Audience publique tenue le mercredi 13 novembre 1991, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de sir Robert Jennings, président

Document Number
080-19911113-ORA-01-00-BI
Document Type
Incidental Proceedings
Number (Press Release, Order, etc)
1991/17
Date of the Document
Bilingual Document File
Bilingual Content

CR 91/17
International Court Cour internationale
of Justice de Justice
THE HAGUE LA HAYE
YEAR 1991
Public sitting
held on Wednesday 13 November 1991, at 10 a.m., at the Peace Palace,
President Sir Robert Jennings presiding
in the case concerning Certain Phosphate Lands in Nauru
(Nauru v. Australia)

VERBATIM RECORD

ANNEE l991
Audience publique
tenue le mercredi 13 novembre 1991, à 10 heures, au Palais de la Paix,
sous la présidence de Sir Robert Jennings, Président,
en l'affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru
(Nauru c. Australie)

COMPTE RENDU

- 2 -
Present:
President Sir Robert Jennings
Vice-President Oda
Judges Lachs
Ago
Schwebel
Bedjaoui
Ni
Evensen
Tarassov
Guillaume
Shahabuddeen
Aguilar Mawdsley
Ranjeva
Registrar Valencia-Ospina

- 3 -
Présents:
Sir Robert Jennings, Président
M. Oda, Vice-Président
MM. Lachs
Ago
Schwebel
Bedjaoui
Ni
Evensen
Tarassov
Guillaume
Shahabuddeen
Aguilar Mawdsley
Ranjeva, Juges
M. Valencia-Ospina, Greffier

- 4 -
The Government of the Republic of Nauru is represented by:
Mr. V. S. Mani, Professor of International Law, Jawaharlal Nehru
University, New Delhi; former Chief Secretary and Secretary to
Cabinet, Republic of Nauru; and Member of the Bar, New Delhi,
Mr. Leo D. Keke, Presidential Counsel of the Republic of Nauru;
former Minister for Justice of the Republic of Nauru; and Member
of the Bar of the Republic of Nauru and of the Australian Bar,
as Co-Agents, Counsel and Advocates;
H. E. Hammer DeRoburt, G.C.M.G., O.B.E., M.P., Head Chief and
Chairman of the Nauru Local Government Council; former President
and Chairman of Cabinet and former Minister for External and
Internal Affairs and the Phosphate Industry, Republic of Nauru,
Mr. Ian Brownlie, Member of the English Bar; Q.C., F.B.A., Chichele
Professor of Public International Law, Oxford; Fellow of All
Souls College, Oxford,
Mr. H. B. Connell, Associate Professor of Law, Monash University,
Melbourne; Member of the Australian Bar; former Chief Secretary
and Secretary to Cabinet, Republic of Nauru.
Mr. James Crawford, Challis Professor of International Law and Dean
of the Faculty of Law, University of Sydney; Member of the
Australian Bar,
as Counsel and Advocates.
The Government of Australia is represented by:
Dr. Gavan Griffith, Q.C., Solicitor-General of Australia,
as Agent and Counsel;
H.E. Mr. Warwick Weemaes , Ambassador of Australia,
as Co-Agent;
Mr. Henry Burmester, Principal Adviser in International Law,
Australian Attorney-General's Department,
as Co-Agent and Counsel;
Professor Eduardo Jiménez de Aréchaga, Professor of International
Law at Montevideo,
Professor Derek W. Bowett, Q.C., formerly Whewell Professor of
International Law at the University of Cambridge,
- 5 -
La Gouvernement de la République de Nauru est représenté par :
M. V. S. Mani, professeur de droit international à l'Université
Jawaharlal Nehru de New Delhi; ancien secrétaire en chef et
secrétaire du conseil des ministres de la République de Nauru;
membre du barreau de New Delhi,
M. Leo D. Keke, conseiller du Président de la République de Nauru;
ancien ministre de la justice de la République de Nauru; membre du
barreau de la République de Nauru et du barreau d'Australie,
comme coagents, conseils et avocats;
S. Exc. M. Hammer DeRoburt, G.C.M.G., O.B.E., M.P., chef principal
et président du conseil de gouvernement local de Nauru; ancien
Président et responsable de la présidence du conseil des
ministres, ancien ministre des affaires extérieures et intérieures
et de l'industrie des phosphates de la République de Nauru;
M. Ian Brownlie, Q.C., F.B.A., membre du barreau d'Angleterre;
professeur de droit international public à l'Université d'Oxford,
titulaire de la chaire Chichele; Fellow de l'All Souls College,
Oxford,
M. H. B. Connell, professeur associé de droit à l'Université Monash
de Melbourne; membre du barreau d'Australie; ancien secrétaire en
chef et secrétaire du conseil des ministres de la République de
Nauru,
M. James Crawford, professeur de droit international, titulaire de
la chaire Challis et doyen de la faculté de droit de l'Université
de Sydney; membre du barreau d'Australie,
comme conseils et avocats.
Le Gouvernement australien est représenté par :
M. Gavan Griffith, Q.C., Solicitor-General d'Australie,
comme agent et conseil;
S.Exc. M. Warwick Weemaes, ambassadeur d'Australie,
comme coagent;
M. Henry Burmester, conseiller principal en droit international au
service de l'Attorney-General d'Australie,
comme coagent et conseil;
M. Eduardo Jiménez de Aréchaga, professeur de droit international à
Montevideo,
M. Derek W. Bowett, Q.C., professeur et ancien titulaire de la
chaire Whewell de droit international à l'Université de Cambridge,
- 6 -
Professor Alain Pellet, Professor of Law at the University of Paris
X-Nanterre and at the Institute of Political Studies, Paris,
Dr. Susan Kenny, of the Australian Bar,
as Counsel;
Mr. Peter Shannon, Deputy Legal Adviser, Australian Department of
Foreign Affairs and Trade,
Mr. Paul Porteous, First Secretary, Australian Embassy, The Hague,
as Advisers.
- 7 -
M. Alain Pellet, professeur de droit à l'Université de
Paris X-Nanterre et à l'Institut d'études politiques de Paris,
Mme Susan Kenny, du barreau d'Australie,
comme conseils;
M. Peter Shannon, conseiller juridique adjoint au département des
affaires étrangères et du commerce extérieur d'Australie,
M. Paul Porteous, premier secrétaire à l'ambassade d'Australie aux
Pays-Bas,
comme conseillers.
- 8 -
The PRESIDENT: Please be seated. Shall we continue with the Australian case, Mr Pellet?
M. PELLET : Merci beaucoup Monsieur le Président.
Monsieur le Président, Messieurs les Juges.
J'ai hier consacré la première partie de mon exposé au caractère collectif de la tutelle sur Nauru. J'ai
analysé dans ce qu'on pourrait considérer comme la section 1 de cette première partie le mécanisme
général de cette tutelle et j'ai montré, je crois, que la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et
l'Australie y avaient une part égale, même si, dans certains domaines, ce dernier pays - l'Australie -
agissait au nom des trois gouvernements participants à l'autorité administrante. Mais, ce faisant, il
ne faisait que représenter cette autorité administrante, qui, seule, assume la responsabilité de la
tutelle au plan international.
16. Le raisonnement que j'ai suivi hier en matière d'administration générale et de politique
générale s'impose avec encore plus de force si l'on quitte le terrain général du régime international de
tutelle pour s'intéresser, plus précisément, à ce qu'on peut appeler l'"administration économique" et
au mécanisme d'exploitation du phosphate; et je crois, Monsieur le Président, que cette focalisation
est légitime.
En effet, la requête de Nauru ne porte, en réalité, que sur certains aspects de la tutelle, ceux
qui sont, justement, liés à l'exploitation du phosphate. Or, le régime juridique de cette activité est,
depuis 1919, régi par des règles particulières dont les Missions de Visite des Nations Unies
successives ont constaté l'effet. Ainsi, par exemple, la première Mission, celle de 1951, a rappelé
que:
"L'Accord du 2 juillet 1919, qui fixe les conditions de l'administration générale de l'île
prévoit également la création d'un conseil connu sous le nom de British
Phosphate Commissioners, composé de trois membres respectivement nommés
par les Gouvernements du Royaume-Uni, de l'Australie et de la
Nouvelle-Zélande, et dont le rôle est d'exploiter et de vendre les phosphates de
l'île." (Mission de Visite des Nations Unies dans les Territoires sous tutelle du
Pacifique, Rapport sur Nauru, document officiel du Conseil de tutelle, 8e session,
supplt. n°3, T/898, 1952, paragraphe 13 - reproduit en annexe 7, vol. IV, au
mémoire de Nauru.)
Suivait une description des fonctions de ces British Phosphate Commissioners, sur lesquelles je vais
revenir dans un petit moment.
- 9 -
En 1956, la troisième Mission des Nations Unies écrivait également:
"tout en étant le plus petit Territoire sous tutelle, Nauru a encore ceci de particulier qu'elle est
administrée conjointement par plusieurs Etats, dont les gouvernements portent un intérêt
particulier au Territoire du point de vue économique, comme en témoigne l'existence des
British Phosphate Commissioners qu'ils désignent. Comme les Missions précédentes, la
Mission a relevé la place prépondérante occupée par les British Phosphate Commissioners, qui
contrôlent et exploitent l'industrie des phosphates, principale ressource économique du
Territoire; leurs activités ne sont pas soumises au contrôle direct de l'administration..." (id.,
18e session, supplt. n°41956, T/1256, paragraphe 23, reproduit in annexe 9 au mémoire de
Nauru, vol. IV.).
17. Cette situation a été crée par l'accord entre les trois gouvernements du 2 juillet 1919, et
elle est restée inchangée jusqu'en 1967, c'est-à-dire pendant toute la période visée par la requête de
Nauru. Aux termes de l'article 3 de cet accord, chacun des trois gouvernements nomme un membre
des British Phosphate Commissioners; mais, ensuite, ce sont les commissaires qui, collectivement,
ont la charge exclusive de "la direction, la gestion, ou le contrôle des opérations d'exploitation,
d'expédition, ou de vente des phosphates", l'article 13 précisant que "les trois gouvernements
s'engagent à ne pas intervenir" dans les activités des BPC.
"Le résultat, notait le première Mission de Visite des Nations Unies, est que toutes les
dispositions législatives et administratives concernant l'exploitation des phosphates ne relève
pas de l'administrateur exerçant ses fonctions d'après les instructions de son Gouvernement,
mais des Directeurs représentant les British Phosphate Commissioners ou, pour les questions
importantes, des Commissaires eux-mêmes ou des trois Gouvernements qui les nomment ..."
"Les British Phosphate Commissioners occupent une place si importante dans
l'économie de l'île qu'ils jouissent d'une indépendance administrative presque totale." (Op. cit.,
par. 16 et 18.)
Le problème se pose donc en termes différents et plus simples que s'agissant de l'administration
générale: pour ce qui est de l'exploitation du phosphate, pas de prédominance, fût-elle de pure
apparence, de l'un des trois gouvernements; chacun d'eux agit par l'intermédiaire d'un commissaire
qu'il contrôle (il peut le révoquer); mais les trois commissaires sont sur un pied de parfaite égalité.
18. Nauru le sait d'ailleurs, dont toutes les écritures sont en fait une longue mise en accusation
de ces BPC.
Je n'en veux pour preuve - et ce n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres - que le
paragraphe 81 de son exposé écrit de juillet dernier:
"In accordance with its charter, the British Phosphate Commissioners strenuously
sought to keep costs down. It organized a relatively cheap labour policy, fought hard against
- 10 -
the demands of Australian waterfront unions for white crews (Willliams and Macdonald, The
Phosphaters, pp. 369-372), exercised concern over increasing costs of administration in
Nauru ... and sought to ensure the Trusteeship Council (like its predecessor, the Permanent
Mandates Commission) should not have too much information ..." (P. 30.)
Tout ceci, Monsieur le Président, et bien d'autres choses encore, est imputé par Nauru non pas
à l'Australie, mais aux BPC, à ce corps tripartite qui agit collectivement sans procéder à quelque
délégation que ce soit.
On retrouve d'ailleurs ces British Phosphate Commissioners, ces trois commissaires, désignés
par les trois gouvernements, tout au long de la requête et en particulier de la troisième partie, dans
laquelle Nauru définit le "différend"
Et, sans qu'il soit utile de s'attarder ici sur la qualification de ces faits, il est bien vrai que,
durant toute la période allant de 1919 à 1967, les BPC ont en effet été seuls responsables de toutes
les opérations relatives à l'exploitation et la commercialisation du phosphate.
De même qu'il est vrai que pour tous les problèmes importants qui ont pu surgir à cet égard,
les trois gouvernements ont constamment agi ensemble.
19. Ceci s'est révélé tout particulièrement vrai lors des pourparlers qui ont concerné la remise
en état d'une part et la fin de la concession des BPC d'autre part.
C'est à la suite d'une réunion conjointe importante qui s'est tenue à Wellington en
septembre 1960 que les trois gouvernements ont décidé de proposer aux Nauruans la solution de la
réinstallation. Tous trois ont proposé de prendre en charge, conjointement, les frais que cette
opération eût entrainés et suggéré la libre immigration dans les trois Etats comme une solution
possible, ceci est indiqué par exemple dans la lettre écrite par M. Hasluck au nom des trois
gouvernements à M. DeRoburt, le 12 octobre 1960 (voir exceptions préliminaires, annexe 4). De
même, tous les propositions ultérieures sur cette question et sur celle de la "remise en état" ont été
faites au nom des trois gouvernements après de très intenses consultations entre eux. Je n'y reviens
pas car le schéma général est le même que celui que j'ai décrit hier en ce qui concerne les discussions
relatives à l'indépendance, on peut noter seulement - en tout cas M. Macdonald note (op. cit., p. 53) -
un intérêt plus marqué de l'ensemble des trois gouvernements pour la question.
En tout cas, les négociations furent bien menées par une délégation conjointe qui s'est
- 11 -
constamment exprimée au nom commun des trois gouvernements. Il suffit à cet égard de parcourir
l'épaisse annexe 4 figurant dans le volume III des annexes au mémoire de Nauru. Cette annexe
reproduit le compte-rendu des pourparlers de Canberra de 1966 et si on la parcourt on s'aperçoit
qu'il n'y eut aucune exception à ce que je viens de dire, les trois gouvernements se sont toujours
présentés ensemble, et pour sa part, la délégation nauruane s'est constamment et exclusivement
adressée aux trois gouvernements ou à l'autorité administrante. Il en a été de même lors des
pourparlers de 1967 dont de larges extraits sont également reproduits en annexe 5 du même volume.
Il n'est pas nécessaire d'aller chercher bien loin des exemples de cette conviction qu'avaient les
Nauruans d'avoir à faire non pas à l'Australie seule, mais aux trois gouvernements. Le
paragraphe 35, par exemple, de la requête de Nauru elle-même cite une déclaration, c'est un exemple
parmi d'autres, de la délégation nauruane aux entretiens de 1967, selon laquelle les Nauruans
n'étaient pas prêts : "à accepter ... le point de vue des gouvernements participants" et j'ai choisi cet
exemple à vrai dire pratiquement au hasard, toutes les négociations de 1967 fourmillent de notations
de ce genre.
L'accord du 14 novembre 1967 est le résultat de ces négociations. Ses principaux traits me
paraissent être les suivants aux fins du débat actuel :
- d'abord cet accord de 1967 est conclu entre le conseil de gouvernement local de Nauru d'une
part et, les trois gouvernements d'autre part;
- il y est rappelé que les BPC sont propriétaires des immobilisations de l'industrie des
phosphates à Nauru pour le compte des gouvernements participants ("on behalf of the partner
governments"; (article 7);
- il y est prévu que les phosphates extraits de Nauru seront fournis aux gouvernements
participants exclusivement, qui garantissent conjointement les débouchés (l'article 5); et
- plus généralement les trois gouvernements s'engagent, ensemble toujours, à prendre des
mesures permettant aux BPC de s'acquitter des missions provisoires dont cet accord de 1967
les investit (art. 3).
Cet instrument qui confirme in fine la responsabilité conjointe et collective des trois
- 12 -
gouvernements en ce qui concerne l'exploitation des phosphates, est, au surplus, intéressant en ce
qu'il constitue un accord "à parties multiples" en ce sens que si Nauru y est une partie, les trois
gouvernements, eux, font "partie commune" (ce qui explique probablement la rédaction quelque peu
embarassée de certaines des dipositions de cet accord, en particulier de l'article 2, relatif à son
application, et de l'article 24, sur la révision, qui parle de "chacune des parties" ("either party", au
singulier) pour désigner Nauru d'un côté mais, très visiblement, collectivement, les trois
gouvernements participants de l'autre, qui, ensemble, forment UNE partie.
20. Je viens de dire que l'accord de 1967 constituait une confirmation in fine de la
responsabilité commune des trois gouvernements. En réalité, comme M. Burmester l'a rappelé hier,
l'Australie a eu la surprise de constater, à la lecture non pas de la requête mais du mémoire de
Nauru, que, selon celle-ci, l'accord de 1967 ne constituait pas la dernière étape de cette longue
histoire, puisque Nauru prétend maintenant remettre en cause la validité de l'accord conclu le
9 février 1987 entre les trois gouvernements et relatif au sort des biens d'outre-mer des BPC.
Je ne reviendrai pas sur l'ensemble des raisons pour lesquelles l'Australie considère que cette
demande nouvelle est irrecevable et que la Cour est incompétente pour en connaître. Seul nous
intéresse ici le fait qu'en formulant cette nouvelle demande, Nauru met clairement en cause non la
responsabilité de l'Australie seule mais celle de l'ensemble des trois gouvernements.
Certes, ceux-ci, dans l'article 1er, ont convenu d'une clé de répartition de l'excédent net des
avoirs des BPC une fois réglées leurs dettes. Mais, d'une part, la grille retenue repose sur des
considérations multiples, M. Burmester l'a dit hier, qui ne sont qu'en partie liées à l'activité des BPC
à Nauru. D'autre part et surtout, il s'agit d'un élément purement fortuit par rapport à notre affaire :
les avoirs des BPC, sur lesquels Nauru prétend aujourd'hui avoir des droits, formaient un tout
indissociable jusqu'à l'intervention de l'accord de 1987. On image mal comment, avant celui-ci,
Nauru aurait pu attaquer l'Australie seule et pourquoi la répartition effectuée par cet accord
changerait quoi que ce soit à cet égard.
Supposons un instant, ce n'est qu'une supposition, que Nauru obtienne gain de cause sur ce
point et que la somme que la Cour lui allouerait de ce chef — je suppose toujours — dépasse le
- 13 -
montant de ce qui revient à l'Australie en vertu de l'accord de 1987 - hypothèse plausible puisque
Nauru tient l'Australie pour seule responsable de l'injustice qu'elle estime lui être faite et qu'elle
affirme, peut-être à juste titre, que l'accord de 1987 ne lui est pas opposable (voir exposé écrit,
p. 106).
Mais dans ce cas, Monsieur le Président, il est tout à fait clair que Nauru "aurait droit" (je
mets ceci entre guillemets) à toute la part de l'Australie et à quelque chose de plus, c'est-à-dire à tout
ou partie de ce qui est revenu au Royaume-Uni et à la Nouvelle-Zélande en vertu de l'accord
de 1987. Comment la Cour pourrait-elle se prononcer sur ce point sans trancher, du même coup, la
question de la responsabilité de ces deux pays ? Nous sommes ici dans l'hypothèse exacte de l'affaire
de l'Or monétaire :
avant de répondre à la demande nauruane, la Cour devrait déterminer le bien-fondé de la répartition
effectuée par les trois Etats dans l'accord de 1987 et les intérêts juridiques de la Nouvelle-Zélande et
du Royaume-Uni "constitueraient l'objet même" de sa décision, comme ceux de l'Albanie eussent
constitué l'objet même d'un arrêt au fond dans l'affaire de 1954 (C.I.J. Recueil 1954, p. 32); et ceci,
la Cour ne peut pas le faire.
21. Nauru pourrait peut-être rétorquer qu'il suffirait que la Cour détermine les responsabilités
propres de l'Australie et fixe une réparation en conséquence. Mais une telle ligne de défense se
heurterait à plusieurs objections dirimantes :
i) Nauru tient l'Australie pour responsable de l'ensemble des manquements qu'elle invoque
et affirme que l'Australie seule est tenue de réparer dans son intégralité, tout le
préjudice qui en serait résulté; nous le verrons dans un instant : c'est le sens même de la
requête nauruane;
ii) cette séparation des responsabilités - pour l'instant je m'en tiens à la nouvelle conclusion
relative à l'accord de 1987 - viderait de toute spécificité cette demande nouvelle liée à la
liquidation des avoirs d'outre-mer des BPC car le "titre juridique" que Nauru revendique
"sur la part allouée à l'Australie" de ces avoirs (cf. mémoire, p. 250) ne pourrait
découler que d'un manquement de l'Australie non pas à l'accord de 1987 lui-même qui
- 14 -
ne crée pas d'obligation à l'égard de l'Australie mais au manquement de l'Australie à
d'autres obligations, obligations qui, à l'évidence, ne sont pas la conséquence de l'accord
de 1987;
iii) enfin, et peut-être surtout, on ne voit toujours pas comment la Cour pourrait
"individualiser" au regard de l'accord de 1987 une quelconque responsabilité propre de
l'Australie.
Et ceci, Monsieur le Président, renvoie au problème général et fondamental qui est posé par cette
affaire, indépendamment de celui, plus particulier, découlant de la nouvelle demande nauruane liée à
l'accord de 1987. Car, et sans qu'il soit nécessaire, je pense, d'y revenir bien longuement, une
individualisation, aussi bien des manquements prétendument commis par l'un ou par l'autre des
gouvernements participants que des préjudices, des dommages qui en auraient résulté, est impossible.
Cette impossibilité tient au régime même du mandat et de la tutelle institué par la SdN puis
par les Nations Unies. L'Australie n'a jamais, en droit, été l'autorité administrante. Elle ne l'a pas
non plus été en fait : dans certaines matières, nous l'avons vu hier, il lui est arrivé d'agir au nom des
trois gouvernements participants en vertu d'un mandat que ceux-ci lui avaient donné et qu'ils
pouvaient librement modifier, et ce mandat excluait clairement tout ce qui touchait à l'exploitation du
phosphate. D'ailleurs, ni la SdN, ni l'Organisation des Nations Unies n'ont jamais considéré
l'autorité administrante comme étant "transparente"; elles n'ont jamais contrôlé l'activité de
l'Australie seule; Nauru, jusqu'à sa requête, n'a jamais invoqué la responsabilité de l'Australie, seule;
les deux autres Gouvernements, néo-zélandais et britannique, n'ont jamais rejeté la responsabilité sur
l'Australie, seule. Si responsabilité il y a, celle-ci est commune, conjointe, collective - en tout cas
indissociable.
22. Et en fait, Monsieur le Président, Nauru n'a jamais dit le contraire et ce n'est que du bout
des lèvres qu'elle le soutient aujourd'hui devant vous.
Elle ne l'a pas dit, nous l'avons vu, lors des pourparlers de 1965 ou de 1967, durant lesquels
les représentants nauruans se sont constamment adressés aux "gouvernements participants" ou à
l'"autorité administrante".
- 15 -
Elle ne l'a pas dit au cours des débats du Conseil de tutelle préalables à l'indépendance durant
lesquels le chef DeRoburt a fait valoir, avant de renoncer peu après à cette prétention, "qu'il incombe
aux trois gouvernements d'assurer la remise en état des terres exploitées avant le 1er juillet 1967"
(treizième session extraordinaire, 22 et 23 novembre 1967, T/SR. 1323 et 1324, p. 3 - cité dans la
requête de Nauru, par. 37).
Elle ne l'a pas dit non plus dans les deux notes, fort intéressantes, qu'elle a adressées
respectivement à la Nouvelle-Zélande et au Royaume-Uni, le 20 mai 1989, et qui constituent les
numéros 29 et 30 de l'annexe 80 jointe au mémoire de Nauru. Dans ces notes, elle informe les
gouvernements destinataires, c'est-à-dire le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande, du dépôt de sa
requête devant cette Cour mais elle ajoute :
"This is without prejudice to the Department's position [il s'agit du département des
affaires extérieures de Nauru], as recorded in its Note of 20th December 1988, that New
Zealand [ou, selon le cas, the United Kingdom], in its capacity as one of the three States
involved in and party to the Mandate and Trusteeship over Nauru, was also responsible for
the breaches of those Agreements and of general international law referred to in that Note."
Il n'est peut-être pas inutile de préciser, Monsieur le Président, que ces "breaches", ces violations,
sont très exactement celles que, dans sa requête, Nauru reproche à l'Australie.
Tout ceci est lourd de signification, car ces différentes réclamations montrent au moins deux
choses tout à fait fondamentales : d'une part que Nauru a bien conscience que sa réclamation, sa
réclamation unique, concerne, conjointement, les trois gouvernements; et, d'autre part, que le
"tripartisme" de l'autorité administrante oblige Nauru à agir conjointement et simultanément, auprès
des trois gouvernements - et c'est en effet ce qu'elle fait aussi longtemps du moins qu'elle ne se tourne
pas vers votre Haute Juridiction.
23. Les choses changent, au moins en apparence - j'y reviendrai - lorsque Nauru saisit la
Cour. Alors qu'elle admet, partout ailleurs, et toujours, que le différend, si différend il y a, l'oppose
aux trois gouvernements participants, à l'autorité administrante, elle change d'avis et s'en prend, ici et
maintenant, à la seule Australie. Un différend unique devient, soudainement, une addition de litiges.
Mais pourquoi, Monsieur le Président, ce qui vaut pour des modes de règlement non
- 16 -
juridictionnels ne serait-il pas exact s'agissant du règlement judiciaire qui, après tout, comme l'a dit
la Cour permanente, "n'est qu'un succédané au règlement direct et amiable" d'un différend (Zones
franches de la Haute-Savoie et du Pays de Gex, arrêt, 1932, C.P.J.I. série A n° 22, p. 13).
Pourquoi ce qui est vrai pour les négociations diplomatiques, que Nauru tente d'ouvrir avec les trois
Etats, et non pas avec l'Australie seule, ne le serait-il pas en ce qui concerne la saisine de cette
Cour ? Pour une raison simple, Monsieur le Président, mais pour une raison qui n'a rien de
juridique : Nauru sait bien qu'il ne lui est pas possible d'attraire le Royaume-Uni et la
Nouvelle-Zélande devant la Cour. La déclaration facultative d'acceptation de la juridiction
obligatoire du Royaume-Uni, en date du 1er janvier 1969 et toujours en vigueur, contient en effet une
réserve formelle en ce qui concerne "les différends entre le gouvernement d'un autre pays membre du
Commonwealth, qui ont trait à des situations ou à des faits antérieurs au 1er janvier 1969". Cette
réserve serait évidemment opposable à Nauru s'agissant de sa réclamation actuelle. Du reste, le
Royaume-Uni pourrait également invoquer sa réserve relative aux différends que les parties seraient
convenues de régler selon un autre mode de règlement pacifique et qui est énoncé dans sa propre
déclaration en des termes très voisins de la réserve australienne dont le
professeur Jiménez de Aréchaga a parlé lundi. L'autre réserve britannique relative aux Etats dont la
propre déclaration vise des différends déterminés pourrait également trouver application en l'espèce.
De son côté, la déclaration néo-zélandaise du 22 septembre 1977 comporte également ces
deux dernières réserves.
Au surplus, en formant une requête contre la Nouvelle-Zélande seule, non contre le
Royaume-Uni, Nauru aurait dû renoncer à la possibilité, dont elle use abondamment, de tenter
d'établir que l'Australie aurait assumé des responsabilités particulières dans les faits qui sont, par
ailleurs, reprochés avec constance aux trois gouvernements conjointement investis de l'autorité de
tutelle. Ce faisant, Nauru se serait privée de son bouc émissaire ou, si l'on préfère, de son
"punching-ball"... Et c'est pour cela qu'elle n'a pas saisi la Cour contre la Nouvelle-Zélande ou
contre le Royaume-Uni.
Nous avons vu, Monsieur le Président, ce qu'il en est de ces responsabilités prétendument
- 17 -
spéciales de l'Australie. Quoi qu'il en soit, pour ce qui est de mon propos présent, il est tout à fait
clair que ces considérations de stratégie judiciaire ne sauraient, en quoi que ce soit, modifier les
données fondamentales de l'affaire; alors qu'elle est formellement dirigée contre l'Australie, la requête
porte, en réalité, sur un différend opposant Nauru à l'ancienne autorité administrante, c'est-à-dire aux
trois gouvernements, tenus pour conjointement responsables d'un prétendu dommage, unique et
indivisible, l'exploitation et la non-remise en état des terres à phosphates avant le 1er juillet 1967.
C'est entre ces quatre gouvernements, "trois plus un", que le litige, s'il existe, doit être réglé, par tout
moyen pacifique, qu'il soit juridictionnel ou autre.
24. Or, juridictionnel, nous avons vu qu'il ne peut pas l'être sauf, bien sûr, si la
Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni acceptaient de soumettre ce différend à votre Haute Juridiction.
Mais tel ne semble pas devoir être le cas et ceci est le droit le plus strict de ces Etats puisque,
comme la Cour l'a maintes fois répété, sa juridiction "dépend de la volonté des parties" (Droits des
minorités en Haute-Silésie, C.P.J.I. série A n° 5, p. 22; voir aussi Usine de Chorzów, fond,
C.P.J.I. série A n° 17, p. 37-38; Anglo-Iranian Oil Co., C.I.J. Recueil 1952, p. 104; Or monétaire
pris à Rome en 1943, C.I.J. Recueil 1954, p. 32; Activités militaires et paramilitaires au
Nicaragua, fond, C.I.J. Recueil 1986, p. 32).
Certes, en l'espèce, l'application de ce principe prive Nauru de la possibilité d'un règlement
juridictionnel. Mais il n'appartient pas au Gouvernement australien de porter un jugement de valeur
sur cette situation qui n'a rien d'exceptionnel en droit international. Dans l'état actuel de la société
internationale, c'est au contraire le recours à la juridiction qui constitue un mode exceptionnel de
règlement des litiges dont les Etats conservent le libre choix, comme l'implique l'article 2,
paragraphe 3, de la Charte des Nations Unies et comme le rappelle l'article 33, paragraphe 1.
D'ailleurs, Monsieur le Président, Nauru n'est pas dupe de sa propre approche.
Oh, bien sûr, les apparences sont sauves. A s'en tenir à une lecture superficielle de la requête
de Nauru, celle-ci adresse - dans la section IV - un certain nombre de griefs à l'Australie et - dans la
section V - Nauru prie la Cour de déclarer que l'Australie a engagé sa responsabilité internationale et
est tenue à réparation. Ces demandes sont confirmées (et, d'ailleurs, augmentées) dans le mémoire.
- 18 -
Mais malgré l'adresse mise par Nauru à dissimuler le véritable objet de sa requête, une lecture
attentive le révèle très vite.
S'il faut en croire son titre, la section III de la requête est consacrée au "différend entre la
République de Nauru et le Commonwealth d'Australie". Mais dès la première phrase de celle-ci, la
réalité montre, si j'ose dire, "le bout de l'oreille".
"Le différend entre la République de Nauru et le Commonwealth d'Australie trouve son
origine dans le fait que, de 1919 au 1er juillet 1967, date de l'entrée en vigueur de l'accord sur
l'industrie des phosphates de l'île de Nauru, l'industrie des phosphates a été gérée de manière
telle que les profits réels de l'activité minière étaient recueillis par les secteurs agricoles des
trois Etats." (Par. 15.)
Trois Etats que, adresse sans doute, Nauru se garde de nommer puisqu'elle ajoute seulement "surtout
l'Australie" mais elle omet la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni dont les noms, adresse toujours,
n'apparaissent qu'une seule fois, à la toute dernière ligne de cette longue troisième partie de la
requête.
Ces Etats innommés n'en sont pas moins très constamment présents dans la requête comme
dans le mémoire nauruan. Ils sont présents, soit comme autorité administrante, soit, et c'est encore
plus fréquent, par l'intermédiaire des BPC, les British Phosphate Commissioners, qui sont leur
commune émanation et auxquels Nauru reproche (au paragraphe 16 de sa requête par exemple) de
n'avoir pas "accepté l'obligation", d'assurer la remise en état des terres exploitées.
Ainsi, ce que la partie demanderesse appelle le "différend entre la République de Nauru et le
Commonwealth d'Australie" est, en réalité, un différend entre Nauru et l'autorité administrante,
c'est-à-dire les trois gouvernements participants, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni.
Et cette constatation découle non pas d'une analyse, qui pourrait être partiale, faite par l'Australie,
mais des termes mêmes de la description du différend faite par Nauru elle-même dans sa requête que
je me suis borné sur ce point à citer ou à résumer. Il est d'ailleurs tout à fait clair que la même
démonstration pourrait être faite sur la base du mémoire nauruan, mais ce serait inutilement
fastidieux.
Nauru, Monsieur le Président, n'échappe pas à l'implacable logique de la réalité quand elle
- 19 -
énonce ses griefs, quand elle formule ses demandes. Les premiers, sont fondés sur de prétendues
violations de l'accord de tutelle - c'est-à-dire d'un instrument qui oblige l'Australie seulement en tant
que l'un des trois gouvernements participants et sans que ses obligations puissent être distinguées de
celles conjointes des deux autres. Quant aux demandes, qui confondent quelque peu la responsabilité
au sens strict et la réparation - j'y reviendrai également -, elles consistent à exiger que l'Australie
répare le prétendu préjudice - tout le préjudice, le préjudice dans sa totalité, dans son intégralité -
résultant des manquements supposés de l'autorité administrante. C'est à cette dernière que Nauru s'en
prend réellement et les véritables défendeurs dans cette affaire sont non seulement l'Australie, mais
aussi la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni. Deux d'entre ces défendeurs ne sont pas présents dans
cette salle...
26. Monsieur le Président, étant donné le véritable objet de la requête de Nauru, vous ne
sauriez vous arrêter aux vêtements trop légers dont l'Etat requérant tente de la parer. Comme votre
jurisprudence constante l'a toujours souligné, il vous appartient, au contraire, de rechercher, au delà
de ces trompeuses apparences, en quoi consistent réellement, concrètement, effectivement, les
demandes nauruanes.
Certes, il n'appartient pas à la Cour de modifier les demandes de Nauru, mais comme la Cour
l'a rappelé dans l'affaire de l'Interprétation de l'accord du 25 mars 1951 entre l'OMS et l'Egypte, :
"elle droit rechercher quelles sont véritablement les questions juridiques que soulèvent les
demandes formulée dans une requête" (C.I.J. Recueil 1980, p. 88; voir aussi,
C.I.J. Recueil 1956, p. 26 ou C.I.J. Recueil 1988, p. 22).
Sans doute s'agissait-il en l'espèce d'une demande d'avis consultatif mais le problème ne se pose pas
de manière essentiellement différente en matière contentieuse : la Cour y est tout aussi attachée à
"rester fidèle aux exigences de son caractère judiciaire" (C.I.J. Recueil 1980, p. 88) et ne peut :
"s'acquitter convenablement de l'obligation qui lui incombe en l'espèce si, dans sa réponse à la
requête, elle ne prenait pas en considération tous les aspects juridiques pertinents..." (ibid.,
p. 89).
Cette jurisprudence n'est d'ailleurs pas confinée aux avis consultatifs. Dans l'affaires des
Essais nucléaires, la Cour a considéré qu'il était de son "devoir" de circonscrire le véritable
problème en cause et de préciser l'objet de la demande car :
"il n'a jamais été contesté que la Cour est en droit et qu'elle a même le devoir d'interpréter les
- 20 -
conclusions des parties; c'est l'un des attributs de sa fonction judiciaire" (C.I.J. Recueil 1974,
p. 262).
Et, allant plus loin, la Cour a même ajouté qu'il appartient :
"de s'assurer du but et de l'objet véritable de la demande et elle ne saurait, pour ce faire, s'en
tenir au sens ordinaire des termes utilisés; elle doit considérer l'ensemble de la requête, les
arguments développés devant la Cour par le demandeur, les échanges diplomatiques qui ont
été portés à son attention et les déclarations publiques faites au nom du gouvernement
demandeur" (ibid., p. 263).
La Cour a procédé d'ailleurs de la même manière dans son arrêt du 21 mars 1984, l'arrêt par lequel
elle a rejeté la requête de l'Italie après avoir rétabli la réalité du but et de l'objet de l'intervention de ce
pays dans l'affaire du Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte); et elle l'a fait
conformément aux principes posés dix ans plus tôt (C.I.J. Recueil 1984, p. 19-20) dans l'affaire des
Essais nucléaires.
27. Monsieur le Président, l'application de ces principes en l'espèce ne peut laisser aucun
doute sur les fins véritables de la requête nauruane : dès lors qu'on considère cette requête dans son
ensemble, que l'on prend en considération les arguments développés par Nauru devant la Cour, les
échanges diplomatiques portés à son attention et les déclarations publiques faites au nom du
Gouvernement nauruan - autant d'indices de la véritable intention des parties donnés dans l'arrêt
de 1974 - il devient clair que la partie demanderesse poursuit en fait non pas l'Australie mais
l'ensemble des trois Etats qui ont constitué l'autorité administrante du temps du mandat et de la
tutelle.
Ces considérations me paraissent conduire à une conclusion partielle, qui tient en quatre points
essentiels :
i) la requête de Nauru n'est, en réalité, pas dirigée contre l'Australie, mais bien contre
l'autorité chargée de l'administration de l'île, et ceci est vrai, aussi bien durant la
période du mandat que durant celle de la tutelle, ceci résulte de la rédaction de la
requête nauruane elle-même, qu'il appartient à la Cour d'interpréter compte tenu de
"tous les aspects juridiques pertinents";
ii) cette autorité administrante, qui n'a pas de personnalité juridique, n'en était pas moins
composée non de l'Australie seule, mais aussi, et conjointement, de la Nouvelle-Zélande
- 21 -
et du Royaume-Uni; ces Etats ont toujours assumé pleinement leurs responsabilités au
sein de l'autorité administrante, tout particulièrement en ce qui concerne l'exploitation
des phosphates qui est au coeur même du présent litige et pour laquelle l'Australie
n'assumait aucune espèce d'obligation particulière et n'avait aucun droit qui lui fût
propre; si Nauru a des griefs à faire valoir, c'est à ces trois Etats qu'elle doit les
adresser; c'est en effet à ces trois Etats que jusqu'à présent elle les a adressés; or
iii) deux d'entre eux ne sont pas formellement visés par la requête de Nauru qui, tout en
reconnaissant qu'elle a un différend avec eux, ne formule pas de conclusions à leur
encontre et en effet elle ne pouvait pas le faire comme nous l'avons vu;
iv) la Cour, dont la compétence dépend exclusivement de la volonté des Etats, ne peut donc
connaître du différend, qui ne lui est soumis que partiellement par Nauru, et dont ni le
Royaume-Uni ni la Nouvelle-Zélande n'ont accepté le règlement par la voie
juridictionnelle.
Le problème, en effet, n'est pas tant celui du consentement de tiers que celui de l'absence de
consentement d'Etats qui, en réalité, sont de véritables parties au litige et ce, encore une fois, de
l'aveu même de Nauru, aussi bien dans son mémoire que dans sa requête.
28. Nauru, Monsieur le Président, a d'ailleurs bien vu le problème et, pour tenter d'échapper
aux conséquences qui, inéluctablement, découlent du caractère collectif de la responsabilité, d'une
part elle forge une théorie, fort singulière, de la responsabilité - ou, plus exactement sans doute, de la
réparation - en droit international, et, d'autre part, elle impute à l'Australie une autre théorie, que
celle-ci, j'y ai fait allusion hier, ne défend pourtant pas : une théorie non des "parties indispensables"
mais des "parties intéressées".
En fait, tout ceci tourne autour d'une seule question, mais oh combien fondamentale, celle du
consentement à la juridiction internationale. C'est à cette question que je consacrerai, Monsieur le
Président, si vous m'y autorisez, la seconde partie de cette plaidoirie qui, je vous rassure, sera plus
courte que la première.
Monsieur le Président, Messieurs les Juges, il n'est probablement pas utile de s'attarder sur le
- 22 -
premier des points que j'ai cités, la curieuse théorie nauruane de la responsabilité ou de la réparation.
C'est inutile d'abord parce que les Parties se sont longuement exprimées à ce propos dans leurs
écritures - bien que ce soit bien sûr l'une des raisons aussi de cette relative brièveté. Mais il y a, je
crois, des motifs meilleurs encore! Deux surtout: en premier lieu, le problème ne se pose pas
véritablement, au moins dans les circonstances de l'affaire; et en second lieu, même si l'on suivait
Nauru sur le terrain où elle s'est placée, celui d'une responsabilité solidaire, la raison fondamentale
de l'objection australienne demeure: que la responsabilité soit solidaire ou conjointe, le résultat est le
même: en examinant la requête au fond, la Cour ne pourrait pas éviter de se prononcer sur la
responsabilité de deux Etats qui n'ont pas, en l'espèce, consenti à sa juridiction ni été appelés devant
elle, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni.
29. Liminairement, il faut cependant essayer de cerner le problème.
Durant la procédure écrite, les Parties se sont assez longuement opposées sur le système de
responsabilité applicable en l'espèce. Dans son mémoire, Nauru insiste sur le fondement de la
responsabilité australienne et affirme qu'il existe en droit international une "présomption de
responsabilité séparée ou concurrente" (Several or concurrent responsability") qui serait applicable
dans notre affaire (p. 236-241). Mais dans ses exceptions préliminaires, l'Australie a interprété ces
développements comme signifiant qu'en réalité Nauru se fonde sur le principe de la responsabilité
solidaire ("joint and several liability") (cf. p. 123) qui, dans de telles hypothèses, dit l'Australie,
n'existe ni en droit interne ni en droit international (p. 123-130). Et il faut croire que l'Australie a
convenablement interprété la pensée des rédacteurs du mémoire de Nauru puisque dans son exposé
écrit, Nauru, loin de s'élever contre l'interprétation australienne, revient à nouveau sur certaines
analogies tirées des droits internes pour affirmer par exemple que, dans le cadre de la tutelle, "la
responsabilité des co-trustees est conjointe et solidaire et non pas conjointe" ("joint and several, not
joint") (p. 94).
Il y a de quoi s'y perdre. Et j'avoue qu'aux premières lectures, ceci m'a paru relever d'une
énigme enveloppée d'un mystère presqu'aussi impénétrable que le Commonwealth vu par Churchill.
Cette énigme est aggravée pour un francophone par les difficultés de traduction (responsibility -
- 23 -
liability; joint-joint and several, etc.).
Pourtant, à y bien réfléchir, le problème me paraît pouvoir être posé de manière relativement
simple. Sans que l'on sache de façon certaine quelle branche de l'alternative choisit Nauru, il y a un
choix à faire entre la responsabilité conjointe d'un côté, la responsabilité solidaire de l'autre. Les
droits internes connaissent ces notions mais il est difficile de se fonder sur des analogies trop
poussées avec les droits internes. Pas seulement pour la raison - exacte d'ailleurs - qu'avance Nauru
et qui tient à la structure différente de la société internationale et des sociétés étatiques (exposé écrit,
p. 95), mais aussi et surtout parce que, du fait de cette différence de structure et de la sophistication
technique plus grande des droits nationaux, ceux-ci "raffinent" beaucoup plus qu'il n'est raisonnable
de le faire en droit des gens. Ainsi, par exemple, il existe en droit français, de subtiles distinctions -
les Anglo-Saxons n'ont pas le monopole de la subtilité ! - et des relations complexes entre les notions
de solidarité passive, d'obligations solidaires, in solidum ou indivisibles, d'actes conjonctifs, etc.
Toutefois, à lire les écritures des Parties, il semble que la question peut être posée ainsi:
l'Australie peut-elle être condamnée seule à réparer l'ensemble du dommage que Nauru prétend avoir
subi ? - et c'est ce que j'appellerai l'hypothèse de la responsabilité solidaire, que Nauru semble
défendre. Ou bien - seconde branche de l'alternative - la responsabilité incombant conjointement aux
trois Etats, la Cour ne peut-elle se prononcer sur les demandes de Nauru qu'en les condamnant
ensemble ? Et c'est ce que l'on peut par commodité nommer l'hypothèse de la responsabilité
conjointe.
Il y aurait d'ailleurs une troisième possibilité: que chaque Etat ne soit responsable que de ses
propres manquements et ne soit tenu à réparer que les dommages en résultant directement, ce que,
toujours par commodité, et peut-être arbitrairement, on pourrait appeler l'hypothèse de la
responsabilité séparée. Mais ni l'Australie ni Nauru ne paraissent l'envisager et je crois que c'est à
juste titre qu'elles écartent cette hypothèse de responsabilité séparée: l'individualisation est
impossible que l'on se place dans la perspective du manquement ou dans celle du dommage - et la
distinction est importante entre manquement et dommage, je vais y revenir dans un instant. Pour le
manquement, nous l'avons vu, les trois Gouvernements ont agi ensemble; leur responsabilité, si
- 24 -
responsabilité il y a au sens strict et exact du terme, est donc collective. Quant aux dommages
invoqués, il est à fortiori impossible de les rattacher aux actes de tel gouvernement plutôt que de tel
autre. Il s'agit, pour reprendre les propres termes de Nauru, de "the physical destruction of much of
(the Nauruan) homeland" (mémoire, p. 245) et, que je sache, il est impossible de dire que l'Australie
a exploité telle portion de terre, la Nouvelle-Zélande ou le Royaume-Uni telle autre. Encore une fois,
ce n'est d'ailleurs pas ce que demande Nauru.
30. Ceci étant, comme je viens de le dire, il paraît important de distinguer clairement deux
niveaux d'analyse: Celui du manquement - et c'est la responsabilité stricto sensu - et celui des
conséquences du manquement - et c'est parmi d'autres le problème de la réparation. Toute la théorie
moderne du droit de la responsabilité internationale repose sur cette distinction, conforme à la
structure même du projet d'articles de la Commission du droit international sur la responsabilité
internationale des Etats.
Comme l'a écrit son rapporteur spécial:
"il s'agissait, en premier lieu, de déterminer sur la base de quelles données et dans quelles
circonstances on peut établir à la charge d'un Etat, l'existence d'un fait illicite international,
source en tant que tel, d'une responsabilité internationale. En deuxième lieu, il fallait
déterminer les conséquences que le droit international attache à un fait illicite international."
(R. Ago, 3e
rapport sur la responsabilité des Etats, ACDI, 1971, vol. II, 1ère partie, par. 7.)
Au principe de base de la première partie du projet d'articles de la Commission du droit
international, qui résulte de la combinaison des articles 1 et 3, selon lequel tout fait
internationalenent illicite engage la responsabilité de l'Etat auquel il peut être attribué, correspond, en
matière de réparation, le principe selon lequel l'Etat est tenu de réparer les effets dommageables de ce
fait illicite dès lors que le dommage est la conséquence directe du manquement.
Je n'ai pas l'intention, Monsieur le Président, de continuer dans ce registre. Mais ce bref
rappel était nécessaire pour bien établir que la réparation est une conséquence de la responsabilité.
Qu'avant que l'on puisse parler de réparation, il faut d'une part qu'un fait internationalement illicite
ait été commis par un Etat ou lui soit attribuable et, d'autre part, que ce fait soit la cause du
préjudice. En d'autres termes encore, la réparation est "en aval" de la responsabilité. Elle vient
après. Elle se situe au bout de la chaîne de responsabilité.
- 25 -
Or, la question de la solidarité ou de la conjonction débattue entre les Parties, concerne non la
responsabilité elle-même, mais bien ses conséquences, les modalités de la réparation. Cette question
ne pourrait dès lors se poser que si un manquement pouvait être attribué à l'Australie seule, puisque,
seule l'Australie est l'objet de la présente procédure; or nous l'avons vu, tel n'est pas le cas : les
responsabilités sont collectives, parce que les manquements, si manquements il y a, sont collectifs.
Le choix entre l'hypothèse de la responsabilité conjointe ou l'hypothèse de la responsabilité solidaire
n'a d'importance que pour déterminer selon quelles modalités la réparation est due. Et, à proprement
dire, ce n'est d'ailleurs pas de responsabilité que l'on devrait parler ici, mais de "réparation" conjointe
ou solidaire.
Autrement dit, ce n'est que si la Cour devait écarter la thèse australienne quant au caractère
indissociable des responsabilités des trois gouvernements participants, caractère qui tient, je le
répète, au principe même de leur tutelle conjointe, que la Cour devrait aborder le problème de la
réparation conjointe ou solidaire. Et, pour toutes les raisons que j'ai développées dans la partie
précédente de mon exposé, je ne crois pas qu'il y ait lieu pour la Cour de s'y arrêter : les
manquements éventuels doivent inévitablement être attribués conjointement aux trois Etats. On voit
mal comment l'un d'entre eux seulement pourrait être tenu de réparer le préjudice qui pourrait
découler de leur action conjointe.
31. Ce n'est donc, Monsieur le Président, que pour surplus de droit et par précaution que je
dirai tout de même un mot de ce dilemme entre la conjonction et la solidarité. La thèse que je vais
esquisser, Monsieur le Président, est simple : il y a toutes les raisons de penser que la responsabilité
des Etats participant à la tutelle sur Nauru n'est pas solidaire, mais conjointe. Toutefois, en réalité,
la réponse à cette question n'a pas beaucoup d'importance : qu'elle soit l'une ou l'autre, qu'elle soit
conjointe ou qu'elle soit solidaire, le résultat est le même, la Cour ne pourrait se prononcer car, si elle
le faisait, elle devrait nécessairement se prononcer, du même coup, sur la licéité d'actes d'Etats qui ne
sont pas présents à l'instance.
32. Premier point d'abord - la responsabilité est-elle solidaire ou conjointe ? Il me semble que
l'Australie s'est suffisamment expliquée dans ses exceptions préliminaires, sans être réellement
- 26 -
démentie par Nauru, et qu'il n'y a donc pas lieu d'y revenir longuement. Et je ne peux guère mieux
faire que d'essayer de résumer rapidement les principaux arguments australiens.
Les premiers tiennent à des analogies tirées des droits internes des Etats. Comme le dit
l'article 1201 du Code civil français "la solidarité ne se présume pas" et ceci paraît bien constituer un
principe très général de droit que l'on retrouve dans les principaux système juridiques du monde, qu'il
s'agisse des droits latins, de la common law ou du droit islamique par exemple. Au surplus, lorsqu'il
y a solidarité ceci a, dans la quasi-totalité des cas, comme conséquence que celui qui a été condamné
à payer l'intégralité de la somme due peut, à son tour, poursuivre les autres codébiteurs ou
coresponsables devant les tribunaux. Comme l'a relevé lord Templeman dans l'arrêt rendu par la
Chambre des Lords britannique dans l'affaire du Conseil international de l'étain, cette possibilité de
se retourner contre les autres coresponsables relève d'une existence logique de justice naturelle
(Maclaine Watson v. Department of Trade (1989), ILM, 1990, p. 671).
Or, pour des raisons qui tiennent à la structure même de la société internationale, à laquelle
Nauru demande, fort légitimement, que l'on attache une grande importance (exposé écrit, p. 95),
cette possibilité, pour un Etat responsable qui serait condamné par la Cour, de se retourner contre
des Etats coresponsables, n'existe pas. Il y a du reste sur ce point une contradiction interne, qui
paraît assez flagrante, dans le raisonnement de Nauru : Nauru insiste, à juste titre, sur le fait que la
Cour n'a aucune possibilité d'obliger un Etat à se présenter devant elle; mais, curieusement, elle
semble en tirer la conséquence que, dès lors, la responsabilité est solidaire (ibid.). C'est le contraire
qui est vrai, Monsieur le Président, précisément parce que la Cour ne peut enjoindre à un Etat de
comparaître, elle ne peut se prononcer que si tous ceux qui ont concouru à un dommage sont
présents à l'instance.
Dans le même esprit, Nauru avance également trois autres propositions qui, dans leur
principe, reviennent au même :
i) l'Australie ne peut se prévaloir, dans la présente instance d'un droit de recours qu'elle
pourrait avoir contre la Nouvelle-Zélande ou le Royaume-Uni (exposé écrit,
p. 106-107);
- 27 -
ii) même si l'Australie a un droit de recours contre d'autres Etats, la demande nauruane est
recevable (ibid., p. 105-106); et
iii) il ne résulterait pas d'une décision au fond défavorable à l'Australie que celle-ci aurait
un droit de recours contre d'autres Etats (ibid., p. 105).
En clair, ceci semble signifier que Nauru se désintéresse de la question de savoir si l'Australie peut,
ou ne peut pas, se retourner contre la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni. Monsieur le Président,
je ne suis pas sûr que Nauru ait raison de s'en désintéresser car c'est un problème important. De
deux choses l'une, en effet. Ou bien l'Australie a un tel droit de recours et elle ne pourrait exercer ce
droit que s'il résultait de l'arrêt que vous rendriez au fond que ces deux Etats sont responsables. Ou
bien, l'Australie ne bénéficie d'aucune possibilité de recours et dans cette hypothèse, la Cour ne peut
pas condamner l'Australie solidairement car, dans le cas contraire, l'Australie supporterait seule les
conséquences de faits prétendument illicites qu'elle n'a pas commis seule - ce que, d'ailleurs, les trois
propositions nauruanes que je viens de mentionner admettent implicitement. Cette conséquence n'est
pas admissible et ne serait guère compatible avec l'exigence de justice naturelle à laquelle je faisais
allusion il y a un instant.
D'ailleurs, la possibilité pour un coresponsable solidaire de se retourner contre les autres
coresponsables est, dans les systèmes juridiques nationaux, un corollaire inhérent à l'idée même de
solidarité. Et ce n'est que justice.
A côté de ces objections tirées des analogies avec les droits internes - et de leurs limites -
l'Australie en a également fait valoir d'autres qui sont propres au droit international (exceptions
préliminaires, p. 124-128). Elle a notamment établi le caractère exceptionnel qu'y revêtent, en droit
international, les régimes organisés de solidarité et la répugnance de la Commission du droit
international pour en admettre le principe, même, et c'est intéressant, en ce qui concerne les
conséquences préjudiciables d'activités qui ne sont pas interdites dans le droit international où la
solidarité serait peut-être plus logique. L'Australie a également insisté sur l'absence totale de
jurisprudence internationale, qui irait dans le sens de la solidarité.
33. Nauru n'a pas, à vrai dire, répondu à cette argumentation et je vois mal ce que je pourrais
- 28 -
ajouter ici sinon que tout ceci paraît établir très fermement que le problème de responsabilité se pose
dans notre affaire en termes de conjonction et non de solidarité. C'est-à-dire que si les trois Etats
sont responsables des manquements que leur impute Nauru, ils doivent, tous les trois, en assurer
ensemble la réparation et que l'Australie ne peut être condamnée, seule, à en répondre.
Il va de soi que, si la responsabilité est conjointe, l'absence à l'instance de ces deux Etats
constitue un obstacle dirimant à la recevabilité de la requête : par définition même, la Cour ne
pourrait faire droit aux demandes de Nauru sans se prononcer sur leur responsabilité, ce qui est
incompatible avec le principe fondamental du consentement à la juridiction internationale.
Mais, à y bien réfléchir, le problème ne se pose pas dans des termes différents si la
responsabilité est solidaire. Sans doute, dans cette hypothèse, seule l'Australie serait condamnée à
réparer l'ensemble du dommage. Mais la Cour ne pourrait arriver à ce résultat que si elle avait
préalablement déterminé que l'Australie est responsable de faits internationalement illicites, ce qu'elle
ne peut faire indépendamment de la responsabilité de l'autorité administrante - c'est-à-dire des trois
gouvernements participants - puisque, comme je l'ai montré, l'Australie n'avait pas, en la matière,
d'obligations internationales qui lui fussent propres.
Au mieux pour la thèse nauruane, la Cour pourrait-elle estimer que l'Australie ne s'est pas
acquittée convenablement des fonctions que lui avaient confiées les trois gouvernements; mais, si la
Cour faisait ceci, elle se prononcerait sur la responsabilité de l'Australie, non pas vis-à-vis de Nauru,
mais à l'égard des deux autres gouvernements participants; et, faute de prendre position sur la
responsabilité passive de la Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni, la Cour déterminerait leurs droits
à l'égard de l'Australie - ce qu'aucun des trois Etats intéressés ne lui a demandé; ce faisant, la Cour
porterait également atteinte au principe consensuel. En outre, elle ferait ceci sur la base des accords
de 1919, 1923, 1965, voire même 1987, autant d'instruments auxquels Nauru n'est pas partie et qui,
en tout état de cause, je le rappelle, ne confèrent aucune responsabilité particulière à l'Australie, en
tout cas dans le domaine qui fait l'objet de la requête : l'exploitation des phosphates.
Ainsi, Monsieur le Président, de quelque manière que l'on prenne le problème, que la
responsabilité soit conjointe ou qu'elle soit solidaire - ce qu'elle n'est probablement pas -; que, dans
- 29 -
ce cas, la Cour s'interroge sur les prétendues violations de l'accord de tutelle ou sur celles des
arrangements internes à l'autorité administrante, le résultat sera toujours le même : les intérêts
juridiques de la Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni ne pourraient être que l'objet même de la
décision que la Cour en viendrait à rendre sur le fond.
Monsieur le Président, je m'aperçois qu'il est 11 h 30 et j'en ai encore pour une bonne
vingtaine de minutes. Souhaitez-vous que je poursuive ou que je suspende ?
The PRESIDENT: I think if you have another 20 minutes, Mr. Pellet, we had better break
now - if this is a convenient place.
Mr. PELLET: Yes, perfectly convenient.
The PRESIDENT: We will be back in ten minutes or a little more.
L'audience est suspendue de 11 h 25 à 11 h 40.
- 30 -
THE PRESIDENT: Mr. Pellet.
M. PELLET : Merci beaucoup, Monsieur le Président.
Monsieur le Président, avant cette pause j'avais indiqué que, que la responsabilité soit
conjointe ou solidaire, les intérêts juridiques de la Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni seraient
dans tous les cas, l'objet même de la décision que la Cour rendrait le cas échéant sur le fond.
34. Si c'est en cela que consiste la règle des "parties indispensables", dans le fait que la Cour
ne peut se prononcer sur la responsabilité d'Etats qui ne sont pas formellement parties à un différend
qui lui est soumis, alors, Monsieur le Président, l'Australie soutient en effet que la règle, qui se
confond avec celle du consentement à la juridiction internationale, existe bel et bien. Mais Nauru
impute, sur ce point, à l'Australie, une conception bien plus large, qui n'est pas la sienne et qui,
d'ailleurs, est parfaitement inutile pour établir, en l'espèce, l'incompétence de la Cour.
Tout le passage de l'exposé nauruan qui est consacré à ce débat assez vain sur les "parties
indispensables" ("indispensable parties") consiste en une longue série de citations extraites d'arrêts de
la Cour, série qui est d'ailleurs aussi significative par les passages qui y figurent que par ceux qui en
sont omis.
Je n'ai pas l'intention de passer ces extraits en revue car il n'en résulte qu'une chose — avec
laquelle l'Australie est d'accord : il ne suffit pas qu'un Etat soit intéressé, simplement intéressé, par le
règlement d'une affaire pendante devant la Cour entre deux autres Etats pour que celle-ci doive
décliner l'exercice de sa compétence.
Nauru accorde toutefois une importance particulière à l'arrêt rendu en 1984 sur les exceptions
préliminaires que les Etats-Unis avaient opposées à la requête du Nicaragua. Et ceci me conduit à en
dire un mot alors que le précédent ne paraît, en réalité, guère pertinent.
Certes, le Costa Rica, le Honduras et El Salvador auraient pu subir, concrètement, certaines
conséquences de l'exécution effective par les Etats-Unis d'un arrêt faisant droit aux prétentions du
Nicaragua dans l'affaires des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci.
Mais, comme la Cour l'a souligné, les droits et responsabilités de ces trois Etats centraméricains
n'étaient pas l'objet direct de la décision qu'elle était appelée à rendre (C.I.J. Recueil 1984,
- 31 -
p. 430-431). La raison du rejet des prétentions des Etats-Unis à cet égard est fort bien explicitée
dans l'opinion individuelle de M. Ruda : il y avait là plusieurs différends distincts, celui entre les
Etats-Unis et le Nicaragua d'une part, ceux entre le Nicaragua et chacun des trois autres Etats
d'Amérique centrale d'autre part, le Nicaragua était d'ailleurs requérant dans le premier cas, "sur la
défensive" dans les trois autres (ibid., p. 457-458). Et l'on peut faire la même analyse de l'arrêt
de 1988 rendu dans l'affaire des Actions armées frontalières et transfrontalières (Nicaragua
c. Honduras) (voir C.I.J. Recueil 1988, p. 92) ou de celui rendu par la Chambre de la Cour appelée
à trancher le Différend frontalier (Burkina Faso/République du Mali) et qui n'impliquait en aucune
manière que la Chambre se prononce sur les droits et obligations d'un Etat tiers, qui en l'occurrence
aurait été le Niger (C.I.J. Recueil 1986, p. 579). Plus généralement d'ailleurs, une frontière, qu'elle
soit terrestre ou maritime, est avant tout une ligne. Une ligne peut, par hypothèse - par hypothèse
mathématique - être fractionnée, segmentée, alors qu'il en va différemment pour un condominium,
une cosouveraineté, une cotutelle ou une coresponsabilité. Si bien que la jurisprudence de la Cour
en matière frontalière risque à vrai dire d'être, de toutes manières, très peu éclairante dans l'affaire
qui nous préoccupe.
Certes encore, dans les arrêts que cite Nauru par lesquels la Cour se prononce sur certaines
requêtes à fin d'intervention, votre haute Juridiction a fait soigneusement la différence entre l'intérêt
qu'elle peut reconnaître ou non à l'Etat requérant d'intervenir et les circonstance de l'affaire de l'Or
monétaire pris à Rome en 1943. Dans cette affaire, la Cour avait été conduite à se déclarer
incompétente car, pour décider au fond, il lui aurait fallu se prononcer sur les intérêts juridiques d'un
Etat tiers, en l'occurrence l'Albanie (C.I.J. Recueil 1954, p. 32). Cette distinction apparaît avec une
netteté particulière dans l'arrêt rendu le 13 septembre 1990 par la Chambre de la Cour constituée en
l'affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire et maritime sur la requête du Nicaragua à fin
d'intervention.
Ici encore, la Chambre fait une distinction entre un Etat ayant un intérêt d'ordre juridique
susceptible d'être affecté par la décision à intervenir et une partie au litige et, après avoir constaté
que le Nicaragua se trouvait dans la première de ces situations, la Cour autorise le Nicaragua à
- 32 -
intervenir dans une mesure limitée tout en s'estimant compétente pour se prononcer sur le fond de
l'affaire que lui ont soumise le Honduras et El Salvador. Un aspect de cet arrêt de la Chambre
mérite toutefois que l'on s'y arrête un instant.
Dans l'arrêt de 1990, la Chambre reconnaît le droit du Nicaragua à intervenir sur la question
limitée du règime juridique des eaux du golfe de Fonseca. La Chambre ne considère pas pour autant
que les intérêts de l'Etat intervenant constituent l'objet même du différend. Mais pourquoi la
Chambre a-t-elle adopté cette position ? Pour une raison très précise, qui lui donne tout son sens :
comme la Chambre le relève :
"En ce qui concerne le condominium [sur le golfe de Fonseca], le fond du litige entre les
Parties [le Honduras et El Salvador] n'est pas la validité intrinsèque de l'arrêt de 1917 de la
Cour de Justice centraméricaine dans les relations entre les parties à l'affaire portée devant elle
[il s'agit cette fois d'El Salvador et du Nicaraga], mais l'opposabilité au Honduras, qui n'y était
pas partie, de cet arrêt lui-même ou du régime qui y est déclaré applicable."
(C.I.J. Recueil 1990, p. 122.)
Il convient d'interpréter ceci a contrario et il est clair que, s'il s'était agi de refaire le procès
de 1917, c'est-à-dire de déterminer l'existence d'un condominium auquel le Nicaragua serait partie
prenante, la Chambre aurait considéré que les intérêts de ce dernier pays constituaient l'objet même
du litige porté devant elle.
Ceci d'ailleurs paraît assez évident : s'il existe un problème de condominium entre trois Etats,
on voit assez mal comment l'existence ou la consistance d'un tel condominium pourrait être l'objet
d'un différend entre deux de ces Etats seulement sans que les droits du troisième fassent, également,
l'objet de la décision.
35. C'est, très exactement, ainsi que se pose le problème en la présente espèce : Nauru
demande à la Cour de déterminer la responsabilité de l'Australie en tant que "gouvernement
participant" à l'autorité administrante; celle-ci a été formée de trois Etats et il paraît dès lors
impossible de se prononcer sur les droits et obligations de l'un sans le faire, du même coup, sur ceux
des deux autres; il existe entre eux, nécessairement, une communauté d'intérêts et de droits
indissociables.
Sans doute, Nauru a-t-elle raison de penser que ce n'est pas là, exactement, le cas de figure qui
avait conduit la Cour à se déclarer incompétente dans l'affaire de l'Or monétaire. Dans cette affaire,
- 33 -
la détermination des intérêts juridiques de l'Albanie constituait le préalable nécessaire au prononcé de
l'arrêt : l'or disputé entre les Parties ne pouvait être remis à l'Italie ou au Royaume-Uni que si
l'Albanie était tenue à réparation (C.I.J. Recueil 1954, p. 31-32). En la présente espèce, la
détermination des responsabilités éventuelles de la Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni n'est pas
préalable à l'appréciation de la responsabilité de l'Australie; elle est, inévitablement, nécessairement,
simultanée.
C'est une différence, certes. Mais cette différence ne change pas grand-chose à l'affaire et les
raisons profondes qui, en 1954, avaient conduit la Cour à refuser de se prononcer au fond sur la
requête de l'Italie se retrouvent à l'évidence dans la présente espèce :
"statuer sur la responsabilité internationale de l'Albanie sans son consentement serait agir à
l'encontre d'un principe de droit international bien établi et incorporé dans le Statut, à savoir
que la Cour ne peut exercer sa juridiction à l'égard d'un Etat si ce n'est avec le consentement
de ce dernier" (ibid., p. 32).
Or ici ni la Nouvelle-Zélande, ni le Royaume-Uni, ni même Nauru de manière expresse en tout cas
s'agissant justement de ces deux pays, n'ont donné leur consentement à la saisine de la Cour alors
même que celle-ci ne pourrait se prononcer sur la prétendue responsabilité de l'Australie sans le
faire, du même coup, sur celle des autres Etats participants à l'autorité de tutelle.
Et d'ailleurs, à y bien réfléchir, cette différence entre les circonstances qui ont donné lieu à
l'arrêt de 1954 et celles de la présente affaire est encore plus limitée qu'il y paraît; comme je viens de
le dire, la Cour ne pourrait se prononcer sur la responsabilité éventuelle de l'Australie sans le faire,
du même coup, simultanément, sur celle, tout aussi éventuelle, des deux autres "gouvernements
participants". Mais les conclusions de Nauru ne se bornent pas à tenter d'obtenir une déclaration de
responsabilité; Nauru prétend également à une réparation. Or, celle-ci n'est que la conséquence
- l'une des conséquences possibles - de la responsabilité. En clair, cela signifie que la Cour ne
pourrait se prononcer sur la demande nauruane en réparation qu'après avoir constaté la
responsabilité de l'autorité administrante, c'est-à-dire des trois Etats. On est donc ramené sur ce
point, en ce qui concerne la réparation, à la jurisprudence de l'Or monétaire : la détermination de la
responsabilité des trois Etats est le préalable indispensable à la fixation d'une quelconque réparation.
- 34 -
Or, pour paraphraser la Cour,
"statuer sur la responsabilité internationale de la Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni sans
leur consentement serait agir à l'encontre d'un principe de droit international bien établi et
incorporé dans le Statut",
celui du consentement à la juridiction de la Cour. Et ceci est vrai que l'on se place sur le terrain de la
responsabilité stricto sensu ou sur le terrain de la réparation.
36. Dans l'opinion dissidente qu'il a jointe à l'arrêt du 21 mars 1984 rejetant la requête de
l'Italie à fin d'intervention dans l'affaire du Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne/Malte),
sir Robert Jennings a fait remarquer qu'accepter l'intervention d'un Etat qui essaierait d'intenter sa
propre action à l'encontre d'une partie avec laquelle l'intervenant n'aurait pas de lien juridictionnel
reviendrait à
"violer le principe fondamental de la compétence consensuelle et d'une manière qui ferait du
recours à la Cour une entreprise hérissée d'embûches" (C.I.J. Recueil 1984, p. 150).
Nous sommes ici dans l'hypothèse "symétrique" si l'on peut dire : Nauru, qui pense ne pas pouvoir
attraire les deux autres Etats concernés devant la Cour, n'en tente pas moins d'obtenir, indirectement,
un prononcé judiciaire sur la responsabilité éventuelle de ces Etats. La Cour, Monsieur le Président,
ne saurait s'engager dans ce chemin semé d'embûches...
M. Jennings, dont, incidemment, je remarque qu'il se place bien sur le terrain du principe posé
dans l'affaire de l'Or monétaire, et ceci contrairement à ce qu'affirme Nauru à la page 89 de son
exposé écrit, ajoute :
"L'affaire de l'Or monétaire montre d'ailleurs que, si les droits d'un Etat tiers sont
directement mis en jeu par les questions mêmes qui ont été portées devant la Cour par les
Parties, ce n'est pas quand l'Etat tiers intervient que se pose le problème de la compétence :
c'est quand il n'intervient pas." (ibid., p. 155.)
Or, quelles que soient leurs raisons - mais c'est en tout cas leur droit - la Nouvelle-Zélande et le
Royaume-Uni n'interviennent pas...
37. On peut d'ailleurs se demander s'il suffirait qu'ils interviennent - et à quel stade ils
devraient le faire - pour que leurs intérêts juridiques soient protégés. Mais, dans l'état actuel des
- 35 -
choses, la question est oiseuse et je ne m'y arrête pas.
Le fait est : ces deux Etats ne sont pas ici; or, pour se prononcer sur la requête de Nauru, la
Cour devrait nécessairement prendre position sur le respect des obligations de tutelle par l'autorité
administrante. C'est d'ailleurs ce que l'Etat requérant lui-même lui demande puisque ses griefs
consistent à peu près exclusivement à invoquer des manquements au régime de tutelle. Si celui-ci
n'a pas été respecté, il ne l'a pas été par l'autorité qui en était chargée, c'est-à-dire par l'ensemble des
trois gouvernements; et l'on voit mal, dans ces conditions, comment l'on pourrait raisonnablement
prétendre que les intérêts juridiques de la Nouvelle-Zélande et du Royaume-Uni, en tout cas leur
droit fondamental de ne pas être jugés sans leur consentement, serait préservés fût-ce par l'article 59
du Statut de la Cour ou de toute autre manière.
Monsieur le Président, je ne sais pas s'il existe, en droit international, une règle des "parties
indispensables".
Je sais en revanche qu'il en existe une, et "bien établie", et "incorporée dans le Statut", selon laquelle
un Etat ne peut être jugé sans son consentement. Qu'elle le veuille ou non, c'est ce que Nauru
demande. Et à vrai dire elle le veut; mais sachant que ceci est impossible, qu'elle ne peut attraire
deux Etats dont les intérêts juridiques sont directement en cause devant cette Cour, Nauru s'efforce
de tourner la difficulté en dirigeant formellement sa requête contre l'Australie seule, mais sans
pouvoir dissimuler que le différend, en réalité, l'oppose aussi aux deux autres Etats qui ont composé
l'autorité administrante.
38. Monsieur le Président, comme l'a rappelé l'agent lundi matin, l'Australie a manifesté sa
pleine confiance dans la Cour - mais dans les limites que le Statut de la Cour et les principes
fondamentaux du droit international tracent à sa compétence. En la présente occurrence, ce n'est pas
à l'Australie seule - et à Nauru bien sûr - que la Cour doit faire justice. C'est aussi à d'autres Etats
qui, pour des raisons qui appartiennent à eux seuls, ont, comme ils en ont le droit, préféré se tenir à
l'écart de ce prétoire.
Sur cette considération générale, mais qui, je crois, est au coeur de l'exception soulevée par
l'Australie que j'ai eu le très grand privilège de présenter, s'achève mon exposé.
- 36 -
Et j'en aurai terminé lorsque j'aurai précisé que cet exposé conclut également la présentation
de l'Australie, et lorsque je vous aurai remercié très vivement, Monsieur le Président, Messieurs les
Juges, pour votre bienveillante patience.
The PRESIDENT: Thank you very much, Professor Pellet. So, Mr. Griffith, this completes
the first presentation of Australia?
Mr. GRIFFITH: That is so, Mr. President.
The PRESIDENT: Thank you very much. I think the arrangement is that we will meet again
on Friday at 10 o'clock, when, Professor Mani, your delegation will be prepared to begin your
presentation. So, Friday at 10 o'clock. Thank you very much.
L'audience est levée à 12 heures

Document Long Title

Audience publique tenue le mercredi 13 novembre 1991, à 10 heures, au Palais de la Paix, sous la présidence de sir Robert Jennings, président

Links