93 Voir contre-mémoire du Bénin, p. 64-66, par. 2.81- 2.85; réplique du Bénin, p. 120, par. 4.49.
94 Réplique du Niger, p. 94-100.
95 Décret du 5 janvier 1932 instituant un office du Niger, article 1 , contre-mémoire du Bénin., annexe 8.
96 Contre-mémoire du Bénin, p. 65-66, par. 2.81-2.85.
97
Réplique du Niger, p. 95-100, par. 2.58-2.65. - 46 -
puis aux autorités du Dahomey, à partir de 1934, à la faveur de la création du «réseau
98
Bénin/Niger» . Cette affirmation n’est pas exacte.
21. En ce qui concerne la période antérieure à la création du réseau Bénin/Niger, il est
peut-être vrai qu’un certain nombre de compétences des autorités ou administrations des colonies
pouvaient être considérées comme étant des compétences déléguées, mais dans la mesure où les
colonies n’étaient que des composantes d’un ensemble colonial plus vaste, l’AOF.
Mais il apparaît tout à fait inconcevable que les autorités de l’AOF aient délégué un certain
nombre de responsabilités et de fonctions sur le fleuve (en particulier en matière de navigation) à
des autorités d’un territoire qui n’auraient pas disposé d’un quelconque pouvoir ou contrôle sur le
cours d’eau en cause.
Par ailleurs, il ne fait aucun doute que la colonie du Niger disposait en tout état de cause de
compétences propres, en matière d’administration du fleuve. On peut citer à cet égard, l’exemple
de l’arrêté du gouverneur général du 26 mai 1919, figurant au dossier des juges comme pièce n° 18,
qui dispose que «[l]a flottille des chalands du territoire militaire du Niger assure le transport, sur le
99
bief dépendant du territoire…» . Le Bénin doit pouvoir expliquer ici comment le gouverneur
général a pu parler d’un bief dépendant du territoire du Niger, s’il entendait en même temps que ce
bief dépendait de l’AOF ou du Dahomey. Il convient de relever d’ailleurs qu’aux termes de cet
arrêté, le remboursement des frais de transport de personnel et de matériel se fait «au budget
100
annexe du territoire militaire du Niger» et non pas à celui de la colonie du Dahomey ni à celui de
l’AOF, et que le suivi de remboursement des frais de transport est assuré soit par les services
centraux de la colonie, soit par les autorités administratives locales dans la colonie.
A la limite, même si l’on admettait qu’entre 1919 et 1934 les colonies agissaient pour le
compte de l’AOF, cela n’aurait aucune importance. Ce qui est fondamental, aux fins de la présente
instance, c’est, d’une part que ce soit bien le Niger qui ait géré la navigation sur le bief frontalier
concerné, et pas une autre colonie, et que tous les textes de l’époque confirment que c’est bien le
98
Contre-mémoire du Bénin, p. 63-64, par. 2.79-2.80; réplique du Bénin, p. 119-120, par. 4.48; p.121, par. 4.51
et 4.52.
99 «Arrêté fixant le transport, par la flottille de chalands du territoire militaire, sur le bief dépendant dudit
territoire, des passagers, fonctionnaires et militaires eotretenus par les budgets coloniaux et locaux, de leurs bagages et du
matériel», art. premier, mémoire du Niger, annexes, série B, n 35.
100Ibid., art. 6. - 47 -
Niger, et le Niger seul, qui était chargé de cette gestion; d’autre part qu’aucune autorité coloniale
de l’époque, ni de la métropole, ni de l’AOF, ni du Dahomey n’ait jamais contesté le fait que cette
compétence fut exercée par le Niger. Depuis l’arrêté du 26 mai 1919 jusqu’à la création du «réseau
Bénin-Niger», la colonie du Niger a exercé de façon continue et sans conteste l’organisation et la
gestion de la navigation sur le fleuve Niger dans le secteur concerné, et cela, rappelons-le encore
une fois, sur le bief qui était défini comme dépendant de son territoire. Si l’on se reporte à la liste
indicative des actes d’autorité et des effectivités attestant l’emprise du Niger sur le fleuve (signalée
tout à l’heure comme pièce n° 17 du dossier des juges), on se rend compte qu’entre 1919 et 1934,
le gouverneur du Niger a signé pas moins de sept arrêtés en matière de réglementation de la
navigation et du transport sur le bief fluvial dépendant du territoire.
22. En ce qui concerne maintenant la période postérieure à la création du «réseau
Bénin/Niger» en 1934, contrairement aux affirmations du Bénin 10, l’administration du fleuve ne
102
devient pas exclusivement dahoméenne , à partir de cette date pour le seul motif que l’arrêté du
30 novembre 1934 portant organisation du réseau du Bénin au Niger confie son exécution au
gouverneur du Dahomey.
Tout d’abord, à vrai dire, rigoureusement parlant, cette administration n’est pas dahoméenne,
puisque dans le cadre de ce réseau, le gouverneur du Dahomey n’est véritablement cette fois-ci
qu’un délégué du gouverneur général de l’AOF, comme le dit explicitement l’article 2, alinéa 2, de
cet arrêté : «Le chef des services [du réseau du Bénin au Niger] administre les services du réseau
103
sous l’autorité du lieutenant-gouverneur du Dahomey, délégué du gouverneur général.» A
l’inverse, il faut relever qu’aucun des actes juridiques pertinents en matière de gestion du fleuve
pour la période antérieure à 1934 ne s’exprime en termes de délégation expresse de compétence au
gouverneur du Niger.
Ensuite, de toute façon, il résulte des diverses dispositions dudit arrêté que la colonie du
Niger est pleinement et étroitement impliquée dans les structures de gestion du réseau, ce qui
contredit toute idée d’administration exclusive du fleuve par la colonie du Niger.
101Contre-mémoire du Bénin, p. 64, par. 2.80; réplique du Bénin, p. 5, par. 0.13.
102
Pour les détails, voir réplique du Niger, p. 107-112; par. 2.78-2.82.
103Mémoire du Niger, annexes, série B n° 58. - 48 -
En outre, le service de la navigation du Niger n’est pas soustrait à la colonie du Niger au
profit de la colonie du Dahomey. Ce service est simplement intégré dans cet organisme
intercolonial mais demeure un service du Niger, comme le montrent les termes même de l’arrêté du
104
30 novembre 1934 précité .
Enfin, malgré les vaines dénégations du Bénin, la colonie du Niger a continué à poser pour
son compte des actes d’organisation et de gestion du fleuve après 1934, comme en témoignent
clairement tous les actes d’autorité nigériens postérieurs à 1934 relevés plus haut, et dont les
principaux concernent une fois encore la réglementation du transport sur le fleuve , l’acquisition105
de nouveaux moyens de transport , l’exercice des pouvoirs de police , l’aménagement du fleuve
108 109
en vue de sa traversée par bac , la construction du premier pont de Gaya Malanville ou encore
110
les travaux hydro-agricoles à partir du fleuve . On relèvera ici l’exemple significatif de l’arrêté
du 13 janvier 1942 du gouverneur du Niger réglementant le transport par pirogue sur le Niger.
Tout en concédant qu’il s’agit d’un arrêté comportant une prérogative de puissance publique , le 111
Bénin soutient que cet arrêté concernerait une affaire de «réquisition de biens privés dans l’intérêt
du service public» qui s’opérerait sur la «terre ferme» avant que le voyage ne s’effectue sur le
112
fleuve . Le Bénin en conclut que l’arrêté «ne concernait pas l’administration du fleuve, mais
113
celle des territoires jouxtant le fleuve» . Un tel argument est consternant. L’arrêté du
104Voir notamment les articles 12, 19, 20, 21 de l’arrêté du 30 novembre 1934, ibid. Voir également un autre
arrêté complémentaire portant la même date, contre-mémoire du Bénin, annexe 9bis.
105Voir les articles 2 et 7 de cet arrêté, mémoire du Niger, annexes, série B, n 58.
106Arrêté du 13 janvier 1942 réglementant les transports par pirogue sur le fleuve, mémoire du Niger, p. 108,
par. 2.2.58, annexe, série B, n° 63.
107Instruction rectificative à l’Instruction n° II du gouverneur du Niger, 23 décembre 1955, réplique du Niger,
p. 110-111, par. 2.80; décision du ministère de l’intérieur nigérien d’acquérir une vedette destinée à la brigade de
gendarmerie fluviale de Gaya, février 1960, réplique du Niger, annexes, série C, n° 185 et 186; réplique du Niger, p. 117,
par. 2.89.
108
Rapport du chef des services des eaux et des forêts du Niger pour l’année 1947, 31 mars 1948, mémoire du
Niger, p. 108, par. 2.258, réplique du Niger, p. 116, par. 2.87; lettre du gouverneur du Niger au gouverneur du Dahomey,
19 avril 1938, contre-mémoire du Niger, p. 119-120, par. 3.59, réplique du Niger, p. 114, par. 2.85; rapport de tournée du
commandant de cercle de Dosso du 21 au 28 mars 1944, contre-mémoire du Niger, p. 120, par. 3.59; Journal de poste de
Malanville, événement du dimanche 10 août 1958, réplique du Niger, p. 116, par. 2.88.
109
Contre-mémoire du Niger, p. 96-98, par. 3.17-3.20.
110
Ibid., p. 98-103, par. 3.21-3.30.
111
Contre-mémoire du Bénin, p. 69, par. 2.92.
112Ibid.
113Ibid., p. 73, par. 2.100. - 49 -
13 janvier 1942 qui s’intitule explicitement «Arrêté du gouverneur réglementant les transports par
o
pirogue sur le Niger» (pièce n 19 versée au dossier des juges) a évidemment pour objet la
réglementation des conditions de transport et de navigation sur le fleuve 11. Et il est tout aussi
évident que si l’on réquisitionne des pirogues, c’est pour les utiliser comme moyen de transport sur
le fleuve, et non pas comme moyen de transport sur les routes ou sur les voies de chemin de fer par
exemple.
23. Faisant feu de tout bois, le Bénin essaie encore de contester la portée des effectivités
nigériennes en matière d’organisation et de gestion de la navigation sur le fleuve, au motif que les
actes posés par la colonie du Niger ne seraient pas précisément des activités de puissance
115
publique .
Une position pareille relève de l’ignorance du système français où les activités de service
public touchent les domaines les plus variés, y compris ceux où le secteur privé peut être actif.
Organiser par voie réglementaire le transport par flottilles de chalands sur le fleuve, par exemple,
revenait pour la colonie du Niger à organiser un service public de transport sur le fleuve. Or, l’on
ne peut concevoir, en droit administratif français, le pouvoir de réglementation d’un service public
qui ne s’accompagne de prérogatives de puissance publique. L’organisation du transport fluvial est
donc une prérogative de puissance publique en droit français, hier comme aujourd’hui.
24. Au total, il apparaît que les très nombreux actes d’autorité de la colonie du Niger
confirment que celle-ci exerçait une emprise sur le fleuve, ce qui exclut toute interprétation des
termes «cours du fleuve» comme pouvant renvoyer à une limite à la rive (gauche en l’occurrence),
et confirment par contre que ces termes ne pouvaient renvoyer qu’à une limite dans le fleuve.
Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, une fois établie que la limite passe
dans le fleuve, il reste encore à déterminer où elle passe exactement dans le fleuve et c’est là la
deuxième partie de ma plaidoirie.
114 o
Mémoire du Niger, annexes, série B, n 63.
115Contre-mémoire du Bénin, p. 69, par. 2.91; réplique du Bénin, p. 121, par. 4.52. - 50 -
II. Dans le cours du fleuve, c’est le chenal principal qui constitue
la limite entre le Bénin et le Niger
25. Dans la présente affaire, le seul élément de nature législative ou réglementaire légué par
le colonisateur en ce qui concerne la limite intercoloniale étant la notion de «cours du fleuve
Niger», il importe en effet de préciser cette notion. En l’absence de toute autre indication
spécifique, comme c’est le cas en l’espèce, une limite au cours du fleuve s’entend comme devant
suivre son thalweg (A). Mais en même temps, il s’impose de préciser comment la pratique
coloniale envisageait concrètement cette limite. L’examen de cette pratique révèle que le concept
de chenal le plus profond qui était familier pour la navigation sur le fleuve est apparu
dès 1914, aux yeux des administrateurs coloniaux locaux, comme un critère pratique pour servir de
limite et déterminer l’appartenance des îles à l’une ou à l’autre colonie. L’arrangement ainsi
conclu en 1914, qui se fonde sur un accord entre les autorités coloniales locales (B), a été
d’application continue (C) et exclusive (D) durant toute la période coloniale. Quant aux arguments
béninois tirés de la prétendue absence de navigabilité et de la prétendue instabilité du fleuve Niger,
on rappellera qu’ils ne reposent sur aucun fondement (E).
A. Dans les circonstances de la présente affaire, la limite au cours du fleuve implique une
limite au principal chenal navigable
26. L’on a vu, il y a un instant, que les autorités coloniales avaient fixé la limite sur le cours
du fleuve et que cette expression renvoyait nécessairement à une limite dans le fleuve. On vient de
voir aussi qu’aucun texte législatif ou réglementaire légué par le colonisateur n’avait précisé où
devait passer la limite dans le fleuve.
Dans ces conditions et indépendamment de toute pratique pertinente , il y a lieu de
considérer que la limite au cours du fleuve implique une limite au thalweg. Car, qu’est-ce-qu’un
thalweg en fin de compte ? Concrètement parlant, le thalweg correspond au dernier endroit du lit
du fleuve où passera le dernier filet d’eau. Il représente pour ainsi dire l’expression la plus réduite
du cours du fleuve en période d’étiage, le dernier endroit où l’eau du fleuve fait encore mouvement.
En période de basses eaux, le cours du fleuve est réduit au chenal principal. En se référant
simplement au cours du fleuve, les documents constitutifs du titre de la République du Niger
renvoyaient donc implicitement au thalweg. - 51 -
Et c’est sans doute sur la base de telles considérations de bon sens que les autorités
coloniales dahoméennes et nigériennes ont, depuis l’arrangement de 1914, convenu de pratiquer
une limite au principal chenal navigable, à partir de documents qui établissaient une limite au cours
du fleuve sans autres précisions.
B. L’arrangement de 1914 se fonde sur un accord des autorités locales des colonies du
Dahomey et du Niger
27. On observera d’emblée que l’arrangement de 1914 en question se fonde sur un accord
des autorités locales des colonies du Dahomey et du Niger. Pour s’en convaincre, il suffit de
rappeler comment cet arrangement est intervenu. En 1913, le commandant du secteur de Guéné
(au Dahomey) parle au commandant du secteur de Gaya (au Niger), l’administrateur Sadoux, d’un
texte qui se trouve à Kandi (au Dahomey) et qui énonce que c’est le chenal principal qui doit servir
116
de délimitation entre les deux territoires . A la fin du mois de mai 1914, Sadoux fait lui-même un
relevé du cours du fleuve de Koulou (situé à la pointe amont de l’île de Lété) à Gaya . Les 27 et17
28 juin 1914, il envoie un de ses collaborateurs reconnaître le fleuve sur la partie restante, de Gaya
118
à la frontière anglaise . Le 3 juillet 1914, Sadoux écrit au commandant du cercle du Moyen-Niger
(à Kandi, Dahomey) une lettre dans laquelle il propose que ce soit le chenal principal du fleuve qui
serve de délimitation entre les deux territoires, en envoyant une copie de cette lettre au
119
commandant du secteur de Guéné (Dahomey), qui lui avait parlé de ce critère l’année précédente
(l’on trouvera une copie de cette lettre au dossier des juges, pièce n 20). Cette solution a été
acceptée par les autorités locales dahoméennes, car il est peu probable qu’elles auraient laissé cette
lettre sans réponse, si elle avait suscité des réserves de leur part. D’ailleurs, comme on le verra tout
à l’heure, plusieurs administrateurs ou auteurs témoignent de l’existence et de la teneur de cet
accord.
Le critère du principal chenal navigable résultait donc d’un accord entre les autorités
coloniales locales du Dahomey et du Niger. La Partie béninoise est bien obligée de le reconnaître,
116 Lettre n 54 du 3 juillet 1914, de l’administrateur adjoint Sadoux, commandant du secteur de Gaya, à
o
l’administrateur commandant le cercle du Moyen-Niger, mémoire du Niger, annexes, série C, n 29.
117Ibid.
118Ibid.
119Ibid. - 52 -
puisqu’elle affirme qu’«il semble que cet arrangement a constitué pendant un temps le modus
vivendi sur lequel les administrateurs des régions concernées des secteurs de Kandi (Dahomey) et
120
de Dosso (Niger) se sont fondés» . «Pendant un temps», lisons-nous ? La formule est pour le
moins elliptique car, comme on va le voir maintenant, l’arrangement de 1914 a été d’application
continue durant tout le reste de la période coloniale.
C. L’arrangement de 1914 a été d’application continue durant tout le reste de la période
coloniale
28. En effet, pour essayer de remettre en cause la portée de cet arrangement, le Bénin fait
121
valoir à plusieurs reprises que cet arrangement a été de courte durée , ou que c’était «une solution
d’attente pratiquée par moment, par les administrateurs locaux … [en attendant] que la question fût
tranchée» 122. Le Bénin fait à nouveau ici une confusion entre deux choses différentes : le caractère
provisoire d’un accord et sa durée effective.
Dans la présente affaire, tout en étant conçu originellement comme un arrangement
provisoire, le modus vivendi de 1914 est resté d’application durant tout le reste de la période
coloniale, comme l’attestent les témoignages qui suivent :
en 1917, l’administrateur Espéret, de la subdivision de Gaya, indique que les propositions des
administrateurs locaux constituant l’arrangement «ont toujours depuis [juillet 1914] servi de
base au règlement des contestations qui ont pu s’élever entre les différents groupes peuhls» ; 123
en 1924, dans son étude sur «le pays Dendi», l’administrateur-adjoint des colonies,
Michel Perron, qui avait servi à Gaya en 1916-1917, revient sur le modus vivendi de 1914 en en
rapportant la teneur 124;
en 1925, dans un rapport adressé au gouverneur du Niger, l’administrateur Crocicchia,
125
commandant du cercle de Niamey, rappelle lui aussi le contenu de l’arrangement de 1914 ;
120Ibid.
121Voir par exemple : contre-mémoire du Bénin, par. 3.21; 3.24; 3.37.
122Réplique du Bénin, p. 34, par. 2.30.
123Mémoire du Niger, p. 126; annexes, série C, n 32, p. 4.
124 o
Ibid., annexes, série E, n 1.
125 o
Ibid., p. 127, annexes, série C, n 42. - 53 -
en 1941, dans un télégramme-lettre qu’il adresse au cercle de Dosso, le chef de la subdivision
de Gaya, évoque encore l’arrangement de 1914 en transmettant une liste des îles du Niger
situées dans la subdivision de Gaya et en précisant que «[c]ette affectation des îles, soit au
Dahomey soit au Niger a été proposée en 1914 par le commandant de Gaya et par le
126
commandant de cercle de Kandi» ;
en 1944, les autorités nigériennes ont estimé ne pas pouvoir exercer leur compétence à l’égard
d’un incident qui s’était produit dans le bras droit du fleuve, à hauteur de Dollé, dès lors
qu’elles estimaient que cet incident avait eu lieu du côté dahoméen, dans l’espace situé entre le
127
chenal principal et la rive droite du fleuve ;
en 1954, par une lettre du 9 septembre adressée au commandant de cercle de Dosso, le
commandant de cercle de Kandi, transmettait une annexe contenant les résultats d’une enquête
à laquelle il avait procédé à la demande du gouverneur du Dahomey. Cette annexe se fondait
sur le critère du bras principal (ou grand bras) pour l’attribution des principales îles du
fleuve 128;
en 1956, lorsqu’il s’est agi de répondre à une demande de l’IGN-Dakar sur la «limite
interterritoriale entre le Dahomey et le Niger», le chef de la subdivision de Gaya, s’adressant au
commandant de cercle de Dosso, écrivit qu’il venait de retrouver la lettre du 3 juillet 1914 qui
lui paraissait «être le seul document sérieux sur la question» . 129 Il propose, pour régler
définitivement cette affaire, «que le travail de 1914 [soit] repris conjointement par les chefs de
subdivision de Gaya et de Malanville … [ou] mieux encore par l’ingénieur d’hydrologie
actuellement à Niamey» ; 130
en 1960 encore, à la veille des indépendances, dans une correspondance en date du 31 juillet
adressée à son homologue de la République du Dahomey, le premier ministre de la République
126Télégramme-lettre n 128 du 10 juin 1941, réplique du Niger, annexes, série C, n 173.
127 Télégramme-lettre du 8 juin 1944, du commandant de cercle de Dosso au gouverneur du Niger, réplique du
Niger, annexes, série C, n 174. Pour les détails, voir réplique du Niger, p. 125, par. 3.8.
128Mémoire du Niger, p. 128; annexes, série C, n 59.
129 o
Lettre du 6 juillet 1956, mémoire du Niger, p. 127, par. 2.3.18; annexes, série C, n 65.
130
Ibid. - 54 -
du Niger se réfère une fois encore au modus vivendi de 1914, en rappelant qu’il «a constitué
une base concrète de règlement» ; 131
même au lendemain des indépendances, les autorités du Niger évoquent encore à l’arrangement
132
de 1914 .
Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, il faut croire, en l’occurrence,
comme le dit l’adage, qu’il n’y a que le provisoire qui dure !
29. Confrontée à cette abondance de références et de mises en application de l’arrangement
de 1914, la Partie béninoise n’a d’autre choix que d’avancer qu’«[a]ucun de ces documents
[coloniaux] n’a cependant eu pour objet ou pour effet de fixer le chenal navigable comme limite
coloniale» .133
Il n’empêche pourtant que ces documents reflètent une opinion commune, qui se perpétue
dans le temps, de la part des administrateurs. Ceux-ci se réfèrent de façon constante à ce critère du
chenal navigable ou du bras le plus profond, et le mettent en application. Cela traduit bien la
perception qu’ont les autorités de terrain de l’emplacement exact de la limite dans le fleuve.
30. Tous les éléments qui viennent d’être rappelés montrent, sans contestation possible, que
pendant tout le reste de la période coloniale, soit près de cinquante ans, l’arrangement de 1914 a
constitué le document de référence permanent pour le règlement des questions de délimitation dans
le fleuve, et de répartition des îles.
Il est donc totalement inexact de prétendre, comme le fait le Bénin, que cet arrangement a été
de courte durée et qu’il n’a plus été invoqué depuis les années 1920.
31. A cet égard, le Bénin semble par ailleurs considérer que la pratique des autorités locales
non sanctionnée par un document officiel ne pourrait avoir la portée des effectivités coloniales 134.
Cet argument est dépourvu de pertinence, car le propre des effectivités, c’est précisément d’être
constituées par les agissements pratiques des administrateurs, peu importe que ces agissements
soient sanctionnés ou non par un texte formel.
131 o
Mémoire du Niger, annexes, série A, n 1.
132Voir par exemple le rapport de M. Maizoumbou Samna, secrétaire à la présidence du Niger, sur la réunion de
la commission mixte Dahomey-Niger chargée d’étudier l’appartenance de l’île de Lété, tenue à Gaya le 29 juin 1961,
o
mémoire du Niger, annexes, série A, n 4, p. 2-3 et 5.
133Contre-mémoire du Bénin, par. 2.117.
134Réplique du Bénin, p. 131, par. 4.76. - 55 -
Dans la présente affaire, les effectivités c’est-à-dire la pratique constante de la limite
suivant le principal chenal navigable précisent le titre de la République du Niger c’est-à-dire
la lettre du ministre des colonies du 7 septembre 1901 et l’arrêté du 27 octobre 1938 qui tous
deux fixaient la limite entre les deux colonies, au cours du fleuve. Nous nous trouvons mutatis
mutandis dans une des situations envisagées par la Cour, dans l’affaire du Différend frontalier
(Burkina Faso/République du Mali) lorsqu’elle dit : «Il est enfin des cas où le titre … n’est pas de
nature à faire apparaître de façon précise l’étendue territoriale sur laquelle il porte. Les
«effectivités» peuvent alors jouer un rôle essentiel pour indiquer comment le titre est interprété
dans la pratique.» 135
D. L’arrangement de 1914 a été d’application exclusive durant toute la période à prendre en
compte aux fins du règlement de la présente affaire
32. Ce qui caractérise l’arrangement de 1914 n’est pas sa pérennité, mais également son
exclusivité. En effet, aucune autre solution n’a été pratiquée durant toute la période considérée, et
sur le terrain, l’arrangement de 1914 n’est pas entré en concurrence avec aucune autre formule,
lorsque se sont posés des problèmes concrets de délimitation fluviale ou de distribution des îles.
La République du Bénin prétend cependant que
«les administrateurs des deux rives ont à plusieurs reprises remis en cause
ultérieurement [le modus vivendi de 1914], ceux de la rive gauche (Niger) demandant
avec insistance que la limite fut fixée à la rive droite du fleuve, et ceux de la rive
droite (Dahomey) suggérant des échanges entre … îles … voire l’attribution
136
d’enclaves sur la rive gauche…» .
Mais ce que le Bénin omet évidemment de dire, c’est qu’aucune de ces propositions n’a été
finalement retenue, et que c’est la solution contenue dans l’arrangement de 1914 qui a été
137
constamment maintenue , malgré des propositions allant en sens contraire.
Par ailleurs, comme nous y reviendrons cet après-midi, l’idée d’une limite à «la ligne des
plus hautes eaux côté rive gauche» préconisée par la lettre du 27 août 1954 est restée purement
135
C.I.J. Recueil 1986, arrêt du 22 décembre 1986, p. 587, par. 63.
136Contre-mémoire du Bénin, par. 3.13. Voir ibid., par. 2.125-2.127. Référence est ici faite à l’épisode des
années 1925-1926, au cours duquel les autorités coloniales dahoméennes ont proposé que l’île de Lété (appartenant à la
colonie du Niger) soit échangée contre trois îles en face de Gaya (appartenant à la colonie du Dahomey) (voir mémoire
du Niger, p. 183-184, par. 2.3.74), pendant que certaines autorités coloniales proposaient une limite à la rive droite
attribuant toutes les îles à la colonie du Niger (voir mémoire du Niger, p. 184-187; par. 2.2.66 et 2.3.74). Voir aussi :
réplique du Bénin, p. 30, par. 2.18.
137Voir mémoire du Niger, p. 186-187, par. 2.2.66 et 2.3.74. - 56 -
théorique et n’a jamais été mise en Œuvre. Ayant surpris tout le monde, elle n’a été appliquée par
personne. Par contre, on vient de le voir, l’arrangement de 1914 n’a jamais cessé de servir de
référence, même après cette lettre (soit en 1954, 1956, 1960), jusqu’à l’accession des deux pays à
l’indépendance.
33. Il faut enfin noter que l’arrangement de 1914 a été appliqué durant toute la période à
prendre en compte pour le règlement du présent litige. Lorsqu’une solution originellement
provisoire s’applique en fait durant toute la période pertinente pour le règlement du différend, elle
est à considérer en fait comme une solution définitive pour cette période. L’arrangement provisoire
de 1914 ayant été régulièrement d’application jusqu’en 1960 au moins, il doit être considéré
comme la solution définitivement retenue par l’autorité coloniale française à la date critique. En
conséquence, et en application de la règle de l’uti possidetis, c’est cet arrangement qui doit être
retenu comme définissant la limite fluviale entre le Bénin et le Niger et comme constituant le
critère de répartition des îles entre les deux Etats à la date de leur indépendance.
E. Les arguments béninois tirés de la prétendue absence de navigabilité et de la prétendue
instabilité du fleuve Niger ne reposent sur aucun fondement
34. Bien qu’il soit clairement établi que la limite entre les colonies du Dahomey et du Niger
passait par le principal chenal navigable, la République du Bénin considère que l’autorité coloniale
n’a pas pu choisir ce critère dès lors que le fleuve Niger ne serait pas navigable . Elle considère
en outre que le recours au chenal principal comme critère de délimitation ne serait pas praticable,
car le fleuve Niger serait instable et son chenal principal changeant 139.
35. S’agissant de la question de la navigabilité du fleuve Niger, la République du Niger a
clairement montré, dans sa réplique, que le fleuve Niger est à classer dans la catégorie des fleuves
140 141
navigables et qu’il est navigable toute l’année pour certaines embarcations . Elle n’entend pas
y revenir d’autant que la République du Bénin semble avoir renoncé à l’argument fondé sur la
prétendue absence de navigabilité.
138Contre-mémoire du Bénin, par. 2.131-2.133, 2.135.
139
Ibid., p. 100-105, par. 2.171-2.182.
140
Réplique du Niger, p. 147-152, par. 3.38-3.46.
141Ibid., p. 152-157, par. 3.47-3.57. - 57 -
36. En ce qui concerne la prétendue instabilité du fleuve, la République du Niger a
également démontré que, contrairement aux prétentions béninoises, le chenal principal s’avère être
d’une remarquable stabilité , et qu’il n’y a pas eu de changement significatif dans le tracé du
143
chenal principal du fleuve sur une période de plus de cent ans . Le professeur Jean Salmon
reviendra sur cette question tout à l’heure.
37. Qu’il suffise à présent de faire remarquer qu’en fait, de toutes les façons, ces analyses
n’étaient nullement partagées par les administrateurs coloniaux, puisqu’ils ont clairement établi la
limite entre les deux colonies, au principal chenal navigable du fleuve Niger.
38. Au total, il apparaît donc que l’arrangement provisoire de 1914, qui repose sur un accord
entre les autorités coloniales locales, et qui a été d’application continue et exclusive durant toute la
période à prendre en considération pour le règlement du présent litige, fonde définitivement la
limite dans le chenal principal du fleuve que revendique légitimement la République du Niger.
39. Cette limite n’a pas été remise en cause par la lettre du 27 août 1954 du gouverneur par
intérim du Niger, ainsi que va le montrer maintenant mon collègue Pierre Klein. Je vous serais
reconnaissant, Monsieur le président, de bien vouloir lui donner la parole, et je remercie la Cour
pour son attention.
Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous remercie, Monsieur le recteur. Monsieur le
professeur Pierre Klein, si vous voulez bien venir à la barre. Monsieur le professeur, vous avez la
parole.
M. KLEIN : Merci, Monsieur le président.
LA FIXATION DE LA LIMITE INTERCOLONIALE AU COURS DU FLEUVE ,ET PLUS PRÉCISÉMENT
À SON PRINCIPAL CHENAL NAVIGABLE ,N’A PAS ÉTÉ REMISE EN CAUSE
PAR LA LETTRE DU 27 AOÛT 1954
1. Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, permettez-moi, moi aussi, de
vous dire tout d’abord le très grand honneur que j’éprouve à comparaître aujourd’hui devant vous
pour la première fois. Qu’il me soit aussi permis de remercier la République du Niger pour la
142
Ibid., p. 160-176, par. 3.64-3.87.
143Ibid., p. 176-202, par. 3.88-3.166. - 58 -
confiance dont elle m’a honoré dans le cadre de la présente affaire. Ainsi que vous l’a annoncé
mon collègue, le professeur Niyungeko, il me revient maintenant de montrer que la fixation de la
limite intercoloniale au cours du fleuve, et plus précisément à son principal chenal navigable, n’a
pas été remise en cause par la lettre signée par le gouverneur par intérim du Niger le 27 août 1954.
2. Monsieur le président, il n’est pas impossible que cet exposé m’amène un petit peu
au-delà de l’heure traditionnellement prévue pour la pause. Ce ne devrait pas excéder, je pense,
cinq minutes. Si je peux compter sur la patience supplémentaire de la Cour à cet égard, je
l’apprécierais.
Le contenu de cette lettre est à présent bien connu. Permettez-moi néanmoins d’en rappeler
l’élément central. En réponse à une demande formulée par le chef de subdivision de Gaya un mois
plus tôt, le nouveau secrétaire général du territoire du Niger, agissant en tant que gouverneur
intérimaire, indique ce qui suit : «J’ai l’honneur de vous faire savoir que la limite du territoire du
Niger est constituée par la ligne des plus hautes eaux, côté rive gauche du fleuve, à partir du village
de Bandofay, jusqu’à la frontière du Nigéria. En conséquence, toutes les îles situées dans cette
144
partie du fleuve font partie du territoire du Dahomey.»
3. La République du Bénin prétend que cette lettre fixe la limite entre les deux colonies sur
145
la rive gauche du fleuve et attribue toutes les îles du bief frontalier au Dahomey . Cette
correspondance règlerait donc le problème de la délimitation entre le Bénin et le Niger dans la
partie du fleuve Niger allant du confluent de la Mékrou à la frontière avec le Nigéria de façon aussi
radicale que définitive; et c’est évidemment là la raison pour laquelle la Partie adverse en fait une
pièce maîtresse de son argumentation.
4. Pourtant, cette correspondance ne remet nullement en cause la situation juridique
antérieure, telle qu’elle vient d’être présentée à la Cour. Il en est ainsi pour la simple raison que
cette lettre ne peut produire aucun effet juridique : comme j’aurai l’occasion de le démontrer dans
un instant, elle était en effet totalement dépourvue de validité dans l’ordre juridique colonial de
l’époque. Cette absence de validité se complique de plusieurs problèmes manifestes de formulation
144Mémoire du Niger, annexes, série C, n 58.
145
Mémoire du Bénin, p. 116 et suiv.; contre-mémoire du Bénin, p. 124 et suiv.; réplique du Bénin, p. 61 et suiv. - 59 -
des termes de la lettre, sur lesquels mon collègue, le professeur Niyungeko, reviendra de façon plus
détaillée en début d’après-midi.
5. Pour l’instant, je m’en tiendrai donc à la démonstration de l’absence de validité de cette
fameuse lettre du 27 août 1954 au regard du droit colonial de l’époque.
6. Monsieur le président, la question des effets juridiques qui s’attacheraient à la lettre du
gouverneur par intérim, Raynier, constitue un point de contestation majeur entre les Parties à la
présente instance depuis le début de la phase écrite. Cette question s’avère en effet fondamentale,
car on voit mal comment cette lettre pourrait exercer une influence quelconque dans le règlement
du présent litige si elle n’avait pas été juridiquement valide au regard du droit colonial de l’époque.
Cette interrogation ne semble pourtant pas troubler outre mesure le Bénin si l’on en juge par sa
réplique. La Partie adverse y laisse en effet entendre que la conformité des titres juridiques
invoqués par les parties à un différend territorial à l’ordre juridique de référence de l’époque n’est
146
pas une condition de leur passage dans le legs colonial . La lettre de 1954 déterminerait donc la
situation actuelle, même si elle n’était pas conforme au droit colonial de l’époque. Pour reprendre
les termes mêmes de la réplique béninoise, «[d]ans ces conditions, les très longs développements
consacrés par la Partie nigérienne et visant à établir que «[l]a lettre du 27 août 1954 est contraire au
droit positif de l’époque» présentent un intérêt limité» 147.
7. Le Bénin s’appuie à cet égard sur un extrait de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire du
Différend frontalier (Burkina-Faso/République du Mali), selon lequel «le droit international
148
confère une valeur juridique intrinsèque aux fins de l’établissement des droits territoriaux» à
certains documents coloniaux du même type que la lettre du 27 août 1954. La Partie adverse
semble déduire de cet extrait que seul le droit international serait pertinent pour décider de la valeur
juridique voire de la validité des documents coloniaux. C’est évidemment faire dire là à la
Cour ce qu’elle n’a jamais prétendu. Il est manifeste que, pour qu’un document colonial acquière
la valeur juridique que lui confère le droit international au titre de l’uti possidetis, encore faut-il que
ce document soit lui-même valide dans l’ordre juridique colonial.
146Réplique du Bénin, p. 68-69, par. 3.56.
147
Ibid.
148C.I.J. Recueil 1986, p. 582, par. 54, arrêt du 22 décembre 1986; et réplique du Bénin, p. 68, par. 3.55. - 60 -
8. Il est d’ailleurs frappant de constater que la Partie béninoise insiste elle-même, dans une
autre partie de sa réplique, sur le caractère crucial de la référence au droit colonial dans l’analyse
des pièces du dossier. Reprenant un passage de son mémoire, le Bénin écrit ainsi dans sa réplique :
«La référence au droit colonial en fonction duquel ces limites ont été fixées devient dès lors
149
déterminante.» On ne saurait dire plus clairement les choses.
9. Il est manifeste qu’un acte doit être valide dans l’ordre juridique colonial pour passer dans
le legs colonial. A défaut, cet acte ne fait tout simplement pas partie de l’ordonnancement
juridique colonial et n’a aucune vocation à intégrer le legs colonial auquel on se référera par la
suite au titre de l’uti possidetis. Or, en l’occurrence, tel est bien le cas de la lettre de 1954, dont la
contrariété avec le droit colonial de l’époque la rend inapte à produire des effets juridiques. Dans
ces conditions, et quoi qu’en dise le Bénin, elle ne saurait évidemment jouer aucun rôle dans le
règlement du présent différend.
10. Pour le Niger, la lettre de 1954 appelle quatre observations principales :
premièrement, il est manifeste qu’elle modifie la limite existante, telle qu’elle avait été
antérieurement fixée par les textes applicables;
deuxièmement, pareille modification des limites intercoloniales ne pouvait, en vertu du droit
applicable, être opérée par un gouverneur de colonie; cette lettre est donc de nul effet sur le
plan juridique;
troisièmement, l’argumentation du Bénin selon laquelle la lettre de 1954 constituerait un
accord intercolonial ou manifesterait un acquiescement des autorités du territoire du Niger à la
fixation de la limite à la rive gauche du fleuve n’est pas plus fondée;
et enfin, quatrièmement, l’absence de validité de la lettre de 1954 est confirmée par son
absence totale de mise en Œuvre dans la pratique.
I. Premièrement, la lettre du 27 août 1954 modifie les limites existantes
11. Commençons, si vous le voulez bien, par le caractère créateur de la lettre du gouverneur
par intérim Raynier. Le Bénin prétend sur ce point que cette lettre n’opère aucune modification des
limites existantes, qu’elle vise seulement à préciser ou à réaffirmer. Elle réaffirmerait ainsi la
149Mémoire du Bénin, p. 43, par. 2.23, cité in réplique du Bénin, p. 80, par. 3.83. - 61 -
limite à la rive gauche, déjà posée par l’arrêté du 23 juillet 1900. Mais comme ce dernier a été
«perd[u] de vue pendant un temps» pour reprendre les termes de la Partie adverse 150 et que
les textes subséquents (ceux de 1934 et 38) se sont contentés d’une formulation plus vague («le
151
cours du fleuve») , la lettre de 1954 préciserait ce concept de «cours du fleuve» en le fixant «côté
rive gauche, à la ligne des plus hautes eaux» . Cette lettre «renouerait» par là avec la limite
153
prétendument fixée en 1900 . La construction est tentante, mais elle est totalement dépourvue de
fondement.
154
12. Contrairement à ce qu’affirme le Bénin à plusieurs reprises , absolument rien ne permet
de dire que l’auteur de la lettre du 27 août 1954 s’est, d’une quelconque manière, appuyé sur les
textes de 1900 et de 1934/1938. D’une part, aucun dossier préparatoire de cette lettre n’a été
retrouvé par le Niger dans les archives, ni n’a été produit par le Bénin pour reprendre une
formulation qu’affectionne particulièrement la Partie adverse. D’autre part, la lettre elle-même ne
fait absolument aucune mention de textes législatifs ou réglementaires sur lesquels se serait fondé
son auteur. Et lorsque ce dernier a été interrogé à ce sujet par le gouverneur du Dahomey, il s’est
155
abstenu de fournir quelque élément de réponse que ce soit : «Laissons tomber» annote-il sur la
lettre datée du 11 décembre 1954 que lui adresse en ce sens le gouverneur du Dahomey; et il
ajoute : «il y a plus pressant». On voit bien, Monsieur le président, le peu de cas dont le
gouverneur par intérim, Raynier, faisait de cette question. L’affirmation selon laquelle la lettre du
27 août 1954 aurait été fondée sur les textes législatifs et réglementaires antérieurs est donc une
pure supputation. Elle n’est étayée par aucun élément du dossier.
13. En tout état de cause, l’«interprétation» des textes en cause qui, selon la thèse béninoise,
serait opérée par la lettre de 1954 est manifestement incompatible avec ces textes. Il n’est plus
nécessaire, à ce stade de la présentation de l’argumentation de la République du Niger, d’y revenir
très longuement. Mon collègue, le professeur Tankoano, a clairement établi plus tôt ce matin que
150Réplique du Bénin, p. 82, par. 3.90.
151Ibid., p. 61 et 62, par. 3.44 et 3.46.
152
Ibid., p. 75, par. 3.68 in fine.
153
Voir e.a. réplique du Bénin, p. 61, par. 3.45.
154Ibid., p. 61, par. 3.45, p. 76, par. 3.71.
155Contre-mémoire du Niger, annexes, série C, n° 128. - 62 -
l’arrêté du 23 juillet 1900 ne fixe aucune limite. Il est donc tout à fait vain de prétendre que la
lettre de 1954 «renouerait» avec celle-ci. Quant au sens des termes «cours du fleuve» utilisés dans
les arrêtés de 1934/1938, il a été amplement exposé tout à l’heure par le professeur Niyungeko, qui
a montré qu’il était totalement incompatible avec une interprétation qui reviendrait à les assimiler à
la notion de rive. La modification de la limite existante opérée par la lettre de 1954 est donc
indéniable. Mais en l’occurrence, le gouverneur par intérim du Niger n’était aucunement
compétent pour y procéder.
II. Deuxièmement, le gouverneur du Niger n’était pas compétent pour procéder à la
modification des limites du territoire dont il avait la charge
14. Le Niger a déjà exposé de façon détaillée dans son argumentation écrite que les règles
applicables à la détermination et à la modification des limites territoriales en Afrique occidentale
française (AOF) étaient très précisément établies. Cette compétence revenait dans une première
156
période au gouverneur général de l’AOF. En 1954, aux termes de l’article 86 de la Constitution
française de 1946, c’était le Parlement français qui en était investi 157. A aucune période de
l’histoire coloniale, un gouverneur de colonie n’a donc été habilité à redéfinir les limites du
territoire dont il avait la responsabilité sans l’intervention d’une autorité supérieure à cet effet. Le
Bénin tente d’écarter cette objection en avançant deux arguments.
Le premier consiste à dire que le Niger n’opère pas la distinction qui aurait existé dans le droit
colonial de l’AOF entre création de circonscriptions administratives coloniales et modification
des limites des circonscriptions territoriales .158
Le second consiste à faire valoir que les règles applicables étaient en tout état de cause
beaucoup plus souples que ce que le Niger laisse entendre, et reconnaissaient une large
159
autonomie aux autorités de chaque colonie en la matière .
15. Examinons ces deux prétentions. Il est frappant de constater que le premier de ces
arguments, selon lequel il faudrait distinguer les règles applicables à la création des
156 Décrets du 18 octobre 1904 et du 4 décembre 1920 (mémoire du Niger, annexes, série B, n° 18 et 37,
respectivement) et mémoire du Niger, p. 20 et 21, par. 1.1.7 et 1.1.8.
157
Ibid., p. 25-26, par. 1.1.22. Aux termes de cette disposition : «Le cadre, l’étendue, le regroupement éventuel
et l’organisation des communes et départements, territoires d’outre-mer, sont fixés par la loi…»
158
Contre-mémoire du Bénin, p. 18, par. 1.10.
159Ibid., p. 15, 1.3. - 63 -
circonscriptions territoriales, d’une part, et celles relatives à la fixation de leurs limites, d’autre
part, ne repose sur absolument aucune source. Aucun texte n’est invoqué par le Bénin sur ce point.
La Partie adverse se borne à évoquer de prétendues «règles générales» qui ne sont en aucune
160
manière étayées . Et ce flou s’explique aisément. Il n’existait dans le droit colonial de l’AOF
aucun texte qui distinguait entre compétence de créer des colonies ou des circonscriptions
administratives, d’une part, et de fixer les limites de ces entités, d’autre part. En d’autres termes,
c’étaient les autorités habilitées à créer colonies ou circonscriptions administratives, et ces autorités
seules, qui avaient le pouvoir d’en définir ou d’en modifier les limites. On ne peut d’ailleurs
manquer de relever à cet égard que la pratique des autorités coloniales va clairement à l’encontre
des prétentions du Bénin. Il est difficile d’en trouver une meilleure illustration, pour la période
antérieure à la Constitution de 1946, que la lettre adressée par le gouverneur du Dahomey en date
du 11 avril 1925 au lieutenant-gouverneur du Niger, qui porte précisément sur l’hypothèse d’un
rattachement, à l’avenir, de l’île de Lété au Dahomey, en échange de l’attribution d’autres îles au
Niger. Cette lettre, dont vous trouverez copie en pièce 21 au dossier des juges, se termine comme
suit : «Dans le cas où vous n’auriez aucune objection de principe à cette modification territoriale,
je vous serais obligé de bien vouloir me le faire connaître afin de me permettre de saisir utilement
161
M. le gouverneur général de la question.»
16. On voit ainsi très clairement que dans cette première période, une telle décision de
modification de l’état de choses existant relevait de la compétence du gouverneur général de
l’AOF, et non de celle des gouverneurs de colonies concernés. En vertu de la Constitution de 1946,
ce pouvoir des gouverneurs de colonie n’existait pas davantage en 1954. La lettre précitée
qu’envoie le gouverneur du Dahomey à son homologue du Niger en date du 11 décembre 1954 162
en apporte une confirmation éclatante. Son auteur s’y réfère aux renseignements fournis par les
administrateurs locaux, selon lesquels la limite du territoire du Niger serait constituée par la ligne
des plus hautes eaux, côté rive gauche. Et il demande ensuite au gouverneur du Niger, «[a]fin de
pouvoir régler cette question sur le plan formel … de bien vouloir [lui] indiquer les références des
160Réplique du Niger, p. 57-58, par. 1.75-1.77.
161 o
Mémoire du Niger, annexes, série C, n 40; les italiques sont de nous.
162Voir supra, par. 13. - 64 -
textes ou accords déterminant ces limites» . «Afin de pouvoir régler cette question sur le plan
formel», Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour. Comment serait-il possible de
déduire autre chose de cette formule que l’absence de règlement sur le plan formel, par la lettre du
gouverneur du Niger du 27 août 1954, de la question de la modification des limites préexistantes
sur le bief fluvial concerné ? Celle-ci, en l’absence d’un acte formel entérinant la nouvelle limite
qu’elle indique, est à l’évidence impuissante par elle seule à produire des effets juridiques.
On est donc bien loin de la souplesse qu’invoque le Bénin au titre de deuxième argument.
On trouve d’ailleurs assez peu de traces de cette prétendue souplesse dans la lettre du ministre des
colonies datée du 26 octobre 1948. Le ministre, se fondant sur l’article 86 de la Constitution de
1946, y affirme sans la moindre ambiguïté ce qui suit : «Il est donc absolument impossible, sous
164
quelque prétexte que ce soit, de modifier les limites des territoires sans l’intervention d’une loi.»
Le Bénin s’inquiétait hier de la prétendue absence de tout texte ou document établissant un lien
entre les compétences en matière de création de colonies ou de circonscriptions territoriales et en
matière de fixation de leurs limites. Cette lettre de 1948 devrait contribuer à le rassurer.
Tout ceci conforte donc manifestement l’affirmation du Niger selon laquelle le gouverneur
du territoire du Niger n’était nullement habilité, en 1954, à décider seul d’une modification des
limites de l’entité dont il avait la charge. Il n’aurait d’ailleurs pas été plus compétent, on va le voir
maintenant, si cette modification avait résulté d’un accord avec la colonie voisine, à supposer cet
accord établi.
III. Troisièmement, il n’y a pas eu d’accord ou d’acquiescement des autorités du territoire du
Niger à la fixation de la limite intercoloniale à la rive gauche du fleuve
17. Dans ses efforts visant à défendre l’idée que la lettre de 1954 produit des effets
juridiques, le Bénin tente encore une dernière ligne d’argumentation. Il s’agit en l’occurrence
d’affirmer que les autorités coloniales du Niger ont exprimé un acquiescement au sens du droit
international à la fixation de la limite à la rive gauche du fleuve. Cet argument a initialement été
décliné par la Partie béninoise sur deux modes. D’un côté, le Bénin a tenté d’attribuer des effets de
droit au fait que les autorités subordonnées de la colonie du Niger n’auraient pas protesté contre la
163 o
Contre-mémoire du Niger, annexes, série C, n 128.
164Voir contre-mémoire du Niger, série C, n 115. - 65 -
lettre du 27 août 1954, le Niger reconnaissant par là le titre béninois fixant la limite à la rive gauche
du fleuve 165. La partie adverse a cependant reconnu dans sa réplique le peu de poids de cet
argument en admettant qu’«il ne saurait être question d’«acquiescement» de ces autorités,
subordonnées en effet à l’auteur de la lettre» . La République du Niger prend donc acte de
l’abandon de cette prétention.
D’un autre côté, la Partie béninoise tente d’établir un parallèle entre la correspondance
administrative de 1954 interne à la colonie du Niger et la déclaration Ihlen dans l’affaire du
Groenland oriental, et s’efforce de placer à tout prix la lettre de Raynier dans le cadre d’un
échange bilatéral 167. Il s’agit, en l’occurrence, de faire passer cette correspondance pour un accord
intercolonial, sorte de préfiguration d’un accord international entre les deux Parties concernées. La
Partie béninoise présente ainsi dans sa réplique une liste importante de documents qui, selon elle,
attesteraient et confirmeraient «cet accord des deux colonies concernant le règlement définitif du
tracé précis de leur limite commune» 168. Et hier encore, c’est une version légèrement amendée de
cet argument qui a été présentée à la Cour par la Partie béninoise, qui s’est cette fois efforcée de
présenter la lettre de 1954 comme un acte unilatéral qui entraînerait des effets de droit pour son
auteur ici aussi, on le suppose, en raison d’un accord exprimé par le Dahomey.
18. Mais quelle que soit la manière dont le Bénin tente de la présenter, cette construction est
totalement dépourvue de pertinence car, d’une part, il n’y a pas eu d’accord et, d’autre part, à
supposer même qu’il y ait eu un accord, ce dernier n’aurait pu produire les effets juridiques que
tente de lui prêter le Bénin.
Quant au premier de ces points, l’absence d’accord, le Niger a tout d’abord montré que la
correspondance en cause était strictement interne et n’était nullement adressée aux autorités de la
colonie du Dahomey, même si elle avait pour cause profonde les litiges qui continuaient à opposer
169
les populations des deux rives sur l’utilisation et l’appartenance des îles du fleuve . Ensuite, on
165Mémoire du Bénin, p. 124, par. 5.33.
166
Réplique du Bénin, p. 65, par. 3.51.
167
Mémoire du Bénin, p. 152-153, par. 6.21 et 6.22; contre-mémoire du Bénin, p. 124 et suiv., par. 2.240 et suiv.;
réplique du Bénin, p. 42-45, par. 3.11-3.17.
168Réplique du Bénin, p. 63-64, par. 3.49.
169Contre-mémoire du Niger, p. 84, par. 2.90 et réplique du Niger, p. 48-52, par. 1.54-1.63. - 66 -
ne peut voir dans cette correspondance une reconnaissance quelconque d’une prétention qui aurait
été émise par le Dahomey, à défaut de la formulation d’une telle prétention en l’espèce. C’est en
vain que l’on chercherait la trace de toute revendication de ce type dans les nombreuses lettres du
gouverneur du Dahomey énumérées par le Bénin, que ces lettres soient antérieures ou postérieures
à la lettre du 27 août 1954. Ainsi, bien loin de formuler une revendication, le gouverneur du
Dahomey se limite, dans sa lettre du 1 juillet 1954 adressée au commandant de cercle de Kandi, à
demander que ce dernier lui adresse «la liste des îles dont la propriété risque d’entraîner des litiges,
pour me permettre de régler une fois pour toutes avec le Niger, que je saisirai de la question, ce
170
problème de délimitation de la frontière» . On voit mal en quoi ceci refléterait une quelconque
revendication du Dahomey sur l’ensemble des îles du fleuve Niger de Bandofay à la frontière du
Nigéria.
Plus révélateur encore de l’absence de pareille revendication, le fait que la lettre du
11 décembre 1954 adressée par le gouverneur du Dahomey à son homologue du Niger ne se réfère
même pas à la lettre de ce dernier du 27 août précédent et ne fait aucune mention d’une prise de
position qu’il attribuerait au territoire du Niger. Il se borne à indiquer ce qui suit : «Selon les
renseignements fournis par cet administrateur [il s’agit du commandant de cercle de Dosso], la
limite du territoire du Niger serait constituée par la ligne des plus hautes eaux…» Une telle
formulation cadre donc assez mal avec le scénario béninois d’un acquiescement des autorités de la
colonie du Niger à une revendication du Dahomey, ou à une prise d’acte par le Dahomey d’un
engagement unilatéral du Niger.
19. Quant au second de ces points, l’absence de validité, j’ai rappelé il y a un instant
171
qu’en 1954 la modification des limites territoriales des colonies ne pouvait résulter que d’une loi .
Même si un accord avait été conclu entre les deux colonies voisines, il aurait été totalement
inopérant sur le plan juridique. En réalité, cette tentative du Bénin de placer la discussion sur le
terrain de l’acquiescement constitue rien moins qu’une manŒuvre visant à contourner les règles
relatives à la compétence en matière de délimitation en droit colonial français, telles qu’elles
viennent d’être rappelées dans la section précédente de cette plaidoirie, et qui prévoyaient que ce
170 o
Mémoire du Niger, annexes, série C, n 57.
171Voir supra, par. 15-17. - 67 -
type de question ne pouvait être réglée, en 1954, que par la voie législative, et non par un
quelconque «accord» ou «acte unilatéral».
20. Au total donc, quelle que soit la manière dont on l’envisage, la lettre de 1954 ne peut
produire des effets juridiques. J’aurais aimé vous montrer dans un dernier temps que c’est
d’ailleurs ce qui explique qu’elle n’a jamais été mise en Œuvre sur le terrain, ni considérée
sérieusement par les autorités coloniales supérieures ou subalternes, qu’il s’agisse de celles du
Dahomey, ou de celles du Niger.
Je pense que l’écoulement du temps fait que la suite de cette présentation risque d’être
problématique…
Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Continuez, Monsieur le professeur.
M. KLEIN : Merci, Monsieur le président.
IV. L’absence de validité de la lettre de 1954 est confirmée
par son absence totale de mise en Œuvre en pratique
21. La République du Niger a montré dans ses écritures que la lettre de 1954 est très
rapidement tombée dans l’oubli, et que lorsqu’elle était évoquée occasionnellement, elle suscitait
172
plutôt des interrogations sur son fondement juridique . En tout état de cause, la solution qu’elle
préconisait n’a jamais été mise en application sur le fleuve et sur les îles.
Et ce sont les autorités du Dahomey elles-mêmes qui ont souvent été les plus dubitatives, ou
à tout le moins les plus prudentes vis-à-vis de cette lettre du gouverneur par intérim du Niger. Que
l’on se rappelle les propos du commandant de cercle de Kandi qui, parlant de cette lettre, tempère
son enthousiasme sur sa teneur en indiquant qu’il «serait intéressant de connaître le ou les textes
auxquels se réfère Monsieur le gouverneur du territoire voisin» . 173
Que l’on songe aussi à la lettre précitée du gouverneur du Dahomey en date du
11 décembre 1954 dans laquelle il s’enquiert pareillement du fondement juridique de la position
adoptée dans la lettre de Raynier. Afin de pouvoir régler «sur le plan formel» la question de la
limite entre les deux colonies, ledit gouverneur écrit : «je vous serais reconnaissant de bien vouloir
172Contre-mémoire du Niger, p. 74-82, par. 2.70-2.85.
173 o
Mémoire du Niger, annexes, série C, n 61. - 68 -
174
m’indiquer les références des textes ou accords déterminant ces limites» (les accords visés ici, on
l’aura compris, étant bien entendu des accords internationaux).
22. Mentionnons également, du côté nigérien cette fois, la lettre du chef de la subdivision de
Gaya au commandant du cercle de Dosso en date du 6 juillet 1956 en réponse à une demande de
renseignement formulée par le directeur du service géographique de l’AOF au sujet des limites du
territoire. Selon lui, la lettre de l’administrateur adjoint Sadoux, en date du 3 juillet 1914, «paraît
175
être le seul document sérieux sur la question» . Et il fait parvenir à son correspondant deux
copies de ladite lettre, par contre, il ne fait pas la moindre mention de la lettre de Raynier de 1954.
23. Dans la pratique, absolument aucun changement n’est intervenu sur le fleuve et sur les
îles, comme vous le montrera de façon plus détaillée le professeur Jean Salmon cet après-midi, par
rapport à la situation antérieure à 1954; diverses effectivités postérieures à cette date l’attestent. Le
Bénin tente d’éviter ce constat inéluctable en se raccrochant au fait que la lettre du 27 août 1954 a
néanmoins été mentionnée dans une dizaine de documents repris au dossier. Piètre consolation, car
on y trouve certes des mentions de cette correspondance; mais pour constater quoi ? Qu’aucun
effet ne lui a été donné. Particulièrement révélatrice et cruelle à cet égard, est la lettre du
commandant de cercle de Kandi au Dahomey, faut-il le rappeler adressée au directeur du
service géographique de l’AOF moins de deux ans après la lettre de Raynier. [Une copie de ce
o
courrier est jointe en pièce n 22 au dossier des juges.] L’auteur de la lettre observe
«Le litige le plus récent (1954) a provoqué de la part du gouverneur du Niger, la
lettre, dont copie jointe, adressée au chef de subdivision de Gaya (cercle de Dosso) qui
a été communiquée au commandant de cercle de Kandy. Le chef-lieu du territoire du
Dahomey, qui a eu connaissance de cette lettre, n’a pas réagi.» 176
Comment le Bénin peut-il, au regard de pareils constats, opérés par les autorités
dahoméennes elles-mêmes, continuer à prétendre que la lettre de 1954 a eu quelque effet concret
que ce soit ? Où est, deux ans plus tard, l’«animus» du gouverneur du Dahomey dont le Bénin
faisait grand cas dans ses plaidoiries d’hier en essayant d’établir de prétendues effectivités du
Dahomey sur l’île de Lété ?
174
Ibid.
175Ibid., annexes, série C, n 65.
176Lettre du 28 juin 1956 du commandant de cercle de Kandi, mémoire du Bénin, annexe n 72. - 69 -
Qui plus est, les autorités des deux colonies concernées ne sont pas les seules à ignorer
complètement la lettre de Raynier. Les services géographiques de l’AOF ont adopté la même
position, comme le montrent les cartes au 200 000 établies en 1955-1956 et rééditées en 1960 qui
font apparaître la limite intercoloniale dans le cours du fleuve et non à la rive gauche. Dans ce
domaine également, donc, aucune trace d’un quelconque effet concret de la lettre de 1954.
24. Ce que tous ces documents révèlent de façon éclatante, c’est l’absence de toute mise en
application de la lettre de 1954 en raison de son incapacité à produire des effets juridiques. Et cette
situation s’est évidemment prolongée au-delà de l’accession à l’indépendance.
En conclusion, Monsieur le président, Messieurs les Membres de la Cour, il apparaît donc
très clairement que la lettre de 1954 n’a pu en aucune manière modifier l’ordonnancement juridique
tel qu’il résultait des textes antérieurs, qui avaient fixé la limite au cours du fleuve Niger. Cette
limite, clairement fixée dans le cours du fleuve lui-même et non sur l’une de ses rives, est celle qui
est demeurée d’application de façon constante, tout au long de la période coloniale.
Ainsi que je l’ai déjà signalé à la Cour, mon collègue, le professeur Niyungeko, reviendra
encore sur cette lettre en début de la séance de cet après-midi, pour montrer combien son contenu
est fantaisiste et ne peut que conforter l’absence complète de validité de ce document. Je remercie
la Cour pour son attention et pour sa patience.
Le PRESIDENT de la CHAMBRE : Je vous remercie, Monsieur le professeur.
L’audience est levée à 13 h 10.
___________
Audience publique tenue le mardi 8 mars 2005, à 10 heures